Le lys noir
The Project Gutenberg eBook of Le lys noir
Title: Le lys noir
Author: Jules de Gastyne
Release date: November 29, 2005 [eBook #17184]
Most recently updated: December 13, 2020
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Distributed Proofreaders of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Distributed
Proofreaders of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
LE LYS NOIR
ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)
JULES DE GASTYNE
LE LYS NOIR
Grand Roman Dramatique
PARIS
LIBRAIRE ILLUSTRÉE, MONTGREDIEN ET C^ie Jules TALLANDIER, Succ^r 8, Rue
SAINT-JOSEPH, 8 (2^e ARR.)
PREMIÈRE PARTIE
L'IMPOSTURE
I
C'était l'heure silencieuse—la seule peut-être où, dans les quartiers animés de Paris, s'arrêtent le mouvement et la vie;—vers trois heures du matin, un homme sortait d'une des maisons de la rue Caumartin, située tout près du boulevard des Capucines. C'était en hiver. La nuit était froide et sèche, et les étoiles brillaient d'un éclat avivé par la gelée.
L'inconnu, coiffé d'un chapeau haut de forme, enveloppé de fourrures élégantes, était jeune, de taille élancée et mince. Mais son visage apparaissait si bouleversé qu'il était impossible de dire si les traits en étaient réguliers et beaux. Il semblait accablé sous le poids d'une douleur trop lourde pour lui.
Quand il se trouva dans le grand air vif de la rue, après avoir poussé brusquement le battant de la porte cochère qui se referma avec bruit, il resta un moment immobile, indécis, comme s'il n'avait pas pu s'arracher à l'endroit qu'il quittait ou s'il n'avait pas su de quel côté diriger ses pas. Puis, brusquement, il se mit à courir…. Il se mit à courir du côté de la Madeleine, et, tout en courant, il poussait des soupirs profonds, qui avaient l'air de le déchirer jusqu'au fond de l'âme.
A cette heure, et par cette température sibérienne, le boulevard était désert … tout plein de silence…. C'est à peine si l'on entendait, de temps à autre, le roulement lointain de quelques fiacres attardés…. Pas une lumière ne brillait aux fenêtres … et des rafales passaient, soulevant des nuages de poussière, hérissant le col de fourrure du fuyard, qui frissonnait involontairement. Arrivé à l'angle de la rue Royale, l'inconnu ralentit sa marche. Il sembla se demander encore ce qu'il allait faire, puis brusquement il se dirigea du côté de la Seine.
A ce moment, une bande sortait d'un restaurant de nuit, poussant des clameurs et des éclats de rire. Il s'en détourna et poursuivit, l'air plus sombre encore, sa marche solitaire.
Sur la place de la Concorde, des bises soufflaient, se croisant … balayant l'immense espace … qui se glaçait davantage.
L'inconnu marcha tête baissée contre le vent … avec une énergie que les obstacles renouvelaient.
Et sur le pont de la Concorde il s'arrêta.
Il s'approcha du parapet et regarda la Seine.
Elle était calme … sans un frisson…. Le vent semblait n'avoir sur elle aucune prise. Les étoiles scintillaient sur sa surface limpide, comme des clous diamantés…. Des glaçons qui se formaient aux bords faisaient entendre par moments un petit friselis léger de soie que l'on froisse….
Longtemps, l'inconnu resta penché, les yeux sur le fleuve immobile et glacé.
Un combat violent semblait se livrer en son âme, moins tranquille assurément que l'eau dans laquelle il méditait peut-être de se précipiter, et on aurait pu voir à plusieurs reprises des larmes tomber, pressées et rapides, sur les joues blêmes et se perdre dans les poils noirs de sa moustache fine, en même temps qu'on entendait s'échapper de sa bouche ces mots empreints d'une désespérance infinie et qui la déchiraient comme des sanglots:
—Je l'aimais tant! Je l'aimais tant!…
Puis, brusquement, sa physionomie changea.
Une résolution soudaine, comme un coup de vent qui modifie l'aspect du ciel en emportant les nuages qui le couvrent, dissipa les brumes qui obscurcissaient son front et ses regards.
Il parut renoncer aux idées de suicide qu'il avait—il était facile de s'en apercevoir—un moment caressées…. Il cessa de regarder la Seine et traversa le pont pour suivre les quais devant les ruines de la Cour des Comptes, et la Légion d'honneur.
Où allait-il?
Il semblait le savoir maintenant … et ne plus hésiter. Le silence et la solitude l'enveloppaient toujours. Son pas résonnait sur le macadam, durci par la gelée, et autour de lui les échos réveillés en répercutaient le bruit….
On pouvait se rendre compte de l'aspect de sa physionomie, qui était régulière et belle … d'expression peut-être un peu hautaine.
Le teint était d'une pâleur mate, les cheveux et les yeux très noirs…. Les pieds et les mains avaient une distinction aristocratique. Tout en cet homme dénotait la race.
Le chagrin terrible qu'il venait d'éprouver, et dont on voyait encore les ondes passer sur sa chair et la faire frémir, comme la houle sur une mer mal apaisée, ce chagrin, assurément terrible, avait imprimé à sa physionomie un caractère encore plus sympathique et plus touchant. Il y a une beauté particulière sur un visage qui souffre. On dirait qu'un reflet de l'âme l'illumine.
Du même pas régulier, résolu, l'inconnu arriva rue du Bac, s'engagea dans cette rue et la suivit jusqu'à la rue de Verneuil.
Là, il s'arrêta devant la porte d'une maison d'assez riche apparence, mais vieille. Il appuya le doigt sur un bouton de cuivre. Une sonnerie de timbre se fit entendre, et presque aussitôt la porte cochère s'ouvrit avec un bruit sec. Il entra.
Une obscurité complète régnait sous la voûte, mais il connaissait les êtres de la maison, car il se dirigea tout droit, sans tâtonnements, jusqu'à la loge de la concierge.
Là, il frappa légèrement aux carreaux et dit son nom: M. de Brécourt, et il demanda:
—M. Mareuil est-il chez lui?
—Oui, monsieur.
Il se dirigea vers l'escalier.
Dans le vestibule, il enflamma une allumette-bougie et il monta jusqu'au deuxième étage où habitait M. Mareuil.
Il sonna avec force.
Pas un mouvement ne se produisit dans l'appartement.
Mareuil dormait sans doute … et son domestique devait coucher au sixième.
De Brécourt attendit quelques minutes.
Et il recommença à sonner….
Ce n'est qu'au troisième coup qu'un bruit de porte qu'on ouvre et de pantoufles traînées sur le parquet, se fit entendre derrière la porte.
Et, presque aussitôt, une voix étonnée, encore tout engourdie de sommeil, demanda, maussade:
—Qui est là?
—Brécourt.
—Brécourt?… à cette heure? s'exclama la voix…. Es-tu fou?…
Qu'est-ce qui te prend?
—J'ai besoin de te parler tout de suite.
—Entre … mais que le diable t'emporte!
Et la porte livra passage à un gros corps enveloppé d'une robe de chambre dans laquelle il grelottait, et surmonté d'une tête ahurie coiffée d'un foulard moins cramoisi que son teint.
C'était M. Mareuil.
Il s'effaça pour laisser passer son ami tout en grommelant:
—En voilà une heure!… Je ne sais pas s'il y a encore du feu…. Tu dois être gelé…. Qu'est-ce qui t'arrive?
Et il conduisit tout en parlant son ami vers sa chambre à coucher où il espérait que le feu ne serait pas encore éteint.
De Brécourt ne parlait pas, n'expliquait rien … mais de temps en temps des soupirs profonds s'échappaient de sa poitrine.
Et quand il fut arrivé dans la chambre, sous la lueur de la lampe que Mareuil avait allumée à la hâte, il apparut si livide, si bouleversé, avec une telle apparence de souffrance sur la face, que son ami s'écria, tout ému:
—Est-ce que tu es malade?
—Non.
—Qu'as-tu alors?
—Je suis mort.
—Mort?
—Mort au moral … mort au physique … anéanti … Je vais … je viens … je me meus…. J'ai l'air de vivre … mais je ne vis pas…. Mon coeur est mort … tout est mort!…
Et il se laissa tomber, accablé, sur un canapé.
Mareuil le considérait avec un ahurissement qu'il ne cherchait pas à dissimuler, un ahurissement où se mêlait aussi quelque pitié, car il était bon.
—Il demanda:
—Qu'est-ce qui t'arrive?
—Tout est fini….
—Quoi?
—Mon mariage….
—Rompu?… Avec mademoiselle de Frémilly?
Incapable de formuler une parole, de Brécourt inclina la tête avec un tel air d'accablement qu'on voyait bien que tout ressort en effet était brisé en lui.
Mareuil s'écria:
—En voilà une nouvelle! Puis il dit:
—Et vous vous aimiez?
—Et nous nous aimons toujours … comme des fous … moi, du moins….
Elle, je ne sais plus…. Ah! mon pauvre ami!
Et Brécourt porta la main à son front, comme s'il avait craint qu'il n'éclatât.
Mareuil ne parlait plus.
Il le contemplait … plein maintenant d'une pitié sincère, et aussi un peu surpris qu'un amour brisé pût produire chez un homme comme Brécourt … un homme qu'il croyait fort, un peu blasé, une telle douleur.
Brécourt reprit:
—Je l'aimais tant!… Je l'aime tant encore!… Je l'aimerai tant toujours!… car il ne sortira pas de moi, cet amour. Il ne sortira pas de mon coeur, de mon sang, de ma chair … de tout moi!… Il est plus attaché à mon corps que l'âme elle-même…. C'était mon souffle, ma vie! Et maintenant qu'il n'est plus, je n'ai plus qu'à mourir. Mais comment mourir?… J'ai songé au suicide … avant de venir ici. Je me suis arrêté sur un pont à regarder l'eau, et si je ne me suis pas précipité … c'est qu'un reste d'espoir m'est entré au coeur … un reste d'espoir qui s'est évanoui depuis … que je n'ai plus et qui ne reviendra jamais…. Non, elle est perdue pour moi … perdue pour toujours…. J'ai entendu ce soir des paroles inexorables, et je l'aime, je l'aime à en mourir!
Il s'interrompit et se mit à sangloter.
Mareuil n'osait pas l'interroger.
Il ne devinait pas ce qui était arrivé et il aurait voulu le savoir.
Il murmura pour dire quelque chose:
—Elle ne t'aime plus?
Il eut un geste d'ignorance.
—Je ne sais pas….
—Mais vous étiez fiancés?…
—Je devais l'épouser dans un mois.
—Dans un mois?
—Oui, tout était décidé, conclu, arrangé, à la Madeleine, devant Paris tout entier, qui eût été jaloux de mon bonheur, qui l'eût envié; qui n'eût pas été jaloux, qui n'eût pas envié l'homme qui avait le bonheur suprême, le bonheur surhumain, surnaturel, d'être l'époux de Laurence? Tu la connais, toi, tu sais comme elle est belle! Tu sais que jamais peut-être mortelle aussi radieuse, aussi parfaite, aussi rayonnante, faite de tant de lumière et de rêve, n'a foulé encore le sol boueux de cette terre flétrie. Tu l'as admirée souvent.
—Oui, fit Mareuil, elle est très belle.
—Très belle! Et aussi bonne que belle, l'âme aussi lumineuse que son corps de soleil. C'est-à-dire que je ne vis vraiment, que je ne comprends la vie que depuis que je l'aime, et depuis que je m'en croyais aimé!
—Il y a longtemps que vous vous connaissez?
—Deux ans bientôt.
—Deux ans!
—Je l'avais aperçue un soir, dans un salon…. C'était la première fois, ai-je su depuis, qu'elle venait dans le monde. Jusque-là, le couvent avait abrité toutes ses perfections. Elle était venue avec sa grand'mère. Je ne connaissais ni sa grand'mère ni elle. Je ne pus donc pas lui parler. Mais je ne cessai pas, toute la soirée, de rôder autour d'elle. Je ne pouvais pas détacher d'elle mes yeux extasiés. J'appris qui elle était, qu'elle se nommait Laurence de Frémilly, la dernière descendante d'une grande race. Elle avait dans les yeux, sur les traits, la distinction, la grâce des femmes de sa famille dont quelques-unes avaient fait envie à des rois. Et, dès ce soir-là, je me dis qu'il serait bien heureux celui qui, un jour, attirerait sur lui ses regards … qui serait choisi par elle. Je n'osais pas penser à ce que serait le bonheur d'en être aimé. Mais jamais, au grand jamais, l'idée ne me vint que je pouvais être cet homme. Je me sentais si loin d'elle … si loin de cette pureté, de cette grandeur, par l'indignité de ma vie! Tu sais quelle vie j'ai menée, livrée à toutes les dissipations, à toutes les débauches, la vie des jeunes gens riches d'aujourd'hui, joueurs, amis du plaisir.
—Comme moi, dit Mareuil.
—Comme nous tous. Tu n'es ni meilleur ni plus mauvais qu'aucun de nous…. Et je ne songeais pas, tu le penses bien, au mariage … au mariage avec personne … moins encore avec elle, qui, je le supposais bien, ne voudrait jamais de moi, n'était pas faite pour moi…. Et je songeais à ne plus la revoir, à l'oublier…. L'oublier! Etait-ce possible?… Quand je fus rentré chez moi, éloigné d'elle, elle était plus présente à mon esprit … plus entrée en moi, pour ainsi dire, que lorsque je l'avais sous mes yeux. Je ne pouvais pas détacher d'elle ma pensée … chasser de devant mes yeux l'éblouissante vision qui y était restée … et sur laquelle seule, maintenant, ils s'ouvraient. Tout mon être était possédé par elle, déjà … et ne devait plus se reprendre…. As-tu aimé, Mareuil?
—Jamais comme ça, dit le jeune homme, qui sourit.
—Alors, poursuivit Brécourt, tu ne peux pas me comprendre…. Tu ne me comprendras jamais….
—Je n'essaie pas, dit tranquillement Mareuil.
Il avait remué le feu, rallumé les bûches.
Il prit dans une boîte un cigare, car l'histoire, il le voyait, menaçait d'être longue.
Et il en offrit un à son ami.
Celui-ci refusa, inconscient, sans se rendre compte, tout entier à la passion qui le possédait et l'exaltait.
—Non, poursuivit-il, tu ne me comprendras pas, tu ne me comprendras jamais. Enfin, à partir de cette soirée, et sans savoir si je reverrais jamais celle qui était l'objet d'un tel amour, j'aimai … Mareuil, j'aimai comme un insensé, comme un fou…. C'est à cette époque, et sans même que j'eusse au coeur aucun espoir, que vous avez remarqué dans mon existence ce changement qui vous a tant surpris.
—Que tu as lâché la grande Marmor?
—Et toutes mes habitudes … les soupers … le jeu … les théâtres.
—Nos réunions au Grand-Seize?
—Tout.
—Enfin, que tu es devenu l'ermite que tu es?
—Que je me suis efforcé d'être….
—Pendant longtemps, on s'est demandé quelle mouche te piquait. On a fait courir même le bruit que tu étais ruiné…. Et plus tard on a compris, quand on a connu ta passion….
—Et qu'a-t-on dit?
—Encore un homme à la mer!… Et tout de suite on a pensé que cela finirait par un mariage. Du reste, on ne s'étonnait pas trop, car Laurence est vraiment une femme qui n'est pas à dédaigner…. Et tu dis que c'est fini?
—Fini sans espoir, fit Brécourt avec un geste plein d'un tel accablement, que de nouveau son ami eut pitié de lui….
—Mais pourquoi?
—Je vais te raconter ce qui s'est passé, mais je ne te l'expliquerai pas, car moi-même je n'y comprends rien et je m'y perds. J'ai été tellement assommé par ce coup, si imprévu pour moi et si cruel surtout, que je n'ai pas la perception nette des choses et que mes idées restent encore toutes confuses. C'est pour cela que je suis venu ici, que j'ai voulu confier mon malheur à quelqu'un…. Je n'aurais pas été assez fort pour le porter tout seul. Et peut-être que ton amitié pour moi te suggérera quelque chose … une idée à laquelle je pourrais accrocher un lambeau d'espérance. Je suis si malheureux!… Et peut-être pourras-tu me rendre le service que je vais réclamer de ton obligeance.
—Je suis tout disposé, cher ami, à t'être utile, dit Mareuil, qui était toujours prêt à rendre service à ses amis.
C'était un garçon gros, un peu égoïste, sur lequel les passions et le sentiment n'avaient pas grande prise, mais qui n'était pas insensible aux chagrins des autres et savait y compatir à l'occasion.
—Tu connais Laurence? dit Brécourt…. Tu connais surtout sa grand'mère.
—Je les vois rarement … mais nos familles ont été liées.
—Tu pourrais peut-être tenter près d'elle une démarche.
—Tout ce que tu voudras.
—Et avoir de madame de Frémilly l'explication qu'elle m'a refusée.
—Parle … je t'écoute, dit le gros Mareuil.
II
Jacques de Brécourt parut se recueillir un instant, puis il reprit son récit:
—Il est inutile que je te rappelle avec quelle difficulté j'étais parvenu à vaincre les préventions de madame de Frémilly, qui avait été mise par mes amis au courant de ma vie passée. Madame de Frémilly est une femme charmante, des plus distinguées, une véritable grande dame.
—La dernière douairière du Faubourg, dit Mareuil en lâchant une bouffée de fumée.
—Elle a pour sa petite-fille, poursuivit Brécourt, une véritable adoration, un culte même, et elle ne voulait s'en séparer que lorsqu'elle serait sûre que le mari qu'elle lui choisirait la rendrait heureuse.
—Comme si, murmura Mareuil, on pouvait être sûr jamais de ces choses-là!
—Elle prétendait pouvoir l'être…. Dans tous les cas, elle était décidée à prendre les plus minutieuses précautions, à étudier elle-même, avec toute sa science de la vie, toute sa perspicacité, le prétendant qui aspirait à la main de sa petite-fille, ce chef-d'oeuvre de toutes les grâces et de toutes les vertus. Je savais cela…. Je savais combien il me serait difficile, avec mon passé, d'être agréé de madame de Frémilly, et je voulais commencer par conquérir la jeune fille, qui se tiendrait moins sur ses gardes que la grand'mère, et qui plaiderait ensuite ma cause auprès d'elle…. C'est ce qui arriva…. J'eus le bonheur d'être remarqué de Laurence, de lui plaire et d'être aimé d'elle, car je suis aimé, j'en suis sûr … je puis le dire sans fatuité…. Un jour enfin—jour que j'avais jusqu'ici considéré comme le plus beau, le plus triomphant jour de ma vie—je fus admis chez madame la douairière de Frémilly…. Laurence avait dû parler de moi…. A partir de ce jour, je ne vécus plus que pour Laurence…. Je n'avais de joie que lorsque j'étais près d'elle…. Et quand je la quittais, je ne pensais qu'au moment où je reviendrais.
—On dit que c'est ça le véritable amour, fit Mareuil, l'air sceptique.
—Ah! continua Jacques sans prendre garde à l'interruption ironique de son ami, quelles heures j'ai passées alors … quelles journées!… Je ne croyais pas qu'il fût possible ici-bas d'être si heureux…. Quand je franchissais la porte du petit salon où Laurence et sa grand'mère se tenaient d'ordinaire, deux yeux qui avaient pour moi l'éclat de belles fleurs épanouies m'accueillaient en me souriant, et il me semblait que c'était le paradis même qui s'ouvrait pour moi.
—Oui … oui … fit Mareuil, indifférent…. C'est très joli … je ne dis pas….
—Je m'asseyais … poursuivit de Brécourt, sur un petit tabouret … près de Laurence, à quelques pas de la grand'mère … et pendant qu'elle brodait, je la regardais, je la regardais, et j'étais heureux! Nous ne parlions guère…. Quels mots auraient pu exprimer ce que je ressentais?
—Bref, fit Mareuil, que ces détails paraissaient amuser médiocrement … vous vous aimiez….
—Comme on n'a peut-être pas aimé encore.
—Tous les amoureux disent la même chose.
—Oui. Mais cela n'a peut-être jamais été plus vrai que pour nous deux.
—Plusieurs semaines se passèrent ainsi, reprit Jacques, et un soir, quand Laurence se fut retirée, madame de Frémilly, qui m'avait fait un léger signe de tête pour m'indiquer de rester, me dit:
—Vous aimez ma petite-fille, monsieur de Brécourt?
—De toute mon âme, madame, répondis-je.
—Vous ne lui êtes pas indifférent.
—Oh! madame!
J'aurais voulu, pour cette parole, qui en disait pour moi plus qu'elle n'en avait l'air, qui m'indiquait que j'étais parvenu à conquérir la sympathie—sinon l'amour de Laurence, je n'osais pas espérer, encore un pareil bonheur—j'aurais voulu, dis-je, pour cette parole, qui mettait en moi la belle fleur de l'espérance, j'aurais voulu saisir les mains de la douairière, les couvrir de baisers et de caresses. Je n'osai pas. J'étais si ému, si transporté, que je n'avais trouvé d'autre parole que cette exclamation: «Oh! madame!» qui n'était pas, comme tu le vois, bien compromettante.
Mareuil se mit à sourire.
—Comme vous êtes drôles, vous, les amoureux! Vous pensez des choses!
Et l'air un peu supérieur, comme pris de pitié pour l'enthousiasme de son ami, qu'il considérait sans doute comme une faiblesse, il lança vers le ciel plusieurs bouffées de fumée.
—Madame de Frémilly, reprit Jacques de Brécourt, trouva sans doute l'expression de ma physionomie plus expressive que toutes les paroles que j'aurais pu dire pour tâcher de dépeindre mon bonheur. Elle en parut satisfaite, car cela lui démontrait que l'amour que j'avais pour Laurence était profond, sincère.
Elle poursuivit:
—Non, vous ne lui êtes pas indifférent.
Mais elle s'empressa d'ajouter, comme pour corriger sa phrase, qu'elle trouvait encore sans doute trop expressive:
—Elle ne me l'a pas dit…. Mais j'ai cru m'en apercevoir, et c'est d'après mes observations que je parle.
—Oh! madame! m'écriai-je, puissiez-vous ne pas vous être trompée!
Elle sourit de mon exaltation.
Et elle ajouta finement:
—Franchement, je ne le crois pas.
C'était un aveu.
J'étais aimé! Laurence m'aimait! Et elle l'avait dit! Juge de mon bonheur, de mes transports. J'étais fou!
—Je m'en aperçois, fit Mareuil, tu l'es encore.
—Hélas! c'est de douleur maintenant, fit le pauvre Jacques.
Et des larmes montèrent à ses yeux.
Il les refoula pour dire:
—Mais je continue…. Nous arriverons assez vite à la catastrophe, à la catastrophe inattendue, inouïe, qui a changé en deuil toutes mes joies, qui brise mon bonheur, mon avenir, ma vie!… Mais ce soir-là, je ne prévoyais pas un tel dénouement.. J'étais tout à mes espérances, à mes transports insensés…. J'attendais avec anxiété que madame de Frémilly s'expliquât … me dit où elle en voulait venir, ce qu'elle avait résolu.
Elle ne me fit pas attendre longtemps.
—Vous savez, me dit-elle, combien j'aime ma petite-fille?
—Qui ne l'aimerait pas? m'écriai-je.
—Depuis qu'elle vit, poursuivit-elle, je n'ai pas eu d'autre pensée que son bonheur. Il ne m'était resté sur terre que cette affection, toutes les autres m'ayant été enlevées successivement par la mort impitoyable…. Je n'ai plus vécu que pour Laurence, qui représentait tout pour moi ici-bas.
—Je le sais, madame, dis-je, et je vous ai enviée bien des fois de pouvoir ainsi lui consacrer toutes les heures de votre vie.
—C'est vous dire, fit-elle, avec quelle appréhension je remettrai à d'autres mains le soin d'une félicité si précieuse.
—Oh! madame, m'écriai-je, personne ne la cultivera comme moi, cette félicité, que je serais si heureux de voir s'épanouir et grandir au soleil de mon amour!
—Je vous crois, me dit-elle…. Je crois que vous êtes sincère … que vous aimez vraiment Laurence, et comme elle doit être aimée. Mais les hommes sont faibles…. L'amour peut endormir pour un temps leurs passions, qui reprennent ensuite, plus impérieuses et plus violentes.
—Je n'en ai plus d'autres au coeur, affirmai-je, que l'amour de
Laurence.
—Pour le moment.
—Pour toujours!
—J'ai pris sur vous des renseignements….
Comme j'avais eu un geste involontaire, elle ajouta aussitôt:
—Non pas sur votre fortune…. La question d'argent ne me préoccupe guère…. Vous seriez pauvre, que je vous donnerais Laurence, si j'étais persuadée qu'elle trouverait près de vous le bonheur…. Mais sur votre passé….
—Oh! madame, fis-je, j'ai fait bien des folies….
—De grandes folies, dit-elle.
—Je ne connaissais pas Laurence…. J'y ai renoncé.
—Je le sais, me déclara-t-elle…. Depuis quelque temps votre conduite est assez exemplaire…. Sans cela, je ne vous aurais pas ouvert la porte de ma maison.
—Sans savoir, dis-je, si je plairais à mademoiselle de Frémilly, si je serais agréé par elle, j'avais rompu avec toutes mes connaissances, toutes mes amitiés, trouvant dans l'amour qui me possédait déjà assez de force pour résister à toutes les tentations, assez de joies pour remplacer toutes les autres…. Mais, depuis que j'ai été admis auprès d'elle, depuis que dans mon coeur s'est glissé l'espoir de lui plaire un jour, je me serais regardé comme le dernier des misérables, si je n'avais renoncé à tout ce qui avait été jusqu'ici un plaisir pour moi. Je n'avais plus qu'un plaisir: la voir…. Et il n'y avait plus pour moi qu'une lumière: celle qui tombait de ses yeux.
Madame de Frémilly approuva encore mes paroles et dit:
—Je vous crois…. Je crois à votre repentir…. Vous pouvez vous considérer, à partir de ce soir, comme le promis, le fiancé de Laurence.
—Ah! s'écria Jacques, quand j'entendis cette parole … te dire ce que je ressentis … c'est impossible…. J'étais comme foudroyé … foudroyé de bonheur….
Le promis, le fiancé, moi … et de Laurence!…
Je tombai à genoux.
Je saisis le bas de la robe de madame de Frémilly et je l'embrassai avec des transports insensés.
Mareuil se leva.
C'était trop pour lui.
Il jeta dans le feu son cigare qui venait de s'éteindre.
Et il dit:
—Toi, Brécourt?
—Moi, Brécourt.
—Franchement, je ne l'aurais jamais cru.
—Et pourquoi?
—Parce que je te croyais incapable….
—D'aimer?
—De pousser la folie….
—Où ne l'aurais-je pas poussée?… Le promis de Laurence! Son mari bientôt…. As-tu songé aux délices que cela me promettait? Aux félicités surhumaines?
—Certainement, Laurence est jolie.
—Ce n'est pas parce qu'elle est jolie que j'étais fou, mais parce que je l'aime. Tu ne comprendras jamais cela, Mareuil, car tu ne l'aimes pas, toi, tu n'aimes pas.
—Et je n'y tiens guère, si l'amour devait me rendre aussi insensé.
Il se fit un silence.
Jacques de Brécourt semblait tout à son extase. On eût dit qu'il avait devant lui la vision de l'image radieuse qu'il venait d'évoquer et que son être tout entier adorait.
Jamais amour si sincère, si ardent et si pur n'avait peut-être encore embrasé une âme humaine.
Malgré son indifférence et son scepticisme même, le gros Mareuil en était frappé, et loin d'être disposé, comme tout à l'heure, à railler son ami, il était bien près de l'envier.
L'amour est donc chose si belle et procure-t-il de telles joies?
Mais tout à coup, la physionomie de Jacques de Brécourt s'assombrit et il dit:
—Voilà où j'en étais, dans quelles délices supraterrestres je nageais, sachant le mariage prochain, le jour presque fixé, quand ce soir, il y a quelques heures, madame de Frémilly, comme le soir où elle m'avait dit de rester pour m'ouvrir le ciel, me fit encore, au moment où Laurence nous quittait, le même signe, à peine perceptible, mais cette fois pour me plonger dans les horreurs et les ténèbres de l'enfer. Je ne me doutais naturellement pas de ce qu'elle avait à me dire, et je croyais qu'il s'agissait de quelque dernier détail à régler, d'une clause du contrat peut-être à fixer et qu'elle ne voulait pas débattre devant Laurence, et je revins, après avoir conduit Laurence jusqu'au seuil de la porte, m'asseoir à la place que j'occupais, sans l'ombre d'une appréhension, et les yeux encore tout éblouis de la beauté de celle que je venais de quitter.
Un mot de madame de Frémilly arrêta sur mes lèvres le sourire heureux qui s'y épanouissait, éteignit dans mes yeux la lumière qui y brillait.
—Il faut, me dit-elle brusquement, et dès que nous fûmes seuls, renoncer à nos projets, monsieur de Brécourt.
Je la regardai.
Je ne comprenais pas…. Je n'osais pas comprendre. Et pourtant, un frisson avait parcouru mon corps et glacé tout mon sang.
Je demandai:
—Quels projets?
—Votre mariage avec Laurence, avec ma petite-fille.
Je jetai un cri.
J'aurais vu la terre s'entr'ouvrir, la foudre tomber à mes pieds, que je n'aurais pas été plus saisi.
Je m'écriai:
—Ai-je bien entendu?
—Oui, monsieur de Brécourt, vous avez bien entendu.
—Renoncer à Laurence, moi?
—Il le faut.
—Jamais, madame, jamais!
Je m'étais levé. J'allais et venais à travers le salon, comme un fou. Le sang bourdonnait maintenant à mes temps. Je ne voyais plus. Je croyais m'agiter au milieu d'un rêve, dans un monstrueux et horrible cauchemar.
Je voulais parler. La voix s'arrêtait dans mon gosier desséché.
Je pus cependant bégayer quelques mots à peine compréhensibles.
—Mais, madame, vous ne pensez pas….
—Si, monsieur, dit la grand'mère, inflexible, et qui semblait, froide et ferme comme un roc…. J'ai bien réfléchi et ma décision est désormais irrévocable.—
J'eus un cri d'angoisse.
—Mais pourquoi?…
—Ne me forcez pas, dit-elle, à vous faire connaître mes raisons…. D'ailleurs, je ne les dirai pas…. Mais elles sont des plus sérieuses, et il le fallait, croyez-le bien, pour que je me décidasse à vous causer une telle peine et peut-être à Laurence un tel chagrin.
En entendant ces dernières paroles, un peu d'espoir rentra dans mon âme.
—Laurence ne sait donc pas? interrogeai-je.
—Laurence ne sait rien.
—Ce n'est donc pas, demandai-je encore, parce qu'elle ne m'aime pas, parce qu'elle ne veut plus de moi?
—Je ne lui demanderai pas, dit la douairière, son sentiment…. Mais je lui dirai qu'elle ne peut pas vous épouser, et elle m'obéira….
—C'est donc, fis-je, tout l'être criant de douleur, que vous me trouvez indigne?
—Je n'ai rien, déclara-t-elle, à dire à ce sujet, mais….
Elle se leva comme pour me congédier.
Alors, je vis tout tourner autour de moi….
Il me semblait que la terre allait s'effondrer….
Je m'écroulai à genoux….
—Ah! madame, m'écriai-je, avec un accent de détresse qui aurait attendri un roc, mais qui la laissa insensible … ayez pitié de moi!… Vous savez combien j'aime Laurence, quels rêves j'ai faits!… C'est attenter à ma vie que de me l'enlever maintenant, que de m'en séparer, car sûrement j'en mourrai!… Dites-moi au moins pourquoi vous revenez sur votre parole…. Si c'est par ma faute … parce que je vous ai déplu, et que vous avez quelque reproche à me faire, je tâcherai de racheter ma défaillance par une vie de dévouement, de sacrifices, de….
Je m'arrêtai.
Je ne savais plus ce que je disais….
Des larmes grosses comme le doigt roulaient dans mes yeux.
Madame de Frémilly était toujours debout, se dirigeant vers la porte.
Je voyais qu'elle faisait des efforts pour rester insensible. Et avec sa haute taille … sa pâleur … son grand air de dignité hautaine, elle avait l'air d'une impérieuse et inflexible statue … justicière d'une faute que j'ignorais … et que j'ignore encore.
Je compris que je ne la toucherais pas, que j'aurais avec plus d'espoir imploré un marbre et que je ne saurais rien.
Ses yeux, son geste, tout son être me poussaient dehors.
Je ne résistai plus. Et je sortis.
Je sentais que j'allais m'évanouir de douleur.
La porte franchie, je demeurai un moment étourdi, comme assommé, puis je me décidai à descendre; comme je te l'ai dit, j'ai songé tout d'abord à me noyer, puis j'ai pensé à toi, à ton amitié….
—Que puis-je faire?
—Voir madame de Frémilly, l'interroger sur les raisons de cette singulière rupture qui me brise à la fois le corps et l'âme. Voir mademoiselle de Frémilly … lui apprendre … et savoir si elle approuve la conduite de sa grand'mère, si elle aussi me rejette.
—Je les verrai, dit le gros Mareuil, ému, aujourd'hui même, je te le promets; à moins….
—A moins?…
—A moins qu'elles ne me reçoivent pas.
—Pour quel motif?
—Je ne sais pas…. Mais je ferai mon possible pour les voir … pour leur parler.
—Après, fit Jacques, si je n'ai plus rien à espérer….
Un geste significatif compléta sa phrase.
Mareuil ne le releva pas.
Il se sentait impuissant devant un pareil abattement, un si complet effondrement d'un être qu'il croyait fort.
Le feu s'éteignait. Une lueur de jour pâlissait les fenêtres.
—Tu devrais, dit Mareuil, te reposer un peu.
—Me reposer! murmura Jacques de Brécourt.
Et il jeta à son ami un regard si plein d'angoisse et qui disait si clairement qu'il n'y avait plus pour lui de repos et de calme, que Mareuil frissonna.
—Ah! l'amour! l'amour! fit-il pour cacher son émotion.
Et il ne parla plus.
Il laissa Jacques, qui s'était jeté sur un canapé, plongé dans ses réflexions, abîmé dans sa douleur sans nom.
III
Au cours de la journée qui avait précédé ce que Jacques de Brécourt appelait une catastrophe—et la plus terrible, la plus complète des catastrophes—au cours de cette journée, la baronne douairière de Frémilly—car madame de Frémilly était baronne, bien qu'elle portât rarement son titre—était seule dans le petit salon où elle avait coutume de recevoir, avec sa fille, Jacques de Brécourt—un petit salon Louis XVI un peu fané, mais qui avait été fort luxueux et que Laurence ornait en toutes saisons de fleurs fraîches,—quand une des servantes vint la prévenir qu'une dame désirait lui parler tout de suite en particulier.
Madame de Frémilly posa sur un petit meuble le livre qu'elle lisait et demanda:
—A-t-elle dit son nom?
—Non, madame la baronne; elle prétend que c'est inutile, que madame la baronne ne la connaît pas, mais qu'elle a des choses urgentes à dire à madame la baronne, et que madame la baronne ne sera pas fâchée de connaître…. C'est une dame très bien … tout en noir … qui a le visage fort triste.
Madame de Frémilly pensa que c'était peut-être quelque solliciteuse qui avait besoin de ses services.
Et elle demanda:
—Où est Laurence?
—Mademoiselle est dans son atelier, en train de dessiner.
—Fais entrer cette dame, dit la baronne. Et elle attendit la visiteuse.
—Celle-ci se montra bientôt.
Elle entra avec hésitation, paraissant fort timide.
Elle semblait jeune, assez jolie, le regard humble et triste, et ses vêtements noirs faisaient ressortir davantage la blancheur de son teint qui était fort pâle.
Elle s'inclina gracieusement devant madame de Frémilly.
Et, avant de prononcer une parole, elle demanda:
—Nous sommes bien seules, madame?
—Certainement, dit la grand'mère de Laurence, un peu étonnée.
—Personne ne peut nous entendre?
—Personne, madame.
Et la baronne dit à la domestique, qui était restée là:
—Veille, Suzanne, à ce qu'on ne nous dérange pas!
—Oui, madame.
La servante sortie, madame de Frémilly indiqua un siège de la main à la femme en noir, en lui disant:
—Veuillez vous asseoir, madame, et me dire ce qui vous amène.
La visiteuse semblait hésiter à parler.
Elle releva davantage sa voilette, qu'elle avait seulement levée à demi, et elle commença:
—J'ai appris, madame—oh! très indirectement—que mademoiselle de
Frémilly, votre petite-fille, allait épouser bientôt M. Jacques de
Brécourt…. Est-ce vrai?
—Rien n'est plus vrai, madame.
—Ah! fit la visiteuse.
Et une contraction passa sur sa face et la pâlit encore.
La baronne de Frémilly, qui commençait à être inquiète et qui regardait l'inconnue avec un air inquisiteur, demanda:
—Vous connaissez M. de Brécourt?
—Oui, madame, pour mon malheur.
Madame de Frémilly tressaillit.
—Pour votre malheur?
—Oui, si ce que l'on m'a dit est vrai … et je vois maintenant que c'est vrai, puisque vous venez vous-même de me le confirmer.
La baronne fixait l'inconnue avec une attention où il y avait presque de l'égarement et de l'effroi.
Elle s'écria:
—Vous êtes donc?…
—J'ai été la maîtresse de M. de Brécourt. Et je croyais bien être sa femme un jour … comme il me l'avait juré … mais les serments des hommes!…
La visiteuse porta la main à ses yeux … et la baronne s'aperçut qu'elle pleurait.
Elle était fort émue. Cette révélation bouleversait tous ses projets, emplissait son âme d'angoisse.
Brécourt lui avait donc menti en lui affirmant, comme il l'avait fait, qu'il avait rompu depuis longtemps avec toutes ses liaisons, qu'il n'avait eu, du reste, que des amours de passage … et qu'il y avait longtemps qu'il était oublié de celles qu'il avait, comme l'on dit, honorées de ses faveurs.
Quelle était cette femme, dont il lui avait si soigneusement caché l'existence? D'où sortait-elle? Elle n'avait pas l'air d'une de ces femmes avec lesquelles on passe un caprice et que l'on quitte sans y plus songer.
Sa mise était décente. Elle avait tous les aspects d'une femme tranquille, honnête. Etait-ce vrai que Jacques de Brécourt lui avait fait des promesses et qu'il était sur le point de la trahir?
Madame de Frémilly, pouvant à peine dissimuler le trouble qui l'avait saisie, demanda:
—Mais il y a longtemps?
—Longtemps?…
—Longtemps que M. de Brécourt a rompu avec vous?
—Il n'a pas rompu, madame.
—Pas rompu?
—Non, madame. Il m'a laissé tout ignorer jusqu'à aujourd'hui…. Et c'est par d'autres que j'ai appris….
—Mais vous ne le voyez plus?
—Plus rarement qu'autrefois … mais il vient encore.
—Chez vous?
—Oui, madame.
Madame de Frémilly s'était levée.
Elle était devenue fort blême.
L'indignation plissait sa chair, mettait en ses yeux de rouges flammes.
Elle s'écria:
—C'est impossible!
—Je n'ai pas d'intérêt à vous mentir, madame, dit doucement l'inconnue…. Je souffre assez…. Et, si vous doutez de ma parole….
Elle sortit de son sein une photographie et la tendit à la baronne.
Celle-ci y jeta les yeux, devint plus livide encore et demanda:
—Qu'est-ce que c'est que ça?
—Lui, M. de Brécourt.
—Oui, je le vois, je le reconnais.
—Et moi….
—Oui, je vous reconnais aussi.
—Et notre enfant….
—Vous avez un enfant?
—Oui, madame, un garçon.
—Le malheureux! gémit la douairière.
—Et vous voyez, madame, expliqua l'inconnue, qu'il n'y a pas longtemps que la photographie a été faite; la date est au bas.
—Oui, dit la baronne, songeuse, quelques mois à peine. Oh! le misérable, comme il nous a trompées! comme il ment!
Puis, avec violence, s'adressant à l'inconnue:
—Rentrez chez vous, madame. Je vous renverrai ce soir votre amant, le père de votre fils!
Et, du doigt, elle indiqua la porte à la visiteuse qui sortit, ne demandant pas autre chose, car elle avait réussi et avait peine à cacher la joie qui brillait sur ses traits.
Elle voulut reprendre la photographie.
—Voulez-vous me la laisser, madame? demanda la baronne.
—Certainement, madame…. Pourtant, je n'en ai pas d'autre.
—Vous pourrez en faire refaire, maintenant, puisque rien ne le retiendra plus ici et qu'il va vous revenir.
—Qui sait? murmura la femme.
Et elle sortit en poussant un profond soupir … pendant que madame de
Frémilly se laissait tomber, accablée, sur un canapé.
Qu'allait-elle faire?
Oh! pas d'hésitation possible!… Rompre! Chasser cet homme! Le chasser comme un laquais, dont il avait les sentiments, dont il avait la bassesse et la fausseté!
Mais Laurence, Laurence qui l'aimait!… Quelle douleur!
La pauvre grand'mère sentit des larmes amères, des larmes brûlantes monter à ses yeux, gonfler ses paupières, ruisseler sur ses joues.
Mais c'était le devoir.
Elle devait défendre avant tout l'avenir, le bonheur de sa petite-fille.
Elle ne lui révélerait rien, de peur de lui faire trop de peine, mais elle la séparerait à jamais de ce misérable qui songeait déjà peut-être, avant qu'elle fût sa femme, à la trahir et qui la trahirait sûrement le lendemain de son mariage.
Ah! le passé! le passé!
Et la douairière plongea sa tête dans ses mains, s'abîmant dans le plus sombre désespoir.
Elle avait tant prié! Elle avait pris tant de précautions pour que sa petite-fille fût heureuse! Et voilà que les larmes déjà allaient commencer pour elle; les déceptions, les trahisons, tous les chagrins qui sont le lot ordinaire des femmes, dont madame de Frémilly avait tant souffert pour elle-même et dont elle aurait tant voulu préserver celle qu'elle aimait!
Laurence-Marie-Thérèse de Frémilly, car madame de Frémilly se nommait Laurence, comme sa petite-fille, dont elle avait été la marraine. Laurence-Marie-Thérèse de Frémilly avait été une des victimes de l'amour, une des victimes, trop nombreuses, hélas, de la duplicité et de l'infidélité des hommes.
Dernière descendante de la famille illustre des l'Oléron-Courlange, jeune, belle, riche, elle s'était éprise, à seize ans, du baron André-Constant de Frémilly—il s'appelait Constant!—un des beaux de la cour de Louis-Philippe, blasé, ruiné, mais un des rois de l'élégance et qui avait, à cheval, la plus fière tenue qu'eût jamais eue un gentilhomme à éperon et à cravache…. Elle l'adora, l'épousa malgré l'opposition de tous les siens, et fut délaissée, trahie pour une drôlesse dont son mari était l'amant avant son mariage, huit jours après son union, célébrée en grande pompe, où le roi s'était fait représenter et à laquelle toute la cour avait assisté…. Elle passa dans les larmes, dans les affres d'une torturante jalousie les plus belles années de sa jeunesse et, si elle n'avait pas eu son fils, le baron Henri de Frémilly, auquel elle consacra désormais son existence, peut-être eût-elle succombé au chagrin et aux rages silencieuses qui la minaient.
Jamais elle ne devait oublier ces cruelles années passées près de cet homme qu'elle aimait, malgré tout, qui n'avait pas l'air de savoir même qu'elle existât et qui allait porter à d'autres des attentions et une ardeur qu'elle aurait été si heureuse de voir réserver pour elle.
Le baron fut tué en duel—pour une autre!—et quand on le rapporta chez elle, la poitrine trouée, prêt à rendre le dernier soupir, c'est le nom d'une autre, d'une rivale, qu'elle recueilli, sur ses lèvres!
Elle vécut dès lors dans la solitude, toute à son fils, et refusa obstinément, avec une sorte d'horreur, tous les prétendants qui se présentèrent.
Elle avait aimé une fois. Elle avait été déçue. Elle ne voulait pas recommencer une aussi cruelle expérience. Elle aurait voulu conserver son fils dans ses idées, lui inspirer aussi la terreur du mariage, mais il s'éprit tout jeune d'une jeune fille qu'il ne pouvait qu'épouser et il supplia sa mère de lui accorder son consentement.
Elle ne résista pas à ses prières…. Et de cette union, qui fut heureuse, mais courte, naquit Laurence. Puis le baron mourut, suivi de près dans la tombe par sa jeune femme, et de nouveau madame de Frémilly resta seule avec Laurence à élever.
Dès qu'elle vit celle-ci en âge de se marier, dès qu'elle s'aperçut qu'on l'avait remarquée, et que bientôt peut-être on allait chercher à la lui enlever, l'épouvante entra dans son âme…. Et quand Jacques de Brécourt se fut déclaré et qu'elle eut appris quelle vie orageuse il avait menée jusque-là, les plus vives appréhensions l'envahirent.
—C'est tout à fait le baron de Frémilly, pensa-t-elle…. Le sort de
Laurence va être semblable au mien.
Et elle s'efforça de préserver sa petite-fille des poursuites de M. de Brécourt. Mais c'est en vain qu'on essaye de lutter contre l'amour…. On n'y échappe pas plus, quand il doit s'abattre sur quelqu'un, qu'on n'échappe au destin et à la foudre … et bientôt la baronne fut obligée de s'avouer que Laurence aimait.
Elle surveilla alors plus attentivement Jacques de Brécourt, se rassura un peu en voyant combien sa passion était profonde et sincère, quels changements elle avait apportés dans son existence jusque-là vouée au désordre, et elle avait fini, en présence du chagrin qu'elle voyait envahir sa petite-fille, et la ronger lentement, par ouvrir à Jacques de Brécourt les portes de son hôtel.
Peu à peu, la douairière avait été gagnée par la bonne grâce, par la loyauté de l'amoureux et elle commençait à lui rendre toute sa confiance quand s'était produite la visite que nous avons racontée.
Alors, tout changea…. La grand'mère fut reprise de toutes ses craintes…. C'était son sort qui attendait la pauvre Laurence … sa petite-fille adorée. Jacques de Brécourt ne valait pas mieux que le baron de Frémilly, que tous les autres hommes. Il avait joué une comédie infâme…. Il mentait mieux que les autres, sans doute…. Là était toute sa supériorité…. Mais il mentait … et il n'en était que plus dangereux puisqu'on se laissait tromper par ses apparences de sincérité.
Toutefois, avant de rompre, la baronne résolut de l'observer encore. Il devait venir passer la soirée à l'hôtel…. Elle l'étudierait une dernière fois … et d'après l'observation qu'elle ferait de son caractère, de sa duplicité,—elle croyait à sa duplicité,—elle prendrait une décision, même sans prévenir sa petite-fille … car elle voulait préserver celle-ci de l'existence qu'elle avait menée elle-même.
Cette soirée, la dernière qu'il devait passer près de Laurence … avait été fatale à Jacques de Brécourt. L'esprit prévenu par la visite qu'elle avait reçue et persuadée que Jacques de Brécourt les trompait toutes les deux, sa petite-fille et elle, madame de Frémilly interpréta toutes les paroles du jeune homme, ses plus chaleureuses protestations et ses plus sincères serments d'amour éternel, dans un sens qui lui fut défavorable.
Elle se disait:
—Comme il ment bien!
Elle avait fait une ou deux allusions très discrètes à la visite reçue.
Et Brécourt, qui n'avait pas compris, avait eu pour elle l'air de ne pas vouloir comprendre.
Elle avait été atterrée de tant de perfection dans la dissimulation.
Dès lors, et avant même que Laurence fût sortie, son parti était pris.
Il fallait arracher sa petite-fille aux trahisons, aux duperies, aux lâchetés basses de cet homme.
Il était plus redoutable peut-être que le baron de Frémilly, car il était plus perfide et plus habile. C'est du moins ce que pensa la malheureuse grand'mère, et on a vu ce qui s'ensuivit, comment elle procéda à l'exécution de l'amour le plus saint, le plus pur et le plus haut peut-être qui eût germé et se fût développé dans deux coeurs dignes l'un de l'autre, l'un pur comme la fleur épanouie au premier printemps, l'autre qu'une flamme de passion avait purifié ainsi qu'un métal souillé passé dans un feu ardent d'où il sort plus brillant et plus net.
La femme vêtue de noir qui avait joué à madame de Frémilly l'atroce comédie que nous avons vue, et qui avait brisé peut-être pour toujours l'idéal bonheur … le bonheur violent, selon l'expression de Michelet, dont jouissaient Laurence et Jacques, cette femme descendit lentement l'escalier qui menait au vestibule de l'hôtel…. Là, elle rencontra un domestique auquel elle demanda, pour dire quelque chose, son chemin et qui lui ouvrit la porte donnant sur la petite cour précédant l'hôtel.
Elle traversa, toujours à pas lents, cette petite cour, car elle marchait comme si elle avait senti sur ses épaules le poids de l'iniquité qu'elle venait de commettre.
Quand elle fut dehors seulement elle se hâta vers un homme planté tout droit au coin de la rue et qui semblait l'attendre.
Cet homme, qui n'avait pas d'âge bien défini, était de haute taille, sans barbe, et avait le visage glabre … avec de longs cheveux pendant sur ses épaules. Il avait l'air prétentieux, le regard faux.
—Eh bien? interrogea-t-il.
—L'affaire est dans le sac, dit la femme qui prit tout de suite un air de désinvolture pour dissimuler les regrets et peut-être les remords qui avaient assailli son âme.
—Elle a cru?
—Tout.
—Et la photographie?
—Elle l'a gardée.
—Bien.
—Et si elle la lui montre?
—Il croira voir son spectre.
—Quel spectre?
—Le spectre de ta soeur.
—C'est donc lui qui l'a fait mourir?
—Oui.
—Et tu ne me l'avais pas dit!
—J'avais peur que tu ne laissasses échapper quelque mot imprudent….
Comme cela tu n'as pu dire que ce que je t'avais dit de dire.
—Exactement, et mot pour mot.
—C'est ce qu'il fallait.
—Tu le hais donc bien?
—Mortellement.
—C'est un supplice pire que la mort que tu lui infliges en brisant….
—C'est ce qu'il faut, interrompit l'homme aux longs cheveux; et il ajouta férocement:
—Il ne souffrira jamais assez!
La femme ne répondit pas et suivit en silence l'homme dont elle venait de servir si utilement la vengeance.
IV
Pour Madame de Frémilly, la partie la plus dure restait à accomplir. Ce n'était pas de fermer sa porte à l'amoureux Jacques, mais de faire connaître sa décision à sa petite-fille. Bien qu'elle eût le coeur bon et compatissant, la douleur des hommes, dont elle avait conservé en son coeur la méfiance, à la duplicité desquels elle croyait toujours, la touchait peu. Mais déchirer elle-même, de ses propres mains, le coeur de son enfant adorée, de l'enfant dont elle aurait voulu, au prix de sa vie et de tout son sang, assurer l'absolue, la complète félicité, voilà ce qui lui coûtait, ce qui emplissait à l'avance son âme d'appréhensions et même d'une sorte de douloureuse terreur. Pourtant il le fallait. Il était nécessaire que Laurence ne revît plus cet homme.
Elle ne dormit pas, et dès le jour paru, dès que les domestiques furent éveillés, elle donna ses ordres. Elle fit tout préparer pour partir le matin même à la première heure.
Elle possédait un château dans le Poitou, un vieux et austère château, où elle allait quelquefois, à l'entrée de l'automne, passer un mois ou deux.
Elle allait s'y réfugier avec sa petite-fille.
Là Laurence pourrait, dans la solitude, laisser saigner sa douleur comme on laisse saigner une plaie ouverte.
Et quand elle crut que la jeune fille devait être éveillée, elle passa dans sa chambre.
Laurence ouvrit les yeux en entendant pousser sa porte, et ses lèvres s'épanouirent en un sourire quand elle vit que c'était sa grand'mère qui entrait.
Mais celle-ci était grave et triste…. Elle ne sourit pas à son enfant, à cette enfant dont elle se croyait, étant sa grand'mère, deux fois la mère.
Elle était tout à ce qu'elle venait faire là dans cette chambre, à l'exécution cruelle à laquelle elle allait procéder, et qui, par avance, torturait si douloureusement son coeur aimant.
Comme il faisait jour à peine dans la chambre assombrie par les rideaux, elle alla ouvrir la fenêtre, les persiennes.
Et un rayon pâle de soleil entra dans la pièce, faisant étinceler les délicats bibelots de la cheminée et mettant de lumineuses taches sur les vases et les statuettes.
Ce rayon vint frapper Laurence au front et se jouer dans ses boucles soyeuses et dorées, qu'il rendit presque transparentes.
Comme elle était jolie ainsi, rosée par le sommeil, toute éclairée de la joie intérieure qui l'inondait!
Mme de Frémilly ne put s'empêcher de le remarquer et son coeur se serra davantage.
Elle avait des yeux d'un noir bleu, d'une douceur extraordinaire … le teint le plus éblouissant qu'il fût possible de rêver pour une fille d'Eve à qui Dieu semblait avoir départi toutes les perfections.
Mais ce qui avivait encore cette beauté, ce qui en mettait en valeur, pour parler comme les peintres, toutes ses exquises perfections, c'était l'amour, le bonheur qui en débordaient et qui l'éclairaient comme une lumière enfermée dans un globe de cristal, dont elle fait un éclatant soleil.
Et c'est sur ce bonheur, sur cet amour que la femme qui aimait le mieux cette enfant allait tout à l'heure porter une main sacrilège et n'en plus laisser que d'informes débris.
La première pensée de Laurence s'éveillant fut pour l'homme qui était désormais tout pour elle. La première parole qui sortit de ses lèvres fut pour parler de lui.
Elle demanda:
—Il est resté tard?
—Non, ma chérie, répondit-elle.
—Qu'aviez-vous donc, grand'mère, à lui dire que je ne dusse pas entendre, comme si maintenant quelque secret pouvait subsister entre moi et celui qui bientôt va être mon mari!
Elle répéta ces mots: mon mari! avec une sorte d'adoration et d'extase qui fit passer un frisson de glace dans toute la chair de la grand'mère.
—Mon Dieu, comme elle l'aime! pensa-t-elle.
Elle ajouta, toujours mentalement:
—Je vais la tuer!
Et elle hésitait à parler. Elle ne savait comment, par quels mots tendres, assez doux, annoncer le malheur à cette douce enfant, qui ne vivait, à qui la vie ne souriait que depuis qu'elle aimait.
Laurence, qui avait perdu de bonne heure son père, sa mère, avait eu une enfance triste.
Toutes ses affections, avant de connaître M. de Brécourt, s'étaient enroulées comme des lianes fleuries autour de sa grand'mère et s'y étaient attachées, formant un faisceau odorant et coloré.
Et elle n'avait aimé personne en dehors de sa grand'mère, jusqu'au jour où Jacques de Brécourt, tout radieux et tout triomphant, était apparu dans sa vie.
Alors le faisceau s'était dédoublé.
Une partie des lianes affectueuses s'était détachée et enroulée autour de Jacques sans que madame de Frémilly pût penser cependant qu'elle était moins aimée.
Elle l'était tout autant en effet, mais la somme d'affection que pouvait contenir le coeur de Laurence s'était dédoublée et Jacques de Brécourt n'avait pas eu la plus petite part.
Avant de connaître Jacques, la beauté de Laurence, pourtant déjà remarquable, avait quelque chose de languissant et de morne.
Il lui manquait l'illumination que l'amour peut donner et qu'il lui donna en effet, et c'est ce changement, qu'elle avait remarqué, qui avait fixé madame de Frémilly sur les sentiments de sa petite-fille et sur l'étendue de ces sentiments.
Et c'est à partir de ce moment, pendant que l'enfant s'épanouissait à ses côtés, que son visage de grand'mère, que la crainte avait commencé à assombrir, s'était renfrogné, devenu soudain plus craintif et plus grave.
On comprend dès lors ce que devait souffrir la pauvre grand'mère au pied de ce lit sur lequel reposait sans défiance, la joie au coeur, le tendre agneau si adoré auquel elle allait peut-être porter le coup mortel!
Elle fit un effort, raidit son âme et dit:
—Je vais t'annoncer une nouvelle qui va te surprendre, ma chérie.
—Quoi donc? demanda Laurence qui avait pâli, pressentant elle ne savait quoi.
Et elle ajouta aussitôt:
—Il s'agit de lui?
—Non, de nous.—Nous allons partir.
—Partir!… s'écria Laurence.
—J'ai donné des ordres pour partir ce matin même pour notre château de
Marconnay.
—Pour Marconnay … en hiver?
—Oui, ma chérie.
—Et lui?
—C'est pour t'éloigner de lui.
Laurence jeta un cri.
—M'éloigner?
—Oui, ma chérie, te séparer de cet homme qui ne peut plus être ton mari.
Laurence se dressa sur son lit, livide, d'une pâleur de spectre.
Elle s'écria:
Ai-je bien entendu! Je ne suis pas le jouet d'un rêve, d'un cauchemar?… C'est bien vous, grand'mère, qui me parlez?
Madame de Frémilly soupira:
—Hélas!
C'est bien vous, poursuivit Laurence, qui me dites qu'il faut m'éloigner … me séparer de Jacques?…
—Oui, mon enfant, oui, fit la grand'mère, essayant de saisir dans ses bras sa petite-fille et de l'envelopper de ses caresses pour que le coup porté fût moins rude.
Elle ajouta:
—Il faut oublier cet homme.
—Cet homme! murmura Laurence … comme vous parlez de lui!
Elle demanda:
—Qu'a-t-il donc fait?
—Je ne puis pas te le dire, mon enfant … pas encore … mais crois-en ta grand'mère, ta grand'mère qui t'adore, qui aurait préféré mourir que de te faire l'ombre d'un chagrin, il n'est pas digne de toi et il faut l'oublier!
Laurence soupira: L'oublier!
Elle ajouta, violente, ardente:
—Oublie-t-on le soleil quand il vous a échauffé de ses rayons? Est-ce que la fleur à qui il a donné la couleur et la vie l'oublie?… Est-ce vous, grand'mère, qui me parlez ainsi?
—Moi, mon enfant, moi qui connais les hommes, qui ai souffert par eux.
—J'aimerais mieux souffrir par Jacques et n'être pas séparée de lui!
—Pourtant, s'il te trompait, s'il ne t'aimait pas…. S'il en aimait une autre…. Et si tu le voyais?
—J'essaierais de le ramener à moi.
—Mais tu souffrirais cruellement.
—Moins cruellement que si j'en étais séparée.
Et puis, reprit l'enfant, ce n'est pas vrai. Jacques ne peut pas en aimer une autre. J'ai foi en lui. Je connais son âme, comme il connaît la mienne. Avouez-moi que c'est pour m'éprouver, grand'mère, ce que vous venez de me dire, que nous ne partons pas, que nous ne nous éloignons pas de Jacques.
—Je l'ai chassé! dit madame de Frémilly, impitoyable.
—Jacques!
—Je l'ai chassé de notre maison et il n'y remettra plus les pieds.
En entendant ces cruelles paroles, rendues plus cruelles encore par le ton dont elles avaient été dites, Laurence poussa un faible cri, semblable à celui d'une brebis dont un couteau vient d'ouvrir la gorge, et elle retomba sur son lit, si pâle, les lèvres si décolorées, que madame de Frémilly la crut morte.
Elle se jeta sur elle en sanglotant et en criant:
—Ma chérie, ma petite-fille…. Je l'ai tuée, je l'ai tuée!…
Elle sonna à tour de bras pour appeler au secours.
Les servantes accoururent de tous les côtés.
Et madame de Frémilly leur cria, affolés:
—Un médecin, vite! vite!
—Mademoiselle est malade?
—Oui, allez!
Mais déjà Laurence avait ouvert les yeux. Une légère rougeur colora ses joues…. Elle entoura en pleurant le cou de sa grand'mère.
—Ah! grand'mère, grand'mère! gémit-elle. Elle ne pouvait pas dire autre chose…. Elle ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu'elle ressentait, pour dire l'intensité de sa douleur.
La grand'mère, qui mêla ses larmes aux siennes, dit:
—Pleure, mon enfant, pleure, ma petite-fille, cela te fera du bien.
—Je l'aime tant! soupira la malheureuse.
—Oui, tu l'aimes beaucoup.
—De toute mon âme.
—Quel malheur! mon Dieu, quel malheur! soupira la pauvre grand'mère.
Laurence dit:
—Je ne le verrai plus?
—Non, il ne faut plus le revoir.
—Qu'a-t-il fait?
—Il te mentait, comme tous les hommes.
—Il me mentait?
—En te disant qu'il t'aimait.
—Oh! non, grand'mère, je ne le croirai jamais.
—C'est une autre femme, dit madame de Frémilly, qu'il aimait.
—Une autre femme?
—Qu'il allait voir en sortant de chez toi, en sortant de te faire des serments qu'il lui avait déjà faits à elle.
—Oh! grand'mère, je ne croirai jamais cela!
—C'est cette femme qui est venue, que j'ai vue, cette femme aimée de M. de Brécourt.
—Et si elle vous avait menti, grand'mère?
Pour toute réponse, madame de Frémilly sortit de son sein la photographie que la visiteuse lui avait remise.
Laurence la fixa un instant de ses yeux hagards, comprit, et tout son sang sembla se tarir dans ses veines. Elle devint si pâle que sa grand'mère crut qu'elle allait s'évanouir de nouveau et s'élança pour la recevoir dans ses bras. Mais Laurence ne perdit pas connaissance, cette fois.
Elle se raidit, continua à regarder l'image avec une expression horrifiée. Toute sa foi l'abandonnait, et toutes ses illusions s'effeuillaient.
On eût dit que son coeur, ouvert à l'amour, au bonheur, s'était refermé soudain et desséché comme une tendre fleur qu'un vent aride vient de brûler.
Elle ne croyait plus à rien, puisqu'elle avait été trompée par lui, par lui qu'elle mettait au-dessus de tous les hommes, à qui elle attribuait toutes les vertus, dans lequel elle avait eu foi comme en Dieu lui-même.
Elle demanda d'une voix mourante:
—Il aime cette femme?
—Il l'a aimée … il l'aime peut-être encore … il allait la trahir … l'abandonner pour toi, elle et son enfant.
—Ainsi cet enfant?…
—C'est son fils. C'est leur fils. Tu avais volé à cette femme son soutien, le père de son enfant.
Laurence n'en entendit pas davantage.
Elle courba le front, ce beau front si resplendissant quand la lumière de l'amour l'éclairait, et maintenant tout assombri, et elle dit:
—Partons, grand'mère.
—Quand, ma chérie?
—Tout de suite.
—Je vais donner des ordres, dit madame de Frémilly.
Une heure après, elles avaient quitté toutes les deux l'hôtel de la rue
Caumartin.
Et quand M. Mareuil, l'ami de Jacques de Brécourt, qui s'y était présenté l'après-midi, revint vers celui-ci, qui l'attendait avec une impatience plus facile à comprendre qu'à exprimer, il ne put que lui dire ceci:
—Je n'ai vu personne.
—Elles ne t'ont pas reçu?
—Elles sont parties.
—Parties? s'écria Jacques, qui se leva tout blême, effrayant à voir.
—Toutes les deux, dans la matinée, paraît-il.
—Elle l'emmène, fit Brécourt. Elle l'emmène pour que je ne la revoie plus. Tout est fini. Elle veut nous séparer, nous séparer à jamais!
Et le pauvre garçon se laissa tomber accablé sur un siège près de lui.
Il ajouta:
—Elle l'emmène. Et elle ne m'aime pas, elle, puisqu'elle l'a suivie … puisqu'elle a obéi sans résistance, sans m'avoir averti, sans un mot, sans rien. Hier, elle ne m'a rien laissé soupçonner … et pourtant elle savait, elle devait savoir. Que s'est-il passé?
—Je ne sais rien de plus, dit Mareuil. Elles sont parties brusquement.
Personne ne s'y attendait.
—Elle est partie et je reste là, ignorant tout, sans qu'on m'ait expliqué….
Il demanda:
—On ne sait pas où elles sont allées?
—Dans un de leurs châteaux, en Poitou.
—A Marconnay…. Ah! je les poursuivrai jusque-là et je saurai pourquoi elles m'ont abandonné.
—Les femmes sont changeantes, dit le sceptique Mareuil…. Peut-être ne t'aime-t-on plus.
—Peut-être, fit Jacques de Brécourt assombri.
—Et alors, dit son ami, tout ce que tu feras….
—C'est possible, en effet, qu'elle ne m'aime plus, murmura Brécourt, et alors je n'aurai plus qu'à mourir!
Il cessa de parler et resta abîmé dans ses réflexions, plus sombres et plus menaçantes que les plus sinistres ciels d'orage.
Il en sortit quelques instants après pour dire:
—Oh! si elle en aimait un autre!
—Eh bien? interrogea Mareuil.
—Je le tuerais! fit Jacques avec violence.
—Tu deviens tragique, dit Mareuil, comme un amant de mélodrame.
—C'est peut-être que jamais amant de mélodrame n'a aimé une femme comme j'aime Laurence.
—Bah! tu feras comme les autres, tu te consoleras, et dans un an tu n'y penseras plus.
—Non, dit Jacques, car je serai mort.
—Tu es sinistre, fit Mareuil…. Viens avec moi au tir, cela te distraira…. Il y a une poule…. Tu tirais bien autrefois. Tires-tu toujours?
—Je ne sais pas. Je vais partir.
—Où?
—Là-bas.
—A Marconnay?
—Oui. Je veux en avoir le coeur net. Je la verrai. Elle m'expliquera….
—On ne te recevra pas.
—Je pénétrerai de force jusqu'à elle.
—Une escalade?
—S'il le faut. Elle ne peut pas me laisser ainsi, après les serments qu'elle m'a faits, les rêves qu'elle m'a laissé entrevoir. Il faut que je sache ce qui l'a changée, pourquoi, à la veille même de notre mariage, on me chasse de chez elle sans raison; car on m'a chassé, Mareuil, chassé, comme si j'avais commis quelque acte indigne. Je ne puis pas supporter un tel affront, si je pouvais à la rigueur me consoler de mon amour perdu; mais je ne m'en consolerai pas et cela m'est plus sensible, hélas! que l'affront subi. Mais qu'ai-je fait? Qui a pu éteindre en son coeur la flamme dont elle brûlait pour moi et dont elle semblait heureuse de brûler, elle me l'a dit! Je ne la soupçonne pas, je n'y comprends rien. Mon esprit se perd. Et je ne vois, je ne comprends qu'une chose, c'est que je ne puis rester ainsi dans cette incertitude, dans ces tortures, et que j'irais chercher, fût-ce au fond des enfers, le mot de cette énigme!
—Je n'essaierai pas de te retenir, dit Mareuil; je conçois ton état d'âme, bien que je le trouve un peu exagéré; mais quand on aime!…
—Je vais prendre le train, ce soir, déclara Jacques, et demain, je l'espère, je serai fixé.
V
Jacques de Brécourt ne devait être fixé ni le lendemain, ni les jours suivants. Mais avant de raconter ce qui se passa au château de Marconnay, nous allons suivre d'autres personnages dont le rôle, encore obscur, devait avoir sur la suite de cette histoire de si tragiques conséquences.
La visiteuse mystérieuse de madame de Frémilly s'était éloignée avec l'homme qu'elle avait rejoint, et avec qui elle avait eu le court entretien que nous avons reproduit, du côté de Montmartre. Elle avait pris la place de la Trinité, monté la rue Blanche et suivi le boulevard extérieur jusqu'à l'entrée du passage de l'Elysée-des-Beaux-Arts, ruelle étroite, obscure même en plein jour, et où la bise sifflait, l'hiver, lamentablement. Elle était, nous l'avons dit, entièrement vêtue de noir, l'air humble et assez convenable, la figure souffreteuse et triste. Elle ne parlait plus. Elle marchait docilement aux côtés de son compagnon, qui, satisfait sans doute de la réussite de son odieuse machination, portait haut la tête et avait l'air de s'offrir à l'admiration de tous les passants. C'était un homme encore jeune et de visage déjà flétri, portant de longs cheveux et dont la mise annonçait une détresse cachée. Il était vêtu, en effet, d'un paletot dont l'étoffe était abominablement râpée aux coutures et dont le col était orné d'une fourrure bon marché et usée où le cuir apparaissait par endroits. Il était coiffé d'un chapeau de feutre à larges ailes, décoloré par les pluies, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir la démarche hautaine de l'homme qui se croit le point de mire de tous les regards. Son nom était aussi prétentieux que toute sa personne, il se nommait Régulus Boulard et était aide-préparateur chez un grand photographe du boulevard. Sa compagne s'appelait Noémie Dartel.
A l'entrée du passage, Régulus demanda à Noémie:
—Tu as pris la clef?
—Oui.
—Et tu l'as enfermé?
—Le petit? A double tour.
—Et qu'est-ce qu'il a dit?
—Il pleurait.
—Il geint toujours.
—Dame! il s'ennuie, cet enfant, à ne pas sortir.
—Tu ne voudrais pourtant pas que je le ballade sur les boulevards.
—Non, mais de temps en temps on pourrait lui faire prendre l'air.
—Pour lui donner des goûts de vagabondage. Non non, laisse-moi l'élever. Je sais ce qu'il faut aux enfants. Et j'en ferai un homme!
—Son pauvre père, gémit Noémie, qui l'aimait tant!
—Pourquoi l'a-t-il abandonné?
—Ce n'est pas lui qui l'a abandonné, c'est moi qui l'ai emmené.
—Oui, à la suite de vos histoires. Je n'ai pas à y mettre le nez, mais pour le moment, c'est moi qui nourris le gosse, et c'est bien le moins que je l'élève à ma façon.
—Je ne dis rien, mon ami.
—Mais si; à t'entendre, on croirait que je martyrise ce petit. Fais-moi passer tout de suite pour un bourreau d'enfant.
Noémie ne répondit pas. Elle savait trop ce qu'elle devait penser des tendresses de l'homme auquel elle avait associé sa vie.
Du reste, le couple était arrivé devant l'hôtel meublé où il occupait un logement plus que modeste situé sous les toits.
Il s'engagea dans un escalier étroit qui restait noir, même en plein jour, et si froid qu'en mettant le pied sur les premières marches, Régulus et Noémie sentirent un frisson parcourir leur corps.
On eût dit qu'ils pénétraient dans l'humidité glacée d'une cave.
Ils hâtèrent le pas et montèrent jusqu'au cinquième sans rencontrer personne.
Comme ils arrivaient devant leur porte, ils perçurent de lointains et faibles gémissements.
Régulus se tourna vers sa compagne, l'air farouche.
—Il gémit encore?
Noémie avait pâli.
—Oui, dit-elle, je crois qu'il pleure toujours.
—Attends, dit le préparateur, je vais sécher ses larmes, passe-moi la clef!
—Je t'en prie, fit la femme en joignant les mains, ne le bats pas! J'ai fait tout ce que tu as voulu.
—Quoi donc?
—Cette démarche. Et je t'assure qu'elle m'a coûté; je savais que je commettais une infamie! Et si ce n'avait pas été pour mon enfant….
—Eh bien?
—Je ne t'aurais pas obéi.
—J'aurais voulu voir ça! fit Régulus menaçant.
Et il introduisit la clef dans la serrure.
Au bruit fait à la porte, les plaintes avaient cessé brusquement.
Noémie dit aussitôt:
—Tu vois, il ne pleure plus.
—Parce qu'il m'a entendu.
Il pénétra dans une pièce pauvrement meublée, aux tentures fanées et usées.
Il traversa vivement pour aller vers une porte percée au fond de cette pièce, et qu'il ouvrit avec une autre clef que Noémie lui avait donnée.
Et alors un spectacle lamentable frappa les regards du misérable et de sa compagne.
Sur une sorte de grabat aux couvertures pourries de crasse et de saleté, un enfant était étendu, amaigri et décharné comme un petit squelette.
Il pouvait avoir de quatre à cinq ans.
Les traits étaient délicats et fins.
En voyant la porte s'ouvrir, il s'était mis à trembler de froid et de peur.
L'air était glacial dans la pièce étroite, qui ne prenait jour que par une petite lucarne donnant sur le mur de la maison voisine, et il y faisait constamment nuit.
—Ah! s'écria-t-il, tu gémis, quand nous ne sommes pas là, pour attirer l'attention des voisins! Attends, je vais, moi, te faire pleurer pour quelque chose!
Il leva le fouet.
Noémie arrêta son mouvement.
—Je t'en supplie!
Puis, s'adressant à l'enfant:
—N'est-ce pas, Daly, tu ne le feras plus, tu ne pleureras plus?
Pourquoi pleurais-tu?
—J'ai peur, maman, quand je suis seul.
—Mais, mon enfant, je ne puis pas passer ma vie à te garder. Il faut que je travaille, que je sorte.
—Pourquoi ne m'emmènes-tu pas avec toi?
—Parce que ce n'est pas possible, mon pauvre petit.
—En voilà assez! fit brusquement le préparateur. Pas tant d'explications!
Et, cinglant d'un coup sec le visage de l'enfant:
—Voilà, fit-il, pour t'apprendre à être sage une autre fois.
Le petit poussa des cris affreux.
Dans la pénombre, la mère aperçut sur le visage pâle de légères taches rouges.
C'était du sang.
Elle devint folle.
—Misérable! hurla-t-elle, en se tournant vers Régulus…. Tu veux donc me le tuer? Et pourtant, tu sais ce que tu m'avais promis. Mais je vois maintenait ce que vaut ta parole. Et je ne te céderai plus, je ne servirai plus tes basses rancunes.
Le préparateur haussa les épaules.
—Tais ton bec, fit-il rudement.
Et il leva de nouveau son fouet.
—Tu me frapperais, moi aussi?
—Je me gênerais.
—Lâche! frapper une femme et un enfant!
—Assez, hurla Régulus, assez!
Et son regard devint si féroce que Noémie ne répliqua plus.
Elle prit son enfant dans ses bras et s'efforça de le consoler.
Régulus passa dans l'autre pièce.
Il jeta sur un meuble son large chapeau.
Et il passa, d'un geste prétentieux, et qui lui était habituel, sa main dans son épaisse et longue chevelure.
Puis il dit d'un ton rude:
—Tu ferais mieux d'allumer le feu que de passer ton temps à des jérémiades. J'ai faim, moi, et rien n'est prêt!
—Il faut bien, dit la mère, que je panse mon fils.
—Qu'est-ce qu'il a?
—Il saigne.
—Quelque écorchure! La belle affaire!
—Ah! fit la mère, tu n'as pas de coeur!
—Pourquoi en aurais-je?… Pour souffrir?… Ah! ça m'aurait fait une belle jambe avec la vie que le sort m'a faite. Une vie de chien passée à traîner la misère, où rien ne m'a réussi, où tout m'a claqué dans la main, la fortune, le bonheur. Le bonheur! J'étais né pour être heureux, mais il y a un homme qui a été comme mon mauvais génie, c'est ce Brécourt dont j'ai essayé de me venger. Depuis que j'ai l'âge de raison, je suis jaloux de lui, je l'ai trouvé constamment sur mes pas, réussissant où j'échouais, me souillant pour ainsi dire au nez et à la barbe tout ce qui pouvait m'arriver d'heureux.
Il rejeta ses cheveux en arrière, fit une pause, et se campant devant Noémie qui venait d'entrer dans la pièce, tenant son enfant dans les bras:
—Ah! tu veux, savoir pourquoi je t'ai envoyée là-bas! Pourquoi je t'ai fait faire ce que tu considères comme une infamie? Je vais te le dire, je vais te dire pourquoi je hais ce Brécourt, et pourquoi j'ai voulu, à mon tour, lui faire du mal. Cela a commencé au collège d'abord. Il était riche, j'étais pauvre. Il était bien habillé, j'avais presque des haillons dont j'étais honteux devant les autres. Tu n'as pas connu, toi, ces humiliations d'être élevé dans un milieu au-dessus de la position qu'on peut occuper, et où tout vous humilie. Mon père, un pauvre littérateur, mort en laissant des dettes, avait obtenu pour moi une bourse et j'étais élevé dans ce collège où tous les autre payaient, et c'était moi qui essuyais, sans pouvoir me plaindre, toutes les rebuffades et toutes les mauvaises humeurs des pions et de mes camarades plus fortunés. Si j'essayais de me révolter, tout le monde me tombait dessus. J'étais le souffre-douleur, la bête puante, que tout le monde repoussait. Je ne travaillais pas. A quoi bon! Je passais mon temps à ronger mon frein, à méditer des revanches sournoises contre mes maîtres et contre mes camarades. Un de ceux-ci surtout me tirait l'oeil, me faisait changer le sang en bile envieuse. C'était Brécourt. Beau, riche, fort, choyé de tous, sa vie m'apparaissait aussi radieuse, aussi joyeuse que la mienne était obscure et triste. Il ne me parlait jamais et semblait m'ignorer. Mais j'étais sûr que si je formais un souhait, un désir, Brécourt était là, pour me souffler ce que je souhaitais et ce que je désirais.
Après le collège, je le perdis de vue. Puis, un jour, ayant besoin de capitaux pour monter une affaire que je croyais appelée à un grand avenir, je songeai à lui. Il était riche. Il pourrait peut-être me prendre quelques actions.
Je me dirigeai vers l'hôtel qu'il habitait en ce moment avec sa mère dans l'avenue des Champs-Elysées. Je fus reçu par un domestique en culotte qui me demanda dédaigneusement mon nom après m'avoir dit qu'il ne savait pas si M. Jacques était là.
—M. Jacques—Brécourt se nommait Jacques—menait déjà, au sortir à peine du collège, ce qu'on appelle la haute vie.
Il avait équipages, chevaux de selle, des maîtresses que l'on citait. Il faisait courir. Bref, il jetait l'or par les fenêtres.
Mais me recevrait-il? Se souviendrait-il de moi? J'en doutais.
Le domestique revint, et, à mon grand étonnement, me dit que M. Jacques m'attendait.
Il me fit traverser plusieurs salons, tous plus luxueux les uns que les autres, et m'introduisit dans une petite pièce, une sorte de fumoir, décorée de têtes de cerf, d'attributs de chasse, et autres babioles, où il me dit d'attendre.
Je m'assis sur un grand fauteuil en cuir de Cordoue et Jacques de Brécourt parut presque aussitôt dans un élégant déshabillé du matin, la cigarette à la bouche.
Il me fit asseoir, m'offrit un cigare, dit qu'il se rappelait parfaitement le temps passé ensemble au bahut et me demanda ce que je désirais.
Je lui expliquai aussi clairement que je le pus, car je me sentais un peu mal à l'aise avec ma mise inélégante dans ce milieu si luxueux. Je lui expliquai, dis-je, aussi clairement que je le pus, ce que je voulais de lui.
Il m'écouta distraitement.
Et quand j'eus terminé, il me dit:
—Je ne m'occupe pas d'affaires et je n'ai aucune envie de m'en occuper.
Mais comme je ne veux pas que vous soyez venu pour rien….
Il tira de sa poche un billet de cinq cents francs et me le tendit.
Le rouge de la honte me monta au front.
Je vis dans cette offre humiliante une insulte qui n'était peut-être pas dans la pensée de mon ancien camarade.
Et je repoussais le billet en disant:
—Mais je ne demande pas l'aumône.
Et je partis.
Je n'avais pas fait dix pas que je regrettai mon geste et surtout le billet. Mais plus mes regrets étaient cuisants, plus saignante était la blessure faite à mon amour-propre.
Je sortis, le coeur ulcéré, en jurant de me venger.
Me venger! Comment? comment atteindre un homme que sa position, sa fortune mettaient si fort au-dessus de moi?
Je rongeai mon frein et n'y songeai plus.
Mon affaire tomba à l'eau. Je fus obligé, pour vivre, de chercher quelque travail à faire. J'entrai chez un copiste, et c'est à ce moment-là que je connus ta soeur.
Régulus s'arrêta. Il avait parlé âprement, avec une sorte de rage concentrée qui avait remué et ramené à la surface toute la rancune amassée en lui et qui y formait comme une lie d'amertume. Il était épuisé.
Il passa la main sur son front.
—Cette fois, poursuivit-il ensuite, ce fut le comble. La goutte d'eau qui fait déborder le vase allait tomber dans la coupe.
Il resta un moment silencieux comme pour recueillir ses pensées. Noémie, son enfant sur les genoux, l'écoutait avec une sorte d'épouvante, frissonnant sur le bord de l'abîme de cette âme qui s'ouvrait ainsi devant elle.
Il reprit avec une nouvelle violence:
—Oui, la coupe devait déborder, et elle déborda!
C'est à cette époque que je rencontrai Aurore.
—Ma soeur?
—Oui. Tu venais de partir, toi, pour l'Amérique. Aurore vivait seule avec sa mère. Elle travaillait chez une grande fleuriste du boulevard, où je l'avais aperçue en passant. Elle était plus fraîche que les fleurs qu'elle vendait, et son teint était plus éclatant. J'en devins fou. Je connaissais ta mère. Je lui parlai. Elle ne demandait pas mieux que de me voir épouser sa fille. Mais il fallait le consentement d'Aurore et dès les premiers mots que je lui dis elle souffla sur mes espérances et les éteignit. Elle ne m'aimait pas. Elle ne m'aimerait jamais. Son coeur était pris déjà. Et sais-tu qui elle aimait? s'écria Régulus en interrogeant avec force la pauvre et nonchalante Noémie.
—Comment le saurais-je? murmura celle-ci qui berçait les douleurs de son fils.
—Elle aimait cet homme! fit avec un éclat de voix, qui fit résonner les vitres de la misérable pièce, l'aide-préparateur de photographie.
Noémie, qui ne pensait plus à M. de Brécourt, demanda:
—Quel homme?
—Jacques de Brécourt.
—Ma soeur?
—Ta soeur. Où l'avait-elle vu? Lui avait-elle parlé seulement? Avait-il seulement, lui, fait attention à elle? Je l'ignorais. Mais elle, elle en était folle. Elle en avait perdu l'appétit et le sommeil. Elle ne voyait que lui, ne pensait qu'à lui, et cela sans espoir! Car elle ne songeait pas à devenir sa maîtresse, et peut-être, lui, n'aurait-il pas voulu d'elle! Mais c'était comme un fait exprès. Je retrouvais ce misérable sur mon chemin et me prenant le seul bien qui peut-être eût changé ma destinée et fait un heureux du damné que je suis devenu!
Il s'arrêta encore.
Il allait et venait de long en large dans l'étroite pièce, misérablement meublée, avec des mouvements de bras et de cheveux qui voulaient être tragiques, mais qui frisaient souvent le ridicule.
Puis il continua, en scandant ses mots:
—Cet homme, que je haïssais déjà, que j'avais toujours envié, me volait mon amour, mon bonheur, me réduisait, malgré lui, c'est vrai, à l'abandon et au désespoir. Mais je ne lui en voulais pas moins, et si j'avais pu, à ce moment, l'anéantir…. Mais je ne pouvais même pas le provoquer, me poser en rival. C'était une célébrité de salles d'armes, et je savais que souvent il avait, comme tireur, gagné des prix dans les matches au pistolet. Or, je n'avais jamais tenu une épée, je n'avais eu ni le temps ni le moyen d'apprendre les armes. Il m'aurait embroché comme une mauviette ou massacré comme un lapin. Je dus me borner à ronger mon frein, à essayer de détourner de lui la pensée d'Aurore. J'aurais plutôt détourné un fleuve de son courant ou arrêté le soleil. Et je n'avais réussi, en essayant de briser son idole, qu'à changer l'indifférence d'Aurore pour moi en une véritable haine.
Elle me haïssait de l'aimer. Elle me haïssait de détester l'autre.
Et pourtant, je le sus à ce moment, lui, ne l'aimait, point, ne l'avait peut-être jamais remarquée. Il l'ignorait. Mais Aurore n'en était que mieux possédée.
Enfin, un jour—on t'a raconté cette histoire, sans t'en faire connaître les causes, sans doute—Aurore ne rentra pas chez elle le soir.
Sa mère passa la nuit dans une angoisse sans nom, et, dès le lever du jour, elle vint me faire part de son malheur.
—Elle est allée retrouver cet homme, dis-je aussitôt, car je ne pouvais pas penser autre chose.
Et j'ajoutai, avec un sentiment d'amertume et de jalousie qui déborda malgré moi:
—Elle est sa maîtresse. Elle a préféré le déshonneur à l'amour d'un honnête homme!
Madame Dartel pleurait et murmurait, sans pouvoir dire autre chose:
—Je n'aurais pas cru ça d'elle. C'était une honnête fille. L'autre, je ne dis pas.
—C'est de toi, fit Régulus en s'interrompant, qu'elle parlait.
—Oui, je sais, dit Noémie, elle ne m'aimait guère et n'avait pas beaucoup d'estime pour moi.
—Mais, reprit le préparateur, ce n'était pas ce que nous croyions. Aurore n'était pas coupable. Elle s'était noyée, noyée du désespoir de n'être pas aimée. On avait retrouvé son corps dans la Seine, sous un bateau de blanchisseur. Et des sergents de ville, au moment où nous méditions de nous rendre chez M. de Brécourt pour lui redemander celle qu'il avait perdue, des sergents de ville, dis-je, vinrent nous en prévenir.
Ta mère était habillée, prête à partir.
Une idée de vengeance me passa par l'esprit.
—Il faut, lui dis-je, aller quand même chez cet homme.
—Pourquoi faire?
—Pour lui dire de venir contempler sa victime. Ce sera son châtiment!
Ta mère hésitait.
—Je l'entraînai presque malgré elle jusque dans l'hôtel de Jacques de
Brécourt, qu'elle emplit de ses gémissements et de ses pleurs.
Au bruit que nous faisions tous les deux, car madame Dartel larmoyait et moi je bousculais les domestiques qui ne voulaient pas nous laisser passer, une porte s'ouvrit et Jacques de Brécourt parut.
Il fut très étonné en nous voyant.
Il ne connaissait pas madame Dartel.
Il ne connaissait pas sa fille, comme je m'en convainquis à ce moment, et il nous regardait tour à tour, d'un air ahuri, cette dame en noir pauvrement mise et qui pleurait, et moi, son ancien camarade qu'il n'avait pas revu depuis le jour où je lui avais jeté pour ainsi dire à la figure le billet de banque qu'il m'offrait.
Et il demanda, sans cacher sa surprise:
—Qu'est-ce qu'il y a?
Puis s'adressant à madame Dartel:
—Que voulez-vous, madame?
Celle-ci, qui avait senti, en apercevant celui qu'elle prenait pour le séducteur de son enfant, tout son chagrin et toute sa colère lui revenir, répondit durement:
—Je veux ma fille!
Jacques eut un sursaut.
—Votre fille?
—Ma fille que vous avez tuée, misérable!
Jacques regardait cette femme comme il eût regardé une folle.
Il croyait sans doute qu'elle l'était.
Je pensai que je devais intervenir.
Et je lui dis:
—La fille de cette malheureuse s'est noyée.
—Eh bien?
—Elle est folle de douleur! Il faut lui pardonner.
—Mais, fit mon ancien camarade, dont ces paroles n'avaient fait que redoubler l'étonnement, que puis-je à cela?
—Cette jeune fille, expliquai-je, vous aimait.
—Moi!
—Vous…. Aurore Dartel.
—Je n'ai jamais, dit-il, connu personne de ce nom-là.
Et c'était vrai.
Jamais il n'avait vu même la malheureuse.
Je lui dis qui elle était, où elle travaillait.
Il ne la connaissait pas.
Il allait peut-être s'apitoyer sur le sort de cette petite, morte d'amour pour lui sans qu'il le sût.
Mais j'entraînai madame Dartel et nous allâmes à la Morgue réclamer le corps d'Aurore.
Je n'essayerai pas de décrire l'impression que je ressentis quand je vis cette malheureuse, hier encore si rayonnante de jeunesse et de beauté, et que j'avais tant aimée, le corps tuméfié, les lèvres couleur des violettes de la mort…. Je me jetai sur ces pauvres restes décolorés et boursouflés avec des gémissements et des sanglots qui auraient touché le coeur le plus barbare, et je m'écriai, pensant à celui qui était l'auteur, fût-ce involontaire, de cette mort, à celui qui me l'avait prise, comme il m'avait pris tout ce que j'avais désiré.
—Ah! tu me paieras cher cette mort!
Et à partir de ce moment, je cherchai quelle vengeance je pourrais exercer contre cet homme, qui m'avait été déjà si funeste et qui devait me poursuivre, pensais-je, jusqu'à la mort.
Je n'avais rien trouvé, quand j'appris par les journaux le prochain mariage de Jacques de Brécourt et de mademoiselle de Frémilly, mariage d'amour, disait-on.
Il y avait alors plusieurs années que j'avais perdu Jacques de vue.
Je ne suivais plus sa vie, car je voulais l'oublier.
La nouvelle que je venais de lire raviva toute ma haine, tous mes désirs de vengeance que je croyais éteints, mais qui n'étaient qu'assoupis.
Je ne l'avais pas revu.
Il m'avait oublié, lui, sans doute, depuis longtemps, quand il vint se faire photographier dans la maison où je suis employé.
Me reconnut-il? Je n'en sais rien, mais il n'eut pas l'air de me voir, et ce dédain accentua encore mon ressentiment.
Tu sais le reste, comment je fabriquai cette photographie.
—Et comment, dit Noémie sourdement, tu m'associas à cette infamie, à laquelle j'ai eu la faiblesse de me prêter.
—Le regrettes-tu?
—Oui, car il me semble que cela me portera malheur, nous portera malheur peut-être à tous les deux.
—Cela ne nous porterait malheur, dit Régulus, que si ça ne réussissait pas, et même si je réussissais, si je tuais son amour comme il a tué le mien, ce ne serait pas fini!
Et il eut, en prononçant ces paroles, un regard si effrayant de menace et de haine, que la tremblante Noémie tressaillit de tout son corps et le regarda avec des yeux blancs de terreur.
VI
Dans le wagon-coupé que madame de Frémilly avait loué pour elle et pour sa petite-fille, Laurence, qui regardait par la portière disparaître dans le lointain les dernières maisons hautes et grises appartenant à la mer de constructions qui est Paris, Laurence, les yeux gros d'un chagrin à grand'peine contenu, laissa échapper tout à coup le torrent de ses pleurs.
La grand'mère, qui regardait dehors, toute rêveuse, se précipita vers sa petite-fille, la seule joie désormais de ses vieilles années.
Et avec une expression de tendresse où se voyait la plus sincère, la plus ardente affection:
—Tu pleures, ma chérie? Qu'as-tu?
—Je ne le verrai plus! se contenta de répondre la plaintive Laurence.
Et elle ajouta, avec un redoublement de sanglots:
—Plus jamais!
Madame de Frémilly la prit dans ses bras, serra sur son coeur la tête adorée de l'enfant, si jolie … et sur laquelle les larmes mettaient une rosée, comme une belle fleur épanouie à l'aube.
Et elle murmura doucement à son oreille:
—Tu m'en veux? Et je t'ai fait de la peine … beaucoup de peine?
La douairière ajouta:
—C'était pour ton bien, ma chérie.
—Oui, dit Laurence, je le sais, et je ne t'en veux pas, mais cela ne m'empêche pas de souffrir.
—Et tu souffres?
—Beaucoup, autant qu'on peut souffrir.
—Pauvre mignonne! fit la grand'mère, violemment émue.
—Pourtant, dit-elle ensuite, tu aurais souffert davantage, ma pauvre enfant, si tu avais été trahie après….
—Peut-être ne m'aurait-il pas trahie….
—Qui trahit avant trahit après, mon enfant … quand on a l'habitude de la trahison … c'est comme lorsqu'on a l'habitude de l'ivresse … qui a bu boira…. qui a trahi, trahira. Crois en l'expérience d'une femme qui a passé par là, ma chérie, et qui sait ce que l'on souffre d'être trahie … qui a vu ses plus belles années assombries, empoisonnées par les mensonges et les perfidies de l'être en lequel elle avait eu la faiblesse de croire, et qu'elle eut longtemps, même après ses tromperies, la folie d'aimer…. D'ailleurs, tu aurais commis une mauvaise action, mon enfant, en arrachant cet homme à une femme à qui il a fait sans doute des promesses, qui lui a peut-être voué sa vie, et à un enfant qui tient de lui l'existence et à qui il doit, lui, son affection et ses soins….
A ces paroles, qui lui rappelaient toute l'horreur des révélations faites, Laurence fit un geste comme pour écarter d'elle une vision trop funeste, et elle dit:
—Oui, grand'mère, ne parlons plus de cela, ni de lui. Je t'aime!
Et, d'un mouvement charmant, plein de confiante affection, elle se jeta dans les bras de sa grand'mère, qui se refermèrent sur elle, tout frémissants de tendresse.
—Plus tard, dit madame de Frémilly, quand tu connaîtras mieux la vie, tu me remercieras, tu me remercieras comme l'opéré remercie le chirurgien qui lui a déchiré la chair pour lui conserver l'existence.
—C'est mon coeur que vous avez déchiré, grand'mère, fit la pauvre fille, et, je ne sais pas si je ne mourrai pas de cette blessure!
—Non, ma chérie, non, s'écria madame de Frémilly, tu ne mourras pas, car je suis-là, moi, pour te soigner…. Je suis là pour te consoler et t'aimer.
—Si je ne t'avais pas, grand'mère, dit Laurence en laissant tomber sur le sein de le douairière sa tête languissante, je serais morte déjà!
—Et je ne veux pas que tu meures, moi. Je veux que tu sois heureuse, que tu sois belle, que tu sois enviée; il y a sur la terre d'autres hommes qui t'aimeront, d'autres amours qui ne tromperont pas et te seront fidèles.
Laurence secoua la tête mélancoliquement.
—Moi, dit-elle, je n'aimerai plus, personne.
Elle ajouta avec un sentiment d'amertume inexprimable:
—Ma vie est finie désormais…. Je resterai là-bas où je vais … dans la solitude où vous me conduisez … et j'y vivrai parmi les paysans et les bêtes … on ne verra plus dans le monde mademoiselle Laurence de Frémilly….
La grand'mère sourit légèrement.
—Il n'est si grand chagrin que le temps n'efface, murmura-t-elle.
—Le mien, dit Laurence, ne s'en ira jamais!
Madame de Frémilly n'insista pas.
Elle savait qu'en effet telle devait être a cette heure la pensée de Laurence, et elle n'essaya pas de la combattre,—ce qui eût été bien inutile.
Elles ne parlèrent plus. Et elles regardaient par la portière le paysage qui semblait danser autour d'elles.
Il n'y avait plus de maisons.
A perte de vue la campagne, couverte de neige, était blanche, d'une blancheur immaculée, éblouissante. Seules, des volées de corbeaux s'abattant sur les arbres chargés de frimas ou sur les labours fraîchement ensemencés, mettaient sur cette blancheur uniforme des taches d'un noir violent.
Au-dessus, le ciel était d'un gris sale, comme ouaté, d'une uniformité de ton monotone, sauf au midi, où montait un large globe rouge, couleur de sang, sans rayons, et qui était le soleil.
Autour de lui, le gris du ciel était plus clair et comme perlé.
Un lourd silence, troublé seulement par les bruits divers du rapide qui passait,—grondement sourd et régulier, fracas éclatant sous les passerelles et coups de sifflet stridents par intervalles,—pesait sur la campagne solitaire et comme figée par le froid.
Au passage du train, des oiseaux, dérangés par le bruit dans leur repos, se levaient de la branche sur laquelle ils étaient perchés et volaient, d'une aile engourdie et pesante, sur un arbre plus loin, en soulevant, du vent de leurs plumes, des petits nuages légers de poudre blanche.
Le train filait de sa grande allure régulière, brûlant avec bruit les petites stations, s'arrêtant à peine quelques minutes de loin en loin, pour repartir avec une nouvelle furie et des rugissements plus formidables.
Quand il passait sur la Loire, entre les poutrelles de fer des ponts, ou entre les rangées d'arbres qui bordaient le fleuve, le tapage était infernal, comme si tout s'était brisé autour de lui.
Le rapide entra à trois heures dans la gare de Poitiers. Madame de Frémilly et Laurence devaient s y arrêter pour prendre un autre train menant à Lusignan. De Lusignan elles avaient ensuite un trajet de près de trois lieues à faire en voiture pour arriver au château de Marconnay, où elles n'entreraient qu'à la nuit pleine. Madame de Frémilly avait envoyé une dépêche au gardien de la propriété, un nommé Auguste Dionnet, qui devait les attendre à la gare de Lusignan, avec une voiture. Le froid devenait de plus en plus vif. Le vent s'était levé et tordait la cime des arbres chargés de frimas qui se redressaient en criant.
Le coupé qui était venu chercher les deux voyageuses, attelé d'un lourd cheval, marchait, lentement sur les routes devenues glissantes et ne traversa le bourg de Sanxay, distant du château de Marconnay de trois kilomètres environ, qu'à la nuit close.
Le bourg, enseveli sous la neige, était déjà désert à cette heure, mais de nombreuses lumières brillaient aux fenêtres, derrière les vitres guillochées de givre.
Quelques chiens hurlèrent au passage de l'équipage, mais aucune porte ne s'ouvrit et la voiture passa sans être remarquée.
Elle avait dû traverser tout le bourg, et prendre ensuite, pour aller jusqu'au château, un chemin de traverse … labouré d'ornières, où l'on était horriblement secoué.
L'aspect de la campagne dans la nuit, dont l'obscurité était tempérée par l'éclat de la neige, était effroyablement triste, avec les gémissements plaintifs du vent dans les arbres, les cris lointains des chiens ou des oiseaux de nuit.
Laurence se sentait le coeur étrangement serré…. De plus, tout son corps était glacé et elle tremblait affreusement. C'était donc là, pensait-elle, en regardant par la vitre gelée, qu'elle allait vivre, dans ce froid, dans cette ombre, dans cette solitude, loin de lui, loin de tout, loin des lumières et de la vie, loin de lui surtout, de lui, en l'amour de qui elle avait cru, de lui dont la pensée l'avait fait vivre pendant des mois d'une vie intense, fiévreuse, d'une vie d'aspirations et de joie, exaltée et lumineuse, et qu'elle ne connaîtrait plus, car elle n'aimerait plus … et l'amour, dont elle allait s'efforcer d'éteindre en elle la flamme, sans y parvenir peut-être, l'amour ne se rallumerait plus en elle, pour un autre, elle le sentait bien, car elle avait un de ces coeurs qui aiment une fois, et pour la vie….
Elle ne parlait pas. Elle restait morne, plongée en son rêve sombre.
Et sa grand'mère, redoutant une nouvelle crise de larmes, respectait son silence.
C'était la pleine campagne maintenant, une campagne où, sous le ciel noir, tout était blanc, les chemins, les champs, les haies et les arbres, dont le tronc seul restait noir et formait sur les blancheurs comme un défilé d'ombres.
Le silence était absolu, la solitude profonde….
Pas une lumière au ciel … pas une lumière sur terre…. On entendait le souffle rauque du cheval tirant à plein collier dans les ornières gelées … et le gémissement des essieux fatigués.
Et, de temps à autre, un claquement de fouet ou une exclamation proférée par Auguste Dionnet, le conducteur.
Mais hors ces bruits, rien. On eût dit que le coupé roulait dans un pays inhabité.
En approchant du château le chemin devint un peu meilleur…. Moins de cahots secouèrent les voyageuses et firent crier les roues.
Mais le cheval glissait davantage et menaçait à chaque instant de s'abattre.
On roulait dans un chemin creux … entre de hautes haies plaintives, surmontées de gémissantes rangées de grands ormes….
L'obscurité y était opaque … le silence plus sourd….
Mais on approchait…. Bientôt deux ou trois lumières trouèrent la nuit…. Elles partaient des fenêtres du château, dont la masse sombre venait de se montrer au centre d'un grand espace vide, glacé, qui était un étang…. De loin, le château avait l'air d'être bâti au centre de l'étang … et d'émerger du milieu des eaux comme une demeure enchantée.
Mais il n'en était rien…. Et on était le jouet d'un effet de perspective….
La voiture avançait toujours, sur un chemin dénudé maintenant, et qui allait s'enfonçant dans la nuit.
Des chiens se mirent à hurler….
Ils avaient senti l'approche du cheval….
Auguste Dionnet leva son fouet, en toucha la bête, et celle-ci, qui sentait l'écurie près de là, ce qui l'excitait plus que le coup de fouet, essaya de galoper.
Mais c'était difficile, dans le chemin défoncé et encombré de tas de neige durcie, et il ne fit qu'imprimer à l'équipage de plus brusques sursauts.
Madame de Frémilly chercha la main de Laurence, la prit et la serra dans les siennes.
—Nous sommes arrivées, dit-elle.
Machinalement Laurence regarda à travers la vitre, vit le château, le château noir, massif, solitaire.
Et ses yeux se fermèrent.
On eût dit qu'elle avait vu une prison, ou une tombe plutôt, la tombe où allaient être enterrés son amour, sa jeunesse.
Elle eut un frisson involontaire, et madame de Frémilly, qui s'en aperçut, lui dit:
—Tu as froid?
—Un peu, grand'mère, répondit-elle.
Mais ce n'est pas au corps seulement qu'elle avait froid, la pauvre enfant, c'était au coeur!
Elle savait trop ce qui l'attendait, et pourquoi elle venait là. C'était pour ne plus le revoir!
La voiture s'arrêta enfin devant une grille. Les abois des chiens redoublèrent, et on entendit sur les pavés, dont on avait enlevé la neige, résonner le bruit de lourds sabots, en même temps que des lumières passaient dans l'ombre, semblables à des feux follets.
Puis une voix s'entendit dans la nuit:
—C'est toi, Dionnet?
—C'est moi. Ouvre!
—Madame est avec toi?
—Oui et mademoiselle.
La grille lourde, massive, roula avec bruit, sur ses gonds rouillés.
Et le coupé entra dans la cour.
Les chiens l'entouraient de sauts et de cris joyeux.
Dionnet sauta à terre, au bas du perron, vint ouvrir la portière, et madame de Frémilly descendit entre ses gens qui tenaient des lanternes pour l'éclairer, s'appuyant sur l'épaule de Laurence.
Toutes les deux avaient pris une contenance pour ne pas laisser voir à leurs domestiques le chagrin qui les rongeait et qui, pendant le cours du voyage, avait rougi leurs yeux.
Et c'est avec des sourires, des paroles affectueuses, et presque gaiement, que madame de Frémilly accueillit les souhaits de bienvenue dont on les salua, elle et sa petite-fille.
Laurence fut moins expansive. Elle avait peine à dominer la tristesse qui lui serrait le coeur à l'étouffer, et qui menaçait à chaque instant de jaillir en larmes et en sanglots éperdus.
On dirigea avec des flambeaux les deux voyageuses vers les chambres qu'elles occupaient d'habitude, quand elles venaient passer quelques semaines à Marconnay, et qu'on avait chauffées depuis qu'on avait reçu le télégramme. Elles étaient situées au premier étage, très vastes, sobrement meublées, et, malgré le feu qu'on y entretenait, très froides encore.
Quand Laurence fut seule dans la sienne, au lieu de quitter son costume de voyage et de s'habiller pour le dîner, elle se laissa tomber sur un fauteuil, lasse et découragée.
Elle sentait que la vie commençait mal pour elle.
Elle condamnait Jacques de l'avoir trompée, de lui avoir menti, car elle n'avait pas de doute sur la réalité de l'accusation portée contre lui par cette photographie qu'elle avait vue et qui lui avait mis, pour ainsi dire, la trahison sous les yeux, trahison d'hier et de tous les jours depuis qu'elle le connaissait, car il lui affirmait chaque jour qu'il l'aimait, et chaque jour peut-être il le disait aussi à cette femme qu'il n'avait pas eu le courage de quitter, sans doute parce qu'il l'aimait encore, du moins Laurence, en sa naïveté, le pensait ainsi.
Elle condamnait donc Jacques hautement, mais au fond de l'âme elle lui trouvait des excuses, et elle était obligée de s'avouer qu'elle l'aimait malgré tout, et que si elle était seule, sans la surveillance rigide de sa grand'mère, elle lui pardonnerait!
Elle souffrait atrocement de n'être pas libre de lui pardonner, de le rappeler à elle, et elle se disait que peut-être elle ne le verrait jamais plus maintenant, qu'il allait l'oublier, revenir tout entier à cette femme, ou en aimer une autre. Une autre! Et cette pensée, la plus cruelle, la plus atroce de toutes, car Laurence était plus jalouse encore de l'avenir que du passé, cette pensée lui faisait fermer les yeux de douleur, et la laissait inerte et comme anéantie, aussi languissante que si la source de vie se fût soudain tarie en elle.
Madame de Frémilly poussa la porte.
Elle était recoiffée, avait jeté un peignoir sur ses épaules.
Elle s'étonna de voir Laurence assise, ayant encore son chapeau de voyage sur la tête.
Elle s'écria:
—Tu n'es pas prête? A quoi penses-tu?
Laurence ne répondit pas.
Elle se leva, se prépara à la hâte, et elle descendit, toujours silencieuse, et sa grand'mère, qui marchait à côté d'elle dans le vaste et solennel escalier, la contemplait en soupirant, devinant ce qui se passait en elle, tout ce que souffrait ce pauvre coeur qu'elle aimait tant!
Mais pouvait-elle agir autrement? livrer sa petite-fille, si pure et si naïve, à un homme qui la trahirait peut-être le lendemain du mariage comme il la trahissait la veille?
Son devoir à elle, grand'mère, qui avait l'expérience de la vie et qui en avait tant souffert, était de veiller sur le bonheur de sa petite-fille, de la garder contre des déboires trop certains, et dont elle avait connu si cruellement l'amertume!
Et la douleur même de Laurence la raffermissait dans la résolution qu'elle avait prise de la séparer d'un homme indigne d'elle, car cette douleur même lui montrait combien était violente la passion qui la possédait, et combien elle en souffrirait, puisque, dans la pensée de madame de Frémilly, cette passion devait nécessairement être malheureuse.
Il était peut-être temps encore de guérir la pauvre enfant d'un amour funeste. Plus tard le mal eût été sans remède!
Dans la salle à manger immense et que chauffait une cheminée monumentale, dans laquelle des arbres entiers brûlaient, une petite table était dressée devant le feu.
C'était la table où madame de Frémilly et Laurence allaient s'asseoir, où elle s'assoiraient maintenant tous les jours, toujours seules.
Il n'y avait que deux couverts.
Souvent à Paris, il y en avait trois.
On ajoutait le couvert de Jacques.
Puis, à certains jours, la salle à manger était pleine d'invités et d'invitées, qui venaient complimenter Laurence, envier son bonheur.
On causait du mariage prochain, des somptuosités déjà entrevues de la corbeille.
Ici elles n'auraient personne.
Elles ne pourraient parler que de choses tristes, que de bonheurs déjà évanouis.
La vaste salle, avec ses hautes boiseries, ses tapisseries passées et son plafond élevé, son carreau nu et froid, ses fenêtres et ses portes sous lesquelles le vent gémissait, la vaste salle était horriblement triste.
Madame de Frémilly et Laurence paraissaient toutes petites et comme perdues en son immensité.
On ne la comprenait que pleine de seigneurs, d'écuyers, de pages et d'hommes d'armes, de châtelaines descendant de leurs haquenées, ou plus modestement de chasseurs nombreux venant de courre le cerf et se pressant autour d'une table de cent cinquante couverts.
Avec deux femmes seules, c'était le froid et le désert.
Cependant madame de Frémilly prit place à la table, le dos au feu.
Laurence s'assit en face d'elle.
Et le service commença, dans un grand silence, que troublait seulement par intervalles le bruit des bûches qui s'écroulaient en se consumant dans la cheminée géante, ou le bruit du vent, qui sifflait lugubrement autour du château et dont les rafales venaient se briser sur les fenêtres qu'elles faisaient gémir.
Laurence touchait à peine aux mets que l'on servait.
Elle ne prononçait pas une parole.
Et sa grand'mère ne cherchait pas à la faire parler.
Elle respectait ce silence, dont elle comprenait toute la tristesse, et elle sentait qu'il suffirait d'un mot pour faire venir les sanglots et les larmes, tant le coeur de la pauvre Laurence paraissait gonflé de chagrin.
Les domestiques qui servaient avaient déjà remarqué l'air désolé de leur jeune maîtresse.
Et ils se demandaient quel malheur était arrivé à madame de Frémilly et à sa petite-fille et les avait jetées en plein hiver, toutes seules, dans ce pays désolé.
Devaient-elles y rester longtemps? Ils l'ignoraient, car madame de Frémilly n'avait rien dit de ses projets. Et ils se rendaient compte, bien qu'ils fussent habitués à vivre là, que ce n'était pas gai pour une jeune fille et pour une femme habituées au monde, de vivre enfermées dans ce nid de hibou.
Qui les y avait amenées, et allaient-elles y demeurer?
Déjà ils pressentaient un drame, la ruine peut-être.
Et ils regardaient tour à tour la grand'mère morne et la petite-fille désespérée avec des airs où se lisait une inquiète compassion.
Mais, ni madame de Frémilly ni Laurence n'y prenaient garde.
Que leur importait ce que leurs gens pouvaient penser?
Elles étaient toutes aux angoisses qui les poignaient, la grand'mère de voir sa petite-fille si malheureuse et celle-ci de se croire délaissée après avoir nourri en son coeur de tels espoirs de bonheur, après avoir fait de si éblouissants rêves!
Il fallait y renoncer maintenant, renoncer à tout. Sa vie était là désormais, entre ces hauts murs désolés, battus par les vents d'hiver aux hurlements lugubres, au milieu de ces plaines de neige et de glace, où l'oeil se perdait et dont rien ne venait rompre la monotonie; troubler le profond et sinistre silence.
Plus de bruit, plus de fêtes, plus de mots chuchotés à l'oreille par une bouche aimée. Rien, la tristesse, le désert!…
Laurence étouffait.
Elle se leva.
Elle sentait qu'elle allait éclater en sanglots.
Elle se dirigea vers une des hautes fenêtres donnant sur la campagne, donnant sur l'espace, comme si tout à coup l'air lui avait manqué et qu'elle eût eu besoin de respirer.
Madame de Frémilly se leva aussi, courut à elle.
Et la prenant dans ses bras:
—Qu'as-tu, ma chérie? demanda-t-elle.
Laurence laissa échapper ses larmes.
Et à mots hachés, qui avaient peine à sortir de sa poitrine trop oppressée, elle dit toute sa douleur.
Madame de Frémilly, qui n'avait pas perdu tout son sang-froid, renvoya les domestiques.
Et quand elle fut seule avec Laurence, elle se mit à pleurer avec elle.
—Tu souffres, ma chérie? disait-elle. Tu es triste? Tu voudrais le revoir? Tu l'aimes? Veux-tu que je le rappelle, ou plutôt que nous allions le retrouver?
Laurence secoua la tête.
—Non, grand'mère. A quoi bon? Puisqu'il ne m'aime pas, puisqu'il m'a menti. Tu as eu raison de m'emmener. Et je devrais être raisonnable. Mais c'est plus fort que moi. Le chagrin m'étouffe. Et je suis triste, jusqu'à mourir.
—Cela passera, ma chérie.
Laurence leva vers madame de Frémilly ses yeux emperlés de larmes et demanda naïvement:
—Tu crois, grand'mère?
—J'ai souffert plus que tu ne souffriras jamais, ma pauvre chérie.
—Toi, grand'mère?
—Si tu connaissais ma vie! Mais c'est cette vie précisément que je voudrais t'éviter. Quand on épouse un homme sans conscience, vois-tu, il faut s'attendre à toutes les misères, à toutes les tortures. Toi, du moins, tu ne l'as pas épousé. Tu n'es pas sa femme, sa chose. Tu n'es pas liée à lui pour la vie … liée pour la vie, comprends-tu, Laurence? à un homme que l'on méprise, que l'on sait menteur, faux et vil, qui va porter à d'autres l'amour auquel vous avez droit, et qui vous dédaigne et vous écrase, répond à vos plaintes par des ricanements, et dont rien ne peut vous délivrer. Car les hommes et Dieu vous ont unis. C'est cela, Laurence, qui est atroce, qui est effroyable, et c'est cela que j'ai subi!… C'est cela que j'ai voulu t'éviter!
—Oui, grand'mère, je le sais, et je devrais te remercier. Je ne devrais pas me plaindre et te faire souffrir de mon malheur, mais je n'ai pas le courage, vois-tu, grand'mère, de ravaler mes pleurs, de renfoncer en mon coeur mon chagrin. La douleur est plus forte que ma volonté. Je l'aimais tant!
Et, après avoir prononcé ces derniers mots, avec lesquels semblait être passé tout le sang de son coeur, Laurence enfouit sa tête dans le sein de sa grand'mère, et pleura abondamment.
Quand cette crise fut un peu calmée, madame de Frémilly prit sa petite-fille, son enfant, sous le bras, et elle la conduisit jusque dans sa chambre.
Elle la quitta en disant:
—Prie, et tu seras forte, et tu oublieras!
Mais Laurence ne savait pas prier. Si elle avait prié quelqu'un, c'est celui dont on la séparait, et dont l'image ne quittait pas son esprit, celui qu'elle aurait voulu haïr maintenant et mépriser, et qu'elle aimait toujours, et qu'elle appelait sans cesse. Celui sans lequel la vie n'était plus qu'ombre et tristesse, et dont l'amour avait empli de lumière sa jeunesse … lumière désormais obscurcie et qui ne brillerait plus pour éclairer l'insomnie de ses longues journées, qui seraient maintenant interminables et ténébreuses, et si vides!
VII
Le lendemain, Laurence ne se leva pas. Elle n'avait pas dormi de la nuit. Elle était brisée. Elle se sentait toute glacée dans son lit. Et, dès que le jour parut, elle sonna pour faire allumer du feu et chauffer sa chambre. La servante qui se présenta lui dit que le froid avait été plus vif que jamais, pendant la nuit. «Il a gelé à pierre fendre», expliqua-t-elle, employant une expression fort usitée dans le Poitou. Et quand elle tira les rideaux et qu'elle eut poussé les persiennes, le jour eut peine à passer tant les arabesques que la gelée avait sculptées sur les vitres étaient épaisses.
—Et il fait plus froid ici que nune part, ajouta la femme, une paysanne, car le vent arrive sur le château de tous côtés, et rien ne l'arrête. Il n'y a pas même d'arbres pour protéger les bâtiments. D'un côté, c'est l'étang, de l'autre la grande prairie, aussi unie, aussi plate que l'étang lui-même.
La femme avait bien envie d'ajouter:
—Je ne comprends pas que vous soyez venues vous geler ici, en cette saison.
Elle n'osa pas.
Elle se contenta, en allumant son feu, de continuer à geindre sur la rigueur de la température. Il y a trois jours, on avait trouvé un malheureux gelé dans un fossé. Il se dirigeait sans doute vers le château, mais il n'avait pas eu la force d'y arriver. Il avait été saisi par le froid.
Laurence n'écoutait pas.
Du fond de son lit, elle regardait la fenêtre aux vitres presque opaques, et tout lui semblait empreint d'une sombre mélancolie.
Involontairement, elle poussa un soupir, qui sembla partir, tant il était douloureux, de ses entrailles mêmes.
La femme, accroupie devant la cheminée, se retourna toute surprise et demanda:
—Est-ce que mademoiselle serait malade?
—Oui, je ne suis pas bien, dit Laurence, pour expliquer sa plainte.
—Mademoiselle veut-elle que je prévienne madame la baronne?
—Non, c'est inutile de déranger ma grand'mère. Elle dort, sans doute.
Je la verrai quand elle sera réveillée.
Elle était horriblement pâle, et ses dents claquaient.
Au moment où la servante allait sortir, sans doute pour prévenir, malgré les ordres contraires, madame de Frémilly, la porte s'ouvrit, et la douairière parut. Elle entrait sur la pointe des pieds, croyant sa petite-fille endormie.
Elle fut étonnée de voir là une domestique.
Elle demanda:
—Laurence est réveillée?
—Oui, madame. Elle paraît souffrante.
Madame de Frémilly tressaillit. D'un bond, elle fut au lit de Laurence, et, la voix tremblante d'inquiétude:
—Qu'as-tu, ma chérie?
—Rien, grand'mère.
—Tu es malade?
—Mais non, grand'mère.
—Alors, que me dit Marie?
—Marie m'a entendue soupirer.
—Pourtant, comme tu es pâle!
—J'avais un peu froid.
—Il faut faire du feu.
—J'ai sonné Marie pour cela.
—Un grand feu, Marie, commanda madame de Frémilly.
Et elle s'assit près du lit de sa petite-fille.
Elle lui prit les mains.
Ces mains étaient chaudes et frissonnantes tout à la fois.
—Mais tu as la fièvre, dit madame de Frémilly, pâle d'angoisse.
—Mais non, grand'mère.
—As-tu dormi?
—Un peu, je crois.
—Un peu, tu n'en es pas sûre?
—Je ne sais pas.
—Tu as pensé à lui? Tu as pleuré? Tu as les yeux rouges. Ah! ma pauvre chérie, quel malheur que tu aies connu cet homme! qu'il y ait des hommes sur la terre! Nous aurions pu être si heureuses toutes les deux, l'une près de l'autre, nous aimant! Mais ça reviendra, vois-tu. Tu oublieras. Et tu ne songeras plus qu'à aimer ta grand'mère, à l'aimer comme elle t'aime. C'est la seule affection, celle-là, qui ne cause pas de déception, qui ne trahisse pas!
Laurence ne répondit pas.
Sa poitrine oppressée se soulevait de temps à autre.
C'était le seul signe qui indiquât son émotion, ses tortures.
Elle s'efforçait, pour ne pas affliger sa grand'mère, de retenir ses larmes, de renfermer en elle ses plaintes.
La matinée se passa ainsi. Laurence ne quitta pas son lit. Madame de Frémilly parla d'envoyer chercher un médecin. Elle refusa. Mais, dans l'après-midi, la fièvre semblant augmenter au lieu de se calmer, la grand'mère envoya à Poitiers un messager. Elle avait peine à dissimuler l'anxiété qui la rongeait.
Pendant qu'elle était près du lit de Laurence, une servante entra et lui parla bas à l'oreille. Quelqu'un était en bas qui demandait madame la baronne.
A la description que lui fit la domestique, madame de Frémilly devina quel était le visiteur.
Elle se leva d'un élan, résolue.
Et elle quitta la chambre, toute frémissante, après avoir glissé ces mots à l'oreille de la servante:
—Pas un mot à Laurence!
Puis elle se dirigea vers un salon du rez-de-chaussée.
Un homme attendait, livide d'angoisse, tout debout.
C'était Jacques de Brécourt.
Il était venu dans un cabriolet qu'il avait loué à Sanxay, après avoir voyagé toute la nuit. Il n'avait pas osé se présenter de trop bonne heure, de peur que ces dames ne fussent pas levées.
Et il voulait voir Laurence.
Il voulait la voir à tout prix, s'expliquer avec elle.
La première parole de madame de Frémilly, en le voyant, fut un coup de foudre qui anéantit toutes ses espérances.
—Vous voulez donc, cria cette femme impitoyable, la tuer tout à fait!
Jacques sursauta violemment.
—La tuer? Elle est donc malade?
—Très malade. Je viens d'envoyer chercher à Poitiers un médecin.
—Mais qu'a-t-elle?
—Vous vous en doutez bien, les émotions, le chagrin.
—Mais qu'ai-je fait? s'écria le malheureux Jacques. Pourquoi est-elle partie? Pourquoi me fuit-elle? Elle ne doute pas que je l'aime toujours, plus que jamais. Et je viens le lui répéter encore.
—Non, fit madame de Frémilly, vous ne lui répéterez rien, car vous ne la verrez pas!
—Je ne la verrai pas!
—Elle est souffrante, au lit.
—J'attendrai le temps qu'il faudra, où vous me direz d'attendre. Mais que je la voie! supplia le malheureux, dont les yeux s'étaient voilés de larmes.
—Mon devoir, dit madame de Frémilly, mon devoir de grand'mère et de mère, puisque Laurence n'a plus d'autre mère que moi, est de vous empêcher d'approcher d'elle.
—Mais pourquoi?
—Parce que votre vue ne peut qu'augmenter le mal dont elle souffre.
—Elle ne m'aime donc plus?
—Hélas!
—Pourquoi nous séparer, si elle m'aime toujours.
—Parce qu'il faut tuer en son coeur cet amour, qui ne peut être pour elle que fatal, et qu'elle cherche à le tuer elle-même.
Jacques écoutait, avec une stupeur qui tenait de l'épouvante, ces étranges paroles, dont il ne comprenait pas le sens. On l'aimait et on le fuyait. On considérait comme un fléau son amour, pourtant si sincère et si pur. Qu'est-ce que cela voulait dire?
Il allait demander à madame de Frémilly des explications … des explications catégoriques, cette fois.
Mais celle-ci prit les devants.
—Ecoutez, monsieur de Brécourt, dit-elle. Retirez-vous. N'insistez pas. Si Laurence vous aime encore—car l'amour ne meurt pas tout de suite, à l'heure où on le veut-elle n'a plus pour vous aucune estime et ne vous accorde plus aucune confiance. Un hasard, heureux pour elle sans doute, si elle a le courage de supporter son mal, l'a mise au courant de votre passé.
Jacques pâlit encore, si c'est possible.
Il s'écria avec violence.
—Mais ce passé est mort, madame, bien mort!
—Le passé ne meurt jamais! dit madame de Frémilly.
—Pour moi, madame, je vous l'affirme, déclara Jacques, il est depuis longtemps réduit en cendres, et toutes les cendres en ont été dispersées au vent de l'oubli. Oui, j'ai eu des torts. J'ai eu ce qu'on appelle une jeunesse dissipée. J'ai mené une vie de désordres. Mais je ne connaissais pas Laurence. Je ne l'aimais pas. Et, depuis que je la connais et que je l'aime, je n'ai pas eu, je vous le jure, madame, une pensée à me reprocher.
—Mon mari m'avait dit cela, fit madame de Frémilly, presque dans les mêmes termes.
—Votre mari?
—Et quelques mois à peine après notre union, le passé le reprenait, le ressaisissait dans ses tentacules immondes, et jamais il n'a pu ou voulu s'en arracher. Et j'ai passé, moi qui l'aimais, une jeunesse dans les larmes.
—Mais, s'écria le malheureux Jacques, qui de ses propres mains se serait déchiré la poitrine et l'aurait ouverte pour montrer que son coeur ne mentait pas, que faut-il que je fasse pour qu'elle me croie, pour que vous me croyiez!…
—Rien, monsieur, dit froidement madame de Frémilly. Je ne vous demande qu'une choses, si vous avez encore un peu d'affection pour ma petite-fille, c'est de vous retirer discrètement.
—Me retirer?
—Pour qu'elle n'apprenne pas que vous êtes venu.
—Ah! fit l'infortuné, en poussant un cri de détresse qui eût attendri un tigre, c'est vous qui êtes impitoyable! Si elle était là!…
—Elle mourrait peut-être de l'émotion qu'elle ressentirait. Et je ne veux pas qu'elle meure, moi, monsieur de Brécourt; c'est ma vie, et plus que ma vie, c'est ma petite-fille, deux fois ma fille!
—Rien ne pourra donc vous toucher? Ni mes protestations, ni mes larmes; car je pleure, vous le voyez. Je pleure, moi, un homme que vous croyez blasé, flétri par la débauche. Je pleure comme un enfant. Et je ne croyais pas qu'il fût possible de souffrir ici-bas ce que je souffre. S'il y a un enfer, c'est un châtiment pareil au mien, être séparé de ce que l'on aime, que les damnés doivent subir.
En effet, en prononçant ces paroles, Jacques pleurait à chaudes larmes.
Malgré son insensibilité, malgré sa défiance des hommes et de leurs promesses, madame de Frémilly sentit son coeur s'émouvoir, tant l'accent de Jacques était sincère, tant sa douleur paraissait profonde et vraie.
Et quand le jeune homme se précipita à ses pieds en sanglotant, en criant:
—Ayez pitié de moi, madame, ayez pitié de nous! Ne tuez pas un amour qui ne demande qu'à vivre et à s'épanouir au grand soleil du bonheur!
Elle fut sur le point de le relever et de le pousser dehors en lui criant:
—Allez près d'elle. Elle vous attend!
Mais, à ce moment, la pensée de la photographie infâme, de la photographie datant d'hier, qui le représentait avec une femme à qui il avait dit peut-être ce qu'il disait à Laurence, et avec un enfant à qui il devait sa protection et son affection, et qu'il sacrifiait ainsi d'un coeur délibéré, cette pensée lui revint, et tout cet attendrissement s'évanouit.
Elle ne se dit plus qu'une chose:
—Comme il ment bien!
Dès lors, Jacques fut perdu.
Elle resta rigide et glacée.
Et, désignant la porte:
—Il faut que je rejoigne Laurence, dit-elle, Laurence qui souffre et se meurt peut-être par vous.
Jacques se releva.
Il était plus blême qu'un cadavre.
—Prenez garde, madame, s'écria-t-il, de ne pas vous repentir un jour de votre insensibilité, de votre férocité.
Il ajouta:
—Je ne sais pas si Laurence mourra par moi, mais je sais bien, moi, que je mourrai par elle!
Et il sortit.
Madame de Frémilly resta un instant indécise, prête à le rappeler.
Puis elle eut un geste d'une résolution implacable.
Et elle remonta vers Laurence, pendant que lentement, comme à regret, la voiture qui avait amené Jacques se traînait hors de la cour.
Quand madame de Frémilly reparu près de sa petite-fille, celle-ci demanda:
—Qui est venu, grand'mère?
—Personne, ma chérie, répondit, la douairière, qui rougit en proférant ce mensonge, et qui eut peine à cacher son trouble.
—Je croyais, dit Laurence, que tu avais fait appeler un médecin.
—Oui, j'en ai envoyé chercher un, mais il n'est pas encore arrivé. Il n'arrivera sans doute que ce soir.
La chaleur du feu avait fait fondre la glace des vitres, et de son lit, maintenant, Laurence avait vue sur la campagne, toujours toute blanche, et dont la neige glacée s'irisait sous les rayons d'un soleil blême comme le ciel, dont il avait fini par percer les nuages.
Bientôt, sur cette blancheur, quelque chose de noir attira l'attention de Laurence. C'était une voiture, qui cheminait difficilement à travers les ornières glacées et qui semblait venir du château.
Laurence fut saisie d'un étrange pressentiment.
Sa grand'mère lui avait donc menti?
Avant que madame de Frémilly eût pu prévoir ce qu'elle voulait faire et esquissé un geste pour la retenir, elle se précipita à terre, courut à la fenêtre. Et, au même instant, une tête passa par la portière de la voiture.
Elle reconnut Jacques de Brécourt.
—Ah! grand'mère, grand'mère, s'écria-t-elle, c'est lui!
Et elle roula à terre sans connaissance.
Madame de Frémilly se précipita pour la relever.
—Quand je disais, fit-elle avec un accent de rancune intraduisible, qu'il me la tuerait!
Puis elle se pendit au cordon de sonnette pour demander du secours.
VIII
Aidée des domestiques accourus à ses coups de sonnette désespérés, madame de Frémilly transporta sur son lit la pauvre Laurence, et quand elle la vit sans mouvement, les yeux clos, blanche et rigide ainsi qu'une belle statue de marbre blanc, elle ne put retenir ce cri, qui la déchira comme un remords;
—Je l'ai tuée!
Les servantes la regardèrent avec stupeur, ne comprenant pas ce qu'elle voulait dire.
Et, pendant qu'elles prodiguaient des soins à leur jeune maîtresse, lui faisant respirer des sels, lui mouillant le front avec du vinaigre, la grand'mère, incapable de faire quoi que ce fût, s'arrachait les cheveux en sanglotant et en criant:
—Ah! qu'il revienne! qu'il revienne! mais qu'elle vive!
On ne savait pas encore ce qu'elle voulait dire. On crut qu'elle parlait du médecin que l'on était allé chercher, et une des servantes murmura:
—Il ne va pas tarder maintenant.
—Qui? fit madame de Frémilly en sursaut.
—Le médecin.
—Ah! oui, fit la baronne machinalement, le médecin.
—Auguste, expliqua la servante, a pris son meilleur cheval.
Mais la douairière ne l'écoutait plus.
Les yeux anxieusement fixés sur sa petite-fille inanimée, elle guettait un mouvement, un battement des paupières, un soupir qui lui indiquât que la vie ne s'était pas en allée de ce corps adoré.
Elle se reprochait sa dureté, sa cruauté, et se disait:
—Si elle meurt, je mourrai!
Deux heures se passèrent, deux heures terribles, deux heures mortelles pour madame de Frémilly, sans que Laurence fût revenue de son évanouissement.
Etait-elle donc morte? N'y avait-il plus d'espoir?
La malheureuse grand'mère ne savait plus que faire, que tenter. Et pas de médecin. Personne. Elle sentait que la folie la gagnait. De temps en temps, elle se jetait sur le corps insensible.
Et elle criait, dans son égarement, sans savoir ce qu'elle disait:
—C'est moi, ma chérie, moi qui te parle, ta grand'mère. Ecoute-moi! Réponds-moi! Ne meurs pas. Ne me cause pas le chagrin de mourir. Et je te le rendrai. J'irai, s'il le faut, le chercher moi-même. Je me jetterai à ses genoux et je te l'amènerai, je te l'amènerai, quand je devrais le traîner par les cheveux. Mais il ne demandera pas mieux que de revenir. Il t'aime. Il t'attend. Mais parle-moi, je t'en prie. Parle-moi. Tu me fais mourir!
Elle embrassa le front, les mains de son enfant adorée.
—Voilà, reprit-elle ensuite, on ne sait pas, on croit bien faire. Mais j'aurais bien dû voir qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimait trop! Laurence, Laurence, me pardonneras-tu?
Le silence seul répondait à ces plaintes déchirantes.
Les servantes, qui n'étaient pas au courant de ce qui s'était passé, écoutaient, regardaient, en proie à un profond étonnement.
Enfin, un roulement de voiture se fit entendre au dehors.
On annonça le médecin.
C'était une des sommités médicales de Poitiers.
Il se nommait M. Jollivet. Une soixantaine d'années, très chauve, bedonnant, le nez chargé de lunettes d'or, toujours en redingote et cravaté de blanc.
Il s'avança solennellement, se fit expliquer en quelques mots ce qui s'était passé, examina la malade et dit, en hochant la tête:
—Je crains bien, madame, que nous ne soyons en présence d'une affection grave.
—Elle va mourir! s'écria aussitôt madame de Frémilly.
—Non, madame, je ne dis pas cela. Mais j'aperçois tous les symptômes d'une fièvre cérébrale des plus violentes, et dame! c'est toujours grave.
La grand'mère répéta, comme hébétée:
—Une fièvre cérébrale?
—Oui, madame.
—Mais alors, elle est perdue?
—Non, madame, on n'en meurt pas toujours. Et mademoiselle est jeune.
Tout en parlant, le docteur griffonnait quelques mots sur un morceau de papier.
Il remit le papier à une servante.
—Allez jusqu'à la voiture, dit-il. Mon domestique vous remettra tout ce que j'ai écrit là-dessus.
Il expliqua à madame de Frémilly:
—J'ai apporté avec moi des remèdes. Je pensais que vous ne trouveriez pas ici ce qu'il faut.
—Mais, dit madame de Frémilly, que l'angoisse rongeait, elle ne reprend pas connaissance.
—Ce n'est rien, cela. Je la ferai bientôt revenir à elle. Ce qui est le plus pressé, c'est d'enrayer le mal, de combattre la fièvre qui va se déclarer avec une violence extrême.
La grand'mère demanda.
Elle posait cette question avec une anxiété cruelle.
Elle n'osait pas parler. Et on eût dit que les mots la brûlaient:
—Et avez-vous, docteur, quelque espoir?
—On a toujours de l'espoir, madame, déclara le médecin, surtout à l'âge que paraît avoir mademoiselle.
—Elle n'a pas vingt ans.
—C'est la vie dans toute sa force. Certainement nous la sauverons.
Madame de Frémilly respira un peu.
Cette phrase fut comme un baume sur la cuisson de sa douleur.
Elle ne parla plus.
Elle laissa le médecin prodiguer ses soins à sa pauvre petite-fille.
Immobile, prostrée au pied du lit, elle priait.
La crise fut terrible.
Comme l'avait prévu le médecin, la fièvre se déclara avec une grande violence. Pendant des nuits et des jours entiers, Laurence délira. Elle avait des accès au cours desquels il fallait jusqu'à quatre servantes pour la tenir et l'empêcher de se jeter par la fenêtre, puis des abattements profonds pendant lesquels elle semblait morte. Elle ne voyait pas, n'entendait pas, ne semblait avoir conscience de rien autour d'elle, une sensibilité nulle; puis c'étaient des mouvements désordonnés, des fureurs qui tenaient de la démence. Le médecin n'osait pas répondre encore de la vie de la malade, quoiqu'il eût déclaré à plusieurs reprises que les symptômes observés étaient plutôt favorables et qu'il avait bon espoir.
Agenouillée au pied de ce lit sur lequel gisait celle qu'elle s'accusait d'avoir tuée, madame de Frémilly passa les heures les plus cruelles de sa vie pourtant si éprouvée, et prit, un matin, après une nuit plus angoissée que les autres, une résolution suprême.
Pour hâter la guérison de sa petite-fille, pour sauver la pauvre enfant, pensait-elle, elle voulut que Laurence, quand elle reviendrait à la raison, quand elle ouvrirait à l'existence ses yeux maintenant pleins d'ombres confuses et son intelligence hantée de fantômes, elle voulut que Laurence vît près d'elle celui dont l'éloignement avait failli être mortel pour elle.
Elle fit porter une dépêche pour Jacques de Brécourt, et elle attendit la réponse dans un état de fièvre impossible à décrire.
Un jour se passa, un siècle.
Elle crut que Jacques s'était mis en route et allait accourir.
Rien ne vint. Mais le matin du deuxième jour on apporta un télégramme.
La réponse, sans doute.
Madame de Frémilly le prit avec une émotion si intense que sa main qui tremblait avait peine à le tenir.
Elle n'osait pas l'ouvrir.
Si c'était un refus?
Mais non, ce n'était pas possible. On disait que Laurence allait mourir.
C'était son arrivée qu'il annonçait.
Justement, ce matin-là, Laurence allait un peu mieux.
Elle avait pu dire quelques mots à sa grand'mère et comprendre ce qu'on lui disait.
Elle verrait Jacques, le reconnaîtrait, aurait un cri de surprise et de joie, et serait sauvée.
Madame de Frémilly déchira l'enveloppe.
Un cri de stupeur, de déception lui échappa.
C'était sa dépêche qu'on lui renvoyait avec cette mention; «Destinataire parti sans laisser d'adresse.»
La grand'mère eut un geste d'anéantissement.
Parti!…
Qu'allait-elle répondre à sa petite-fille?
Parti sans laisser d'adresse.
Parti désespéré, mort peut-être….
Et par sa faute.
Car elle avait été cruelle et dure!
C'est elle qui aurait tué son enfant, qui aurait de ses propres mains immolé tout ce qu'elle aimait!
Elle restait atterrée, ne pouvant détacher ses yeux de la dépêche terrible, de la dépêche fatale.
Parti!…
Sans adresse!
Comment annoncer à Laurence?
Elle en mourrait cette fois. Elle en mourrait sûrement puisque sa grand'mère ne comptait plus pour la sauver, pour lui faire reprendre goût à la vie, que sur cette joie de lui rendre Jacques qu'elle méditait de lui faire, et dont l'idée l'avait aidée à supporter ses cruelles tortures.
Elle resta longtemps silencieuse, puis une décision se lut en ses yeux.
—Qu'on m'envoie Auguste! commanda-t-elle.
Et elle sortit de la chambre.
Elle rencontra dans le couloir Auguste, qui accourait à ses ordres.
—Il faut, lui dit-elle, mon bon Auguste, que tu partes pour Paris.
—Oui, madame la baronne, fit le domestique, un peu surpris.
—Tout de suite, poursuivit madame de Frémilly, par le premier train.
—Oui, madame la baronne.
—Tu iras à l'adresse que je vais te donner. Tu demanderas M. de Brécourt. On te dira qu'il est parti, à moins qu'il ne soit revenu quand tu te présenteras. Dans ce cas, tu le verrais, tu lui dirais que mademoiselle de Frémilly est à la mort, qu'elle veut le voir, que c'est sa grand'mère qui t'envoie pour le chercher. Et tu ne reviendras pas sans lui.
—Bien, madame la baronne.
—Il faut que tu l'amènes à tout prix. S'il n'était pas rentré, il faudrait que tu cherches à savoir par tous les moyens où il est.
—Oui, madame la baronne.
—Je me fie à ton zèle, à ton intelligence. Alors tu irais le voir.
—Et je te l'amènerais?
—C'est cela même.
—Si, chez lui, poursuivit la baronne, on ne voulait pas te dire où il est, ou si on l'ignorait, tu iras à une autre adresse que je vais te donner, chez M. Mareuil. M. Mareuil est son ami, et tu supplierais M. Mareuil de te dire où tu pourrais rejoindre M. de Brécourt, que c'est moi qui l'en prie. Va, mon bon Auguste, va, ne perds pas de temps, et je te récompenserai bien!
Madame de Frémilly mit dans la main du domestique une poignée de billets de banque, et celui-ci partit aussitôt.
Il revint le lendemain.
Il avait vu M. Mareuil, et M. Mareuil lui avait dit que Jacques de Brécourt, désespéré, venait de s'embarquer à Marseille pour une expédition lointaine et pleine de dangers.
Il allait lui écrire, mais il ne savait pas quand et où la lettre lui parviendrait.
Madame de Frémilly se laissa tomber écrasée au pied du lit de Laurence.
Elle murmura:
—C'est la fatalité!
Et elle regarda avec une anxiété horrible les yeux de sa petite-fille qui s'ouvraient et qui allaient chercher Jacques, et sa bouche qui remuait et qui peut-être allait lui parler de lui, et elle se demanda avec terreur ce qu'elle lui répondrait.
Mais les craintes de madame de Frémilly furent vaines.
Quand Laurence eut conscience des choses autour d'elle, entra en convalescence, elle ne parla pas de Jacques de Brécourt. Elle n'en parla jamais.
Elle semblait avoir oublié qu'elle avait aimé, mais la tristesse infinie de son visage, qu'aucun sourire n'éclairait plus, parlait pour elle.
Madame de Frémilly comprit qu'elle n'oublierait jamais, et que si elle ne se plaignait pas, son chagrin n'en était que plus profond et plus intense.
Elle n'osait pas faire allusion aux jours d'épreuves qu'elle venait de traverser, et elle s'efforçait de tourner vers un autre côté, vers l'avenir, les pensées de sa petite-fille.
La neige avait fondu.
La prairie devant le château était toute verte.
On entendait à travers les fenêtres les oiseaux chanter dans l'air radouci.
Madame de Frémilly songea à emmener sa petite-fille, pensant qu'un voyage peut-être la distrairait.
Laurence refusa de partir.
Elle semblait se plaire dans sa solitude où elle pouvait tout à son aise demeurer enfermée dans sa douleur.
Elle était restée très pâle, très faible et extrêmement nerveuse.
La nuit elle sortait de son lit, et, tout endormie, elle errait dans les couloirs du château, semblable à une blanche apparition.
Plusieurs fois les servantes l'avaient surprise.
Elles avaient voulu l'emporter dans sa chambre, mais on leur avait recommandé de ne pas la réveiller.
Elles prévenaient alors madame de Frémilly, et celle-ci suivait pas à pas sa petite-fille, comme on suit une ombre, de peur qu'il ne lui arrivât quelque accident.
Les angoisses de la pauvre femme n'étaient pas finies.
Elle tremblait encore pour les jours de Laurence, qui semblait périr de consomption.
Elle avait consulté le médecin.
Celui-ci avait ordonné des fortifiants, tout en déclarant qu'il n'y avait rien à faire, que le mal était tout moral, qu'il fallait laisser agir le temps.
Madame de Frémilly connaissait bien, elle, le remède qu'il fallait à
Laurence, mais le remède n'était pas à portée de sa main.
Elle avait reçu une lettre de M. Mareuil lui disant que M. de Brécourt n'avait pas répondu à sa lettre et qu'il devait déjà être engagé dans le désert.
Reviendrait-il, et s'il ne revenait pas, que deviendrait la pauvre
Laurence?
Quand madame de Frémilly voyait devant son esprit se poser ce tragique point d'interrogation, elle versait des torrents de larmes et maudissait son funeste aveuglement.
On ne tue pas l'amour.
C'est lui qui tue. Elle l'avait compris trop tard.
Et ses jours et ses nuits étaient bourrelés de remords.
IX
Sur ces entrefaites, et pendant que Laurence, comme cloîtrée en sa silencieuse douleur, continuait à mener dans la solitude du château de Marconnay sa languissante existence, un incident se produisit qui sembla à madame de Frémilly de nature à amener une détente dans la situation où elle se trouvait vis-à-vis de sa petite-fille.
Celle-ci lui gardait rancune, elle le sentait bien, de l'éloignement de son fiancé, dont au fond de son âme elle la rendait sans doute responsable, car elle aurait pardonné, elle, et serait revenue à lui. La grand'mère seule avait été impitoyable. Pourtant Laurence ne lui avait jamais adressé un reproche, ne lui avait jamais demandé de nouvelles de Jacques. Elle avait eu la délicatesse et la force de se taire. Elle souffrait, mais elle enfermait en elle-même son chagrin, ce qui n'en était que plus terrible.
Avec le dégel, la campagne avait pris autour du château un autre aspect. Les prairies se déroulaient toutes vertes, à perte de vue. Des bandes de corbeaux venaient s'y abattre en croassant après avoir décrit dans le ciel de fantastiques arabesques. L'étang, couleur d'acier poli, était tigré de nénuphars et d'autres plantes aquatiques. Des volées de canards le traversaient ou venaient s'abattre d'un jet sur ses bords.
On voyait, des fenêtres, des troupeaux de boeufs passer lentement sur les routes; d'autres traîner la charrue, au loin, dans les terres labourées, et des moutons brouter paisiblement dans les prés, puis tout à coup, comme pris d'une panique, se mettre à sauter et à fuir en se serrant les uns contre les autres.
Des chiens aboyaient çà et là. Des poulains bondissaient autour de leurs mères. C'était la vie qui reprenait, la vie des champs, toujours pareille, mais qui n'est pas sans charmes.
Assise devant sa fenêtre Laurence passait ses journées à contempler ces spectacles, la pensée ailleurs, le regard perdu vers des lointains qu'elle seule apercevait.
Elle ne souffrait plus, mais elle était très pâle et très faible, la taille élancée et frêle, fléchissant presque sous le poids de la tête trop lourde, et petite pourtant comme celle des statues grecques et des femmes vraiment belles, et si pâle, si blanche que madame de Frémilly la comparait parfois à un beau lys.
Mais le lys languissait et semblait se courber chaque jour davantage, au lieu de s'élever orgueilleusement vers le ciel.
Chez Laurence, la pensée souffrait et les nerfs.
Sa grand'mère aurait préféré qu'elle lui parlât, qu'elle criât sa douleur, qu'elle l'accablât au besoin de reproches.
Son silence morne la tuait.
A ce moment, se produisit l'incident dont nous avons parlé.
Un après-midi madame de Frémilly reçut une lettre dont l'écriture la surprit, car c'était une écriture qu'elle ne connaissait pas, qu'elle n'avait jamais vue.
Elle l'ouvrit avec une certaine méfiance et lut les lignes suivantes, qui ajoutèrent encore à son étonnement:
«Madame, lui disait le correspondant, pardonnez-moi de venir vous troubler dans votre retraite, mais je crois faire une oeuvre généreuse et bonne en vous mettant au courant de ce qui se passe.
«La femme qui est allée vous voir à Paris et qui vous a remis la photographie de M. de Brécourt est tombée malade très gravement après le départ et l'abandon de celui-ci.
»Elle se meurt et m'a donné la charge de remettre son enfant, qui est, vous le savez, l'enfant de M. de Brécourt, aux soins de l'Assistance publique.
»C'est ce que je serai obligé de faire, en effet, car je suis employé. Je gagne péniblement ma vie et ne pourrais me charger de nourrir et d'élever un enfant, malgré le désir que j'en aurais, et la sympathie que j'éprouve pour ce pauvre petit, qui est vraiment attendrissant.
»Avant d'en venir là, j'ai pensé, madame, que vous ne m'en voudriez pas de vous faire connaître cette triste situation.
»Vous avez connu M. de Brécourt. Peut-être aurez-vous quelque pitié de son enfant, qu'il semble, lui, avoir complètement oublié.
»Vous êtes riche, vous pourrez sans doute lui venir en aide. Et c'est dans cet espoir, et pour ce pauvre petit, si digne d'intérêt, que j'ai eu, sans avoir l'honneur d'être connu de vous, l'audace de vous écrire.
»Dites-moi ce que je dois faire.»
La lettre était signée Romain Doria, et la réponse devait être adressée poste restante au bureau de la rue Milton.
Après avoir parcouru cette singulière missive, la baronne de Frémilly se demanda ce qu'il fallait faire. Devait-elle la montrer à Laurence ou n'en tenir aucun compte?
C'était délicat.
Le sort de l'enfant était intéressant.
Mais il faudrait apprendre à Laurence le départ de son fiancé, qu'elle ignorait encore. Il est vrai que ce qu'on disait de lui dans cette lettre, la misère dans laquelle il laissait, lui riche, une femme et un enfant dans les veines de qui son sang coulait, cela n'était point fait pour augmenter l'estime que Laurence avait peut-être encore conservée pour lui, et qui devait être mince.
Evidemment la jeune fille souffrirait en apprenant une fois de plus à quel homme indigne elle avait donné son coeur, mais cela pouvait aussi achever de tuer en son coeur les regrets.
En tout cas, c'était une occasion pour madame de Frémilly d'apprendre ce que sa petite-fille pensait, si elle conservait toujours en son coeur l'espoir de voir lui revenir son fiancé, ou si elle n'avait plus pour celui-ci qu'éloignement et mépris.
Elle se décida.
Elle monta, la lettre à la main, dans la chambre de Laurence.
La jeune fille, longue et blanche, grand lis penché, comme le disait sa grand'mère, était debout devant sa fenêtre, regardant un vol d'oiseaux tournoyant sur le lac.
Si sa grand'mère avait été plus près, elle aurait vu des larmes lentes tomber de ses yeux sur ses joues pâlies.
Peut-être, en son esprit, chargeait-elle ces oiseaux, aux ailes rapides, de messages mystérieux vers celui auquel elle ne pouvait s'empêcher de penser.
Peut-être évoquait-elle sa vision au-dessus des brumes légères de l'étang.
Au bruit fait par la porte qui s'ouvrait, elle se retourna lentement.
—Ah! c'est toi, grand'mère?
—C'est moi, ma chérie. Je viens de recevoir une lettre.
Laurence frémit de la tête aux pieds.
—Une lettre?
Elle avait tout de suite songé à Jacques.
Elle demanda:
—De lui?
C'était la première fois, depuis sa maladie, qu'elle faisait allusion devant sa grand'mère à cet homme que madame de Frémilly croyait qu'elle oubliait ou du moins qu'elle s'efforçait d'oublier.
Elle y pensait donc toujours?
Elle se félicita de la résolution qu'elle avait prise de montrer la lettre.
Elle dit:
—Non, ce n'est pas de lui. Mais on y parle de lui.
—Que dit-on?
—Tiens, lis!
Et, toute tremblante, madame de Frémilly remit à Laurence la lettre qui pouvait être fatale pour elle et lui produire l'effet d'un coup de foudre, mais qui pouvait avoir aussi le salutaire résultat de tuer en son coeur un amour qui ne pouvait plus maintenant lui apporter que déceptions et douleurs.
Laurence prit la lettre, la parcourut.
Elle ne fit aucun geste, aucun mouvement. Nulle émotion violente n'apparut sur ses traits, mais elle s'assit, et madame de Frémilly remarqua qu'elle était devenue plus pâle encore, puis elle la rendit, sans un mot.
Elle demanda seulement au bout d'un instant:
—Vous avez répondu, grand'mère?
—Non, pas encore. Que veux-tu que je réponde?
—Ecrivez à cet homme d'apporter l'enfant.
Madame de Frémilly sursauta:
—Ici?
—N'est-ce pas mon devoir, puisque son père l'abandonne?
—Mais tu n'y songes pas!
—Pourquoi?
—Mais, ma pauvre enfant, songe que l'on pensera, que l'on dira peut-être….
—Quoi?
—Que cet enfant est sans doute le tien.
—Eh bien?
—Mais c'est ton avenir brisé, ta vie en proie aux calomnies….
—Mon avenir n'est-il pas brisé déjà? Quant aux calomnies….
Elle eut un geste de dédain superbe et d'indifférence suprême.
—Tu ne peux pourtant pas, dit la grand'mère, parce qu'un homme t'a trompée, consacrer à pleurer la perfidie de cet homme le reste de tes jours.
—Je le consacrerai à pleurer mon amour perdu.
—Mais tu peux aimer encore.
—Jamais, grand'mère….
—Tu vois combien cet homme était indigne. Tu devrais le mépriser, maudire jusqu'à son souvenir. Abandonner une femme, un enfant, dans cette situation! C'est odieux!
—C'est pour cela que je veux le remplacer auprès du petit. En élevant près de moi cet enfant qui est le sien, je lui montrerai combien je l'aimais. Puis je m'attacherai peut-être à l'enfant, et cela me consolera.
—C'est-à-dire que tu continueras à aimer le père en lui.
—Et quand cela serait?
—Un homme qui ne vaut pas une pensée, un regret, car il est parti, je ne te l'ai pas dit, je ne voulais pas te le dire, et tu ne l'as pas demandé, il est parti sans même nous prévenir. Quand tu étais malade et que je craignais de te voir mourir, je ne te l'ai pas dit, je lui ai télégraphié de revenir. Ne recevant pas de réponse, j'ai envoyé à Paris Auguste avec ordre de le ramener, de ne pas revenir sans lui. Et j'ai appris par Auguste qu'il était parti, parti pour l'Afrique, en exploration, quelque voyage d'agrément sans doute, laissant derrière lui, sans plus s'en occuper que si elles n'existaient pas, toutes les malheureuses qui avaient mis leur confiance en lui et l'avaient aimé, toi qui te mourais de chagrin d'avoir été trompée par lui, son fils qu'on va mettre à l'Assistance publique et cette autre femme qui se meurt de désespoir et de misère. Et tu ne repousses pas avec horreur l'image d'un homme pareil! Tu veux garder près de toi, en souvenir de lui, un enfant qui est celui de la femme qui a été ta rivale, qui t'a brisé le coeur! Tu n'as pas de dignité, Laurence, tu n'as pas d'orgueil!
—J'ai aimé, ma mère.
—Et tu aimes encore?
—Je sens que je ne pourrai jamais arracher cet amour qui a jeté en moi des racines si profondes qu'il fait maintenant partie de mon être et que pour les enlever il faudrait anéantir l'être tout entier. Il est comme ces plantes qui peu à peu mangent la terre dans laquelle on les a mises et ne laissent plus dans le vase qui les contient que des racines.
Elle se pendit au cou de madame de Frémilly avec le mouvement éperdu d'une liane qui cherche un appui, et avec des caresses dans les yeux, dans la voix:
—Fais ce que je te demande, grand'mère.
—Faire venir cet enfant?
—Oui.
—Cela, dit madame de Frémilly, te distraira peut-être de ton chagrin.
Et ce sera une bonne oeuvre.
—Tu veux bien, alors?
—Je vais envoyer une dépêche et de l'argent pour le voyage, car cet homme qui m'écrit n'est sans doute pas riche.
—Oh! que tu es bonne, grand'mère! s'écria Laurence en sautant au cou de la douairière.
Et pour la première fois depuis le malheur, madame de Frémilly la vit sourire.
Elle s'éloigna pour donner des ordres, se disant:
—Comme elle l'aimait, et comme elle l'aime encore!