Le legs de Caïn: Un Testament — Basile Hymen — Le Paradis sur le Dniester
III
La voix de Zénon arrêta le cortége.
—Que faites-vous? criait cette voix claire et vibrante, qui domina soudain tout le tumulte; de même éclate une trompette au-dessus des bruits de la bataille.
—Le peuple va juger! crièrent vingt hommes ensemble.
—Juger qui?
La vieille Patrowna se fit place jusqu'à lui et répondit:
—Une pauvre fille séduite. Protége-nous, Paschal!.. Dieu t'envoie...
—A l'eau, la sorcière! hurlèrent quelques enragés.
Et deux jeunes garçons saisirent la malheureuse aïeule. Mordicaï Parchen, qui s'était tenu derrière les larges épaules de Zénon, fut si effrayé qu'il grimpa au faîte de l'arbre le plus proche avec la vitesse d'un écureuil.
—Assez! dit Zénon; on ne noiera personne, et il n'y aura pas de jugement.
—Homme, fit un vieillard, qui es-tu pour t'opposer à la commune?
—Et qui êtes-vous, répliqua Zénon, pour oser juger cette faible créature? Êtes-vous des anges, des saints? Aucun de vous n'a-t-il violé les devoirs sacrés du mariage? Bien des femmes peut-être, parmi celles qui sont ici à insulter leur soeur tombée, ne résisteraient pas à quelques rangs de corail, le cas échéant.
Un homme de grande taille, le bonnet militaire sur la tête, se jeta sur Zénon, mais au moment même un vieillard à barbe blanche vint au secours de celui-ci: c'était le mendiant qu'il avait arraché aux jolies griffes de Pani Witolowska. De son côté, Mordicaï criait à tue-tête du haut de son arbre:
—Au secours! au secours! ne le touchez pas!
Zénon avait abattu son adversaire d'un coup de poing; le bâton à la main, il tenait la foule en respect, couvrant Azaria de son corps. Tout à coup, il arracha la couronne de paille qui cachait les cheveux de la coupable, et la jetant aux pieds des juges:
—Que celui d'entre vous qui se croit le droit de condamner cette femme avance d'un pas, et je le tuerai comme un blasphémateur... Le Christ n'est pas mort pour les bons, mais pour les pécheurs, et quiconque est sorti du sein de la femme est un pécheur. Rentrez en vous-mêmes, humiliez-vous, ne tentez pas Dieu, qui a défendu la haine et prescrit la charité.
Ces paroles retentirent au milieu d'un profond silence, puis plusieurs voix s'élevèrent:
—C'est la vérité...
—Retirez-vous, dit un vieillard, la sagesse est dans la bouche de ce jeune homme. Le Ciel l'a suscité parmi nous.
—Dieu laisse briller son soleil sur le juste et sur l'injuste, criait le juif du haut de son arbre. Ne soyez pas plus sévères que Dieu, plus impitoyables que le soleil.
Une voiture qui passait divisa la foule, et le docteur Lenôtre, ayant reconnu Zénon, fit arrêter. On lui exposa le cas.
—Vous méritez, dit-il aux tourmenteurs d'Azaria, que la peste vous enlève tous. Voyez ce jeune étranger; il vaut mieux à lui tout seul que cent mille d'entre vous. Quiconque s'attaquera à lui ou à la fille que voici aura affaire à moi.
Le médecin français avait une grande influence sur ces gens, qu'il soignait en leurs maladies. Tandis que sa voiture disparaissait dans un nuage de poussière, la multitude commença lentement à se disperser.
—Si vous voulez juger quelqu'un, jugez donc le séducteur, dit d'un ton ironique aux plus obstinés le juif Mordicaï, qui s'était décidé à redescendre de l'arbre.
—C'est un seigneur, nous n'avons pas de pouvoir sur lui, répondit-on.
—Parce que vous êtes des lâches! s'écria Azaria, oui, des lâches, capables seulement de maltraiter une pauvre fille abandonnée. Tant pis pour vous! Pourquoi ne pas vous révolter contre le maître qui a enlevé à Nazaretian son Olexa et enrôlé le fiancé de force. Pourquoi, dites?...
Personne ne souffla mot, mais Zénon prenant Azaria par la main:
—Viens, dit-il, je te reconduirai chez toi, et tu me diras tout ce qui concerne ce Nazaretian et cette Olexa.
Elle obéit. C'était une triste histoire.
La nuit même, le baron Orlowski, maître de Dobrowlani, fut éveillé par une voix formidable qui criait à ses oreilles:
—Lève-toi, tyran! l'heure du jugement est venue pour toi!
Et il aperçut Zénon au pied de son lit, une faux à la main. Les rouges lueurs de la lampe de nuit vacillaient, semblables à des taches de sang, sur le fer aiguisé. A peine sorti de son sommeil, il crut voir le grand faucheur qui fauche les rois comme de simples épis.
—Les morts sont-ils ressuscités? s'écria-t-il, plein d'épouvante.
—Non, répondit Zénon; mais les vivants réclament leurs droits.
Mordicaï, debout derrière son jeune maître, claquait des dents, à demi fou de peur, car le baron avait saisi les pistolets accrochés à son chevet.
—Pas de bruit, fit Zénon; si tu bouges, tu es mort.
—Que voulez-vous de moi? Ai-je affaire à des haydamaks? Est-ce ma bourse que vous demandez?
Zénon secoua la tête.
—Où est Olexa?
D'un geste un peu tremblant, le baron indiqua une porte, et aussitôt Zénon fit signe au juif, qui sortit en toute hâte.
—Maintenant, dit-il à Orlowski, lève-toi.
Orlowski s'habilla docilement, car Zénon avait mis la main sur ses pistolets; après quoi il embrassa la chambre d'un regard rapide. Aucune autre arme n'y était suspendue. Mordicaï revint avec Olexa, qui avait jeté en toute hâte sur sa robe de nuit une kazabaïka de soie bleue garnie d'hermine. Sous ce vêtement de princesse, la paysanne aux bras blancs, aux tempes délicates finement veinées, au cou arrondi que marquait si joliment un petit signe noir, aux beaux yeux vert de mer comme ceux d'une nymphe des eaux, la petite paysanne, disons-nous, était charmante. Mais, en ce moment, elle ne se souciait pas de charmer; la confusion l'accablait; elle pâlit, rougit, puis, sans savoir ce qu'elle faisait, se réfugia dans un coin, où elle rejeta machinalement ses cheveux blonds sur une de ses épaules pour se mettre ensuite à les tresser.
—Olexa, dit Zénon avec une gravité douce, comment es-tu venue ici?
La pauvrette n'osait répondre; elle regardait le baron, qui regardait le plancher, une main posée à plat sur son crâne chauve:
—Dis la vérité; tu n'as rien à craindre. A-t-il usé de violence?
Olexa fit un signe affirmatif et tourna son visage du côté du mur.
—Comment répondras-tu de cet acte devant Dieu? demanda Zénon, s'adressant au ravisseur. Voici ce que je t'ordonne en son nom: Tu rendras sur-le-champ la liberté à cette fille, et tu lui donneras deux cents ducats, afin qu'elle puisse racheter son amant du service, entends-tu? plus une dot...
Orlowski marcha droit à son secrétaire et jeta sur la table plusieurs rouleaux d'or, que Mordicaï compta très-attentivement.
—Suis-nous, et n'essaye pas de crier pour réveiller tes gens, ajouta Zénon, en approchant un des pistolets de son oreille.
Ils descendirent tous les quatre dans le jardin, dont les allées bordées de buis n'étaient que faiblement éclairées par la lune.
—Y a-t-il ici des bêches? demanda Zénon.
—Pour quoi faire? murmura le baron, que paralysait derechef une vague terreur.
Olexa courut chercher deux bêches.
—Creusez une fosse, dit Zénon, une fosse assez profonde pour qu'un homme y tienne debout.
Olexa et le juif se mirent à l'oeuvre, tandis qu'Orlowski, tenu au collet par Zénon, se laissait tomber sur un banc. Lorsque la fosse fut assez profonde, l'implacable vengeur commanda au baron d'y descendre.
—Encore une fois, que voulez-vous faire? bégayait le misérable, dont les jambes fléchirent.
—Faut-il t'attacher?
—Non, non!...
Zénon le renversa et, le tenant sous lui, passa des cordes à Olexa pour lier les mains et les pieds d'Orlowski, que l'on jeta ensuite dans la fosse. Mordicaï et la jeune fille procédèrent sans retard à la remplir.
—Juste Dieu! criait le baron, me voulez-vous enterrer vivant?
—Jusqu'au cou seulement, repartit Zénon, et ensuite on te fauchera la tête. Commence donc ta prière, il est temps.
Orlowski invoquait bruyamment la sainte Vierge.
—Plus bas! dit Zénon. Et maintenant, as-tu fini?
Déjà les pelletées de terre lui volaient en plein visage.
—Un instant, de grâce! J'ai tant de fautes sur la conscience, et il y a si longtemps que je n'ai prié!...
Zénon se mit à rire:
—Si tu implores Olexa, elle t'accordera peut-être la vie.
—Olexa, suppliait le baron, aie pitié de moi, montre-toi généreuse, tu me vois à tes pieds, repentant...
—J'aimerais mieux, dit la paysanne, voir à mes pieds ta tête toute seule. Cependant, ajouta-t-elle avec un soupir, la religion nous enseigne à pardonner...
—Elle te fait grâce, dit Zénon. Que l'angoisse que tu as éprouvée soit ta punition, et maintenant, écoute: si tu entreprends la moindre représaille contre elle, ou contre son amant, ou contre moi-même...
—Ou contre Mordicaï Parchen, interrompit vivement le juif.
—Tu périras, je te le jure, acheva Zénon.
Avec une dernière menace de la main, il s'éloigna, suivi d'Olexa et du juif, tandis qu'Orlowski, après avoir gardé le silence quelques minutes encore, par crainte de le voir revenir, éclatait en clameurs désespérées qui finirent par attirer ses gens. On le délivra, on le porta dans son lit, tout grelottant de fièvre. Le docteur Lenôtre fut appelé. Cette fois, il joua le rôle d'un confesseur plutôt que d'un médecin.
—Une agitation étrange règne parmi les paysans, dit-il au baron avec son franc parler ordinaire. Nous sommes évidemment à la veille d'une grande crise sociale. Restez bien tranquille, je vous y engage. Vous puniriez peut-être sans trop de peine l'un ou l'autre de vos agresseurs, mais la vengeance ne se ferait pas attendre.
IV
La moisson venait de commencer quand Zénon, arrivant à Tchernovogrod, se joignit aux faucheurs du comte Dolkonski, propriétaire d'un vieux château magnifique et de quatorze villages sur les deux rives du Dniester.
Dans le champ qu'il fauchait passa bientôt une jeune fille élancée, vêtue de blanc, un chapeau de paille posé sur ses tresses châtain. A trois pas de lui, elle s'arrêta et regarda tomber les épis. Tout à coup, Zénon tourna la tête, et les yeux de la jeune fille rencontrèrent les siens. Un trouble singulier les saisit l'un et l'autre; il oublia de saluer et elle de s'éloigner. Ces deux coeurs avaient tressailli en même temps. Le rouge de la pudeur aux joues, l'inconnue se baissa en feignant de cueillir des bleuets. Dans le lointain ensoleillé, on entendait chanter une caille; une seconde caille répondit. L'apparition qui avait ébloui Zénon s'éloigna majestueuse et lente; il vit longtemps flotter ses tresses brunes sur sa robe blanche.
—C'est notre jeune comtesse, dit un vieux paysan.
—Quoi! la femme du comte? demanda Zénon avec une vivacité, un sentiment de crainte dont il fut effrayé lui-même.
—Non, c'est sa fille.
Cette réponse fut douce à son oreille comme de la musique.
La promeneuse, de son côté, pensait à ce faucheur de haute taille, d'une physionomie à la fois intrépide et mélancolique; rentrée au château, elle pensa encore à lui: elle le revoyait dans le livre qu'elle lisait, à travers les fleurs qu'elle brodait; les hommages de son cousin Pan Joachim Bochenski lui devenaient insupportables.
—Que me rappelle donc cette figure? se demandait-elle.
Une sorte de souvenir vague et persistant la tourmentait. Tout à coup, elle se rappela que, sous les mêmes traits, elle s'était dans ses prières représenté Jésus. La nuit, elle s'éveilla en pleurant. C'était peut-être à l'heure où Zénon, assis sur un banc dans le jardin, prêtait l'oreille au bruit des fontaines et au chant du rossignol, les yeux attachés sur la fenêtre de la comtesse Marie.
Le lendemain, elle retourna dans les blés. Cette fois, Zénon osa la saluer et même lui offrir un bouquet de fleurs des champs qu'elle entremêla aux tresses de sa chevelure.
—Quel est ton nom? lui demanda-t-elle d'un air de dignité paisible.
—Paschal. Et le vôtre, ma gracieuse demoiselle?
Les grands yeux clairs de la jeune comtesse—ils étaient d'un gris indéfinissable et purs comme le cristal—s'arrêtèrent sur lui avec un certain étonnement:
—Marie-Casimire, répondit-elle.
—C'est le nom d'une reine de Pologne.
—Ah! tu sais cela? D'où es-tu donc?
—D'Ostrowitz.
—Y a-t-il, à Ostrowitz, des gentilshommes parmi les paysans.
—Non, point que je sache.
—C'est qu'il y a des paysans nobles, fit-elle observer d'un ton décidé; tu dois en être issu.
Le même jour, la comtesse Dolkonska, tout en jouant avec son petit chien, dit à Pan Joachim:
—Tu t'y prends mal, mon neveu, pour conquérir ta cousine. Fais-lui la cour.
Le jeune homme tordit ses favoris noirs.
—Ce n'est pas facile, chère tante. J'ai presque peur devant Marie-Casimire. Cette enfant de seize ans est une énigme: si froide et parlant si peu! Comment entamer la conversation? Hier, je lui fais compliment de sa toilette: elle me met dans la main un volume de Humboldt. Quand elle sera ma femme, elle m'imposera de lire toute la bibliothèque, je gage.
Il descendit dans la cour, siffla un homme qui se trouvait là, comme on siffle un chien, et prit avec cet homme le chemin de la cabane de Patrowna.
—Tu vas rendre visite à ton Azaria? dit en riant le compagnon de Pan Joachim, un petit être chétif, à la mine cynique.
—Point de plaisanteries, Popiel! répliqua Pan Joachim, redressant sa haute taille.—Il avait bien six pieds, ce qui, joint aux lignes régulières de son profil grec, lui donnait l'air imposant.—Réfléchis donc à ce que tu es pour oser ricaner ainsi! Un plébéien d'abord, un étudiant qui jamais n'est arrivé à la fin de ses études, un vil paresseux que je suis seul à protéger!
—Mon Dieu, je pensais que...
—Tu n'as rien à penser sur mon compte. J'ai bien autre chose en tête, ma foi! que cette drôlesse. Je prétends payer mes dettes.
Popiel, intrigué, le regarda entre ses paupières rouges et gonflées.
—Tu as peut-être entendu dire qu'un roi de Hongrie, poursuivi par l'ennemi, s'est un jour réfugié en Pologne et qu'il habitait ce château? Dans le voisinage, il a dû enterrer ses trésors. La vieille Patrowna le sait, et je les découvrirai avec son aide.
—Des contes à dormir debout! murmura Popiel en passant dans ses cheveux fades et clair-semés un peigne qui n'avait plus que deux dents.
—Tais-toi; la sorcière a trouvé par là une agrafe antique qui est aujourd'hui aux mains des juifs, et, plus d'une fois, elle a vu luire le trésor dans les ténèbres.
Vers minuit, Pan Joachim et son familier Popiel, armés de bêches, se glissèrent de nouveau hors du château. Sur la route qui conduisait à la forêt les attendait Patrowna.
—Où est-ce? demanda le gentilhomme.
—A cent pas d'ici, près du sureau.
Ils avancèrent silencieusement. Tout à coup, Pan Joachim s'arrêta court, avec un signe de croix.
—Vois-tu? murmura-t-il.
En effet, sur la lisière de la forêt brillait une étrange clarté. Le vent roulait des nuages noirs, et le cri funèbre du hibou se faisait entendre.
—Voici l'endroit, murmura Patrowna en traçant un cercle magique à l'aide de son bâton.
—Allons, vieille, lui dit Pan Joachim, c'est le moment de nous recommander au diable: j'espère que tu es bien avec lui?
Patrowna alluma au milieu du cercle un petit feu, y jeta, par trois fois, diverses herbes magiques, y versa, par trois fois encore, le liquide inconnu que renfermait une cruche de terre, puis prononça des invocations mystérieuses dans une langue que ne comprit aucun de ses compagnons. Enfin d'une voix qui semblait sortir des entrailles de la terre:
—Il est temps, dit-elle, de commencer à creuser.
Pan Joachim et Popiel défoncèrent à grand'peine la terre desséchée. Au bout d'un quart d'heure, la sueur ruisselait de leurs fronts. Popiel s'arrêta:
—Je n'en puis plus; la force me manque.
Pour le réconforter, son patron lui allongea un coup de pied.
—Tais-toi, et travaille.
Ils continuèrent à creuser; enfin Joachim lui-même se fatigua.
—Le diable joue son jeu, grommela-t-il; je me sens comme paralysé.
Dans le fourré se dressa soudain une haute figure éclairée par la lune.
—Qui est là? demanda Popiel tout tremblant.
C'était Zénon, qui avait passé la nuit à rêver sous les grands chênes.
—Que faites-vous? demanda-t-il à son tour sans répondre.
—Ne t'en informe pas, aide-nous plutôt, s'écria Pan Joachim.
—Si je puis vous rendre service, je le ferai avec plaisir, répondit Zénon.
—Aide-nous, mon Paschal, dit la vieille en le caressant, et tu auras ta part.
—Je n'ai pas besoin d'argent, répondit Zénon en prenant une des bêches.
Les mottes volaient autour de lui; bientôt il fut dans le trou jusqu'aux épaules. Les deux autres l'aidaient alternativement; l'orient se teignit enfin de rose, et les oiseaux commencèrent à gazouiller.
—Assez! dit Pan Joachim. La vieille s'est moquée de nous.
Il voulut payer la peine de Zénon, mais celui-ci se mit à rire et s'en alla.
—Eh bien! dit Popiel à son noble compagnon. Et tes dettes?
Pour toute réponse, Pan Joachim lui donna un éloquent soufflet.
Le lendemain encore, Marie-Casimire rendit visite aux faucheurs. Il était midi: le ciel pur étincelait, le soleil dardait ses rayons brûlants sur toute la campagne, où nulle part on ne voyait d'ombre. Zénon courut couper quelques arbustes dans la forêt voisine et en forma, pour la jeune comtesse, un frais berceau de verdure. Elle le remercia en rougissant et s'assit sur une gerbe.
—Est-ce qu'un si dur travail, demanda-t-elle après un silence, ne te coûte pas un peu parfois?
—Non, je me trouve bien de travailler.
—Tu es donc heureux?
—Je le suis maintenant, reprit-il avec un regard qui la rendit toute confuse.
—Et vous, reprit-il, n'êtes-vous pas heureuse?
—Oh! répondit Marie-Casimire, on ne se soucie que trop de mon bonheur! Ma mère pousse le zèle jusqu'à m'avoir déjà assuré un mari.
Zénon tressaillit douloureusement.
—J'espère, mademoiselle, que vous n'épouserez jamais un homme sans l'aimer.
—Assurément non, répliqua Marie en fixant sur lui ses yeux limpides.
Marie-Casimire se leva, prit une faucille et se mit à couper du blé auprès de Zénon.
—Tu vois, dit-elle avec un sourire, tandis qu'il contemplait ravi les lignes sveltes de sa taille élégante, auxquelles le mouvement de la faucille ajoutait de nouvelles séductions, tu vois, j'en viens à bout, moi aussi.
Une gouvernante parut, tout en nage et courroucée. Après quelques réprimandes, elle emmena son élève, et depuis lors Marie-Casimire ne vint plus dans les blés. Pour la revoir, il fallait que Zénon fermât les yeux durant les nuits qu'il passait à rêver assis sur la lisière des bois. Ce fut dans cette attitude que le retrouva Mordicaï, qui avait passé tout le temps de la moisson à parcourir les environs en achetant aux paysans des peaux de bêtes et du blé. Le vieux juif secoua la tête et prit place à ses côtés, sans souffler mot. La brise glissait doucement au-dessus des hautes branches; un bruit d'ailes, un frisson dans le feuillage avertissait les deux amis qu'un oiseau s'était effarouché, qu'un chevreuil endormi avait dressé l'oreille. Mille vers luisants brillaient sous les buissons humides.
—Qu'avez-vous? demanda enfin le vieux faktor.
—As-tu vu la jeune comtesse? répondit Zénon en ouvrant les yeux. Elle est belle comme un ange.
Mordicaï ouvrit les yeux à son tour, mais ce fut de surprise.
—Savez-vous, dit-il, ce que nous lisons dans le Talmud: «Ne tiens pas compte du luxe de la cruche, mais vois s'il y a dedans du bon vin ou de l'eau claire.»
Zénon approuva de la tête.
—Aussi ai-je regardé au plus profond de son âme. Ce n'est pas une femme, c'est une étoile ravie au ciel, te dis-je!
Mordicaï prit sa tête à deux mains.
—J'ai peur... commença-t-il.
Au même instant, un doigt osseux vint frapper son épaule, et une voix enrouée lui dit à l'oreille:
—N'aie pas peur; si je donne un philtre à Paschal, elle l'aimera.
Patrowna était debout derrière les deux hommes, éclairée en plein par la lune.
—Merci, lui dit Zénon avec un sourire, merci de ton philtre; j'en connais un meilleur.
Lorsque, le dimanche suivant, Marie-Casimire sortit de l'église après la grand'messe, Zénon puisa de l'eau bénite dans le creux de sa main et la lui présenta.
Elle y trempa ses doigts, qui doucement l'effleurèrent.
—J'espère, au moins, que ce garçon a les mains propres, dit Pan Joachim d'un ton moqueur.
—Ma main est plus propre, en tout cas, que votre conscience, repartit Zénon.
—Insolent! s'écria Joachim.
—Pas un mot de plus, ordonna la comtesse Dolkonska. Nous comptons sur nos paysans, et nous devons aspirer à gagner leur attachement au lieu de les blesser.
Joachim grinça des dents.
—Parce qu'on redoute la révolution, faut-il...
La crainte de mécontenter sa tante et de compromettre ainsi le mariage projeté entre lui et Marie-Casimire l'arrêta.
Lorsque la courte obscurité du soir eut fait place à un beau clair de lune et que tout le monde fut endormi au château, la jeune comtesse sortit furtivement, accompagnée de sa femme de chambre, pour s'en aller frapper à la porte de la vieille Patrowna. Sans hésitation, elle pénétra dans la chaumière basse et sombre.
—S'il est vrai, dit-elle à la sorcière, que tu saches lire dans l'avenir, je veux que tu me prédises le mien.
Patrowna la fit asseoir sur le banc près du poêle, puis s'accroupit elle-même en branlant la tête et se mit à étaler des cartes grasses, presque noires, sur le sol.
—Je vous vois, dit-elle enfin, entre deux hommes; à l'un vous devez donner votre main, vous aimez l'autre. Faut-il vous dire ce que je vois encore?
—Dis tout, fit Marie-Casimire.
—Eh bien! vous trouverez le bonheur auprès de l'homme que vous aimez et qui vous enlèvera...
La jeune comtesse avait tressailli.
—Puisque tu vois tout, dit-elle, tu peux m'apprendre aussi, bonne vieille, si cet homme est de noble origine, s'il est riche ou s'il est pauvre?
La sorcière sourit.
—Il n'est pas, murmura-t-elle, ce qu'il paraît être, et il ne possède pas encore ce qui un jour doit lui appartenir.
Marie-Casimire posa une main sur son coeur.
—Je ne sais ce que j'éprouve depuis quelque temps, dit-elle à demi-voix, je me sens toute troublée....
—Je connais cela, fit Patrowna,—et se levant, elle alla chercher un liquide de mauvaise mine.—Sept gouttes seulement, et vous serez bien...
—Donne, dit la courageuse fille.
Elle but sans réfléchir davantage, mit un ducat sur le banc et s'éloigna vite comme elle était venue. Le lendemain matin, la comtesse Dolkonska ayant demandé à sa fille si Joachim lui plaisait:
—Ne vous inquiétez pas de lui, chère maman, répondit Marie avec une tranquille fermeté; je ne serai jamais sa femme.
Et Pan Joachim prit assez gaiement son parti de cet arrêt, car, le jour même, il se grisa en compagnie de Popiel et se livra ensuite à ces plaisanteries polonaises qui, selon le proverbe, finissent avec le médecin, le curé et le fossoyeur. Par exemple, il fit monter sur un arbre un pauvre petit juif et lui enjoignit de crier: «Coucou!» pour avoir le prétexte de tirer sur ce misérable comme sur un simple oiselet. Si Zénon ne fût passé par là, le coup partait, et l'ivrogne devenait sans le moindre remords un meurtrier. Hardiment, le défenseur de l'innocence arracha le fusil au jeune gentilhomme et déchargea l'arme en disant:
—Aux enfants et aux gens pris de vin, ne donnez jamais un fusil.
—Moi, pris de vin! s'écria Pan Joachim écumant de rage; tu oses me dire à moi que je suis ivre!
—Vous l'êtes, répliqua Zénon.
—Chien! hurla le Polonais en reprenant le fusil que Zénon avait jeté dans l'herbe, pour le frapper d'un coup de crosse sur la tête.
Mais aussitôt il se sentit étreint par le poignet d'un géant.
—Tiens! lui dit Zénon en le renversant, reçois la récompense de ta conduite envers Azaria; reste là dans la fange. C'est ta place.
Bien entendu, Pan Joachim se releva pour aller demander vengeance à son oncle, le comte Dolkonski, mais la scène avait eu des témoins qui déposèrent contre le Polonais. Grand fut l'ennui du comte, qui redoutait par-dessus tout les agitations, de quelque genre qu'elles fussent. C'était un petit homme maigre, à figure d'oiseau, avec un énorme toupet, le visage entièrement rasé, le teint couleur de cuir, et toujours vêtu à la dernière mode française.
—Mon Dieu! ne cessait-il de répéter, qu'on m'épargne tout ce bruit!
Néanmoins, il fit sommer Zénon de comparaître. La comtesse Dolkonska et Marie-Casimire étaient dans le salon quand l'accusé se présenta. Tournant son lorgnon vers lui:
—Que me parlait-on d'un paysan? dit le comte en français. Nous avons affaire ici à quelque fils de roi.
—Mon neveu acceptera, je crois, tes excuses, dit la comtesse, désarmée comme son mari. Allons, Paschal, demande-lui pardon.
—Pardon? répondit le jeune homme respectueusement, mais avec assurance; lui demander pardon!... Et de quoi? De ce qu'il s'est enivré? de ce qu'il a voulu fusiller un juif, ou de ce que, tout en aspirant à la main d'une noble demoiselle, il séduisait la pauvre Azaria?
—Tu as fait cela? dit la comtesse, foudroyant du regard Pan Joachim.
Elle enjoignit à sa fille de s'éloigner.
—Surtout, pas de scène! suppliait le comte.
L'interrogatoire ne fut pas long. Pan Joachim se défendit fort mal; le soir même, il prenait congé et s'en retournait à Lemberg.
V
Le mandataire du comte Dolkonski, fils d'un employé allemand, était plus Polonais que les Polonais eux-mêmes; il maltraitait les paysans et, contre toute justice, les faisait travailler sans relâche de l'aurore à la nuit, sur les terres seigneuriales, ne leur laissant pas une heure pour moissonner leurs propres champs. Tant que la saison fut belle, les paysans obéirent sans trop de murmures, mais de violents orages ayant détruit les récoltes sur l'autre rive du Dniester, ils commencèrent à craindre d'être ruinés eux-mêmes et consultèrent l'oracle, c'est-àdire Zénon. Celui-ci leur lut la formule du robot et leur exposa clairement leurs droits aussi bien que leurs devoirs; investi des fonctions d'orateur, il se rendit, avec les juges des quatorze villages qui relevaient de la seigneurie, devant le tyrannique mandataire. Aux premiers mots qu'il prononça, celui-ci se boucha les oreilles:
—Vous n'avez, disait-il, qu'à travailler la nuit.
Mais Zénon ne se laissa pas intimider.
—Toutes les communes, déclara-t-il, ont, selon la loi, satisfait au robot. Nul paysan ne travaillera donc davantage.
—On les forcera bien, s'écria le mandataire, se levant furieux.
—Prenez garde qu'on ne vous force vous-même! répliqua Zénon.
Et il se retira majestueusement avec les juges.
Les paysans agirent selon les déclarations de Zénon, et le mandataire, de son côté, réalisa ses menaces. Dès le lendemain, il fit irruption, à la tête des heiduques et des cosaques de la seigneurie, dans le village de Tchernovogrod, et les travailleurs furent chassés à coups de fouet de leurs champs sur ceux du seigneur. Mais tout était prévu: le tocsin sonna aussitôt dans les divers villages, et une armée de paysans munis de faux et de fléaux marcha sur le château, dont les portes furent aussitôt fermées. Précaution vaine: Zénon avait déjà envahi le jardin et pénétré dans la cour avec un corps considérable. A ses côtés marchait machinalement Mordicaï le poltron, pâle comme la mort.
Le mandataire, d'abord effrayé par cette apparition inattendue, reprit vite sa présence d'esprit; il cria aux assaillants:
—Arrière, rebelles, ou je fais tirer sur vous!
Zénon, sans lui répondre, enleva les barres des portes, et la masse des paysans se précipita dans le château.
—Tirez! commanda le mandataire, s'adressant aux heiduques, et, comme ceux-ci ne bougeaient pas, il braqua lui-même son fusil sur Zénon.
En ce moment survint un fait incroyable. Mordicaï, qui s'était tenu caché jusque-là derrière un pilier, s'élança en avant avec un cri perçant et couvrit le fils des Mirolawski de son corps. Le mandataire n'osa tirer; en même temps, le comte survenait, accompagné de sa fille.
—Qu'est-ce qui se passe? demanda-t-il d'un air profondément ennuyé.
—Nous avons ici une révolution, répondit le mandataire.
—Monsieur le comte, interrompit Zénon, permettez-moi de vous expliquer le tort qu'on a fait à vos paysans...
—Je ne veux rien entendre...
—Vous écouterez pourtant, dit Zénon avec une énergie qui lui imposa.
Il eût bien voulu s'échapper néanmoins, mais déjà Marie-Casimire était intervenue:
—Laissez-moi recevoir leurs plaintes, mon père, et vous les communiquer ensuite.
—Non, dit le comte avec un geste léger de la main, comme pour écarter tout ce qui l'importunait. Non, puisqu'il te plaît de t'en mêler, règle cela sans moi, selon ta fantaisie. Je ne veux rien qui m'agite.
Et il s'en alla précipitamment, en passant les doigts dans son toupet pour le refriser.
Zénon présenta les plaintes des paysans à la jeune maîtresse et proposa des conventions avantageuses pour les deux partis, qu'elle accepta sans discuter. Les paysans burent à la santé de leur seigneur et à celle de la comtesse Marie; après quoi, ils se retirèrent en chantant la vieille chanson du carnage de la noblesse.
Zénon fut porté en triomphe jusqu'au village. Le soir, il dit à Mordicaï, en lui tendant la main:
—Je te remercie, ami; tu m'as sauvé la vie; mais, dis-moi, où donc as-tu puisé tant de courage?
Le vieux faktor se redressa, et son visage comique prit soudain une expression de gravité patriarcale:
—Où j'ai puisé ce courage?... C'est toute une histoire, répondit-il.
—Tu vas encore me citer le Talmud?
—Il ne s'agit pas du Talmud. Reportez-vous à cinq cents ans d'ici. Nous sommes en 1845, nous étions alors en 1346. Dans ce temps-là, mon aïeul Samuel, marchand à Francfort, vivait riche, considéré, paisible. Un jour vint pourtant où la ville entière se souleva contre les juifs. On disait qu'ils avaient déchiré des hosties, et que ces hosties avaient saigné. Aujourd'hui, on refuserait de croire à de pareilles choses; mais autrefois c'était le signal du pillage et de l'assassinat: les juifs furent poursuivis, persécutés; un grand nombre périrent; d'autres réussirent à s'échapper. Mon aïeul s'enfuit avec les siens par l'Allemagne, du côté de l'Orient, toujours traqué comme une bête fauve, abreuvé d'outrages et de mauvais traitements. Enfin, il se trouva dans un pays sauvage dont il ne comprenait pas la langue, et, tandis qu'il se demandait ce qu'il allait devenir, lui et ses enfants, passa un chevalier richement vêtu, avec une escorte nombreuse. Mon aïeul crut que l'ange de la mort le touchait déjà de son aile, mais le chevalier au contraire, s'arrêtant, lui parla avec bonté... Dans ce temps-là, songez donc, dans ce temps-là!... un gentilhomme chrétien parler à un juif! Il lui dit:—Tu peux vivre ici tranquille; personne ne te tourmentera, j'en réponds.
Et le digne homme nous reçut tous dans son château... Nous, je dis mes ancêtres. Et quand les fugitifs se furent bien reposés et fortifiés, il les conduisit lui-même, escortés de ses serviteurs pour les protéger contre toute offense, jusqu'à la ville voisine.—Ce n'étaient pourtant que de pauvres juifs et lui un grand seigneur dont le nom s'est transmis de génération en génération dans la longue lignée de ses obligés avec des bénédictions et des prières... Ce nom, que Dieu le récompense! c'était celui de Pan Mirolawski de Kolomea, votre aïeul. Vous voyez bien que, si poltron que je sois, je dois mon sang aux Mirolawski, tant qu'il y en aura un au monde.
Zénon eût voulu répondre; mais, devant cette sublime fidélité dans la reconnaissance, les larmes le suffoquèrent, et il ne put qu'embrasser son vieux Mordicaï, qui se mit à pleurer comme un enfant.
VI
Les récoltes étaient faites et rentrées, la bise soufflait désormais sur les chaumes. Un soir, Zénon s'approcha de la comtesse Marie, qui revenait du jardin:
—J'ai achevé mon travail, lui dit-il; le temps est venu de m'en retourner; mais d'abord, il faut que je vous dise adieu, mademoiselle. Pardonnez-moi, mon coeur m'entraîne à cette audace.
Marie-Casimire était debout sur les degrés du perron:
—Tu veux partir? demanda-t-elle avec un calme apparent. Si tu restais pourtant, le travail ne te manquerait pas ici.
—Noble demoiselle, dit Zénon, il suffit d'un ordre de votre bouche pour que je reste.
—Je n'ai rien à t'ordonner, répliqua-t-elle en souriant, je ne suis pas ta maîtresse, mais je désire que tu restes. Est-ce assez?
Zénon, suffoqué par l'émotion, s'inclina pour baiser le pan de sa kazabaïka; elle lui tendit vivement la main en s'écriant:
—Non, pas ma robe, ma main!
Et les lèvres brûlantes de Zénon se posèrent sur cette main blanche, qui était tremblante et glacée; puis Marie monta les degrés d'un bond, courut dans sa chambre et, les joues en feu, s'agenouilla sur son prie-Dieu. Elle savait maintenant qu'elle l'aimait, elle en était honteuse et fière à la fois. Tout en combattant faiblement contre elle-même, elle se répétait toujours:
—Il n'est pas ce qu'il paraît!—Eh bien! reprit-elle soudain, quand il serait un paysan? N'a-t-il pas le langage et l'âme d'un gentilhomme? C'est le contraire de Joachim, qui est né gentilhomme et dont je ne voudrais pas pour valet.
Zénon, pendant ce temps, écrivait à son père. La tendresse filiale le pressant de tout dire, il avoua ingénûment à Pan Mirolawski qu'il aimait la plus parfaite créature qui fût au monde et qu'il était résolu à ne retourner qu'avec elle dans la maison paternelle.
Le silence que son père, ordinairement si prompt à partager toutes ses impressions, opposa à cette lettre, ne laissa pas que de l'inquiéter.
—Peut-être est-il malade? dit-il à Mordicaï. Va vite me chercher des nouvelles.
Zénon s'occupait alors à battre le blé en grange ou à scier du bois dans la cour du château, et la comtesse Marie, qui jusque-là ne visitait guère les communs, avait pris depuis peu l'habitude de venir souvent prêter l'oreille au chant populaire qui accompagne si gaîment la cadence des fléaux. La première neige étant tombée, elle restait debout, des heures entières, à souffler sur les vitres ternies par les frimas, pour entrevoir Zénon, dont la fière tournure se dessinait sur le sol blanc, brisant à grands coups de cognée des billes de bois énormes.
Puis, le soir, quand Zénon, assis dans le fournil au milieu des serviteurs rassemblés, charmait ces derniers par de curieux récits, on voyait Marie-Casimire entrer sous quelque prétexte et s'asseoir sur un banc près du poêle. L'esprit naturel et la sagesse acquise du prétendu Paschal l'étonnaient de plus en plus. Un soir, Zénon parlait de Pawluk, hetman des Cosaques, lequel fut fait prisonnier par les Turcs et vendu au sérail, d'où il s'échappa en compagnie d'une jeune sultane, qui suivit l'esclave jusque dans son pays sauvage, par-delà les flots bleus de la mer.
Comme Marie-Casimire riait dans son coin:
—Cette histoire vous paraît absurde? lui dit tristement Zénon.
Elle ne répondit pas; mais, un peu plus tard, elle lui commanda d'une voix brève de prendre la lanterne pour l'éclairer jusqu'au perron du château. Tandis qu'ils traversaient la cour:
—Veux-tu savoir pourquoi j'ai ri? demanda la jeune comtesse en s'arrêtant tout à coup. Je me disais que c'était grand dommage que je ne fusse pas sultane. Voudrais-tu être mon esclave?
Zénon se mit à genoux.
—Je le suis dès à présent, dit-il, et je t'implore avec les paroles du poëte: «Ne lâche jamais la chaîne qui me retient captif,—ce serait, hélas! le pire des châtiments,—car pour moi tu es dieu, et l'univers, et la liberté.—Mets plutôt ton pied sur le cou de ton esclave...» Ma maîtresse! ma chère maîtresse! ajouta Zénon en courbant la tête jusqu'à terre.
—Mais la sultane n'avait pas comme moi de grosses bottes, dit Marie en riant et rougissant à la fois.
Cependant elle posa le bout de son petit pied sur la nuque du jeune homme en disant:
—Es-tu satisfait?
—Je suis heureux, répondit Zénon.
—Eh bien! il est doux d'entendre cela de la bouche d'un vaillant de ta sorte; reste à genoux pour que je te dise...
—Quoi donc, ma maîtresse adorée?
Cette fois, elle passa ses deux bras autour de son cou et reprit gravement:
—Mon coeur est ouvert devant toi comme devant Dieu. Tu peux y lire que je t'aime.
Leurs lèvres se touchèrent rapidement, et elle s'enfuit.
La nuit même, Zénon fut réveillé en sursaut par Mordicaï, qui lui annonça que son père venait d'arriver et qu'il l'attendait dehors.
Après les premières effusions de joie:
—Où est celle que tu as choisie? demanda Pan Mirolawski. Mordicaï prétend tout ignorer. Tu veux me donner pour bru une paysanne, sans doute? Eh bien! mon fils, pourvu qu'elle t'aime seulement et qu'elle ait de l'honneur...
—Elle a de l'honneur autant que femme au monde, interrompit Zénon, quoique ce soit une grande dame, la fille du riche comte Dolkonski, et elle m'aime, quoiqu'elle me prenne pour un paysan.
—Noble créature! s'écria Pan Mirolawski avec une de ces explosions d'enthousiasme juvénile qui étaient le charme de son caractère faible et léger. Demain, je veux la demander en ton nom...
—Gardez-vous-en bien! répliqua Zénon. J'ai un autre projet, un projet que vous m'aiderez à réaliser. Tout ce qu'il faut pour le moment, c'est que vous pénétriez dans le château et que vous fassiez parvenir en secret à Marie-Casimire une lettre de moi. Dans cette lettre, je lui demanderai de fuir avec Paschal le paysan. Et ainsi je serai sûr qu'elle m'aime de l'amour absolument désintéressé que j'ai besoin de rencontrer chez ma femme, chez la compagne de ma destinée, entendez-vous?
Le projet parut charmant à Pan Mirolawski, toujours prêt aux aventures.
Le lendemain, il arriva officiellement au château, y reçut l'hospitalité la plus affable et fut invité à dîner. En apercevant la bien-aimée de Zénon, ses yeux se remplirent de larmes. Il s'approcha d'elle et la baisa au front. Le comte Dolkonski trouva cela bien sentimental; mais Marie-Casimire, attendrie, fléchit le genou devant ce vieillard naïf qui l'embrassait paternellement, et lui demanda de la bénir: ce que fit Pan Mirolawski, ses deux mains appuyées sur ce beau front.
Lorsque Marie-Casimire, à la fin du dîner, remonta dans sa chambre, elle trouva dans la poche de sa kazabaïka une lettre que le père de Zénon lui avait adroitement glissée sans qu'elle s'en doutât. Le coeur palpitant, elle lut:
«Ma chère maîtresse, si vous m'aimez, partez avec moi cette nuit. Tout est disposé pour notre fuite. Faites seulement un signe favorable à votre esclave.»
La courageuse fille n'hésita pas: elle descendit dans la cour, où Zénon attendait sa réponse, et dit en passant auprès de lui:
—Je suis prête.
Puis elle revint sur ses pas et demanda, toujours à voix basse, du même air indifférent:
—L'heure?...
—A dix heures, sur la terrasse, répondit Zénon en détournant la tête.
A dix heures, un traîneau de paysan s'arrêta devant la petite porte du jardin: le cocher, dont il eût été impossible de reconnaître les traits sous le vaste bonnet de peau d'agneau qui descendait jusque sur son nez, n'était autre que Pan Mirolawski, complice de l'enlèvement de Marie-Casimire, comme il l'avait été de la fuite de son fils. Annulé toute sa vie par une femme impérieuse, le bonhomme trouvait piquant de jouer un rôle sur ses vieux jours.
La comtesse Marie parut sur la terrasse enveloppée d'une pelisse, et la sorcière Patrowna, sortant d'un buisson couvert de neige, la conduisit jusqu'au traîneau, telle qu'une mystérieuse figure du destin. A la porte se tenaient Zénon et Mordicaï. Le premier se jeta passionnément à genoux et baisa les pieds de la jeune comtesse avant de la placer dans le traîneau. Le juif s'était élancé à côté du cocher.
—Mon philtre a donc réussi! murmura Patrowna à l'oreille de Zénon.
Un claquement de fouet, un bruit de clochettes, et l'heureux couple vola au galop à travers la plaine blanche. Personne ne dit un mot pendant le voyage.
De temps en temps, Marie-Casimire serrait la main de son amant, assis sur la paille auprès d'elle. Ce ne fut qu'en atteignant Ostrowitz, où ils s'arrêtèrent dans la maison du garde, que Paschal le paysan se fit connaître pour Zénon Mirolawski. Elle ne témoigna ni joie ni trop grande surprise. Pressée contre son coeur, elle lui dit:
—Qui que tu sois, je t'aime; je me suis livrée sans conditions à un paysan; je suivrai le fils du seigneur d'Ostrowitz à travers le monde, qu'il me mène par un chemin de délices ou par un chemin de douleur.
Pan Mirolawski bénit les deux jeunes gens, puis il leur dit:
—Je retourne sans plus tarder à Tchernovogrod. On doit épargner l'inquiétude au coeur d'un père; d'ailleurs, je n'en ai pas fini encore avec le métier d'entremetteur.
Restés seuls dans la maison du garde, Zénon et Marie-Casimire revinrent avec ivresse sur les premières péripéties de leur amour éclos dans un champ de blé comme une idylle biblique; le jeune Mirolawski passa, sans plus tarder, de ces douces réminiscences, au récit des rêves exaltés, des projets généreux qui l'avaient déterminé à quitter le toit paternel et conduit par conséquent auprès de Marie.
—Ma bien-aimée, lui dit-il, veux-tu t'associer à mon oeuvre? Certes je n'espère pas réussir à supprimer la misère autour de moi: toutes les aumônes que nous répandrions, en nous privant nous-mêmes du nécessaire, ne soulageraient qu'un bien petit nombre de malheureux; leur effet s'éteindrait avec nous, et nous nous serions exposés volontairement aux plus dures privations personnelles pour n'arriver peut-être qu'à encourager l'insouciance et la paresse. Je ne te demande donc pas de tout sacrifier à l'humanité, mais seulement de renoncer, pour l'amour d'elle, au superflu, d'être à la fois sa bienfaitrice et son exemple. Proscrivons le luxe, qui ne peut être acquis que par l'esclavage et la souffrance d'autrui; cherchons ensemble, avec une sainte ferveur, la solution du plus triste et du plus compliqué de tous les problèmes, et, lorsque nous croirons l'avoir trouvé, consacrons notre vie et nos biens à mettre en pratique ce que nous aurons nommé, dans la sincérité de notre conscience, la sagesse et la justice. Comprends-tu?
—Mon bien-aimé, répondit Marie-Casimire, suspendue à ses lèvres comme l'apôtre Jean à celles de Jésus, je t'ai dit que je te suivrais partout, que je t'obéirais en tout. Mais, dis-moi, qui donc t'a inspiré ces belles et sérieuses préoccupations à l'âge où d'ordinaire la jeunesse ne se soucie que de ses plaisirs?
—C'est l'amour, répondit Zénon. Mon père et ma mère m'ont aimé, chacun à sa manière, plus que je ne le méritais. Elle était sévère et il était faible, mais tous deux ne vivaient que pour mon bien. J'ai grandi ainsi dans une atmosphère de tendresse, de dévouement et de reconnaissance; ma reconnaissance, il est vrai, s'adressait surtout à mon père, qui prenait la responsabilité de mes fautes d'enfant, au risque de s'attirer des reproches et de l'ennui. Pour lui épargner cela, j'aurais fait tout au monde. J'en conclus que la bonté est puissante sur les coeurs. Nous pratiquerons la bonté: quiconque se sent aimé devient nécessairement capable d'aimer les autres.
Marie-Casimire embrassa Zénon avec un tendre respect et une religieuse émotion.
—Il est donc vrai, dit-elle, que les grandes pensées viennent du coeur!
VII
Sept années s'étaient écoulées depuis le jour où Zénon avait quitté, en compagnie de sa jeune femme, le monde, son éclat, ses vanités et ses orages, pour aller chercher la paix au vieux château de Tymbark, que son père lui avait donné en dot, dans la sauvage solitude des Karpathes. Marie-Casimire était devenue mère de deux beaux garçons; elle les avait nourris elle-même, elle avait éveillé par ses tendres enseignements leur esprit et leur coeur; elle dirigeait le ménage d'une main diligente et trouvait encore le temps de prendre part aux études de Zénon, qui, tout en creusant son grand problème social, étudiait les langues anciennes et modernes. Leur vie était simple; ils recevaient peu de visites; l'hôte habituel du château était le vieux Mirolawski, lequel, devenu veuf, ne pouvait pas plus se passer de ses petits-enfants qu'il n'avait pu autrefois se passer de son fils.
Les agitations de 1846 et 1848, la guerre hongroise de 1849 n'avaient produit sur cette heureuse famille que l'effet d'éclairs lointains glissant sur le pur horizon.
Un soir de décembre 1852, se trouvait réuni dans le grand salon de Tymbark un cercle plus nombreux que de coutume. Marie-Casimire, dont la beauté s'était magnifiquement développée, occupait le divan auprès de son beau-père. A leurs pieds jouaient les deux petits garçons. Le médecin Lenôtre se tenait debout devant le poêle; à cheval sur un siége, Popiel grimaçait derrière ses lunettes bleues; il avait beaucoup voyagé aux dépens de son protecteur, le comte Dolkonski; il avait étudié à Vienne, à Heidelberg, à Paris, puis figuré dans cette dernière ville sur les barricades, aux journées de Février; il avait compté en Hongrie dans les rangs de la légion polonaise, pour aller de là faire connaissance en Angleterre avec certains réfugiés russes, qui le considéraient comme un parfait nihiliste. A ses côtés se renversait, dans un grand fauteuil, M. Felbe, ingénieur allemand.
Zénon, qui aimait marcher en parlant, errait à travers le salon. Tous ces gens s'entretenaient de la dernière révolution française, qu'avait terminée un coup d'État.
—Les révolutions futures, dit le docteur, seront des révolutions sociales, et plus terribles que les précédentes par conséquent. La question de la propriété laisse toutes les autres bien loin en arrière. Qu'est-ce que la liberté politique quand l'esclavage matériel subsiste auprès d'elle? On en a fini avec le combat contre la noblesse; maintenant va commencer la lutte contre le capital.
—Il me semble que cette lutte est aussi vieille que l'humanité même, fit observer Marie-Casimire. Nous voyons en présence aujourd'hui, comme il y a six mille ans, les riches et les pauvres, les tyrans et les esclaves, le luxe et l'indigence; devant cet immuable état de choses, on se demande vraiment s'il peut être question de progrès pour l'humanité!
—Permettez, comtesse, dit l'ingénieur Felbe en se levant; il me semble que le mal que vous signalez grandit avec la civilisation: plus nous nous rapprochons de l'état de nature, moins nous avons de besoins, moins par conséquent existe la véritable pauvreté.
Le docteur Lenôtre s'emporta:
—Belle idée de nous faire l'éloge de l'état de nature! Votre âge d'or ne serait que l'ineptie et la grossièreté pour tous! Je soutiens, moi, que l'humanité avance et s'élève toujours, non pas très-vite peut-être, mais enfin nous avons fait un chemin respectable du despotisme, de l'esclavage et de la brutalité à l'instruction, au droit, à la liberté, à la morale...
—D'ailleurs, ricana Popiel, à quoi bon vous échauffer? Qu'importe que l'humanité avance ou rétrograde? Que sommes-nous, faibles atomes parmi des millions de mondes? Un jour disparaîtra toute la population de cette terre, évanouie elle-même comme une bulle de savon qui crève, et l'univers n'en ira pas plus mal. Figurez-vous une goutte de rosée de moins dans l'immensité d'une prairie...
—Laissez faire le bon Dieu, interrompit doucement Zénon.
—Bah! répliqua Popiel, si l'on ne s'occupait pas de ces puérilités, comment passerait-on le temps? Moi, j'arrange tout dans ma pensée selon le modèle de communisme que nous donnent les paysans russes. Notez que l'esprit du peuple slave est d'accord avec l'idéal des communistes français. Proudhon est mon homme, voyez-vous! Tout notre espoir doit être dans le communisme dirigé par l'État. Que la propriété soit donc abolie, l'héritage aboli, le mariage, la famille abolis, l'argent aussi...
—Mais, fit observer l'Allemand, abolir la propriété, c'est paralyser l'impulsion qui pousse la nature humaine au travail et au progrès; le communisme n'est praticable qu'à la condition de s'allier à un degré de culture médiocre, il suppose une égalité naturelle...
—Les instincts des Russes, s'écria Popiel, sont supérieurs à toute votre civilisation européenne. Nous n'avons que trop de passé, trop d'histoire, trop d'art!... Je demande que tout cela soit détruit, effacé, et que de ces ruines surgisse un monde tout neuf...
—Je ne verrais pas sans regret, pour ma part, détruire l'oeuvre de tant de siècles, dit vivement le Français; moi, je suis socialiste; mon idéal, c'est l'égalité sur la base de l'instruction et de l'économie générale, le partage des biens selon le talent, le travail...
—Je vous avoue, interrompit Zénon, que le socialisme est à mes yeux une généreuse aberration et le communisme un dangereux mensonge. Tant que les facultés de chacun seront inégales, il sera injuste d'appliquer le principe de l'égalité au partage des biens. Si tous, sans travailler également, doivent également jouir, c'est proclamer le sacrifice du fort au faible, du capable à l'incapable, de l'activité à la paresse. On arriverait ainsi au désoeuvrement et à la pauvreté universels. Or, l'égalité dans les facultés ne saurait s'obtenir qu'en abaissant tous les hommes à un même niveau infime: c'est nous vouer sans exception à la barbarie...
—Le caractère de la race germanique est opposé à ces théories, dit Felbe; il aspire à la pleine indépendance de l'individu, de l'être isolé.
—En effet, repartit Zénon, mais la race germanique n'est pas nombreuse comme la race slave et ne comptera pas autant dans la grande révolution universelle. Il est remarquable que l'État, qui depuis un siècle s'est emparé de plus en plus du gouvernement de l'Allemagne, tienne son origine d'éléments slaves plutôt que germains. En quoi consiste la prépondérance de la Prusse? Dans sa supériorité intellectuelle? Non: la plupart des talents allemands ne lui appartiennent pas. Dans l'instruction du peuple? Non: les divers États de l'Allemagne ne lui cèdent en rien sur ce point. Dans une bravoure exceptionnelle? Les Allemands sont tous de bons soldats. Cette prépondérance consiste dans la discipline, dans la soumission de l'individu à la masse, dans certaines vertus passives qui sont d'origine slave et tout à fait contraires aux dispositions de la race purement germanique. Chez les Germains, on rencontre le goût de l'indépendance individuelle et des différences aristocratiques: chez les Slaves, la préoccupation constante de l'intérêt général et de fortes tendances vers la démocratie. A cause de cela, j'attends de la race slave la solution de toutes les grandes questions qui agitent l'humanité; oui, j'attends d'elle la régénération du monde...
—Et de quelle manière votre instinct slave tranche-t-il la question de la propriété? demanda ironiquement Popiel.
—Je ne tranche rien, je ne me crois pas infaillible; mais mon opinion, c'est que la question de la propriété ne peut être résolue qu'avec celle du travail et qu'elle est de sa nature une question de salaire. Je voudrais que la propriété fût commune et que le salaire fût individuel, puisqu'il doit dépendre de l'effort de chacun.
—De cette façon, répliqua Popiel, sont déjà organisées la plupart des sociétés russes, et d'abord celle des pêcheurs de l'Oural et du lac Peipus; mais l'inégalité du salaire conduit fatalement de nouveau à l'inégalité de la propriété.
—L'inégalité, en ce cas, n'a rien d'injuste, repartit Zénon, tant que le bien de chacun est acquis par le travail; l'injustice commencerait si la propriété personnelle pouvait se léguer; mais, pourvu qu'après la mort du possesseur le fruit de ses labeurs retourne à la communauté, cette propriété ne pourra finalement servir qu'à de grandes entreprises utiles à l'humanité tout entière. Et qu'on ne dise pas que le sort des enfants se trouvera compromis. La propriété est une caution bien précaire pour l'avenir des enfants, tandis que, si l'État répond de leur éducation, cet avenir sera bien mieux à l'abri des événements. J'entends donc que l'État élève les enfants pour le travail, et les soigne jusqu'à ce qu'ils soient en âge de produire.
—Ah! ah! vous avouez que la famille est un écueil, s'écria Popiel.
—Non pas! s'écria Marie-Casimire, presque en colère. En supprimant la famille et le mariage, on priverait d'une puissante impulsion le travail et le progrès. Nous voulons que les liens du mariage, s'ils deviennent lourds et pénibles, puissent être rompus, qu'il n'y ait qu'une chaîne d'amour entre l'époux et l'épouse; mais faire de la femme un bien commun, ce serait l'abaisser mille fois plus que si on la condamnait à être toute sa vie l'esclave d'un seul. La femme n'est pas la propriété de l'homme, elle est sa compagne et doit être placée par l'éducation au même rang que lui.
—Mais si la mère mal avisée s'avise d'étudier l'anatomie ou de commander un régiment, répliqua Felbe, que deviendront les enfants?
—Je vous ai déjà dit que l'État y pourvoirait, dit Zénon.
—Avec quelles ressources, s'il vous plaît? insista Felbe.
—L'impôt existe déjà, répondit Zénon, et aussi, par conséquent, le principe que nul ne possède rien sans l'approbation de l'État, qui se réserve le droit de prélever dans l'intérêt de la masse, sur la propriété qu'il reconnaît à chaque personne, autant et parfois plus que cette personne ne peut donner. Le droit d'expropriation, les taxes sur l'héritage ont la même base; il suffit de développer un principe déjà reconnu; les fondements de l'édifice sont posés. Le jour où il n'y aura plus entre les peuples de luttes par les armes, mais par le travail seulement, le jour où l'on admettra que le devoir général du travail importe plus à l'État que le devoir général de la guerre, ce jour-là, dis-je, l'État, qui, à l'heure qu'il est, exerce, habille et nourrit ses soldats, instruira, vêtira et nourrira bien plus aisément ses ouvriers; de même qu'il construit aujourd'hui des casernes et des arsenaux, il construira des fabriques, de grands ateliers communs, des bazars, et, de même qu'il paye ses soldats, il donnera aux ouvriers un salaire régulier, proportionné à leur effort, car les ouvriers sont les armées de l'avenir.
Comme Popiel, Lenôtre et Felbe discutaient ses paroles avec une certaine véhémence, chacun selon son sentiment:
—Laissons faire le temps! dit Zénon. Le progrès ne se réalise que peu à peu: chaque pas en avant est suivi d'un pas en arrière pour les révolutions les plus simples. D'abord on combat longtemps les théories; mais, aussitôt que la question se présente devant nous sous une forme pratique, il faut la résoudre coûte que coûte! La solution peut être lente, n'importe! elle viendra. Voyez! un premier essai très-équitable a été fait chez nous avec le partage des terres en Autriche; ce n'est pas suffisant, mais enfin c'est un jalon pour l'avenir. Il est assez oiseux de poser des systèmes; cependant je trouve bon de montrer sans cesse à l'humanité le but qu'elle doit atteindre et qu'elle atteindra.
Les beaux rêves feront leur temps, les nécessités réelles s'imposeront, que nous nous en mêlions ou non. La vie de l'humanité est réglée par des lois naturelles et fixes qui s'accomplissent irrésistiblement, qu'on ne peut presser ni entraver. Qui eût osé prévoir au temps des Huss et des Savonarole l'ère de la liberté religieuse? qui eût parlé sous Louis XIV et Frédéric le Grand de restrictions mises au pouvoir du roi? qui donc, il y a un siècle, n'aurait cru les priviléges de la noblesse invulnérables et n'eût traité d'utopie l'égalité de toutes les classes devant la loi? Ceux qui s'engourdissent dans leurs priviléges finissent toujours par perdre ce qui faisait leur orgueil. La propriété devient de plus en plus mobile et divisée. Aussi suis-je persuadé que des mesures décisives seront prises tôt ou tard à son égard et qu'une communauté sage, raisonnée, n'étonnera pas plus les hommes de ce temps-là que nous ne sommes étonnés, nous autres, par ces grands progrès modernes: la vapeur remplaçant le cheval, et l'éclair électrique se substituant à la plume.
Personne ne fut convaincu, mais Marie-Casimire fixa sur son mari un regard d'espérance et de foi profonde.
VIII
Lorsque je visitai en 1862 cette merveilleuse colonie, le Paradis sur le Dniester, Zénon Mirolawski avait réalisé ses projets dans la mesure de ses forces, et il faut avouer que cette utopie mise en pratique était de nature à faire sur le voyageur une très-vive impression.
Marie-Casimire, toujours royalement belle, continuait à comprendre et à vénérer son époux, qu'elle aidait dans une oeuvre où la charité chrétienne se joignait au sentiment éclairé autant que généreux de tels besoins, de telles aspirations de nos jours. Ayant hérité des biens immenses de la famille Dolkonski, Zénon et la noble femme qu'il avait associée à sa tâche vivaient aussi modestement que par le passé des seuls revenus de Tymbark. Ils n'avaient réservé pour eux que le château de Tchernovogrod, qu'ils habitaient; toutes leurs terres s'étaient transformées en un petit État industrieux, peuplé exclusivement d'ouvriers qui n'étaient autres que des pauvres de toutes les nationalités venus de leur plein gré sur ce sol béni. Un acte de fondation rédigé avec la plus grande sagacité juridique protégeait cet État contre tout conflit avec le gouvernement. La population était saine, active et joyeuse; le fils aîné du couple vertueux, qui donnait à ces déshérités réconciliés avec la vie l'exemple du travail et du bonheur, achevait ses études à l'Université; j'aperçus le cadet parmi les faucheurs d'un champ de blé d'où partaient des chansons. Entre le château et le Dniester florissait une petite ville qui avait arboré pour emblème une fourmilière. Nulle part on n'y voyait de cabaret.
Comme je retournais à Tcherwonogrod, deux paysannes amenèrent entre elles devant le juge un petit homme au visage farouche, vêtu de haillons, les mains liées derrière le dos. Le juge n'était autre que Marie-Casimire, élevée à cet emploi par la confiance du peuple, qui se réservait le droit d'élection bien entendu:
—As-tu donc encore violé la loi? demanda-t-elle sévèrement.
Le petit homme se tut; en le regardant de plus près, je reconnus Popiel le communiste.
L'une des paysannes, une belle fille, prit la parole:
—Au lieu de travailler, il s'enivre, et il effraye les femmes par ses propos.
—Assez! fit Marie-Casimire. Il sera conduit à la frontière et repoussé de notre alliance; s'il ose jamais revenir, on le forcera au travail comme un esclave. Seul, l'homme laborieux et capable de produire mérite d'être membre de la société humaine.
FIN
TABLE
UN TESTAMENT
BASILE HYMEN
LE PARADIS SUR LE DNIESTER