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Le legs de Caïn: Un Testament — Basile Hymen — Le Paradis sur le Dniester

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VII


Lorsque Warwara reçut le billet de mort à marges noires, elle s'évanouit, et, longtemps après qu'elle fut revenue à elle, ses larmes coulèrent en abondance. Hermine resta pelotonnée dans un coin jusqu'au soir et du soir jusqu'au matin, sans rien dire. Le lendemain, elle fit offrir le saint sacrifice pour le repos de l'âme du défunt et pria de tout son coeur.

Le premier rayon du soleil d'été ramena la baronne à Separowze. Elle apprit que madame Janowska habitait encore la maison où était mort Maryan et résolut d'aller lui rendre visite. La veuve, en grand deuil, la reçut avec plus de surprise que d'indignation; elle répondit à toutes les questions qui lui furent posées sur les derniers moments de son mari. Warwara, ayant fini de l'interroger, regarda, non sans quelque embarras, ses ongles roses et murmura timidement:

—Parlons, s'il vous plaît, de la somme que me devait le pauvre homme... vous savez bien, la somme...

—Ma foi! il me semble que vous n'avez épargné aucun moyen pour vous la faire rendre! répondit froidement madame Janowska.

—Je croyais, dit Warwara en soupirant, je supposais... enfin je compte sur votre honnêteté...

Hermine tirait énergiquement sa maîtresse par la robe, mais elle ne réussit pas à l'arrêter dans cette ignoble réclamation.

—Car enfin, continua la baronne, vous vivez de mon argent.

—De votre argent! s'écria la veuve en se levant toute droite; avez-vous bien l'impudence de venir parler ici de ce commerce d'âmes, femme éhontée! Ainsi vous croyez m'avoir payé le sacrifice que je vous ai fait?... Vous ne le pouviez pas, m'eussiez-vous donné tout l'or du monde! Je me disais que mon mari, qui vous aimait, serait heureux comme il ne pouvait l'être avec moi; voilà pourquoi je vous l'ai donné, n'exigeant en échange que mon pain quotidien, afin de ne plus lui être à charge, afin qu'il fût heureux! répéta Théofie dans l'obstination de son étrange dévouement. L'a-t-il été? Non! Vous nous avez trompés tous les deux, moi et lui...

—Je vous en prie, murmura Warwara, ménagez mes nerfs.

—Sa mort est sur votre conscience, répéta sans l'entendre madame Janowska, vous l'avez tué! que son spectre vous poursuive...

La baronne trembla sous cette menace.

—De grâce! répétait-elle en s'efforçant de gagner la porte.

—De moi, vous n'obtiendrez rien; non, rien, pas un kreutzer; emportez ses vieilles nippes si vous voulez... tenez... ceci vous appartient!

Mais madame Bromirska avait pris la fuite.

Une fois dehors, Hermine lui dit brusquement:

—Rentrez toute seule; j'ai encore du chemin à faire.

—Où vas-tu donc?

—A son tombeau.

—Oh! Herminoskha, ma chère Nushka, supplia la baronne, n'y va pas! ne fais pas cela! Je ne dormirais pas de la nuit!

—Peu m'importe! répondit la bohémienne en s'échappant.

Lorsqu'elle revint le soir, Warwara la regarda tout émue:

—Qu'as-tu été faire là? demanda-t-elle enfin.

—Planter des fleurs sur son tombeau.

—Tu les as plantées toi-même?

—Moi-même.

—Jésus! Marie! ne me touche pas... Va-t'en! Va-t'en!

Elle se déshabilla toute seule, tant était grande son horreur pour ces mains qui avaient touché la terre où reposait Maryan; mais, au coup de minuit, Hermine la vit se précipiter dans sa chambre un flambeau à la main et le visage revêtu d'une pâleur livide:

—Je meurs! dit-elle, je deviens folle! Je l'ai vu! Je l'ai vu!

—Qui donc?

—Le mort!—Ses dents s'entrechoquaient en parlant.—J'ai senti son souffle froid comme la tombe, et, quand j'ai ouvert les yeux, il était là debout devant mon lit et me faisait signe!...

—Eh bien! répliqua Hermine, c'est une punition du Ciel! Vous l'avez bien méritée! Je souhaite qu'elle se renouvelle chaque nuit.

—Nuschka, veux-tu me faire perdre l'esprit? sanglota la baronne. Je commanderai cent messes pour lui... Crois-tu que cela me viendra en aide?... Cinquante messes, qu'en dis-tu?—reprit-elle après une pause qui lui avait suffi apparemment pour se calmer un peu.

Lorsque la joyeuse lumière du jour entra dans la chambre, Warwara trouva que dix messes seraient assez, et après le déjeuner elle envoya Hermine chez le curé pour commander une seule messe, qui ne fut suivie d'aucune autre, le spectre de Maryan Janowski ne s'étant plus montré.

La baronne avait trente ans à cette époque, c'est à-dire l'âge où une femme bien portante est à l'apogée de ses charmes et plus dangereuse que jamais; le bonheur ne voltige plus devant elle comme un papillon chatoyant, mais il se couche à ses pieds comme un chien soumis. La tête de Warwara rappelait la beauté sévère de la Vénus au miroir, du Titien; sa haute taille, sa démarche avaient autant de grâce que de majesté. Elle était riche, tout le monde lui rendait hommage, elle pouvait satisfaire tous ses désirs, et cependant elle n'était pas contente. Une perpétuelle inquiétude, qu'elle attribuait à ses nerfs malades, la tourmentait sourdement. Chaque jour, son médecin lui donnait de nouveaux conseils; enfin, il trouva l'oeuf de Christophe Colomb:

—Il vous faudrait plus d'activité, madame, dit-il gravement; occupez-vous de quelque façon utile.

Warwara s'occupa en effet, et de la manière qui, à son point de vue, était le plus utile.

Elle était entrée en relations à Lemberg avec un Juif du nom de Gottesmann; ce personnage, aussi dévot que rusé, possédait toute sa confiance. Gottesmann n'était certes pas ce qu'on appelle un honnête homme, mais il avait une habileté merveilleuse pour esquiver la loi sans se compromettre. De concert avec ce Juif, la baronne commença donc à dépenser utilement son activité selon l'ordonnance du médecin. L'hiver, elle habitait Lemberg, et l'été Separowze, s'occupant à la campagne comme à la ville d'affaires aussi variées qu'intéressantes. Elle prêtait de l'argent, avec une surprenante obligeance, aux officiers, aux fils de famille qui étudiaient dans la capitale, aux petits employés. L'embarras de ces pauvres gens l'amusait; les imbroglios, les scènes de drames auxquels ils la faisaient assister avaient pour ses nerfs détendus un charme indicible; elle buvait leurs larmes comme du champagne. Quand un lieutenant, ayant engagé sa parole d'honneur, se voyait sur le point de perdre son grade, quand un jeune gentilhomme déshérité par suite de ses folies parlait de se brûler la cervelle, quand un père de famille criblé de dettes se tordait à ses pieds, tel qu'un ver qu'on écrase, alors elle jouissait réellement de la vie et savourait jusqu'aux moindres détails de la situation, sans en dédaigner un seul. D'abord elle feignait d'être inflexible, puis elle accordait une vague espérance, comme si les prières de ses débiteurs aux abois et quelques à-compte, toujours bien reçus, l'eussent désarmée; mais la saisie ne s'ensuivait pas moins. Les atermoiements n'avaient d'autre but que de rassurer ses victimes afin de lui permettre de fondre sur elles à l'improviste. Quand elle avait traîné enfin sa proie en prison, Warwara rentrait dans son argent et il se trouvait que sans rien risquer elle avait savouré quelques agitations délicieuses.

—Mon Dieu! disait-elle, il y a des femmes qui font venir leurs toilettes de Paris, des hommes qui entretiennent plusieurs maîtresses à la fois. Moi, j'ai des goûts tout particuliers. Mon unique plaisir est d'avoir quelques pensionnaires sous les verrous de la prison pour dettes.

Aux véritables indigents, elle ne donnait jamais une obole, car la satisfaction de les torturer ne l'eût jamais dédommagée d'une perte; l'avidité l'emportait encore chez elle sur la jouissance qu'elle éprouvait à faire sentir aux malheureux le pouvoir de l'argent.

Plus la baronne gagnait, moins elle devenait scrupuleuse dans ses spéculations. Elle prêtait sur des immeubles, sur le blé, sur des marchandises de toutes sortes. Si le payement ne s'effectuait pas au jour dit, elle posait sa belle main blanche sur l'objet engagé, l'exécution avait lieu, et, à la vente, M. Gottesmann se rendait d'ordinaire acquéreur à vil prix pour revendre ensuite le plus avantageusement possible. Nombre de marchés frisaient la ligne de séparation qui, fine comme un cheveu, est tirée entre les choses permises et les choses défendues. La baronne tendait volontiers ses filets sur les terrains vagues où la justice n'a point de prise. Ainsi, elle possédait, par indivis avec un parent de feu son mari, certaine maison à Cracovie. Il arriva qu'un seigneur des environs voulut acheter un immeuble. Warwara s'empressa de recommander la maison de Cracovie, mais elle passa sous silence ce détail peu important qu'elle en possédât la moitié. La maison valait quarante mille florins. Selon le conseil de son astucieuse parente, le cousin de Bromirski, agissant comme propriétaire unique, demanda le double de cette somme; mais M. Gottesmann, qui s'était posé en entremetteur, conseilla fortement à l'acquéreur de ne donner que soixante mille florins, pas un kreutzer de plus. C'était aussi l'avis du gentilhomme; malheureusement, il lui manquait vingt mille florins. Gottesmann lui procura donc cette somme à douze pour cent; la baronne donna l'argent, et l'affaire fut conclue; Warwara reçut aussitôt sa part de vingt mille florins, plus dix mille florins pour l'argent prêté; elle trouva moyen en outre de grappiller dix mille francs de chicanes.

Autant la baronne était indulgente pour elle-même, autant elle se montrait sévère pour autrui; elle dépouillait sans scrupule; mais le sens moral s'éveillait chez elle dès qu'elle se sentait lésée, si peu que ce fût. Il fallait la voir alors fulminer des malédictions contre les coupables! Un de ses fermiers, ruiné par la grêle ou par un incendie, venait-il la supplier d'avoir un peu de patience, elle se tordait les mains en s'écriant:—Désormais, je ne me fierai à personne, non, à personne! Moi qui vous croyais honnête homme! N'est-ce pas, Hermine? toi aussi, tu le croyais honnête? Et maintenant vous descendez au rang des voleurs, des bandits!... Retirez-vous... sortez de ma présence!...—Quiconque lui faisait perdre un liard cessait aussitôt d'être honnête. Hélas! bien d'autres que Warwara voient un sot dans chacun des pauvres hères qu'ils rançonnent et un fripon en celui qui leur fait du tort! Le monde juge-t-il autrement? Nos créanciers ne sont-ils pas toujours à nos yeux des bourreaux et nos débiteurs des coquins? Demander à Warwara un peu de pitié pour des paresseux, des prodigues, des maladroits, c'eût été vraiment trop exiger d'une femme raisonnable. Jamais elle n'eut cette faiblesse à se reprocher; la sensibilité ne lui joua jamais de tours; ses nerfs eux-mêmes devenaient au besoin singulièrement calmes: le grincement d'un clou sur un mur les eût exaspérés, mais le spectacle d'une exécution ne les chatouillait que très-agréablement. C'est que la richesse endurcit plus vite un coeur que l'eau bouillante ne durcit un oeuf. Warwara ne se laissait donc ni persuader, ni toucher, ni intimider; elle montrait même une telle intrépidité lorsqu'il s'agissait d'argent, qu'elle faillit devenir un jour victime de son héroïsme.

Un voisin de Warwara, le seigneur Papowitch, petit russien, grand faiseur de projets, qui bâtissait aujourd'hui un moulin, pour y ajouter demain une boulangerie à vapeur, quitte à démolir le tout dès que lui souriait un nouveau système, le seigneur Papowitch, un songe-creux de la première sorte, occupé tantôt de l'invention d'un vaisseau perfectionné, tantôt de celle d'un canon ou d'un ballon modèle, eut le malheur de découvrir sur ses terres une argile qui lui sembla propre à faire de la porcelaine. Aussitôt le projet d'une fabrique de porcelaine germa et mûrit dans son esprit, mais l'argent comptant lui manquait pour l'effectuer. Il rendit visite à sa voisine et développa ses idées d'une façon qui séduisit apparemment la baronne, car celle-ci n'hésita pas à lui remettre dix mille florins contre une lettre de change payable au bout d'un an. Bien que le bon jeune homme eût été contraint d'écrire douze mille florins au lieu de dix mille, il ne manquait jamais depuis de faire l'éloge de son obligeante voisine.

Les constructions avançaient; il se procura des machines, prit des ouvriers; mais, avant le terme échu, il lui fallut encore emprunter trois mille florins, ce qui ne l'empêcha pas d'être obligé de s'arrêter peu après, faute de ressources. L'échéance vint: il dut demander un délai. Warwara lui accorda six mois, s'il voulait s'engager pour quinze mille florins. Lorsqu'il fit de nouveau appel à sa patience, elle se montra moins accommodante et en exigea vingt mille, toujours payables dans six mois; mais le malheureux Papowitch, se trouvant de plus en plus embarrassé, Warwara n'hésita pas ensuite à faire saisir la forêt et le moulin. Elle gagna encore dix mille florins à cette saisie. Plus que jamais l'infatigable Papowitch cherchait de l'argent pour achever sa fabrique. Cette fois, M. Gottesmann intervint comme une fée bienfaisante et procura cinq mille florins pour lesquels le propriétaire souscrivit un billet de six mille, qui en deux années s'éleva jusqu'à douze mille, sans que la fabrique pût être encore mise en activité. Au jour de l'échéance, le pauvre Papowitch fut tout surpris de voir la plus aimable femme du cercle, comme il l'avait longtemps nommée, faire main-basse sur la métairie, les troupeaux, les pâturages et enfin sur la fabrique. Il se consola par un nouveau projet. En fouillant ses champs, il y avait trouvé du charbon de terre; cela valait une mine d'or! Naturellement, l'exploitation lui coûta cher, mais une bonne fortune lui fit rencontrer certain gros Juif qui lui procura deux mille florins. Ce fut le dernier emprunt de ce constructeur de châteaux en Espagne. La seigneurie, la terre furent vendues par autorité de justice; ensemble elles valaient bien quarante mille florins; les enchères cependant n'atteignirent pas cette somme, ou plutôt à la première et à la seconde enchère aucun acheteur ne se présenta. À la troisième, la plus aimable femme du cercle offrit deux mille florins, et la propriété lui fut adjugée. Alors seulement, les yeux du bon Papowitch s'ouvrirent; ils s'ouvrirent même très-grands, si grands, que sa charmante voisine lui fit soudain l'effet d'une ogresse qui avait dévoré le pauvre nain membre par membre, comme on mange un artichaut feuille à feuille. Un instant il forma le suprême projet de mettre le feu à sa maison, mais il s'en tint finalement à celui de partir pour Baden, où le râteau du croupier balaya son dernier sou. On le revit dans le pays quelque temps après, déguenillé, en bottes trouées. Ainsi vêtu, il osa se présenter dans le salon de la baronne:

—Que voulez-vous? lui demanda celle-ci avec hauteur.

—Je veux mon argent, je veux mon moulin, mes champs, ma maison.

—Je crois que vous avez perdu la tête.

Warwara s'était levée, mais Papowitch la saisit par le bras et tira un couteau.

—Misérable! s'écria-t-il, voilà tes intérêts!

En même temps, il lui portait à la poitrine un coup qui ne la blessa que légèrement, car le pauvre diable ne savait ce qu'il faisait: il était ivre.

Elle appela au secours.

Papowitch laissa tomber le couteau; il essayait de l'étrangler quand les domestiques accoururent.

Il fut terrassé.

—Attachez-lui les mains! criait la baronne, il a voulu m'assassiner, frappez! frappez-le! et traînez-le en justice.

Maintenant Papowitch implorait sa grâce, déclarant qu'il n'avait voulu que l'effrayer; ce fut en pure perte. Roué de coups, à moitié mort, il fut jeté dans une charrette pour être conduit à Kolomea. La baronne parut aux assises dans une toilette élégante pour témoigner contre lui. Lorsqu'elle l'eut entendu condamner à trois années de prison, considération prise des circonstances atténuantes, elle fronça le sourcil et dit qu'il n'y avait pour de tels drôles qu'un seul châtiment: la potence, qu'il fallait les arracher comme autant de mauvaises herbes. Elle envoya même aux journaux de Vienne un article de plaintes et de récriminations contre la justice gallicienne.

Tout endurcie que fût cette femme, elle ne pouvait cependant se passer d'affection et non pas seulement de cet amour sensuel qu'elle en était venue à demander aux valets de bonne mine dont elle s'entourait volontiers, mais de pur dévouement. Aussi l'empire d'Hermine grandissait-il tous les jours. La bohémienne tyrannisait, opprimait sa maîtresse, réglant sa nourriture, sa toilette, ses plaisirs, s'amusant parfois à la faire pleurer, tant elle se montrait impertinente et capricieuse. N'importe, la baronne tenait à elle par-dessus tout; c'était l'unique créature qui, croyait-elle, lui appartînt sincèrement; or, il n'est pas de coeur au monde qui s'affranchisse complétement du besoin d'aimer et d'être aimé, fût-il en apparence de pierre ou de glace.



VIII


Bien des années s'étaient écoulées depuis la nuit où Maryan Janowski, près de mourir, avait salué le printemps, lorsque je fis connaissance avec la baronne Bromirska. L'incident qui me conduisit chez elle était des plus simples; il s'agissait de lui présenter une liste de souscriptions ouverte par quelques amis des arts en vue d'envoyer un jeune peintre d'avenir étudier sous le ciel et au milieu des chefs-d'oeuvre de l'Italie. L'un des premiers noms inscrits sur la liste était celui de la baronne. Je me présentai chez elle dans l'après-midi. Cette chaleur tropicale qui distingue l'été gallicien, aussi court qu'il est ardent, desséchait la terre, qui, soulevée par le sabot de mon cheval, tourbillonnait autour de moi comme un nuage de fumée. Le ciel, d'un bleu foncé pur et puissant, resplendissait des feux implacables du soleil. On ne sentait aucun souffle d'air; aucun chant d'oiseau ne se faisait entendre; l'herbe semblait brûlée au bord des ruisseaux taris. A l'horizon se détachaient, nettement sculptées, les cimes des Karpathes.

J'éprouvai une sensation de soulagement délicieuse en m'enfonçant sous les futaies de Separowze: les vieux chênes formaient une voûte de verdure que perçaient çà et là des flèches de lumière dorée; du fond des ravins où roulait le torrent, une douce fraîcheur monta vers moi, mêlée à des arômes de miel sauvage. Ma surprise fut grande cependant, en atteignant une clairière non loin de la seigneurie, de me trouver au milieu d'un abatage qui permettait aux rayons du soleil de pleuvoir en liberté. Les souches grises, avec leurs longues barbes de mousse et leurs racines largement étirées, faisaient penser à une armée de gnomes prête à entrer en bataille contre les géants de la futaie. Partout s'alignaient des bûches toisées ou de grands troncs abattus. De distance en distance, un Titan renversé, ses rameaux encore parés de quelques feuilles sèches, barrait le chemin; des centaines de coléoptères en cuirasse vert doré fourmillaient dessus, et l'écorce fendue laissait couler la résine comme coule le sang d'une blessure mortelle. Deux bûcherons étaient en train de mutiler un beau vieux chêne. Un pic au plumage bleuâtre semblait parodier leur travail en frappant du bec contre le tronc d'un autre arbre avec un bruit mesuré.

—Qui donc fait abattre ce bois magnifique? demandai-je aux bûcherons.

—Qui? répéta l'un d'eux en posant sa pioche pour essuyer la sueur qui couvrait son visage. Qui serait-ce, sinon la dame de Separowze? Elle a besoin d'argent pour l'enfermer dans ses coffres; elle n'en a jamais assez.

Ce que je vis à Separowze ne s'accordait que trop avec le jugement du bûcheron. On eût dit que la guerre venait de traverser la seigneurie et que les ravages du canon avaient été à peine réparés. Un habit de mendiant, rapiécé de toutes couleurs, n'est pas plus bigarré que ne l'était le château de cette riche baronne Bromirska, dont tout le monde enviait l'opulence. Le fronton de la maison, primitivement peint en rouge rehaussé de bleu de ciel, avait laissé tomber par places cet enduit et ressemblait à quelque écran de tapisserie rongé par les teignes.

La toiture avait évidemment besoin des soins du couvreur; la cheminée croulante, réduite à la moitié de sa hauteur primitive, semblait s'accroupir, telle qu'un vieux chat noir. Les vitres salies étaient en maint endroit remplacées par des morceaux de papier collé. Ici, un bouchon de paille remplissait quelque trou. On avait barré plusieurs fenêtres avec des planches qui leur donnaient un air de prison.

Entre les lames d'une jalousie couverte de poussière passaient et repassaient une myriade de moineaux, qui avaient installé leurs nids derrière ce rempart mobile. Un autre volet ne tenait plus que par un seul gond et semblait destiné à remplacer dans la tempête la grinçante girouette qui manquait au toit, bordé de ce qui semblait d'abord un étrange travail de sculpture, de ce qui n'était en réalité qu'une guirlande pressée de nids d'hirondelles.

Les hirondelles apportent le bonheur, selon une croyance populaire, aux maisons qu'elles choisissent; pour cette raison sans doute, la baronne les tolérait. La grange, construite en longueur auprès de l'habitation, rappelait par ses poutres détachées, ses bardeaux pourris qui laissaient entrevoir la nudité des solives, la carcasse gigantesque d'un animal antédiluvien.

De l'autre côté de la seigneurie s'étendait un jardin mal entretenu, où le plantain et les orties obstruaient les anciennes allées; on cultivait maintenant des légumes dans les plates-bandes, de sorte qu'entre les choux et les raves jaillissaient encore quelques touffes de roses et de giroflées. Je confiai mon cheval à un gars costumé en jockey, qui m'apprit que sa maîtresse était chez elle, et je montai avec précaution l'escalier dont les marches en bois formaient presque autant de bascules. Le valet, occupé dans l'antichambre à attraper des mouches, me conduisit, en souriant avec complaisance, par une enfilade de pièces délabrées où se reflétait le caractère de celle qui en faisait son gîte. Les murs semblaient crier des maximes d'économie:—Ne jetez rien! ne réparez rien!—Çà et là, ils laissaient pendre leurs tapisseries en morceaux, comme des affiches déchirées au coin des rues. Dans tous les angles se tendaient de grandes toiles d'araignée dont les fils couraient d'un tableau à l'autre: les araignées aussi portent bonheur. Tous les sièges se dérobaient sous des housses de toile grise rappelant la cendre des Juifs au jour de la réconciliation. Dans les bahuts et sur les étagères se mêlaient à la vieille argenterie les objets les plus hétérogènes: souliers de bal sans semelles, peaux de lièvres, bouquets flétris, vieux journaux, éventails cassés, squelettes de chapeaux, un bras de statuette, un collier de chien, un jouet d'enfant, la moitié d'un peigne, de vieux clous, des noisettes sèches, des brosses à dents usées. Un serin de mauvaise humeur piquetait du bec quelques graines de lin dans sa cage, dont les fils de fer étaient remplacés par un entrelacement de ficelles. Auprès d'une fenêtre jaunissait un calendrier de 1840. Le secrétaire supportait quelques belles pièces de vieux Saxe plus ou moins ébréchées, mais aussi de grands ciseaux couverts d'une rouille pareille à des taches de sang, de vrais ciseaux de Parque destinés à trancher la vie des mortels, un encrier d'argent barbouillé d'encre, un vieux has qui servait d'essuie-plume, et un amas de papiers saupoudré de tabac à priser.

On respirait dans cette étrange demeure l'odeur mixte qu'exhale un fruitier et un garde-manger: en effet, des poires et des pommes à demi mûres étaient dispersées au bord de toutes les fenêtres et sur toutes les tables où elles pourrissaient, tandis que des débris de victuailles de toutes sortes, soigneusement conservés, se décomposaient de leur côté en attirant une multitude de mouches.

Warwara Bromirska me reçut dans sa chambre à coucher, où elle était en train de s'attifer devant une grande glace. Elle me tendit sa belle main, froide comme le marbre, et m'invita poliment à m'asseoir auprès d'elle, sur un petit divan d'où sortaient de tous côtés des mèches d'étoupe. À la tête du large lit italien s'entre-croisaient deux sabres recourbés autour d'un révolver; sur la table de nuit était jeté un poignard. La pendule marquait onze heures et demie.

Je trouvai madame Bromirska belle encore pour son âge; elle n'avait perdu ni ses cheveux, toujours frisés avec art, ni ses dents sans défaut; il lui restait même une certaine fraîcheur à laquelle le fard contribuait sans doute, mais son visage avait pris avec l'âge une étrange expression de méfiance et de méchanceté.

Deux plis profonds allaient des coins de sa bouche au bas du menton, dessinant ce qu'on eût pu prendre de loin pour une sorte de moustache sarmate. Ses yeux brillaient comme le tranchant d'un couteau; en vérité, ils se plongeaient dans votre coeur ni plus ni moins que le glaive le mieux aiguisé pour disséquer ce coeur sans miséricorde; mais, ce qu'il y avait de plus remarquable en elle, c'était sa toilette. Je n'en avais jamais rencontré de pareille; évidemment elle portait, pour ménager ses robes neuves, des vieilleries du passé, des vieilleries d'apparat: une mantille de velours bleu qui laissait la ouate s'échapper aux coutures, une vieille robe rose d'où pendait un falbalas, décousu peut-être dans un bal par le pied de quelque cavalier maladroit, il y avait de cela vingt ans et plus. Sur sa tête était posé un fez turc, et la finesse de ses pieds se perdait dans de grosses pantoufles en feutre.

Je lui dis d'abord le chagrin que m'avait fait éprouver l'abatage de sa magnifique futaie, en cherchant à lui persuader que ce sacrifice était mal entendu, même au point de vue de l'économie.

Elle tira une longue bouffée de sa cigarette:

—Oh! répliqua-t-elle, je sais tout cela, mais je sais aussi que je ne vivrai point éternellement. Je veux donc jouir de mes biens tandis que je vis. Ce n'est pas l'abatage de ma futaie qui vous amène. En quoi puis-je vous être agréable?

Tirant de ma poche la feuille de papier où s'alignaient déjà plusieurs souscriptions, je me mis en frais de rhétorique.

Elle sourit, un peu embarrassée.

—Je veux bien contribuer à cette oeuvre selon mes moyens, dit-elle enfin. On m'a déjà parlé de votre peintre; je ne doute pas de son génie, mais, pour parler franchement, ce génie, ne craignez-vous pas de l'étouffer?

—Ah! madame, vous ajoutez donc foi, vous aussi, à cette sotte redite que le talent ne grandit que dans la misère? Il est prouvé cependant que les plus grands esprits ont été ceux que ne tourmentaient pas le besoin de produire pour satisfaire aux nécessités vulgaires de la vie.

—C'est possible! répondit-elle en cherchant dans ses poches quelque menue monnaie de cuivre; puis elle prit la feuille, s'approcha du secrétaire, écrivit deux ou trois mots qu'elle sécha au moyen d'une pincée de sable prise dans le crachoir, compta et se relut encore une fois, puis me rendit en soupirant la liste, plus cinquante kreutzers.

—Tout ce que je vous demandais, c'était de me dire si le jeune homme était vraiment digne de notre compassion, de nos secours. Vous êtes-vous bien assuré de sa reconnaissance? Vous paraissez avoir un bon coeur. Les gens en abuseront souvent.

Elle se laissa retomber négligemment sur le sofa auprès de moi:

—Quand on montre tant de sensibilité à propos de quelques méchants arbres, qu'est-ce que cela doit être, bon Dieu, quand il s'agit d'un homme! Permettez cette observation à une vieille femme: je ne vous crois pas un garçon pratique... eh! eh! cela viendra, monsieur, avec le temps!... Il faudra que vous vous pénétriez d'une chose: c'est que dans ce monde il ne s'agit pas de coeur bon ou méchant, mais d'une loi de nature. Celui-ci profite de celui-là tant qu'il peut. Il n'est personne qui hésite à se servir, pour atteindre au plus haut, d'une échelle vivante, oui, oui, d'une échelle formée de têtes d'hommes!

Elle fit un mouvement du pied; on eût dit que ce pied se posait avec joie sur la nuque d'un des malheureux qu'elle avait renversés impitoyablement comme les chênes séculaires de sa forêt.

—Permettez-moi, madame, de vous contredire à mon tour, répliquai-je en m'efforçant de rester poli; l'expérience nous enseigne à aider le prochain, ne fût-ce que par intérêt personnel, afin d'être secourus nous-mêmes le cas échéant.

—C'est tendre la main à la paresse, à la sottise, s'écria madame Bromirska, tout agitée. L'indigent ne peut s'en prendre de son indigence qu'à lui-même.

—Pas toujours. Il y a une sorte de pauvreté qui, comme la richesse, étouffe nos élans, paralyse nos forces.

—Ah! vous êtes aussi des ennemis de la richesse? Vous nourrissez ces dangereuses idées modernes qui conduisent au communisme, vous vous faites l'apôtre du partage universel?

—Vous vous trompez, madame, répondis-je. Je crois impossible de rendre tout le monde riche, car si chacun était riche, tout le monde manquerait du nécessaire, personne ne voulant plus travailler. Jusqu'ici, malheureusement, ni les philosophes, ni les économistes, n'ont réussi à résoudre le grand problème d'un partage équitable de la propriété, mais il me paraît hors de doute que, dans la classe moyenne seulement, la vie d'un peuple, celle de l'humanité tout entière pousse de saines racines. La pauvreté, comme la richesse, a toujours arrêté le progrès. Richesse et pauvreté sont les différentes formes de la même maladie. La santé n'existe que là où vous trouvez en équilibre le travail et le gain, et là aussi est la liberté. La propriété sans le travail engendre la tyrannie, et le travail sans la propriété conduit à l'esclavage.

—Mais c'est tout à fait selon la nature, décida la baronne en roulant une nouvelle cigarette.

—Le croyez-vous, madame? Moi, je crois tout le contraire. D'où vient que les descendants de familles riches déclinent à la seconde ou troisième génération, tandis que les descendants des pauvres s'élèvent tout aussi sûrement, de sorte que la nature, en somme, tient la balance égale entre la richesse et la pauvreté? Il faut que dans la première il y ait quelque chose de démoralisant, et dans la seconde une force qui nous pousse et nous fait aspirer en haut.

—Vous avez raison, répliqua la baronne: j'ai eu l'occasion d'observer cela par moi-même. Jetons seulement un coup d'oeil sur notre pays. Voyez comme tout a changé ici pour les deux grandes races dominantes, la noblesse polonaise et le paysan petit-russien, depuis 1848. Notre noblesse déchoit de plus en plus, tandis que le paysan prospère.

—Vous reconnaissez donc que la circulation de l'argent s'accomplit selon les lois de la nature, tout comme la circulation de la vie?

—C'est pour cela, s'écria la baronne, c'est pour cela que je remercie Dieu de n'avoir pas d'enfants qui gaspilleraient les biens que j'ai su acquérir!

—Vous ne pourrez pourtant, madame, emporter votre argent là-haut.

—Malheureusement non, mais j'ai depuis longtemps réfléchi à ce que je ferais en cas...

Elle fut interrompue par les aboiements d'un petit roquet qui s'élança dans la chambre. Tout blanc et joliment rasé, il avait une crinière et une queue de lion; chaque poil de son corps se hérissa de colère à ma vue, comme s'il eût voulu me déchirer:

—Paix, Mika! dit la baronne en le caressant. Regardez cette chère petite bête, monsieur; tandis que les enfants nous coûtent tant d'argent, Mika m'a valu un héritage de dix mille florins.

—Comment cela?

Madame Bromirska leva ses regards vers le ciel ou plutôt vers le plafond, où se balançaient les toiles d'araignée.

—L'héritage de mon amie, la baronne Zatner. Elle ne voulait confier ce petit animal qu'à moi seule, qu'elle aimait tendrement; aussi donna-t-elle l'ordre de me le porter après sa mort avec une somme de dix mille florins. Mais Mika nous a interrompus... Où en étions-nous?...

Et la baronne se tourna vers moi en souriant:

—Que voulais-je dire? Oui, la richesse est, en effet, sous certains rapports, une cause de soucis. On possède et on ne jouit pas. Je ne peux pas manger mon argent; il faudra que je le laisse, sans emporter seulement une obole pour Caron. C'est triste!

—Eh bien! madame, vous voyez que cette seule pensée gâte pour vous les joies de la possession, et peut-être y a-t-il des jours où d'autres nuages se joignent à celui-là pour vous attrister. Vous admettez donc avec moi que les lots s'égalisent et que la nature est juste en définitive. Celui qui, avec une poche vide, a le coeur gai, tient sa part de félicité terrestre. Il donnera plutôt un oeuf sur les deux qu'il possède que le riche n'en donnera un sur soixante, et pourtant le plaisir de donner est infiniment supérieur à celui de recevoir.

—Quelles illusions! fit la baronne avec dédain. Si vous voulez que je sois sincère, j'avouerai que je n'ai ressenti aucun plaisir en faisant l'aumône à votre peintre. Ma grande crainte, c'est que le communisme ne soit vainqueur à la fin, mais j'espère bien ne pas voir cela. Nos paysans cependant ne se gênent pas déjà pour prendre du bois, du blé, des fruits, tout ce que Dieu fait croître, et ils ne croient même pas commettre de péché.

—Parce qu'ils s'imaginent que Dieu fait mûrir pour tous les fruits et les légumes, répliquai-je; le même homme, qui ne vous reconnaît pas le droit de poser une clôture à votre champ, vous rendra fidèlement votre portefeuille bourré de billets de banque si le hasard le lui fait trouver. Je ne justifie pas nos paysans de s'approprier sans scrupule ce que le riche leur enlève, à les entendre; mais rappelons-nous pourtant, madame, que saint Augustin a dit: «Le superflu du riche est le nécessaire du pauvre.»

—J'ai mon opinion sur ce point, répliqua la baronne. Vous ferez le signe de la croix si je vous la dis, car elle n'est ni chrétienne ni moderne, mais enfin c'est mon opinion. La misère sans adoucissement, sans espérance, sans secours, comme elle existe aujourd'hui, n'est qu'une conséquence de l'abolition de l'esclavage. Vous vous étonnez? C'est pourtant ainsi. Considérez la Russie, l'Amérique; vous ne pourrez me donner tort. Autrefois, le planteur soignait, protégeait son esclave; le serf, lui aussi, était fort bien traité par son seigneur; chez nous le noble vint en aide au paysan tant que celui-ci lui appartint; il l'aidait à rebâtir sa maison dévorée par le feu, il lui donnait du blé aux époques de disette. Que fait-il en sa faveur maintenant? Rien. Pour le pauvre, je le répète, l'esclavage est un bonheur, et jamais de cet esclavage on ne réussira, entendez-vous, à supprimer que les bienfaits; ses maux subsisteront, quoi qu'on fasse. De même que le peuple le plus fort et le plus riche soumet le plus faible et le plus pauvre, de même en est-il entre les individus. Chacun dispute à l'autre l'air, la lumière, la vie, comme font les arbres dans la forêt. Or, ne vaut-il pas mieux que le plus faible se rende, que le plus pauvre offre volontairement sa nuque au pied du riche? Les hommes grossièrement organisés, les hommes du peuple sont formés par la nature pour nous servir nous autres, qui sommes d'une constitution plus fine, plus délicate. Qu'ils travaillent afin que nous puissions vivre agréablement! C'est justice. Croyez-vous que les splendeurs du monde antique, qui excitent notre enthousiasme à un si haut degré, eussent été possibles sans l'esclavage? Chez nous, je parle du temps de la république polonaise, tout gentilhomme avait les mêmes priviléges qu'un citoyen libre de la Grèce et de Rome, et le paysan labourait pour lui afin qu'il pût se vouer sans réserve au bonheur de la patrie. Mais les idées philanthropiques ont gâté tout cela; quand il s'est trouvé des nobles pour pérorer sur les droits naturels et le contrat social... Bon! vous savez toutes ces choses mieux que moi, vous savez quelles révolutions ces philosophes bienfaisants ont provoquées, comment la Pologne a été déchirée, comment est née la Révolution française...

—Pardon encore, madame, hasardai-je, mais il me semble que la triple tyrannie de l'aristocratie, du clergé et des partisans de la cause polonaise a produit l'esclavage des paysans, la persécution des sectes dissidentes et des Petits-Russiens, la perte de la Pologne en un mot. Quant à la France...

—Je ne veux pas me disputer avec vous, interrompit la baronne; je n'ai prétendu dire que mon opinion. Je prête volontiers l'oreille, moi aussi, à celle d'un étranger, pourvu que la discussion n'entraîne ni contrainte ni violence. Cette façon de s'échauffer sur tout ne me plaît pas; elle ne me semble propre qu'à exciter du trouble et de l'agitation, tandis qu'un échange de pensées discret et mesuré peut contribuer à notre plaisir et à notre instruction. Finissons-en pour aujourd'hui. Si vous voulez venir quelquefois tenir compagnie à une vieille femme, vous ferez une bonne oeuvre. Que le Ciel vous bénisse!

Elle me baisa au front et me congédia de cette façon hautaine que les vieilles dames chez nous ont en commun avec les princes de l'Église et autres potentats.

Je regardai instinctivement la pendule. Elle marquait toujours onze heures et demie, Dieu sait depuis combien de jours!



IX


Depuis, j'allai souvent à Separowze. Mes amis s'en étonnaient, car, disaient-ils, qu'est-ce qui peut l'y attirer? La campagne n'est pas belle; il n'y a point de chasses, et les dîners de la baronne ne sont rien moins que succulents. C'était vrai, et pourtant je ne m'ennuyais jamais à la seigneurie. J'y avais découvert une collection d'originaux tels qu'il n'en existe plus peut-être nulle part ailleurs qu'en Gallicie. À elle seule, Warwara eût suffi sans doute à m'intéresser. Je pénétrais, pour ainsi dire, dans les coulisses de sa vie. Tandis que d'autres, ne la voyant qu'à l'église ou dans le monde, pouvaient se tromper sur son caractère, confondre le masque avec le visage, moi je la surprenais à ces heures inévitables où les nerfs se détendent, où l'esprit d'intrigue se repose, où la comédienne oublie son rôle, et ce déshabillé moral d'une femme prudente, astucieuse entre toutes, avait, je dois en convenir, le charme le plus piquant pour un observateur. Que de naïveté dans la proclamation incessante de son monstrueux égoïsme! Aussi avais-je renoncé à jamais la contredire.

Les moissons en seront-elles moins détruites si vous critiquez et condamnez la grêle? La foudre qui frappe un innocent sur le grand chemin l'épargnera-t-elle davantage parce que vous lui aurez reproché l'immoralité de son action? Non vraiment, on ne peut que constater le phénomène et en prendre note. J'agissais ainsi avec la baronne. Il y avait en elle un mélange bizarre d'impressions apparemment contradictoires: l'avidité de l'or, la volupté de la possession étaient comme paralysées par la crainte de jouir d'un trésor qu'elle idolâtrait sans oser y toucher. C'était une misérable vie en somme, sans lumière, sans couleur, sans joies, et pourtant la pensée que cette vie dût finir la faisait tressaillir d'angoisse. La terreur de la mort finit par briser ce roc. Warwara devint dévote, une fausse dévote s'entend. Elle priait, se confessait, brodait des ornements d'église, mais sans cesser pour cela de faire de l'usure et des spéculations. Quand elle veillait à ce que ses gens observassent toutes les abstinences, tous les jeûnes prescrits, son avarice fraternisait évidemment avec sa dévotion; elle ne dédaignait pas non plus la science, pourvu que celle-ci s'accordât avec ses principes d'économie. Aussi prit-elle parti tout à coup pour le système hygiénique qui prescrit l'usage exclusif des végétaux. Il fallait entendre là-dessus son valet de chambre Martschine. Retroussant ses manches et se léchant les lèvres:

—Elle nous donnait de l'herbe à manger, monsieur le bienfaiteur, rien que de l'herbe, comme aux boeufs (pour Martschine, tout légume, sauf la choucroute, était de l'herbe). Mais la révolution a éclaté à la fin! Je crois que, si elle ne nous avait pas donné d'autre viande, nous l'aurions mangée elle-même!

J'arrivai un jour à Separowze, avant le coucher du soleil, au moment où l'on trayait les vaches. De très-loin déjà, des chants harmonieux avaient frappé mon oreille, et, lorsque j'entrai dans la cour, je m'arrêtai pour mieux entendre s'élever en choeur une douzaine de voix justes et fraîches.

—Des rossignols, n'est-ce pas, que nos jeunes filles? dit Martschine en retroussant derechef ses manches de chemise. Madame a su qu'elles buvaient quelquefois du lait tout en trayant les vaches, de sorte que les pauvrettes ont reçu l'ordre de chanter sans interruption tant que la besogne dure; celle qui s'arrête est punie. Madame aime tant la musique que c'est pour elle le meilleur remède quand elle se sent nerveuse. Vous êtes peut-être nerveux aussi? ajouta Martschine en me jetant un regard si méfiant que je ne pus m'empêcher de rire. Eh bien! ici, nous sommes tous nerveux, acheva-t-il avec un gros soupir.

Warwara, comme tous les gens soupçonneux et âpres, était souvent volée; on se faisait une fête de déjouer quelque peu sa surveillance. Quand elle s'en apercevait, c'était un nouvel aiguillon pour sa misanthropie.

Je me rappelle qu'elle reçut une fois devant moi un de ses fermiers, petit homme maigre et noir dont les yeux de chat disparaissaient sous d'épais sourcils. Il toussa, fit un salut, joignit les mains, salua de nouveau et finit par soupirer bruyamment comme une locomotive qui laisse échapper la vapeur.

—Qu'est-il arrivé? dit la baronne, inquiète. Je t'ai prié déjà de ne pas souffler ainsi. Viens-tu m'annoncer quelque malheur?

—Ah! mon Dieu! s'écria le fermier d'un ton lamentable, quels temps que les nôtres! En fut il jamais de plus durs!...

—Tu veux t'excuser de ne pas payer ton fermage... tu cherches des prétextes.

—Des prétextes! Je n'en ai pas besoin. J'ai d'assez bonnes raisons! Il m'a été impossible de me procurer de l'argent, du moins tout l'argent que je vous dois...

—Comment?... Tu oses?...

—Oui, j'ose n'avoir pas le sou, répondit-il en s'enhardissant; il m'a fallu me saigner aux quatre membres pour vous apporter le peu que voici.

Et il jeta une liasse de billets de banque sur la table.

—Maintenant, retournez mes poches, fouillez-moi comme un sac, vous me trouverez vide, absolument vide.

Warwara compta les billets, et peu à peu un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle finit par repousser vers le bonhomme une partie de l'argent.

—Il y a là deux fois plus que tu ne me dois.

Un instant le fermier la regarda stupéfait, puis sa bouche s'ouvrit lentement, ses yeux suivirent le mouvement de la bouche, tous ses traits exprimèrent une rage comique. S'approchant d'elle avec emportement:

—Faites-moi la grâce, madame, de me donner un soufflet.

—Pourquoi?

—Ne me le demandez pas. Je veux un soufflet de votre main; ou bien, peut-être, ce jeune seigneur aura-t-il pitié de moi et m'en donnera-t-il un?

—Qu'est-ce que cela signifie?

—Cela signifie... Jésus! Marie! Joseph! que j'ai fouillé dans la mauvaise poche. Oh! boeuf que tu es!

—Qui appelles-tu boeuf!

—Moi, parbleu! et je voudrais voir qu'on ma soutînt le contraire. Faire de pareilles bévues!... Triple sot! va!

—Voilà vos bons paysans, me dit Warwara. Il a les poches bourrées d'argent, et il prétend que les temps sont durs! Faut-il ménager de pareils fripons?

Elle n'avait pas besoin d'excuse pour ne point les ménager.

Un autre des fermiers avait le tort de lui porter sur les nerfs par son seul nom. Il est vrai que le pauvre homme se nommait Petschenischintschenko. Le nom était difficile à prononcer; se le rappeler seulement était une grosse affaire; aussi prétendait-elle qu'il s'en servait comme d'une sorte de cachette pour esquiver réclamations et poursuites.

—Si je veux lui envoyer Martschine ou l'huissier, je ne retrouve plus ce diable de nom et je suis obligée de recourir à la description:—Tu sais bien, ce grand paysan en sierak brun1, avec un bonnet en toison d'agneau noir?—Beau signalement! Il y a aux environs cinq cents paysans de grande taille en sierak brun, et deux cent cinquante au moins en bonnet de peau d'agneau noir!

Note 1: (retour) L'habit des paysans petits-russiens.

La baronne finit cependant par saisir le pauvre Petschenischintschenko et par lui tirer lentement les plumes comme fait le vautour du moineau qu'il tient dans ses serres. Peu à peu, elle lui prit ses boeufs, ses chevaux, ses vaches, ses prés, ses champs et jusqu'à sa chaumière, sans se hâter et avec délices, comme s'il se fût agi de détacher l'une après l'autre les syllabes de ce nom interminable qu'elle n'avait jamais pu se résoudre à prononcer, jusqu'à ce qu'il ne restât plus qu'un misérable monosyllabe, un rien tout sec, vêtu de guenilles, nu-pieds, et cherchant sa consolation dans l'eau-de-vie.

Un soir, en descendant le perron pour aller faire une promenade, nous nous trouvâmes face à face avec ce pauvre hère. La baronne, craignant peut-être quelque violence, fit mine de rentrer, mais il avait déjà saisi la manche de sa kazabaïka2 et y appliquait ses lèvres, qui laissèrent une large tache sur le velours rouge:

—Ne te sauve pas, ma colombe, s'écria-t-il; réjouis-moi par ta vue, par tes discours qui coulent comme le miel!

Note 2: (retour) Vêtement de femme garni et doublé de fourrure.

—Je crois que cet homme est ivre! s'écria Warwara.

—Pas du tout, répondit-il.

Et en effet le malheureux était à jeun. Il ne trébuchait ni ne bégayait; ses yeux n'avaient pas cette faible lueur propre aux yeux d'ivrogne; seul, son nez brillait rouge-foncé comme une lampe qui s'éteint.

—Il faut que je te remercie, ma bienfaitrice, s'écriait Petschenischintschenko avec un mélange d'enthousiasme et d'ironie, je te dois la liberté, le plus grand des biens. Oui, tu m'as délivré! Qu'est-ce que l'argent en effet? Rien! Rien qu'un souci, un fardeau! Tu m'en as débarrassé avant le grand voyage qui nous force tous, tôt ou tard, à y renoncer. Tu m'as donné la liberté. Il faut que je t'embrasse.

—Si tu approches, je te fais chasser à coups de pied, entends-tu? cria la baronne.

—Pourquoi? parce que je me serai montré reconnaissant, parce que je t'aurai embrassée?

—Martschine! appela madame Bromirska de toutes ses forces.

Mais Martschine fut jeté au loin comme une plume par le grand paysan, qui étreignit la baronne, quoiqu'elle se défendît, et l'embrassa d'abord sur la joue droite, puis sur la joue gauche; après quoi il s'essuya la bouche avec sa manche et s'en alla en chantonnant:

La fille a des yeux noirs,

Une fossette au menton!

Des scènes du genre de celle-ci se renouvelaient presque chaque jour, et j'en faisais mon profit. J'observais aussi les allures étranges d'Hermine.

La baronne, qui passait désormais tout l'hiver dans ses terres, n'avait d'autre distraction que de jouer au piquet, enveloppée de manteaux et de châles comme pour une course en traîneau, dans sa chambre à peine chauffée. Toutes les autres pièces de la maison étaient fermées à clef par économie.

J'ai dit qu'elle jouait au piquet, mais seulement quand la douce Nuschka était de bonne humeur, et cela n'arrivait qu'à de rares intervalles. Comme sa maîtresse, la jolie petite bohémienne était devenue, en prenant des années, une affreuse caricature de ce qu'elle avait pu être jadis. Toute la vie de son visage tanné s'était réfugiée au fond de ses yeux d'oiseau de proie qui brillaient sombres et féroces dans la caverne de leurs orbites. Elle raillait la baronne sans miséricorde, la dupait, la volait, allait même jusqu'à la maltraiter. Warwara s'était donné un tyran implacable, et plus le monde l'abandonnait, moins elle pouvait se passer de ce tyran, contre lequel de temps à autre elle essayait de se révolter, mais pour céder toujours à la fin.

—Ne me faites pas cette méchante mine, disait Hermine; souriez, entendez-vous, soyez gaie, ou je pars demain.... Vous me connaissez?

Et Warwara souriait à travers ses larmes de rage.

Si la famille d'Hermine venait à la seigneurie, force était bien que la baronne se dessaisît des clefs du garde-manger et de la cave. Ce n'était pas sans combat.

—Tu me réduis à la mendicité, tu me mènes au tombeau! disait-elle en sanglotant.

Puis elle se rendait comme une ville qui capitule:

—Ah! la diablesse! me dit-elle un jour tout bas, comme si elle m'eût confié un dangereux secret; ah! la misérable! que ne puis-je vivre sans elle! Mais non, il faut tout endurer. Si je n'avais pas mes nerfs seulement, elle serait châtiée comme elle mérite de l'être! Pour guérir mes nerfs, je sacrifierais la moitié de ma fortune, oui, la moitié!

Les serviteurs se vengeaient sur les nerfs de leur maîtresse de tous les maux qu'elle leur faisait supporter. Martschine surtout s'entendait à les torturer: longtemps il s'était demandé en quoi pouvaient bien consister les souffrances nerveuses dont on parlait sans cesse dans la maison, et il avait fini par se persuader qu'il devait être nerveux lui-même; Voici en quelle circonstance:

C'était peu de temps après son entrée à la seigneurie. Le jour de la fête de Warwara était proche, et Martschine fut appelé dans l'appartement de sa maîtresse pour y apprendre par coeur, avec l'aide de cette dernière, le compliment qu'il devait réciter au nom de tous les autres domestiques.

L'aide que lui prêtait la baronne consistait en grands coups de chasse-mouche distribués sur la joue, l'oreille ou les jambes chaque fois que la mémoire se montrait récalcitrante. Et Martschine s'arrêtait plusieurs fois à chaque vers; le premier surtout paraissait lui offrir des obstacles insurmontables. Il commençait ainsi: «Sois saluée, toi, soleil de nos jours!»

Même après qu'il eut réussi à retenir tout le reste du compliment, Martschine continua d'hésiter à la première ligne. Il fallait que sa maîtresse la lui dît, et alors tout le reste suivait comme par enchantement. De même jaillit la mélodie d'une pendule à musique aussitôt qu'on a poussé le bouton. La veille de la fête, la baronne lui fit passer un dernier examen; il s'arrêta comme de coutume:

—Donne-moi ta main, s'écria-t-elle, impatientée, en levant le chasse-mouche.

Martschine tendit la main, mais il la retira si vite que le coup ne toucha que le plancher.

—Ta main! entends-tu?

—Je ne peux pas, madame...

—Comment?

—Non, voyez, elle se retire d'elle-même...

—Es-tu donc si lâche?... Obéis!...

—Ce n'est pas que je craigne! mais je ne peux pas... ce doit être nerveux. Je suis sûrement nerveux.

La baronne éclata de rire. Le lendemain, elle attendit, assise sur son fauteuil comme sur un trône, en robe de soie rouge, le compliment des gens de sa maison. Ils entrèrent en bon ordre, formèrent un demi-cercle, et Martschine, muni d'un énorme bouquet, s'avança, puis se prosternant, lui baisa la main, fit un pas en arrière, salua de nouveau, baisa pour la seconde fois la main de la baronne et finit par pousser, en la regardant, un profond soupir, toujours sans parler. Pendant quelques minutes, un silence inquiétant régna dans la chambre; enfin Warwara montra des yeux au pauvre Martschine le rayon de soleil qui entrait par la fenêtre. Comme il ne comprenait pas, elle lui souffla les premiers mots; mais Martschine, les yeux fixes, n'entendait rien que le bruit d'une grosse mer agitée, comme il le dit plus tard.

—Sois saluée, toi, soleil de nos jours! murmura de nouveau la baronne.

Il regarda le plafond, puis ses bottes, puis Warwara elle-même, entr'ouvrit les lèvres et continua de se taire. Exaspérée, la baronne se leva d'un saut et lui appliqua le plus vigoureux des soufflets, en criant à tue-tête:

—Sois saluée, toi, soleil de nos jours...

Aussitôt Martschine continua rapidement, avec la précision d'une machine:

—Noble dame, qui embellis notre existence...

Et il arriva heureusement au bout; mais son visage, pâle comme la mort sur une joue et violemment coloré sur l'autre, produisait un singulier effet.

Ce jour-là, par extraordinaire, il y eut festin à Separowze. Martschine, ayant avalé une assiettée de soupe, un plat de choux, une aune de boudin, la moitié d'un gros rôti de porc et une vingtaine de pirogui3, tout en desserrant à plusieurs reprises la boucle de sa ceinture, se mit à gémir:

—Dieu m'a abandonné, je n'en puis plus... Non, je ne saurais manger davantage. Je suis décidément nerveux.

Note 3: (retour) Mets national, boulettes de pâte farcies de fromage.


X


Depuis lors, il comprit les maux de sa maîtresse. Tout le monde pour lui était nerveux, jusqu'au couvreur qui se tua en se laissant choir du haut du toit de l'église.

—Les nerfs, murmurait-il, les nerfs!

Nerveux comme il prétendait l'être, ce singulier garçon avait pour principal talent d'agacer les nerfs des autres. Martschine avait été longtemps soldat et se vantait d'avoir vu de loin la bataille de Solférino comme sur une image. Du service militaire il lui restait le goût de la propreté d'abord, l'habitude de l'obéissance ensuite.

Le premier dimanche qui suivit son installation chez la baronne, celle-ci lui ayant demandé:

—Ne fais-tu pas un tour après dîner?

Il répondit debout, en position et la tête à droite:

—Madame commande que je me promène?

Quelque temps après, comme il psalmodiait, assis sur les marches du perron, une sorte de chant funèbre:

—Est-ce que tu as du chagrin? demanda la baronne, ouvrant la fenêtre.

—Comment serais-je heureux, madame? répliqua Martschine. Je n'ai ni père, ni mère, ni frère, ni soeur, pas même une bonne amie. Je suis en effet très-malheureux. Madame ne me commande pas de n'être point malheureux, j'espère!

Il était taquin ou stupide.

La baronne ne souffrait pas que le mot de mort fût prononcé devant elle, pas plus que les mots d'agonie, de tombeau, etc. Si quelque voisin tombait malade, Hermine avait coutume de dire:

—Il fait un petit voyage de plaisir.

S'il mourait:

—Il est parti pour l'Italie.

La petite chienne ayant refusé sa pâtée, Martschine ne manqua pas de déclarer que Mika pensait faire un voyage de plaisir. Mais, d'autre part, sous prétexte de propreté, il imagina un jour de tapisser les murs salpêtrés d'un pavillon, où la baronne allait volontiers l'été faire la sieste, de tous les billets mortuaires bordés de noir qui s'étaient accumulés dans la seigneurie depuis des années. La baronne faillit s'évanouir à ce spectacle.

Elle ne craignait pas seulement la mort, elle craignait la vue de la misère, et cependant tous les vendredis une troupe de mendiants se présentait à Separowze. C'était un usage immémorial, et Warwara, qui tenait à passer pour dévote, n'eût pas osé l'abolir. Charger ses gens de distribuer les aumônes répugnait trop à sa méfiance. Elle imagina donc de faire déposer dans le vestibule un habillement complet qui avait appartenu à feu son mari et une de ses propres toilettes, usée, chiffonnée, on peut le croire.

Chaque mendiant, l'un après l'autre, endossait ces oripeaux sous la surveillance de Martschine, de sorte qu'au lieu d'une vingtaine de misérables en haillons elle recevait chaque vendredi huit messieurs en pantalon de nankin, frac bleu et souliers de bal, et douze dames en robe à queue. Dans chacune des mains salement gantées qui se tendaient vers elle, la baronne déposait deux kreutzers. Il arriva que, certain vendredi, l'un des messieurs en frac bleu manquait à l'appel.

—Qu'est devenu ce vagabond? demanda la baronne.

—Il ne pourra venir, répondit Martschine. Il est parti.

—Parti?

—Oui, pour l'Italie. J'espère que madame ne le trouve pas mauvais?

—Imbécile! que veux-tu me faire accroire là?

—Eh bien, il est parti pour un autre pays; mais ce qui est sûr, c'est que je l'ai vu partir, de mes propres yeux vu!

—Si tu dis vrai, c'est un ingrat de n'être pas venu prendre congé de sa bienfaitrice.

—Il est assez difficile de se montrer reconnaissant et poli, dit Martschine, éclatant tout à coup, quand on est mort...

—Quoi! il est mort?...

—Oui, mort! Madame s'y oppose-t-elle?

—Brute, me dire cela, à moi! s'écria la baronne. Va! retire-toi de ma présence!

Et elle eut encore une attaque de nerfs.

Un matin, Martschine apporta une lettre à sa maîtresse tandis qu'on la coiffait. Hermine, qui justement était de mauvaise humeur, lui tirait les cheveux de toutes ses forces. Martschine, ayant remis la lettre, resta debout les yeux attachés sur la baronne.

—Pourquoi ne t'en vas-tu pas? dit enfin celle-ci, pourquoi me regarder de cet air ahuri?

—Parce que j'ai grand'pitié de madame, répondit gravement Martschine; j'espère que madame ne me défend pas d'avoir pitié d'elle?

—Si fait, je te le défends! s'écria Warwara, rouge de colère. Tu es ici pour me servir, non pas pour avoir pitié de moi.

—Mais je ne peux faire autrement, répliqua Martschine avec une émotion profonde; j'ai un si bon coeur et je suis si nerveux: comment n'aurais-je pas pitié de madame?

Et il se mit à sangloter.

L'exemple de Martschine fut contagieux. Piotre, le cocher, s'avisa lui aussi d'avoir des nerfs; seulement il ne les sentait qu'à la pleine lune. Une fois, il attela les chevaux au carrosse d'apparat comme minuit sonnait et serait allé Dieu sait où, si Martschine ne l'eût réveillé à temps. Une autre fois, on le vit, blanc comme un sylphe, dont il n'avait pas la taille du reste, assis à la lucarne du grenier, les pieds pendants, une ligne à la main. Il pêchait dans la cour.

La petite chienne blanche Mika était encore le plus nerveux de tous les hôtes de Separowze. La moindre chose excitait sa méchanceté; mais il suffisait, pour que cette méchanceté devînt de la rage, que Martschine glissât sur le parquet ciré une brosse à chaque pied. Alors les mollets de l'imprudent couraient un danger réel.



XI


La collection d'originaux que renfermait la seigneurie reçut un précieux renfort en la personne d'un parent éloigné de Warwara, nommé Zénobius Monastyrski.

Ce jeune homme, élevé dans l'abondance, avait gaspillé follement son patrimoine. Devenu pauvre, il ne regrettait rien, ayant, pour un temps du moins, vécu à sa guise. Qu'il eût faim, qu'il eût froid, qu'il dormît à la belle étoile, sa gaieté ne l'abandonnait pas. Par une matinée de décembre, il apparut à Separowze en habit d'été, sans gants, sans bottes et sans bas, les pieds enveloppés de lambeaux de toile, un claque sous le bras, et naturellement sa belle tante le traita de «prodigue incorrigible», de «membre inutile du genre humain», etc.

—Je vous demande pardon, interrompit Zénobius avec un fugitif sourire, j'ai, l'été dernier, aidé les paysans à rentrer le blé; maintenant je travaille dans l'étude du notaire Batschkock à Koloméa.

—Eh bien! que venez-vous demander ici? Je ne peux rien pour vous.

—Pardon encore, chère tante, je ne vous demande pas d'argent, je n'y ai jamais pensé, mais je voudrais obtenir que vous vous fissiez assurer...

—De quelle assurance parlez-vous, drôle?

—D'une assurance sur la vie. Cela ne vous fera aucun mal. Laissez seulement un médecin vous examiner. Il verra si vous avez une maladie chronique ou...

—Quelle horreur! C'est au milieu de vos princesses de la rampe, de vos coureurs de tripots, dans la belle société où vous avez perdu jusqu'à vos dernières bottes, que vous prenez ces idées-là?

—Mais, ma tante, il ne vous en coûtera rien. Je prétends payer le médecin, et vous ne vivrez ni plus ni moins; seulement, lorsqu'il plaira au Ciel de vous reprendre, j'aurai une rente assurée.

—C'est cela! vous comptez sur ma mort... Sortez... que je ne vous revoie jamais!

—J'obéis, répondit Zénobius avec déférence en marchant à reculons vers la porte, mais vous ne pouvez m'empêcher de prendre mes précautions. Voyons, combien d'années vous reste-t-il encore à vivre?... Avec votre constitution...

—Arrête, bourreau, interrompit Warwara en se bouchant les oreilles et tressaillant de tout son corps; arrête! ne prononce pas ce chiffre horrible! Je sais trop que je mourrai un jour; mais, si tu prends une assurance sur ma vie, je ne verrai pas la fin de l'année, j'en suis certaine. J'aime encore mieux te donner asile; mais, au nom de Dieu, ne parle plus de ma mort ni de ma constitution.

Zénobius s'empressa de lui baiser la main. Son bagage fut vite transporté à la seigneurie; il tenait tout entier dans un vieux mouchoir. En cinq minutes, il eut pris possession du réduit qui lui était assigné au rez-de-chaussée, suspendit un petit crucifix et le portrait de sa mère au-dessus de son lit, glissa un exemplaire usé de Faust sous son oreiller, puis, assis sur un escabeau, les deux mains appuyées sur ses genoux, il sourit et respira profondément. La misère était conjurée.

Au premier dîner, il se brûla bien un peu les lèvres, tant il avait hâte d'apaiser les déchirements de son estomac vide; mais, cette faim féroce une fois satisfaite, Zénobius reprit les manières polies dont il avait eu l'habitude. On eût dit que chez lui le gentilhomme se réveillait d'un profond sommeil. En même temps, il se rendait utile de tout son pouvoir, et naturellement la baronne abusait de cette bonne volonté toujours alerte, toujours souriante. Si, vaincue par une superstitieuse terreur, elle lui avait donné asile, ce n'était pas pour le laisser ensuite manger son pain dans l'oisiveté. Elle l'envoyait donc aux champs, au marché vendre le blé, surveiller les coupes de bois, vaquer aux soins de la basse-cour et du jardin; Zénobius recollait les meubles cassés, mettait les pantoufles à sa tante, jouait au piquet toute la journée sans autre enjeu que des fèves. De temps à autre, il se dédommageait de cette sujétion par quelque espièglerie.

Je me rappelle avoir assisté à l'une des meilleures. J'avais été invité à dîner chez la baronne avec un prêtre grec du voisinage et la famille de ce dernier. Au milieu de la table se trouvait une grande tarte magnifiquement garnie qui datait, je crois, des noces de Warwara, et qui toujours était reportée intacte au garde-manger. Quelle fut l'émotion de notre hôtesse en voyant Zénobius offrir galamment de la tarte à Cléopha, la fille aînée du prêtre? Saisissant un grand couteau, il porta au précieux objet de parade un coup si vigoureux que l'un des morceaux alla frapper au front, comme une pierre, le digne prêtre effrayé. Plus tard, celui-ci en rit avec nous, car il était impossible d'être d'humeur plus débonnaire qu'Athanase Kmietowitch. Le neveu de la baronne s'était attaché à lui d'une affection sincère, peut-être parce qu'il était le père de la belle Cléopha.

Chaque fois que j'avais rendu visite à la seigneurie, Zénobius me prenait par le bras pour m'entraîner au presbytère. C'était une humble demeure; nos paroissiens de la Petite-Russie ne sont pas riches. On eût dit un nid d'hirondelles collé à la vieille église, et comme dans un nid d'hirondelles, en effet, jeunes et vieux, étroitement serrés les uns contre les autres, gazouillaient gaiement du matin au soir. Le prêtre disait sa messe, préparait son sermon du dimanche, faisait tout tranquillement ses baptêmes, ses mariages, enterrait ses morts, et pour le reste abandonnait le monde au sage gouvernement de la Providence, sans se soucier de la politique ni d'aucune des questions brûlantes qui troublent la digestion des gens moins bien avisés.

Athanase Kmietowitch n'était qu'un paysan, mais un paysan lettré, qui, en revenant des champs, copiait d'une belle écriture des livres qu'il était trop pauvre pour acheter et se tenait ainsi au courant de toutes les découvertes de la science, de tous les progrès de la philosophie. Très-simple, indifférent aux grandeurs, aux richesses, il ne vénérait, après Dieu, que deux choses: la science et sa femme. Madame Sophronia Kmietowitch était adorée, choyée sans cesse, comme l'est seule une femme de prêtre grec. Celui-ci, en effet, ne peut se marier qu'avant d'être définitivement consacré au Seigneur, et, s'il devient veuf, les ordres qu'il a reçus lui défendent de convoler en secondes noces. Aussi quelle terreur a-t-il de perdre la mère de ses enfants! Il suffisait que madame Sophronia dît: «Si tu me contraries, je vais maigrir...» pour qu'il exécutât toutes ses volontés. Pourtant madame Sophronia aurait pu perdre sans inconvénient une partie de son embonpoint vraiment turc. Compatriote de cette autre fille de curé petit-russien, Anastasie Lyssowsky de Rohaty, en Gallicie, laquelle, sous le nom de Roxelane, gouverna tout l'empire ottoman, elle avait ce même petit nez retroussé qui fit de Soliman le Grand l'esclave de son esclave, ce petit nez mutin qui trahit tant de caprice, de force et de passion réunis.

Cette femme de quarante ans, magnifiquement épanouie, et les quatre enfants qui l'entouraient, ne faisaient pas mentir le proverbe qui veut que la beauté soit l'apanage de toutes les familles de prêtres grecs en Gallicie. Je m'aperçus bientôt que l'une des jeunes filles, Cléopha, une grande blonde au teint blanc et lisse comme l'hermine, et aux yeux couleur de violette dont le regard vous ouvrait tout un monde naïf et poétique comme celui de nos contes populaires, était l'objet des attentions respectueuses, mais incessantes, du brave Zénobius. C'était pour la voir qu'il m'entraînait au presbytère, n'osant plus y retourner tout seul, dans la crainte que la sollicitude maternelle de madame Sophronia ne s'alarmât.



XII


Deux billets élégants, d'une grande écriture nette, presque virile, nous avaient invités, M. Kmietowitch et moi, à nous rendre chez la baronne le même jour et à la même heure. J'allai donc chercher le prêtre, et nous entrâmes ensemble dans la cour de la seigneurie, pour y être témoins d'une scène vraiment bizarre. Warwara, assise à une fenêtre ouverte du rez-de-chaussée, un grand livre d'heures à la main, récitait tout haut les litanies de la sainte Vierge, en s'interrompant de temps à autre pour gourmander ses gens occupés dehors à divers services:

—Hé! Martschine! les oies sont au verger!... «Trône de la sagesse, priez pour nous...»—Mon Dieu! Hermine, qu'as-tu donc cassé?... «Secours des pécheurs, priez pour nous...»—Bon, voilà que la sauce brûle... Je la sens d'ici!

Et elle appelait la cuisinière:

—Maudite coquine! la sauce est brûlée. «Reine des anges, priez pour nous!»

Et ainsi de suite. Enfin elle nous aperçut. Mika poussa un aboiement frénétique et saisit entre ses dents aiguës le manteau du prêtre, sans se laisser désarmer par les flatteries de ce dernier.

—Mika! criait la baronne, Mika! méchante bête!

Elle nous fit entrer et, sans perdre un instant, nous conduisit dans une pièce écartée où jamais elle ne recevait de visites. Arrivée là, elle ferma soigneusement la porte à clef, après s'être bien assurée que personne ne pouvait entendre.

—Je vous remercie, nous dit-elle, d'avoir eu pitié d'une pauvre femme abandonnée. Il s'agit d'un secret, d'un grand secret, et je veux me hâter de vous le confier. Autrement, on nous dérangerait... Vous savez, Hermine... Oh! je suis bien malheureuse! Cette Hermine n'a pas de conscience. Elle me tourmente dans l'espérance d'hériter... C'est une bête féroce, vous dis-je... Mais ses manéges seront trompés. J'ai fait mon testament. Je l'ai fait en double. Si je le cachais dans un meuble, elle le découvrirait; elle forcerait le tiroir, et ma vie, messieurs, ne serait plus en sûreté. Cette ingrate créature m'assassinerait de même si je le donnais à un notaire. À cause de cela, je vous supplie de veiller à l'exécution de mes dernières volontés. Tenez, prenez!

Elle tendit à chacun de nous une enveloppe cachetée.

—Et s'il plaît à Dieu de m'enlever de ce monde,—elle se mit à pleurer,—ayez la bonté de remettre ce pli...

Elle ne pouvait plus parler, tant était profonde chez elle la pitié de soi-même.

—Voyons, il n'y a pas lieu de craindre ni de s'affliger encore, dit doucement le prêtre.

—Non, n'est-ce pas? répliqua la baronne, essuyant ses larmes du revers de la main; j'ai souvent entendu dire que les malades qui reçoivent les sacrements ou qui font leur testament vivent encore longtemps après. Le croyez-vous? C'est que vraiment je ne veux pas encore mourir. Feu mon grand-père avait atteint sa quatre-vingt-deuxième année, et il est resté robuste jusqu'à la fin.

En ce moment, on frappa violemment à la porte.

—Qui est là? demanda la baronne toute tremblante.

—Ouvrez! répondit la voix brève d'Hermine.

—Vous voyez! dit bien bas madame Bromirska.

Elle ouvrit, craintive, et Hermine entra aussitôt avec fracas.

—Des secrets, en vérité? Que se trame-t-il ici? Qu'avez-vous contre moi?...

—Quelles idées vas-tu te forger, chère Nuschka? répondit la baronne de sa voix la plus caressante.

Et elle embrassa familièrement celle que tout à l'heure elle appelait sa mortelle ennemie.



XIII


Il semblait que Warwara eût été avertie par quelque pressentiment de sa fin prochaine, car, vers la fin de cet automne-là, elle tomba sérieusement malade pour la première fois. Les soins du médecin de sa maison et des deux docteurs appelés en toute hâte de Kolomea ne lui parurent pas suffisants; elle fit venir Zénobius près de son lit et lui dit tout bas:

—Ces sots m'assassineront; prends les chevaux et va-t'en vite à Lemberg. Je n'ai confiance qu'en toi. Ramène le meilleur médecin. Je payerai... oui, je payerai tout; mais ne perds pas une seconde, et surtout garde-toi de rien dire...

Elle désigna Hermine d'un mouvement des paupières.

Zénobius partit aussitôt pour Lemberg; mais, le soir même, l'état de la malade s'aggrava sensiblement. Vers minuit, Hermine, étant seule avec sa maîtresse assoupie, la secoua de façon à l'éveiller et lui cria dans l'oreille:

—Avez-vous fait un testament?

La baronne ne parut pas comprendre.

—Avez-vous fait votre testament? répéta impérieusement Hermine.

—Mon testament? murmura la baronne d'une voix éteinte, à quoi bon? Je ne mourrai pas de si tôt.

—Il faut que vous en fassiez un... et tout de suite, entendez-vous! reprit Hermine, la forçant à s'asseoir sur son lit.

—Non! dit Warwara avec une dernière énergie, et je te défends de me parler de la mort.

—Vous aurais-je donc sacrifié inutilement toute ma jeunesse? s'écria la bohémienne. Cela ne se peut pas!... Prenez cette plume, prenez...

—Veux-tu m'assassiner?

—Ce n'est pas la peine. Vous mourrez sans cela.

—Oh! misérable ingrate! monstre que tu es!...

Les mains de la baronne se crispèrent autour du cou d'Hermine, qui crut un instant qu'elle allait l'étrangler; mais, à force de coups, la camériste se délivra de cette étreinte furieuse:

—Oui, vous mourrez! dit-elle aussitôt qu'elle eut réussi à reprendre sa respiration, vous mourrez, malgré tout, et, à la dernière heure, il n'y aura pas à votre chevet un seul être qui vous aime, car moi aussi je vous abhorre.

Hermine, après cette déclaration, n'avait plus de ménagements à garder; elle prit les clefs que la baronne cachait sous son oreiller et chercha le testament dans les coins les plus secrets. Warwara s'efforçait en vain de se lever, elle se débattait, elle appelait et personne ne répondait à ses cris. Au matin, Hermine n'avait pas encore trouvé le testament, mais elle s'était emparée de tout ce qui dans la seigneurie pouvait avoir quelque valeur: bijoux, papiers précieux, objets de garde-robe.

Après avoir mille fois maudit la voleuse, Warwara s'était tournée du côté du mur et fermait les yeux. Lorsque son médecin vint lui faire sa visite ordinaire, elle le supplia d'avoir pitié d'elle, de traîner Hermine en justice. Le médecin, croyant aux divagations de la fièvre, promit tout ce qu'elle voulut, quitte à ne rien faire. Vivante ou morte, cette malheureuse femme était abandonnée aux mains de sa servante, qui restait la véritable maîtresse de Separowze.

Deux jours se passèrent ainsi, jours d'angoisse pour elle. Spectatrice du pillage qu'elle ne pouvait empêcher, Warwara ne sentait pas auprès d'elle, comme l'avait prédit Hermine, une seule personne qui lui fût dévouée. Sous prétexte de la veiller, Piotre et Martschine jouaient aux cartes au milieu de la chambre, en buvant le meilleur vin de la cave et en fumant leur pipe.

—Pourquoi nous en priver, disait Martschine, puisqu'elle doit mourir?

La dernière protestation s'était éteinte sur les lèvres refroidies de Warwara. Tout à coup, elle appela faiblement Mika. La petite chienne s'approcha du lit, flaira le drap et se retira vite. En vain sa maîtresse lui donna-t-elle les noms les plus tendres, elle ne reparut plus. Alors ce coeur de pierre se brisa: Warwara sanglota tout haut.

Ainsi se passèrent les derniers jours qu'elle eut encore à vivre, si l'on peut appeler vivre cette lutte effroyable entre l'âme prête à partir et le corps qui se révolte encore. Enfin l'heure sonna qui efface toutes les douleurs, qui apporte la délivrance au plus méchant comme au meilleur, Mika se mit à pousser sous le lit des hurlements lamentables:

—Qu'as-tu, ma pauvre bête?... murmura sa maîtresse. Faim, peut-être...

Mais Hermine, éclatant d'un rire impitoyable:

—Les chiens hurlent, dit-elle, quand il y a des mourants dans la maison.

—Je ne meurs pas, gémit la baronne, non, je ne meurs pas, je ne veux pas mourir! Qu'on aille chercher le prêtre, ajouta-t-elle quelques instants après.

Quand la cuisinière de Separowze entra au presbytère, j'y étais justement en visite; nous nous hâtâmes de répondre à l'appel de la mourante. Mais il était trop tard. L'agonie avait commencé. Martschine lui ayant dit:—On est allé chercher Sa Révérence M. Kmietowitch,—Warwara répliqua d'une voix que personne ne reconnut:—Qui est celui-là?—comme si elle eût entendu son nom pour la première fois.

Hermine s'approcha du lit:

—Elle meurt! dit-elle tout bas, c'est fini.

Et avec une férocité inouïe:

—Me direz-vous enfin, reprit-elle, où est le testament?

Sur ce visage de morte passa un sourire malicieux, effrayant.

—Le testament est... il est en bonnes mains...—répondit-elle avec fermeté. Tu n'auras rien... non, rien... pas une vieille pantoufle...

Puis, tâtant la couverture des deux mains:

—Où est mon argent?... soupira-t-elle, on m'a pris mon argent...

Lorsque j'entrai avec le prêtre, elle venait de mourir. La seigneurie semblait avoir été mise au pillage, et tout le désordre qui suit une orgie régnait dans la chambre mortuaire. Warwara n'avait pas cette beauté paisible et solennelle que j'ai vue à la plupart des morts; ses traits étaient absolument défigurés: personne n'avait songé à lui fermer les yeux. Le prêtre se mit en prières; les serviteurs s'agenouillèrent à son exemple. Au dernier Amen, Zénobius parut sur le seuil avec le grand médecin de Lemberg. Tandis que celui-ci s'approchait du lit, puis haussait les épaules, le jeune parent pauvre de la baronne prononça un fervent Pater noster; il se pencha vers sa tante et lui ferma pieusement les yeux. Le soleil couchant projetait un dernier rayon d'or sur la main ouverte de la morte. Les ducats dont elle avait été si avare n'eussent pas brillé davantage.

Je reconduisis M. Kmietowitch au presbytère. Nous marchions côte à côte en silence, quand un cortège funèbre nous rejoignit. Nous nous rangeâmes pour le laisser passer.

—Qui donc enterre-t-on? demandai-je.

—Un paysan de Separowze, me répondit M. Kmietowitch; dans la contrée, il était connu pour le pire des ivrognes. Écoutez comme sa veuve le pleure.

En tête du cortège marchait un homme portant la croix; puis les chantres suivaient avec le diacre; six garçons robustes portaient le cercueil couvert de grosse toile blanche, et derrière le cercueil, venait la veuve, les cheveux épars, les vêtements déchirés. Le long cortège d'amis et de voisins, armés de fusils et de pistolets pour la plupart, faisait penser à des cosaques prêts au combat plutôt qu'à des paysans en deuil. Les bruyantes lamentations des pleureuses se mêlaient au murmure des prières et aux sons déchirants du trembit4. Quand tout eut fait silence, la veuve recommença ses sanglots et ses gémissements; en même temps, elle se tordait les mains, s'arrachait les cheveux.

Note 4: (retour) Cor des Karpathes.

—Ah! mon cher Zéphyrin, disait-elle, pourquoi m'abandonner? Comment vivrai-je sans toi, pauvre femme que je suis? Qui donc me battra maintenant, mon Zéphyrin? Qui donc m'accablera d'injures, puisque tu n'es plus, mon trésor? Dis! qui donc boira toute l'eau-de-vie du cabaret, qui donc s'endettera auprès des juifs, comme tu savais si bien le faire?...

Rien de plus étrange que cette lamentation ironique de la veuve qui, délivrée de son tyran, devait néanmoins se soumettre à l'usage. Toute l'humour populaire de la Petite-Russie éclatait dans cette improvisation.

—C'est le jugement du défunt qui commence! fit observer Kmietowitch.

—Comment, pensai-je, jugera-t-on Warwara? Mais non, Warwara n'a rien à craindre; elle a veillé toute sa vie à ce que personne ne pût se trouver là pour gémir derrière son cercueil.

Je me trompais; les splendides obsèques de la baronne furent conduites par Zénobius, qui pleurait comme un enfant.



XIV


Aussitôt après les funérailles, survint le notaire Batschkock pour l'ouverture du testament. M. Kmietowitch et moi nous présentâmes chacun le pli qui nous avait été confié: c'était le même testament écrit en double.

À peine Batschkock en eut-il pris connaissance, qu'il poussa une longue exclamation:

—C'est fou! absolument fou! Jamais créature raisonnable n'a choisi un tel héritier. Il y a de quoi rire!

Cet héritier invraisemblable n'était autre que Mika. Toute la fortune des Bromirski était léguée à la petite chienne hargneuse, mais l'administration des biens restait confiée à Zénobius; il toucherait les revenus tant que vivrait l'intéressant quadrupède, à la condition de le soigner fidèlement. Mika, morte à son tour, tout devait retourner aux Carmélites de Lemberg, qui étaient chargées de prier pour l'âme de la défunte baronne.

Zénobius, en apprenant les bizarres dispositions testamentaires qui le concernaient, demeura d'abord atterré; il n'avait pas compté sur une obole.

—Laissez-moi m'asseoir, dit-il; je n'ai plus de jambes.

Mais, l'instant d'après, le jeune fou, bondissant jusqu'au plafond, saisissait Mika par les pattes et se mettait à danser avec elle. Les domestiques vinrent saluer leur nouveau maître, et aussitôt, comme il arrive pour tous les changements de gouvernement, les délateurs et les courtisans surgirent: Martschine lui chuchota un mot dans l'oreille droite, Piotre un autre mot dans l'oreille gauche, et Zénobius donna tout haut l'ordre d'ouvrir devant lui les malles d'Hermine. Sans se laisser intimider par les menaces, ni toucher par les pleurs de cette mégère, il reprit d'une main ferme tout l'argent, tous les objets précieux qu'elle s'était appropriés, saisit de l'autre main une cravache et la chassa ainsi de la seigneurie.



XV


L'argent est pour les hommes une pierre de touche. Zénobius riche ne ressembla guère à Zénobius pauvre; il perdit sa gaieté, ses joyeux enfantillages, son insouciance du lendemain. Bref, il ne resta rien de lui que l'amour voué une fois pour toutes à la blonde Cléopha. Contre cet amour, l'argent lui-même ne put rien. Au fait, comment Zénobius ne serait-il pas devenu triste et chagrin? Son opulence, son bonheur même, puisque la misère lui eût ôté le courage d'aspirer à la main de celle qu'il adorait, tout enfin dépendait de la vie d'un méchant roquet, vieux, obèse et maladif.

—Non, dit-il dans son honnêteté scrupuleuse, je ne ferai pas de Cléopha aujourd'hui une dame et demain une mendiante!

Il résolut d'amasser à force d'économies un petit capital qui lui permît de prendre charge de famille; pour cela, il fallait prolonger de trois années au moins la vie de Mika. Cela semblait impossible, vu les fréquentes indispositions de cette créature gâtée.

Zénobius entreprit d'arriver à ses fins en se privant de tout.

Plusieurs domestiques furent congédiés; il fit des réformes de toutes sortes, et la seigneurie prit une mine plus désolée encore que du temps de la baronne. L'esprit de cette dernière semblait toujours flotter dans les murs qui avaient abrité son avarice. Toutes les recherches du bien-être et du luxe étaient réservées pour la seule Mika, toujours couchée sur ses coussins comme une petite-maîtresse et plus grondeuse, plus irascible que jamais. Les soins assidus de Zénobius étaient reçus par elle sans l'ombre de reconnaissance; en vain se levait-il dès l'aube pour la brosser lui-même, en vain la baignait-il chaque semaine avec des précautions infinies, la séchant ensuite dans du linge chauffé, l'emmaillotant comme un poupon de sa pelisse de zibeline pour la porter dans le lit d'édredon où elle consentait à dormir. À table, Mika recevait du bout des dents les meilleurs morceaux. Si elle les refusait, Zénobius suppliait, cherchait à l'amuser, appelait une foule de chiens imaginaires, Diane, Azor, Jupin, jusqu'à ce que Mika, poussée par la jalousie, eût surmonté sa répugnance et mangé son potage. Il lui tenait compagnie dans le carrosse où elle trônait, tout comme une noble dame, disait Piotre; mais rarement elle se décidait à sortir, et il fallut que son gardien, puisqu'il ne pouvait se résoudre à l'abandonner aux soins douteux des domestiques, prît des habitudes sédentaires. Plus de visites au presbytère. A peine lui permettait-elle de lire ou de fumer à sa guise! Combien de fois le pauvre Zénobius fut-il réveillé en sursaut, la nuit, par le cauchemar qui lui montrait Mika courant quelque danger! Il n'avait plus de repos avant de s'être assuré que la bête endormie respirait bien. Le médecin de la maison ne suffisait pas à cette princesse; on consultait pour elle à Kolomea, même à Lemberg; mais rien ne pouvait vaincre un embonpoint alarmant qui la rendait de jour en jour plus lourde et plus haletante.

—Plaignez-moi, me dit Zénobius un jour que j'étais allé le voir; plaignez-moi; je me sacrifie à ce maudit animal, et il ne me donne en échange que du souci, tant de souci que je voudrais le battre jusqu'à l'assommer; mais que deviendraient mes revenus si je suivais mon envie?

J'entrai avec lui dans le salon où Mika reposait accablée sur ses fourrures. Elle ne se leva pas pour courir à la rencontre de Zénobius, elle ne poussa pas un aboiement joyeux, elle ne remua même pas la queue, comme l'eût fait tout autre chien à la vue de son maître. L'homme était ici l'esclave de la bête, et on eût dit que la bête s'en rendait compte, car elle appela Zénobius d'un grognement sourd, et Zénobius obéit à ce chien qu'il détestait, parce que le chien était riche.

—Vous voyez, me dit-il avec amertume, je reçois des ordres.

Mika parut comprendre qu'il se plaignait, car, se levant avec une fureur soudaine, elle se mit à japper en montrant ses dents aiguës, qui mordirent Zénobius de la belle façon lorsqu'il essaya de l'apaiser.

Enfin le pauvre diable tomba dans une mélancolie profonde; il évitait ses amis, maigrissait à vue d'oeil.

—Comment, disait M. Kmietowitch, un homme peut-il être poussé par la cupidité jusqu'à devenir le valet d'une bête?

Il y avait trois mois que la baronne était morte. Un soir, je faisais au presbytère une partie d'échecs avec la belle Cléopha, lorsque Zénobius, tout de noir vêtu, traversa les champs à grands pas, semblable à un corbeau sur la neige, et se précipita dans la chambre où nous étions réunis, la famille du prêtre et moi. Il avait l'air désespéré; ses cheveux tombaient par mèches éparses sur son pâle visage, il tenait un pistolet; sans prononcer un mot, il embrassa les genoux de Cléopha.

—Est-ce que Mika est morte? demandai-je.

Ce fut, je l'avoue, ma première pensée.

—Que m'importe qu'elle meure! s'écria-t-il avec emportement. J'en ai assez de cet ignoble esclavage!...

—Dieu soit loué! interrompit le prêtre.

—Dites que vous aurez pitié de moi, Cléopha; promettez de devenir ma femme, et je renonce à toutes mes richesses. Je casse la tête de Mika,—et il brandit son pistolet...—Cléopha, le veux-tu?.. J'aime mieux, pour ma part, m'atteler moi-même à la charrue que de renoncer plus longtemps à ma dignité d'homme.

La belle fille ne répondit pas tout d'abord; ses yeux étaient baissés sur l'échiquier. Tout à coup, sa main un peu grande, mais bien faite et blanche comme l'ivoire, sortit de la fourrure dont était bordée sa kazabaïka, et poussant un pion avec tranquillité:

—Échec et mat! prononça-t-elle.

Notre partie était terminée. Alors elle se tourna vers Zénobius, toujours à ses pieds:

—Je serai votre femme, lui dit-elle, mais ne tuez pas le chien, car il serait aussi absurde de repousser l'argent que de s'en faire l'esclave.

Ainsi Mika trouva grâce devant la blonde Cléopha, qui, un mois plus tard, entrait en maîtresse à la seigneurie, le petit chien du presbytère sur ses talons. Ce chien vif, espiègle, toujours frétillant, bondissant, avait vraiment le diable au corps; je n'en vis jamais de plus drôle ni de plus aimable. Il fit ce que toute l'énergie et toute la sagesse de Cléopha n'auraient pas su accomplir peut-être. Il relégua les médecins dans l'ombre, il sauva la vie de Mika. Celle-ci accueillit d'abord ses avances d'un air boudeur; mais, à la fin de la première journée, les deux chiens s'ébattaient comme de vieux camarades à travers les jardins. L'exercice rendit à Mika l'appétit que doit avoir un chien bien portant et même la taille svelte qu'il ne semblait pas qu'elle pût jamais recouvrer. Elle devint mère de famille et acquit tout naturellement les qualités que ce titre comporte. Je suppose qu'elle vit encore.




BASILE HYMEN



I


Nous étions tous deux fatigués, moi et mon chien; il me suivait lentement, la langue pendante, la queue rentrée entre les jambes. Voici donc une forêt! Qui pourrait résister à sa fraîcheur délicieuse? J'appuie mon fusil contre le tronc d'un chêne, et je m'étends à l'ombre, sur l'herbe épaisse. Mon chien se laisse tomber auprès de moi; il n'en peut plus! L'après-midi a été si chaude, si accablante! Depuis le matin, nous battons les champs, les bois, les buissons, toute la contrée, sans autre butin que deux bécasses, et nous sommes égarés!... Enfin, il y a là cependant devant nous un petit village,—un village dans les environs duquel je n'ai jamais chassé. Quel effort il faudra encore pour l'atteindre!... Le soleil brûle toute la campagne; les gros nuages noirs semblent prêts à se laisser tomber comme autant de poids énormes qui écraseront les épis mûrs, déjà courbés vers la terre; au delà des moissons ruisselantes d'or, la grande prairie est sèche comme si elle avait passé l'année dans un herbier; les chevaux paissent couchés; de loin en loin, à de rares intervalles, tinte faiblement une clochette. La fumée elle-même ne s'élève qu'avec lenteur au-dessus des cheminées du village. Elle ne monte pas; elle s'arrête, comme pour s'y reposer sur les toits de chaume noircis. Sous une haie vive dort un jeune garçon vêtu de toile, pieds nus, le visage contre terre, et dans le ruisseau qui coule lentement près du village se baignent de petits paysans. Ils barbotent, jettent des cris, éclatent de rire; c'est le seul bruit qui rompe ce morne silence. Derrière moi, la forêt sommeille immobile; seules, les feuilles d'argent d'un tremble élancé chuchotent entre elles: on dirait des coeurs palpitants qui frémissent et s'entre-choquent. Aucun oiseau ne se fait entendre; mais les mouches bourdonnent en revanche, et les papillons, voguant sur les ondes de l'air embrasé, se poursuivent avec mille jeux folâtres. Au-dessus de moi planent des cigognes; à peine paraissent-elles grosses comme des hirondelles. Quelle bonne odeur de foin frais coupé! Mais, de plus en plus, les nuages s'amoncellent, et le ciel s'assombrit.

—Je crois, dis-je à mon chien, que nous aurons de l'orage.

Il me comprit. Les animaux nous entendent souvent mieux que les hommes. Se levant, il battit la terre du superbe panache de sa queue. Je jetai mon fusil sur mon épaule et me dirigeai vers le village. Il était trop tard: déjà avait soufflé ce coup de vent impétueux qui amène la pluie. Des pyramides de poussière soulevées entre le ciel et la terre semblèrent étayer la voûte sombre; les ondes jaunes du blé se brisèrent contre la forêt comme une mer agitée, le tonnerre gronda, on eût dit qu'un drap noir descendait du firmament pour s'étendre sur le monde et le cacher. Puis un éclair déchira ces ténèbres comme si les portes du ciel étaient forcées soudain; par la crevasse béante jaillit l'éternelle lumière qui éblouit nos yeux. Depuis quelques secondes, de larges gouttes d'eau brillaient sur les feuilles. Tantôt la campagne semblait illuminée par des feux de Bengale, tantôt elle s'effaçait dans la nuit. Un éclair, un roulement prolongé se succédaient avec précipitation; le vent hurlait comme une meute de loups, et maintenant tombaient des torrents de pluie, fouettant les arbres chargés de fruits et les épis brisés. Je courais... Le ciel s'éclaircit peu à peu et changea de couleur: rouge tout à l'heure, il devint jaune clair, pour passer de là au violet foncé. La pluie faisait songer à un rideau gris illuminé par derrière; sous mes pieds se formaient des ruisselets rapides; dans l'air flottait une odeur étrange, comme si le soleil eût été une grande torche de résine secouant sa fumée autour d'elle. Les saules, au bord de l'eau écumante, gémissaient comme si l'ouragan eût éveillé leurs âmes. Au milieu d'un pétillement pareil à celui de la fusillade pendant le combat, je me jetai, sans en demander la permission, dans la première maison venue, si brusquement que je renversai presque un homme debout sur le pas de la porte. Nous nous secouâmes à l'envi mon chien et moi; je posai mon fusil dans un coin et m'approchai de l'âtre, où flambait un bon feu.

De l'autre côté de la cheminée étaient assis sur un banc trois paysans qui pouvaient représenter les trois degrés de la vie. L'un, à moustaches et à cheveux blancs, ses chausses de toile retenues par une ceinture brune, la tête et les pieds nus, était évidemment le propriétaire du lieu. À côté de lui se trouvait un vigoureux gaillard de quarante ans, hâlé, une pipe à la bouche, vêtu d'ailleurs comme le vieillard, mais avec des bottes et un chapeau de paille qu'il avait dû tresser lui-même; c'était sans doute un voisin. Le troisième était un beau jeune homme habillé de drap brun et portant sur sa tête bouclée un bonnet de peau d'agneau noir, à la manière persane; celui-là était sans doute quelque hôte étranger. Auprès d'eux, mais leur tournant le dos, trônait sur un coffre de bois peint, avec la majesté d'une tzarine, une jolie femme de trente ans environ, au petit nez impertinent dans un frais visage, aux lèvres rouges moqueuses et aux yeux gris d'un calme étrange sous leurs épais sourcils noirs. Elle portait de hautes bottes, une jupe bleue et rouge, une chemise brodée, des grains de corail au cou, une pelisse blanche en peau d'agneau et un mouchoir de tête bigarré. Une autre femme plus âgée, à la physionomie avenante et douce, faisait la cuisine sur un feu qu'activait certaine grande fille maigre, l'air affamé. Deux jeunes gars s'appuyaient contre le mur; un gamin de huit ans enfin, sommairement couvert d'une chemise, s'occupait, assis sur le sol de glaise battue, à tailler un sifflet de sureau qu'il essayait de temps à autre pour en tirer le cri d'un cochon de lait.

L'homme que j'avais failli renverser devant la porte et qui maintenant examinait tranquillement mon fusil, en connaisseur, était après tout la seule figure vraiment remarquable de ce cercle. Figurez-vous un oiseau, une âme d'oiseau dans un corps humain. Le profil acéré, les yeux ronds, clairs, pénétrants et caves, des bras qui s'agitaient comme des ailes, la démarche d'une alouette courant et sautillant sur la terre labourée, une voix aussi claire que celle du chanteur emplumé qui pépie dans l'aubépine.

Ces braves gens me saluèrent, chacun à sa manière, les hommes en se levant et en se découvrant la tête, la jeune femme en montrant deux rangées de dents éblouissantes, l'homme à figure d'oiseau en me baisant l'épaule. Nous autres, Petits-Russiens, nous sommes un peuple de bavards; aussi ne manquai-je pas d'entamer l'entretien par les questions de rigueur sur l'état de la récolte. Puis, je demandai au vieux paysan combien il avait d'enfants. Le vieux appuya le menton sur sa main, poussa un soupir, se mit à compter sur ses doigts et dit enfin, en désignant le petit garçon qui taillait un sifflet:

—Voilà le dernier.

—Quel âge a-t-il?

Le bonhomme se livra aux mêmes manoeuvres, mais cette fois sans trouver de réponse.

—Et l'aîné?...

—L'aîné? Eh bien! Waschko, quel âge as-tu? Dis-le, ne te gêne pas.

Waschko sourit sans plus parler qu'une carpe.

—Avez-vous beaucoup de bétail? avez-vous des chevaux? poursuivis-je.

Le visage du paysan s'illumina. Se levant à demi, puis se rasseyant, il répondit avec volubilité:

—Je remercie monsieur le bienfaiteur; feu mon père avait deux chevaux et une vache; quelques poules aussi couraient par-ci par-là; mais, depuis que la servitude est abolie, nous avons, Dieu merci, quatre chevaux ronds comme des porcs et deux boeufs de Hongrie, vous savez ces boeufs à grandes belles cornes, et cinq vaches; l'une d'elles vient de Suisse; elle est blanche à taches noires, elle aura quatre ans à l'Ascension.

Ce récit homérique fut interrompu par l'entrée d'un homme âgé dont l'habillement se rapprochait de celui des gens de la ville. Ce nouveau venu ôta son chapeau, qui ruisselait comme une gouttière, et approcha ses mains de la flamme du foyer.

—Vous voici donc de retour? lui dit notre hôte avec un plaisir évident.

—Bien mouillé, sans doute? ajouta la vieille femme d'un air de sollicitude.

—Mais non, très-peu, répondit l'étranger,—et son accent trahit aussitôt pour moi l'homme bien élevé;—lorsqu'a commencé cet affreux orage, j'étais justement chez le juge; là, j'ai appris que Russine était dans votre maison, et j'accours.

La belle femme en pelisse blanche sourit avec fierté.

Il était curieux de voir l'accueil que l'on faisait de tous côtés au visiteur, celui-ci le débarrassant de son chapeau, cet autre de son manteau, un troisième chargeant de tabac sa pipe d'écume de mer; le petit garçon se leva pour lui montrer son sifflet; les animaux de la maison eux-mêmes lui faisaient fête, se disputant ses caresses.

—C'est Dieu qui vous envoie, dit celle qu'il avait appelée Russine en quittant sa place sur le coffre pour s'approcher de lui. À qui ferons-nous maintenant un joli procès?

—Ne deviendrez-vous donc jamais raisonnable, Russine? Dans quel but se créer de pareils embarras?

—J'ai besoin d'agitation autour de moi; la tranquillité me tue.

—Prenez donc un mari.

Russine sourit encore et regarda le jeune homme au bonnet de fourrure.

—Je vous l'ai déjà dit, et aujourd'hui je viens vous renouveler la même proposition. Au lieu de faire à Martschin Wisloka un procès qui vous ruinera tous les deux, tendez-lui la main, devenez sa femme.

Les yeux baissés, elle tiraillait sa chemise brodée:

—Qu'il m'en prie lui-même!

L'étranger s'assit sur le banc auprès du jeune paysan et lui parla tout bas, puis il se leva, fit un signe à la jeune femme et passa dans la chambre voisine. Elle le suivit, non sans lever d'abord coquettement son petit nez vers son bel adversaire, qui, pour sa part, la couvait des yeux.

—Une jolie femme! fis-je observer.

—Une riche veuve! ajouta notre hôte.

—Mais qui ne craint pas la chicane, insinua le paysan de moyen âge. Des procès, toujours des procès avec elle. C'est effrayant! celui qui la prendra pourra, je gage, chanter la chanson:

Je n'irai pas à la maison,

Je n'irai pas à la maison.

Mieux vaut cent fois le cabaret.

À la maison me bat ma femme!

Tout le monde se mit à rire, mais sans bruit, comme on rit dans la bonne compagnie.

—Et lui, repris-je, qui est-il?

—Un procureur, répondit le jeune paysan, un procureur clandestin, non autorisé, s'entend.

—Il est ce que tu dis, expliqua le vieux, il l'est et il ne l'est pas. Les procureurs clandestins sont toujours des fripons, et celui-ci est un honnête homme. Il a été même propriétaire; c'est un noble, c'est un savant, et il nous aide, nous autres paysans, contre les seigneurs.

—Quel est son nom?

—Basile Hymen.

—Les gens de ce métier s'enrichissent, dit la vieille paysanne; seul Basile Hymen ne prend l'argent de personne, bien qu'il soit pauvre. Tout au plus accepte-t-il un gîte pour la nuit, ou s'assoit-il à notre table, ou consent-il à ce qu'on lui prête une paire de bottes.

—Oh! s'écria le bizarre individu à tête d'oiseau, c'est un brave homme!

Notre hôte sourit.

—Il convient que celui-ci fasse son éloge, me dit-il; Basile Hymen l'a sauvé lorsqu'on l'accusait d'un vol.

—Je ne suis pas un voleur! cria l'autre en se précipitant sur lui, comme s'il eût voulu le cribler de coups de bec.

—Tu es un voleur des champs, Gabris, répliqua tranquillement le vieillard.

—Non, non, un voleur dérobe en cachette; moi, je ne me cache pas.

—C'est encore vrai, affirma le bonhomme d'un air fin; il prend tout au grand jour, à la clarté du soleil.

—Et qu'est-ce que je prends?

—Tout ce que le bon Dieu fait croître.

Chacun se mit à rire, et Gabris comme les autres.

—Mais, dit-il, réfléchissez donc! Est-ce Dieu qui a tracé la limite des champs? Il fait mûrir les fruits pour tout le monde. Qui donc est le voleur? N'est-ce pas celui qui accapare ce qui appartient à tous et qui lègue sa proie après lui à ses héritiers? Oh! c'est bien différent si l'on a soi-même créé quelque chose en dehors du bon Dieu. Il va sans dire que celui qui abat les arbres, qui les taille et qui se bâtit une maison, est bien le maître de cette maison, et que celui qui tanne la peau d'un veau et s'en fabrique des bottes est bien le maître de ces bottes. Personne ne lui disputera cela, pas plus que l'argent qu'il gagne.

—Bon! pensai-je, nous avons affaire ici à l'un de ces philosophes selon la nature, qui donnent aux Polonais le droit d'appeler nos paysans des communistes. Vous ne prenez donc que les fruits de la terre? demandai-je tout haut.

—Comme vous dites, mon doux petit seigneur; personne n'a jamais eu besoin de fermer ses coffres devant moi; je n'ai jamais pris d'argent.

—Mais, d'après votre propre raisonnement, le champ qu'un homme cultive lui appartient tout comme son argent.

—Non.

—Ne le cultive-t-il pas de ses mains?

—Il n'a qu'à laisser la terre à elle-même, décida Gabris avec un sourire rusé: elle produit sans que l'homme s'en mêle. Est-ce qu'on ne nous parle pas d'un temps où personne ne possédait de champs, ni seulement d'abri? La commune seule était propriétaire, pour ainsi dire.

—Ce temps-là est passé.

—Malheureusement! Les Polonais, les seigneurs, out arrangé les choses à leur façon, mais ce n'est pas pour le mieux. Notre Basile Hymen pourrait là-dessus vous en raconter long; ils ont pris jusqu'à sa chemise, et on peut s'étonner qu'ils ne lui aient pas enlevé en outre la peau du corps pour la tendre sur un tambour comme font les Tartares.

—Ce Basile Hymen est donc bien malheureux?

—Pas précisément, parce qu'il n'a jamais perdu la tête; mais tout a été si mal pour lui, qu'on ne peut presque s'empêcher de rire quand on pense au guignon dont il a été la victime ni plus ni moins que le paysan du vieux conte.

—De quel conte?

—Gabris vous le contera, monsieur le bienfaiteur, dit le vieux paysan; il a la langue bien pendue, et que ferions-nous, sinon l'écouter, puisqu'il pleut encore à verse?

Gabris, le voleur des champs, s'assit sur la pierre de l'âtre, balança ses genoux de droite à gauche et commença:

«Il y avait une fois un paysan qui possédait une belle maison, des terres, tout ce que peut désirer un homme de campagne, et, les bonnes années se succédant, il mit beaucoup d'argent de côté; mais un incendie vint détruire sa maison de fond en comble. Il s'en soucia peu; ses terres lui restaient et aussi son magot; il avait caché celui-ci, pour plus de sûreté, dans un saule au bord de l'eau. Survient une inondation qui ravage ses champs, noie ses bêtes et emporte le saule qui renfermait l'argent; au pauvre diable il ne reste rien que la vie sauve; il en est réduit à se faire messager. Une fois, la nuit l'ayant surpris en route, il reçoit l'hospitalité chez un propriétaire, homme de coeur, juste et généreux. A table, il raconte ses malheurs en détail; aussitôt le maître de la maison regarde sa femme. Le saule arraché par l'inondation avait flotté jusque chez eux, et, en le coupant pour faire des bûches, on avait trouvé le magot. S'étant consultés sur les moyens de lui rendre son bien, sans avouer pour cela qu'ils se le fussent un instant approprié, les deux époux creusèrent un grand pain, y glissèrent tout l'argent que le hasard leur avait apporté, puis, remettant ce pain au messager, ils lui dirent:

»—Prenez, ami, c'est pour votre route!

»L'homme remercia, prit le pain et s'en alla. Chemin faisant, il rencontra un marchand de cochons qui l'avait connu autrefois:

»—N'avez-vous pas, lui demanda le marchand, un petit cochon à me vendre?

»—Je n'ai pas de cochon; tout ce que je possède est brûlé ou noyé; mais là, dans mon sac, j'ai un pain que je vous vendrai volontiers, car je n'ai pas faim, et il est trop lourd pour que je le porte plus longtemps.

»Le marchand paya comme s'il se fût agi d'un pain ordinaire et débarrassa de son fardeau notre pauvre dupe.

»Il arriva que le propriétaire qui avait donné le pain passa par certaine auberge où s'était arrêté le marchand de cochons. Au moment même où ce dernier disait à l'aubergiste en posant sur la table le contenu de son sac: «Ne me donnez pas de pain; je viens d'en acheter un sur la route à un messager», il reconnut son pain bourré d'or. Le marchand sortit l'espace d'une minute, et le propriétaire en profita pour remplacer ce pain par un autre.

»Après bien des courses et bien des fatigues, l'enguignonné revint chez les mêmes gens riches et généreux, qui, cette fois encore, le reçurent avec bonté. Lorsqu'il partit de nouveau, l'argent, roulé dans un fichu, était, à son insu, au fond de sa torba5; mais, par malheur, en passant le long du jardin, il aperçut un pommier chargé de pommes superbes:

»—Si j'en prenais une? se dit-il.

Note 5: (retour) La torba est une panetière, un sac.

»Et, suspendant sa torba à une branche, il grimpe dans l'arbre. Au moment même, son hôte apparaît à l'improviste et le surprend. Tout effrayé, il se sauve, et si vite qu'il laisse sa torba accrochée à la branche. Le propriétaire se met à rire; s'avisant que l'autre doit franchir une passerelle jetée sur le ruisseau voisin, il le devance, et, résolu à l'aider malgré lui, pose la torba au milieu de la planche; mais il a compté sans le guignon du pauvre messager. Celui-ci, avant d'atteindre la passerelle, s'était dit:

»—Bah! je ne suis pas encore trop à plaindre, puisque j'ai des yeux qui me permettent de gagner mon pain. Comment ferais-je pour passer là si j'étais aveugle. Essayons.

»Sur ce, il ferme les yeux et s'avance lentement, son bâton en avant. Il touche le petit pont, enjambe l'argent et continue sa route.

»—Ma foi! dit l'homme riche, qui avait suivi tous ses mouvements, je renonce à aider ce malheureux. Dieu seul peut le tirer d'affaire, si c'est sa volonté.»

—Eh bien! dit Gabris en terminant, Basile Hymen est comme le messager enguignonné.

Les paysans continuèrent à parler de Basile jusqu'à ce que ce dernier revînt, accompagné de l'intraitable veuve. Il avait l'air gai maintenant et fit signe au jeune paysan, qui, fort troublé, se tira la moustache et vint chuchoter je ne sais quoi à l'oreille de Russine. La veuve s'était de nouveau assise sur le coffre; elle répondit au galant par une tape, et je remarquai que sa main brune était bien faite. Enfin Basile prit l'amant trop timide par le bras et le poussa auprès de sa future épouse.

Tandis qu'il manoeuvrait ainsi, je le considérais avec attention. Il avait bien soixante-dix ans, mais c'était un de ces septuagénaires comme on en rencontre chez nous, frais, vigoureux, alerte. Ses cheveux n'avaient blanchi qu'aux tempes; son accoutrement était étrange, non pas misérable, mais en désordre; rien de ce qu'il avait sur lui n'allait bien; aucune pièce n'était assortie à l'autre; on aurait pu le prendre pour un comédien ambulant ou un jongleur avec ses bottes rouges qui faisaient valoir son pied petit et cambré, sa culotte collante comme on en porte pour monter à cheval, et sa veste de peluche violette; le long cafetan de laine verte était incontestablement d'origine hébraïque. De moyenne taille, Basile Hymen me parut pourtant robuste et bien bâti; ses traits nobles, rehaussés par un teint rose comme celui d'une jeune fille, ses yeux bruns, assez petits, mais perçants, exprimaient la douceur, l'intelligence, la finesse et la bonté. Ses moustaches pendantes restaient noires. En somme, c'était toujours un bel homme.

—Eh bien! l'affaire est arrangée, dit-il aux paysans avec un sourire satisfait.

Il s'assit sur le banc auprès d'eux et reprit:

—Une fois de plus, les biens de ce monde ont failli diviser deux personnes faites pour s'entendre: la propriété n'est qu'une source de chagrins, de querelles!

—Croyez-vous donc les pauvres plus heureux que les riches? lui demandai-je.

Il me répondit d'un air affable:

—Si vous entendez par pauvres ceux qui souffrent de leur pauvreté, non, sans doute, monsieur le bienfaiteur; mais les gens vraiment heureux sont ceux qui, n'ayant pas de biens, ne souhaitent point d'en avoir.

—Existe-t-il de ces gens-là?

—Regardez-moi. Je ne possède rien, pas une obole, et je gage qu'il n'y a pas d'homme plus heureux que Basile Hymen dans toute la Gallicie, peut-être dans toute l'Europe.

—Je vous serai reconnaissant de nous expliquer...

—Volontiers.

Prenant un charbon enflammé, il l'appliqua sur sa pipe et se mit à fumer majestueusement comme un pacha:

—Je voyage à la façon du Juif errant, ce qui me permet de voir, d'entendre bien des choses. Par exemple, je me repose chez un seigneur; une heure après, je suis dans le cabaret d'un Juif; le soir, je couche sous le toit d'un Arménien; demain, ce sera peut-être à la belle étoile, en compagnie de vagabonds. Vous comprenez qu'ainsi j'ai toute facilité pour plonger dans le coeur humain; mon emploi même m'y aide; les âmes se mettent nues devant moi comme elles ne le feraient ni devant le confesseur ni devant le médecin, car la propriété est plus précieuse que la santé, plus précieuse que le salut, et c'est moi qui aide à la défendre. Dès qu'il s'agit de sa propriété, croyez-moi, l'homme devient un tigre. Tenez, la preuve... J'ai logé, il y a quelques jours, chez un petit employé du chemin de fer. Il se mourait, le malheureux, d'une maladie de poitrine. Au premier coup d'oeil, je me rends compte des choses: une femme dans la maison, une femme qui n'est pas légitimement la sienne, et deux marmots qui seront à la mendicité dès que le père leur manquera. Une triste situation, n'est-ce pas? La femme pleure, se tord les mains, implore tous les saints du calendrier. Les enfants jettent les hauts cris. Rien n'y fait, l'homme meurt. Aussitôt cette femme, qui l'avait aimé assez pour devenir sa maîtresse, se lève, sèche ses larmes, et son premier soin, avant de fermer les yeux du défunt, est de s'approprier tout ce que la maison renferme de quelque peu précieux. Elle ne perdait pas un instant, hélas! C'était bien naturel, et, justement à cause de cela, horrible. Nommons ce sentiment comme vous voudrez, puisque les hommes prétendent, manie bien vaine, donner un nom à tout: nommons-le instinct de la conservation ou autrement, je vous dis ce que j'ai vu; chacun n'a souci que de soi-même, et de ce souci égoïste naît la propriété.

Nous assurons notre avenir aux dépens d'autrui; nous luttons pour notre propre existence, et dans ce combat le plus faible succombe. Entre les arbres de la forêt, il en est de même. Les forts font la loi aux faibles; nul ne songe à ménager le prochain; chacun songe fort bien, en revanche, à se préserver soi-même, et c'est pour satisfaire ce besoin de sécurité personnelle que les hommes ont conclu entre eux une sorte de traité d'où émanent l'État, les lois, la morale. Depuis que cette convention est faite, les voleurs, les brigands sont punis, mais le premier qui s'est taillé un bien particulier dans le bien commun n'était-il pas un voleur? Ce sont donc des petits-fils de criminels qui font un crime aux victimes de leurs ancêtres de reprendre la moindre parcelle de ce qu'on leur a dérobé. Le monde est absurde. Veuillez y réfléchir. Vous serez de mon avis.

—Voilà un sermon, ma foi! exclama Gabris, enthousiasmé. On n'en entend pas de pareils à l'église! Continue, Basile Hymen, continue, mon chéri!

—Enfin, reprit le procureur clandestin retirant sa pipe de sa bouche et me regardant de son oeil doux, si nous creusions la question plus profondément, nous verrions que quiconque possède la moindre chose tremble de la perdre, que le couteau de celui qui n'a rien est incessamment sur sa gorge, que l'avidité d'acquérir davantage le tourmente jour et nuit, gâtant jusqu'aux rêves de son sommeil. C'est pour cela que je soutiens qu'il vaut mieux être pauvre et n'attacher son coeur à aucun objet périssable. Rien en ce monde n'appartient réellement à l'homme; il est plutôt l'esclave de ce qu'il possède, que ce soit de l'argent, une femme ou une patrie. Ne vous méprenez pas, je vous prie, sur le sens de mes paroles. Mieux vaut n'avoir ni femme ni enfants, parce que l'amour de la famille n'est que l'égoïsme doublé, décuplé selon les circonstances. On veut léguer ses richesses de même qu'on lègue son esprit, sa taille, sa figure à ses descendants, comme s'il n'y avait pas assez de ce que le présent nous apporte, sans tous ces soins de l'avenir!

Et n'allez pas me dire que la patrie n'est pas une sorte de colossal individu avec un égoïsme proportionné à sa taille gigantesque! C'est donc un triple combat que livre chacun de nous: pour soi-même contre tous, pour sa famille contre tous ceux qui n'en sont pas, pour sa patrie contre tous les autres peuples. Il n'y a là rien que de naturel, sans doute; mais l'homme aspire à franchir les limites que la nature lui a tracées. Aussi, après s'être soumis à cette première loi: le combat contre tous, arrive-t-il avec le temps à en reconnaître une seconde: le combat contre soi-même; il se convainc que la paix vaut mieux que la guerre; mais quiconque est assez sage pour préférer la paix à la guerre doit renoncer à l'argent, à la femme, à la patrie. Celui qui n'a ni famille ni clocher est seul vraiment libre. La terre n'offre-t-elle pas un asile à tous indistinctement? Aimez donc les hommes au lieu de les combattre, aimez les animaux, les plantes, tout ce qui vit, et vous trouverez la paix, et dans la paix le bonheur que vous avez vainement cherché dans le combat. Il y a là-dessus chez nous un beau conte populaire dont le sens est profond:

»Le grand tzar allait mourir. De près, de loin arrivaient des médecins dont la science fut inutile. Enfin un Grec de Byzance s'avise de dire:

»—Le tzar guérira, s'il endosse la chemise d'un homme heureux.

»On se met à chercher l'homme heureux dans les palais, dans les églises, dans les seigneuries; on le trouve enfin... C'est un pâtre... Il paît les chevaux de son maître dans une verte prairie, mais celui-là n'a pas de chemise, et le grand tzar mourra.»

Le vieux paysan sourit en silence, tandis que Gabris chantait à tue-tête et que le procureur ouvrait la porte pour regarder dehors.

—La pluie n'a pas cessé! dit-il en revenant s'asseoir; le village est un vrai lac, et le ciel reste couleur d'encre.

—C'est un temps pour raconter, insinua notre hôte, et vous savez de si belles histoires, Basile Hymen!

—Laquelle voulez-vous entendre?

—Parlez-nous de la belle princesse Lubomirska, s'écria la veuve, celle qui, lorsqu'elle n'était pas contente de ses amants, les faisait noyer comme de jeunes chiens.

—Ou de Bogdan Hmelnisky6, le voleur de champs! s'écria Gabris.

Note 6: (retour) L'un de ces héros dont les hauts faits sont consignés dans les chants populaires de la Petite-Russie. Le staroste de Tchechrin lui avait pris ses biens et sa femme. Il porta la guerre en Pologne à la tête des Cosaques.

—Racontez-nous plutôt votre propre vie, interrompit le vieillard. On entend dire tant de choses, sans savoir au juste ce qui est vrai!

—C'est une longue histoire! prononça lentement Basile Hymen.

—Qu'importe? Nous avons le temps.

—Je suis sûr, dis-je au procureur clandestin, que votre vie est bien intéressante.

—Si l'on désire tant la connaître, répliqua-t-il, je ne demande pas mieux...

Basile Hymen chargea de nouveau sa pipe, l'alluma et regarda autour de lui.

Chacun prit place, le plus près possible du narrateur. Il rejeta sa belle tête en arrière, leva les yeux au plafond et d'une voix pleine, mélodieusement timbrée:

»C'était, dit-il, en 1831... des temps troublés! On avait vu, la nuit, des signes flamboyants apparaître au ciel. La révolution, la guerre et le choléra régnaient à la fois en Pologne. Quand tout le monde souffre ainsi autour de vous, on est presque honteux d'être épargné par le sort; l'heure vint où, à mon tour, je fus frappé. Je n'avais plus d'argent comptant, tout ce que je possédais était grevé d'hypothèques ou engagé, personne ne m'aurait prêté un sou; je manquais du nécessaire; le pire, c'est que je n'étais pas seul... J'avais une jeune femme, et quelle femme! J'allais avoir un premier enfant. Nul n'avait pitié de nous,—si fait: je me connaissais un ami pourtant, le vieux faktor7 de mon père, Salomon Zanderer, un juif qui avait le coeur d'un gentilhomme. Alors que je désespérais de tout, Zanderer me soutenait encore, il avait confiance; m'ayant sauvé maintes fois, il croyait pouvoir me sauver de nouveau, mais en vain courait-il de çà de là, cherchant à emprunter. Un soir, il vint me trouver, soupira et se tut. Je compris que tout était perdu, car Zanderer aimait à parler; tant que pendait un fil dans l'air, il s'imaginait pouvoir en faire une corde, et il n'épargnait pas les mots pour me le persuader. Maintenant il baissait la tête, accablé; je fis de même. Seule, ma femme Luba éclata de rire. Ah! son rire était si heureux, si enfantin, il partait si joliment du fond de son bon coeur; c'était une merveille que ce rire, et il produisait des merveilles. Il eût chassé l'inquiétude, la colère, la crainte, le découragement, la douleur, mais ce n'était qu'une trêve; l'affreuse réalité nous ressaisissait ensuite.

»Déjà nous nous étions défaits de nos meubles précieux; le jour vint où tout ce qui restait dans la maison devait être vendu. Une commission du tribunal de Kolomea pénétra chez nous, la cour se remplit de lévites noires, vertes, bleues, grises et violettes, et moi, debout à une fenêtre de ma pauvre seigneurie, je ne réussissais plus à retenir mes larmes. Luba cependant était à côté de moi:

»—Sois un homme, dit-elle en me baisant sur les yeux.

»Et soudain elle se mit à rire comme si nous avions été au théâtre de Lemberg, dans une loge, assistant à quelque comédie.

Basile Hymen fut interrompu ici par une voix qui entonnait non loin de nous un chant mélancolique: «O toi, ma chère étoile,—à l'obscure voûte du ciel—tu luisais si limpide,—lorsque je contemplai pour la première fois la vie!—Aujourd'hui, tu es depuis longtemps éteinte,—mes efforts sont vains,—il faut que sans toi je parcoure—le vaste monde.»

Il écouta, sourit tristement, puis fit un geste de la main, comme pour repousser des fantômes, et continua:

«Non-seulement tout fut vendu, mais il me fallut encore conduire partout les membres de la commission et la foule des acheteurs; il me fallut revoir chacun des objets auxquels restaient attachés de si tendres souvenirs. Tous, à cette heure, me semblaient vivants; ils m'imploraient, m'accusaient, ils me rappelaient le temps de mon enfance. Il y avait certain pommier, par exemple; je le connaissais trop bien, je n'osais lever les yeux vers lui, je voulais passer outre sans m'arrêter sous ses branches; mais soudain je vis distinctement mon père au pied de l'arbre, mon père avec sa haute taille, son visage affable, un Petit-Russe par excellence, aimant Dieu et sa famille, et n'ayant peur de rien. Nous n'avions ni trop ni trop peu: une belle maison, un jardin, des champs, des bois, des prés, un étang, un moulin, bref tout ce qui compose une bonne petite terre; mon père s'en occupait sans relâche: du printemps à l'automne, on le voyait vaquer à tout, surveiller tout, en fumant sa grande pipe; l'hiver seulement, il se reposait en robe de chambre au coin du feu, à lire des romans ou à jouer aux cartes avec les voisins. Une fois, pendant le dîner, il me vit jeter les pépins d'une pomme:—Ne dédaigne pas, me dit-il, ce qui est petit et ce qui peut devenir grand à la longue.—Il me fit semer les pépins, et, le jour où l'arbrisseau vint à poindre:

»—Souviens-toi, dit encore mon père, que nous l'avons planté ensemble. Si Dieu le veut, il te donnera de l'ombre et des fruits.

»Hélas! cette ombre et ces fruits allaient être livrés au plus offrant avec le reste.

»Dans le salon, la commission était assise devant une longue table recouverte d'un drap vert et autour de laquelle se pressaient les juifs. On avait apporté de toutes les chambres et même du grenier les objets les plus étonnés de se trouver réunis, toutes les vieilleries même ébréchées, disloquées, qui s'étaient longtemps dérobées aux regards. Sur telle chaise à dossier élevé, qui gémit lamentablement lorsqu'un gros fripier de Lemberg s'y assit, ma bonne mère avait passé sa vie à faire ces éternelles reprises qui étaient son occupation ordinaire; en même temps elle nous racontait des histoires; sur cette chaise elle m'avait pour la première fois parlé de Dieu, elle m'avait appris à prier. C'est une sainte relique, et un maudit juif l'emporte en échange de quelques méchantes piécettes.

»Et ce lot de jouets cassés, quelle éloquence n'a-t-il pas! Le cheval à bascule ne possède plus que deux pieds et une oreille, mais je le reconnais bien, je sais que je l'ai reçu dans la nuit de Noël et que mon père me l'a fait monter le lendemain matin. Avec quelle allégresse je me balançais, lorsqu'un juif en cafetan de soie garni de fourrure ouvrit timidement la porte pour nous souhaiter d'heureux jours de fête. Il me prit dans ses bras, et, de mes deux petites mains, je saisis en riant sa longue barbe noire. Je n'ai pas oublié ce moment. Le digne Salomon Zanderer ne l'a jamais oublié non plus. Ce sourire m'ouvrit soudain son coeur, et dès lors il m'y fit une place auprès de ses enfants, ce qui veut dire beaucoup, car, pour un juif, ses enfants sont tout. Bien souvent, depuis, il m'a bercé sur ses genoux en me racontant les belles paraboles du Talmud, où le prophète Élie jouait toujours un grand rôle, de même que dans les récits de ma mère, il était toujours question d'Ivanock, le paysan rusé, intrépide et patient de notre Petite-Russie. A propos de récits, je me rappelle certaine fable que m'a racontée ma bonne et dont j'ai eu tort peut-être de dédaigner l'enseignement. Il s'agit de la cigale et de la fourmi.

»—Quoi! disais-je à ma bonne, cette vilaine fourmi n'a-t-elle vraiment rien donné à la cigale?

»—Non, rien.

»—Pas un tout petit grain?

»—Non.

»Je me mis à pleurer. Eh bien! maintenant je suis aussi une pauvre cigale qui a chanté tout l'été, pour ne rencontrer ensuite chez les fourmis que des refus et de sages conseils.

»Certain petit ménage en fer-blanc, que le crieur offre pour dix kreutzers, évoque à mes yeux la figure d'une fourmi prévoyante entre toutes, et le souvenir n'est rien moins qu'agréable. On parle beaucoup des doux liens de la famille. Je sais par expérience que les frères et les soeurs sont souvent des animaux d'espèces différentes et ennemies, réunis dans la même cage, qui se montrent les dents, et que seul le fouet du dompteur tient en respect. Des êtres qui se haïraient franchement en d'autres circonstances échangent des baisers de Judas parce que le hasard de la naissance les a rapprochés; entre eux le combat est muet, il n'en est pas moins acharné. Ainsi ma soeur aînée Viéra était mon ennemie; la jalousie dut s'éveiller chez elle le jour où je vins au monde; elle ne pardonna jamais à l'intrus qui prenait quelquefois sa place dans les bras de sa mère, sur les genoux de son père. Depuis, rien de ce qu'elle possédait en propre ne fut à son gré; elle voulut toujours de préférence ce que j'avais à la main; elle eût jeté sa poupée pour m'arracher un fétu de paille. Lorsqu'elle eut été punie de ces violences à mon égard, elle essaya de la persuasion; c'était en me caressant, en me flattant qu'elle me soumettait à ses volontés ni plus ni moins qu'un esclave.

—Faisons la dînette, Basilko, veux-tu?

Je ne demandais pas mieux, naturellement.

—Apporte du bois, fends-le, fais le feu.

Je coupai les brins de fagot et ma main en même temps; je fis du feu et me brûlai les doigts.

»—Va chercher les provisions.

»Elle me mit ensuite un tablier blanc, me déguisa en cuisinier, puis s'assit comme une dame devant les friandises que maman nous avait données pour nos jeux et dit:

»—Sers-moi, tu mangeras plus tard.

»Elle me fit sur mon service de grands compliments, et ne me laissa pas une croûte. Telle était, telle est restée Viéra.

»La vente continue. Mon Dieu! une pile de livres poudreux!

»—Quarante kreutzers pour le tout! dit le crieur.

»Point de surenchère. Les voilà partis, ces vieux bouquins! Mon premier livre de lecture, le petit catéchisme que m'expliquait un bon prêtre dont je vois encore la tabatière et les lunettes raccommodées avec de la ficelle. Un juif curieux feuillette un grand album déchiré, un livre de gravures, et mon coeur bat à se rompre devant cette profanation. J'ai entrevu pour la première fois une espiègle figure de petite fille, brune comme une bohémienne, mais si jolie!... Et la petite bohémienne est assise auprès de moi, sur un escabeau près du poêle; je lui montre les images sérieusement, ainsi que doit le faire un grave écolier de dix ans, et elle se presse contre moi; tel un petit oiseau se presse contre un autre dans le fond du nid. Elle est bien petite,—trois ans tout au plus,—et déjà elle se moque de son ami Basile. Sa voix a le son d'une clochette d'argent.—C'est Luba, la fille d'un gentilhomme du voisinage, elle, ma femme, qui aujourd'hui se tient là debout contre la porte, regardant vendre notre bien.

»Oh! l'affreuse journée! Mais j'en ai passé de pires!...

»Quand on a grandi dans une maison, reprit lentement Basile Hymen, dans une maison où ont vieilli eux-mêmes les parents, les amis, où chaque meuble vermoulu fait partie en quelque sorte de la chronique de famille, quand toujours les mêmes visages de vieux serviteurs, les mêmes bêtes, les mêmes arbres, le même ciel vous ont entouré, on croit que tout cela ne pourra jamais changer. Il semble qu'un charme protecteur soit jeté sur cette demeure, qu'après mille ans tout doive y être encore à la même place. Comme j'aimais ma vieille maison! Dieu sait combien tendrement je l'aimais!»

Il réfléchit une minute et ressaisit le fil de son discours:

»La vente continuait. Quelqu'un apporta une longue cage plate recouverte en toile, et la vue de cette cage me fit frissonner: elle me représenta la mort... C'était jadis le gîte d'une caille qui chaque matin nous pépiait un bonjour joyeux; mais un matin elle resta muette, et nous la trouvâmes gisante, déjà raidie sur le sable qui formait le sol de sa prison. Pour la première fois, je voyais mourir. Une grande terreur me saisit, et ce n'était pas sans raison; mon père mourut au printemps suivant. Des brocanteurs se disputent le crucifix qu'il tint entre ses mains pâles jusqu'au dernier soupir. Avec quelle tendresse désolée ma mère lui ferma les paupières!... Mais pourquoi penser à cela? Le crucifix est vendu comme un escabeau, comme un écran; il s'en va dans des mains étrangères.

»—Un bâton, un jonc d'Espagne, un sabre cassé, une poche de cuir, ensemble vingt kreutzers! hurle le crieur.

»Et les juifs de se presser en criant:

»—Vingt et un, vingt-trois, vingt-quatre, quarante kreutzers!

»Malgré moi, je souris. Toutes mes folies d'étudiant ressuscitent à mes yeux. Mon père est mort, nous laissant des affaires fort embrouillées; ma mère continue à repriser les bas du matin au soir sans pouvoir s'astreindre cependant aux économies nécessaires; tout irait mal si Salomon Zanderer ne continuait d'administrer notre petite fortune. C'est encore lui qui m'emmène étudier à Lemberg. Dans ce temps-là, le plus grand plaisir des différents collèges était de se livrer des batailles, et nous ne faisions la paix que pour rosser tous ensemble les pauvres Juifs; je dis nous, mais la vérité est que je me tenais à l'écart de ce dernier exploit. Ce ne fut jamais mon goût de jeter des pierres aux Juifs; aussi mes camarades me considéraient-ils comme un poltron; certain petit comte polonais surtout ne ménagea pas les malices et les mauvais traitements au fils de chien russe, comme il finit par m'appeler; mon calme et ma patience furent longtemps à ses yeux autant de preuves de lâcheté; mais un jour je me réveillai, le jour qu'il insulta mon père, et le Polonais sentit sur sa gorge le genou du Russe, je vous l'affirme.

»Je passais les vacances à la maison, chez ma mère, et jamais je ne manquais de voir Luba, qui croissait et s'épanouissait comme une fleur sauvage de la steppe. Vint l'heure solennelle où j'achetai mon bâton de philosophe. C'était le privilége des étudiants en philosophie de porter un bâton. J'en avais fini avec les classes; ma liberté, mon importance me montèrent soudain à la tête comme du vin nouveau. Nous en étions tous là; l'indulgence des professeurs ramena vite la plupart d'entre nous à la raison. Seuls, quelques meneurs persistèrent dans leur révolte: les Polonais, par exemple, formèrent une société secrète qui tenait des discours dignes de Brutus, qui conspirait contre le gouvernement allemand et entonnait la Marseillaise, la Pologne n'est pas encore perdue, et d'autres chants incendiaires. Une bande toute différente et non moins folle à sa manière était celle qu'avaient formée les fils de fonctionnaires allemands, auxquels se joignirent plusieurs Petits-Russes; ceux-là se considéraient modestement comme des génies, et je faisais partie de leur groupe. Nous nous étions imposé un règlement, nous avions des réunions, nous chantions le Gaudeamus et autres hymnes chers aux buveurs de bière; nous dissertions sur la philosophie et les belles-lettres; nous nous transportions à la dernière galerie du théâtre pour applaudir Wallenstein ou le Roi Lear. Nous autres Petits-Russes, nous avions entrepris en outre d'élever aux nues notre langue et notre littérature; nous écrivions un journal bourré de poëmes, de tragédies, de romans, d'articles de critique. Je m'imaginais pour ma part devenir au moins le Shakespeare de la Petite-Russie: ô rêves de jeunesse! Le résultat de tout ceci fut que nous passâmes fort mal nos examens. Au lieu de diplôme, je rapportai au logis une liasse de poëmes et les onze premiers actes d'autant de tragédies; j'avais de longs cheveux, des lunettes, et j'étais malheureux. A cette époque, il était de mode de se sentir malheureux. Les premiers chants du Pèlerinage de Childe Harold venaient de paraître, et Byron était l'idole de nos vingt ans. Salomon Zanderer fut le premier à s'étonner du changement qui s'était produit en moi.

»Lors de son dernier voyage à Lemberg, je l'avais entraîné de force dans une bruyante réunion d'étudiants où l'on avait ri et chanté au point de l'étourdir. Quelle fut sa surprise de voir ce gamin joyeux et enthousiaste transformé en apôtre de la douleur humaine! Ma mère secouait la tête en silence. Luba survint. Elle n'avait que dix ans, mais je ne lui imposais guère, je ne l'émerveillais pas du tout. Elle commença par fourrer toutes mes tragédies dans le poêle, cassa mes lunettes d'un coup de talon et finit par me couper les cheveux tout de travers. J'essayais de me fâcher, mais la chérie riait de si bon coeur! Je me résignai à rire avec elle, et, je le déclare, c'est cette petite folle qui m'a rendu le bon sens. Si elle eût été plus grande, je n'aurais de ma vie aimé une autre femme; mais comment faire? Il y a un temps où le coeur a soif d'amour, où l'on n'aime pas une femme parce qu'elle est belle ou parce qu'elle est aimable, où l'on aime en elle tout simplement l'amour. Il m'arriva donc ce qui arrive à tous au même âge.

»Je rencontrai chez des voisins une veuve coquette, et je perdis la tête. Ma vie se passait à ses pieds. Elle s'appelait Eudoxie de Klodno; elle n'était ni jolie ni spirituelle; mais elle savait s'habiller, ou plutôt ne pas s'habiller; on la trouvait toujours en négligé; je crois qu'elle allait même au bal ou à l'église dans ce désordre piquant, qui était son unique mérite. J'en conclus qu'elle devait être une Vénus, et j'ajoutai libéralement à ce nom, sans le moindre motif, ceux d'Aspasie et d'Héloïse. Nous nous promenions au clair de la lune, je lui donnais des sérénades, je fis sur ses charmes une ode latine qu'elle ne comprit pas heureusement. Ai-je besoin d'ajouter que je la vénérais comme on vénère les saints? Jamais amant plus platonique ne fut plus grossièrement dupé.

»Elle s'entendait à jouer avec cette flamme sainte comme les enfants aiment jouer avec le feu. Assez longtemps, cela lui parut drôle, puis, tandis que je me faisais encore scrupule de baiser son bras blanc, elle s'avisa de me trouver tout à coup ennuyeux: mon respect lui était à charge, elle bâillait devant mes poétiques transports. Je dois dire que la pauvre femme m'avertit de son mieux que j'eusse à changer de manières; elle ne m'épargna pas les agaceries; mais je m'obstinais à ne rien comprendre, et pour chaque encouragement, pour chaque caresse qu'elle m'accordait, je faisais une nouvelle ode latine.

»Mon meilleur ami était à cette époque un brillant Polonais du nom de Solfki. Je ne manquai pas de présenter cette moitié de mon coeur à madame de Klodno. Après être allé chez elle une fois avec moi, il y retourna seul, et bientôt je remarquai que les deux êtres qui m'étaient si chers chuchotaient ensemble en me regardant; ils riaient de moi. Quand je commençais mes divagations ordinaires, Eudoxie s'asseyait à sa toilette pour arranger ses cheveux, et Solfki se mettait à siffler un air badin. J'étais au désespoir; mes odes devinrent des élégies. Tout en sentant que j'étais de trop, j'aurais continué néanmoins à porter ma triste figure chez Eudoxie et à troubler innocemment ses tête-à-tête avec Solfki, si mon brave Salomon ne m'eût averti.

»—Êtes-vous aveugle? me dit-il. La dame veut vous prendre dans ses filets comme un sot poisson, parce que vous avez un héritage en réserve, tandis qu'elle a déjà gaspillé le sien. Elle n'a pas manqué d'amants tandis que vivait son mari, et maintenant Solfki a remplacé les autres.

»Je ne sais à quelles extrémités m'aurait conduit une si cruelle désillusion, si ma mère n'était morte sur ces entrefaites. Mon chagrin d'amour fut effacé par une douleur plus grande. Je pensai que je n'y survivrais pas; mais il n'est point de déchirement auquel l'homme ne puisse survivre. J'étais devenu le maître,—le maître à dix-huit ans! Par bonheur, il n'y avait que de vieux serviteurs à la seigneurie; tous m'avaient vu naître et continuaient à me traiter en enfant. Parfois même, ils abusaient de leur empire sur moi. Si je commandais d'atteler, la cuisinière accourait, tenant sa cuillère à pot comme un sceptre:

»—Est-il possible que monsieur veuille sortir par un temps pareil? Non, non, monsieur prendrait froid. Mieux vaut qu'il reste à la maison.

»—En tout cas, déclarait le valet de chambre, monsieur ne sortira pas avec ces habits-là. Il lui faut absolument un manteau à capuchon.

»—C'est exposer beaucoup les chevaux et le carrosse, reprenait le cocher; n'importe, j'attellerai, mais à une condition: Monsieur ne s'en ira pas ainsi vêtu pour faire le fanfaron. S'il ne s'habille pas autrement, que Dieu me punisse si j'attelle!

»Et je partais empaqueté comme un poupon que l'on porte au baptême. Ma soeur se serait chargée à elle toute seule de me régenter. Je ne sais ce que je serais devenu sans le secours de Salomon Zanderer, mon génie tutélaire. Il eût été fâcheux, d'ailleurs, que j'eusse trop d'indépendance; vous allez en juger.

»Une après-midi accourut chez moi le cosaque de madame de Klodno, chargé d'une lettre. Il s'agissait d'un rendez-vous... d'un rendez-vous imploré en termes si tendres que je ne songeai pas, je l'avoue, à faire la moindre résistance. Je m'enfuis, afin que personne n'eût le temps de me retenir. Il faisait nuit quand j'atteignis la seigneurie voisine, dont toutes les fenêtres étaient dans une obscurité profonde. Attachant mon cheval à la clôture, je montai précipitamment l'escalier: une porte était ouverte, celle de sa chambre... Elle était seule, étendue sur un divan, à peine enveloppée d'un nuage de mousseline, et, dans le crépuscule voluptueux qui l'entourait, elle me parut plus belle encore que par le passé. A ma vue, elle jeta un cri, se leva précipitamment, m'entoura de ses bras et m'étouffa de baisers. Je ne pouvais prononcer un mot et me laissai attirer sur le divan auprès d'elle. Au moment même, une lumière qui n'était pas celle de la lune tomba sur le visage altéré d'Eudoxie. Sa mère était debout au milieu de la chambre, un flambeau à la main:

»—Que vois-je? s'écria-t-elle; une pareille scène dans cette honnête maison!...

»—Seule je suis coupable! sanglota Eudoxie se jetant à ses pieds: je l'ai entraîné, je l'ai séduit...

»Tout cela me paraissait incompréhensible. Il fallut, pour m'ouvrir les yeux, que la mère se mît à parler de l'honneur de la famille, de réparation, de la bénédiction du prêtre qui pouvait tout purifier. Je m'élançai hors de la chambre, sautai en selle et partis au galop.

»Le lendemain, Solfki, solennellement vêtu de noir, le sabre au flanc, le sourcil froncé, parut chez moi.

»—Voici, commença-t-il, une belle conduite! Perdre une femme estimable et de noble origine, la déshonorer!... fi! Je viens de la part des deux dames de Klodno. Tu n'as qu'une chose à faire, épouser Eudoxie.

»—L'épouser? Et pourquoi? demandai-je tout confus.

»—Parce qu'en ne l'épousant pas tu ferais quelque chose de pis que de délaisser une femme au désespoir: tu abandonnerais ton enfant!...

»Tant d'impudence fit bouillir tout mon sang dans mes veines.

»—Tu espères me faire accroire cela, balbutiai-je, quand c'est toi...

»—La prends-tu? interrompit Solfki.

»—Garde-la! répondis-je.

»—Alors, s'écria-t-il avec une feinte indignation, alors tu es un drôle!

»Il tira son épée.

»—Nous nous battrons, entends-tu, nous nous battrons!

»A la fin, je perdis patience.

»—Non, lui dis-je, nous ne nous battrons pas, mais je te rosserai de la belle manière.

»En parlant, je lui avais arraché son grand sabre, que je cassai comme une latte, puis, décrochant mon bâton de philosophe, j'administrai une correction suffisante à mon ami Solfki.

»Tous ces tableaux grotesques sont évoqués par l'apparition dans les mains du crieur de mes livres d'école, de mon bâton et du sabre cassé de l'amant heureux d'Eudoxie.

»Et maintenant ce sont mes tableaux qui passent aux griffes de ces avides brocanteurs. Un juif maigre, dont les boucles frontales brillent comme des saucisses sortant de la poêle, regarde l'un d'eux dédaigneusement et le jette sous la table. Je ressens une envie violente de le renverser lui-même d'un coup de poing, mais ma femme m'arrête et, relevant la petite toile méprisée, me la montre avec un sourire. C'est une mauvaise gouache tout effacée représentant une seigneurie. Au premier plan se détache un grand poirier; dans cette seigneurie est née Luba; elle était assise sur ce poirier, quand je lui donnai tout mon coeur. Il y avait six ans que je ne l'avais vue, grâce à la sotte histoire de madame de Klodno d'abord, et puis Luba était à son tour allée à Lemberg pour y achever son éducation. Je rendais visite à ses parents de temps à autre. Trois jeunes filles embellissaient la maison de leur présence, l'une blanche et blonde comme un ange du ciel, l'autre châtaine avec des cheveux de soie ondoyants et des yeux bleus doux et profonds, puis ma Luba, qui mérite un portrait à part.

»J'arrive à cheval,—c'était au mois d'octobre 1824. Tandis que j'attache ma jument dans la cour, une petite poire me tombe sur le nez. A peine ai-je eu le temps de regarder en l'air, que j'en reçois une seconde, et du grand poirier qui se dresse devant la seigneurie toute une pluie de poires tombe sur moi, tandis que retentissent des éclats de rire... Quels éclats de rire! Luba seule peut rire ainsi. En effet, elle est dans l'arbre comme un oiseau, tout au sommet. Je distingue sa robe d'étoffe claire, et je crie:

»—Luba! Es-tu vraiment là? Descends vite, descends donc!...

»—Je viens! répond-elle en se balançant de branche en branche, jusqu'à la plus basse, qui forme une large fourche, où elle s'assied comme dans un fauteuil. Elle me tourne le dos; seul son petit pied est visible au bord de sa jupe chiffonnée. Tout à coup, elle se retourne et me regarde. Nous nous taisons, étonnés.

»—Que tu es belle! lui dis-je.

»—Et toi... vous êtes devenu un homme... J'espère qu'au moins vous ne faites plus de vers?

»Je croyais toujours rêver. Entre un garçon de dix-huit ans et un jeune homme de vingt-quatre la différence n'est pas grande; mais elle... ces six années l'avaient transformée; la petite fille de onze ans était devenue femme. Je m'oubliai à l'admirer et ne revins à moi que pour découvrir que j'étais amoureux fou. Qui ne l'eût été en présence d'une aussi parfaite créature?—Son seul rire eût suffi à troubler la tête, le coeur, les sens d'un homme plus sage que moi. Et pourtant un peintre ne l'eût pas peut-être choisie pour modèle. Luba était petite, mais si bien faite! Je m'en aperçus au moment où, glissant de l'arbre dans mes bras, elle se laissa poser doucement à terre. Son teint brun, coloré sur les joues d'un rouge vif, son petit nez droit, mutin et résolu, ses lèvres vermeilles et un peu fortes lui composaient une de ces physionomies franches et gaies qui inspirent avant tout la confiance.

»Nous entrâmes ensemble dans la maison; sa mère me servit du café, des gâteaux, des confitures; je ne goûtai à rien, je ne faisais que contempler Luba, jusqu'à ce qu'enfin, sautant de sa chaise, elle vint me prendre le menton pour relever ma tête et plonger son regard espiègle droit dans mes yeux:

»—Qu'avez-vous? dit-elle; encore ce maudit Byron?

»—Comment vous le dire? Je ne le sais pas moi-même, répondis-je en soupirant.

»—Eh bien! je vous le dirai, moi!

»Et toute son humeur folâtre se réveillant:

»—Vous êtes amoureux, maître Basile, voilà ce que vous êtes.

»—Moi?

»—Oui, vous, et depuis peu.

»—Amoureux de qui?

»—De Luba!

»Elle éclata de rire.

»—Mais Luba ne veut pas de vous. Elle déteste les philosophes.

»Ainsi la guerre était déclarée entre nous dès le premier instant.

»Je l'aimais, la métaphysique n'y pouvait rien, je l'aimais, et, jeune comme je l'étais, je me sentis soudain devenir un homme, capable de la protéger, de la défendre au besoin, de supporter même avec une grandeur d'âme toute débonnaire les railleries qu'elle ne m'épargnait pas.

»Luba avait plus d'un trait de ressemblance avec son animal favori, un écureuil du nom de Miki, qu'elle avait déniché elle-même et qui, depuis, était devenu dans la maison une sorte de génie familier. Il sautait de mon épaule sur la tête de Luba, où il se préparait une couchette commode dans son opulente chevelure; il dormait au fond d'une des grandes bottes du père de sa maîtresse; on le trouvait toujours prêt à manger dans la main du premier venu et à se laisser gratter la tête; mais, jaloux de sa liberté autant que Luba, il semblait impossible de réussir à l'attraper. Luba, comme lui, grignotait sans cesse un bonbon, ou, à défaut de bonbon, quelque croûte entre ses dents blanches, et c'était plaisir de la voir grignoter; Luba, comme lui, imaginait mille tours qui de la part d'une autre eussent été importuns, qui, venant d'elle, étaient comiques et charmants.

»Elle se promène avec moi le soir en bateau sur l'étang; avec quelle vigueur gracieuse rament ses mains mignonnes! Puis, tandis que je la dévore des yeux, la barque chavire; je tombe dans l'eau; Luba, qui a saisi les branches d'un saule, s'assied sur l'arbre penché au-dessus de la surface de l'étang, et se balance ainsi, sous les rayons de la lune, ni plus ni moins qu'une roussalka8. Je regagne tout mouillé le rivage; le père de Luba me fait changer de vêtements et déclare que, après avoir pris du thé bien chaud, je passerai la nuit sous son toit. Voici Luba enchantée. Elle court préparer ma chambre, et le trousseau de clefs s'entre-choque à sa ceinture, et sa kazabaïka craque à chacun de ses mouvements.

Note 8: (retour) L'ondine russe.

Même quand Luba se tait, sa présence est révélée par des frissons d'étoffe, des cliquetis, des froufrous, de petits bruissements qui lui sont particuliers; on dirait toujours que son corps agile et bondissant veut forcer les entraves qui l'étreignent. Sa robe, son collier, sa pantoufle, tout ce qui fait partie de sa pétulante personne, babille incessamment. Elle pose la samovar sur la table, me prépare du thé qu'elle goûte dans ma tasse, la traîtresse!—puis je vais me coucher; mais soudain mille piqûres m'avertissent que des orties ont été semées dans mon lit! A peine me suis-je débarrassé des orties qu'un essaim de hannetons bourdonne à travers ma chambre, et le lendemain Luba me demande d'un air hypocrite si j'ai bien dormi. Nous passons la journée à nous disputer sur ce sujet:—La lune est-elle habitée comme la terre, oui ou non?—Rentré chez moi, je suis éveillé à minuit par un Cosaque qui m'apporte une lettre de Luba. Je l'ouvre avec un mélange d'inquiétude et de transports; qu'est-ce que j'y lis?

»Je prétends et je décide que la lune est habitée.»

»Les folies de Luba m'impatientaient, m'irritaient, et je l'aimais de plus en plus; la jalousie contribuait bien un peu à me faire perdre la tête. Deux riches gentilshommes, Pan Krymski et Pan Sinakiewitch, fréquentaient assidûment la seigneurie; tout en faisant la cour à Luba, ils me regardaient d'un air assez dédaigneux. Je n'étais, auprès d'eux, qu'un pauvre diable.

»Un jour, j'entendis la mère de Luba exhorter cette dernière à se prononcer en faveur de Krymski. C'était au mois de juin. Quelque temps après, nous nous trouvâmes, la jeune fille et moi, assis, par une soirée brûlante, sur la lisière des bois voisins. J'avais cueilli pour ma bien-aimée des bluets et des coquelicots dont elle parait ses cheveux noirs. La nuit tombée, nous vîmes luire dans tous les buissons quelque chose de brillant comme des diamants dispersés, et mille étincelles voltigèrent dans l'air.

»—Ah! les belles lucioles! s'écria Luba.

»Ses yeux étincelaient comme les lucioles elles-mêmes. Elle prit un ver luisant, le posa sur sa main pour l'examiner, puis dans ses cheveux. J'en ajoutai un second, d'autres encore, jusqu'à ce que sa petite tête fût entourée d'une flamboyante auréole.

»—Suis-je belle, maintenant? me demanda-t-elle.

»—Sans doute, lui répondis-je, les diamants vous iront mieux encore.

»—Quels diamants?

»—Ceux de Pan Krymsy, le jour de vos fiançailles...

»Elle ne me laissa pas achever; un éclat de rire railleur et affectueux à la fois me coupa la parole:

»—Non... être si aveugle!... répétait-elle.

»Et, en sautant, elle attrapa une branche dont elle se servit pour me frapper lestement au visage...

»Mais où donc suis-je? J'oublie la vente qui s'achève autour de moi. Luba vient de me pousser le coude. Les Juifs sont en train de se disputer une vieille kazabaïka que je reconnais: un nouveau tableau de la lanterne magique passe sous mes yeux.

»C'est l'automne. Je suis debout devant Luba, et je lui tiens un écheveau de fil. Tout à coup elle frissonne:

»—Comment, dit-elle, il fait déjà froid!

»Sa kasabaïka est sur un meuble; je cours galamment la chercher; mais Miki, endormi comme un sultan dans une des manches fourrées, s'élance dehors aussitôt et me mord avec rage de ses petites dents qui piquent comme deux rangées d'aiguilles. Je fais un bond, je secoue mon doigt ensanglanté, Luba rit. Me voici furieux:

»—Ne riez pas; si vous continuez de rire, je ne sais ce qui arrivera!...

»—Et pourquoi ne rirais-je pas? répond-elle, en se glissant comme un serpent frileux dans la chaude fourrure. Il faut bien que je rie, vous êtes si drôle!

»—Drôle? vous trouvez cela parce que vous me haïssez!

»—Moi, je vous hais?

»—Riez donc! vous avez toute raison de rire, en effet, puisque vous savez que je vous aime comme un fou.

»—Eh bien! je vous aime de même, réplique Luba, riant de plus belle.

»Et je reprends en colère:

»—C'est cela, tournez-moi en ridicule! Tenez, je suis capable de vous tuer.

»—Et moi je suis capable de t'embrasser! dit-elle en sautant à mon cou.

»Je veux me dégager, je balbutie:

»—Luba, tu es méchante de plaisanter ainsi avec un malheureux qui t'aime, qui t'aime... Ah! tu ne te doutes pas...

»—Si fait, je m'en doute, interrompt Luba, mais cela ne m'empêche pas de rire de ta colère. Moi aussi je t'aime depuis... depuis toujours, je crois,—je ne saurais dire dans quel temps je ne t'ai pas aimé...

»Elle riait encore, le visage caché dans ma poitrine:

»—Mais embrasse-moi donc! Ne comprends-tu pas que je t'appartiens?

»—Luba... Tu veux...

»Mes lèvres sont sur les siennes. Ce fut un doux moment. Son souvenir rend cette cruelle journée plus pénible encore à supporter.

»Les Juifs sont toujours là!...

»—Regarde donc! dit ma femme.

»Et elle rit à se tordre. Un de mes créanciers est parmi les acheteurs; il a empoigné un étui de velours rouge et l'ouvre avidement; ses longs doigts osseux croient déjà saisir les diamants... le voici pétrifié.—Brave homme, les diamants sont depuis longtemps en gage, et nous avons laissé passer l'échéance.

»L'étui est vide. Je l'avais donné à Luba lors de nos fiançailles. Nous ne devions nous marier qu'un an après. Aussi nos fiançailles furent-elles solennelles; c'est une coutume du vieux temps. J'arrivai le soir avec mes témoins. La famille, réunie dans le salon, m'attendait. Luba parut la dernière; elle avait quelque peine à garder son sérieux, mais elle se contraignit et fit bonne contenance. Nous échangeâmes nos anneaux, après quoi je lui baisai la main. Le prêtre nous donna sa bénédiction. Nous nous prosternâmes aux pieds des parents, à qui je jurai de rendre leur fille heureuse, et à leur tour ils nous bénirent. Puis le père but à notre santé; le gobelet de famille, rempli de vin de Hongrie, passa de main en main. Enfin, je présentai à Luba les diamants dans leur étui, et elle me mit au doigt une bague. Celle-ci est allée de son côté, hélas! aux Juifs maudits!

»Le mariage de ma soeur coïncida avec nos fiançailles; elle était si pressée! Notre bonheur paraissait l'inquiéter; elle voulait s'éloigner avant qu'une maîtresse entrât dans la maison. Viéra prit donc le premier mari qui se présenta, un petit employé du gouvernement de notre cercle, et elle emporta tout ce qu'elle put. Tant mieux! Autant de moins pour les Juifs!

»Quelles belles noces on nous fit! Tout le monde fut invité. Il vint tant de convives, que nous dûmes faire construire en planches une grande salle à côté de la seigneurie de mon beau-père. De grand matin arrivèrent traîneaux sur traîneaux; le vestibule fut encombré de fourrures. Luba portait une robe de soie blanche, une couronne de myrte, un voile de dentelle; sa mère lui attacha au côté un petit bouquet de romarin dans lequel était caché un peu de pain et de sel, moyen sûr, selon la croyance populaire, de ne jamais manquer du nécessaire. De nouveau, nous nous agenouillâmes devant les parents. Pendant que le cortége se rendait à l'église, des coups de feu retentissaient de toutes parts. Luba éclata de rire en me jurant obéissance. La table formait un grand L, l'initiale de la mariée; au milieu, une pyramide en sucre, haute de quatre pieds, représentait le temple de l'hymen. Qui aurait pu compter les toasts portés aux nouveaux époux, à la maîtresse de la maison, au maître, aux dames en général, à la patrie? Et chaque fois les bouteilles étaient cassées avec fracas. Au dessert, les jeunes gens disparurent sous la table, non pas vaincus par l'ivresse, mais dans le dessein chevaleresque de boire dans le soulier de la mariée. Luba s'aperçut trop tard de leurs prétentions et replia vite ses jambes sous elle, mais elle ne réussit à sauver ainsi que ses jarretières, qui autrement lui eussent été enlevées, de même que le petit soulier blanc que conquit mon ami Urbanovitch. Pendant qu'il le remplissait de Champagne pour le vider ensuite à la santé de Luba, tout le monde applaudissait. Luba était fort rouge. Le soulier fit le tour de la table; chacun des hommes but dedans, et chacun aussi porta un toast à Luba, parfois en vers, le vieux général Krasiki en beau latin.

»Après un silence, mon beau-père à son tour apporta le gobelet de famille, en vieil argent repoussé, qui représentait un léopard sautant, y versa deux bouteilles de tokay et fit circuler solennellement ce précieux breuvage.

»Le bal dura jusqu'au matin; il commença par une grande polonaise, qu'un danseur émérite conduisit par toutes les chambres de la maison, en montant et descendant les divers escaliers; puis ce furent des mazourkes, des cosaques, des kolomikas. A la fin, on plaça un siége au milieu du salon. Luba y prit place, et ses amies, lui ôtant la couronne de myrte et détachant ses cheveux, chantèrent la plainte nuptiale: «Hélas! Luba, c'est donc fini! Il faut nous séparer...»

»Tout le monde était ému, et Luba cachait son visage dans son mouchoir avec des tressaillements qui nous firent croire qu'elle sanglotait; mais, lorsque sa mère l'eut coiffée du bonnet, elle bondit gaiement en l'air, et elle dansa encore avec tous, même avec mon vieux Salomon Zanderer, qui se défendait en désespéré, faisant par toute la salle des sauts de bouc inconcevables.

»Les femmes prirent Luba au milieu d'elles et l'emmenèrent. Elle n'affecta pas la mine vulgaire d'un agneau qu'on traîne au sacrifice; non, je l'entendais encore rire de loin; c'était comme le gazouillement d'une alouette qui monte vers le ciel.

»Lorsque j'entrai dans sa chambre, elle était seule, pelotonnée sur un divan turc très-bas et roulée dans sa kazabaïka de velours cramoisi. La fourrure noire dont celle-ci était doublée s'attachait à ce corps svelte, et je voyais sa poitrine émue se soulever. Sous son bonnet de jeune matrone, elle me parut si imposante, que je n'osai avancer d'un pas; plus ma confusion augmentait, plus elle riait de moi. Je fermai les rideaux, j'éteignis les bougies, sauf une seule, pour les rallumer toutes l'instant d'après; j'attisai le feu, je regardai la pendule.

»—Qu'as-tu donc? me dit-elle. M'aimes-tu? Es-tu content?

»—Tu es trop belle, lui dis-je, trop grande, trop noble, trop parfaite pour moi...

»Comment cette reine qui me faisait peur redevint ma bonne, ma franche, ma gentille petite Luba, je ne le dirai à personne. Quand je l'enlevai dans mes bras, j'aurais aimé la porter ainsi à travers la neige et la tempête jusque dans ma maison.

»Le lendemain, elle y entra triomphante. Elle ne riait plus; un fier sourire tout féminin et vraiment irrésistible avait remplacé les accès d'exubérante gaieté de la petite folle. Des larmes coulèrent à l'heure des adieux, des mouchoirs furent longuement agités, tandis que nous nous envolions au milieu du clair tintement des clochettes. Quatre grands traîneaux suivaient le nôtre, portant le trousseau de Luba.

»Sur les confins de ma terre, les paysans nous attendaient avec du pain et du sel. Le juge nous aborda en criant:

»—Longues années au seigneur et à son épouse!

»—Qu'ils vivent cent ans! répliqua la foule.

»Devant la maison se tenaient mes vieux serviteurs. J'enlevai Luba hors du traîneau et aussitôt tous se jetèrent à genoux pour baiser qui sa pelisse, qui l'ourlet de sa robe. Je vis qu'elle leur plaisait. Le cocher fut chargé, par droit d'ancienneté, d'apporter à Luba les clés sur un coussin. La vieille maison solitaire avait de nouveau une maîtresse, et quelle maîtresse!...»

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