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Le legs de Caïn: Un Testament — Basile Hymen — Le Paradis sur le Dniester

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II


Basile Hymen se leva, fit quelques pas dans la chambre, chargea sa pipe de ce tabac jaune de Zigeth, cher à nos montagnards, l'alluma avec précaution, puis, après en avoir tiré plusieurs bouffées vigoureuses qui firent monter au plafond un nuage bleuâtre, il reprit son ancienne place et nous regarda l'un après l'autre. Le tonnerre grondait toujours:

—Où en étais-je? demanda-t-il.

—A la vente de vos biens, dit notre hôte.

—Au moment, interrompis-je, où votre femme s'établissait en maîtresse dans sa nouvelle demeure.

»—Ah! oui! murmura-t-il. On dit qu'il n'y a pas de gens pleinement satisfaits. Je ne sais si c'est une vérité, mais j'étais content le jour où Luba entra dans ma maison; peut-être l'homme exige-t-il trop. A l'un ne suffit pas le gouvernement du monde—voyez Napoléon;—celui-là veut au moins dominer dans son village, celui-ci aspire à de fabuleuses richesses. Moi je me contentais du lot humain tel que la nature l'a tracé; c'est le meilleur, en somme. J'avais une femme, une vraie femme, non pas une poupée, non pas une dame, non pas une bigote, une coquette, une savante, non, vous m'entendez bien, une femme, bonne et simple, et sincère. Elle n'avait pas honte de m'aimer; elle n'était pas trop fière pour montrer cet amour. Nous étions des gens fort occupés, l'un et l'autre: j'administrais ma terre, elle avait soin de l'intérieur où tout marchait comme sur des roulettes, grâce à son activité, à l'affection qu'elle savait inspirer et qui produisait l'obéissance. Elle s'intéressait à toutes mes affaires, assistait à tous mes marchés. Pleine d'égards pour Salomon Zanderer, elle ne manquait jamais, aussitôt qu'il paraissait, de lui offrir le café, ce qu'il considérait comme un grand honneur, et de le taquiner gaiement pour faire jaillir l'étincelle de cette sagacité juive aiguisée par le Talmud.

»Par exemple, elle lui disait:—Comment se fait-il que Dieu ait défendu le vol par la voix de Moïse, quand il l'a commis lui-même en dérobant au pauvre Adam une de ses côtes pour en tirer la femme?

»Et Salomon de répondre, avec son imperturbable sourire:

»—Appelle-t-on voleur quiconque prend un métal ignoble pour le remplacer par de l'or?

»Jamais l'un de nous deux ne quittait la maison sans l'autre. Un jour je devais aller à la ville et la voiture était déjà prête:

»—Faut-il vraiment que j'aille seul? dis-je à Luba. C'est bien ennuyeux. Ne me feras-tu pas la grâce...

»—Non, non, interrompit ma femme, il m'est impossible de m'absenter aujourd'hui; nous avons la grande lessive.

»—La lessive! c'est différent.

»Je me lève, je prends congé d'elle, mais je ne vais que jusqu'à la porte:

»—Est-ce donc si pressé, Luba, d'aller à la ville?

»—Tu dois le savoir.

»—Alors, à bientôt!

»—A bientôt!

»Je suis déjà en voiture, Luba me fait signe de la fenêtre.

»—Non, décidément, dételez, dis-je au cocher.

»Jamais nous ne passions le temps aussi agréablement qu'en tête-à-tête. Il me suffisait pour ma part de contempler Luba; elle avait le secret d'être toujours charmante et cela d'une manière nouvelle, soit qu'elle s'assît, soit qu'elle marchât, soit qu'elle réfléchit étendue sur le divan, soit qu'elle écrivît devant sa petite table. Je ne concevais pas que d'autres eussent besoin de spectacles, de promenades, de concerts, de soirées, de courses en traîneau, de chasses, de voyages. Chaque saison variait nos simples plaisirs: l'été, je prenais mon bonnet, elle son chapeau de paille, et nous nous en allions du côté du village. Les chaumières délabrées avec leurs toits de chaume noirci avaient un air de fête, grâce aux arbres fruitiers en fleur ou chargés de cerises et de pommes vermeilles qui semblaient sourire à travers le feuillage comme de frais visages d'enfants. Les ondulations lentes du blé, l'éclat du soleil qui effleurait les épis nous émerveillaient toujours; nous écoutions le chant de la caille, nous voyions la perdrix couver ses oeufs dans un sillon, nous observions la souris qui sort de son trou un petit museau inquiet, nous suivions le jeu des sauterelles quand elles s'élevaient sous nos pas par centaines pour retomber à terre l'instant d'après:

»—N'ayez donc pas peur! leur disait Luba.

»Elle aimait faire avec moi de longues promenades à cheval. Alors nous laissions nos montures nous emporter bride abattue dans la steppe où rien ne bornait leur course ni notre horizon. Lorsque la terre fumait sous les sabots retentissants et qu'aucun arbre, aucun buisson n'apparaissait dans l'espace illimité, nous éprouvions le sentiment de gens qui chevaucheraient dans le ciel bleu. Si un orage nous surprenait, Luba rejetait en arrière ses tresses trempées de pluie et qu'avait dénouées la tempête, avec des cris de joie qui se mêlaient au fracas des éléments furieux.

»Il fallait la voir conduire notre attelage de quatre petits chevaux noirs sans les toucher du fouet, en les encourageant seulement de sa voix claire: ils allaient si vite que la poussière nous enveloppait comme un brouillard, à travers lequel nous apercevions par intervalles un arbre, des granges, une ferme isolée.

»Dans l'après-midi, lorsque l'atmosphère ensoleillée était transparente comme une muraille de cristal, j'avais l'habitude de pêcher. Je m'asseyais au bord de l'étang, sous un épais bouquet d'aulnes dont les branches formaient un toit au-dessus de ma tête, et Luba se blottissait à mes côtés. Les seuls bruits étaient ceux que faisait le poisson en sautant; à travers les marais marchait lentement une cigogne; des canards sauvages nageaient au loin parmi les roseaux. Luba préparait les amorces, je jetais la ligne et chaque fois qu'un poisson était pris c'étaient des transports de joie.

»L'hiver, une grande montagne de glace s'élevait derrière la seigneurie; l'accès d'un côté en était facile; on y montait par des degrés pour se laisser glisser ensuite sur l'autre flanc avec la rapidité de l'éclair. Tout était blanc: le ciel, la terre, les maisons, les arbres, même le soleil. Il faisait froid, et pourtant tout respirait la gaieté. Luba s'asseyait dans le traîneau sous ses fourrures, les joues rouges, l'oeil brillant; je la conduisais; la glace sous nos pas lançait des étincelles. Les corbeaux nous regardaient gravement du haut d'un peuplier, les moineaux piaillaient sur la clôture.

»C'était le beau temps des courses à cheval. Luba, avec sa longue jupe d'amazone, sa jaquette garnie de martre et sa kutschma de la même fourrure sur la tête, fortement fardée par le froid, était l'image même de l'entrain, de la fraîcheur et du courage.

»J'aimais m'attarder en arrière pour la voir se balancer mollement en selle; la gelée poudrait ses cheveux, transformait la fourrure qui suivait le contour de ses hanches en une garniture d'aiguilles irisées, éblouissantes, et faisait de son cheval noir un cheval gris. Et quelle ivresse aussi de voler dans un traîneau à travers le monde qui semble bizarrement taillé dans du marbre blanc, tandis qu'un éclat fantastique se répand sur toute la nature, que les arbres semblent fuir, tant est rapide notre course, et que de loin nous suivent les loups!—Ma femme m'accompagnait sans crainte à la chasse; elle ne connaissait pas le danger; avec un sang-froid tout viril elle tirait la bête que les paysans poussaient vers nous. Je tuais des fouines superbes, des renards, des loups, parfois même un ours.

»Les longues soirées d'hiver, nous les passions au logis, dans la grande chambre meublée d'un divan turc, d'un piano et d'un billard. Ma femme faisait de la musique, je l'écoutais en fumant. Nous lisions les journaux et quelques bons livres, en nous intéressant, comme seuls peuvent le faire deux solitaires, aux aventures de héros chimériques; puis nous procédions à la partie de billard. Luba gagnait chaque fois, car, si elle regardait son jeu, moi je ne regardais qu'elle, comment son buste élégant se penchait pour quelque coup difficile et comment elle restait suspendue sur la pointe de son petit pied. Les sujets de conversations ne nous manquaient pas; rien de ce qui m'arrivait n'était indifférent à Luba, rien de ce qui concernait Luba ne me semblait puéril; nous nous entretenions de mille choses auxquelles ne pensera jamais quiconque mène une existence mondaine, et les questions de ma femme eussent embarrassé maint philosophe. Je me remis donc en secret à l'étude; j'achetai des livres de science, même de médecine, et nos causeries à l'heure du crépuscule devinrent une source toujours fraîche de réflexions et d'enseignement élevé.

»Il nous arrivait encore de rester assis sans rien dire; ma femme appuyait sa tête sur mon coeur, je la tenais embrassée, nous étions absolument heureux dans le sentiment de la possession mutuelle. Il est vrai que la première année terminée nous eûmes moins de loisirs; les visiteurs firent irruption chez nous, et dès lors il ne nous arriva que rarement de passer une soirée seuls.

»Mais j'insiste là bien inutilement sur les plaisirs évanouis; nous sommes désormais pauvres et abandonnés, la vente par autorité de justice se poursuit.

»A midi, elle fut interrompue: le crieur, les juifs, tous les assistants s'étaient enroués au point d'avoir soif; ils s'en allèrent en masse au cabaret.



III


»Luba, qui avait un morceau de pain dans sa poche, le partagea gaiement avec moi, et nous nous assîmes sur le seuil de la maison pour prendre aussi notre repas. Au moment même arrivait, bride abattue, un cavalier; quand la poussière, en tombant, me permit de distinguer ses traits, je reconnus mon ami Urbanovitch, le même qui avait bu à nos noces dans le soulier de Luba. Il n'avait pas mis pied à terre qu'une britska vint déposer devant la seigneurie un autre compagnon des jours heureux, Jadezki; puis un troisième encore, Pan Gadomski, se glissa comme un furet dans la maison. On aurait pu croire qu'ils s'étaient donné rendez-vous. L'Évangile le dit: «Là où il y a un cadavre se rassemblent les aigles.»

»Bientôt d'autres amis arrivèrent; ils auraient eu honte d'assister à la vente et avaient, par conséquent, attendu, réunis au cabaret, la fin de cette cruelle exécution; maintenant ils accouraient pour nous consoler et nous donner des conseils; quant à nous aider, nul n'y songeait.

»L'indignation s'empara de moi. Comment, en effet, étais-je tombé dans le malheur? Je n'étais ni un joueur, ni un débauché; je ne me connaissais qu'une passion, celle d'avoir des amis, et qu'une faiblesse, celle d'obliger tout le monde; c'étaient mes amis qui m'avaient dévoré. Ils m'aimaient, sans doute, mais l'amitié peut devenir importune à la longue. Chaque jour ils envahissaient ma demeure, m'empêchant même d'échanger un mot avec ma femme; une fois nous prîmes le parti de nous absenter, mais la maudite engeance resta derrière nous dans la maison; nous les retrouvâmes festoyant et chantant à tue-tête au milieu de leurs libations: «Longue vie à nos hôtes, longue vie à leurs enfants!» Je ne savais pas me débarrasser d'eux; j'avais le coeur trop faible, oui, trop tendre et trop compatissant en toute circonstance. Il me suffisait de lire dans la gazette le récit d'un malheur quelconque pour ne pas dormir de la nuit. Il m'était impossible de renvoyer un pauvre, de refuser quelque chose à un voisin. Si encore je n'avais fait que partager avec les autres! Mais je leur eusse donné jusqu'à ma dernière chemise; j'étais homme à me faire raser pour que le prochain eût une perruque. Luba, malgré sa grande bonté, ne tombait pas dans les mêmes exagérations de sentiment. Je me rappelle qu'après l'incendie d'une ville de l'Ukraine, incendie qui avait laissé des milliers de misérables sans asile, je lui dis dans l'excès de mon émotion:

»—Peux-tu souffrir d'être si chaudement vêtue de fourrures quand tant d'autres ont froid?

»—Je les plains, répondit Luba, mais ma pelisse ne peut suffire à mille personnes, elle est faite pour une seule, et je ne suis pas fâchée d'être celle-là.

»Au fond elle avait raison, et moi j'étais absurde. Si un de mes amis admirait chez moi un fusil, je m'écriais:—Prends-le!—Oui, j'aurais donné les tuiles de la toiture, les semelles de mes bottes; à la fin mes amis ne me demandèrent plus ce qui leur faisait envie; ils prirent sans façon tous les objets à leur convenance. S'ils avaient soif, ils buvaient de mon vin; je les nourrissais, je les vêtissais, je payais leurs dettes, je leur prêtais tout mon argent, et quand je n'avais plus d'argent je signais des lettres de change où je me portais caution pour eux.

»Quand j'allai une première fois chez les vampires juifs, ce fut encore à leur intention. Et maintenant ils étaient là groupés autour de moi, cet Urbanowitch, ce Jadeski, ce Gadomski, fumant leurs cigares et m'exhortant avec une bienveillance hautaine.

»—Comment as-tu pu faire de si folles dépenses? me demanda Jadeski en lançant une bouffée de fumée.—Le malheureux! A qui ai-je donné ce précieux tableau hollandais représentant une femme qui pèle des pommes, et tant d'autres choses, jusqu'à ma pipe d'écume de mer?... A peine avait-il souri en murmurant:—Pas mauvaise cette pipe!—Et déjà elle était à lui! M'a-t-il jamais offert en échange une noisette? Non, mais il critiquait tout ce qui m'appartenait:—Ta maison n'a aucun style, commençait-il à dire en arrivant.—A table rien n'était bon; mon vin était toujours frelaté, bien qu'il en vidât pour le moins deux bouteilles; la toilette de Luba n'était jamais de son goût. Si elle portait des couleurs sombres, il lui demandait d'un ton ironique:

»—De qui, madame, êtes-vous en deuil?

»Si elle avait sa kazabaïka rouge:

»—J'espère, disait-il, que le taureau est rentré.

»Quand nous étions seuls, à la chasse, il s'arrêtait soudain, et les deux mains sur mes épaules:

»—Je te plains, mon ami, soupirait-il.

»—Pourquoi donc?

»—Tu es un noble cour, mais ta femme...

»—Qu'as-tu à dire contre elle?

»—Oh! rien!... l'ensemble de sa personne ne me plaît pas... et puis elle rit toujours.

»Urbanowitch, en revanche, jetait sur Luba les regards qu'un voleur peut jeter sur le trésor qu'il convoite. J'ignore où passait l'argent de celui-là, mais il empruntait à tout le monde et à moi de préférence.

»Gédéon, un ancien officier très-aimable, ne parlait jamais d'argent; il imita toutefois ma signature si habilement, sur une lettre de change, que je fus forcé de la reconnaître pour le sauver de l'infamie. Je dois dire qu'il se montra reconnaissant: il s'efforça de dissiper ma femme et de me dresser aux belles manières. Nous avions là un mentor très zélé; mon bonheur conjugal surtout semblait le préoccuper:

»—Cher ami, s'écriait-il, comment diable traites-tu ta femme?...—Et si je m'étonnais:

»—Tu fais fausse route, reprenait-il, absolument fausse route. Une femme demande à être étudiée; mais toi, tu laisses tout aller sans réfléchir; à la fin tu découvriras des choses... tu ne sais pas, malheureux, quelle charmante femme tu as!...

»Tels étaient mes amis, et tous ensemble se moquaient de moi quand j'avais le dos tourné, colportant sur mon compte de mensongères anecdotes comme n'en ont jamais inventé mes plus grands ennemis, non, pas même ma soeur. En outre ils me rapportaient, avec une sincérité parfaite, tout ce que le monde pouvait dire de désobligeant à mon sujet. Un jour,—encore à la chasse,—Jadezki me dit brusquement:

»—Eh bien! quand je t'avertissais!... Ta femme... Gédéon lui fait la cour et n'est pas trop rebuté. Auras-tu confiance en moi, maintenant?

»—Je dirai, répondis-je, que tu calomnies ma femme, et je te défendrai de recommencer!

»—Mais, grand Dieu! ce n'est pas moi qui parle, c'est la rumeur publique qui veut que ce fanfaron plaise à ta femme!

»Vous connaissez maintenant mes amis, ces bons amis auxquels je me sacrifiais, pour qui j'aurais donné le sang de mon coeur! Ah! mon Dieu, pourquoi donc as-tu créé le monde s'il n'était pas possible de le faire meilleur?

»Mon vieux Salomon me donnait des conseils.

»—Cela finira mal, disait-il.

»Luba s'amusa d'abord des indiscrétions de nos hôtes; quand ils jouaient, buvaient et chantaient jour et nuit dans la maison, ne me laissant pas un coin où je pusse me réfugier avec elle, la méchante venait s'étendre sur le divan, à mes côtés, en me regardant avec une malicieuse tendresse entre ses paupières demi-closes, car elle voyait bien que j'étais au supplice.

»Par la suite, elle prit les choses plus sérieusement:

»—Tu es trop bon, me disait-elle; la bonté, en certaines circonstances, peut être un défaut aussi bien que l'avarice et la dureté. Nous nous ruinerons, et ces gens-là ne sauront pas nous rendre ce que nous faisons pour eux.

»Je défendis mes amis; nous faillîmes nous quereller.

»—Tu ne me crois pas! dit Luba. Eh bien! je te prouverai que chacun d'eux est disposé à te trahir. Désigne celui que je dois démasquer.

»—Tu épargneras bien au moins Gédéon, m'écriai-je pour l'éprouver, car les calomnies de Jadeski m'étaient restées en tête, bien que je n'eusse jamais douté de ma Luba.

»—Je n'en épargnerai aucun, répondit-elle; c'est donc Gédéon qui va servir d'exemple.

»Je respirai plus librement. Jadeski n'était qu'un indigne menteur.

»Quelques jours s'écoulèrent. Un soir que Gadomski, Urbanowitch et plusieurs autres étaient chez moi comme de coutume autour de la table de jeu, Jadeski me dit à l'oreille:

»—Tiens! où a passé Gédéon? Chez ta femme, sans doute. Il n'y manque jamais.

»—Imbécile! lui répondis-je, comment comprendrais-tu ma femme, toi qui n'as jamais su apprécier une madone de Raphaël plus qu'un barbouillage d'enseigne?

»Luba entrait au moment même en riant de tout son coeur:

»—Vite, vite, nous dit-elle; qui veut voir un oiseau rare, un oiseau que j'ai pris?

»Tous se levèrent pour la suivre, cartes en mains. Elle nous conduisit jusque dans sa chambre.

»—Où est-il? demandai-je regardant autour de moi.

»—Ici.

»Elle montrait du doigt une grande armoire.

»—Je vous prie de regarder là-dedans.

»Jadeski nous repoussa tous et regarda, curieux, par un de ces trous grillés qui font pénétrer l'air dans les placards.

»—Mais c'est un homme!...

»—Un homme! Laisse-nous voir... Qui donc?... demandèrent les autres en se rapprochant.

»—Gare à vous! c'est Gédéon! fit Jadeski stupéfait.

»—Comment es-tu entré là-dedans? demanda Urbanowich.

»Le prisonnier restait muet, dévorant sa moustache.

»—Voyez, dit Luba, comme il est devenu taciturne, lui qui parlait si bien tout à l'heure! Il jurait que j'étais la plus belle femme du monde, une Vénus; il me peignait sa passion, et puis, las de bavarder, il s'est conduit brutalement comme un vrai Tartare...

»—Et vous l'avez repoussé? s'écria Jadeski de plus en plus surpris.

»—Je me suis moquée de lui, naturellement, et comme quelqu'un passait dans le corridor, j'ai dit: «—C'est mon mari! S'il vous trouve dans ma chambre, vous êtes mort!» Il a été bien content de se jeter dans l'armoire... Mais j'ai fermé l'armoire à clef. Voilà!

»J'ouvris à Gédéon, qui ne paraissait pas pressé de sortir et se cachait derrière les robes de ma femme. Nos amis le tirèrent dehors, et il entra en fureur.

»—C'est une mauvaise plaisanterie. Canailles! vous m'en rendrez raison, vous tous, et toi d'abord, heureux époux d'une si farouche vertu!...

»—Lui d'abord, bien entendu! décida Urbanowitch.

»—Qu'ils se battent sans retard!

»Nos amis nous excitèrent si bien, que le duel aurait eu lieu séance tenante, sans ma femme qui se posa entre nous et se mit à rire.

»—Vous battre? dit-elle, et pourquoi? Si quelqu'un est offensé ici, c'est moi seule, oui, offensée par les folles espérances de Monsieur. Il est vrai que j'ai pris ma revanche; s'il n'est pas content et qu'il veuille un duel à tout prix, me voici prête.

»Elle saisit une cravache accrochée au mur.

»Gédéon disparut et Luba partit d'un nouvel éclat de rire qui nous gagna tous.

»Chacune de mes amitiés devait être brisée brusquement d'une manière ou d'une autre. Quand j'avais une fois vu clair, je ne me laissais plus duper, je rompais avec une énergie qui devait étonner le monde où j'avais la réputation d'un homme faible sur tous les points. C'était une erreur. J'étais lent à croire au mal, mais il ne me trouvait pas miséricordieux. Naturellement, mes faux amis m'accusaient d'inconstance, et leur animosité à mon égard était d'autant plus furieuse que mon dévouement avait été plus complet. Ils vinrent cependant comme je l'ai dit, après la vente de nos dernières nippes, fumer autour de moi et me donner des conseils:

»—Si tu t'adressais à ta soeur! me dit Urbanowitch.

»Ce fut la suprême humiliation. Et qui donc m'avait spolié, sinon cette bonne soeur?

»J'avais une tante, vieille fille qui chaque été venait s'établir chez nous, où elle était entourée de soins, dorlotée dans ses maladies avec une tendresse filiale; pour Noël, nous ne manquions jamais de lui envoyer un chariot de provisions. A peine remerciait-elle. Certaines gens sont ainsi. Les bienfaits les gênent; ils craignent d'être forcés à la reconnaissance et se prouvent bien vite à eux-mêmes qu'ils ont toujours la liberté de vous faire du mal.

»—Viéra m'a raconté que tu avais un amant, dit cette tante vénérable à ma femme; je ne te le reproche pas, petite; tu as un mari si ennuyeux!

»Or, Viéra ne lui donna pas, dans toute sa vie, un pain d'épice; mais l'hiver elle était toujours chez elle, lui baisant les mains, la caressant, l'appelant chère petite tante, parlant de cette vieille avare, jadis galante, comme d'un noble coeur et d'une prêtresse des moeurs. Aussi, après la mort de notre tante, hérita-t-elle, en échange de toutes ses jolies paroles, de soixante mille florins, tandis que moi, qui avais prodigué les dons, je ne reçus pas un kreutzer.

»Gadomski fut le dernier de mes amis dans lequel j'eus confiance. A chaque nouveau déboire, il me consolait, mais d'une étrange façon:

»—Ah! mon Dieu! disait-il, ne te plains pas des dégoûts que t'apporte la vie. Alexandre a beau conquérir le monde, il ne possède rien... Et un fakir qui jeûne dans le désert ne manque de rien... Qu'est-ce que la vie? Si tout te souriait, tu t'y attacherais trop... Tu la maudis, tant mieux!... Songe que tu en auras bientôt fini avec elle et que tu ne reviendras plus au monde. Que cette perspective te donne du courage.

»C'est assez dire que Gadomski était un philosophe. Nous avions autrefois étudié ensemble; dès lors il s'occupait d'une oeuvre colossale qui devait bouleverser le monde et il s'en allait au hasard, sombre et absorbé comme un brigand, son pistolet au poing; mais il manquait au pauvre brigand la poudre et le plomb pour charger ce pistolet, qui ne partait jamais par conséquent. Une fois, Gadomski m'écrivit:

»—Si j'étais délivré au moins une année de tous mes soucis, j'achèverais mon oeuvre, bien que les hommes que je méprise ne méritent pas qu'on leur rende un si grand service.»

»Je lui offris l'hospitalité. Il arriva en affectant la mine d'un Socrate; il lui fallut deux jours pour déballer ses livres, un autre pour plier son papier, une quatrième journée pour tailler sa plume; bref, il finit par ne rien écrire. En revanche, il se montra de prime-saut fort insolent avec Luba. Il faisait peu de cas des femmes. Lorsque la mienne se mêla une première fois à notre entretien:

»—La femme, dit-il, doit se taire quand les hommes parlent.

»Il traversa le salon, où elle se trouvait avec d'autres dames, sans ôter son bonnet, et soutint pendant le dîner que les femmes étaient des animaux subalternes.

»Là-dessus Luba se leva d'un bond, et s'adressant à moi:

»—M. Gadomski comprendra qu'un animal de ma sorte ne puisse plus avoir l'honneur de le recevoir, dit-elle en se retirant dans sa chambre.

»Mais mon philosophe était décidé à rester malgré ce congé en règle.

»—Tu m'as attiré chez toi, disait-il en rongeant une cuisse de canard; j'ai été dupe de ma confiance, tu me dois une indemnité.

»Il me fallut avant de le mettre à la porte lui compter cent florins; encore monta-t-il dans ma voiture, qui allait le reconduire jusqu'à Kolomea, en m'appelant poule mouillée.

»Mes domestiques n'étaient pas meilleurs que mes amis; les vieux étaient morts, les nouveaux ne valaient pas la corde à laquelle on aurait dû les pendre. Ma bonté, ma douceur à leur égard ne me rapportaient qu'ingratitude.

»Il n'était pas jusqu'à mon chien, un petit chien que je gâtais au point d'impatienter Luba, qui ne répondît à mes bienfaits par des trahisons. Il profitait de toutes les occasions pour m'échapper, préférant le pain bis du premier venu aux bouchées délicates dont je le nourrissais. On vante la fidélité du chien, et on ajoute que de tous les animaux c'est lui qui ressemble le plus à l'homme; or, je vous le demande, s'il ressemble à l'homme, comment le chien peut-il être fidèle?



IV


»En dépit de mes amis et de mes domestiques, je n'aurais pas sombré comme je le fis si des fléaux successifs ne se fussent appesantis sur mes terres. Elles furent ravagées par certain nuage noir, un nuage de sauterelles, plus qu'elles ne l'eussent été par la grêle. La même année, un incendie dévora nos forêts. Avec l'aide des paysans on put le cerner, lui imposer des limites à grands coups de hache; une grosse pluie vint aussi à notre secours, mais la perte néanmoins était considérable. Pendant le rude hiver qui suivit, des loups décimèrent mes troupeaux. Je prenais philosophiquement mon parti; Luba riait de tout et elle effaçait par un baiser chaque pli soucieux de mon front, mais nous commencions à vendre des champs. Un jour que je revenais de Kolomea, où s'était signé le marché, avec six mille florins en poche, je fus attaqué par cinq Haydamaks9 qui me dévalisèrent.

»—Eh bien! dit Luba, mieux vaut avoir eu affaire à des voleurs qu'à des meurtriers.

»L'intarissable enjouement de ma femme n'était autre que de la grandeur d'âme. Son rire intrépide était mon talisman contre la mauvaise fortune, mais malgré ce rire on nous enleva nos meubles. Je m'étais adressé à tous mes anciens amis, Luba avait imploré ma soeur, et le seul secours qui nous vint fut celui d'un Juif, le faktor Salomon. Nous fîmes des réformes, tardives peut-être; je n'ai pas la prétention d'avoir été prudent ni sage. Les procès absorbèrent ce qu'avaient laissé les parasites; les saisies suivirent les procès; j'eus la douleur de voir Salomon se mettre pour moi dans l'embarras. Bref, l'exécution finale survint; je vous y ai fait assister et vous avez vu comment Urbanowitch, Jadeski et les autres vinrent ensuite autour de moi fumer leurs cigares.

»—N'y a-t-il rien à boire ici? dit soudain Urbanowitch, chez qui la soif était une maladie.

»—Si fait! répondit Luba.

»Elle courut au puits et lui rapporta un verre d'eau qu'il vida en la regardant tristement.

»—Eh bien! me dit Jadeski de sa voix claire et insolente, qui sonnait désagréablement dans l'adversité, que comptes-tu faire maintenant que tu n'as plus le sou?

»—Le prince Sapieha n'a-t-il pas besoin d'un intendant? hasarda Urbanowitch.

»Le sang me monta au visage.

»—Bah! interrompit Jadeski en feignant de plaisanter, mais sérieux au fond, Basile n'est pas embarrassé; il a une jolie femme. Que ne l'emmène-t-il à Lemberg, à Vienne, ou plutôt tout de suite à Paris?

»C'en était trop. Luba devint pourpre; elle ne rit pas cette fois, des larmes jaillirent de ses yeux:

»—Par le Christ! m'écriai-je.

»Les paroles s'étranglèrent dans mon gosier, mais je saisis Jadeski et le secouai avec violence.

»—Sortez de chez moi, fils de païens, oiseaux de potence!... je n'ai plus rien à vous donner...

»—Le malheureux a perdu l'esprit, s'écria Gadomski.

»—Il y a vente ici et nous sommes les acheteurs, dit Jadeski en se rasseyant.

»—Non, il n'y a plus rien à vendre; sortez, ou je lâche les chiens!

»Luba courut déchaîner les deux chiens-loups qui s'élancèrent en aboyant, ce qui suffit à mettre nos amis en déroute. Sans perdre de temps à regagner leurs chevaux ou leurs voitures, ils se dispersèrent, les chiens, excités par Luba, s'acharnant à leurs talons.

»—Écoute, dis-je brusquement à ma femme, je suis à bout de résignation. On nous a tout pris, mais je ne céderai pas du moins à ces coquins les vieilles pierres de la maison paternelle. On me tuera d'abord.

»Jamais l'idée d'être chassé du lieu de ma naissance ne s'était présentée à moi avec autant de force; je sanglotais tout haut, je n'ai pas honte de le dire, et ma femme pleurait avec moi. Je continuai, en la serrant avec emportement contre ma poitrine, tandis que mes larmes ruisselaient sur ses cheveux:

»—Tu es brave, Luba, nous nous défendrons!

»—Soit! dit-elle, me comprenant à demi-mot, et levant vers moi ses yeux étincelants où s'étaient séchés les pleurs, si tu veux, nous ferons sauter la maison plutôt que de la rendre.

»Oh! c'était une femme!

»Je rassemblai les gens qui nous restaient et leur communiquai le projet insensé qui venait de germer dans mon esprit. Aucun n'osa dire non ouvertement, mais celui-ci se grattait la tête, celui-là faisait la grimace, et, tandis que Luba chargeait les fusils, tous s'esquivèrent l'un après l'autre.

»Lorsque je voulus rassembler nos forces, la maison était vide, il n'y restait que moi, ma femme et mon Juif. Salomon me conjura de ne pas tirer, mais quand je lui dis de préparer les cartouches il se mit à l'oeuvre en soupirant et en marmottant des prières. Je barricadai toutes les issues, portes et fenêtres; Luba m'aidait activement. Nous entassâmes des caisses devant la porte qui conduisait dans la cour, et toutes les tables, toutes les chaises, tous les bancs qui restaient devant l'entrée principale. Nous bourrâmes les fenêtres de coussins de voiture, de paille, de matelas, de lits de plume, n'en réservant que deux à droite et à gauche qui furent arrangées de façon à servir de meurtrières. Nous attachâmes une longue mèche à un tonneau de poudre placé dans la cave. A peine avions-nous achevé nos apprêts de siége que les gens du tribunal et les Juifs apparurent le long de la route comme une file de fourmis. Je sortis sur le balcon, deux pistolets à la ceinture, un fusil à la main.

»—Messieurs, commençai-je, et vous, Juifs, la vente est terminée; il n'y a plus rien à prendre ici. Je défendrai la maison de mon père les armes à la main et je jure de tirer sur quiconque osera y pénétrer.

»En ce moment je remarquai que Jadeski et Urbanowitch étaient au milieu des Juifs.

»—Il est fou, dit le premier.

»—Au nom de l'empereur, laissez-nous entrer, commença le délégué du tribunal.

»—Je m'incline devant l'empereur, répondis-je, mais nul n'entrera vivant.

»—Si vous arrêtez le cours de la justice nous emploierons la force à notre tour et nous enfoncerons les portes.

»—Venez donc! dis-je en saluant.

»—Des haches! criait Jadeski, excitant la foule.

»Les plus braves cherchèrent à forcer la porte. Au moment même je tirai en l'air. L'effet de cette manoeuvre fut magique; les gens du tribunal et les acheteurs, les chrétiens comme les juifs, s'enfuirent. Quelques-uns roulèrent par terre; certain juif, dans son angoisse, grimpa sur un arbre. Jadeski sauta par-dessus une clôture, resta pendu par un pied et tomba la tête dans les orties. Le premier assaut était repoussé.

»L'ennemi se replia et tint conseil. L'envoyé du tribunal appelait les paysans au secours de la loi, mais ces braves gens ne voulurent pas combattre leur ancien maître. Les gens qui n'étaient venus que pour acheter s'en retournèrent au village; nos créanciers cependant tinrent bon; Jadeski les encourageait.

»—Voyez, disait-il, ce n'est pas sérieux, il ne tire qu'en l'air; comment oserait-il tuer l'un de nous, quand il sait que la potence l'attendrait ensuite?

»Ils s'armèrent donc de fusils, de sabres, de houes et de bâtons en vue d'un assaut, et, séparés en deux troupes, ils attaquèrent simultanément la maison devant et derrière en criant comme des sauvages.

»Cette fois la chose était sérieuse. Je me mis à la meurtrière de droite, Luba à celle de gauche, et ensemble nous fîmes feu. Quatre coups de fusil chargé de gros plomb haché firent dans la foule l'effet du canon. Au moment même quelqu'un sauta dans la chambre où nous nous trouvions. Les assiégeants avaient enfoncé la fenêtre du côté de la cour, et Luba, en se retournant, vit Jadeski, une hache à la main. Vite, elle tira le pistolet de sa ceinture et le braqua sur lui. Il tomba sur le dos avec un grand cri. Un homme qui allait monter prit la fuite. Luba avait mis le pied sur Jadeski et brandissait une houe.

»—Laisse-le vivre! lui dis-je.

»Tandis que nous barrions de nouveau la fenêtre, il rampa, en s'aidant des pieds et des mains, dans une autre chambre où il resta étendu sur le flanc.

»Ainsi l'assaut était heureusement repoussé; Luba avait même fait un prisonnier. Je sortis sur le balcon et ne fus pas médiocrement satisfait en voyant que tous ceux qui étaient tombés avaient pu se relever et s'en allaient clopin-clopant en gémissant et fort ensanglantés. Soudain, un coup de feu qui m'était destiné brisa une vitre. Je me retirai précipitamment. On tirait de tous côtés sur la maison. Nous répondîmes à ce feu. Le combat dura une heure, après quoi les agresseurs, se lassant, firent demander des renforts au gouvernement du cercle.

»Jusqu'à l'arrivée de ce secours militaire, le siége continua: des gardes entourèrent ma maison et occupèrent les puits; on espérait me forcer à capituler, faute d'eau et de nourriture. Nous attendîmes la nuit; lorsqu'elle fut bien sombre, je dis à Salomon Zanderer:

»—Je vais t'ouvrir la porte de derrière; gagne un lieu sûr et emmène le blessé, qui autrement pourrait mourir ici.

»—Je ne vous quitte pas, répondit mon Juif.

»—Si je te dis que nous sommes hors de danger, repris-je, tu croiras bien que c'est la vérité. Obéis donc, tu n'as pas le droit de t'exposer davantage; songe que tu as une femme, des enfants. Allons, va-t'en!

»Salomon poussa un long soupir, puis il se prosterna en pleurant devant ma femme et lui baisa les pieds. Il me baisa aussi les mains. J'ouvris la porte. Il traîna Jadeski dehors:

»—Que Dieu vous protége! cria-t-il encore dans la cour d'une voix entrecoupée.

»Alors je barrai de nouveau la sortie. Nous veillâmes jusqu'à minuit, moi au rez-de-chaussée, Luba au premier étage, les chiens-loups avec nous. Rien de suspect ne se fit entendre; on ne distinguait que les cris échangés à de longs intervalles par les postes qui entouraient la maison.

»Une fois je mis la tête à la fenêtre. Çà et là brillaient des feux de bivouac comme dans un camp. Des nuages noirs couvraient le ciel; seule, une étoile luisait vacillante comme une lampe près de s'éteindre. A minuit j'appelai Luba:

»—Allons, prépare-toi, il est temps de nous échapper; je vais mettre le feu à la mèche.

»—Où irons-nous? demanda-t-elle.

»—Là où il n'y a pas d'hommes, dans le désert.

»—Je suis prête à te suivre.

»—Mais, lui dis-je, habille-toi chaudement, l'hiver est proche et nous n'aurons pas d'abri.

»Je commençai par redresser une faux pour en faire l'arme qui fut si redoutable entre les mains de nos paysans dans leur guerre contre la noblesse; puis je remplis deux carnassières de linge, de poudre, de plomb et de tabac; chacun de nous avait deux pistolets et un poignard à la ceinture, plus un fusil en bandoulière. Je démolis la barricade, j'ouvris doucement la porte de derrière et, me glissant inaperçu dans la cour, je mis le feu aux granges et à l'étable; après quoi je gagnai la cave pour allumer la mèche dont un des bouts trempait dans le tonneau de poudre grand ouvert. Luba me regardait faire; elle n'avait point voulu s'éloigner d'un pas, craignant que l'explosion n'eût lieu trop vite: en ce cas, c'eût été son désir de mourir avec moi. La mèche commençait à brûler lentement. Je saisis ma faux.

»—Dépêchons-nous! m'écriai-je.

»En hâte nous remontâmes les degrés pour traverser la cour et atteindre ensuite les champs. A trois cents pas de la seigneurie une bande furieuse nous accosta.

»—Le voilà, ce brigand! prenez-le! liez-le!

»Je brandis ma faux et la promenai à deux reprises autour de moi; trois hommes furent fauchés comme des épis mûrs. Luba luttait contre deux forcenés. Au moment même un épouvantable fracas se fit entendre; le sol trembla sous nos pieds. C'était ma maison qui sautait. Presque en même temps les flammes sortaient des communs; la paille et le blé enfermés répandirent l'incendie avec une rapidité terrible. Nos adversaires s'étaient jetés éperdus la face contre terre ou fuyaient dans toutes les directions. Nous nous esquivâmes heureusement. Mes deux chiens m'avaient d'abord suivi, mais lorsque l'épouvantable détonation se fit entendre et que l'on put croire que la terre se fendait, je perdis l'un d'eux; l'autre resta. Nous traversâmes les champs, et, ayant atteint la forêt, nous prîmes un étroit sentier que je connaissais bien. Au bout d'une heure environ, nous étions sur une colline, d'où l'on jouissait d'une vue étendue. A nos pieds s'étendait le monde maudit, comme un sépulcre au fond duquel brûlait ma seigneurie en guise de torche funèbre. Nous nous arrêtâmes tout juste assez pour reprendre haleine. Que nous importait le monde désormais? Notre chemin conduisait au désert.



V


»Ce fut dans la nuit du 9 octobre que nous commençâmes un voyage qui devait durer six jours ou plutôt six nuits. L'automne était d'une splendeur extraordinaire, et à midi le soleil piquait comme en été; nous étions trop lourdement chargés pour pouvoir affronter la chaleur; et puis, nous craignions d'être découverts. Pour ces raisons, nous nous cachions le jour dans la paisible obscurité de la forêt, et reprenions la nuit notre marche à la lueur des étoiles. Le maïs ou les pommes de terre qu'il nous arrivait de rencontrer servaient à notre nourriture, le chien-loup qui nous avait suivis veillait sur notre sommeil.

»Dans la matinée du cinquième jour, après avoir traversé la plaine et franchi des collines aux pentes douces, nous aperçûmes les Karpathes qui s'élevaient vers le ciel comme une fumée bleuâtre. La même nuit, nous pénétrâmes dans leur enceinte sacrée. Le chemin était rude, entrecoupé de racines, de buissons, de pierres et de ruisseaux. Vers minuit, nous descendîmes dans une vallée cultivée, à travers un village de Houzoules10. En me baissant près d'une fontaine pour boire, je remarquai un objet qui brillait sous la lune: c'était une hache laissée sur une bille de bois. Je la pris et mis à sa place les quarante kreutzers qui restaient dans ma poche.

Note 10: (retour) Les Houzoules mènent, comme les Cosaques, un genre de vie purement pastoral et guerrier; ils forment une population à part.

»Lorsque le soleil se leva lentement, comme avec effort, au-dessus des rochers surmontés de bois superbes, nous étions saufs. La forêt primitive nous avait accueillis; autour de nous s'étendait la solitude sans route frayée, silencieuse comme la mort. Nous nous trouvions sur l'un des points les plus méridionaux de la Gallicie qui s'enfonce à cet endroit entre la Hongrie et la Bukowine. En Hongrie régnaient un autre gouvernement et d'autres lois. Nous pouvions donc, si un nouveau péril venait nous menacer, imiter les haydamaks qui cherchaient refuge en Hongrie lorsqu'on les poursuivait dans leur pays, et qui franchissaient de nouveau les poteaux noirs et jaunes de la frontière aussitôt que les pandours étaient sur leurs traces. A l'abri des chênes séculaires qui ombrageaient un épais tapis de mousse, nous goûtâmes jusqu'à midi un sommeil paisible pour la première fois, car nous avions laissé le danger derrière nous. Au réveil, après avoir déjeuné de noisettes et de myrtilles, nous continuâmes notre marche. Il fallait gravir des escarpements abruptes, des rochers glissants, et passer quelquefois d'un arbre à l'autre, dans les endroits où le terrain était impraticable.

»Avant le coucher du soleil, nous avions gagné la cime plate d'une grande montagne boisée. Soudain un édifice immense se dressa devant nous au-dessus des sapins noirs; on eût dit un palais tout en or. Lorsque les rayons trompeurs du soleil commencèrent à s'éteindre, il nous sembla voir des ruines colossales perdues au milieu de la forêt. Aucun oiseau ne chantait, aucun papillon ne voltigeait dans l'air limpide. Les chênes gigantesques formaient des voûtes sombres comme celles d'une cathédrale; ils s'entremêlaient à de sveltes bouleaux vêtus de satin blanc comme des fiancées; une noire muraille de sapins environnait le tout; à nos pieds s'ouvrait un ravin qui séparait deux montagnes. L'une de ces montagnes n'était qu'une noire pyramide de sapins, l'autre portait les ruines qui avaient attiré notre attention; toute la profondeur semblait remplie de framboisiers, de genévriers, de noisetiers, de gentianes et de véroniques; on entendait le murmure d'une source; le chien descendit, nous le suivîmes. Sous une pente rocheuse jaillissaient des eaux magnifiques.

»Après nous être désaltérés, nous montâmes sur la hauteur où se dessinait le curieux monument que nous avions pris pour un château. Ce n'était pas un château élevé par la main des hommes, mais un de ces rochers comme il n'est pas rare d'en rencontrer dans les Karpathes, et dont les cavernes, les passages, les degrés, d'une grandeur toute architecturale, sont l'oeuvre de l'eau dévastatrice qui a jadis creusé ces masses calcaires. On prétend qu'elles ont servi de temples aux païens, que plus tard les ascètes chrétiens y abritèrent leurs vertus; ce qui est certain, c'est qu'au temps des invasions de Mongols et de Tartares, de même qu'au temps des guerres contre les Turcs, elles ont caché bien des fugitifs et que de nos jours les brigands en ont fait maintes fois leurs forteresses.

»Des contes fabuleux concernant ces antres ont cours parmi le peuple. Celui-ci fut longtemps la prison d'une princesse retenue en otage; dans celui-là, des nymphes, vêtues de leurs cheveux noirs comme d'un manteau de zibeline, entraînent les jeunes gens et les font mourir sous leurs caresses.

»C'était une de ces formations étranges que le hasard nous présentait. Trois rochers, à l'arrangement desquels on eût pu croire qu'une prévoyance humaine avait présidé, formaient sur le plateau une majestueuse demeure. L'un deux, du côté de l'ouest, était détaché des deux autres qui sortaient, comme il arrive fréquemment pour les arbres, de la même racine; ils se séparaient ensuite, puis étaient reliés près de la cime par une sorte de pont. Le rocher du milieu était muni d'un donjon naturel, tandis que son voisin, s'abaissant doucement vers l'est, formait un escalier de géants. En tournant autour de ce mystérieux monument des forces primitives, nous découvrîmes huit entrées différentes. Luba chercha du bois de sapin et prépara des torches que j'allumai pour descendre dans l'intérieur. Là je trouvai quelques cavernes et une enfilade d'ouvertures qui conduisaient à des galeries encombrées. Des ossements épars de tous côtés indiquaient que les bêtes fauves y avaient fait carnage. Pendant mes explorations, ma femme avait tourné le rocher du côté de l'est, où il formait une sorte d'autel qui avait bien pu servir de pierre à sacrifice. Du côté sud, une nouvelle entrée s'arrondissait en arc comme une porte d'église; à cette place, un fossé large et profond défendait le rocher. Nous pûmes le franchir sur un tronc de chêne énorme qui faisait office de passerelle.

»Tandis que Luba se reposait dans les hautes herbes, j'entrai, tenant une torche d'une main, un pistolet de l'autre. Je me vis dans une grande salle voûtée; une brèche me permit d'atteindre un autre compartiment rempli de décombres. J'allais rebrousser chemin, lorsque de larges degrés qui montaient m'apparurent; en faisant le signe de la croix, je m'y engageai avec précaution. Au premier étage, pour ainsi dire, de ce labyrinthe, il y avait un réduit qui recevait la lumière par deux ouvertures à peine plus grandes que les meurtrières d'un vieux château; tout autour, des bancs de pierres garnissaient les parois. Une porte étroite, deux marches encore, puis le pont de pierre aérien qui, jeté au-dessus du précipice béant, conduisait au rocher du milieu. Sur le second rocher, je trouvai une autre chambre presque semblable à la première, mais mieux aérée. J'atteignis enfin au plus haut sommet, au donjon de ce palais qui dominait la contrée sur une vaste étendue. Mon oeil, ébloui d'abord par le soleil, erra bientôt, enivré, par-dessus les forêts bruissantes, jusqu'aux montagnes voisines avec leurs murailles de granit verdâtre où scintillaient mille cristaux de quartz dans la lueur rose du soir. Au loin, vers l'ouest, un tapis diapré semblait jeté au milieu de la forêt; c'était sans doute la prairie florissante d'une polonina11, où paissaient les vaches. Des corbeaux fendaient l'air comme d'étranges papillons noirs.

»Plus loin se développait la ligne sublime des Karpathes, sombres et nues au sommet, ceintes à la base d'une zone de forêts bleues et de quelques ravins étincelants de neige. Le soleil se déroba, le soir commençait à tomber sur ces hauteurs et le froid augmentait déjà pour moi d'une manière sensible, tandis que des rayons dorés ruisselaient encore dans les vallées, dessinant distinctement les moindres détails, même par delà les promontoires boisés, dans la plaine sans bornes comme le ciel, un village, dont les fermes et les granges avaient l'air de maisons de cartes; la rivière qui le traversait brillait comme un serpent qui se chauffe au soleil. Lorsque je redescendis, Luba, enveloppée dans sa pelisse, me regardait en souriant; la pauvrette avait froid.

»—Dieu soit loué! dit-elle, te voici revenu. Allons-nous encore marcher? Je suis si lasse!

»—Ma chérie, lui répondis-je, remercions Dieu, en effet, qui a construit aux pauvres fugitifs une arche tout près de son ciel; tu peux te reposer, nous resterons ici.

»Ma femme me sauta au cou; nous étions encore heureux en ce moment.

»—Ici, continuai-je, nous serons en sûreté, il y a au moins un siècle que le pied de l'homme n'a foulé ce sol.

»—Comment le sais-tu? demanda Luba.

»—Parce qu'aucun sentier ne se laisse deviner et surtout parce qu'il ne croît de plantain nulle part; le plantain pousse sous les pas de l'homme, il disparaît là où l'homme ne se fait plus voir.

»J'allumai du feu dans la chambre de l'étage supérieur, et la fumée sortit à souhait par une ouverture du plafond, puis je fis un lit de feuilles et de mousse; je remplis d'eau nos bouteilles de campagne, et, ayant conduit ma femme dans sa nouvelle demeure, je bourrai la fenêtre de mousse, je barricadai toutes les issues avec des pierres apportées d'en bas à grand'peine, après quoi je partis en quête de notre souper. La nuit tomba sans que la forêt m'eût offert aucun gibier; il fallut nous contenter de poires sauvages que Luba fit cuire dans la cendre. Ayant mangé tant bien que mal, nous nous étendîmes sur le lit que j'avais fabriqué, sous nos épaisses fourrures; j'avais posé mon fusil près de ma tête, les pistolets à mes côtés, à nos pieds dormait le chien-loup. Pour la première fois depuis notre fuite, nous sentions au-dessus de nous un autre toit que celui du ciel. Longtemps j'entendis bruire la forêt, longtemps j'aperçus par la crevasse du plafond les étoiles paisibles.



VI


»Le lendemain je m'éveillai de bonne heure, pris ma carnassière, jetai encore un regard sur Luba qui dormait vermeille, les bras croisés sous la nuque et les lèvres entr'ouvertes, ce qui montrait ses dents blanches: puis, sifflant tout bas mon chien, je partis pour la chasse. Mais pendant la nuit Dieu avait bâti autour de nous un second palais dont les murs gris s'élevaient jusqu'au ciel; devant moi tourbillonnait une épaisse fumée semblable à celle d'un incendie de forêt. Maître renard rentrait de quelque équipée nocturne; je ne fis qu'entrevoir ses oreilles, puis il se glissa dans le fossé qui entourait notre refuge. Bientôt cependant le brouillard rougissant tomba peu à peu; un vent vif s'était levé; des voiles se détachaient de chaque rocher, de chaque sapin; sous le réseau de la gelée blanche brillaient les buissons et les fleurs. Je traversai le ravin qui séparait notre montagne de la forêt et n'eus pas de peine à atteindre une clairière formée par la tempête. On eût dit un abatage régulier, sauf que les troncs étaient à demi pourris et couverts de champignons vénéneux entremêlés d'une flore éblouissante. De tels endroits sont aimés des chevreuils, qui viennent y paître après le lever et le coucher du soleil. Je me posai donc en embuscade derrière un hêtre.

»Un pic aux couleurs cramoisie, blanche et noire voltigeait de tronc en tronc, frappant chacun d'eux de son bec pointu; d'ailleurs, le silence était complet. Mes prévisions ne m'avaient pas trompé: un beau chevreuil entra lentement dans la clairière; lorsqu'il fut à vingt pas de moi je tirai, et il tomba dans l'herbe; avec un cri aigu, le pic s'envola. Chemin faisant, sous les grands hêtres, je cueillis des champignons blancs dont je remplis mon carnier, et tout ce riche butin fut déposé aux pieds de Luba encore endormie. A mon approche, elle ne fit pas un mouvement; elle ouvrit les yeux et sourit:

»—Nous voici, dit-elle, pourvus pour une semaine entière.

»Ayant vaqué d'abord à l'essentiel, j'aménageai notre maison. J'y construisis, avec des quartiers de roc, un âtre ouvert comme ceux de nos paysans, juste au-dessous de la crevasse du plafond; un genévrier étayé de deux pierres nous servit de tournebroche; je fortifiai contre les invasions des bêtes fauves ceux des compartiments du rocher qui devaient nous servir de garde-manger; il n'y avait du reste qu'une seule issue à défendre, les autres ayant été obstruées déjà par des écroulements. Luba voulait m'aider à transporter les pierres d'en bas.

»—Que fais-tu? m'écriai-je; pense à la chère petite vie dont tu es dépositaire!

»De grosses larmes coulèrent sur ses joues brunes.

»—Non, dit-elle, je ne puis te voir travailler comme un esclave, te mettre en sueur et t'épuiser pour moi...

»—Pour toi, répétai-je, et c'est justement ce qui me rend la tâche facile! Tu ne sais pas combien il est doux de te servir!

»Dans le cours de mes travaux je découvris de vrais trésors: des vases de terre, des flèches, des anneaux de cuirasse, des monnaies, mille débris; je trouvai aussi, en brisant le rocher calcaire, de belles pierres à fusil. Peu à peu le bois destiné à l'hiver s'entassa dans le souterrain au dessous de nous; Luba, sans trop se fatiguer, détachait l'amadou qui pendait au tronc des hêtres et des bouleaux, ramassait des champignons, des myrtilles, des baies de toute sorte. Le soir, je taillais de petits ouvrages en bois, des fourchettes, des cuillers; je fis un peigne pour Luba; elle riait en le passant dans ses épais cheveux noirs:

»—Et un miroir? dit-elle; je n'ai pas de miroir!

»—Tu as la source en bas, et si tu ne veux pas descendre, ne suis-je point là? Tu peux me croire quand je te dis que tu es belle.

»Elle sauta sur mes genoux.

»Un loir, qui avait son gîte dans une fente du rocher, à l'entrée de notre demeure, devint bientôt familier; nous fîmes aussi la connaissance d'un second hôte du même rocher, une belette, qui à midi sortait des framboisiers de notre jardin, pour s'approcher de nous, puis s'échapper bien vite, comme si elle eût voulu nous engager à jouer avec elle.

»Dans les broussailles qui remplissaient le fossé, un renard avait creusé sa tanière, et, de l'autre côté du pont, Luba salua, ravie, l'existence d'un nid d'écureuils qui lui rappelèrent son vieux Miki. Tous nos voisins n'étaient pas aussi inoffensifs. L'hiver approchant, un grand loup se prit dans un des pièges nombreux que je tendais autour de chez nous pour épargner la poudre.

»Le 3 novembre tomba la première neige. Je sus le jour parce que j'avais fait un calendrier très-simple en marquant chaque journée à mesure qu'elle s'écoulait sur la paroi du rocher; mais nous ne craignions rien de l'hiver; dans notre garde-manger s'entassaient des sangliers, des chamois, des cerfs, des lièvres, fumés au genièvre, et même un ours, qui, avant de se décider à tomber sous le fusil de Luba, m'avait assez cordialement embrassé pour me meurtrir. Nous avions du poisson, d'excellentes truites, car désormais j'étais au courant de toutes les ressources de la forêt. Les peaux de mes victimes remplaçaient dans notre antre les tapis, les couvertures, les rideaux absents; nous dormions dans un nid de duvet: nos vêtements étaient ceux de deux Esquimaux, mais personne n'était là pour les trouver ridicules. Emprisonnés par les neiges, nous n'avions rien de mieux à faire que de ressembler aux ours et aux loups parmi lesquels nous devions vivre.

»La saison des glaces se présenta, majestueuse et sublime comme la mort qui, dans une bataille, fauche à la fois des milliers de combattants. La nature s'endormit d'un long sommeil. Une nuit, nous entendîmes soudain dans l'air un bruit étrange, des voix mystérieuses accompagnant une sorte de claquement comparable à celui d'un fouet. En pareil cas, nos paysans croient que les sorcières vont à Kiev, et l'Allemand jure que c'est la chasse macabre qui passe. Luba eut peur et, cachant son visage dans ma poitrine, demanda tout bas:

»—Qu'est-ce?

»C'étaient les canards sauvages qui venaient du nord, et dont les fortes ailes, les cris stridents causaient tout ce vacarme dans les hautes régions où l'oeil ne les distinguait plus. Notre voisin l'écureuil, qui, lui aussi, avait fait ses provisions de glands, de pommes de pin et de noix de hêtre, ne sortait désormais qu'à de rares intervalles; le loir manifestait une extrême inquiétude.

»Un matin, le linceul de neige, qui ne dégèle pas jusqu'au printemps, enveloppe tout le pays de sa morne blancheur. Pendant trois jours nous sommes prisonniers; il faut travailler terriblement pour réussir à nous creuser une issue et un sentier! C'est le temps où l'ours renonce aux courses errantes, où le hérisson s'engourdit dans sa caverne; le froid augmente; mais, avec la première grande gelée, notre forêt reprend une animation joyeuse: le bec-croisé, ce petit perroquet du Nord, se montre par bandes, sifflant et déployant son éclatant plumage. Jusqu'à Noël on a plus chaud sur la montagne que dans les vallées, et on jouit de toute la beauté du paysage d'hiver; d'ailleurs, le crépuscule même de notre caverne avait son charme. La lueur du foyer se jouait sur les tentures de peaux de bête, et Luba, assise au coin de l'âtre, les pieds sur le grand chien-loup qui ronflait de tout son coeur, me regardait d'un air de tendresse, de contentement si sincère! Jamais nous n'avions été plus unis, disons le mot, plus heureux.

»La monotonie des longues nuits fut, dès le mois de décembre, troublée par le hurlement d'abord lointain, puis plus rapproché, féroce, épouvantable, d'une meute de loups. La sérénade ne nous charma qu'à demi, d'autant que les bêtes sanguinaires, flairant notre présence, se mirent à miner de leur mieux l'entrée de notre demeure. Mon chien devint inquiet et poussa des cris étranges. Nous avions allumé des torches, ce qui ailleurs suffit à disperser les loups, mais dans le cas présent tout fut inutile; ils continuaient de hurler, de gratter, indifférents au bruit et à la lumière. Déjà une paire d'yeux avides brillaient entre les troncs d'arbres et les pierres entassés. Je décrochai donc nos fusils et dis à Luba:

»—Je tire; toi, charge.

»Puis, pratiquant une sorte de meurtrière dans la barricade, je regardai dehors. La lune projetait sur toute la campagne une lumière presque aussi claire que celle du jour. Je pouvais compter les loups. Je tirai sur l'un d'eux.

»Les rochers répercutèrent l'écho, et le loup roula dans le fossé. Je continuai de tirer, atteignant presque toujours nos farouches agresseurs qui s'excitaient par des hurlements de plus en plus furieux. Tout à coup Luba eut l'idée de lancer un tison parmi eux. Ils s'écartèrent, et l'une des bêtes s'enfuit dans la forêt. C'était justement la louve que suivait toute cette meute endiablée, car aussitôt les autres s'élancèrent derrière elle, courant comme des chiens, avec un petit aboiement court très-particulier. Nous restâmes encore longtemps derrière la barricade, prêts au combat; puis je sortis avec précaution; mon chien m'avait précédé, mais soudain j'entendis un cri terrible, et la pauvre bête revint les yeux brillants comme du phosphore, le museau inondé de sang. Un des loups blessés l'avait mordu sans doute. Après le renard, le chien est ce que le loup hait le plus, justement peut-être à cause de sa proche parenté avec lui, comme, par exemple, le Russe et le Polonais se haïssent entre eux plus que ne le feraient des nations tout à fait étrangères. Les loups avaient laissé, à notre porte, sept magnifiques fourrures; le danger étant passé, il n'y avait pas à se plaindre.

»Cependant les jours diminuaient de plus en plus. Les becs-croisés s'apprêtaient à couver au milieu des glaces; sur un sapin près de notre gîte, ces oiseaux bizarres avaient bâti leur joli nid en forme de coupe. Dans une caverne moussue proche de notre maison, une autre citoyenne du désert jouit presque en même temps que dame bec-croisé des plaisirs de la maternité; c'était une jeune ourse dont les deux petits, vraiment comiques, roulaient comme deux manchons. Tout occupée du soin de sa progéniture, la mère ne pensait pas à m'attaquer lorsque je passais devant sa tanière et se contentait de me regarder d'un bon petit oeil en coulisse.

»La fête de Noël approchait, nous observâmes le jeûne selon notre habitude. Lorsque commença la sainte nuit, nous étions près du feu dans nos habits les plus propres; j'avais construit une petite crèche pour ne rien changer aux coutumes familières de ce beau jour; nous chantâmes les kalendi12 et Luba eut son cadeau de Noël, un berceau que j'avais taillé de mes mains. Alors elle me fit voir, à son tour, la pauvre petite layette qu'elle avait cousue, en utilisant son propre linge, pour l'enfant que nous attendions. Lorsque je pensai que minuit approchait, nous sortîmes au grand air. La neige couronnait solennellement les hautes cimes d'une chaste auréole argentée; elle revêtait les arbres de brillantes stalactites; sur la blanche plaine apparaissaient çà et là de petites lumières, et un vague bruit de cloches montait jusqu'à nous, annonçant la bonne nouvelle de la naissance du Seigneur aux hommes qui, entourés de leurs enfants, célébraient en bas, là où brillaient les lumières, là où tintaient les cloches, la fête de Noël.

»Les larmes nous suffoquèrent, et nous nous agenouillâmes pour prier avec nos frères. En rentrant, Luba me servit un simple repas, qui fut aussi gai que tout autre réveillon.

»Notre enfant vint au monde à deux mois de là, pauvre comme le petit Jésus. Luba avait jusqu'au dernier moment vaqué à ses occupations ordinaires; le 20 février, tout en préparant le dîner, elle me dit, un peu pâle, mais toujours souriante:

»—Descends vite chercher du bois.

»Quand je revins, après avoir fendu quelques bûches, l'enfant était né. Luba m'avoua qu'elle se sentait faible, mais elle rayonnait de bonheur et rit d'un air fier en me montrant mon fils; je me mis à rire aussi, et le chien, remuant la queue, semblait prendre part à notre joie. Luba baigna son fils elle-même. Elle ne garda pas plus le lit que ne le font nos paysannes. Comme il n'y avait pas de prêtre chez nous, je baptisai mon petit Paul au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

»Un enfant apporte tout avec lui dans le monde. Que peut-on désirer encore quand il commence à respirer, à crier, à ouvrir les yeux? Nous n'avions ni chagrins, ni agitations d'aucune sorte; un calme saint était descendu sur nos têtes; nous ne vivions que pour l'enfant, dans l'oubli absolu de nous-mêmes. Je voudrais vous peindre Luba écartant sa pelisse de fourrure pour donner à l'enfant le sein qu'il pressait de ses mignonnes mains maladroites comme les pattes molles d'un petit ours, et le sourire de cette jeune mère, regardant tantôt moi et tantôt le cher ange. Je restais là tranquille devant eux comme à l'église, et mon coeur était presque aussi recueilli. Ce berceau était maintenant notre monde, et celui qui nous entourait, celui qu'on est convenu de trouver grand, nous semblait bien petit en comparaison.

»Paul ne pleurait que rarement; il demeurait tranquille dans sa couchette, qui se balançait sous lui comme un bateau sur l'onde, ses grands yeux fixés au plafond. Nous lui parlions sans cesse comme s'il eût pu tout comprendre, et il comprit bientôt en effet que nous l'aimions plus que nous-mêmes, car il sourit en nous regardant, mais aussitôt il referma les yeux comme s'il avait eu honte, le grave personnage, de ce sourire! Et quand il prononça son premier mot, il nous sembla qu'un miracle s'était accompli. Un enfant n'est-il pas, en effet, un miracle, et n'opère-t-il pas des miracles en nous? Il nous apprend le renoncement, la bonté; il dévoile à nos yeux ce grand secret, que la mort n'a point de pouvoir sur nous, car nous renaissons en lui.

»Cependant les jours allongeaient visiblement; la nuit, les chats sauvages modulaient leur duo infernal qui ressemble à une satire contre l'amour; les cigognes revinrent, les grues s'envolèrent vers le nord; encore un peu de temps, et nous vîmes paraître la première hirondelle. Les neiges s'écroulèrent avec fracas, mais ce bruit, après celui des rafales de l'hiver, avait quelque chose de joyeux comme celui du canon saluant l'arrivée d'un souverain. Et en vérité le souverain arrive couronné de rayons, un sceptre de fleurs à la main; les grandes noces printanières, universelles, commencent; un souffle d'allégresse passe à travers les forêts; la plaine lointaine apparaît baignée dans une vapeur d'or; le coucou se fait entendre, une délicieuse agitation s'empare de toutes les créatures, le monde est plein de fraîcheur, de force et de beauté, comme il put l'être au lendemain du déluge. Notre voisin, le loir, s'est éveillé; à peine prend-il le temps d'étirer ses membres, et déjà il pense à faire sa cour; les mouches dansent dans un rayon de soleil; les rossignols sanglotent sous la feuillée naissante; les fleurs produisent l'effet d'une nouvelle neige: les arbres, les prés, tout en est couvert; il n'est pas jusqu'au rocher qui ne brille jaune ou blanchâtre. A l'heure chaude de midi, Luba s'étend avec l'enfant devant la porte de notre château sur une fourrure d'ours; hirondelles, belettes, écureuils, tous les animaux ont comme nous une famille, et ces mères fourrées, emplumées, luttent de soins et de tendresse envers leur progéniture, tandis que les mâles, sans exception, affectent une fierté comique. Quand Luba s'en va puiser de l'eau, ramasser du bois ou tendre des lacets, le berceau de Paul reste suspendu à un arbre voisin, et le vent balance notre enfant pour l'endormir: en s'éveillant, il s'amuse avec les feuilles, ses yeux s'habituent aux jeux du soleil et de l'ombre; la forêt lui tient des discours, mystérieux pour nous, mais auxquels ses vagissements semblent répondre, la forêt lui chante cette antique berceuse qu'elle chanta aux premiers humains.

»Voici l'été avec ses ardeurs que tempèrent pour nous les brises qui courent sur les cimes. Des orages fondent souvent à l'entour, grondant au fond des ravins et transformant chaque gorge en un lac turbulent; mais qui dira la splendeur des illuminations du soir, quand tous les sommets s'embrasent au couchant, tandis que les oiseaux et les cigales éclatent en concerts enivrés?

»Paul grandissait à vue d'oeil; une semaine pour lui était ce qu'est pour d'autres une année; il étendait la main, résolu à saisir les papillons, ou même la lune; ses ambitions n'avaient point de bornes; les fleurs que nous lui donnions, il les portait à sa bouche; il embrassait le chien-loup avec des cris de joie; chaque mot le faisait rire, d'un rire inextinguible qui promettait de ressembler à celui de Luba.

»La nuit de la Saint-Jean vit flamboyer des feux sur toutes les montagnes. C'est l'époque des noces de l'ours. Alors il se nourrit de miel, de glands et de framboises, montrant une extrême douceur; l'amour le civilise et l'améliore. Un matin je trouvai sa trace dans notre voisinage; quelques jours après je l'aperçus lui-même occupé à gober des racines comme un pieux ermite. Je le regardai, il fit de même. Un soir enfin, nous avions allumé un feu devant notre porte pour cuire des champignons sous la cendre. L'ours sort lentement de la forêt, s'approche et s'arrête devant le fossé. Je mets deux doigts dans ma bouche et pousse un cri aigu. Il n'en tient pas compte, s'assoit, lève sa grosse tête, dresse ses petites oreilles et renifle; après quoi il grogne cordialement, nous tourne le dos et décampe.

»Luba le rencontra le lendemain dans la forêt, où elle remplissait de framboises un panier qu'elle avait tressé elle-même. L'ours la poursuivit, mais avec gentillesse, comme un galant jeune homme poursuit une jolie femme. Probablement le drôle était attiré par l'odeur des framboises. Luba le laisse venir tout près, l'appelle et lui donne sur le museau un coup de corbeille qui le met en fuite.

»L'idée me vient de verser une bonne lampée d'eau-de-vie de genièvre dans un plat rempli de miel que je place devant notre porte. L'ours reparaît le soir, s'approche du feu, lève le nez, découvre le plat et se met à le lécher. Lorsqu'il eut fini il se dressa, joyeux, sur son train de derrière; en même temps il chancelait d'une manière suspecte; il était ivre sans doute. J'éclatai de rire, Luba aussi, et alors l'ours, qui déjà s'éloignait, se retourna brusquement. Nous l'avions offensé. Avec un grognement irrité, il essaya de traverser le pont qui conduisait à notre gîte, mais il roula dans le fossé; déjà notre porte était barricadée; nous nous moquions de lui.

»L'automne fit mûrir les pommes sauvages et chassa les hirondelles; l'hiver revint. Cette fois il n'offrait rien de triste, car nous avions notre enfant vigoureux, gai, babillant comme une jeune alouette. L'univers tout entier aurait pu s'écrouler et disparaître; peu nous importait, pourvu que le rocher sur lequel nous avions fondé notre vie de famille restât debout. Paul n'avait pas un an quand Luba le posa dans un coin, s'accroupit devant lui et l'appela par de douces paroles jusqu'à ce qu'il osât essayer un pas, puis deux, et enfin s'avancer vers moi en chancelant, semblable à un ourson, dans son habit de fourrure, et tout aussi espiègle.

»Et le printemps revint à son tour, l'heure bénie où tout ce qui respire est encore à l'état de joyeuse enfance.

»Les feuilles ne s'étaient pas encore teintées de rouge et de jaune, que Paul courait déjà comme une belette et faisait de chaque branche une balançoire.

»Un jour d'octobre, des bergers qui descendaient avec leurs troupeaux vers la polonina s'étant égarés dans le brouillard, passèrent tout près de nos rochers. Mon coeur se serra d'angoisse, mais je n'en laissai rien paraître. J'allai hardiment leur tendre la main et leur demander du tabac. Ma longue barbe, mon habillement étrange, le fusil et la hache que je portais les trompant, ils me prirent pour un haydamak13. Chacun d'eux me donna ce qu'il avait avec joie, car le haydamak était à cette époque le héros favori de notre peuple. Voyant monter la fumée de notre cheminée, ils voulurent savoir si je demeurais là depuis longtemps.

»—Depuis deux années, répondis-je.

»—Tout seul?

»Je les emmenai voir ma femme et mon enfant; je leur donnai de l'eau-de-vie et des peaux de bêtes. Ils partirent avec force bénédictions et je les remis dans leur chemin.



VII


»Une année encore s'écoula. Le grand plaisir de Paul était de m'entendre raconter des histoires. Je lui parlais de la multitude d'hommes de toute sorte qui remplit le monde, et de guerres, et d'inondations, et de Tartares, et de Turcs, et des légendes de chez nous; je lui parlais aussi de Dieu. Quand nous nous promenions ensemble et que le soleil, sortant des grands nuages blancs, inondait tout de ses rayons, Paul me demandait:

»—Qu'est-ce qu'il y a donc là-haut?

»Et je lui répondais:

»—Il y a le bon Dieu.

»Quand l'orage déchirait les ténèbres et que Paul me répétait:

»—Qu'est-ce qu'il y a?

»Je répondais toujours:

»—C'est le bon Dieu.

» Paul voyait le bon Dieu partout, dans le glorieux éclat du jour, et sous la tente nocturne semée d'étoiles. Un jour il me dit:

»—De quoi donc a-t-il l'air, le bon Dieu?

»Je dus lui dire pour le contenter qu'il avait un long manteau blanc, des cheveux blancs et une belle grande barbe.

»Aux premiers jours de l'été, Paul, qui jouait dehors, rentra précipitamment dans la caverne où je fendais du bois, en criant tout ému:

»—Papa! papa! le bon Dieu est venu!

»Je laissai tomber ma hache.

»—Où est-il? demandai-je à mon tour; à quoi ressemble-t-il?

»—Il a un grand manteau, répliqua Paul avec assurance, et des cheveux blancs et une grande barbe blanche, et il m'a pris dans ses bras pour m'embrasser, et il a pleuré.

»Je sortis, et sur le seuil je rencontrai en effet, drapé dans son caftan, mon vieil ami Salomon Zanderer, le Juif.

»Les bergers que j'avais accueillis s'étaient empressés de raconter aux veillées d'hiver la légende de l'homme sauvage qui avait passé deux années dans une caverne de montagne avec sa femme et son enfant. Le bruit de notre étrange existence se répandit et arriva enfin chez mon fidèle faktor, qui devina bien vite qu'il s'agissait de nous et qui se mit en route pour nous chercher. Salomon s'était jeté à mes pieds; je l'embrassai avec tendresse. Tous les deux nous pleurions. Alors accourut Luba. Le jour et la nuit se passèrent en causeries interminables.

»Salomon nous persuada de redescendre dans la plaine. Personne, prétendait-il, ne songeait à me poursuivre. En notre absence la révolution et le choléra avaient bouleversé, ravagé la Gallicie, qui fut, en 1831, le théâtre de désordres si nombreux que personne ne songeait à les punir. On aurait eu trop à faire. Mon aventure avait été effacée par la tourmente.

»Nous retournâmes donc à Kolomea conduits par notre digne faktor, qui me prêta les premiers fonds nécessaires pour le métier d'entremetteur,—entremetteur entre les seigneurs et les Juifs; je me chargeais de la vente du bétail et des chevaux, des terres et du blé... Mais faut-il vraiment que je vous dise la fin? Le seul souvenir de certaines épreuves fait horreur... En parler est presque impossible. Voyez-vous, le temps ne nous apprend pas seulement à souffrir; il nous enseigne aussi à souffrir en silence...»

Nous n'osâmes insister, mais Basile Hymen vit bien, à l'expression de nos visages, que nous étions curieux de savoir le reste. Il reprit donc avec un soupir:

»—D'abord, tout alla bien, je pus rendre à mon Juif ce que je lui devais, mais j'étais trop honnête... on n'aime pas pour entremetteur en affaires un trop honnête homme, il n'y a pas moyen de gagner assez par son intermédiaire.

»Un jour il m'arriva de passer dans le voisinage de mon ancienne seigneurie. Je m'en approchai furtivement, à la faveur des ténèbres, comme un voleur. Une maison neuve s'élevait à la place de celle que j'avais fait sauter, tout était changé, je ne retrouvai que le vieux pommier et je l'embrassai comme un ami. Ah! quelle amertume de voir régner des étrangers là où ont vécu et sont morts nos ancêtres, là où nous avions nous-mêmes rêvé de vieillir en paix! Le nouveau propriétaire était Allemand; il avait été mandataire14 d'un comte polonais; il avait volé son maître, maltraité ses paysans et thésaurisé en se privant de tout, ce qui lui avait permis à la fin d'être propriétaire à son tour.

»Moi j'étais enguignonné. Le proverbe dit vrai: L'adversité tient ferme par les pieds et les mains celui qu'elle a une fois saisi.

»Ne pouvant rien faire comme entremetteur, j'essayai moi-même du trafic des chevaux; on me payait mal et j'avais à payer exactement; je fus dupé par les uns, harcelé par les autres jusqu'à la saisie, jusqu'à la prison... Oui, j'allai une fois en prison pour dettes. Chez nous on avait faim et la parole ne peut rendre ce qui se passait en moi lorsque mon enfant, un rayon de gaîté dans ses yeux bleus, accourait à ma rencontre, criant:

»—Papa, n'est-ce pas, tu apportes du pain?

»Tout gentilhomme que je fusse, je ne craignis pas de faire les plus vils métiers: il s'agissait de nourrir les miens; cela ennoblissait tout... Mais aucune de mes entreprises n'aboutit. Lorsque je me décidai à porter les morts, faute de mieux, les épidémies firent trêve dans le pays, personne ne voulut plus mourir; il en était ainsi pour tout.

»Luba devint pâle et se flétrit: le chagrin, la honte lui brisaient le coeur; de sa part, du reste, jamais une plainte. Quand j'entrais, elle volait dans mes bras comme autrefois, en plaisantant et en riant,—oui, du même bon rire. J'oubliais alors tous mes soucis et je me reprenais à espérer.

»Un soir j'apportai tout juste assez de pain pour Paul. Luba et moi nous avions faim, mais nous n'y songions ni l'un ni l'autre, trop heureux de voir le cher petit monter gravement sur son escabeau pour prendre ce chétif repas. Tout à coup, Paul se leva, et s'approchant de moi:

»—Papa, dit-il, je veux que tu manges aussi!

»Et ses petits doigts détachaient quelques miettes qu'il me glissa de force dans la bouche:

»—Toi aussi, maman!

»Luba dut mordre à son pain.

»—Qu'il est bon! me dit tout bas ma femme, il te ressemble.

»—Mon Dieu! que dis-tu là? répondis-je, il a ton coeur et ton rire; il a tout de toi, tout.

»Et Paul, qui nous écoutait, éclata de rire, et Luba se joignit à lui, tandis que de grosses larmes descendaient sur mes joues.

»Je rêvai bien de retourner dans notre désert, mais la saison était trop avancée; la neige avait édifié ses blancs remparts; il fallait attendre le printemps pour l'exécution de ce projet. Et quand le printemps vint...

»Hélas! l'homme est sur terre comme une bulle sur l'onde. Figurez-vous un misérable réduit où tout manque, où l'eau gèle dans la cruche, où une femme se meurt, sans médecin, sans remèdes. Minuit allait sonner, lorsque Luba se dressa tout à coup, rejeta en arrière ses cheveux dénoués, me regarda de ses beaux yeux noirs qui brillaient d'une flamme surnaturelle et prononça tout bas:

»—Paul!...

»—Il dort, répondis-je.

»Elle réfléchit une seconde, puis reprit timidement:

»—J'aurais voulu l'embrasser encore une fois, je ne me sens pas bien.

»Je lui apportai l'enfant; elle le baisa, le contempla, le baisa de nouveau, puis je le remis, dormant toujours, sur son petit grabat.

»—Pourquoi fait-il si clair? demanda Luba, les paupières largement ouvertes. Cet éclat m'aveugle.

»Je me jetai à genoux devant son lit, pleurant, priant, en proie à une terreur indicible.

»—Basile, cher, me dit-elle en se penchant vers moi et m'entourant de ses bras qui brûlaient de fièvre, n'aie donc pas peur; tu vois bien, je suis contente, je me sens heureuse, si heureuse... mais ne pleure donc pas.

»Et elle se remit à rire faiblement, d'un rire si doux et si tendre que je n'en avais pas entendu de pareil depuis le jour de nos noces. C'était l'alouette qui s'élève dans le ciel. Avec ce rire sur les lèvres elle mourut.



VIII


»Si mon Juif, presque à bout de ressources lui-même, n'y avait pourvu, je n'aurais pu faire enterrer ma femme. Salomon garda l'enfant chez lui jusqu'à ce que fût achevée la triste cérémonie. Lorsque Paul revint, il me demanda d'abord:

»—Où est maman?

»Et la même question se renouvela chaque soir à l'heure où je le couchais.

»—Elle est partie, disais-je.

»—Pour aller où?

»—Auprès du bon Dieu.

»—Mais elle reviendra, n'est-ce pas? reprenait Paul avec confiance, et alors elle m'emmènera. Ce doit être beau dans le ciel! On y mange et on s'y chauffe tant qu'on veut. Tous les arbres sont au bon Dieu, dis?

»Mes meubles furent saisis une dernière fois. Quand je dis mes meubles, il s'agissait d'une paire de bottes éculées, d'une veste en loques et de deux assiettes. Ma misère commençait à devenir bouffonne. Je me fis fendeur de bois. Paul m'accompagnait et entassait les bûches. Nous couchions sur la paille. Paul n'avait en fait de chaussures que de vieux chiffons. Je trouvais encore moyen de lui fabriquer des joujoux. Pendant les longues soirées je lui construisis en paille une maison miniature avec tous les meubles. Il fut ravi:

»—Et maintenant, dit-il, nous y mettrons maman.

»Pour le contenter, je fis une petite poupée. Il la baisa tendrement et l'assit sur une chaise. Dans ce temps-là, il était déjà malade. Quand je m'en allais travailler, le pauvret restait seul jusqu'au soir; je le retrouvais tout brûlant, miné par la fièvre; n'importe, il se mettait aussitôt à bavarder et à jouer avec moi.

»Une fois que je rentrai un peu plus tard que de coutume, il dormait. S'éveillant à mon approche, il me regarda d'un air de vague étonnement, puis il sourit:

»—Quelqu'un est déjà venu, dit-il.

»—Qui donc?

»—Eh bien? maman...

»Mon coeur battit à se rompre.

»Pendant la nuit je m'éveillai en sursaut. La clarté de la lune tombait tout entière sur le visage pâle et pincé du petit Paul; il gisait les yeux grands ouverts, râlant déjà.

»—Papa, es-tu fâché? commença-t-il tout bas.

»—Pourquoi serais-je fâché?

»—Parce que je m'en vais, répondit Paul en cachant sa pauvre petite tête dans ma poitrine, comme faisait toujours Luba.

»—Et où vas-tu, mon chéri?

»—Je vais auprès de maman, répliqua Paul; tu devrais venir aussi.

»Il m'embrassa et s'endormit pour toujours.

»Tout m'avait donc abandonné. J'étais vaincu. Que m'importait désormais l'existence? Un soir, j'allai chez Salomon:

»—Adieu, lui dis-je, je retourne dans la montagne. Les ours et les loups sont plus cléments que les hommes.

»—Que Dieu vous protège, dit le vieillard, mais cette fois nous ne nous reverrons plus.

»Je ne l'ai pas revu, en effet. Lui aussi, mon fidèle, il est mort.

»Je partis donc du côté des Karpathes, mais les choses tournèrent autrement que je ne croyais. Sur ma route se trouva un paysan qu'avait maltraité son maître. Il me confia ses peines. Je fis un mémoire pour le tribunal du cercle; en échange, mon client m'offrit gîte et nourriture. La plainte fut écoutée; justice fut rendue; aussitôt dix autres paysans vinrent me demander conseil, puis cent autres. Je pouvais encore être utile. Alors commença ma vie présente; je marchai sans relâche droit devant moi et devins ce que je suis: Basile Hymen, le procureur clandestin, l'errant, sans foyer, sans biens d'aucune sorte, sans patrie...»

Il se tut, et dans le lointain retentit de nouveau la chanson:

—O toi, ma chère étoile,—suspendue à la tente obscure du ciel,—tu luisais si pure,—lorsque, pour la première fois, je contemplai la vie.—Dès longtemps tu t'es éteinte,—tous mes efforts sont vains.—Il faut que sans toi je parcoure le vaste monde.

Basile Hymen inclina tristement la tête.

—Et maintenant, je suis heureux en effet, prononça-t-il après une pause, avec son étrange sourire.

—Heureux?... Dites-vous vrai? m'écriai-je.

—Eh! vous voyez, j'engraisse, je suis devenu flegmatique, répondit-il,—une fine ironie se jouant autour de ses lèvres,—rien ne peut troubler mon humeur. A défaut d'autres biens, je jouis d'une paix profonde; nul ne peut m'ôter cela. Déjà les propriétaires se sont succédé dans ma vieille seigneurie. Le fils de l'Allemand a voulu jouer au gentilhomme; il s'est ruiné en trois ans. Que reste-t-il de l'avarice, des rapines du père?

Le mieux, voyez-vous, est de n'avoir ni argent, ni emploi régulier. Tout le monde m'accueille avec un empressement sincère, car je rends service à tout le monde. Je m'entends en droit judiciaire, en économie rurale, quelque peu même en médecine; je ne raconte pas mal; je réchauffe les coeurs en chantant nos vieilles chansons. Plaisirs et privations, j'accepte tout avec la même tranquillité. Hier, une comtesse m'invite; je suis assis en face d'elle dans un bon fauteuil de velours, devant des mets délicats; elle m'emmène en voiture jusqu'à la capitale du cercle où nous avons affaire. Demain, je dîne chez le diacre d'un peu de lard, et je fais avec lui quatre milles à pied. Que m'importe! Peut-être direz-vous que ce sont là des phrases?

Devant Dieu qui m'entend, je pourrais être riche aujourd'hui si je voulais. Un vieux parent qui me reste a dans la Bukowine une jolie terre dont je suis le seul héritier légitime. Il m'a maintes fois appelé auprès de lui pour surveiller l'administration de ses propriétés, en attendant qu'elles m'appartiennent. A quoi bon? Luba ni Paul ne sont plus. Quelle idée d'aller prendre la charge de mille soucis: crainte de l'incendie, crainte de la grêle, crainte des maraudeurs, crainte des maladies sur le bétail, des inondations, que sais-je?... Tel que je suis, je ne crains rien.

L'orage avait cessé; le rideau de pluie devenait de plus en plus transparent; le soleil couchant brillait derrière comme une grosse lampe. Les paysans s'entretenaient tout bas. Je m'approchai de Basile Hymen, debout sur le seuil de la maison.

—Vous craignez la propriété? lui dis-je en souriant; pourtant vous possédez des habits.

—Non, répondit-il, cet habit appartient au tailleur du village, ces bottes sont à la belle Russine. Il en est de même de tout ce qui est sur moi.

—Ainsi, vraiment, vous n'avez rien en propre, rien?...

—Si fait, dit Basile en promenant autour de lui un regard furtif, comme s'il eût craint qu'on ne lui dérobât un trésor.

Il tira de son sein une petite croix noire et un soulier d'enfant tout déchiré:

—Voici ma propriété, je l'ai conservée jusqu'à ce jour, et j'espère que Dieu permettra qu'elle me suive dans le tombeau. Ma femme a porté la croix.

Il baisa cette croix et ensuite le petit soulier, puis cacha le tout avec des précautions infinies; on eût dit qu'il s'agissait d'un grand et dangereux secret.

La pluie ne tombait plus; je sortis avec lui. Un arc-en-ciel magnifique vint réjouir la terre, qui fumait comme un autel à sacrifice.

—Hélas! dit Hymen avec un sourire enfantin, que tout serait beau si les hommes savaient être justes, s'ils s'entr'aidaient au lieu de s'entre-détruire, si au lieu du combat il y avait l'amour! Mais nous ne les changerons pas.

Les couleurs de l'arc-en-ciel s'éteignirent; l'occident était de pourpre.—Basile Hymen, nous saluant, continua sa route d'un pas ferme. La nuit tomba; les constellations devinrent visibles, et du lointain nous arrivèrent les sons mélancoliques d'une flûte de berger. Ils flottèrent sur les ondes pures de l'air agité, qui les porta, tendres et douloureux, à travers la plaine.




LE PARADIS
SUR LE DNIESTER



A l'endroit même où les eaux vertes, écumantes, de l'impétueux Dniester se répandent de la plaine gallicienne dans la Bukowine riche en forêts, on rencontre certain coin de terre merveilleusement calme et fertile que notre peuple de la Petite-Russie a surnommé le Paradis. Lorsque j'y pénétrai pour la première fois, le charme de sa situation à l'écart du grand monde tumultueux, les douces lignes arrondies de ses collines, sa culture soignée, l'air tiède qu'on y respire, me firent songer à quelque riant paysage du nord de l'Italie, et je trouvai cette flatteuse désignation suffisamment justifiée; bientôt, cependant, j'appris que ce n'était pas la beauté de la nature, mais bien celle d'une grande âme dépourvue de tout égoïsme, qui avait fait de la vallée en question un Eden aux yeux des hommes. J'eus occasion de voir celui qui marche comme un prophète parmi son peuple et d'entendre son histoire singulière sous tous les rapports; cette histoire, la voici:



I


Par une soirée de mai, tandis que le vent soufflait des lointaines Karpathes sur la cime des forêts avec un bruit de vagues et faisait frissonner la verte surface des blés naissants, un jeune homme de haute taille, élancé, robuste, les joues fortement colorées, son fusil sur l'épaule, son chien à ses côtés, se dirigea parmi les chênes, que secouait l'haleine encore âpre et violente du printemps, vers le château d'Ostrowitz. Bien que tout en sa personne trahît la force et une volonté déterminée, bien qu'il fût sorti depuis longtemps déjà de la timide adolescence, ce beau garçon était visiblement troublé par les ombres menaçantes, les voix étranges, les spectres de toute sorte dont l'entouraient à l'envi la solitude et la nuit. Fils unique, il avait reçu de ses parents une éducation trop douillette, quasi féminine, ne quittant jamais le vieux château, qui formait pour lui un monde à part, sans avoir une gouvernante et plus tard un gouverneur à ses trousses.

Pour la première fois aujourd'hui, ce grand enfant avait fui sa prison; libre de toute surveillance, il avait gagné les forêts prochaines et s'y était oublié, si bien que le crépuscule l'avait surpris sous leurs voûtes superbes. Il approchait cependant du toit paternel, quand un spectacle tout nouveau pour lui, et qu'il ne s'expliqua pas d'abord, frappa ses regards. Dans une petite clairière flambait un grand feu de broussailles; on le voyait s'élever derrière les bouleaux, et, près de ce feu, une jeune femme, très-pâle, qui semblait consumée de chagrin et de fatigue, était assise, un enfant serré contre son sein. Auprès d'elle, un homme, vêtu à peu près en paysan, soignait un petit cheval dont les pieds de devant étaient entravés; deux enfants plus grands que le premier, blottis l'un contre l'autre sur une souche, regardaient les flammes lécher le bois vert. Sur le petit chariot, on voyait empilés des matelas, des vieux meubles et de la vaisselle.

Le jeune chasseur s'arrêta tout étonné, puis, s'adressant à l'homme, il lui demanda d'où il venait et ce qu'il faisait là.

Le malheureux lui jeta un regard de haine profonde.

—Oh! je prends sur moi le péché de brûler quelques broutilles pour réchauffer ma femme et mes enfants! grommela-t-il.

—Vous ne me comprenez pas, reprit vivement son interlocuteur; ce que je veux savoir, c'est comment vous vous trouvez forcés, vous et les vôtres, de passer une nuit aussi froide à la belle étoile.

—Nous sommes des bannis.

—Bannis? Pourquoi?

—Le seigneur Orlowski de Dobrowlane nous a chassés, parce que nous ne pouvions payer notre fermage. Vous savez que l'an dernier le Dniester a débordé, et puis la grêle... enfin il n'y avait rien à faire. Nous avons dû quitter la ferme et errer depuis...

—Mais vos enfants... ils tomberont malades!

L'homme partit d'un petit éclat de rire sec et vibrant.

—Mieux vaudrait pour nous mourir tout de suite. Nous n'avons pas d'autre toit que le ciel et point d'épargnes. Aussi allons-nous de ce pas en Hongrie tenter la fortune.

Le jeune chasseur était devenu très-rouge; il entendait tinter cent cloches à ses oreilles, debout, les yeux baissés, aussi confus que s'il eût été lui-même l'auteur de cette misère.

—On m'appelle Zénon, dit-il; je suis le fils du seigneur d'Ostrowitz, qui est propriétaire de sept villages. Nous pouvons vous aider, et d'abord vous trouverez ce soir un gîte et un souper. Venez; mon père est la bonté même.

—Ah! monsieur, vous plaisantez!... balbutia le pauvre homme.

—Je ne plaisante pas. Attelez.

Le fermier expulsé des Orlowski attacha son cheval au petit chariot, si vite qu'il oublia de remercier.

Zénon l'avait aidé obligeamment; ce fut lui qui installa les enfants dans le chariot.

Les deux hommes marchèrent devant; le cheval les suivit; derrière se traînait la femme, son nourrisson dans les bras. Ils sortirent des bois, traversèrent les champs et atteignirent ainsi le château. Zénon fit entrer ses protégés dans un fournil bien chaud, où on leur servit de la soupe et de l'eau-de-vie sur un bon lit de paille.

Montant l'escalier ensuite, il alla changer d'habits en toute hâte et pénétra presque furtivement dans la salle à manger, où son père, Pan Mirolawski, se promenait de long en large, les bras croisés derrière le dos, l'air triste et inquiet. À la vue de Zénon, son visage soucieux changea soudain d'expression et devint rayonnant; il tendit les bras vers le retardataire avec un cri de joie.

—Tiens! dit-il au vieux domestique qui mettait le couvert, voici ton jeune seigneur!

Il courut à son fils, le prit par la tête, l'embrassa et dit:

—Que tu m'as tourmenté! Où étais-tu? Où t'a mené le diable?

Zénon baisa la main de Pan Mirolawski et raconta son escapade. Il ne manqua pas de parler des malheureux qu'il avait recueillis.

—Stéphane! cria le père s'adressant au vieux domestique, descends vite, et donne à ces gens du rôti.

—Ne vaut-il pas mieux, fit observer Stéphane, attendre que madame...

—Du rôti, te dis-je, interrompit Pan Mirolawski, s'efforçant, mais sans succès, de prendre une mine et une voix de maître,—une bouteille de vin de Hongrie, en outre... tu m'entends, drôle!

Stéphane obéit. À peine avait-il quitté la salle que, par l'autre porte, entra une grande femme aux yeux bleus sévères, en kazabaïka de velours noir garnie de précieuses fourrures, qui semblait faite pour ajouter à la splendeur de sa taille opulente, de son teint frais, de sa blonde chevelure. Les contrastes de lumière et d'ombre que présentait cette apparition rappelaient quelque portrait de Rembrandt:

—Qu'est-ce que j'apprends, Zénon? commença-t-elle d'une voix impérieuse. Comment? Non content de devenir vagabond toi-même, tu nous amènes des vagabonds au logis?

Le père et le fils se regardèrent sans répondre.

Il y avait dans l'oeil et dans la voix de la dame d'Ostrowitz quelque chose qui ne supportait point de contradiction. Si elle disait:

—Il ne pleuvra pas!

C'était comme si elle eût dit:

—Je défends au ciel de pleuvoir!

Et celui qu'elle regardait sévèrement croyait déjà sentir les coups de fouet sur ses épaules.

—Ces gueux partiront sur-le-champ, ajouta-t-elle après une pause.

Là-dessus, elle sonna; mais Zénon avait rassemblé tout son courage.

—Chère mère, supplia-t-il, ne soyez pas si dure envers les pauvres gens! Ils allaient passer la nuit en plein bois, une femme, songez-y, et de petits enfants! Était-ce possible de le souffrir? Je leur ai promis abri et nourriture.

—On ne peut pourtant les chasser, insinua timidement Pan Mirolawski; Zénon, qui a suivi l'élan de son bon coeur, serait compromis aux yeux de toute la maison.

—Soit! qu'ils restent cette nuit, mais pas une heure de plus, décida cette Sémiramis.

—Et qui donc les aidera dans l'avenir? s'écria Zénon. Oh! ma mère, nous sommes riches, et ils sont pauvres! Ne pourrait-on leur donner du travail?

—Non, ils partiront demain. N'insiste pas, reprit la maîtresse d'Ostrowitz, arrêtant une dernière prière sur les lèvres de Zénon; j'ai dit ma volonté.

Elle s'assit au haut bout de la table sur son fauteuil comme sur un trône; le père et le fils prirent place l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, et Stéphane servit le souper.

Personne n'avait envie d'entamer la conversation; madame Mirolawska mangeait lentement, avec toutes sortes de grâces et de manières; Pan Mirolawski avec précipitation, comme s'il eût voulu avaler son dépit; Zénon laissa passer tous les plats sans toucher à rien. Il baissait la tête, et de temps en temps une larme tombait sur son assiette. Tout à coup, il se leva et sortit de la salle. Sa mère le suivit des yeux, surprise plutôt qu'en colère, puis elle passa sa main blanche d'un air embarrassé sur la sombre fourrure qui couvrait sa poitrine.

Zénon cependant n'avait pas regagné sa chambre; il se dirigea vers la bibliothèque, pensant bien que personne ne viendrait l'y chercher. Il n'y avait pas de lampe dans cette vaste pièce; mais le clair de lune dessinait distinctement le châssis de chaque fenêtre sur le carrelage du sol. Zénon prit un livre, l'ouvrit et s'assit pour le feuilleter dans ce rayon de lumière argentée. Au moment même parut Stéphane.

—Mon jeune maître, dit-il, venez; madame l'exige.

—J'ai quelque chose à te demander, dit à son tour Zénon, sans l'avoir entendu. Il faut que tu me répondes en toute sincérité.

—Que dois-je répondre?

Le vieux serviteur cligna des yeux sous le clair de lune qui le frappait en plein visage, accentuant toutes ses rides, et se mit à rire, à rire discrètement et tout bas, comme il convient à un valet de bonne maison.

—Stéphane, reprit Zénon, est-il possible que des misérables tels que ces gens auxquels nous avons donné refuge, et les mauvais maîtres, comme le leur, soient nombreux en ce monde, ou bien est-ce un cas particulier, une exception?

—Bon Dieu! s'écria Stéphane, quel enfant! Le monde regorge de misère, hélas! Vous n'en savez rien naturellement, n'ayant jamais vu de près la pauvreté. Il y a des milliers de gueux bien plus à plaindre que ceux qu'il vous est arrivé de rencontrer aujourd'hui. En somme, quel est le lot de nos paysans?

Et le vieillard se remit à rire sous cape.

—Le paysan, ici, n'est qu'un esclave. Les Turcs ne peuvent opprimer davantage ceux qui portent leur joug. On ménage encore une bête de somme; lui, on ne le ménage pas, et on l'insulte, et on le bat, et on ne se gêne pas pour lui enlever sa femme, si elle en vaut la peine. Mais il est plus sage de ne point parler de ces choses. J'ai toujours entendu dire que l'on perdait ses yeux à lire au clair de la lune; entendez-vous, monsieur?

—Mais chez nous, Stéphane, chez nous, les paysans sont bien traités?

Stéphane hocha la tête.

—Il est vrai que le seigneur est bon; mais madame ne pardonne rien à personne, et le mandataire... Grâce à lui, le fouet et le bâton ne chôment pas de besogne.

Zénon frémit: il ne trouvait pas de paroles pour exprimer son impression. Tandis que le vieux serviteur sortait de la chambre, en lui répétant l'ordre de la maîtresse, et refermait derrière lui la porte, qui cria sur ses gonds, il prit machinalement un second livre et s'efforça de chasser les pensées qui l'assaillaient comme les aigles s'acharnent sur un chevreuil blessé. Fut-ce le hasard? Fut-ce une de ces inspirations secrètes, miraculeuses, qui peuvent décider de toute une vie? Il lut avec un intérêt et un trouble croissants, il lut que Bouddha, prince indien, ému comme lui à l'improviste par la misère humaine, quitta son palais et s'en alla au désert, bien avant le Christ, pour y chercher la solution de la plus douloureuse de toutes les énigmes. Il lisait encore, haletant, le coeur gonflé d'enthousiasme, lorsqu'une forte main s'appuya soudain affectueusement sur son épaule.

—Que fais-tu là? disait son père. Ta mère se fâchera.

En parlant, le digne homme l'embrassait au front comme s'il eût été un petit enfant.

—Mon père, dit Zénon avec un calme solennel, j'ai résolu de partir.

—De partir? Et où iras-tu?

—Jusqu'ici, je n'en sais rien, mais écoutez... J'ai vécu longtemps dans une tour enchantée sans rien savoir de la vie ni des hommes, et voici qu'une grande honte m'a saisi en songeant que j'étais luxueusement nourri et vêtu tandis que mes semblables manquaient de pain. Tout ce qui me paraissait riant et beau est devenu pour moi un abîme plein d'effrayants secrets. Je veux partir, je veux marcher parmi les hommes pour connaître leurs peines et trouver le moyen de les rendre tous également heureux; je veux... Ah! Dieu seul sait ce que je veux... Il me pousse hors de cette opulence qui m'humilie, de cette oisiveté qui me pèse; je veux vivre, travailler, combattre, souffrir avec les hommes... Père, je ne puis vous cacher mes projets, mais nul autre que vous ne doit en être instruit...

—Mon bien-aimé, dit Pan Mirolawski, je te connais. Ayant dit: Je pars,—tu partiras; rien ne pourra t'en empêcher; aussi je me borne à te répondre: Réfléchis, cher enfant; songe à l'angoisse de mon coeur.

—Je ne pars pas pour toujours, répliqua Zénon, et j'écrirai; mais, entendez-vous bien, mes lettres seront pour vous seul!...

—Que Dieu te garde donc! Moi, tout m'abandonne...

—Nous nous reverrons, répéta Zénon; je reviendrai en paix avec moi-même, tandis qu'aujourd'hui je me sens malheureux, si malheureux!...

Le jeune homme cacha son visage entre ses mains et se mit à pleurer amèrement.

—Mon fils! dit Pan Mirolawski, calme-toi; jamais ton père ne dressera devant tes pas des obstacles qui puissent te faire souffrir. Va voir le monde, selon tes souhaits; laisse-moi seulement te munir d'argent et d'armes...

—Non, dit vivement Zénon, je prétends ne me fier qu'à mes bras et vivre de ce que je gagnerai seul.

—Tu ne veux rien de moi?

—Si fait, cher père; vous pouvez m'aider. Procurez-moi des habits de paysan et un bâton. C'est tout ce qu'il me faut.

—Attends!

Pan Mirolawski sortit à pas de loup et revint quelques minutes après avec un paquet de vêtements et un gourdin formidable.

Zénon changea rapidement d'habits. Quand il fut debout dans ses hautes bottes noires, ses larges chausses de drap grossier, sa rude chemise serrée à la taille par une ceinture de cuir noir et son sierak gris, le bonnet de peau d'agneau sur la tête, le bâton à la main, Pan Mirolawski ne put s'empêcher de sourire.

—Je voudrais voir les paysannes, dit-il en tordant sa barbe; elles vont toutes courir après toi. Mais attends encore que j'aille voir ce que fait ta mère.

Il revint bientôt rassuré.

—Il n'y a pas de danger; elle est dans sa chambre à lire les nouvelles de Paris. Toutes les étoiles tomberaient à la fois qu'elle n'y prendrait pas garde.

—Je me hâterai donc...

Pan Mirolawski marcha devant; Zénon le suivit. Ils allèrent sur la pointe du pied, par un corridor obscur, jusqu'à certain escalier tournant qui les conduisit à une porte dérobée dont le vieux seigneur avait la clef.

La fraîcheur de la nuit les pénétra. Ils sortirent dans le jardin, qu'inondaient les blancheurs de la pleine lune. Là encore, Pan Mirolawski ouvrit une petite porte qui donnait sur la campagne.

—Pars-tu vraiment? demanda-t-il d'une voix tremblante.

—Oui, mon père.

—Eh bien! sois heureux, et que le Ciel te protége!

Il soupira et embrassa encore une fois son fils.

Zénon était déjà loin.

—Surtout ne manque pas de m'écrire! lui cria Pan Mirolawski.

D'un pas rapide, le fugitif traversait les champs de blé doucement agités par le vent.

Lorsque, le lendemain matin, il manqua au déjeuner de famille, sa mère fronça le sourcil et battit à coups redoublés, de la petite cuiller d'argent qu'elle tenait, sa tasse de fine porcelaine, jusqu'à ce que celle-ci se brisât.

Voyant qu'il ne rentrait pas le soir, elle se promena inquiète, dans la salle à manger, mais sans demander ce qu'il était devenu. Deux jours, trois jours s'écoulèrent; elle maltraitait toute la maison, s'emportait à chaque instant. Vers le soir du troisième jour, l'impérieuse dame dit brusquement à son mari:

—Où est Zénon? Vous savez sans doute où il est?

—Moi? Comment le saurais-je? répondit le vieux seigneur d'un air de parfaite innocence; que Dieu me punisse si je m'en doute!

Le quatrième jour, madame Mirolawska fit partir le faktor juif Mordicaï Parchen, avec l'ordre exprès de chercher Zénon, mais le vieux Parchen fit comme le corbeau de l'arche: il ne reparut pas.



II


Cependant Zénon avait bravement commencé son voyage. Aussitôt qu'il eut quitté le berceau de ses ancêtres, aussitôt qu'il eut compris que désormais il n'y avait là personne pour le servir, mais personne non plus pour lui donner des ordres, il se sentit libre et heureux. La lune éclairait son chemin, et cette première épreuve de sa force, que n'excitait pas un vain orgueil, mais une soif légitime d'indépendance, l'enthousiasma. Il franchissait d'un bond les ruisseaux, lançait loin de lui des pierres énormes. Arrivé sur la rive du Pruth, il ramassa des broutilles, alluma un bon feu, s'étendit sur l'herbe et dormit jusqu'au jour. Un chien l'éveilla en appliquant son museau froid contre sa joue. Ce chien appartenait au batelier, qui lui fit traverser la rivière en même temps qu'à deux paysannes. Le batelier fut fort étonné lorsqu'il reçut de son passager, au lieu de la pièce de monnaie voulue, un simple: «Dieu vous récompense!»

Sur l'autre rive, deux chemins se réunissaient aux pieds d'une image de la Vierge. Les deux femmes, s'arrêtant, regardèrent Zénon. La plus jeune, grande et forte, avec un joli visage un peu pâle au milieu duquel se recourbait un petit nez aquilin, sourit et poussa du coude la vieille qui l'accompagnait. Celle-ci secoua la tête; ses yeux moqueurs et pénétrants parurent rentrer encore sous leurs sourcils touffus, et ses mains maigres couvertes de rides innombrables s'appuyèrent sur le bâton qu'elle tenait.

—Où allez-vous? Votre nom, jeune homme? demanda-t-elle.

—Je me nomme Paschal, répondit l'héritier des Mirolawski.

C'était le premier mensonge de sa vie.

—Cherchez-vous donc du travail?

—En effet, bonne mère.

—Grand'mère, devez-vous dire. Voici ma petite fille Azaria; moi, on m'appelle Patrowna, et je passe pour être une widma (une sorcière). Venez avec nous. Vous ne manquerez pas de travail.

—Chez vous? dit Zénon en regardant d'un air de doute cette vieille femme, qui parlait comme une propriétaire et dont l'accoutrement était d'une mendiante.

—Non, mon enfant, répondit-elle avec un sourire, mais chez mon fils, qui vous recevra dans sa maison, et chez le maître de mon fils, qui payera vos journées assez cher pour que vous puissiez conduire Azaria à la danse et lui acheter un collier de corail.

La vieille Patrowna passa la main sur les tresses de sa petite-fille, tandis que celle-ci décochait à Zénon un regard furtif et langoureux.

—Je vous accompagnerai volontiers, dit le jeune homme.

Et il prit avec les deux femmes le chemin qui conduit à Tcheremchow.

Non loin du village, on rencontra un paysan de petite taille, mais robuste, qui labourait avec l'aide d'un cheval boiteux.

—Mamelyk, mon fils, dit la vieille, je t'amène un travailleur.

Le paysan tourna ses yeux, égarés comme par l'ivresse, vers Zénon Mirolawski.

—Un gaillard! murmura-t-il.—Et il continua sa besogne.

Zénon resta d'abord à Tcheremchow. Il aidait Mamelyk à labourer et à ensemencer son champ; il travaillait sur les terres du seigneur avec les autres villageois quand ceux-ci avaient à s'acquitter du robot. Sa vigueur excitait l'admiration de ses camarades. Il dormait sur un banc, près du poêle, dans la chaumière de Mamelyk, et partageait le modeste ordinaire de la famille.

Sa vie nouvelle ne durait que depuis peu de jours, quand Florina, la femme de Mamelyk, tomba malade. Le seigneur, qui jamais ne passait devant la maison sans y entrer, envoya chercher à la ville un médecin français, M. Lenôtre, qui, après avoir pris du service l'an 1831 dans les rangs de l'armée polonaise, s'était établi en Gallicie.

Pendant que celui-ci examinait la malade, les autres membres de la famille demeuraient assis sur le seuil de leur chaumière, et le jeune paysan qui avait amené le Français donnait à boire à ses maigres chevaux.

—Qu'as-tu donc, Nazaretian? commença le maître du lieu. Pourquoi es-tu si triste un samedi soir, quand demain tu dois danser?

—J'en aurai bientôt fini avec la danse, répondit Nazaretian.

—Est-il vrai que ton maître poursuive ta fiancée? demanda Azaria.

—Pourquoi la poursuivrait-il? Si Olexa lui plaît, il la prendra tout simplement, et il me fera soldat.

—Et tu le souffriras? s'écria Zénon, indigné.

L'autre le regarda tout surpris et haussa les épaules.

Après une pause:

—Comment se nomme ton maître? demanda Zénon.

—C'est le baron Orlowski, le propriétaire de Dobrowlani.

Chacun se tut.

Bientôt la vieille Patrowna reprit:

—Il y a quelque part un trésor enfoui; si je pouvais le déterrer!...

—Sorcière, dit d'un ton railleur l'un des voisins de Mamelyk, tu ferais mieux de dégager ta pelisse qui est entre les mains du juif. Tu grelottes, ma parole! J'avais toujours cru que les sorcières ne sentaient pas le froid, les jetât-on dans l'eau.

—J'ai déjà reporté l'argent l'autre jour, répondit Patrowna, mais il plaît au juif de ne plus se souvenir de notre marché; puisque le seigneur le protége, que peut faire contre lui une pauvre vieille?

—Nous verrons bien! s'écria Zénon avec énergie.

Cette fois, il n'y eut personne qui ne le regardât, stupéfait.

—Père, dit Azaria, s'adressant à Mamelyk, il nous faudrait de la pluie!

—Aussi notre curé doit-il faire une procession pour qu'il en tombe, répliqua gravement le père.

—A quoi bon? interrompit Zénon; Dieu gouverne le monde selon des lois immuables, les lois de la nature.

Et soudain, ce ne fut plus le simple cultivateur qui parla, mais le savant, qui, pour expliquer à ses auditeurs émerveillés l'origine de la pluie, de l'orage et de la grêle, donnait une forme simple et claire aux vérités qu'il enseignait. Pendant que Zénon parlait ainsi, le docteur Lenôtre sortit de la cabane et se mit à écouter avec les autres.

—Bien, jeune homme, très-bien! dit-il en lui tendant la main. Qui donc, ajouta-t-il, a pu vous apprendre toutes ces choses? Plût à Dieu que vous eussiez beaucoup de pareils parmi le peuple!

—Il sait bien lire, dit Azaria, non sans une certaine complaisance.

—Prenez donc tous exemple sur lui, fit le médecin. Tâchez d'apprendre, vous aussi. Vous verrez dans l'histoire que Piast, qui n'était qu'un simple paysan, mérita de devenir roi. J'espère vous revoir, jeune homme.

Ayant adressé ce dernier salut à Zénon, M. Lenôtre remonta en voiture. C'était un homme de bien, animé de ce pur enthousiasme pour les libres institutions et pour l'humanité qui semble être particulier à ceux de sa nation.

—Eh bien! dit Patrowna après qu'ils eurent tous regardé la voiture s'éloigner, puisque vous savez tant de choses, ami Paschal, quand aurons-nous de la pluie?

—Demain, répondit Zénon, car le vent souffle du sud, et je vois au loin monter des brumes.

Comme il plut en effet le lendemain matin, le savoir de Zénon fut reconnu par tous les campagnards, et l'autorité de l'étranger grandit encore dès le dimanche suivant, où il eut l'occasion de faire preuve de force physique, après avoir montré déjà sa clairvoyance.

En se rendant à l'église, il passa, en compagnie de la vieille Patrowna, chez le cabaretier juif qui retenait en gage la pelisse de cette dernière.

—Voici ton argent, lui dit-il, rends le manteau.

—Le manteau? glapit le fripon; quel manteau? Je ne sais ce que vous voulez dire.

—Le rendras-tu sur-le-champ?

—J'ai à servir mes hôtes, répondit le juif en versant de l'eau-de-vie aux paysans qui remplissaient le cabaret, et je n'ai nulle envie de plaisanter.

Déjà Zénon l'avait saisi par sa barbe rousse et secoué de la belle manière. Le juif cria, la table fut renversée, l'eau-de-vie se répandit à flots sur le plancher.

—Dis, veux-tu restituer le bien des pauvres? répétait Zénon.

—Je le veux bien, je le veux bien! gémit le misérable.

Un des palefreniers de la seigneurie, qui buvait dans un coin, se leva insolent et agressif:

—Qui diable es-tu? demanda-t-il à Zénon. Quelque brigand qui s'ennuie d'attendre la potence? Lâche ce juif, drôle!

—Qui je suis? répondit Zénon. Je suis celui que Dieu envoie pour protéger les petits et pour traiter selon leur mérite les chenapans de ton espèce.

Parlant ainsi, Zénon souleva le palefrenier comme un sac et le jeta par la fenêtre.

Cependant le juif s'était relevé avec peine en se frottant les genoux. Il fit les excuses les plus plates et les plus ridicules, apporta la pelisse de Patrowna et aida même celle-ci à l'endosser.

Cet incident produisit une vraie révolution parmi les juifs de la contrée. Le bruit courut jusqu'en Pologne que le Messie était venu.

Au nord de Tcheremchow était située, de l'autre côté d'une forêt de sapins, certaine chapelle consacrée à une vierge noire, image miraculeuse qui attirait de nombreux pèlerins. Zénon, étant allé y entendre la messe, fut révolté de voir, après l'office, les paysans se presser autour de l'autel pour offrir, en même temps que des mains, des pieds, des maisons, des bestiaux, taillés en bois, en cire ou en mie de pain, beaucoup d'argent, de miel, de lait, d'oeufs, de fruits, de volailles et autres denrées que les Pères, préposés au service de la chapelle, ne se faisaient aucun scrupule d'accepter au nom de leur patronne. Une sainte colère s'empara de Zénon à la vue de cette profanation d'un lieu de prière. S'élançant sur les marches de l'autel:

—Croyez-vous, dit-il aux paysans, croyez-vous, pauvres fous, pouvoir séduire le Ciel par des présents? Et vous, imposteurs, ajouta-t-il en s'adressant aux moines, pensez-vous qu'il soit chrétien d'entretenir l'aveuglement de ce peuple stupide et d'en profiter?...

—Que veut-il? arrêtez le sacrilége, arrêtez le possédé! criait-on de toutes parts.

—C'est vous, répondit Zénon, c'est vous seuls qui êtes possédés du diable. Dieu me permettra de purifier son temple.

Renversant les présents, il les foula aux pieds, pêle-mêle, puis il détacha sa ceinture de cuir et, servi par son agilité, par sa force herculéenne, par le zèle qui le transportait, il eut vite dispersé la foule à grands coups de cette lanière vengeresse.

Le soir même, Zénon écrivit à son père une première lettre. La lettre était rédigée en français sur un chiffon de papier que lui procura l'obligeante Azaria; elle fut remise à un boucher juif, qui se rendait à Ostrowitz. La menace d'une volée de coups de bâton en cas d'inexactitude fit au juif le même effet que la promesse d'un pourboire, et la missive de Zénon arriva heureusement à Pan Mirolawski. Elle était ainsi conçue:

«Père chéri, je me trouve bien où je suis, car je travaille comme un paysan, et j'ai déjà eu l'occasion de rosser un juif, un valet et nombre de faux dévots. Je gagne de bonnes journées; le pain bis me paraît plus savoureux que vos pâtés de Strasbourg. Que Dieu vous protége! Je vous baise les mains.

»Votre fils respectueux et affectionné,

»ZÉNON.»

Pan Mirolawski répondit par le même boucher, qui fut exact encore, bien que cette fois il eût reçu un large pourboire:

«Mon unique Zénon, un mot seulement, tant j'ai peur que ta mère ne me surprenne en train de t'écrire. Tu es bien portant, Dieu soit loué! Continue de vivre à ta guise en faisant le bien, en redressant les torts. Ne nous ménage pas, nous autres seigneurs. Si un danger te menace, dépêche-moi vite un messager à cheval. Je t'embrasse mille fois.

»Ton père, qui se passe si difficilement de ta chère présence.»

Il ne s'écoulait pas une seule journée sans que Zénon s'écartât du village pour aller dans la forêt prochaine se livrer à ses méditations, qui étaient d'un ordre assez étrange. Tout un monde, riche en merveilles, était en train d'éclore dans son âme. Il lui manquait encore la lumière; mais il sentait sa force et comptait bien pénétrer tôt ou tard les brouillards qui lui cachaient le soleil éternel. Un jour qu'il rêvait, étendu sur la mousse, dans sa retraite silencieuse, il découvrit une fourmilière énorme, dont il se mit à contempler les moeurs. D'abord il n'avait vu qu'un tas d'aiguilles de sapin, de feuilles mortes, de brins de bois et de menus cailloux, qui s'élevait à trois pieds environ au-dessus du sol et où couraient diligentes, de çà de là, des bestioles innombrables; mais il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour découvrir dans cette construction baroque un arrangement fort sage, dans ce tourbillon confus un projet réfléchi. Il vit une petite ville, une république parfaitement organisée. Le gîte, extérieurement si simple, était à l'intérieur divisé selon les besoins des habitants, qui eux-mêmes formaient des classes diverses où l'égalité semblait régner sous le rapport du logement et de la nourriture, mais où chacun avait ses devoirs, ses travaux particuliers. Cette petite merveille l'attirant de plus en plus, il remarqua que certaines fourmis s'occupaient exclusivement de la garde des plus jeunes membres de leur société, les poussant au soleil, les ramenant bien vite dans les profondeurs abritées quand la pluie commençait à tomber. Il constata que d'autres fourmis veillaient aux portes de la ville et que, la nuit venue, elles fermaient ces portes avec soin; il suivit les ouvriers dans leurs travaux: des milliers de petits personnages aventureux s'en allaient chasser et rapportaient, en unissant leurs efforts, des victimes d'une taille bien supérieure à la leur. Quel habile aménagement de garde-manger! Avec quel soin étaient rangés les vivres et choisis les matériaux de construction! Il lui arriva de surprendre une fourmi de la classe des ouvrières en présence d'un petit brin de bois qui devait représenter pour elle une poutre: elle l'examinait minutieusement de tous côtés; désespérant de réussir seule à l'ébranler, elle s'éloigna en toute hâte. Chemin faisant, elle rencontra deux autres fourmis, et immédiatement les fines créatures se livrèrent à un entretien très-vif, en s'aidant pour cela de leurs longues antennes. Toutes trois de courir en différentes directions; il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour rassembler une vingtaine de leurs pareilles autour de la poutre. Zénon admira la constance avec laquelle la bande active et résolue cherchait à transporter sa conquête, en s'y prenant chaque fois d'une façon nouvelle. Enfin les messagers ayant fait leur devoir, une colonne de cent individus environ accomplit l'oeuvre difficile avec une célérité surprenante. Cependant deux autres fourmis, se rencontrant, s'arrêtaient et se livraient à un dialogue évidemment oiseux, car il ne produisait rien.

Zénon éclata de rire.

—Si ce ne sont pas deux diplomates, se dit-il, ce sont assurément deux commères.

Et, en effet, la masse des fourmis sensées eut bien vite séparé les deux babillardes, emmenant chacune d'elles au plus vite pour lui assigner une besogne.

Zénon revint souvent à ses fourmis. Un jour, il trouva la république dans un état d'excitation fiévreuse et vit s'engager des batailles, à la suite desquelles le parti vaincu s'en alla chercher des contrées plus paisibles et y fonder une nouvelle république. Zénon, fouillant avec de grandes précautions la ville abandonnée, constata, non sans ravissement, la structure compliquée de ce labyrinthe souterrain, dont les nombreux étages conduisaient à des couloirs, à des chambres, à des magasins de toute sorte.

Une apparition imprévue le surprit au milieu de son extase. Le vieux faktor envoyé par madame Mirolawska, Mordicaï Parchen, était devant lui:

—Bon Dieu! que faites-vous là, mon jeune maître? s'écria ce bonhomme, abasourdi.

Zénon leva la tête, et un sourire passa sur sa belle figure.

Mordicaï, bien qu'il fût vieux, n'avait pas précisément une mine respectable. Petit et rond comme une boule de graisse, il avait l'air d'un vilain petit garçon travesti en aïeul: son long cafetan noir et son grand bonnet de zibeline ne réussissaient pas à lui prêter de la dignité; il n'en était que plus comique.

—Je m'instruis chez les fourmis, répliqua Zénon.

—Et qu'apprenez-vous en leur compagnie?

—Le travail, l'application, la concorde, l'égalité.

—Pour quoi faire? A quoi vous serviront de pareilles choses? Un homme de votre rang...

—Je ne serai rien, tant que je n'aurai pas trouvé la vérité pour moi et pour mes frères...

—Quel coeur! quelle sagesse! soupira le vieux juif; un vrai Mirolawski! Notre Talmud dit bien aussi:

«Qui donc est sage?

»Celui qui, ayant vaincu l'orgueil de son âme, apprend volontiers auprès de chacun.

»Qui donc est fort?

»Non pas celui qui a conquis des terres et des villes, mais celui qui s'est dompté lui-même.

»Qui donc est riche?

»Celui qui se contente de peu.»

Voilà ce que dit notre Talmud. Aussi je vois bien que Dieu a la main sur vous, maître. Permettez-moi de vous suivre.

—Ami, répliqua Zénon en se levant d'un bond, j'ai achevé mon oeuvre ici, nous pouvons partir à l'instant.

Mais ils n'avaient pas fait trois pas, que Mordicaï, s'asseyant, se mit à gémir et à s'arracher les cheveux.

—Hélas! où ai-je eu la tête? Moi qui avais promis à madame de vous ramener. Malheureux que je suis!

Zénon éclata de rire:

—Calme ta conscience. Je te promets que tu me ramèneras, mais à la condition de voyager d'abord avec moi.

—Que dois-je faire?...

—Si tu réfléchis trop longtemps, je partirai seul. Et Zénon continua de marcher à grands pas, Mordicaï se traînant derrière lui avec de gros soupirs.

La nuit approchait lorsque Zénon et Mordicaï passèrent devant la petite chapelle qui était un but de pèlerinage. Tous les objets, après avoir projeté des ombres démesurées, s'effacèrent peu à peu, et lorsqu'ils atteignirent le point où les chemins, se divisant, conduisent à gauche vers Saroki, à droite vers Dobrowlani, le vieux juif balbutia soudain en se cachant derrière Zénon:

—Ne voyez-vous rien? Moi, je vois un géant qui nous menace du bras.

—Bah! fit le jeune homme, je n'ai pas peur de lui.

—Mais moi, j'ai peur.

Zénon marcha droit au géant et dit en riant:

—C'est un poteau, Mordicaï.

—Si c'est un poteau, tant mieux; mais cela pouvait être aussi bien un brigand.

A cent pas de là, une souris ayant traversé le chemin, Mordicaï s'enfuit dans un champ de blé avec des cris perçants.

—Pour une souris?... s'écria Zénon.

—Il n'y a pas de honte à fuir devant une souris, répondit le juif tout tremblant, quand elle est grande comme un loup.

Malgré toutes ces fâcheuses rencontres, ils gagnèrent sans accident un petit bois de bouleaux qui formait la limite de la seigneurie de Saroki.

—Que nous veulent ces femmes en linceuls blancs? demanda Mordicaï très-haut pour paraître intrépide.

—Tu prends des bouleaux pour des femmes à présent?

—Des bouleaux! s'écria le faktor avec emportement; est-ce que des bouleaux peuvent rire? N'entendez-vous pas rire ces fantômes diaboliques? Non, non, je n'avance plus d'un pas.

Il s'assit sur une pierre et ferma les yeux. Quand il se décida enfin à les rouvrir, il vit à la joyeuse clarté du soleil que c'étaient bien des bouleaux, pourtant. Il vit aussi qu'il avait dormi dans un champ de blé et que Zénon avait disparu.

De grand matin, Zénon atteignit Saroki. Il laissa sur la prairie, en la traversant, les traces argentées de ses pas. A l'horizon brillait un brouillard d'or. Sur toutes les haies gazouillaient les oiseaux, qui venaient de s'éveiller. Tous les rideaux de la seigneurie étaient encore baissés. Le cocher, plus matinal que les autres domestiques, faisait ses ablutions à la fontaine.

Zénon survenait cependant à propos pour empêcher une grave injustice. C'était un vendredi, jour auquel les mendiants avaient coutume d'assiéger la porte de la maîtresse du lieu, une jeune veuve, Pani Witolowska.

Un vieillard à longue barbe, sa besace sur le dos, un bâton à la main, était arrivé dès l'aube. Le chien, ayant aboyé à sa vue, réveilla la dame, qui sortit, de fort mauvaise humeur, d'un lit somptueux, digne de servir à une sultane. En prenant son café, elle s'aperçut que le pot au lait d'argent manquait au plateau et fit chercher partout inutilement cette pièce précieuse. Le domestique qui la servait signala en même temps la disparition de plusieurs couverts, en ajoutant que seul un vieux mendiant, qui rôdait autour de la maison depuis le lever du soleil, pouvait avoir commis le vol. Aussitôt, la dame, qui était prompte justicière, fit arrêter le vieillard. On ne trouva rien dans sa besace, mais il fut décidé qu'il avait eu le temps d'enterrer l'argenterie. Pani Witolowska, sans autre forme de procès, le fit conduire dans la salle du jugement, où elle l'interrogea elle-même, et, comme il persistait à ne pas avouer, elle ordonna d'appliquer la torture. Le mendiant souffrit tranquillement son martyre en invoquant tous les saints. Pani Witolowska, enrouée de vociférations et de rage, criait aux bourreaux:—Rossez cet entêté jusqu'à ce qu'il ait parlé ou rendu l'âme!—lorsque Zénon entra.

—Vous devez lâcher cet homme, dit-il d'un ton calme, en interpellant les serviteurs qui déjà levaient leurs bâtons. Honorez ses cheveux blancs.

Les heiduques s'arrêtèrent surpris et regardèrent leur maîtresse, dont le visage, déjà blême, devint absolument jaune, tandis que ses lèvres, sèches et tremblantes, découvraient de petites dents féroces.

—J'ai dit, obéissez, prononça-t-elle.

—Il faut juger avant de punir, fit Zénon. Je ne laisserai pas maltraiter ce vieillard.

La petite Polonaise maigrelette se dressa comme un diable qui sort d'une boîte à surprise; ses yeux bleus lancèrent des flammes.

—Qu'oses-tu dire, manant? Peut-être sais-tu à quoi t'en tenir en effet? Es-tu donc toi-même le voleur?

—On ne touchera pas un poil de cette barbe grise, répliqua Zénon en retroussant ses manches.

—Arrêtez-le, cria la jeune femme, et frappez ferme!

Déjà les gens se jetaient sur Zénon, mais au moment même Mordicaï Parchen surgit comme un ange du ciel entre eux et son jeune maître. Un coup de pied l'envoya rouler sous un des bancs, où il continua de crier:

—Ne le battez pas! Vous ne savez qui est cet homme, c'est...

—Te tairas-tu! fit Zénon de sa voix de stentor.

—Est-ce un prince, par hasard? demanda la Polonaise railleuse. En ce cas, assommez le prince!

—Je ne suis pas un prince, s'écria Zénon en secouant, d'un seul mouvement de ses larges épaules, ceux qui le tenaient. Je suis le défenseur des opprimés.

Il saisit l'un des bancs comme il eût fait d'une trique et se mit en devoir de repousser ses agresseurs, qui bientôt roulèrent à ses pieds, celui-ci la tête ensanglantée, celui-là un bras cassé. Il chassa les autres, et aucun ne s'enfuit sans quelque horion.

Pani Witolowska, tremblante dans un coin, se vit au pouvoir de ce forcené. Zénon tira un couteau de sa poche.

—Veux-tu m'assassiner? s'écria-t-elle.

—Moi? Je ne tuerais pas une poule.

Il coupa les liens qui retenaient le vieillard et le remit sur pieds.

—Dieu te récompensera! dit ce malheureux.

—Chut! interrompit Zénon; je ne veux pas de remercîments... Et maintenant, ajouta-t-il, approchez, petite femme; à votre tour d'être jugée.

La maîtresse de Saroki respira, encore un peu craintive, toutefois.

—Qui donc, demanda Zénon, accuse ce mendiant?

—Un de mes gens.

—C'est lui le voleur. Venez.

Pani Witolowska marchant devant eux, Zénon et le juif se rendirent dans la chambre du domestique, où ils trouvèrent le pot et les cuillères. Le voleur fut, bien entendu, fustigé, puis livré au tribunal par ordre de sa douce maîtresse.

—Je te remercie, dit-elle à Zénon; tu m'as épargné un péché.

Il la salua en gentilhomme et s'en alla.

Le soir même, Pani Witolowska envoya un heiduque, qui avait le nez écorché et un bras en écharpe, au cabaret où Zénon et son faktor étaient assis parmi les paysans: le heiduque avait ordre de ramener le jeune homme.

Lorsque Zénon entra en souriant dans la chambre de la dame de Saroki, celle-ci, vêtue d'une kazabaïka d'étoffe turque, une rose rouge dans les cheveux, était blottie sur un divan, les jambes croisées à l'orientale, et fumait une cigarette.

—Ton nom? dit-elle en contemplant avec satisfaction ce svelte et vigoureux garçon.

—Paschal.

—Eh bien! Paschal, tu me plais. Reste chez moi, ajouta-t-elle négligemment, et d'abord viens plus près, viens ici, à mes pieds.

—Ma charmante dame, répondit Zénon, c'est la manière des chats de commencer cette sorte de commerce en se mordant et s'égratignant. Moi, j'ai d'autres idées sur l'amour.

Il s'inclina profondément et laissa la pauvre petite femme déconcertée pour la première fois de sa vie peut-être.

Zénon et le vieux Mordicaï se dirigèrent ensuite vers la seigneurie de Dobrowlani, dont le maître donnait depuis longtemps à l'aspirant réformateur des sujets d'indignation. D'abord il se joignit aux travailleurs des champs et se borna tranquillement à observer, tout en faisant sa besogne. La vieille Patrowna, qui comptait parmi les paysans du baron et dont la chaumière était située à l'écart des autres, tout au fond de la forêt, l'avait reçu chez elle. Il vivait ainsi sous le même toit qu'Azaria, laquelle était venue chez sa grand'mère dans l'espoir d'échapper aux humiliations et aux railleries qui la poursuivaient chez elle, car, sans avoir jamais été mariée, Azaria était enceinte. Si elle eût porté dans son sein l'enfant d'un paysan, personne ne lui eût jeté la pierre, mais le peuple des campagnes en Gallicie, au temps du robot, n'était nullement disposé à excuser celle de ses filles qui écoutait un gentilhomme. Les paysans de Dobrowlani surent vite que la petite-fille de Patrowna avait reçu de Pan Joachim Bochenski, le neveu libertin du riche comte Dolkonski, plusieurs rangs de corail et une pelisse neuve en peau d'agneau pour prix de son déshonneur. Des murmures, ils passèrent aux menaces, et leur colère éclata enfin un samedi soir, comme ils revenaient du robot.

Zénon, le couvre-feu sonné, rencontra, dans la rue du village, une centaine d'hommes qui conduisaient au milieu d'eux Azaria éplorée, vêtue seulement d'une chemise, les pieds nus, une couronne de paille sur ses cheveux dénoués. Rouge de honte, le visage caché dans ses mains, la pénitente marchait sous les huées de la foule, tandis que, sourds aux supplications de sa grand'mère, les enfants lui jetaient de la boue et les femmes la poussaient en avant à coups de bâton; les hommes cependant chantaient des couplets satiriques plus injurieux que tout le reste.

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