Le legs de Caïn: Un Testament — Basile Hymen — Le Paradis sur le Dniester
The Project Gutenberg eBook of Le legs de Caïn
Title: Le legs de Caïn
Author: Ritter von Leopold Sacher-Masoch
Release date: August 3, 2005 [eBook #16421]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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de France (BnF/Gallica)
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18.
LE CABINET NOIR DE LEMBERG 1 vol.
L'ENNEMI DES FEMMES 1 vol.
NOUVEAUX RÉCITS GALICIENS 1 vol.
LES PRUSSIENS D'AUJOURD'HUI 2 vol.PARIS.—IMP. DE LA SOC. ANON. DE PUBL. PÉRIOD.—P. MOUILLOT.
LE LEGS DE CAIN
UN TESTAMENT
BASILE HYMEN
LE PARADIS SUR LE DNIESTERPAR
SACHER-MASOCH
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1884
UN TESTAMENT
La pire pauvreté, c'est l'avarice du riche.
—Un testament insensé, un testament qui crie contre le ciel! avait coutume de dire le notaire Batschkock chaque fois qu'il était question des volontés dernières de la baronne Bromirska; jamais un être sorti des mains de Dieu et doué d'une dose quelconque de bon sens ne fit d'absurdité semblable! Il y a de quoi rire! Prendre pour héritier un quadrupède! Il y a de quoi mourir de rire!—Le notaire, par parenthèse, ne laissait jamais échapper l'occasion de rire avec bruit. Cette affaire de testament mérite du reste d'être racontée:
I
Dans le chef-lieu d'un cercle de la Gallicie occidentale vivait, il n'y a pas bien longtemps, un employé polonais du nom de Gondola, qui, moins par son mérite qu'à force de persévérance (il comptait plus de quarante années de service), finit par être nommé commissaire du cercle. Sa femme, une grande Polonaise, maigre à faire peur, lui avait donné une fille qui eut d'abord la mine d'une petite bohémienne, promettant à peine de devenir gentille, ce qui ne l'empêcha point d'être à dix ans tout à fait supportable, piquante à quatorze ans, et, vers l'âge de seize ans, une beauté. Gondola lui-même eût été dans l'ancienne Rome un gladiateur de bonne mine, et à Potsdam un de ces grenadiers dont Frédéric-Guillaume se plaisait à immortaliser les larges épaules en ajoutant leur portrait à la galerie du château. Sa nuque était celle d'un taureau; ses mains eussent étranglé le lion de Némée, ou roulé un plat d'étain comme une gaufre; quant à sa tête, elle eût fait honneur au sultan Soliman. Cette inquiétante vigueur était tempérée par l'expression mielleuse de la physionomie; personne n'avait le sourire plus humble, l'échiné plus souple que M. Gondola. Bien qu'il parût ne jamais se soucier de l'avenir et tenir uniquement à jouir de la vie en dépensant ses revenus avec toute l'élégante légèreté d'un vrai gentilhomme polonais, il s'entendait à profiter de sa position et à remplir ses coffres. Sa femme et sa fille, la Panna Warwara, l'aidaient de leur mieux; elles étaient ingénieuses à découvrir toujours de nouvelles ressources, mais il les surpassait encore en habileté. Avant 1848, les plaintes des paysans contre leurs propriétaires remplissaient les bailliages galliciens; et toutes ces plaintes, sans exception, passaient par les mains de M. Gondola. Il était donc naturel que les gentilshommes lui fissent la cour. On ne lui donnait pas le bonjour, on se jetait à ses pieds, en paroles, cela va sans dire, mais il comprenait ces paroles à la façon de certaines dames de théâtre qui tendent la main quand on leur offre son coeur. S'agissait-il par exemple d'un paysan à demi mort, assommé par un seigneur qui prenait tous les saints de l'Église romaine à témoin de son innocence, M. Gondola était bien trop poli pour rudoyer le coupable. Non, il lui offrait un fauteuil et se contentait de faire observer en soupirant que c'était là une mauvaise affaire sur laquelle se prononceraient les tribunaux. Là-dessus, le tyran de village croyait déjà sentir autour de son cou les deux grandes mains du commissaire; il rougissait, perdait haleine, suppliait, implorait, mais sans réussir à émouvoir ce représentant intègre de l'autorité.
—Vous avez là, commençait d'un air indifférent M. Gondola, des chevaux superbes et une jolie voiture. Que vous êtes heureux! Un pauvre diable de ma sorte n'a jamais l'occasion de conduire en si bel équipage sa femme et son enfant!
Cette simple réflexion produit l'effet désiré; depuis lors, la voiture est toujours aux ordres de M. Gondola; il s'en sert pour aller lever ses impositions; sa femme et sa fille en profitent pour des parties de campagne; mais cela ne suffirait pas à désarmer M. Gondola. Chaque fois que le gentilhomme vient en ville, il lui fait l'honneur d'accepter un bon déjeuner. L'aubergiste juif offre les mets les plus exquis, les meilleurs vins de sa cave, et, le repas terminé, Gondola pousse la délicatesse jusqu'à sortir dans la rue pour laisser le gentilhomme régler la note. Madame Gondola montre la même délicatesse quand le seigneur envoie une provision de farine, de beurre, de pommes de terre, du gibier ou un petit cochon; elle compte scrupuleusement si le nombre des objets envoyés s'accorde bien avec l'énumération qu'en a faite le donateur, ne manque jamais de demander au commissionnaire s'il appartient à la Société de tempérance, le loue si sa réponse est affirmative, l'exhorte sévèrement dans le cas contraire, mais sous aucun prétexte ne lui offre un verre de bière. Le donateur vient-il rendre visite à ces dames, elles gardent un silence digne; c'est à peine si madame Gondola se défend quand il baise sa main dure et osseuse. Enfin M. le commissaire se décide cependant à trouver que le paysan a exagéré les sévices dont il prétend avoir été victime, et il le renvoie avec un peu d'argent, très-peu, pour se faire soigner.
Le cours de la procédure se modifie si le plaignant a la bonne idée d'amadouer la justice par le don d'une vieille poule ou d'une soixantaine d'oeufs. M. Gondola est trop équitable pour mépriser les petits, et le gentilhomme s'aperçoit à sa prochaine visite que son affaire va mal tourner, à moins qu'il ne s'assure de l'intervention des dames, laquelle est gagnée d'ordinaire par deux robes de soie de Lyon.
Il peut arriver encore qu'un juif riche demande à M. Gondola l'autorisation d'enterrer selon la religion de Moïse avant le coucher du soleil quelque membre de sa famille qui vient de rendre l'âme. C'est contraire à la loi: celui qui est chargé de la faire exécuter le renvoie sans miséricorde, la première fois du moins. La seconde fois, on l'écoute en se moquant de lui et du prix qu'il offre pour obtenir une dispense. Soyez sûr que le juif reviendra une troisième fois, tremblant comme la feuille, compter les cinquante ducats qu'exige le commissaire. A peine aura-t-il eu le temps de soupirer, qu'on en exigera cent autres pour l'hôpital, ou l'orphelinat, ou toute autre maison de charité. S'il est marchand, il lui sera permis d'envoyer aux dames de la toile, des étoffes, que sais-je? Cette famille n'est pas fière et n'a garde de rien dédaigner. Du reste, M. Gondola fait apporter de temps en temps, au grand jour, dans sa propre cuisine, le bois destiné au bailliage; il bourre ses poches de papier, de plumes, de cire à cacheter et autres bagatelles dont regorgent les bureaux, sans oublier par-ci par-là une bouteille d'encre, bien qu'on écrive peu dans sa maison; mais sa femme sait faire de tout un commerce lucratif. Néanmoins il n'y a jamais d'argent au logis, le commissaire ne perdant pas de vue les devoirs de représentation qu'entraîne son emploi et aimant pour son compte à vivre comme un pacha.
La Panna Warwara avait grandi dans le milieu que nous venons de décrire; en outre, elle entendait chaque jour appeler gueux quiconque ne possédait rien; elle voyait son père se courber jusqu'à terre devant telles gens riches qu'il désignait dans l'intimité de la famille, toutes portes closes, sous le nom de coquins. Était-il question d'un étranger?—Qu'est-ce qu'il a? demandait M. Gondola.—Une fille se mariait-elle?—Quels sont ses biens?
Le premier jouet de Warwara enfant avait été deux ducats tout neufs que son père, revenant d'une tournée, lui jeta sur les genoux. Warwara n'aimait pas la musique, on ne l'entendit jamais fredonner une chanson; les romans ne l'attiraient guère, la poésie l'ennuyait. Elle apprit au contraire avec plaisir les langues: après l'allemand, le français, puis le russe et même un peu d'italien. A dix-huit ans, Voltaire était son auteur favori. Elle lisait volontiers; mais jamais un caractère noble, une aventure touchante ne fixait son attention; ce qui la frappait, c'était le tableau de la puissance, du faste. Aucune illusion, aucune fantaisie ne dora jamais sa jeunesse; elle ne connut pas non plus, en revanche, ces amers désenchantements qui attendent à son début dans la vie une âme confiante; elle ne prit jamais un joli garçon d'esprit pour un demi-dieu, ni un tronc d'arbre éclairé par la lune pour une colonne d'argent. Pour elle, une forêt était un lieu où l'on coupe du bois et le bluet des blés une mauvaise herbe. Bref, cette fille avisée voyait les choses comme elles sont. Il était impossible au plus fin de la tromper par un masque; elle reconnaissait aussitôt le vrai visage qu'on lui cachait. Ce qui l'amusait singulièrement, c'était l'inconséquence des hommes en général, qui, sans cesse occupés à dissimuler leurs vices, à feindre des vertus qu'ils n'ont pas, à paraître meilleurs et plus beaux que la nature ne les a faits, sont toujours disposés cependant à prendre le fard d'autrui pour les couleurs ingénues de la santé.
Sûre de sa propre supériorité, Warwara était résolue à profiter sans miséricorde de la sottise humaine, afin d'acquérir une haute position sociale; mais elle n'était pas encore fixée sur le choix des moyens. D'abord elle essaya son pouvoir sur ses parents, qu'elle dominait à l'égal l'un de l'autre, puis sur les jeunes officiers et employés du bailliage, qui étaient entre ses mains comme autant de moineaux prisonniers dans celles d'un enfant. Elle fit de nombreuses conquêtes, mais sut fuir tout ce qui ressemblait à une intrigue amoureuse. Son but était un riche mariage, et elle n'avait pas tardé à découvrir avec sa perspicacité ordinaire que les filles romanesques se marient rarement. Elle passait pour vertueuse et même pour prude, mais sa vertu n'était que de la froideur.
Les scènes sanglantes de 1846 lui fournirent l'occasion de montrer toute la force de son caractère et l'inflexibilité de son coeur. L'insurrection polonaise contre l'Autriche avait été promptement suivie de celle des paysans contre leurs seigneurs. Des massacres épouvantables, qui commencèrent dans les provinces de l'ouest, eurent lieu au nom de l'empereur, pour qui le peuple, s'armant de faux et de fléaux, avait pris parti. Beaucoup de gentilshommes durent se réfugier avec leurs familles et leurs serviteurs, dans les villes de province, sous la protection de ce même gouvernement qu'ils avaient entrepris d'abattre. La révolution cependant n'était pas encore domptée; les troupes autrichiennes avaient abandonné aux insurgés Cracovie et Podgorze; un corps polonais avançait sur Tarnow. L'agglomération dans les chefs-lieux de tant de gens, qui avaient en somme pris part à la conspiration, parut dangereuse aux baillis, et ils s'empressèrent d'éconduire au plus vite ces réfugiés, qui, les circonstances aidant, pouvaient si facilement se changer en rebelles.
Les malheureux seigneurs polonais assiégeaient les bailliages et se présentaient en suppliants chez les employés desquels ils attendaient un peu de compassion ou qu'ils croyaient corruptibles. Ce fut une époque prospère pour M. Gondola; il trafiqua, par tous les moyens imaginables, de la vie menacée des nobles.
Le baron Bromirski, un vieux roué ridicule, qui, poursuivi par ses paysans, avait mis sa perruque à l'envers et tremblait de tous ses membres, fut le premier à se racheter en payant mille ducats. A ce prix, il trouva dans la maison du commissaire une cachette sûre et commode. D'autres suivirent son exemple et obtinrent la permission de rester en ville.
Le 26 février, le capitaine du cercle envoya Gondola, avec un gendarme et un détachement de chevau-légers, à quelques milles de là pour recevoir, des mains des paysans, un certain nombre d'insurgés prisonniers. Vers le soir de ce même jour, le seigneur Kutschkowski, de Baranow, entra précipitamment chez le commissaire. Lorsque madame Gondola lui eut appris que son mari ne reviendrait que le lendemain, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine en s'écriant avec angoisse:
—Alors nous sommes perdus! Personne ne peut nous sauver!
Warwara entreprit de le consoler.
—Je suis prête à remplacer mon père de mon mieux, dit-elle. Moyennant mille ducats, nous vous cacherons volontiers.
—Il ne s'agit pas de moi seul; j'ai laissé là-bas ma femme, sa mère et mes enfants, qui courent les plus grands dangers. D'ailleurs, où voulez-vous que je prenne tant d'argent?
—Pour faire des révolutions, les Polonais trouvent toujours de l'argent, insinua d'un ton railleur madame Gondola.
Warwara réfléchissait.
—Écoutez, dit-elle; j'irai avec vous chercher votre famille, que je préserverai de tout mauvais traitement. Fixez vous-même la somme que vous pouvez donner.
—Cent ducats.
Les deux femmes haussèrent les épaules.
—Je ne me dérangerais pas à moins de cinq cents, fit Warwara.
—Au nom de Dieu, venez, s'écria Kutschkowski; peut-être ma belle-mère pourra-t-elle compléter la somme.
Warwara s'enveloppa de fourrures, prit un gendarme avec elle et monta dans le traîneau du seigneur, qui se dirigea aussitôt vers Baranow. Il faisait nuit quand ils arrivèrent; la seigneurie était entourée de paysans, les femmes tenant des torches de résine dont la rouge lumière projetait comme des taches de sang sur les faux de leurs maris. Grâce à la présence de mademoiselle Gondola et du gendarme, Kutschkowski put gagner sain et sauf la salle du rez-de-chaussée, où était réunie sa famille.
—Voici, dit-il, un ange qui vient à notre secours.
Sa femme se jeta, éperdue de reconnaissance, dans les bras de la jeune fille.
Tandis qu'elle la couvrait de baisers et de bénédictions, Kutschkowski s'entretenait à voix basse avec sa belle-mère:
—Hélas! dit-il enfin d'une voix brisée, il est impossible de nous procurer tout l'argent que vous demandez; prenez les cent ducats, et ayez pitié de nous!
Mais l'ange resta inébranlable.
—S'il en est ainsi, je ne puis rien en votre faveur; mon père m'adresserait des reproches: une lourde responsabilité pèse sur lui. Les Polonais gagnent du terrain, il est nécessaire de faire un exemple par-ci par-là. Je prendrai l'argent pour la peine que j'ai eue, et je veux bien encore exhorter les paysans.
—Mais on égorgera ces innocents! s'écria le seigneur hors de lui.
—Je n'y puis rien.
—Vous signez donc notre arrêt de mort?
Kutschkowski se jeta sur un fauteuil, le visage dans ses mains; sa femme, à genoux devant Warwara, lui demandait grâce comme à un juge, mais la digne fille de Gondola ne répondit que par une grande révérence de cour et sortit, impassible. Dehors, elle adressa, selon sa promesse, quelques mots aux paysans pour les calmer, puis elle remonta dans le traîneau avec le gendarme.
Le lendemain, on sut que les propriétaires de Baranow, grands et petits, avaient été torturés, puis mis à mort par les paysans.
—Ma foi! dit Warwara, je regrette d'avoir renvoyé leur traîneau. A qui maintenant va-t-il servir?
Après l'exemple donné par cette fille énergique, nul ne refusa plus de se soumettre aux prétentions de la famille Gondola. L'insurrection éteinte, une nouvelle occasion de rapine ne tarda pas à se présenter. Les paysans, qui avaient combattu au nom de l'empereur, refusaient désormais de se soumettre au robot exigé par les nobles rebelles. Le gouvernement essaya d'avoir raison des résistances de ses amis par la douceur d'abord, puis par la force. L'intelligent commissaire voyageait d'un village à l'autre, vivant comme un prince chez les seigneurs ou chez leurs mandataires, envoyant à sa femme des charrettes pleines de provisions, et déployant à l'égard des paysans, selon le plus ou moins de générosité du propriétaire, toute son éloquence, depuis la douce réprimande jusqu'au bâton.
Les paysans du baron Bromirski furent les premiers à reprendre leurs travaux, et le baron n'oublia jamais le service que M. Gondola lui avait rendu,—sans doute parce qu'il l'avait assez chèrement payé. Il resta l'ami intime de la famille, promena les dames en voiture, leur donna des fêtes champêtres, et les accompagna l'hiver à Lemberg, où il payait leurs emplettes et se montrait chaque soir avec elles au théâtre. La robe de Warwara ne pouvait l'effleurer sans qu'il tressaillît; chaque fois qu'il baisait la blanche main de cette belle personne, il poussait un soupir qui en disait long.
—Bromirski est amoureux de toi, dit un jour la mère à sa fille.
—Vous croyez m'apprendre une nouvelle?
—J'y ai déjà mûrement réfléchi, continua la matrone; tu pourrais faire pis que de le prendre pour amant.
—Vous voulez dire pour mari! répliqua la Panna Warwara.
Et l'épouse du commissaire ouvrit de grands yeux.
II
Au mois de mars 1848, chaque courrier apportait de Vienne des nouvelles inquiétantes; le conducteur, en descendant de son siège, était aussitôt entouré d'une foule émue; enfin le chef-lieu polonais à son tour entendit proclamer la Constitution et vit armer la garde nationale. M. Gondola secouait toujours la tête en assurant que cela finirait mal:—Que deviendra un pauvre petit employé comme moi, disait-il, quand un Metternich lui-même...—Il achevait sa phrase en levant les yeux au ciel. Certain soir, ou lui fit un charivari. Tandis que Warwara ouvrait la fenêtre pour tirer la langue au peuple, le géant, son père, se glissa sous un lit, affolé par la peur. Dans la nuit, on alla chercher le médecin; le lendemain, il mourut. Personne ne le suivit au cimetière, sa femme exceptée; Warwara prétendit n'en avoir pas la force; aucun des collègues ni des amis du défunt ne parut aux funérailles ni chez la veuve; elle fut vite, ainsi que sa fille, oubliée, pour ne pas dire évitée. En ces jours où l'on vit pâlir tant d'étoiles, celle des Gondola s'éteignit tout à fait. Le baron Bromirski lui-même fit le mort. D'abord, les deux affligées le crurent à Lemberg; mais, à quelque temps de là, son carrosse ayant traversé la ville, madame Gondola put constater qu'il détournait la tête pour ne pas l'apercevoir à sa fenêtre. Il fallut en finir avec le luxe; toutes les sources des gros revenus étaient taries; il ne restait plus qu'une modique pension de veuve. La mère et la fille se résignèrent à de pénibles réformes, qui n'étaient pas encore suffisantes, car, moins d'une année après, tous les meubles étaient saisis dans le petit logement qu'elles habitaient au fond d'un faubourg.
—A quoi te sert la beauté que Dieu t'a donnée? disait madame Gondola interpellant sa fille.
—Soyez sûre que j'en tirerai bon parti, maman, avec l'aide d'un autre don du bon Dieu que je me pique de posséder: l'esprit.
—Songe donc, en ce cas, à la triste situation de ta mère!
Et madame Gondola s'en allait, avec un sanglot à demi étouffé, vaquer aux soins du ménage; le soir, elle se délassait en tirant les cartes. Cependant Warwara lisait des drames à haute voix.
—Quelle idée de perdre ton temps en lectures inutiles et de crier de façon à faire croire aux voisins que nous nous disputons?
—Je ne suis pas femme à perdre mon temps; j'apprends des rôles, parce que je compte entrer au théâtre.
—Toi, ma fille, une comédienne!...
—Cela vaut mieux que d'être courtisane. Ma résolution est prise, et tu sais que je ne renonce jamais à un projet. Tout sourit aux comédiennes; leur opulence égale celle des vraies princesses.
Madame Gondola se mit en colère. Depuis lors, il y eut entre ces deux femmes de violentes et continuelles discussions. Warwara fut vite à bout de patience.
—J'en ai assez, dit-elle brusquement un jour; je ne resterai pas une heure de plus dans ce taudis.
—Qu'est-ce qui t'arrête? répliqua la mère; je ne te retiens pas; seule, je vivrai plus tranquille!
Sans ajouter un mot, Warwara commença ses emballages. Après l'avoir laissée faire quelque temps, madame Gondola vint regarder la petite malle qu'elle avait traînée dans le vestibule.
—Tu ne pourras te présenter nulle part, murmura-t-elle; tu n'as pas de quoi te vêtir.
—J'ai ce qu'il me faut.
—Tu avais des robes, et tu me les cachais!
—Fallait-il les laisser prendre aux huissiers?
—Mais nous les aurions vendues! Comment! tu ne partages pas tout avec ta pauvre mère qui te nourrit? Voilà bien les enfants, sans tendresse, sans reconnaissance!..
—Écoute donc, maman! et d'abord laisse-moi rire. Je n'aurais rien du tout si je n'avais pas pris le soin de faire disparaître sous une planche du grenier deux de mes robes de soie et ton manteau de velours.
—Quoi! mon manteau!
Madame Gondola se jeta sur la malle et tira le vêtement par un bout, tandis que sa fille le retenait par un autre. Ce fut entre ces deux mégères une querelle de chattes en fureur; elles criaient, crachaient, griffaient à l'envi. Enfin la plus vieille perdit haleine:
—Garde-le donc! va-t'en comme une voleuse! Tu es libre!
Warwara remit le manteau dans la malle, qu'elle ferma, puis elle secoua une petite bourse devant le visage de sa mère:
—Vois-tu, j'ai aussi de l'argent!
Madame Gondola tomba évanouie; sa fille sortit, en quête de quelque moyen de transport. Après avoir longuement marchandé avec un juif qui se rendait à Lemberg, elle rentra chez elle et, appuyée contre la fenêtre, attendit le passage de la butka.
Madame Gondola, revenue de sa syncope, était en train de chercher la bonne aventure dans les cartes; tout à coup, elle dit d'une voix adoucie et en ayant recours aux cajoleries du diminutif:
—Warwarouschka, pourquoi le théâtre? Un beau mariage t'attend.
—Je le trouverai plus aisément au théâtre qu'ailleurs, répondit Warwara d'un ton sec.
Les roues de la butka ébranlaient déjà le pavé; la longue voiture de forme orientale, couverte d'une toile et chargée de juifs pauvres des deux sexes, s'arrêta devant la porte.
—Adieu! dit la fille.
—Adieu! répondit la mère.
Elles se séparèrent ainsi.
Warwara, montant lentement dans le chariot, d'où s'exhalait une forte odeur d'ail, prit place entre une marchande de volaille et un boucher. Les chevaux partirent au trot. Après une course de quelques heures à travers la plaine désolée qu'entrecoupaient à de rares intervalles quelques collines basses, un village ou un bouquet de saules, ils s'arrêtèrent devant une auberge juive où, de temps immémorial, les voyageurs pour Lemberg avaient passé la nuit. Warwara n'obtint pas de gîte sans quelque peine; encore était-ce une mauvaise petite chambre humide au rez-de-chaussée; l'unique fenêtre qui ouvrait sur la cour était rapiécée par des morceaux de papier de toutes couleurs; sur le lit, il n'y avait qu'une méchante paillasse et un matelas; mais enfin c'était une chambre. Les appartements habitables se trouvaient être retenus par des personnages de plus haute importance, dont les gens devaient loger dans les calèches qui encombraient la cour. Toute la société juive, parfumée d'ail, s'installa aussi pour la nuit sous la tente de la butka.
Warwara s'assit devant une des tables de la salle à manger; elle avait faim. On ne put lui offrir que des oeufs, dont elle se contenta en y trempant des mouillettes de pain bis. Non loin d'elle, un jeune homme, le front appuyé sur ses deux mains, semblait dormir. Le bruit que fit un couteau en tombant l'éveilla; il leva deux grands yeux bleus sur la jeune fille et sembla stupéfait, presque effrayé. Peut-être cette blonde image sortie trop brusquement du brouillard de ses rêves se mêlait-elle encore à l'un d'eux. Avec un trouble charmant, il rougit, mit la main devant ses yeux et ôta son bonnet pour saluer l'éblouissante apparition.
Warwara répondit avec une négligence coquette, comme toute Polonaise de race répond au salut d'un homme. Pendant quelques minutes, ces deux êtres jeunes et beaux ne firent que se regarder, trouvant sans doute à cette mutuelle contemplation un extrême plaisir. Chaque fois que l'étranger tournait les yeux vers Warwara, elle baissait les siens, de même qu'il ne manquait pas de siffler tout bas en étudiant avec attention les peintures de la chambre chaque fois que le regard perçant de la voyageuse se posait sur lui. Il pouvait se laisser regarder sans crainte aussi bien qu'elle-même: grand, svelte, un peu frêle peut-être, il avait cette élégante aisance de démarche et de manières que nul ne peut apprendre et qui plaît tant aux femmes. Les traits n'étaient pas absolument réguliers, mais délicats, spirituels et toujours éclairés par un sourire vainqueur. L'entretien muet de leurs yeux fut interrompu enfin par Warwara, qui demandait à l'aubergiste une carafe d'eau. Aussitôt l'étranger se leva et, s'approchant avec un balancement des hanches coquet, presque féminin, pria la dame de lui faire la grâce de ne pas boire cette eau, sortie d'une mare croupissante où l'on ne pouvait puiser que la fièvre; en même temps, il s'offrait à préparer du thé, ce que la jeune fille accepta gracieusement. Aussitôt il courut chercher de l'eau, la mit sur le feu et, tandis qu'elle bouillait, sortit d'une gibecière des viandes froides et des confitures auxquelles Warwara fit honneur.
—Maintenant, dit le galant inconnu, pardonnez-moi une question qui risquerait de vous paraître inconvenante si je n'étais pas un homme grave, un homme marié... Vous êtes-vous pourvue de linge de lit?
—Je n'y ai pas pensé.
—Permettez-moi donc d'améliorer votre gîte de mon mieux, sans que vous ayez à vous en occuper.
Warwara resta la bouche entr'ouverte de surprise, ce qui, du reste, lui allait très-bien. Un malaise vague et indéfinissable s'était emparé d'elle.
—Vous êtes marié? Votre femme est-elle belle?
—On le dit, répliqua négligemment le jeune homme.
—Et vous l'aimez, par conséquent?
—Mon Dieu! dit l'étranger avec un sourire, en jetant du sucre dans une tasse que lui apportait la servante, nous nous supportons!
Il se fit un silence, pendant lequel la porte grinça piteusement sur ses gonds, pour livrer passage à un nouvel hôte. Coiffé d'un bonnet gris, enveloppé dans son manteau de voyage, il grondait le domestique qui portait ses bagages. Répondant avec hauteur à l'humble accueil de l'aubergiste juif, il se jeta sur le vieux canapé, puis se mit à examiner ses voisins. Warwara reconnut le baron Bromirski; il la reconnut aussi et souleva son bonnet, mais elle n'eut pour lui qu'un regard dédaigneux. Le vieux fat parut courroucé de cette indifférence; il se tourna brusquement vers son domestique et lui demanda sa pipe turque.
—Vraiment, vous êtes marié? répéta Warwara, s'adressant à l'étranger. Mais pourquoi ne pas vous asseoir? ajouta-t-elle, lorsqu'elle eut remarqué qu'il restait debout comme un serviteur.
Il s'inclina respectueusement et prit place en face d'elle, ce qui lui fit tourner le dos au vieux Bromirski, puis, répondant à la première question de Warwara, tendit vers elle une belle main très-soignée:
—Voyez mes chaînes.
—Oh! ces chaînes-là sont faciles à rompre, dit en riant la jeune fille, surtout chez nous, où les plus fidèles vivent séparés de leur seconde femme...
Elle retira cependant de son doigt l'anneau nuptial avec un soupir à demi moqueur, le fit glisser sur le sien, puis le rendit lentement au jeune homme, qui rougit de nouveau. Ils causèrent comme causent des gens qui ne se connaissent pas. Peu leur importaient les paroles sorties de leurs lèvres; la musique de leurs voix confondues suffisait à les enivrer. L'étranger s'amusait à faire danser la flamme bleue du punch; Warwara broyait dans sa main des sucreries dont elle répandait les miettes sur la nappe; bientôt elle s'aperçut qu'il ramassait ces miettes pour les porter à ses lèvres, et une secrète joie l'envahit, car elle avait compris qu'elle produisait sur lui quelque impression. Interrompant ce jeu, elle passa tout à coup à un autre, qui consistait à pétrir des boulettes de mie de pain et à les lancer dans toutes les directions. Elle toucha le front du juif, qui secoua ses boucles noires en regardant autour de lui d'un air étonné; elle tira sur le chien qui dormait sous le buffet; elle fit sonner les vitres et inquiéta une multitude de mouches collées sur le chandelier comme des grains de raisin sec.
—Pourquoi ne me prenez-vous pas pour cible? demanda en riant l'étranger.
Elle ne se le fit pas dire deux fois; mais lui, se dérobant à la grêle qui l'atteignait, vint saisir ses deux mains agressives. Warwara parut offensée.
—Si j'ai manqué au respect que je vous dois, dit-il en reculant d'un pas, punissez votre esclave.
Elle éclata de rire et le frappa au visage d'une de ses tresses qui s'était détachée.
—Les magnifiques cheveux! s'écria le jeune homme.
—Vous ne devez pas faire de ces remarques-là, monsieur... un homme marié...!
—J'ai cependant le droit de baiser la verge, dit-il.
Et avant qu'elle eût compris, il avait pressé la tresse blonde contre ses lèvres.
Rien n'irrite davantage un homme que de passer inaperçu aux yeux d'une femme qui en même temps reçoit et encourage les hommages d'un autre. Si Warwara avait eu l'intention d'ensorceler le baron, elle n'eût pu s'y prendre mieux.
Bromirski souffla quelques bouffées formidables de sa pipe turque, se leva, se promena de long en large, s'approchant de plus en plus de la table où les deux jeunes gens étaient assis, puis s'éloignant avec effroi. Enfin il se sentit assez maître de lui pour dire à Warwara:
—Mademoiselle, vous semblez ne plus me reconnaître.
—Vraiment, monsieur, répondit-elle avec un calme écrasant, je ne sais à qui j'ai l'honneur...
—Rappelez vos souvenirs, un vieil ami de votre pauvre père...
—Vous vous servez d'une bien mauvaise recommandation, interrompit Warwara; tous nos amis ne valent pas cela!—et elle fit claquer ses doigts;—nous avons pu les apprécier dans le malheur.
—Je ne mérite pas d'être confondu avec les autres, puisque j'étais à l'étranger...
—Oui, oui, je vous reconnais maintenant, dit Warwara.
Et elle eut la malice de présenter les deux hommes l'un à l'autre.
—Monsieur?...
—Maryan Janowski, dit le plus jeune.
—Monsieur Maryan Janowski, je vous recommande M. Baruch-Pintschew, qui vendait à feu mon père du sucre et du café au plus juste prix.
—Quelle folie! bégaya le baron, devenu tout pâle; je suis le baron Bromirski, Lucien Bromirski.
—Mon Dieu! qu'ai-je dit? s'écria mademoiselle Gondola; je me suis trompée... mais c'est votre faute, baron...
Maryan Janowski s'en alla vaquer, comme il l'avait dit, à l'arrangement de la chambre de sa nouvelle amie, et Warwara profita de son absence pour interroger le juif sur lui. Elle ne se gênait nullement devant Bromirski, de plus en plus irrité. Elle apprit donc par le juif—qu'est-ce que les juifs ne savent pas?—que Maryan Janowski était le fils d'un propriétaire du cercle de Przemysl, que son père ne lui avait laissé que beaucoup de dettes, que son village venait d'être vendu par autorité de justice et qu'il s'en allait à Lemberg chercher un emploi.—«Quel malheur!» pensait cette fille pratique, tandis que le baron s'efforçait d'engager la conversation.
Maryan lui plaisait plus qu'aucun homme qu'elle eût encore rencontré; elle se sentait le pouvoir de le rendre amoureux quand bon lui semblerait; mais qu'en adviendrait-il? Un homme marié! Elle serait donc sa maîtresse; la maîtresse d'un gueux?... fi donc! L'obstacle était là. Une fois mariée elle-même, elle n'aurait certes pas d'autre galant; mais où trouver le mari? Son regard tomba sur Bromirski, et ce regard décida du sort du vieux roué. Une pensée en fait naître une autre. La fantaisie de Warwara se transformait en projet, projet romanesque peut-être, mais sans mélange d'imprudence, et le projet devait être exécuté sur-le-champ; il n'y avait pas de temps à perdre.
Maryan vint avertir Warwara que tout était prêt chez elle; en effet, il avait ajouté aux matelas les coussins de sa voiture et jeté sur le plancher son propre manteau en guise de tapis.—Le baron offrit son bras à mademoiselle Gondola, mais elle refusa froidement, en alléguant que Maryan Janowski avait été le premier à se mettre à ses ordres, ce qui n'empêcha pas Bromirski de monter l'escalier derrière elle en sautillant. Il fallut pour le forcer à se retirer que Warwara lui fermât la porte au nez d'un mouvement si brusque qu'il porta instinctivement la main à cette partie de son visage. S'étant assuré qu'elle était saine et sauve, Bromirski soupira, se frappa trois fois le front et retourna dans la salle pour charger de nouveau sa pipe. Warwara regardait autour d'elle.
—Êtes-vous contente? demanda Maryan.
—Vous vous êtes privé de tout pour me donner le superflu, dit-elle avec vivacité; laissez-moi voir s'il vous reste le nécessaire.
Elle saisit la lumière et se fit montrer la chambre du jeune homme, située plus loin dans le même corridor, mais donnant sur la route.
—Qu'est-ce que je disais? vous n'avez plus d'oreiller!
—Une bonne conscience suffit, mademoiselle.
—Plus de couvertures!
—Je m'envelopperai dans mes espérances.
—Qu'espérez vous donc?
—Une place pour ne pas mourir de faim.
—Oui, dans l'avenir, mais tout de suite?
Maryan baissa les yeux en souriant.
—Que voulez-vous? un pauvre diable de ma sorte doit se contenter du pain quotidien.
—Vous m'avez paru cependant à table aimer assez les sucreries?
—Elles ne sont pas faites pour moi; il y a tant de choses plus douces auxquelles je ne puis aspirer!
—C'est que vous manquez de courage.
—Le courage risque parfois de ressembler à de l'insolence.
—Votre langage est celui d'un homme d'honneur, mais si je vous disais...
Elle avait éteint la lumière, et Maryan sentit deux lèvres brûlantes contre les siennes, dans ses bras un corps frémissant.
Warwara sortit de la chambre de Maryan, en marchant avec précaution sur la pointe des pieds.
Arrivée devant sa propre chambre, elle respira, déposa sur le seuil la chandelle éteinte qu'elle tenait et descendit dans la cour pour demander des allumettes au juif. Comme il faisait nuit, elle n'avançait qu'à tâtons. Dans toutes les voitures ronflaient des nez invisibles, formant un concert étrange qui rappelait un peu l'ouverture du Tannhauser. Tout à coup, un petit cercle de feu illumina le visage bouffi et la brillante perruque noire du baron. Warwara put remarquer que ce vieux drôle se penchait tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre pour regarder dans les voitures transformées en dortoirs, quand il ne s'accroupissait pas pour surprendre par les fenêtres basses, éclairées au dedans, les secrets de toilette d'une Suzanne quelconque.
—Monsieur le baron, dit-elle tout haut, je vous prierai de me donner de la lumière.
—Comment! vous ici, mademoiselle!... Je vous croyais endormie.
—Il a, pensa Warwara, déjà regardé par ma fenêtre.
Le baron tira son briquet de sa poche et lui remit ce qu'elle demandait.
—Cela vous suffit?
—Tout à fait.
—Alors, je peux baiser aussi la petite main?...
—Toutes les deux si vous voulez.
Il la regarda s'éloigner.
—Quelle charmante créature! Et elle pourrait embellir ma vie... Si ce freluquet n'était pas ici! Il ne semble pas lui déplaire, quoiqu'il n'ait pas le sou! Ces petites personnes-là pourtant aiment les belles robes, les pelisses de fourrure, les diamants...
La méditation du baron fut interrompue par la lumière qui brilla soudain à la fenêtre de Warwara, dont on avait négligé, non sans intention peut-être, de fermer les rideaux. L'artificieuse fille posa son miroir à côté de la chandelle, sur une petite table, et procéda lentement à se déshabiller, dénouant d'abord ses lourds cheveux et y promenant ses doigts avec complaisance, puis détachant sa robe, qu'elle posa sur une chaise; après quoi, elle fit voir par le mouvement le plus naturel ses épaules virginales et se mit à tresser légèrement les ondes d'or qui avaient enveloppé jusque-là sa poitrine. Bromirski suivait tous ses mouvements, et il sentait se serrer de plus en plus les cordes qui le liaient pour jamais.
Tandis que Warwara procédait à se déchausser, on frappa doucement à la porte. Elle jeta un châle autour d'elle et demanda:
—Qui est là?
—Moi!
—Qui, vous?
—Moi, belle Warwara.
—Vous, Maryan! quelle audace!
—Ce n'est pas ce petit maître, mademoiselle, mais bien votre vieil ami Bromirski! Ouvrez!
—Pourquoi?
—J'ai à vous parler de choses importantes.
—Attendez jusqu'à demain!
—Warwara, je ne suis pas un galant à poches vides, moi, je suis riche, très-riche; tous vos désirs, je vous le jure, seront comblés. Ne me repoussez pas.
—Ah! ma mère avait bien raison de me prémunir contre vous, de dire que vous étiez un homme dangereux! Mais je saurai défendre mon honneur.
En même temps, elle tirait le verrou, si doucement que Bromirski put croire que la porte cédait à ses assauts redoublés.
Le lendemain, de grand matin, sans être aperçue de Maryan ni de personne, sauf l'hôtelier juif, Warwara monta dans le carrosse du baron, qui la ramena chez sa mère. Elle était pâle et grave, mais sur ses lèvres serrées on lisait la satiété du triomphe. Lorsqu'elle entra dans la chambre de madame Gondola, celle-ci ne témoigna ni mécontentement ni plaisir; une extrême surprise se peignit seule sur ses traits.
—Tu n'entres donc pas au théâtre? dit-elle, tandis que la jeune fille ôtait ses gants et son chapeau.
—Le monde est un grand théâtre, répondit Warwara, et j'ai toutes les facilités pour y jouer très-bien mon rôle.
III
Le baron Bromirski fut depuis lors très-assidu dans la maison des deux dames. Il envoyait comme interprètes de son amour pour Warwara des bécasses, des perdrix, des lièvres, de beaux fruits, des robes, des fourrures et des bijoux, mais rien de tout cela ne réussissait à lui assurer un tête-à-tête avec celle qu'il adorait. Warwara, sérieuse et même taciturne, gardait le silence, tandis qu'en désespoir de cause il jouait au «mariage» durant les longues soirées d'hiver avec madame Gondola.
Un jour, une charrette de paysan entra dans la cour de sa seigneurie, et Warwara en descendit, couverte d'un voile épais. Le baron s'élança, tout ravi, pour recevoir cette visite imprévue:
—Ah! s'écria-t-il en baisant tendrement la main qui reposait froide comme un glaçon dans les siennes, vous me rendez le plus heureux des hommes!
—Je ne sais si vous avez lieu de vous réjouir, répondit Warwara, mais ce que j'ai sur le coeur me rend infiniment malheureuse.
Elle s'était assise dans le cabinet du baron et dénouait lentement son voile. Lorsqu'elle l'eut retiré, Bromirski vit qu'elle avait en effet les yeux rouges.
—Que s'est-il passé, ma bien-aimée? Que souhaitez-vous de moi? Tout ce que je possède est à vous.
—Merci, vous êtes généreux et bon pour tout le monde, je suppose, sauf pour une seule personne, la femme que vous avez perdue!... Le mal est sans remède!...
Elle porta son mouchoir à son visage et sanglota.
Le baron était consterné.
—M'expliquerez-vous, Warwara...
—Il faut vous expliquer! murmura-t-elle en le regardant d'un air de tendre reproche, vous ne devinez pas!... Je serai bientôt mère, Lucien.
—Mais ce n'est pas un si grand malheur, dit le baron en souriant avec embarras.
Au fond, cette nouvelle le flattait singulièrement; il avait grandi d'un pouce.
—Vous riez, s'écria Warwara, quand je pense à mourir!
—Ma chère belle, je suis prêt à faire tout ce que vous demanderez; j'assurerai l'avenir de l'enfant...
—Non, Lucien, ce ne serait pas assez: ma pauvreté est plus fière que vous ne croyez. L'amour m'a entraînée; c'est un crime, je le sais, aux yeux du monde... il pourrait être excusable aux vôtres; mais vous me méprisez trop pour faire de moi votre femme...
Le baron parut de nouveau extrêmement embarrassé. Il n'avait pas pensé à la conclusion qui se présentait.
—Mon refuge sera dans la mort. Oui, je me tuerai, moi et mon enfant!
Elle se leva hautaine, indignée; ses yeux étincelaient.
—Eh! s'écria Bromirski avec humeur, je ne demande qu'à réfléchir; il ne s'agit plus d'une bagatelle!
—Réfléchir! Vous n'avez pas réfléchi, avant de déshonorer une fille innocente qu'aveuglait une passion insensée... Ah! je me suis bien trompée! Aujourd'hui, je vous connais, je vous juge; vous n'étiez pas digne de mon sacrifice; adieu...
—Warwara!... Je vous conjure...
Elle était déjà loin. Le baron courut après elle sans bonnet, en robe de chambre, puis, désespérant de l'atteindre, il fit atteler; ce fut en vain; il ne la trouva nulle part. Éperdu, il arriva chez madame Gondola; Warwara n'y était pas... Avait-elle donc réalisé ses menaces! Quelle responsabilité terrible pesait sur lui! Sous quel fardeau gémissait sa conscience! Des heures s'écoulèrent.
Il perdait la tête de plus en plus; enfin l'infortunée rentra, et à sa vue il fut tout près de défaillir comme un condamné qui reçoit sa grâce sous la potence. Elle ne lui accorda pas un regard; elle ne répondit pas un mot, lorsqu'il balbutia:
—Pardon! je suis, en principe, ennemi du mariage, mais si ce que vous m'avez dit est vrai... attendons encore un peu!...
Warwara vivait. N'ayant plus à redouter un péril pour elle, il se remettait à défendre, mais faiblement désormais, sa propre liberté.
Pendant les semaines qui suivirent, il ne put obtenir d'être reçu; enfin, il força la porte et trouva sa victime étendue sur un lit de repos, assez pâle et défaite. Une ample kazabaïka l'enveloppait; elle travaillait à un petit ouvrage de lingerie.
—Que cousez-vous donc là? demanda-t-il pour dire quelque chose.
Warwara lui montra une brassière d'enfant avec un geste dont l'éloquence acheva de triompher des hésitations de Bromirski. Se tournant vers madame Gondola:
—Madame, dit-il, j'étais venu vous demander la main de votre fille.
—Prenez-la, s'écria madame Gondola avec son accent le plus pathétique, elle est à vous!
Les noces furent célébrées sans bruit, et le baron emmena aussitôt sa nouvelle épouse dans la belle terre de Separowze, qu'il possédait aux environs de Kolomea. Madame Gondola les suivit jusqu'à cette dernière ville, où elle s'installa aux frais de son gendre, cela va sans dire.
L'amoureux baron ne la quittant plus une minute, il devint difficile pour Warwara de jouer plus longtemps la comédie.
Elle se décida donc à un coup hardi, peu de jours après son mariage. Elle attendit le soir Bromirski dans un négligé qui dessinait effrontément les lignes sveltes de sa taille aussi mince que jamais. Le baron ne l'avait vue depuis longtemps qu'empaquetée dans les plis menteurs d'une épaisse kazabaïka; il demeura stupéfait, regardant sa femme d'abord, puis le plancher et de nouveau sa femme. Celle-ci s'était jetée à ses pieds, les mains au ciel, en jurant que l'amour seul, poussé jusqu'au délire, lui avait dicté un subterfuge dont elle s'accusait humblement, mais qu'elle saurait tout réparer en ne vivant que pour lui, comme sa servante, comme son esclave!
Bromirski, tout ému par la preuve de passion que lui donnait une femme si jeune et si belle, la releva aussitôt et la consola plutôt qu'il ne lui fit des reproches. Elle l'avait enveloppé de ses charmes comme d'un filet aussi difficile à secouer que la robe même de Nessus. A quelques semaines de là, il fit un testament par lequel il l'instituait son unique héritière. Warwara eut toujours soin depuis de garder ce monument de son amour, comme elle nommait le testament, dans sa cassette, dont elle portait par tendresse sans doute la clef sur son coeur. Du reste, selon la promesse qu'elle avait faite, elle ne vivait que pour le baron, s'arrogeant de plus en plus toute l'administration de ses biens, s'emparant de ses papiers précieux et gardant sa caisse dans la chambre conjugale.
—Tu es un petit dissipateur, lui disait-elle en l'embrassant: si je te laissais faire, tu n'aurais plus bientôt qu'un bâton de mendiant; tous tes parents et amis ont les mains dans tes poches, tu donnes trop à ma mère, tu m'entoures d'un luxe de sultane et tu te refuses à toi-même les moindres fantaisies. Il ne faut pas que cela soit; je prétends te gâter.
Et, en effet, Bromirski n'avait jamais joui autant de sa fortune jusque-là. Mille douceurs embellissaient sa vie; l'ameublement de la seigneurie fut renouvelé, la table était exquise, car Warwara, comme beaucoup de femmes froides et profondément égoïstes, tenait à la bonne chère et préférait un pâté de perdrix ou un ragoût d'écrevisses au clair de lune et au parfum des fleurs.
Bromirski était persuadé qu'elle ne songeait qu'à lui rendre la vie agréable; il s'émerveillait en même temps des économies qu'elle savait faire sans qu'il en souffrît jamais. La maison était tenue avec un ordre rigoureux; tout ce qui avait passé en gaspillage venait désormais grossir ses revenus, qui parurent augmenter considérablement dès la première année. Bromirski se félicita d'abord d'avoir une femme aussi entendue aux choses du ménage; il eût souhaité cependant que Warwara lui laissât un peu d'argent de poche.
—Te traiter comme un écolier quand tout est à toi?... ce serait trop ridicule! s'écriait Warwara. Je ne suis que ton caissier.
Mais le caissier tenait ferme les fonds qu'on lui avait confiés ou laissé prendre. Dès qu'une somme quelconque arrivait à la seigneurie, Warwara faisait une toilette, capable de transformer un capucin en don Juan, et entourait son cher mari de câlineries félines jusqu'à ce qu'il lui eût remis l'argent. Chaque fois, il se promettait solennellement d'être moins faible, et parfois son héroïsme dura jusqu'au soir, mais jamais au delà. Elle enroulait autour de son cou ses cheveux dénoués, semblables à ces cordes de soie avec lesquelles un sultan fait étrangler ses pachas et ses vizirs, et c'en était fait.
Le vieux valet de chambre, qui était dans tous les secrets de son maître, disait aux gens de la maison, quand la baronne inaugurait de nouveaux atours:
—Il faut que monsieur ait reçu beaucoup d'argent aujourd'hui, car madame est très-décolletée.
Bromirski voulait-il faire une partie de whist, il devait s'adresser à sa femme, qui fronçait le sourcil et lui comptait avec répugnance quelques petites pièces.
—Il serait absurde, disait-elle, de perdre davantage.
Et le baron lui baisait encore la main en signe de remerciement. Néanmoins il finit par extorquer de l'argent à Warwara au moyen de prétextes dans le choix desquels il déployait un génie inventif qui le surprenait lui-même. Jamais, par exemple, il ne manquait d'aller lui-même à Kolomea pour remettre ou pour chercher des lettres; c'était l'occasion de voler à Warwara quelques kreutzers, et il en était heureux comme un enfant; ou bien il s'agissait de billets de loterie qu'il n'avait pu décemment refuser. Un jour, il prétendit avoir trouvé en chemin un jeune homme pendu à un arbre; il s'était empressé de couper la corde, mais le malheureux avait juré de revenir à son funeste dessein s'il ne parvenait pas à se procurer cinq ducats qu'il devait au père de sa fiancée.
—Le mariage, la vie de ce pauvre garçon étaient en jeu, ajoutait Bromirski; je n'ai pu résister au plaisir de le sauver.
Warwara fut ou feignit d'être dupe, mais elle ne tarda pas à découvrir que son mari avait fait quelques petites dettes. Elle les paya, puis manda le baron dans sa chambre, dont elle ferma la porte. Bromirski tremblait comme un meurtrier qu'on amène devant la preuve sanglante de son forfait.
—N'as-tu pas honte d'emprunter, dit Warwara, riche comme tu l'es?...
—Moi!... c'est un malentendu... Ne vas pas te fâcher...
Elle se posa devant le misérable, en le menaçant du doigt:
—Que cela ne t'arrive pas une seconde fois! prononça-t-elle lentement, d'une voix si sévère, avec un tel regard, que Bromirski recula jusqu'à ce qu'il fut collé au mur, en balbutiant:
—Tu me fais peur.
Warwara possédait une seconde clef du bureau de son mari; aussitôt qu'il s'absentait, elle visitait tous les tiroirs afin de s'assurer qu'il n'avait pas fait de nouveau testament. De jour en jour, elle prenait plus d'ascendant sur lui; elle finit par lui interdire d'aller jouer chez les voisins.
—Qu'ils se réunissent plutôt ici une fois par semaine, dit-elle; au moins, de cette façon, tu ne risqueras rien, car nous aurons soin de ne jamais jouer ensemble: quand tu perdras, je gagnerai; quand je perdrai, tu gagneras. Comprends-tu?
L'hôte ordinaire des Bromirski était, outre le curé, un certain Albin de Lindenthal, fils d'un ancien gouverneur du cercle et Polonais enragé, comme le sont en Gallicie tous les fils d'employés allemands. Ce Lindenthal, beau cavalier d'une trentaine d'années, faisait à la baronne une cour respectueuse, mais décidée. Il lui apportait des violettes et des roses en plein hiver, il lui donnait les plus belles sérénades. Le jour de sa fête, il imagina une fête champêtre. Les garçons et les filles de quatre villages réunis vinrent chanter et danser la kolomika autour d'un feu où rôtissait, attaché à un jeune bouleau qui représentait la broche, un boeuf tout entier, tandis qu'un jet d'eau improvisé faisait jaillir des flots d'eau-de-vie. Lindenthal invita la baronne pour une mazurke, et du haut du perron Bromirski regardait, ravi, en fumant sa pipe turque.
A quelque temps de là, Warwara, toujours attentive auprès de son vieux mari, lui persuada que les longues veilles ne convenaient pas à sa santé. La partie de whist ne dura plus jusqu'à minuit, le curé vint moins souvent; en revanche, Lindenthal était chaque soir assidu à la seigneurie, et quand le baron allait se reposer, il restait volontiers auprès de sa femme, lui tenant compagnie.
Malgré tous les soins dont il était l'objet, Bromirski tomba malade cet hiver-là, et au printemps il mourut. Warwara le négligea beaucoup pendant sa maladie, car elle avait peur du spectacle même de la souffrance; il la fit demander à la fin, mais la femme de chambre vint annoncer avec toute l'emphase polonaise que madame la baronne était tombée sans connaissance, de sorte que Bromirski expira sans lui avoir dit adieu, en murmurant sans cesse ces mots: «Pauvre femme! pauvre femme!»
A peine son fidèle valet de chambre lui eut-il fermé les yeux que Warwara le fit porter hors de la maison dans la salle mortuaire; puis, après que les fenêtres eurent été ouvertes une heure de suite et la chambre dûment parfumée, elle fit l'effort d'entrer pour fouiller tous les tiroirs. S'étant assurée qu'ils ne renfermaient rien de contraire à ses intérêts, elle mit le testament, qu'elle avait toujours gardé, dans le bureau du défunt.
Bromirski fut transporté avec pompe jusqu'au caveau de la famille. Sa veuve n'assista pas à la cérémonie; le désespoir l'en empêcha. Lindenthal marchait vêtu de noir derrière le cercueil, suivi de la foule des serviteurs.
Un homme de loi parut à Separowze pour l'ouverture du testament.
Warwara entrait en possession d'une fortune considérable. Elle n'avait que vingt-deux ans.
IV
Warwara donna en ces circonstances à sa mère une première preuve d'amour filial; elle prit madame Gondola dans sa maison. Les mauvaises langues prétendirent que c'était en qualité de femme de charge.
Jamais veuve ne porta le deuil avec plus de plaisir que Warwara, car chaque miroir lui répétait que les crêpes noirs faisaient valoir son teint éblouissant. Du reste, elle se dédommagea d'une année de retraite forcée par les plaisirs de l'année qui suivit. M. de Lindenthal avait demandé sa main; elle répondit avec autant de grâce que de fermeté qu'elle voulait rester libre, mais qu'elle ne lui défendait pas d'embellir ses jours.
Warwara n'était économe que de son propre argent. Elle acceptait sans scrupule les fêtes que Lindenthal lui donnait, elle acceptait sa loge au théâtre de Lemberg, de même qu'elle lui permettait de la conduire aux bals du gouverneur et des magnats. Retournait-elle à Separowze? Toute la contrée était sur le qui-vive, car ce devait être le signal de quelques splendides réjouissances, et jamais l'attente de l'honnête noblesse campagnarde ne fut déçue; aujourd'hui encore, ceux de ses membres qui ont survécu à cette époque racontent les féeries imaginées par la baronne Bromirska. Elle monta une fois avec Lindenthal dans un traîneau qui représentait un ours blanc emporté par six chevaux noirs. Vêtue comme une czarine, coiffée d'un kalpak élevé à plumes de héron, elle jetait à la foule enthousiaste des poignées de ducats qui ne sortaient pas de ses coffres. Sur l'étang gelé, on construisit au mois de janvier un petit palais de glace dont le portail était précédé de deux dauphins crachant des flammes. Au carnaval c'était des bals masqués, des cortèges où figurait Warwara en Vénus triomphante sur un char de forme antique. L'été suivant eurent lieu des régates tout à fait extraordinaires, les bateaux finissant par donner la chasse à une baleine de carton qui fut traînée ensuite, à l'aide de harpons d'argent, devant la reine de la fête. Sur une estrade se tenaient des musiciens en costumes turcs et, lorsque la nuit se répandit, l'étang et ses bords étincelèrent soudain de lanternes de couleurs comme prélude au plus brillant des feux d'artifice.
Dans le tourbillon d'une pareille vie, Warwara n'oubliait pas l'administration de ses terres; en même temps elle augmentait ses revenus par d'habiles spéculations. Rien n'échappait à sa surveillance âpre et impitoyable. Le fermier de son moulin ne pouvant payer exactement, avait demandé en vain un sursis; en vain sa femme s'était-elle jetée aux pieds de la baronne; il fut accusé, condamné et une commission vint de Kolomea pour procéder à l'exécution légale. Tout étant fini, ces messieurs furent priés de dîner à la seigneurie, selon un vieil usage auquel ne pouvait échapper la baronne, bien qu'elle le désapprouvât. Quelle surprise pour Warwara lorsque, entrant dans la salle à manger, elle se trouva en face de Maryan Janowski! Le jeune homme impressionnable rougit jusqu'aux yeux; la femme froide, prudente et hardie, perdit elle-même quelque peu contenance. Néanmoins elle se remit promptement, lui tendit la main et s'écria:
—Quel heureux hasard!
Puis elle força M. Janowski de s'asseoir auprès d'elle à table et quand, le dîner terminé, les convives prirent place à la table de jeu, Warwara appela Maryan auprès d'elle sur un petit divan turc, à l'autre extrémité du salon.
—Dites-moi avant tout, mon ami, demanda-t-elle avec aisance, pourquoi, puisque nous sommes si proches voisins, vous ne m'avez jamais rendu visite?
—Je vous prie, madame la baronne, de considérer ma position...
—Vous êtes marié, c'est vrai! dit Warwara d'un ton moqueur.
—Ce n'est pas seulement cela, répondit Maryan avec calme, je suis encore greffier du tribunal de Kolomea.
—Je ne comprends pas...
—Vous ne comprenez pas que je suis pauvre et que vous êtes riche? Vous ne comprenez pas qu'un honnête homme ne saurait être tenté par le rôle de parasite?
—Je désire pourtant vous voir, dit la baronne, sa main blanche comme l'hermine mollement posée sur celle de Maryan, vous voir très-souvent... Je ne vous ai pas oublié, moi, bien que vous paraissiez, ajouta-t-elle très-bas, avoir effacé tout à fait de votre coeur certains souvenirs qui me sont chers.
—War... madame!...
—Point de paroles, interrompit Warwara; donnez-moi des preuves sérieuses de repentir, et je verrai si je dois vous pardonner.
Elle lui pardonna, car il revint souvent. Bien que l'honnêteté mît un sceau sur ses lèvres, il laissait lire dans ses yeux bien des choses qui, reliées et dorées sur tranche, se nomment de la poésie. Maryan était trop fier pour parler de ce qui reposait au plus profond de son âme, comme dans un sépulcre; il employait donc tous les moyens pour ne pas se laisser entraîner à de périlleuses conversations. Il y avait par exemple un échiquier sur la petite table devant le divan turc. Maryan plaçait cet échiquier entre lui et Warwara, qui toutes les fois l'amenait à se rendre.
—Comment peut-on jouer aussi mal? dit-elle un jour; il n'y a pas de plaisir à vous battre. Faites donc attention!
—Je suis tout attention, répliqua Maryan et c'est justement ce qui me trouble.
—A quoi faites-vous donc attention?
—A vos mains.
Ses mains étaient en effet fort belles. Elle le savait et sourit.
—Quand vous tenez suspendue au-dessus du damier cette main qui pourrait être un chef-d'oeuvre de statuaire, continua le jeune homme, j'ai toujours l'impression qu'il vous serait aussi facile de toucher ma poitrine et de saisir mon coeur.
—Ah! et qu'en ferais-je?
—Une pelote à épingles peut-être.
Un jour Maryan vint dans l'après-midi. Il faisait si beau que Warwara ne voulut pas le retenir à jouer et proposa une promenade.
Elle mit son grand chapeau de paille, prit son ombrelle et s'en alla gaîment avec lui à travers les ondes mûrissantes des blés, du côté du village d'Antoniowska. Le soleil brûlait, l'air était lourd à étouffer, de grands nuages blancs se gonflaient comme des voiles et montaient vite sans qu'on sentît le souffle qui les poussait en avant. Les oiseaux se taisaient, on n'entendait que le coassement des grenouilles et la chanson des cigales. Par un temps semblable, on cherche l'ombre. Warwara s'assit sur la lisière d'un verger; Maryan se tenait debout à quelques pas, la regardant mordiller un épi de blé:
—Je suis fatiguée, dit-elle; cette chaleur est insupportable.
—Nous aurons de l'orage, répliqua Maryan sans se rapprocher.
—Croyez-vous?
Comme le silence se prolongeait:
—En pareil cas, pensa la baronne, la littérature est la meilleure ressource.—Et elle entama une comparaison entre les romans français et anglais à laquelle Maryan ne s'attendait guère; il s'y jeta cependant à corps perdu pour sortir d'embarras. Tous deux parlaient avec tant de feu qu'ils ne remarquèrent pas ce qui se passait au ciel. De grosses gouttes de pluie les avertirent de gagner le village. Warwara cherchait en vain à s'abriter sous son ombrelle; une forte grêle se mêlait à des torrents d'eau.
—Nous serons lapidés! criait-elle.
Maryan l'entraîna, éperdue, jusqu'à la plus proche chaumière qui se cachait sous les pommiers et les buissons de syringa. Il en poussa la porte, et aussitôt une grosse poule mouchetée, effrayée de cette irruption, sauta sur la table avec des gloussements de détresse, puis de la table sur le poêle où elle continua de s'agiter.
—Les gens de la maison doivent être aux champs, dit la baronne, et moi je suis trempée; si l'on pouvait faire un peu de feu pour se sécher!
Maryan eut vite trouvé du bois résineux et quelques brins de fagot qui remplirent le poêle de pétillements pareils aux coups de fusils d'une bataille.
—La paysanne a sûrement des robes, dit-il ensuite, il faut que vous changiez de vêtements sous peine de prendre la fièvre.
Ouvrant une armoire, il en tira quelques hardes. Warwara, assise sur une caisse peinte, s'efforçait en vain d'ôter ses bottines; le cuir était gonflé par l'humidité.
—Permettez-moi de vous aider, murmura Maryan.—Et, pliant le genou, il défit les bottines, tira les bas, puis enveloppa les pieds nus, d'une beauté marmoréenne, dans les mouchoirs de la paysanne. Il n'y avait point de bas, bien entendu, mais les lourdes bottes du dimanche pouvaient servir, faute de mieux. Après s'être acquitté avec une réserve imperturbable de son office de femme de chambre, Maryan sortit, laissant la baronne se déshabiller. Elle apparut bientôt sur le seuil vêtue d'un jupon bleu très-court, d'une chemise chamarrée de broderies en laine rouge et d'un corset de drap noir comme une belle de village de la Petite Russie. Les femmes pensent à la parure dans toutes les situations, elle avait donc entouré son cou de grains de corail et noué autour de sa tête un mouchoir jaune qui, cachant le front à demi, grandissait encore ses yeux.
—Est-ce que je vous plais ainsi? demanda-t-elle à Maryan.
Perdu dans une muette admiration, il oublia de répondre.
—Mais vous aussi, ajouta-t-elle, vous tremblez de froid. Allez changer d'habits. Ne m'entendez-vous pas?
—J'écoute.
—Cela ne suffit pas; il faut obéir.
—Comme vous voudrez.
Après s'être déguisé en paysan gallicien Maryan fouilla toute la chaumière.
—Il n'y a de thé nulle part, dit-il enfin. Je ne trouve que de l'eau-de-vie.
—Donnez-m'en donc un peu, ordonna la baronne. Maryan versa de l'eau-de-vie: elle y trempa ses lèvres, puis lui rendit le verre, qu'il vida d'un trait.
Tous deux tendirent une corde devant le poêle pour y sécher leurs habits.
La tempête avait cessé; il ne pleuvait plus. Les gouttes d'eau qui tremblaient sur les feuilles ressemblaient à des diamants; la lumière dorée du soleil ruisselait de nouveau sur toute la campagne, au-dessus de laquelle s'arrondissait l'arc-en-ciel.
—Nous pouvons partir, dit Maryan.
—Affublés comme nous le sommes?...
Un sourire effleura ses lèvres, tandis qu'il regardait, pensif, le sol à ses pieds.
—A quoi pensez-vous?
—Qu'il vaudrait mieux pour moi que vous fussiez toujours vêtue ainsi.
—Et pourquoi?
—Parce que je pourrais dire à une paysanne bien des choses que je dois cacher à la baronne.
—Qu'est-ce que ce devoir-là? qui vous l'impose? s'écria Warwara avec un regard étincelant de colère charmante. Je ne vous ai pas condamné à rester muet; c'est vous qui me gardez rancune. Vous dites des absurdités... Si j'étais paysanne, vous ne m'aimeriez pas. Allons-nous-en.
Elle sortit de la chaumière d'un pas dégagé. Maryan suivait à quelque distance; brusquement elle s'arrêta et l'attendit:
—Mais parlez donc, dit-elle, je vous le permets, ou plutôt je le veux. Avez-vous tout oublié? Vous paraissiez m'aimer autrefois; comment vous suis-je devenue indifférente?
—Si je l'expliquais, vous me comprendriez mal peut-être. Je ne veux pas avant toutes choses que vous me méprisiez.
—Décidément, vous êtes fou! Je n'aurais jamais cru les hommes si romanesques. Où avez-vous pris tout cela? Dans Werther?
Tout en faisant une moue de dédain, elle approchait ses lèvres du visage de Maryan qui sentit la fraîcheur de son haleine et recula.
Là-dessus, elle le toisa fièrement de bas en haut et secoua la tête comme pour dire:
—Attends! tu me demanderas à genoux ce que tu feins de dédaigner aujourd'hui.
Cette femme, malgré toute sa perspicacité, n'entendait rien aux scrupules de la conscience.
—Il m'aime pourtant, disait-elle rêveuse, il me désire et il me fuit!..
Bromirski avait laissé une assez belle bibliothèque à laquelle Maryan empruntait parfois des livres. Un jour Warwara, feuilletant certain volume de Mickiewicz qu'il venait de rapporter, vit une marque autour de quatre vers qui peuvent se traduire ainsi:
«Mon âme, le souvenir habite en toi, comme un vautour.—Il dort pendant la tempête du sort et tu es sauve.—Mais le repos et la confiance te sont-ils rendus,—Aussitôt, tu saignes sous des serres impitoyables.»
—Pourquoi, demanda Warwara, pourquoi donc avoir marqué ce passage?
Maryan s'en défendit.
—C'est inutile de nier, s'écria-t-elle, vous l'avez marqué, vous dis-je! De quel souvenir êtes-vous tourmenté? Qu'avez-vous perdu? A quoi bon saigner et vous débattre?
—Il est donné au poëte, répondit Maryan d'une manière évasive, de rendre dans la langue des anges la souffrance muette de l'homme...
—Continuerez-vous à parler par énigmes? interrompit Warwara avec emportement. Prétendez-vous, monsieur, vous jouer de moi? Assez de phrases sentimentales! Si je vous plais comme autrefois... alors... ces vers sont superflus, je ne vous ai pas repoussé! Si vous ne tenez plus à moi, que signifient ces soupirs, ces allusions, ces aveux à demi étouffés qui agacent mes nerfs et qui commencent, entendez-vous... à m'ennuyer?
Maryan éclata enfin:
—Faut-il vous dire que je vous aime?
—Vous ne pouvez pourtant vous attendre raisonnablement à ce que je le dise la première?
—Où nous conduirait ma folie? Vous êtes libre, mais moi...
—Ah! nous y voici! vous voudriez m'épouser! dit Warwara avec un rire moqueur; mes richesses ne vous feraient pas honte si je vous offrais de les partager, de monter du rang de petit greffier à celui de maître de Separowze!
Maryan était devenu très-pâle.
—Je vous l'avais bien dit que vous me comprendriez mal, répondit-il avec hauteur; heureusement, je peux prouver par mes actes que...
Il s'interrompit, salua et sortit tranquillement de la chambre.
Warwara s'efforça en vain de le rappeler; elle parut trop tard à la fenêtre ouverte, il dépassait déjà d'un pas rapide l'allée de peupliers; il n'eut garde de se retourner pour voir flotter un mouchoir blanc, il fut sourd à la voix qui prononçait son nom avec un mélange de prière et d'angoisse. Son orgueil avait triomphé encore une fois, mais le triomphe ne devait pas être de longue durée.
Lorsque M. de Lindenthal se présenta ce soir-là chez la baronne il ne fut pas reçu, et le lendemain Warwara se leva les yeux rouges. Si Maryan se fût traîné à ses genoux, elle l'eût repoussé peut-être; les dédains du jeune homme irritaient son amour-propre. Elle pensait comme Talleyrand que chaque homme, de même que chaque chose, a son prix et le fait qu'un pauvre petit scribe eût considéré comme une offense l'hypothèse d'être enrichi par ses mains la laissait confondue. A tout prix, il fallait vaincre cette insolence. D'ailleurs elle aimait Maryan autant qu'il lui était possible d'aimer, avec une sorte d'énergie semblable à de l'avidité. Elle le poursuivit désormais, comme don Juan put poursuivre une fille aux abois. Son unique pensée du matin au soir était de le rencontrer, et elle le rencontrait, comme si sa volonté implacable eût forcé les événements. Chaque fois elle le saluait affectueusement; elle s'arrêtait même, dans l'espoir qu'il l'aborderait, et Maryan passait d'un air sombre. Une fois, sur la route impériale, à quelque distance de la ville, elle fit arrêter sa voiture et cria:
—Monsieur Janowski, je vous en prie, un mot!...
Maryan resta immobile, respirant avec effort:
—Me prenez-vous donc pour un mendiant, noble dame? demanda-t-il. Je ne demande pas l'aumône. Employez mieux votre argent.
Puis s'adressant à un groupe de fainéants déguenillés, boiteux fort ingambes et aveugles voyants, qui encombraient le fossé, il reprit:
—Écoutez, pauvres gens! voici une dame compatissante qui veut vous donner, vous donner beaucoup. Courez vite!
Là-dessus il s'éloigna, laissant Warwara aux griffes de ces gueux, qui saisissaient les rênes des chevaux, grimpaient sur les roues, tendaient leurs bonnets à la portière en énumérant leurs misères, comme fait le choeur d'une tragédie grecque.
—En avant! ordonna la baronne
—Impossible! répondit le cocher.
—N'importe! que les chevaux passent sur eux!
Le cocher fit le signe de la croix et ne bougea pas. Force fut bien à madame Bromirska de tirer sa bourse et de jeter son argent à cette horde presque menaçante qui lui souhaita cent ans de vie et autant d'enfants.
Cette désagréable aventure ne l'empêcha pas d'aborder quelques jours plus tard Maryan, qui fumait un cigare devant le café de Kolomea, où se trouvaient aussi cinq officiers, un commissaire du cercle et une demi-douzaine de juifs, lesquels ouvrirent de grands yeux et envièrent la bonne fortune du jeune greffier. Maryan eût désiré être un oiseau qui s'envole à l'approche du chat, mais la fortune lui ayant refusé des ailes, il jugea convenable de répondre en homme bien élevé. Warwara feignait de se promener sur la place; elle lui parlait en même temps avec vivacité sans obtenir une seule réponse. Au bout de quelques minutes, Maryan regarda sa montre, et prétexta une affaire pour la quitter.
Une autre fois elle vint à son bureau, lui demander conseil pour un procès. Il s'excusa disant qu'il n'était pas légiste.
—Mais vous êtes un homme d'esprit et je n'ai confiance qu'en vous.
—Consultez plutôt M. de Lindenthal.
Elle se leva d'un air de reine outragée, mais le soir même, il la trouva sur son chemin; elle lui saisit les mains avec des sanglots étouffés:
—Pardonnez-moi, le dépit m'a emportée trop loin, oubliez les paroles indignes qui m'ont échappé, j'en suis trop punie, ayez pitié de moi! Faut-il tomber à genoux ici, dans la rue?
—Je ne vous en veux pas..., balbutia Maryan, dont le ressentiment devait céder à cet humble repentir.
—Prouvez-le en m'accompagnant tout de suite jusque chez moi.
Il voulut, résister, mais la victoire fut pour la baronne. Dans cette calèche close qui roulait au milieu du silence et des ténèbres, il était son prisonnier; Warwara se jura de ne plus jamais lui rendre sa liberté.
A Separowze ils furent reçus par M. de Lindenthal qui, ne comptant pas sur la présence d'un tiers, vint au-devant de la voiture en bottes rouges et en robe de chambre turque. Maryan changea de couleur et voulut prendre congé.
Warwara ne comprit pas d'abord:
—Quelle mouche vous pique? demanda-t-elle.
Tout à coup elle éclata de rire:
—Jaloux? vous êtes jaloux! Et vous ne vouliez pas de moi! Eh bien! c'est votre punition!
Elle profitait, pour parler ainsi, de l'absence de Lindenthal qui, tout confus de son côté, était allé faire une toilette moins intime.
—Cet homme a des droits que je suis tout prêt à respecter, riposta Maryan, désenchanté une fois de plus.
—Taisez-vous, interrompit Warwara, je ne veux pas chez moi de scandale; mais je vous jure de le congédier de la bonne manière. Faites-nous seulement une mine moins tragique et vous verrez!
Sur ces entrefaites une alliée précieuse vint au secours de Warwara. Ce fut Théofie, la femme de Maryan, bonne personne d'un esprit borné et de sentiments assez vulgaires. Les longues visites que son mari faisait à Separowze et dont elle ne pouvait manquer d'être instruite, excitèrent sa jalousie. Au lieu d'avoir recours pour le retenir à des artifices ingénieux, elle s'emporta, elle le tourmenta par ses prières, ses reproches, ses larmes, ses attaques de nerfs, ses menaces, ses injures; elle ouvrit les lettres qu'il recevait de Warwara, elle le suivit à Separowze, le fit appeler par les valets, entama une scène de violence, puis lorsqu'elle le vit en colère, tomba soudain à genoux, jurant, les mains levées au ciel, que personne ne pouvait l'aimer comme elle l'aimait. Tout cela n'était pas fait pour rallumer un amour éteint. Au lieu de ramener son mari, la pauvre femme le poussa dans les filets de sa rivale, comme si elle eût été complice de cette dernière. Une brouille complète avec Lindenthal acheva d'assurer l'ascendant de Warwara sur Maryan Janowski.
Le magnifique gentilhomme arriva un jour chez sa maîtresse très-rouge et très-embarrassé; après de longs préambules, il demanda timidement à la baronne de lui prêter un peu d'argent.
Warwara se mit à jouer avec les franges du sofa où elle était assise, comme si elle eût réfléchi.
—Prêter de l'argent à ses amis est le moyen le plus sûr de perdre leur affection. Vous m'êtes encore trop cher, Albin, je me garderai de vous prêter une obole.
—Mais, Warwara, puisqu'il faut vous le dire, je suis ruiné ou bien près de l'être, et si mes amis m'abandonnent...
—Je vous remercie de votre franchise, interrompit froidement la baronne; si vous en êtes là, il serait inutile d'essayer de vous sauver et je risquerais en outre d'être entraînée dans votre malheur.
—Vous oubliez, fit observer Lindenthal avec amertume, que tout ce que je possédais a été à vous bien longtemps!
—Il est indigne d'un homme d'honneur de me le rappeler, dit Warwara, avec une superbe explosion de courroux; après ce reproche, monsieur, je ne puis plus vous revoir.
Elle lui montrait la porte. Lindenthal sortit en chancelant:
—Soit, dit-il, je n'ai qu'à mourir.
—Vous ne pouvez rien faire de mieux, répliqua la baronne avec une sombre ironie; n'avez-vous plus de pistolets? Je vous en prêterai un, je vous donnerai même de la poudre et des balles. Vous voyez que je sais rendre service, quoi que vous en disiez.
Le malheureux la quitta tout à fait anéanti; il ne s'est pas tué cependant, que je sache.
Peu de temps après cette rupture, madame Gondola rendit l'âme, humblement, sans bruit, comme elle avait vécu, dans la maison de son opulente fille. Warwara surmonta cette fois l'horreur qu'elle avait des impressions désagréables; elle vint sur le seuil de la chambre où agonisait la vieille dame, lui demander s'il y avait quelque chose qu'elle souhaitât, puis battit en retraite, satisfaite d'elle-même.
Comme il lui fallait une complaisante, une subalterne de confiance à laquelle elle pût livrer quelquefois ses secrets et une partie de ses intérêts, elle remplaça vite sa mère par une certaine Hermine, camériste, brune piquante, vraie beauté bohémienne, résolue en outre et adroite, qui se promit de dominer promptement sa maîtresse. Warwara sentait en elle un esprit supérieur et lui demandait son avis pour toutes choses, sauf pour ce qui concernait Maryan. Sur ce point elle avait un projet arrêté, projet inouï, qui paraîtra incroyable à quiconque ignore nos moeurs galliciennes.
Peut-être n'ai-je pas fait bien connaître jusqu'ici la femme de Maryan: la scène qui va suivre suffira cependant à donner une juste idée de son caractère. Warwara, profitant de l'heure où le greffier était à son bureau, fit arrêter son carrosse devant le pauvre logement des Janowski.
—Je suis, dit-elle simplement, la baronne Bromirska, et je viens, madame, vous proposer un marché.
—A moi? demanda Théofie atterrée.
Ses cheveux étaient en désordre sous un bonnet chiffonné, et, dans un négligé à peine propre, elle ne paraissait ni jeune ni jolie, bien qu'elle fût en réalité l'une et l'autre.
—La chose est bien simple, continua Warwara, qui, sans y être invitée, s'était jetée sur un vieux canapé à housse jadis blanche et promenait un regard de pitié sur cet intérieur qui trahissait un désordre plus insupportable sans doute à Maryan que la pire pauvreté. Voulez-vous me vendre votre mari?
—Vous le vendre?...
—Remarquez, madame, que la démarche que je fais est dans votre intérêt seul. Votre mari m'aime, il m'appartient, personne ne peut me le reprendre; mais les gens malavisés aiment le bruit, dont, pour ma part, j'ai horreur. Je veux jouir en paix de ce que je possède, et puis il me plaît que Maryan voyage avec moi. Si je l'emmène il abandonne son emploi, cela va sans dire. Je trouve donc loyal de vous offrir une somme annuelle égale à ses appointements.
Théofie s'emporta comme l'eût fait à sa place toute autre femme, puis elle pleura, elle sanglota, sans que Warwara l'interrompît. Lorsque ses larmes furent séchées par un nouvel accès de colère:
—Écoutez, dit la baronne, il faut vous décider vite; Maryan ne doit rien savoir de cette affaire avant qu'elle soit conclue; il ne donnerait jamais son consentement; mais il me suivra, si je le veux, et alors de quoi vivrez-vous?
—Oui, de quoi vivrai-je? murmura d'une voix sourde madame Janowska.
—Acceptez donc cette rente.
—S'il faut que je perde mon mari...
—Vous l'avez perdu, il ne vous aime pas.
—Eh bien! vous me le payerez cher! C'est un capital que j'exige, non pas une rente. Les femmes de votre sorte peuvent changer d'avis.
—Quels sont les appointements?
—Six cents florins.
—Je vous en donne dix mille.
—Non, cela ne suffit pas. Je veux vivre dans l'aisance, si je suis malheureuse.
Warwara fronça le sourcil.
—Mon mari vaut bien trente mille florins.
—Oh! il est sans prix, dit la baronne; mais je ne vous donnerai pas plus de quinze mille florins.
—Vingt mille!
—Pour vous prouver que je ne suis pas avare, dix-huit mille, pas un florin de plus!
La lutte dura longtemps.
—Je garde mon mari, en ce cas, dit Théofie.
—Comment vous y prendrez-vous?
—Je ferai valoir mes droits d'épouse. La loi me donnera raison.
—Va donc pour vingt mille florins!
Warwara sortit de sa poche un acte tout rédigé où la somme seule était en blanc.
—Il me faut votre signature.
Madame Janowska alla chercher un encrier couvert de poussière, en tira, au bout d'une plume rouillée, une mouche et un fil d'encre, signa l'acte et le reçu, puis, faute de sable, sécha l'écriture avec du poivre qui restait sur la table depuis le dernier dîner. Les vingt mille florins furent comptés, les deux parties contractantes se tendirent la main, et tandis que le carrosse de Warwara s'éloignait à grand bruit, Théofie se remit à pleurer, tout en cousant l'argent dans de petits sacs qu'elle cacha un peu partout.
Lorsque Maryan sortit de son bureau, il aperçut la baronne qui, renversée sur les coussins de sa voiture découverte, lui faisait signe de la main.
—Tu es libre, dit-elle gaiement, je t'emmène, nous dînerons ensemble aujourd'hui et toujours.
—Que signifie...
—Je t'expliquerai. Monte d'abord.
En route et tandis que les chevaux dévoraient la distance au plus vite, Warwara partit d'un grand éclat de rire:
—Dis-moi avant tout, demanda-t-elle, si tu vaux vingt mille florins?
—Est-ce une plaisanterie?
—Elle est de mauvais goût, j'en conviens, mais ta femme l'a signée.
Warwara lui tendit les deux papiers; il lut, regarda la baronne, lut encore, froissa l'acte entre ses mains et haussa les épaules:
—Croyez-vous qu'un homme se laisse vendre comme un cheval ou un chien? Il me suffira de dire non...
—Tu ne diras pas non, parce que tu m'aimes.
—Autant que je te hais, répliqua Maryan farouche.
—Enfant! ne désirais-tu pas de tout ton coeur pouvoir être à moi comme je suis à toi seul? Nous verrons le monde ensemble, nous jouirons de la vie, tu abandonneras un travail ingrat...
—Et s'il me manque, de quoi vivrai-je?
—Vas-tu mêler d'ignobles questions d'argent à notre amour? Je te parle d'aller en Italie, à Paris, où tu voudras...
Maryan se tut. C'était une première lâcheté sans remède. Il consentait par ce silence à quelque chose de pire que la mort, l'infamie.
—Oh! que je suis heureuse, s'écria étourdiment Warwara, un bonheur comme le mien ne peut être acheté trop cher!
—Même si on le paye vingt mille florins? demanda Maryan avec un dégoût profond.
Il se sentait le plus vil des hommes et il s'y résignait.
V
Quelques jours après cet événement, la baronne et Maryan convinrent de s'éloigner du lieu qu'habitait madame Janowska. Ils partirent pour Vienne. Jusqu'au dernier moment, Warwara craignit que sa proie ne lui échappât; Maryan ne pouvait s'absenter une heure sans la retrouver en larmes, persuadée qu'il avait pris la fuite et qu'elle ne le reverrait plus. Pour le retenir, elle l'avait chargé d'une responsabilité matérielle, en lui remettant tout l'argent du voyage. C'était de la part d'une telle femme un acte de confiance extraordinaire.
—Mais, se disait-elle, jamais il n'emportera l'argent, et s'il me le rend, je serai avertie de ses desseins dont j'aurai le temps d'empêcher l'exécution. Ce portefeuille me répond de lui.
De pareilles précautions étaient bien inutiles. Maryan ne songeait guère à rompre ses indignes chaînes: il s'enivrait de son bonheur jusqu'à n'avoir plus ni honte ni remords. Rêver, étendu aux pieds de Warwara, lui dire ces mille folies qui font hausser les épaules aux gens de sang-froid et qui sont les délices des amants, vivre près d'elle dans un état de vague béatitude, c'était tout ce qu'il demandait. Les quinze premiers jours se passèrent ainsi troublés seulement par les énergiques remontrances d'Hermine à sa maîtresse.
On pourra s'étonner de l'humilité avec laquelle les supportait madame Bromirska. Mais, à cette époque, l'empire d'Hermine était définitivement établi: la baronne, qui jusque-là ne s'était attachée à aucune femme, aimait jusqu'à la rudesse de cette suivante au franc parler qui ne la flattait jamais, tout en lui marquant un dévouement absolu. Elle ne l'avait pas décidée sans peine à l'accompagner en Italie. Hermine lui avait reproché de sacrifier sa réputation à un aventurier, de s'afficher comme une courtisane, d'oublier la dernière pudeur et avait fini par déclarer qu'elle ne tremperait pas dans un tel scandale, qu'elle s'en irait. Les prières, les larmes de la baronne eurent raison de ces scrupules qui n'étaient peut-être que les susceptibilités d'un despote obligé à l'improviste de partager le pouvoir; elle resta, mais en témoignant à l'intrus un dédain écrasant, une froideur glaciale dont il affectait de ne pas s'apercevoir. Peu à peu l'attitude de cette singulière personne se modifia; elle observait Maryan et le mépris qu'il lui avait inspiré d'abord se changeait insensiblement en pitié. Plus d'une fois la baronne, qui l'emmenait partout avec elle, au théâtre, à la promenade, la traitant comme une soeur, remarqua, non sans en prendre ombrage, l'expression des yeux noirs d'Hermine lorsqu'ils s'arrêtaient sur Maryan.
Déjà la félicité des amants s'obscurcissait de quelques nuages: chez chacun d'eux commençaient à s'éveiller lentement des instincts ennemis qui semblaient vouer ces deux êtres unis par la passion à une haine future, à des hostilités réciproques et implacables. Maryan était plus amoureux que jamais, et cependant il avait des lueurs de raison, rares et fugitives sans doute, qui lui permettaient de discerner toutes les noirceurs, toutes les bassesses du caractère de Warwara. Son avarice surtout le révoltait. Dans la pauvreté même, il avait toujours été généreux. Un mendiant lui tendait-il la main, il donnait son dernier sou, sans demander d'abord:
—Es-tu digne d'être secouru? N'es-tu pas misérable par ta propre faute?
Warwara au contraire eût considéré comme une faiblesse coupable de venir en aide à un fainéant; elle engageait les infirmes à se faire recevoir dans quelque hospice, les vagabonds à travailler; celui-ci était trop bien vêtu, il devait mentir, les haillons de celui-là indiquaient une vie de désordre abject.
Il était curieux de l'entendre, en ces circonstances, faire de la morale comme si elle-même eût été sans reproche. L'assemblage des deux épithètes pauvre et honnête la faisait rire; elle trouvait ces qualités inconciliables.
—On ne doit jamais se laisser entraîner par le sentiment, disait-elle, jamais!
Maryan sifflait entre ses dents au lieu de répondre; ce langage était si déplacé dans la bouche d'une femme jeune, belle, aimée! Une sorte de mélancolie l'envahit peu à peu.
—Est-il malade? se demandait Warwara.
L'événement donna raison aux craintes qui la tourmentaient; une année à peine s'était écoulée dans des voyages et des plaisirs de toutes sortes, quand soudain, au milieu d'une fête, le sang jaillit des lèvres du jeune homme avec une violence épouvantable. On eût dit que le rouge torrent de la vie voulait s'échapper jusqu'à la dernière goutte. Les médecins furent appelés en toute hâte. Warwara s'enfuit; elle avait peur; elle ne voulait pas assister au dénouement terrible, et puis certains ennuis pouvaient s'ensuivre pour elle. L'accident était survenu à Vienne.
—Il faut, dit-elle à Hermine, que nous partions pour Separowze; il pourra m'y rejoindre, s'il guérit.
—Partez, répondit Hermine, moi je reste.
A la profonde surprise de sa maîtresse, elle s'obstina dans cette résolution: personne ne savait préparer aussi bien qu'elle des pilules de glace, ses soins étaient nécessaires au malade, elle ne le quitterait pas, c'était une question d'humanité.
Quand, à la fin du quatrième jour, le péril fut conjuré, Maryan promena autour de lui un regard éteint en prononçant le nom de Warwara. Ce fut Hermine qui répondit; il la regarda, sourit avec tristesse et lui tendit une main tremblante, presque diaphane, sur laquelle tomba un baiser mouillé de pleurs.
Warwara revint pour la convalescence avec de grandes démonstrations de tendresse et de joie. Tandis qu'agenouillée devant le lit de repos où gisait Maryan, elle lui parlait des angoisses qu'elle avait ressenties, Hermine la regardait avec des yeux qui s'élargissaient dans l'obscurité comme ceux d'une bête de proie. La baronne se releva pour allumer une cigarette dont la fumée fit aussitôt tousser Maryan.
—Pour Dieu! ne fumez pas! s'écria Hermine.
—Dis-moi si cela t'importune, fit Warwara s'adressant au jeune homme. Aucun sacrifice ne me coûtera, tu le sais.
Il secoua la tête et continua de tousser.
—Ne l'entendez-vous pas? dit brusquement Hermine.
—Mais je lui ai demandé...
—On ne demande pas, on sent ces choses-là!
Elle fit tomber des doigts de madame Bromirska la cigarette qu'elle écrasa par terre.
—Tu brûles le parquet, Minoschka.
—Mieux vaut brûler le parquet, ma foi, que ses poumons!
—A t'entendre on croirait que je suis une égoïste et sans coeur!
—Vous avez plus de nerfs que de coeur, en tout cas!
La baronne était habituée à ces sorties de la part de sa confidente. Elle haussa légèrement les sourcils.
Le médecin vint faire sa visite quotidienne. Warwara l'emmena chez elle et eut avec lui un entretien secret auquel prit part sans y être invitée la fine oreille d'Hermine.
—Ainsi, j'ai payé vingt mille florins une vie qui menace de s'éteindre à chaque instant! pensa la baronne lorsque le médecin lui eut déclaré que la santé de Maryan exigeait le séjour permanent dans un pays chaud.
—Que de dépenses! dit-elle à Hermine, et puis je ne vais plus avoir un moment de repos. Je l'aime tant, et je suis menacée de le perdre! Par quelle fatalité me suis-je attachée à un malade?
—Oh! madame, dit Hermine, vous parlez d'amour! et vous pensez à votre argent comme une juive, une vraie juive...
—Vas-tu encore me dire des injures?
—A votre place, moi, je vendrais ma vie pour pouvoir le sauver, le soulager seulement...
—Tu en parles à ton aise!
La baronne emmena cependant Maryan en Italie. Ils s'arrêtèrent d'abord à Venise, où le convalescent parut renaître sous l'influence des brises marines et surtout des impressions nouvelles. Il était sensible aux arts, à l'éblouissant spectacle qu'offrent ces palais flottants pour ainsi dire entre le ciel et l'eau, il riait comme un enfant quand les domestiques de l'hôtel l'appelaient le prince Janowski.
Le fameux portefeuille lui était toujours confié, il payait les notes de l'hôtel, les gondoles, les loges au théâtre, mais Warwara l'arrêtait s'il faisait mine de donner une piécette à quelqu'un de ces enfants qui s'empressent sur les pas de l'étranger pour rendre mille petits services, ou d'acheter des fleurs à la bouquetière de la Fenice. Elle lui enlevait la bouteille de vin de Bordeaux qu'il buvait par ordre des médecins, de crainte qu'il ne s'échauffât le sang, confisquait ses cigares dans l'intérêt de sa poitrine, venait éteindre avec un sourire la bougie qui brûlait pendant ses nuits d'insomnie, afin d'empêcher qu'il ne se fatiguât en lisant, et songeait parfois, quand il s'agenouillait à ses pieds, qu'il devait user sur le tapis ses vêtements neufs.
Maryan avait désiré monter à cheval:
—Il faut qu'il ait un cheval! dit Hermine.
—Un cheval à Venise? ce serait une anomalie, je lui donnerai un chien de préférence.
Mais le chien coûtant fort cher, elle s'avisa que cette vilaine bête infecterait l'air dans la chambre du malade; un chat vaudrait mieux, mais le chat valait dix florins, on avait vu des gens étouffés par des chats dans leur sommeil; elle finit par lui apporter un oiseau dont Maryan s'amusa, car il aimait tout être vivant comme font ceux qu'a déjà effleurés l'haleine froide de la mort.
Maryan observait et jugeait Warwara, mais en lui cherchant des excuses. Elle l'aimait, puisqu'elle avait soin de lui et que pour lui elle se résignait à l'exil.
En été, cependant, les voyageurs revinrent à Separowze, où la baronne n'avait plus de ménagements à garder envers le monde, puisque chacun y était au fait de la situation de Maryan. Alors, elle ressaisit tout naturellement la direction de sa fortune et lorsque, l'hiver revenu, l'inséparable trio reprit le chemin de l'Italie, le prince Janowski se trouva, par un tour d'adresse qui eût fait honneur à l'escamoteur le plus habile, relégué au premier rang de la domesticité; non que l'impérieuse baronne convînt de cette transformation avec lui ou seulement avec elle-même; elle l'accablait toujours de petits soins et de tendres caresses, il avait toujours la meilleure chambre de la maison, un médecin à ses ordres, tout le luxe que peut désirer un homme riche; si elle le chargeait de ses commissions, si elle le laissait au débarcadère remplir l'office de portefaix, c'était pour le forcer à un exercice salutaire. Il ne se plaignait pas du reste; sa mauvaise humeur, qui se traduisait en boutades et en railleries amères, était celle d'un malade, voilà tout. Jamais il ne manquait une occasion de faire le procès des richesses.
Le lieu qu'ils avaient choisi cette fois pour leur résidence était Rome. Un jour qu'ils visitaient ensemble la villa Ludovisi et les jardins de Salluste:
—Vous n'admirez rien, dit Maryan à Warwara, qui regardait les merveilles environnantes d'un air d'indifférence profonde. Vous êtes bien trop sage pour cela! Que le ciel me préserve de votre sagesse, qui rend aveugle et sourd! Si, au lieu de feuilles, des ducats bien brillants pendaient à ces arbres, vous ouvririez les yeux sans doute; vous diriez:—Le délicieux pays! Que la nature est belle!—Pauvre femme! je vous plains de tout mon coeur!
Et il éclata de rire.
—Devient-il fou? demanda Warwara inquiète à sa fidèle Hermine.
—Réponds! s'écria Maryan prenant brusquement la tête de Warwara entre ses mains pour la forcer à le regarder dans les yeux. Te sens-tu le coeur épanoui comme l'ont les pauvres? Es-tu heureuse?
—Oui, si tu m'aimes.
—Tu veux qu'on t'aime et tu n'aimes pas; c'est de l'eau de pavot qui coule dans tes veines; tu redoutes de rien prodiguer, même tes sentiments. Tu es économe de ton coeur comme de ton argent.
—Je ne t'aime pas?
—Non!
Warwara porta son mouchoir de dentelles à ses paupières humides:
—Pourtant, ton injustice me fait pleurer.
—M'aimes-tu? donne tout ce que tu possèdes et laisse-moi travailler pour toi, mendier pour toi si je n'ai plus la force de travailler. Tu verras comme nous serons heureux!
—Cet homme est fou décidément, pensa madame Bromirska.
Quelque temps après, comme elle se plaignait avec amertume d'un de ses paysans qui avait volé à la seigneurie de Separowze un sac de pommes de terre:
—Nourris-les mieux, dit Maryan moqueur, l'honnêteté veut manger quelquefois; la meilleure lampe risque de s'éteindre si l'on n'y renouvelle l'huile nécessaire.
—Tu défends toujours les gueux!
—Je n'en ai pas le droit, en effet, n'ayant plus les vertus de la pauvreté. Il faut que tu le saches pourtant, quand un pauvre cesse d'être honnête, il n'est pas toujours criminel, tandis que l'honnêteté du riche ne peut jamais être un mérite.
—Ce sont là, soupira Warwara, des idées de communiste...
Pendant une excursion qu'ils firent dans la campagne de Rome, Warwara ne cessa d'exprimer la crainte folle d'être attaquée par des brigands. Maryan cependant chantait un air de Fra Diavolo.
—Voilà, dit-il, la supériorité que donne une poche vide; on attend les bandits en chantant.
—Je crois vraiment que tu les appelles! balbutia Warwara qui se mit à prier.
Elle avait peur de ce qui lui semblait être chez Maryan un accès de démence autant que des bandits eux-mêmes. De plus en plus elle regrettait ses vingt mille florins. Au lieu de se rétablir, Maryan languissait, épuisé par un combat atroce, celui de la passion invincible et du mépris de lui-même.
Hermine le devinait. Elle parlait peu, restait à son égard dans une demi-réserve, mais elle était toujours là quand il souffrait, une tasse de tisane ou une drogue à la main.
—Ma petite bohémienne! disait Maryan.
Et elle se trouvait récompensée.
Parfois Warwara la chassait avec colère; la jalousie s'emparait d'elle:
—Si j'était soupçonneuse!... disait-elle.
—Que soupçonnerais-tu? demandait Maryan.
—Que tu me préfères cette chétive laideron au teint noir. Je ne serais pas la première femme trompée.
Maryan détournait la tête d'un air de lassitude. Qu'elle le comprenait peu! Comme s'il eût pu bannir un seul instant de sa pensée, de son coeur, dont elle torturait toutes les fibres, la cruelle idole à laquelle il s'était donné! Souvent, après des scènes de passion insensée, il l'éloignait de lui.
—Que tu es belle et affreuse à la fois! lui disait-il. Je ne te souhaite pas de devenir vieille! Quand les années auront eu raison de la volupté de ton corps, tout le monde te fuira. Tu mourras seule et abhorrée.
—Grand Dieu! ne me parle pas de mourir! s'écria-t-elle en cachant son visage dans ses mains devenues tout à coup froides et tremblantes.
—Non, parlons de la vie, de ta vie, car la mienne sera courte. Pourquoi essayerais-je de te conseiller, de t'exhorter? Rien ne nous change au moral, nous restons tels que nous avons été créés... D'ailleurs, je ne te verrai pas vieillir. Que m'importe donc ton avenir? Aujourd'hui tu m'appartiens, tu es jeune, tu es belle, je serais fou de ne pas trouver divin ton sein blanc parce qu'il loge un caillou au lieu d'un coeur.
Le langage de Maryan était souvent amer, ses bizarreries étaient souvent sinistres; si Warwara se montrait aussi patiente, c'est que jamais il n'avait été plus beau, le mal implacable qui le minait donnait à son visage amaigri un charme idéal qui, pour tout autre oeil que le sien, eût semblé de mauvais augure. En effet, un vomissement de sang plus terrible encore que le premier, mit le pauvre Maryan, vers la fin de l'hiver, aux portes du tombeau. Hermine redevint sa garde-malade assidue, silencieuse. Cette fois Warwara ne s'enfuit pas, elle remporta sur ses nerfs une victoire mémorable et alla le voir régulièrement chaque jour; mais sa visite ne durait guère que dix minutes, dix minutes dont le malade était reconnaissant et qui lui donnaient la force d'attendre le lendemain. Cependant, comme la crise se prolongeait et qu'après trois semaines, Maryan pouvait à peine quitter son lit pour aller, soutenu sous les deux bras, respirer au soleil sur la terrasse, Warwara finit par se lasser. Elle s'en remit à Hermine du soin de soigner et de distraire Maryan, et prit, quant à elle, son parti de se promener seule, d'aller seule au théâtre.
Ces façons indépendantes ne choquent personne dans la société russe et polonaise. Elle rencontra une élégante de Moscou, madame Iraleff, jeune veuve émancipée qui devint vite son amie intime. On n'aurait pu parler d'harmonie entre deux personnes de cette sorte. Madame Iraleff était comme madame Bromirska un instrument humain accordé à faux; mais enfin elles se comprirent. La jeune veuve avait un frère, véritable Adonis de style moderne, major dans l'armée russe, qui, à la suite d'un duel, avait obtenu un congé illimité dont il profitait pour dresser des chevaux et des chiens avec l'art d'un entraîneur de profession. Le comte Mirosoff ne quitta plus les deux dames et l'ennui de Warwara se dissipa soudain comme un mauvais rêve.
Le matin on visitait ensemble les musées, les églises, les palais, chacun se déclarant à l'envi transporté d'admiration, puis, c'étaient de petits dîners à trois, tantôt chez la baronne, tantôt chez madame Iraleff; dans l'après-midi, on allait en voiture au Corso, le soir à l'Opéra ou au bal. Bien souvent Warwara, toute prête à partir avec le comte, se rappelait soudain qu'elle n'avait pas vu Maryan de la journée; alors elle courait lui mettre un baiser au front pour disparaître ensuite comme une fée. Si par hasard elle passait une soirée chez elle, son amie moscovite lui tenait fidèle compagnie; étendues, nonchalantes, sur un divan, les deux inséparables fumaient leurs cigarettes, tandis que Maryan toussait à en mourir dans la chambre voisine.
—Comment pouvez-vous supporter cela? demandait madame Iraleff; c'est épouvantable! Pauvre jeune homme!
—Si j'avais le coeur dur, je l'aurais depuis longtemps congédié, répondait Warwara, mais je suis faible et bonne. On ne peut changer sa nature!
Enfin, Maryan provoqua une explication:
—Ne lui refusez pas cela, dit Hermine, voyez-le... il est si agité!
Hermine ayant parlé, Warwara dut se soumettre, mais elle craignait que l'explication n'irritât ses nerfs, et la remit au lendemain, au surlendemain, au jour suivant,... puis il se trouva que le jour suivant l'ambassadeur de Russie donnait une fête à laquelle il lui était impossible de manquer. Comme elle s'envolait, en grande parure, au bras du comte, Maryan apparut sur le seuil à l'improviste, très pâle, les cheveux en désordre:
—Madame, il faut que je vous parle.
Warwara rougit jusqu'au blanc des yeux.
—Qui est ce jeune homme? demanda le comte.
Maryan était plus âgé que lui en réalité, mais la phthisie rajeunit les malades en prêtant à leurs traits une expression qui n'appartient qu'à l'âge de l'enthousiasme.
—C'est un parent pauvre, dit tout has Warwara. Puis, se tournant vers Maryan avec un sourire:
—Aie patience jusqu'à demain, ajouta-t-elle, tu vois que je suis pressée.
—Je suis pressé aussi, moi!
—Permettez! murmura la baronne s'adressant à Mirosoff.
Elle suivit dans sa chambre l'importun Maryan, qui ferma aussitôt la porte à clef.
—Laisse-moi, commença-t-il, te raconter une histoire.
—Franchement l'heure est mal choisie.
—Mon histoire est courte et tu l'entendras.
D'un air de résignation, Warwara se posa dans l'embrasure de la fenêtre en frappant de son éventail la paume de sa main gantée.
—Au temps où lady Stanhope habitait son château de Dar-Dschun, sur la cime d'un rocher... tu sais, lady Stanhope, la nièce de Pitt, la reine de Palmyre...
—Continue, continue...
—Eh bien, il advint alors qu'un jeune voyageur rencontra dans certaine grotte du Liban un aigle aveugle à qui la vieillesse avait fait perdre tout son plumage. Une corneille cependant lui donnait la becquée.
La voix de Maryan et toute sa personne tremblaient.
—Est-ce fini? demanda Warwara.
Il fit un signe affirmatif.
—Réfléchis, ajouta-t-il. Un animal peut être doué de compassion, et toi, un être raisonnable, toi une femme, tu n'as point pitié d'un malheureux que tu aimes.
—Je t'en prie..., point de scène, balbutia Warwara, ménage mes nerfs.
Il éclata de rire.
—De quoi peux-tu te plaindre? ajouta la baronne; est-ce que je ne t'entoure pas de soins, est-ce que je ne t'ai pas fait mille sacrifices?
—Quant aux sacrifices, dit Maryan,—et il se leva d'un air de mépris indicible,—je ne connais que ceux que je t'ai faits.
—Mais lesquels?
—Le sacrifice de ma liberté, de ma réputation d'honnête homme, et avant tout, celui de ma propre estime.
Warwara haussa les épaules.
—Ta liberté, je te la rends si elle t'est si précieuse.
Il frémit encore, de grosses larmes roulaient malgré lui le long de ses joues creuses.
—Je me hais pour cela, dit-il, mais tu sais bien que je n'ai pas la force de me séparer de toi.
Warwara s'était élancée hors de la chambre; elle revint avec un portefeuille qu'elle jeta devant lui d'un geste magnifique, de sorte que les billets de banque s'échappant voltigèrent de ça et de là comme de grands papillons:
—Voilà, dit-elle d'une voix étouffée, voilà mon argent. Je sais qu'il ne s'agit que de cela, prends-le, je te donne tout volontairement, mais ne me tourmente plus ainsi.
Maryan la toisa d'un regard qui la brûla comme un fer rouge et qui lui fit sentir pour la première fois qu'elle avait un coeur.
Tandis que, repoussant du pied le portefeuille, il sortait sans répondre, Warwara se jeta dans le fauteuil et se mit à sangloter. Hermine accourut haletante:
—Il s'en va, et vous en êtes cause. Il s'en va! Oh! madame! Outrager un mourant!...
—J'ai eu tort! s'écria la baronne, ne me ménage pas les reproches, je les mérite tous!...
Hermine alla droit au salon où le frère de madame Iraleff attendait toujours, et, avec l'aplomb qui lui était propre:
—Madame la baronne est malade, dit-elle; M. le comte voudra bien l'excuser.
Mirosoff leva ses sourcils dédaigneux, prit son chapeau, alluma un cigare et battit en retraite.
—Et maintenant, dit Hermine courant rejoindre sa maîtresse, vous lui demanderez pardon.
—Oui, oui, répondit Warwara, qui avait essuyé ses larmes, mais d'abord ramasse l'argent.
Hermine ramassa les billets de banque, et la baronne se mit à les compter.
—Il y a cent florins de moins, murmura-t-elle, les aurait-il pris?
—Bon Dieu! s'écria Hermine, ne prêtez donc pas à autrui vos viles pensées, il y a encore au monde des gens qui gardent une dernière étincelle d'honneur, bien que vous paraissiez l'ignorer. Puisque vous le jugez ainsi, laissez-le donc partir, cela vaudra mieux; mais je partirai avec lui, entendez-vous?
—Tout le monde m'abandonne! gémit Warwara, éclatant de nouveau en lamentations.
Elle errait par la chambre au hasard, fiévreuse, désespérée. Tout à coup elle s'arrêta.
—Ah! fit-elle, voilà mon billet de banque?
Il était allé, en effet, s'accrocher aux épines d'un cactus. Aussitôt cette grande agitation se calma.
—Je le retiendrai, dit la baronne, et rien ne sera changé, ma petite Hermine.
—Comme vous voudrez, grommela sourdement la bohémienne.
Maryan venait de rentrer d'un air fier et glacial.
—Daignez me faire connaître la somme que vous avez dépensée pour moi, madame la baronne, dit-il gravement. Elle vous sera rendue. C'est pour moi une dette sacrée.
—Mon Dieu! interrompit Hermine, que venez-vous nous raconter là quand madame ne pense qu'à implorer votre pardon? Mais parlez-donc, madame...
—J'ai été trop vive... les intentions que tu me prêtes sont loin de ma pensée, balbutia la baronne. Tu prends si tragiquement toutes choses!
—Je vous pardonne, mais je ne resterai pas ici un jour de plus.
—Eh bien! partons ensemble!
—J'ai dit que je ne resterais pas un jour de plus auprès de vous.
—Maryan!...
Il secoua la tête.
—Tu ne m'aimes donc plus? sanglota Warwara, se jetant à ses genoux tout éplorée.
Il la laissa un instant dans cette attitude. Une joie sombre, involontaire s'était peinte sur ses traits décharnés; puis, la relevant, il la tint pressée contre sa poitrine.
—Méchant! dis-moi que tu m'aimes encore!
Hermine lui jeta un regard où se mêlaient l'indignation, la haine et l'envie.
Tout en attirant le jeune homme sur le divan, Warwara pensait en elle-même:—Que dira Mirosoff? Il sera furieux. Mais Maryan! J'ai tant dépensé pour lui! Et s'il m'échappe... D'ailleurs, c'est un plus grand plaisir de faire perdre la raison à un homme que de causer à l'ambassade des agitations de l'Italie ou de l'empereur Napoléon, avec une Excellence édentée ou un cardinal obèse. Dieu sait si le pauvre garçon durera longtemps encore!
Jamais elle ne s'était faite pour lui plus coquette, plus séduisante, et, tout en l'entourant de voluptueuses câlineries, elle n'oubliait pas l'essentiel, la question d'argent.
—Puisque tu l'exiges, cher amour, nous ferons ce compte, mais ne t'en préoccupe pas d'avance! Loin de moi la pensée de te demander... C'est une bagatelle. J'ai tout noté... le total est de cinq mille six cent quarante-deux florins, vingt-trois kreutzers. D'ailleurs tu vérifieras toi-même.
—Quelle idée!...
Comme elle avait passé un bras autour de son cou, Maryan n'entendait que la douce musique de sa voix, sans s'arrêter aux paroles:
—Puisque tu y tiens tant et pour l'ordre seulement, finit-elle par ajouter, je te permets de me souscrire un billet. Tu seras calme ensuite? Tu ne diras plus que je ne te traite pas en homme d'honneur?
Le sourire de Warwara était si délicieux, son étreinte si tendre, que Maryan prit machinalement la plume qu'on lui tendait. Tandis qu'il écrivait, Warwara affectait de son côté un air d'indifférence: elle étirait avec un léger bâillement ses membres magnifiques. Quand Maryan lui remit le billet, elle le posa sur la cheminée sans y jeter un coup d'oeil; blottie plus près encore de son amant, elle reprenait sur ce malheureux, par tous les sortiléges dont elle savait la puissance, son diabolique empire.
Cette nuit-là, Maryan fut arraché au premier sommeil par le contact léger d'une main froide comme un flocon de neige. Warwara était debout devant son lit.
—Ne te fâche pas si je te trouble encore une fois, dit-elle; mais, cher, tu as oublié dans ton billet les vingt-trois kreutzers.
Maryan sourit faiblement. Elle fit de la lumière, lui apporta le précieux papier et trempa elle-même la plume dans l'encre.
—Combien as-tu dit?...
—Vingt-trois kreutzers... tu sais bien.
Les ayant notés, elle lui donna deux baisers brûlants et s'en alla toute joyeuse.
Le lendemain, on la vit à l'Opéra, en compagnie de Mirosoff et de sa soeur.
Hermine, qui, lorsque rentrait sa maîtresse, avait fait d'ordinaire un premier somme, fut éveillée vers dix heures ce soir-là par un bruit insolite dans la chambre de Maryan. Elle craignit qu'un malheur ne fût arrivé, jeta autour d'elle une robe de chambre et courut frapper à la porte du jeune homme. Quelle fut sa surprise de le trouver tout habillé! Il avait endossé ses vieux vêtements d'autrefois, dont jamais, au grand étonnement de Warwara, il n'avait voulu se séparer; son manteau gris en bandoulière comme un soldat, il tenait à la main un bâton de voyage.
—Jésus-Marie! s'écria la bohémienne, quel projet est le vôtre?
—C'est facile à deviner. Je m'en vais.
—Où donc?
—Chez moi.
—Vous n'y pouvez songer, malade comme vous l'êtes!
—Je me trouve très-bien. Jamais je n'ai eu l'esprit plus sain: c'est l'essentiel.
—Vous n'atteindrez pas la frontière seulement... Un si long voyage! Savez-vous ce qu'il coûte?
—J'irai à pied.
—A pied de Rome à Kolomea!
—N'aie pas peur. Je trouverai des gens compatissants qui me nourriront. Il ne m'en faut pas davantage.
—Et vos bagages?
—Je n'emporte que ce qui m'appartient.
—Faites-moi une grâce... Toutes mes épargnes sont à votre disposition.
—Merci, petite! Dieu te récompensera. Moi, je n'ai besoin de rien. Sois heureuse.
Hermine fondit en larmes. Il l'embrassa fraternellement. Elle s'attachait à lui toute frémissante; mais il l'éloigna avec douceur et partit en jetant un dernier regard dans la chambre, où elle s'était laissée tomber à genoux. D'en haut, Hermine l'entendit chantonner le vieux refrain:
Courage, Cosaque, sois gai,
Tu es toujours jeune et vaillant!
Il s'éloignait en chantant; il voulait revoir sa patrie, cette patrie à laquelle le coeur de chacun de nous reste attaché, quoiqu'elle soit rude et pauvre. Ce fut ainsi qu'il se dirigea vers les Karpathes bleuâtres, vers les eaux vertes du Dniester, vers la steppe.
VI
En rentrant, Warwara trouva Hermine accroupie auprès de l'âtre, par terre, la tête enveloppée de ses tresses dénouées et renversée contre le mur. Elle s'était endormie dans son désespoir. La baronne l'éveilla en lui touchant doucement le genou du bout de son pied. Elle entr'ouvrit les yeux, mais ne bougea pas. Warwara, entrant dans la chambre de Maryan, appela ce dernier, alluma une bougie, revint auprès d'Hermine et l'interrogea.
—Il est parti, répondit la bohémienne.
—Parti? pour me rejoindre au théâtre peut-être?...
—Non, pour Kolomea.
—Mais il n'a pas un kreutzer sur lui!
—Il est parti cependant!
Warwara retourna dans la chambre, fouilla partout, compta son or, inspecta son écrin. Il n'avait rien emporté! Ayant constaté cela, elle tomba éplorée dans un fauteuil.
Le vide laissé par ce départ lui devint de jour en jour plus sensible. Mirosoff et sa soeur l'importunaient; elle avait pris l'Italie en grippe. Sans même dire adieu à ses amis, elle quitta Rome brusquement et passa quelques mois à Paris. L'été la retrouva, comme de coutume, dans sa seigneurie de Separowze. Le premier soin de la baronne avait été de s'informer de Maryan. Elle apprit que, gravement malade, celui-ci avait été recueilli par un pauvre maître d'école du voisinage. Elle lui écrivit une lettre pleine de tendres reproches: Maryan ne répondit pas; elle écrivit de nouveau, se plaignant de son ingratitude. Point de réponse encore.
Alors elle cessa d'implorer l'amant et s'adressa au débiteur, le priant de lui rendre par fractions la somme qu'il lui devait. Même silence. Le temps s'écoula. Peu à peu elle parut oublier le pauvre Maryan Janowski, mais une rencontre inattendue vint rafraîchir sa mémoire.
C'était par une après-midi d'automne. La baronne avait fait en compagnie de sa fidèle Hermine une assez longue promenade et retournait chez elle, fatiguée. Les rayons du soleil ruisselaient tièdes et clairs sur le feuillage devenu rare et qui brillait des plus beaux tons de pourpre; comme un fleuve d'or roulaient les feuilles tombées que l'on foulait aux pieds et que le vent poussait devant lui par tourbillons; le ciel était d'un bleu pâle admirablement limpide, mais dans l'air flottait une odeur lourde et stupéfiante qui rappelait un peu l'église et tout autant la cave. Le lointain était barré par une de ces murailles basses et grises que forment les brumes en s'amoncelant; des fils de la Vierge s'accrochaient aux chaumes et aux herbes desséchées; un vol de grues se dirigeait vers le sud; bientôt on n'en vit plus qu'un triangle noir qui se dessina sur le ciel, tandis que de temps à autre les cris stridents des oiseaux voyageurs retentissaient dans le lointain comme un appel de détresse.
Une cigogne retardataire perchée sur une grange faisait tristement claquer son bec; on eût dit la crécelle de bois du vendredi saint. Aucun oiseau ne gazouillait plus; l'oeil eût vainement cherché dans l'espace l'aile diaprée d'un papillon: c'en était fait de la danse des moucherons à travers les flammes rouges du soir, c'en était fait du concert des grillons et du bourdonnement des abeilles. Un solennel silence régnait dans la nature et faisait penser à ce calme qui se répand sur le visage d'un mort après qu'est exhalé le dernier soupir. Au milieu de ce silence, sous ces mourantes lueurs, Warwara vit tout à coup Maryan assis sur un banc de bois au seuil d'une maisonnette; ses mains étaient jointes devant lui; ses grands yeux bleus levés vers le ciel semblaient suivre le vol des oiseaux de passage qui émigraient vers le sud. Et qu'il était pâle! A peine tenait-il encore à la terre!
La baronne frissonna, fondit en larmes, puis elle rebroussa chemin précipitamment. Il lui était impossible de passer devant le spectre de celui qu'elle avait aimé.
Aux premières neiges, elle regagna Lemberg. Là, elle apprit, dans une fête chez le gouverneur, de la bouche de certain gentilhomme qui avait des terres dans le voisinage de Kolomea, que Maryan Janowski n'atteindrait pas le printemps, et qu'il eût manqué du strict nécessaire si quelques amis d'autrefois, entre autres un vieux juif ancien factotum de son père, ne l'avaient point secouru. Le lendemain, Warwara se rendit chez un procureur, qu'elle chargea de poursuivre Maryan selon la loi. Lorsque celui-ci reçut la sommation, il ne fit que sourire et déchira le papier en deux morceaux qu'il jeta au feu.
—L'affaire peut se discuter, lui dit le maître d'école qui l'hébergeait. Ne la remettrez-vous pas entre les mains d'un avocat?
—Oh! dit Maryan avec un nouveau sourire, j'ai déjà le meilleur des avocats, celui contre lequel tous les tribunaux du monde sont impuissants, la mort.
Un soir, on entendit dans la rue un joyeux tintement de grelots, et la porte du malade s'ouvrit avec impétuosité pour livrer passage au maître d'école, puis ce brave homme s'arrêta tout à coup, sourit, toussa, cracha d'un air embarrassé; il finit par bégayer:
—Monsieur le bienfaiteur..., il y a quelqu'un là.
—Qui donc? demanda Maryan avec effroi.
—Une dame qui... quel bonheur!... une dame qui... voyez vous-même...
Sur le seuil parut une femme enveloppée de voiles épais. Le malade se redressa, et la dernière goutte de sang qui restait dans ses veines monta violemment à ses joues. Mais déjà la femme voilée lui tendait les bras et venait s'agenouiller près de sa chaise.
—Maryan! murmura-t-elle d'une voix qui n'était pas celle de Warwara.
—Mon Dieu! est-ce possible? Vous, Théofie?... vous?... Qu'est-ce... qu'est-ce qui vous amène?
—Tu me le demandes? dit madame Janowska en arrachant son voile, tu me le demandes, et je suis ta femme? et tu souffres?...
—Sois tranquille sur ce point. Dieu me délivrera bientôt.
—Je suis venue pour te soigner! s'écria la bonne créature. Si tu le permets... ajouta-t-elle avec crainte.
—Ma pauvre amie, tu seras bien mal ici...
—Bah! nous nous arrangerons...
Elle n'en dit pas davantage, mais se mit à déballer mille petites choses qui soulagent les malades et dont Maryan avait été privé jusque-là.
Lorsque Hermine, avec un plaisir visible, apprit cette nouvelle à sa maîtresse, celle-ci eut une attaque de nerfs.
—Cette femme est auprès de lui! elle le soigne! elle fait venir des médecins en consultation, et tout cela, grand Dieu! avec mon argent! Oh! les hommes n'ont ni honneur ni conscience!
A mesure que la terre s'éveillait sous le souffle du renouveau, Maryan se sentait mieux.
—Patience, lui disait sa femme, encore quelques semaines, et nous aurons le printemps. Tu guériras tout à fait.
—Pour jouir du bien-être que je ressens, répondit le malade, il faut qu'un homme soit bien près de la mort. La vie ne s'annonce pas si consolante et si légère.
Déjà les frimas fondaient le long des vitres, un vent doux passait sur la plaine de neige; le fleuve rompait ses chaînes avec un bruit de tonnerre, et de tous côtés naissaient des ruisseaux qui descendaient vers lui en murmurant; une vapeur humide s'élevait sans cesse; de grosses gouttes d'eau pareilles à des larmes perlaient aux fenêtres: c'était partout un bruissement perpétuel. Encore un jour, encore un, et la terre, dépouillée de son linceul, s'épanouirait dans une vapeur bleuâtre. Des petits nuages de ouate moutonnaient sur le ciel serein; le sol fumait et remplissait l'air d'un parfum frais, capiteux, enivrant; les corbeaux s'envolaient lourdement vers la montagne; les moineaux pépiaient sur les branches encore nues et dans les haies qui servent de clôture aux chaumières. Le gazon flétri se parait d'une verdure nouvelle; tout était si distinctement dessiné par le vigoureux éclat du soleil, que le moindre petit tronc d'arbre sur la colline lointaine, chaque abreuvoir perdu au sein des pâturages apparaissait avec une netteté extraordinaire. Déjà commençaient dans les airs ces jeux folâtres, ces chansons, auxquels succède bientôt l'épanouissement complet de tout ce qui vit.
Un jour, une hirondelle cherchant son ancien nid entra sous le porche; elle voltigea quelques minutes deçà delà avec des petits cris, puis elle s'égara jusque dans la chambre du malade, où, après avoir fait mille tours, elle finit par se reposer sur le dossier de sa chaise, en clignant ses petits yeux noirs.
—Elle nous apporte le printemps, dit Théofie avec joie; ne dirait-on pas qu'elle va nous conter des nouvelles de ces beaux pays lointains où il n'y a pas d'hiver?
Le malade se retourna, et regardant l'oiseau familier:
—Oui, oui, dit-il, elle vient me parler d'un pays où il n'y a plus d'hiver, plus d'orages, plus de douleurs, plus de déceptions... Ne connais-tu pas la croyance populaire? L'hirondelle qui entre dans la chambre en volant est une messagère de paix, une messagère de mort...
—Pourquoi ces tristes pensées?
—Elles ne sont pas tristes, Théofie; elles me sont très-douces. Cette nuit, j'ai rêvé que je volais, moi aussi, et, tandis que je m'élevais de plus en plus haut, la terre se déroulait au-dessous de moi comme une broderie bigarrée; les rivières n'étaient plus que des fils d'argent, et les nuages voguaient dans l'azur comme des cygnes sur une nappe d'eau. S'envole-t-on quand on est mort? Je voudrais m'envoler.
Le même jour, il fut saisi d'une grande faiblesse, mais refusa de se coucher. Il sourit lorsque les huissiers de Kolomea entrèrent pour saisir ses meubles au nom de la baronne Bromirska; il les observa en souriant toujours, tandis qu'ils inscrivaient consciencieusement ses habits râpés, son linge usé, ses vieilles bottes.
—Le reste m'appartient, dit sa femme, mettant la justice à la porte.
L'hirondelle était sortie depuis longtemps, mais Maryan croyait toujours l'entendre; il la cherchait à travers la chambre. La nuit, il demanda une fois à boire, puis voulut s'habiller. On lui obéit, on lui donna ses vêtements, on le porta jusqu'à la fenêtre.
—Laisse entrer, dit-il à sa femme, l'odeur des fleurs nouvelles... J'ai senti le printemps!... Que c'est doux, que c'est bon!...
Théofie hésitait à ouvrir la fenêtre, mais Maryan fit un mouvement des paupières qui signifiait:—Désormais, peu importe...—Et la fenêtre fut ouverte.
—Ne la referme, dit le mourant, qu'après que je ne serai plus, afin que mon âme puisse s'envoler.
Il resta quelque temps tranquille, comme s'il eût respiré avec délices l'air embaumé. Tout à coup, sa tête se renversa, et il se mit à chanter tout bas:
Petite moissonneuse,
Aiguise ta faucille;
Dans la steppe, belle fille,
Le froment est mûr!
Au matin revinrent l'huissier, le clerc et le juge du village. Ils avaient reçu l'ordre exprès de conduire en prison Maryan Janowski, la baronne Bromirska ayant demandé, outre la saisie, la contrainte par corps. Théofie les conduisit dans la chambre funèbre, où brûlaient six grands cierges autour de Maryan, qui, pâle, paisible, plus beau que jamais, les mains jointes sur les fleurs qui jonchaient sa poitrine, semblait dormir. La fenêtre était restée ouverte, et, sur le rebord, l'hirondelle, familièrement perchée, jetait son petit cri doux et triste devant le catafalque drapé de noir.
—Le voici, dit avec amertume madame Janowska. Conduisez-le en prison si vous voulez.
Les trois hommes firent le signe de la croix et s'agenouillèrent pour réciter une prière.