Le lys noir
XI
Depuis qu'elle était seule au château avec les domestiques et que le beau temps était venu, Noémie sortait tous les après-midi avec son fils, et ils se promenaient tous les deux dans la campagne reverdie et fleurie. Une paix les enveloppait. Jamais ils n'avaient été aussi heureux, du moins le petit Daly, car sa mère, ne sachant ce qu'étaient devenues ses bienfaitrices, et appréhendant la raison qui les avait fait partir, avait l'âme bourrelée de remords.
Au château on n'avait reçu aucune nouvelle de madame de Frémilly, et on ignorait ce qu'étaient devenues la grand'mère et la petite-fille, en quel endroit elles s'étaient réfugiées. On les croyait parties pour l'étranger, mais on s'étonnait qu'elles n'eussent pas écrit, qu'elles n'eussent pas fait connaître au moins à Agathe l'endroit où elles se trouvaient. Des lettres étaient arrivées à leur adresse, des journaux et des brochures. Tout cela avait été mis en tas sur le bureau de la baronne.
Le temps s'écoulait en cette ignorance, et la vie continuait au château, morne, les domestiques, désoeuvrés, passant leur temps à errer dans les couloirs et dans les cours.
Noémie, ne voulant pas être interrogée par eux, les évitait le plus possible, et ils la considéraient toujours avec une certaine défiance, ne sachant pas au juste ce qu'elle était et en quelle qualité elle vivait au château. Pour eux, c'était l'étrangère, l'ennemie, l'espionne peut-être. Ils se cachaient d'elle, car elle-même se tenait éloignée d'eux.
Un après-midi, Noémie suivait avec son fils un petit chemin bordé de deux haies épaisses d'aubépines fleuries dont l'odeur un peu âcre mettait en l'âme une volupté, quand Daly, parti en avant et que sa mère ne voyait plus, caché qu'il était par un détour du chemin, revint en courant vers elle, l'air très effrayé.
—Maman, maman, cria-t-il, le vilain homme!
Noémie, pour le rassurer, lui prit la main, fit quelques pas en avant, mais presque aussitôt elle s'arrêta, pétrifiée, les jambes cassées par l'épouvante. Régulus Boulard était devant elle.
Il arrivait à pied, une canne d'une main, une petite valise dans l'autre.
—Vous, s'écria-t-elle, vous!
—Oui, fit-il en ricanant, moi. Ah çà! qu'as-tu donc? On dirait que je te fais peur!
L'enfant le regardait, caché le long de sa mère, avec des yeux blancs de terreur.
—Que voulez-vous? demanda Noémie. Où allez-vous?
—Je vais au château.
—Au château!
Et Noémie ne cacha pas l'horreur qui s'empara d'elle à ces mots.
Elle répéta:
—Au château!
—Oui, fit-il tranquillement, rendre visite ces dames qui m'ont bien accueilli.
—Tu oserais!
—Et pourquoi pas?
—Après ce que tu as fait, ce que tu m'as raconté!
—Raison de plus. Il y a un lien maintenant entre nous.
—Ah! monstre que tu es! s'écria Noémie, outrée d'indignation. Tu as l'audace de rappeler devant moi ton infamie!
Elle avait un geste comme pour le chasser, l'éloigner, le visage horrifié.
Il ricanait.
—Qu'est-ce que tu as? Tu es folle!
—Tu me fais horreur.
—Non, dit-il sans s'émouvoir, ne prends pas ces airs, ne fais pas ces grands gestes. D'abord ça ne te va pas. Et puis ce n'est pas fait pour m'impressionner. Je suis venu pour causer avec toi.
—Avec moi!
—Oui, et je suis heureux de t'avoir rencontrée.
—Tu savais donc?
—Que tu étais au château? Parbleu! Et que tu y vis comme une reine. J'ai appris ça au bourg. Mes compliments! Et tu n'as pas l'air de te douter que c'est à moi que tu dois ça. Tu ne me remercies pas?
—Te remercier!
—Dame! ce serait le moins. Mais, trêve de plaisanterie. J'ai à te parler, à te parler sérieusement. Eloigne le petit, et passons dans le champ voisin. Il n'y a personne. Nous ne serons pas dérangés.
Noémie hésitait. Elle redoutait toujours de cet homme elle ne savait quel piège, quelle embûche, et il lui répugnait.
La voyant indécise, Régulus dit:
—Tu n'as pas entendu? Que crains-tu? C'est pour ton bien.
—Du bien de toi!
—Et pour le bien de ton fils.
—Nous n'attendons de toi aucun bien, mon fils et moi!
—Voyons, ne fais pas la bête. Ecoute-moi!
—Qu'as-tu à me dire?
—Eloigne le petit.
L'enfant restait toujours cramponné aux jupes de sa mère.
Celle-ci se décida.
—Laisse-nous un instant, mon chéri, dit-elle. Va là-bas dans le pré cueillir un bouquet pendant que je vais causer avec monsieur.
Daly, le coeur gros, n'osa pas désobéir.
Il quitta les jupes de sa mère et s'éloigna lentement, sans perdre du regard l'homme méchant qui lui faisait si peur.
Dès qu'il fut à quelque distance, Régulus se rapprocha de Noémie.
—Voilà, fit-il, ce que je veux de toi: que tu me dises où sont ces dames. On m'a dit à Sanxay qu'elles étaient en voyage.
—Mais je ne le sais pas!
—Tu ne le sais pas?
—Je te le jure!
—Mais quelqu'un, au château, doit bien le savoir.
—Personne.
—C'est sérieux?
—Très sérieux.
—Alors c'est une disparition, une fugue?
—Elles sont parties.
—Parions que je sais pourquoi, moi. Parce que la petite est enceinte.
—Infamie!
—Enceinte de mes oeuvres, et que tu t'en doutes.
—Moi!
—Toi.
Noémie était devenue très rouge et ne put supporter le regard aigu que lui lança son ancien amant.
—Tu vois bien, fit celui-ci, que j'ai raison et que tu ne sais pas mentir. Du reste, je prévoyais la chose, et c'est pour cela que je suis venu … pour réparer….
—Pour réparer? fit Noémie, les yeux écarquillés, et qui ne comprenait pas.
—Pour réparer mon erreur, mon crime. Je veux tout avouer à la grand'mère.
—Tu aurais ce courage!
—Implorer mon pardon, et me déclarer prêt à rendre à sa petite-fille l'honneur que je lui ai ravi dans un moment de folie.
Noémie écoutait, effarée, ayant peine à cacher sa stupeur, son horreur.
—Tu ferais cela!
—N'est-ce pas honnête?
—Tu as osé rêver une pareille monstruosité, toi le mari de mademoiselle de Frémilly!
—Pourquoi pas? Parce que je ne suis pas riche? J'ai maintenant une belle situation. Et peut-être sera-t-on trop heureux.
Il se dandinait, très fier, ne doutant pas de la réussite de son plan infâme.
Noémie le regardait avec une sorte d'épouvante, stupide à la pensée qu'il eût en tête un tel projet.
Puis elle éclata.
—On te chassera, cria-t-elle, on te chassera comme une bête immonde et malfaisante!
—Pourquoi donc?
—Parce que c'est tout ce que tu mérites. Et quand ton ami, Jacques de Brécourt, apprendra ce que tu as fait, quel crime odieux tu as commis….
—Oh! Jacques de Brécourt, il est loin, et il ne reviendra plus.
—Qu'en sais-tu?
—On revient rarement des pays où il est. Et même s'il revenait, sa présence ne m'épouvanterait pas. Je suis homme à lui tenir tête.
—Je sais, dit Noémie, que tu as toutes les audaces.
—Et tous les courages. Et c'est pour cela que je réussirai. Et tu ferais mieux de te mettre avec moi.
—Avec toi!
—Et de m'aider.
—Moi?
—Pourquoi pas? Vous ne pouvez qu'y gagner, toi et ton fils.
—Jamais, cria-t-elle, jamais je ne t'aiderai dans cette oeuvre infâme. Tu m'as fait commettre déjà assez d'actes indignes, dont je rougis et que je pleurerai toute ma vie. C'est assez de mensonges comme cela, de calomnies et de hontes. Et si j'ai un conseil à te donner, c'est de renoncer à tes projets insensés et de fuir.
—De fuir?
—De ne jamais reparaître devant mes bienfaitrices et devant moi! Car je dirai, moi, qui tu es, ce que tu vaux. Au lieu de te servir, je te démasquerai!
—Ah! c'est ainsi que tu le prends! fit Régulus, abasourdi par cette violente tirade.
—Et c'est ainsi que j'aurais dû le prendre tout de suite, quand tu m'as fait la première proposition.
—Une proposition dont tu t'es bien trouvée, en tout cas, et dont tu profites.
—Dont je profite?
—N'est-ce pas à elle que tu dois de vivre au château, d'élever ton fils en seigneur? Car, malgré toute ta délicatesse, tu ne craches pas, je le vois, sur les bienfaits de celles que tu as trompées.
—Ce sera le remords, la souffrance de toute ma vie.
—Ce qui ne t'empêche pas d'en jouir.
—Ah! quand je pourrai me libérer! livrer ce secret qui me pèse et implorer, le front dans la poussière, le pardon de ma faute! C'est cette heure que j'attends! Elle n'a pas sonné encore, mais elle sonnera, et alors….
—Tu me livreras?
—Je dirai tout!
—Prends garde que je ne parle pas avant. Et que ce ne soit moi qui te fasse chasser avec ton fils.
—Je ne crains rien de toi.
—Pourtant si j'écrivais ce que tu es, ce que tu as fait?
—Cela ne ferait que hâter ma confession, la confession que je dois et que je veux faire, et hâter le pardon que j'attends.
—Tu crois donc qu'on te pardonnera?
—J'en suis sûre, quand on saura ce que j'ai souffert, à quelles contraintes j'ai obéi, et que c'était pour sauver mon fils!
—Et tu refuses de me servir?
—Je me couperais plutôt sous tes yeux le poignet droit!
—C'est bien. J'agirai seul. Mais n'attends rien de moi.
—Il ne peut me venir de toi que de la honte et du malheur.
—Et tremble pour ton fils!
—Tremble plutôt pour toi!
Il eut un long ricanement.
—Pour moi?
—Oui, car ton crime est de ceux que le ciel châtie, tôt ou tard, terriblement!
—Tu parles comme dans les mélodrames. Tu n'es pas réjouissante. Adieu!
—Tu pars?
—Je vais à la recherche de madame de Frémilly. Je saurai bien la retrouver, moi. Et quand je l'aurai retrouvée, je sais ce que j'ai à faire.
—Tu ne feras pas ce que tu as dit.
—Je ferai ce qui me plaira et sans te demander la permission. Crains de ne pas regretter un jour de m'avoir si mal accueilli.
—Ce que je regretterai toujours, c'est d'avoir trouvé sur mon chemin un misérable tel que toi!
Il était déjà loin.
Elle le vit disparaître dans le chemin étroit bordé d'aubépines fleuries….
Et son coeur se serra. Et des larmes montèrent à ses yeux.
Elle pensait:
—Que va-t-il tenter? Que va-t-il faire?
Et son âme s'emplissait d'appréhensions de tous genres. Elle voyait l'avenir, qui lui avait paru un instant éclairci, gros de nouveaux orages, assombri de nouvelles nuées.
—C'est le méchant homme qui te fait encore pleurer, petite mère?
C'était Daly qui s'était rapproché et avait saisi la main de sa mère.
Celle-ci serra l'enfant près d'elle, et, l'entraînant:
—Rentrons, dit-elle.
Et elle l'emmena vivement, en jetant autour d'elle des regards où se lisait une terreur quasi surnaturelle.
XII
Il y avait plusieurs semaines déjà que Régulus Boulard combinait le plan qu'il venait d'essayer de mettre à exécution. Cette idée le hantait que la jeune fille qui avait été victime de sa brutalité, là-bas, dans ce château perdu du Poitou, devait être enceinte, et qu'on s'en était aperçu. Il songeait au désarroi que cette découverte avait jeté sans doute dans la maison. Il devinait la honte de la jeune fille, le désespoir de sa grand'mère, toute réparation lui paraissant impossible, puisque celui qu'elles accusaient infailliblement toutes les deux ne reviendrait plus peut-être.
Alors, il apparaissait, lui, beau de délicatesse et grand de dévouement, prêt à endosser la faute d'un autre, car il se garderait bien d'avouer son crime, tout disposé à rendre l'honneur à celle qui l'avait perdu. Il était de famille honorable. On n'avait rien à lui reprocher que sa situation intime. Il aurait l'air, aux yeux des deux femmes désolées, d'un ange sauveur. Telles sont du moins les illusions qu'il se faisait. Lui qui aimait tant les beaux rôles, il en avait là un superbe à jouer. Il ne pensait pas qu'on se douterait de sa liaison avec Noémie et que celle-ci avait parlé de cette liaison. Il s'était posé près de madame de Frémilly et de sa petite-fille comme un ami, un protecteur même de la pauvre femme, encore un beau rôle. Puis, s'il y avait de la part de la baronne ou de Laurence un peu de résistance, il comptait sur son physique pour «enlever l'affaire», comme il disait.
Il comptait sur Noémie, qui devait être bien maintenant avec les châtelaines de Marconnay, pour parler de lui favorablement et lui ouvrir les portes du château.
Il était disposé à reconnaître l'enfant qui allait naître et qui serait le sien, et celui de Noémie, qu'on croyait l'enfant de l'autre.
Cette combinaison, qu'il expliquerait à son ancienne maîtresse, devait lui gagner sûrement l'appui de celle-ci, qui verrait là un avenir pour son fils.
Et, hanté de ces rêves, il était parti de Paris plein d'espoir. L'accueil fait par Noémie à la combinaison, la disparition imprévue de madame et de mademoiselle de Frémilly l'avaient un peu décontenancé sans le faire cependant renoncer à ses projets.
D'abord il était sûr que ses prévisions s'étaient réalisées, que Laurence allait devenir mère. C'est pour cela qu'elle avait quitté le château avec la baronne.
Elle avait été dans quelque pays perdu cacher un déshonneur, dont elles ne s'expliquaient sans doute pas la cause, et dont on devait accuser le disparu, ce Jacques de Brécourt qui avait fait la cour à Laurence, et qui était considéré déjà comme son fiancé.
La haine de la grand mère pour le suborneur devait s'être accrue encore; et elle ne devait plus avoir pour lui que des malédictions.
Donc les affaires du misérable—du moins il le croyait—allaient le mieux du monde. Il n'y avait plus, supposait-il, qu'à attendre.
L'hostilité de Noémie, sa colère, ses injures, ses menaces, n'étaient pas capables de l'effrayer. Il avait apaisé dans l'âme de la malheureuse femme d'autres révoltes, et il savait comment la prendre.
Il rentra à Paris, plus certain que jamais de la réussite.
* * * * *
A la villa des Chênes-Verts, la vie continuait plus morne et plus triste, sans incidents.
La baronne de Frémilly et sa petite-fille se voyaient à peine et ne se parlaient plus.
La grand'mère n'avait plus à l'adresse de la pauvre enfant que des regards courroucés, et ne sentait venir à ses lèvres que des injures.
Le printemps s'avançait, et était, cette année-là, particulièrement beau: une mer moirée de lumière sous un ciel splendidement pur.
Autour des malheureuses femmes, si tristes et si sombres, tout resplendissait, tout étincelait. Les fleurs des parterres étaient toutes épanouies, et les arbustes rares et les arbres fruitiers étaient chargés de neiges roses ou blanches, qui embaumaient l'air de leurs odeurs douces et pénétrantes.
Puis, après un mois tout entier de beau temps, vers la fin de juin, le ciel se couvrit tout à coup, la mer devint houleuse, de grands coups de vent secouèrent les arbres.
Et, pendant une furieuse nuit de tempête, où les rafales semblaient vouloir emporter la villa, où une pluie, mêlée de grêle, battait les vitres avec violence, où l'on entendait de loin la mer hurler furieusement, les premières douleurs de l'enfantement prirent l'infortunée Laurence.
Elle ignorait ce qui allait se passer, et pourquoi elle souffrait ainsi.
Elle s'était jetée sur un canapé, où elle se tordait comme un ver, et bientôt elle ne put retenir, malgré de surhumains efforts, de déchirantes plaintes, qui trouèrent le silence intérieur de la demeure.
Au dehors, tous les bruits étaient déchaînés, ce qui empêcha longtemps la baronne d'entendre sa petite-fille.
Ce fut une des deux domestiques qui vint la prévenir.
—Je crois, dit-elle, que mademoiselle est malade.
Madame de Frémilly, livide, se leva du fauteuil sur lequel elle était assise, un livre à la main.
Elle jeta son livre et écouta.
Une plainte aiguë, sinistre, couvrit pour un instant les bruits extérieurs de la tempête.
La baronne dit:
—C'est ma petite-fille?
—Les plaintes viennent de la chambre de mademoiselle.
—Et vous n'avez pas été voir?
—J'ai voulu prévenir madame.
—Bien, j'y vais. Venez avec moi!
—Oui, madame.
Elles sortirent toutes les deux.
Quand elles apparurent dans la chambre, Laurence, qui gisait écroulée, en proie à des tortures sans nom, fit un effort surhumain et se dressa, spectrale, les traits convulsés, effrayante.
La baronne avait compris.
Elle dit à sa servante:
—Allez chercher un médecin tout de suite.
—Oui, madame.
Et quand elle fut seule avec Laurence, la grand'mère dit à sa petite-fille:
—Eh bien! tu ne nieras plus. Il va venir!
Laurence ne répondit pas.
Elle porta les mains à son flanc, qui se déchirait, et gémit:
—Oh! je souffre! Il me semble que je vais mourir!
—Non, tu ne mourras pas. Tu connais le mot de l'Ecriture: «La femme enfantera dans la douleur.» C'est l'enfant qui va venir. Tu vas être mère!
—L'enfant! bégaya la pauvre Laurence.
Et une douleur nouvelle, plus terrible que toutes les autres, arrêta la parole sur ses lèvres et lui arracha de plus rauques gémissements.
Madame de Frémilly répéta, impassible:
—Tu ne nieras plus, tu ne nieras plus!
—Oh! grand'mère, grand'mère, supplia la pauvre enfant. Laissez-moi mourir en paix!
—Je te dis que tu ne mourras pas! On ne meurt pas de ces douleurs. Tu vivras assez pour porter la croix de ta honte!
—Grand'mère!
—Car tu ne diras plus maintenant que tu es innocente! Qu'il est innocent. Ah! le maudit!
Un coup de tonnerre épouvantable ébranla à ce moment le ciel, la maison tout entière. Au-dessus de la mer mugissante, un éclair embrasa tout de son aveuglante lueur. La baronne, épouvantée, se signa involontairement.
Et Laurence n'eut pas la force de pousser un cri que la souffrance allait lui arracher.
Elle devint plus blême et resta comme foudroyée.
—C'est la colère de Dieu, dit l'implacable baronne, qui tonne sur ta tête coupable!
Laurence répéta:
—Je vais mourir, grand'mère, je vais mourir. Ayez pitié de moi!
—Dis-moi que c'est lui!
—Non, jamais.
—Oh! qu'il soit maudit, lui et ses enfants jusqu'à la dixième génération!
Et madame de Frémilly étendit au-dessus de la tête de sa petite-fille sa main droite et décharnée, qui semblait commander à la foudre.
Laurence poussa un cri et s'évanouit.
* * * * *
A la même heure, à l'autre bout du monde, et comme si la fatalité obéissait à ses imprécations, sous la tente où Jacques de Brécourt dormait d'un profond sommeil de plomb, après une journée de marche et de fatigue, un homme s'introduisait, rampant comme une couleuvre. C'était un domestique noir de l'escorte.
On ne voyait dans l'obscurité grise que la blancheur de ses dents et du globe de ses yeux.
Il avait des mouvements félins et souples et semblait voir au milieu des ténèbres, car il ne se heurtait à aucun des objets qui encombraient la tente. Ses pas étaient moelleux et doux, et il retenait son souffle.
On eût dit une ombre allant et venant, une ombre impalpable, sans corps, tant ses mouvements étaient silencieux.
Que voulait-il? Que cherchait-il?
Il s'approcha de la couchette du dormeur, mit la main sous le traversin de cette couchette, y prit un objet qui semblait assez lourd, une sorte de cassette. Mais, à ce moment, la couchette remua.
Jacques se dressa en sursaut.
Et, sans avoir rien vu, cria:
—Qui vive?…
L'homme jeta un cri involontaire.
Puis, se ruant sur la couche avant que le dormeur eût pu faire un mouvement ou appeler, il lui plongea dans la poitrine un long couteau, qu'il tenait caché dans une de ses manches.
Un flot de sang jaillit, mais Jacques ne poussa pas une plainte.
L'homme serra le coffret contre sa poitrine, et disparut à travers la nuit, sans bruit, comme il était venu.
TROISIÈME PARTIE
LE REVENANT
I
De longs mois se sont écoulés.
Le gros Mareuil achève de déjeuner, seul, dans sa garçonnière de la rue de Varenne, servi par son valet de chambre, les yeux sur un journal dressé contre sa carafe, quand un coup de sonnette le fait tressauter.
Tout de suite, avant que le domestique ait fait un mouvement pour aller ouvrir:
—Si c'est un raseur, je n'y suis pas!
—Oui, monsieur.
Le valet sort et revient avec une carte.
En jetant les yeux sur cette carte, Mareuil fait un mouvement de surprise tellement violent qu'il renverse à demi la carafe contre laquelle est installé son journal.
—Sapristi! s'écrie-t-il, voilà qui est fort! Mais, dans cette Afrique, on ne sait jamais ni qui meurt ni qui vit.
Avec un coup d'oeil à son domestique:
—Fais entrer! fais entrer tout de suite!
La porte s'ouvre, et Jacques de Brécourt entre, l'air souffrant encore, et blême sous son teint bronzé par le soleil et les fatigues.
Mareuil pousse un cri:
—Brécourt! vivant!
—Tu me croyais mort?
—Mais tout le monde ici te croit mort! Tout le monde a lu dans le journal….
—Mon assassinat?
—Dame! Et on ne savait pas que tu en avais réchappé. Aucun journal n'en a parlé.
—On n'a pas jugé à propos, sans doute, de porter aux populations la nouvelle de ma résurrection.
—Une résurrection, en effet. Et une vraie, et si je m'attendais à voir quelqu'un….
—Ce n'est pas moi?
—Pas en ce monde, du moins. Et tu ne préviens pas!
—Je voulais arriver sans crier gare, pour me renseigner sur ce qui se passe, et je te saurai gré, jusqu'à nouvel ordre….
—De ne pas dire que je t'ai vu?
—Oui.
—Ainsi, tu n'as averti personne?
—Personne.
—Eh bien! tu vas en causer une surprise! Mais assieds-toi. Nous restons là debout. Tu as déjeuné?
—Oui, dans le train.
Mareuil avait approché un siège près de la table.
Jacques s'y laissa tomber.
—Tu vas, dit son ami, me raconter tes aventures, car tu as dû en avoir de ces aventures!
—Pas précisément, à part la tentative d'assassinat dont j'ai été victime.
—Un cigare?
—Je veux bien.
—Et du café?
—Volontiers.
—Servez, Jean, commanda Mareuil au domestique.
Celui-ci apporta sur le bout de la table une boîte de cigares, du café, des liqueurs.
—Tu as lu dans les journaux, commença Jacques de Brécourt, ce qui s'est passé?
—Vaguement. Un domestique nègre qui s'était introduit sous ta tente pour te voler.
—Et qui, m'ayant entendu crier, m'a plongé son yatagan dans la poitrine.
—Oui. C'est ce qu'ont dit les journaux.
—On m'a trouvé, le lendemain, râlant, et on croyait bien que je n'en reviendrais pas. Comme on ne pouvait pas me transporter, la caravane s'est arrêtée plusieurs jours. Cartier a été très bon pour moi. Tous, du reste, ont été très dévoués. Mais on ne pouvait pas retarder indéfiniment, pour moi, l'expédition. On a attendu que je fusse transportable, et on m'a évacué sur notre possession la plus voisine, en attendant que je rencontre une autre caravane qui me rapatrierait; car je ne pouvais plus suivre l'expédition, où je n'étais plus qu'une non-valeur.
—Tu m'as l'air, du reste, dit Mareuil, un peu patraque encore.
—Oh! je ne suis pas encore bien remis, et je ne sais pas même si je me remettrai jamais complètement.
—Le scélérat ne t'avait pas raté.
—Son couteau m'a traversé presque de part en part.
—Et qu'est-il devenu, ce bandit?
—On l'a fusillé.
—On devait le pendre.
—On a trouvé la fusillade plus commode. On manque d'arbres dans le désert.
—Ah! vous étiez dans le désert?
—En plein désert.
—Mon pauvre ami! Ah! je ne comptais guère te revoir!
—Alors, je te fais l'effet d'un revenant?
—Tout à fait.
La conversation tomba.
On voyait que Jacques brûlait de poser des questions à son ami. Mais il hésitait, redoutant sans doute d'apprendre quelque funeste nouvelle.
Il y avait plus de trois mois que la nouvelle de sa mort était parvenue en France.
Que s'était-il passé depuis lors?
Mademoiselle de Frémilly avait dû en être informée comme les autres, et, depuis longtemps peut-être, elle ne pensait plus à lui. Jacques était venu chez Mareuil surtout pour entendre parler d'elle, et il n'osait même pas prononcer son nom.
Son ami non plus n'avait pas l'air de se douter de ce qui lui tenait le plus au coeur, et pourtant il connaissait l'amour de Jacques, il savait les raisons pour lesquelles il était parti.
Enfin, Jacques n'y tint plus.
Il se décida à prononcer le nom qui, depuis qu'il était là, brûlait ses lèvres, et qui n'avait jamais cessé d'être en son coeur.
Il demanda à Mareuil s'il avait des nouvelles de ces dames de Frémilly.
Le gros homme eut un sursaut.
—Des nouvelles? Ah! je crois bien, des flottes! Et qui vont bien te surprendre!
—Elles sont à Paris?
—Non. Elles n'y sont pas venues depuis que tu es parti. Elles sont restées en leur château de Marconnay. Je ne les ai pas vues, mais j'ai été mis au courant de tout ce qui s'est passé d'une façon bien drôle.
—Et que s'est-il donc passé? demanda Jacques, devenu pâle d'inquiétude.
—Dame! tu dois bien t'en douter un peu.
—M'en douter!
—Et je ne savais pas, moi, que tu étais en de tels termes avec mademoiselle de Frémilly.
—Nous étions fiancés, dit Jacques, qui ne cherchait pas à cacher la surprise que lui causaient les paroles de son ami.
—Mieux que cela, il paraît.
—Je ne te comprends pas.
—Il est inutile, maintenant, de faire le cachottier avec moi. Je te dis que j'ai été mis au courant de tout.
—Mais de quoi?
—Tu étais l'amant de mademoiselle de Frémilly.
—Moi?
—Il est inutile de prendre ces airs effarés. Je te dis que je sais tout.
—Et moi, je te dis que c'est là une infâme calomnie, que jamais
Laurence n'a été ma maîtresse.
—Qui donc, alors?
—Comment?…
—Car il est certain que mademoiselle de Frémilly a eu un amant.
—C'est faux!
—Elle a un enfant.
—Laurence!
—Mademoiselle de Frémilly.
—C'est faux!
—Je te jure que rien n'est plus vrai!
—Ah! fit le pauvre Jacques, comme frappé à mort, j'aurais dû ne pas revenir!
Et Mareuil le vit tout à coup si livide, qu'il se précipita pour lui venir en aide.
—Mais qu'as-tu?
—Tu m'as tué!
—En t'apprenant….
—En m'apprenant que Laurence a eu un amant, un enfant. Et si ce n'était pas toi qui me dis cela, ah! je ne laisserais pas vivant celui qui aurait prononcé devant moi de telles paroles!
Mareuil contemplait son ami d'un air presque épouvanté.
Il se disait:
—Il n'est pas bien remis encore … la fièvre, le soleil….
Jacques vit à son air quelles étaient ses pensées.
Il murmura:
—Tu me crois fou, n'est-ce pas? Non, je ne suis pas fou! C'est si atroce, ce que j'apprends là!
—Mais, mon pauvre ami, dit Mareuil, ne te donne pas la peine de jouer cette comédie pour moi.
—Une comédie!
—Je te dis que je suis renseigné, que c'est ton ami lui-même, celui à qui tu as fait tes confidences….
—J'ai fait des confidences, moi?
—Un nommé Régulus Boulard.
—C'est un ancien camarade, en effet.
—Eh bien! c'est Régulus Boulard qui m'a tout appris.
—Mais quoi? répéta le malheureux Jacques qui s'affolait.
—Que tu avais été l'amant de mademoiselle de Frémilly.
—Je te répète que c'est faux, que c'est un infâme mensonge.
—Laisse-moi parler, au moins!
—Je ne puis pas entendre dire devant moi, sans protester, d'aussi infâmes calomnies.
—Alors, cet homme m'aurait menti?
—S'il t'a dit cela, il t'a menti, odieusement menti!
—Il est venu me voir de ta part.
—De ma part!
—Il m'a prié de l'aider dans la mission dont tu l'avais chargé.
—Quelle mission?
—Si par hasard tu venais à succomber….
Jacques porta la main à son front.
—Je ne sais pas, dit-il, si c'est toi qui es fou ou moi, mais il y en a un de nous deux, sûrement, qui n'a pas son bon sens.
—Ce n'est pas moi, sûrement, dit Mareuil. Je suis très calme. Et si tu veux m'écouter avec un peu de patience….
—Puis-je entendre, sans bondir d'horreur, de pareilles choses!
—Tu bondiras après. Mais laisse-moi achever.
—Va, parle, car il y a là quelque chose d'infâme et qui me surpasse.
—Donc, ce Régulus Boulard, quand il eut appris ta mort par les journaux, comme moi, est venu me trouver, et, en grande confidence, il m'a dit ceci: «Mon ami Jacques de Brécourt m'a confié, avant de partir, un secret que je vais, à mon tour, confier à votre honneur. Je sais que vous êtes le plus intime ami de Jacques, que vous connaissez également mademoiselle de Frémilly, qu'il allait épouser. Eh bien! voici ce qu'il m'a dit: il m'a avoué qu'il avait eu des relations avec mademoiselle de Frémilly.»
Jacques se leva, plus blême qu'un mort.
—Ce misérable t'a dit cela?
—Je te le jure. Je ne me rappelle pas les paroles exactement, mais c'en est le sens, certainement.
—Mais, fit Jacques, c'est le plus odieux, le plus inqualifiable des mensonges!
—Tu n'as pas dit cela à cet homme?
—Comment l'aurais-je dit, puisque rien n'est vrai?
—Alors, fit Mareuil, je ne comprends plus.
—Et moi, crois-tu que je comprends? ou plutôt, je comprends qu'il y a là quelque manoeuvre indigne…. Comme on me croyait mort…. Mais continue, mon ami, continue, fit le pauvre Jacques, qui se laissa retomber sur son siège, sans voix et comme hébété.
Mareuil, pour le remettre, lui offrit un verre de liqueur.
Il refusa tout.
Il avait laissé tomber son cigare.
Il y a des infamies qui déconcertent et laissent sans énergie et sans courage les plus résolus.
II
Après un assez long silence, Mareuil reprit:
—Voyons, où en étais-je? Ah! voici: cet homme me disait donc que tu lui aurais avoué avoir eu des relations….
Jacques fit un mouvement pour protester de nouveau.
Mareuil l'arrêta.
—Non, ne m'interromps pas. Je te répète ses paroles.
—Oui, va, fit Jacques, s'efforçant de contenir son indignation.
—Tu lui avais donc avoué avoir eu des relations avec mademoiselle de Frémilly. Et, comme tu craignais que ces relations eussent des suites….
Jacques s'agita de nouveau.
Mareuil lui fit signe de se calmer.
—Comme tu craignais, reprit-il, que ces relations eussent des suites….
—Mais, s'écria Jacques, si cela avait été vrai, je serais resté.
J'aurais, au besoin, tout avoué à la baronne de Frémilly.
—Remarque, dit Mareuil, que je ne t'accuse pas, je répète.
—Oui, oui.
—Donc, craignant que ces relations eussent des suites, et ne voulant pas laisser mademoiselle de Frémilly déshonorée et ton fils sans nom, tu lui aurais fait promettre, si tu mourais, de tâcher de réparer ta faute.
—Et comment!
—En offrant de reconnaître l'enfant.
Jacques eut un geste extravagant.
—C'est fou!
Et, se tournant vers Mareuil:
—Et tu as cru cela?
—Dame!
—L'infâme drôle! Je ne sais qui me retient….
—Mais ce n'est pas tout.
—Quoi encore?
—Il m'a appris pourquoi tu avais été repoussé par madame de Frémilly, pourquoi madame de Frémilly s'était obstinément refusée à consentir au mariage de sa petite-fille avec toi.
—Pourquoi donc?
—Parce qu'une de tes maîtresses serait allée la trouver.
—Une de mes maîtresses? fit Jacques, de plus en plus hébété.
—Nommée Noémie.
—Je ne connais pas cette femme.
—Tu ne la connais pas?
—Je te le jure!
—Alors, fit Mareuil, qui commençait à s'étonner sérieusement lui aussi, c'est tout un complot.
—Un complot contre notre amour, un complot contre notre bonheur. Ah! quel est l'infâme?…
Il s'était levé de nouveau. Il allait et venait, dans la petite salle à manger de son ami, avec une agitation qui tenait de la folie.
Mareuil poursuivit:
—Cette femme s'est présentée chez madame la baronne de Frémilly avec une photographie de toi, paraît-il.
—Une photographie de moi?
—Une photographie te représentant avec elle et votre enfant?
—Mon enfant?… On a dit que j'avais un enfant?
—Il paraît.
—Mais cela aussi est un mensonge, un exécrable mensonge. Je ne connais pas cette femme. Je n'ai jamais eu d'enfant.
—Madame de Frémilly l'a cru. Laurence l'a cru. Elles l'ont cru si bien, qu'elles ont adopté l'enfant.
—Adopté l'enfant?…
—L'enfant abandonné par toi. Il vit là-bas, paraît-il, au château de
Marconnay, avec la mère.
De nouveau, Jacques porta la main à son front.
Il sentait que sa raison s'égarait.
—J'ai le vertige! murmura-t-il.
—Alors tout cela est faux?
—Tout, tout. Je ne sais plus que croire, que penser. Il faut que je parte, que j'aille là-bas, que je sache.
—Voilà, dit Mareuil, ce que cet homme m'a appris. Et il est là-bas, lui.
—Au château?
—Non, mais dans une villa où ces dames se sont réfugiées, à Fouras. Il est venu m'annoncer son départ. Et il paraît que le mariage va se faire.
—Le mariage?
—Le mariage de ce Boulard avec mademoiselle de Frémilly. C'est du moins ce qu'il m'a dit. En reconnaissant l'enfant il épousera la mère.
Jacques ne savait plus s'il ne rêvait pas, s'il n'était pas en proie au plus épouvantable des cauchemars.
Il répéta:
—Oh! oui, il faut que je parte, que je tire tout cela au clair, que d'un coup de pied je rompe ce réseau d'infamies dans lequel on a essayé de prendre ma pauvre fiancée. Je n'ai pas été son amant. Elle n'a pas eu d'enfant….
—Cela, si, fit Mareuil, ou du moins j'en suis persuadé.
—Comment?
—Mademoiselle de Frémilly serait accouchée il y a quelques mois, cet été, à Fouras, où elle s'était réfugiée avec sa grand'mère sous un nom d'emprunt, sans doute pour qu'on ne sache pas qui elles étaient. Elles portaient là-bas le nom de Dubois. C'est moi qui ai donné leur adresse à ce Régulus Boulard. Madame de Frémilly m'avait écrit pour me demander si j'avais des renseignements particuliers sur ta mort et m'avait dit de lui répondre à Fouras, au nom que je viens de t'indiquer. Et c'est moi qui ai mis en rapport avec elle ce Boulard, qui se disait chargé par toi de la mission que je t'ai expliquée.
Jacques cessa de marcher.
Il essayait de voir clair dans l'horrible imbroglio qu'on venait de dérouler sous ses yeux et il n'y parvenait pas.
Il comprenait seulement ceci: si cela était vrai, mademoiselle de Frémilly avait eu un amant. Car il n'était pas, lui, il le savait bien, le père de l'enfant.
Elle avait eu un amant.
Elle avait aimé un autre homme.
Elle l'aimait peut-être encore.
Et elle ne l'aimait plus, lui.
N'importe, il voulait la voir, s'expliquer avec elle.
C'en était fait à jamais de son bonheur, mais il voulait savoir qui l'avait détruit, quel était l'auteur de l'infâme machination à laquelle s'étaient laissé prendre la baronne de Frémilly et Laurence.
Si celle-ci avait succombé, s'était donnée à un autre homme, c'était sans doute par dépit, par désir de vengeance, parce qu'elle s'était vue trahie par lui.
Il fallait que Jacques vît cette femme qui s'était fait passer pour sa maîtresse, sût par qui elle avait été envoyée, quel était l'horrible auteur de l'épouvantable complot.
Ne pouvant plus retrouver le bonheur qu'il avait rêvé, et qu'il rêvait encore en revenant à Paris, car il comptait que Laurence, en l'amour de qui il avait foi, lui serait demeurée fidèle; ne pouvant plus compter sur le bonheur, il voulait au moins satisfaire sa vengeance.
Mais il souffrait atrocement.
On le voyait à l'altération de ses traits, aux gouttes de sueur qui perlaient à ses tempes. Et malgré son insensibilité, Mareuil eut pitié de lui.
Il jeta sa serviette, se leva de table et demanda:
—Que vas-tu faire?
—Aller là-bas.
—Je pars avec toi. Je veux savoir aussi le fin mot de cette histoire. Et je ne veux pas t'abandonner. Je ne veux pas te laisser voyager seul, dans l'état de faiblesse où tu es, après la secousse que tu viens de subir, en proie au désespoir que je lis sur tes traits.
Ah! fit Jacques, il y a des monstruosités qui dépassent tout entendement, des crimes qui confondent. Et celui dont je soupçonne que nous avons été victimes, Laurence et moi, est de ce nombre.
—Je commence, dit Mareuil, à croire tout ce que tu m'as dit, et les scélératesses que je suppose m'épouvantent.
—Il faut, dit Jacques, sauver Laurence de ces infamies. Quoiqu'elle soit coupable, et je n'en puis guère douter après ce que tu m'as dit, je l'aime toujours.
—Tu l'aimes?
—Je l'aimerai jusqu'à la mort, même quand j'aurai les preuves qu'elle m'a trahi, qu'elle n'a pas eu foi en moi et qu'elle s'est livrée à un autre homme par dépit, même par amour. L'affection que j'avais pour elle n'est pas de celles qu'on peut arracher d'un coeur comme le mien. Je l'aime toujours éperdument. Et je souffre comme je n'avais pas souffert encore!
Mareuil lui prit la main, la serra affectueusement.
—Partons! dit-il.
—Oui, partons!
Et ils sortirent.
III
Il avait fallu bien des événements pour arriver à cette chose extraordinaire, invraisemblable: Régulus Boulard accepté ou du moins prétendant l'être, car il avait pris un peu ses désirs pour des réalités, comme fiancé de mademoiselle de Frémilly.
Ce sont ces événements que nous allons raconter.
On se souvient que Laurence, sous l'excès de la douleur morale et physique, avait perdu connaissance. Elle était encore évanouie quand se présenta le médecin qu'on était allé chercher à la hâte.
La situation était grave.
Dans l'état où se trouvait mademoiselle de Frémilly, en plein travail d'enfantement, un évanouissement est toujours dangereux et peut facilement devenir mortel.
Le médecin, un médecin de campagne, sans grandes lumières, s'affola quand il eut compris de quoi il s'agissait, quel était le mal dont souffrait sa cliente.
Il demanda de l'eau, des sels et se mit en devoir tout d'abord de faire reprendre ses sens à la malheureuse jeune fille.
Il y parvint, non sans grands efforts. La sueur ruisselait sur son front, et il soufflait comme s'il venait de fendre du bois.
Puis, quand Laurence eut rouvert les yeux, il s'inquiéta de la façon dont se présentait l'enfant, et ses angoisses le reprirent.
Il eut, après un moment d'examen, un geste qui ne disait rien de bon à la baronne de Frémilly qui l'observait attentivement.
Celle-ci demanda à voix basse:
—Ça ne va pas?
—Pas très bien.
Et, alors, en présence du danger que courait sa petite-fille, toute la rancune de la grand'mère se fondit, et si sa haine contre l'homme qui allait peut-être causer la mort de Laurence s'augmenta, toute sa tendresse pour l'enfant en danger se ralluma dans son coeur.
Elle seconda de son mieux le médecin, et n'eut plus pour Laurence, dont les plaintes continuaient à se faire entendre, de plus en plus assourdies et faibles, que des soins attentifs et des câlineries douces, se reprochant au fond de l'âme sa dureté, qui allait peut-être amener une catastrophe.
Cependant le travail continuait, aidé par le médecin, au milieu des coups de vent qui par instants se ruaient sur les fenêtres qu'ils faisaient crier lamentablement, au milieu des assourdissantes clameurs de la mer soulevée, qui emplissaient au dehors la nuit de tumulte et de bruits.
Une heure se passa, qui sembla durer un siècle dans l'angoisse grandissante; et au fond de l'assoupissement lourd où la souffrance la maintenait, Laurence entendit le médecin dire à voix basse à sa grand'mère:
—C'est l'enfant qu'il faut sacrifier, n'est-ce pas?
Alors elle fit un effort pour parler.
Et on l'entendit dire:
—Non, non … moi … c'est moi qui veux mourir. Il faut que l'enfant vive!
Le médecin, effaré d'avoir été entendu, se reprit aussitôt:
—Mais, madame, fit-il, vous vivrez tous les deux; je l'espère bien, l'enfant et vous!
Et, tout en parlant, il cherchait les fers dont il allait se servir, et dont il s'efforçait de dérober la vue à sa cliente.
Madame de Frémilly s'approcha du lit.
—Il faut être raisonnable, mon enfant.
—Je ne veux pas, dit Laurence, sacrifier mon enfant. Je veux que mon enfant vive!
—Il vivra, je te l'affirme.
—Et moi je veux mourir!
—Mais tu ne mourras pas non plus.
—Si, je veux mourir. Pourquoi vivre maintenant? Vous me haïssez. Tout le monde me haïra. Personne ne me croira. Je veux mourir!
Et elle se débattait au milieu des souffrances plus vives, secouant la tête comme si elle eût voulu la briser contre le bois du lit.
La grand'mère s'efforça de la retenir et de la calmer.
Elle lui dit d'une voix grave:
—Il faut vivre pour ton fils.
—Ah! oui, mon fils, murmura la malheureuse, dans une sorte de rêve, avec un bégayement des lèvres à peine perceptible.
Puis elle retomba dans son assoupissement.
Elle semblait, tant la souffrance la tordait, avoir perdu conscience de ce qui se passait, et il ne sortait plus de sa bouche que des plaintes indistinctes et rauques.
Le médecin avait saisi ses fers, et aidé de la domestique, qu'il avait appelée, il s'efforçait de tirer l'enfant, mort ou vif, des flancs ensanglantés et pantelants de la mère, pendant que madame de Frémilly, blême comme un spectre, le coeur serré à mourir, n'osant pas faire un mouvement, ni prononcer une parole, regardait sans voir, l'esprit absorbé, tordue par une pensée qui ne la quittait pas.
Ah! cet homme, cet homme, à qui toutes les deux déjà, sa petite-fille et elle-même, devaient tant de souffrances et allaient devoir tant de honte, comme elle le maudissait!
Dans la pièce doucement éclairée, le silence était profond et solennel, troublé seulement par les plaintes aiguës de la patiente, qui s'élevaient par intervalles presque régulièrement espacés, quand les crises la déchiraient; mais au dehors la tempête continuait à faire rage, menaçant dans sa colère folle de tout détruire et de tout emporter.
Par les fenêtres, dont on avait oublié de fermer les persiennes, la nuit apparaissait sinistre et blafarde.
Il ne pleuvait plus et le vent semblait avoir augmenté de violence.
Les hurlements de la mer au loin devenaient désordonnés et fous.
Il y avait des pâleurs de jour à l'horizon, quand le médecin, absorbé dans son labeur acharné, redressa enfin son front ruisselant et dit:
—C'est fait!
Et tendit à la servante une sorte de masse informe, toute sanglante, d'où sortit un faible cri.
En même temps, les plaintes de la mère cessaient.
Madame de Frémilly, soulagée, poussa un long soupir.
—C'est fini?
—Oui, madame.
—Et la mère?
—Elle va dormir maintenant.
—Elle vivra?
—Assurément, et l'enfant aussi.
—Il est bien constitué?
—Un peu chétif peut-être et un peu abîmé par les fers, mais avec des soins il vivra. C'est égal, je ne suis pas fâché que ce soit terminé.
Et le médecin, comme madame de Frémilly tout à l'heure, laissa échapper un soupir de soulagement.
La servante, qui avait, dans un bassin tout préparé et plein d'eau tiède, lavé l'enfant des mucosités sanglantes qui le souillaient, présenta à la baronne de Frémilly, madame Dubois pour elle, un petit corps tout grêle et tout ridé en disant:
—C'est un garçon.
Et la grand'mère ressentit à cette vue une impression qu'elle ne put pas bien définir elle-même.
Etait-ce de la répulsion ou un commencement de tendresse? Elle n'aurait su le dire.
Toujours est-il qu'elle tendit d'instinct les bras à l'enfant et qu'elle le prit.
Puis, comme il geignait faiblement, elle se mit à le bercer.
Le docteur demanda:
—Avez-vous une nourrice?
La grand'mère le regarda avec surprise.
Elle ne s'en était pas inquiétée.
Elle n'avait pas demandé à Laurence, dans l'état d'hostilité où elles vivaient toutes deux, si elle nourrirait son enfant.
Elle ne savait pas ce qu'elle désirait faire.
—Alors, fit le docteur, c'est la mère qui le nourrira?
—Je ne sais pas, docteur.
—Cela vaudrait mieux, du reste. Les enfants nourris par la mère s'élèvent beaucoup mieux, et celui-ci, qui n'était pas tout à fait à terme, aura besoin de soins assidus, surtout les premiers temps.
—Quand Laurence sera réveillée, dit la grand'mère, je lui demanderai ce qu'elle désire faire.
Le médecin avait demandé de l'eau, une serviette, et pendant qu'il se lavait les mains, il dit à la baronne de Frémilly:
—Il faudra, dans la matinée, vers huit heures,—la mairie ouvre à huit heures,—aller faire la déclaration.
—La déclaration? fit madame de Frémilly.
Elle eut un saisissement.
Elle n'avait pas non plus pensé à cela.
Déclarer l'enfant.
Enfant de père et de mère inconnus.
Un bâtard!
Sa pensée de nouveau se porta avec une contraction de rage vers Jacques de Brécourt, vers celui qu'elle accusait d'avoir séduit sa petite-fille, d'être le père de cet être encore informe, de cet avorton qu'elle avait rendu à la servante, et que celle-ci, dans le jour gris qui pâlissait la lumière de la lampe, était en train d'emmailloter.
Le médecin, devant son silence qu'il prenait pour de l'embarras, pour l'ignorance où était cette dame des formalités à remplir, dit:
—Vous n'êtes pas du pays?
—Non, monsieur.
—Et vous n'avez personne sans doute pour faire cette déclaration?
—Non, monsieur.
—Je puis m'en charger, moi..
—Je vous en serai reconnaissante.
—On n'aura pas besoin de déranger l'enfant; ma parole suffira.
Voulez-vous me dire quels noms vous voulez lui donner?
—Je ne le sais pas, monsieur.
—Vous ne le savez pas? fit le docteur, surpris.
—La mère ne me l'avait pas dit.
—Elle vous le dira quand elle sera réveillée et vous m'enverrez ces noms par la servante.
—Oui, monsieur.
—Mais vous pouvez me dire les noms du père et de la mère.
La baronne regarda le docteur et sentit une rougeur envahir son visage jusqu'à la racine des cheveux.
—Le père … la mère … bégaya-t-elle.
Et elle resta muette.
Alors le médecin flaira un mystère.
Il prit un air de circonstance.
—Je comprends, dit-il à demi-voix, madame ne veut peut-être pas faire connaître….
Il montra la servante et ajouta:
—Un médecin est un confesseur.
—Oui, dit madame de Frémilly, venez chez moi.
Elle entraîna le docteur dans sa chambre et là elle lui dit:
—Il faut, jusqu'à nouvel ordre, déclarer l'enfant avec cette mention:
«Père et mère inconnus.»
—Bien, madame.
—Le père est absent en ce moment; mais il reviendra et le reconnaîtra.
—Bien, madame.
Le médecin, discret, ne posa pas d'autres questions.
Il voyait que son interlocutrice souffrait atrocement, et il ne voulait pas augmenter sa torture.
Il flairait quelque drame intime. Ce nom de Dubois, qu'on lui avait indiqué, devait être un nom d'emprunt.
Madame de Frémilly avait fort grand air.
La jeune fille était délicate et jolie.
C'étaient sûrement des dames du monde qui étaient venues cacher, loin de l'endroit qu'elles habitaient, où elles étaient connues, une naissance clandestine, fruit d'une faute.
Il eut pitié de la gêne où il voyait la prétendue madame Dubois, et se retira sans insister, en promettant de faire le nécessaire, qu'on n'aurait pas à s'en occuper.
Il faudrait seulement lui faire connaître le petit nom que l'on désirait donner à l'enfant.
Madame de Frémilly le remercia de son obligeance et des soins qu'il avait donnés à sa petite-fille.
Il devait, du reste, revenir voir celle-ci dans la matinée; mais il n'y avait plus, maintenant, d'inquiétude à avoir. Tout s'était passé mieux qu'il ne l'avait cru d'abord, et l'état de l'accouchée était des plus satisfaisants.
Madame de Frémilly le laissa partir et entra dans la chambre de
Laurence.
Celle-ci, qui venait de se réveiller, tourna les yeux en entendant s'ouvrir la porte.
Elle observa attentivement, avec une certaine crainte, le visage de sa grand'mère.
Un pli dur barrait le front encore—souvenir des souffrances morales que la pauvre femme venait de subir—mais les yeux n'avaient pas la cruauté que Laurence leur avait vue quand madame de Frémilly menaçait et maudissait, le bras levé, celui qu'elle accusait d'être l'auteur de tous leurs maux.
Elle articula faiblement:
—J'ai bien souffert, grand'mère. J'ai cru que j'allais mourir.
—Sais-tu que tu as un fils?
Laurence eut un long tressaillement.
—Un fils?
—Oui, un garçon.
—Je veux le voir!
—On te le donnera bientôt. Il dort.
Laurence répéta:
—Un fils!
Et madame de Frémilly vit, dans son regard de l'étonnement et comme une inquiétude.
Elle ne savait à quoi attribuer cette singulière impression.
La grand'mère reprit, au bout d'un instant:
—Le médecin, qui a bien voulu se charger de le déclarer….
—Le déclarer? fit Laurence, qui ne comprenait pas bien la signification de ce mot.
—Oui, il faut déclarer sa naissance à la mairie.
—Ah!
—Il faut dire le nom du père, de la mère.
Elles étaient seules.
Après avoir couché l'enfant, et en voyant entrer la baronne de Frémilly, la servante s'était retirée pour aller prendre un peu de repos.
—J'ai dit, poursuivit la grand'mère, de mettre: «Père et mère inconnus.»
Laurence répéta:
—Père et mère inconnus…. Un bâtard!
—Dame! puisque tu ne peux pas dire le nom du père.
—Je ne le connais pas.
—Et tu ne peux pas non plus dire le tien: celui de la petite-fille de la baronne de Frémilly.
—Ah! fit Laurence, je ne renie pas mon fils.
—Un enfant dont tu ne connais pas le père!
—N'importe! Il est mon fils à moi, le fils de mes entrailles.
—Mais moi je ne veux pas que tu me déshonores. Plus tard, quand je n'y serai plus, tu feras ce que tu voudras.
—Mais, fit Laurence avec un effroi dans le regard, vous n'allez pas me le prendre, au moins?
—Non, tu seras libre de l'élever. Nous continuerons à vivre sous un faux nom, dans des pays où nous ne serons pas connues.
—J'accepterai tout, déclara Laurence, pourvu qu'on me laisse mon fils!
—Quel nom veux-tu lui donner? Y as-tu songé?
—Si c'était une fille, je lui aurais donné mon nom.
—Laurence?
—Oui.
—On peut l'appeler Laurent.
—Oh! oui, grand'mère!
—Je vais faire porter ce nom au médecin.
—Je voudrais l'embrasser.
—Ton fils? Je vais te le donner.
Madame de Frémilly prit le petit sur la couchette où il avait été déposé et le remit à la mère.
Et celle-ci, bien qu'elle ignorât de qui il était, à la suite de quel crime il était venu, celle-ci, mère avant tout, le considéra avec des yeux d'extase.
IV
Les chaleurs étaient venues.
Laurence, qui avait voulu nourrir son fils, et à qui sa grand'mère n'avait pas osé refuser cette consolation dans la grande douleur qui l'éprouvait, Laurence ne quittait guère le jardin de la villa, tout fleuri maintenant, et où elle était protégée contre les regards indiscrets par de hauts murs ombragés d'une double rangée de chênes-verts.
Elle vivait là en recluse, et personne, dans le pays, qui commençait à se peupler de baigneurs, ne l'avait même entrevue.
«Madame Dubois», madame de Frémilly, sortait quelque peu, aux heures solitaires, et se promenait sur les chemins où elle avait chance de ne rencontrer personne.
Elle s'était enfermée—ne voulant pas avoir avec sa petite-fille de nouvelles scènes, qui les tuaient toutes les deux—dans un mutisme absolu.
Elle ne parlait plus à Laurence que de choses futiles, indifférentes.
Et Laurence, quand son fils dormait près d'elle, dans la petite voiture qui lui servait le jour de berceau, Laurence restait des heures entières, immobile, les yeux fixés sur la mer, presque toujours calme maintenant, dont les vaguettes se moiraient sous le soleil, et bercée par son murmure monotone et doux.
A quoi pensait-elle?
—A lui peut-être, à lui sûrement.
Et surtout au mystère, à l'énigme qu'elle n'avait pas su déchiffrer, et dont cet enfant, qu'elle avait sous les yeux, était la vivante preuve.
Elle avait été sûrement, et elle n'en pouvait plus douter, victime d'un attentat.
Mais quel était l'auteur de cet attentat?
Pour madame de Frémilly, c'était Jacques.
Pour elle, c'était un autre, sûrement.
Jacques était incapable d'une infamie pareille.
Et sur cet autre, sur cet inconnu—dont son enfant était le fils—aucune notion.
Pas même une idée, la plus vague fût-elle, sur les circonstances dans lesquelles le crime avait eu lieu, sur le misérable qui l'avait commis.
Rien, la nuit, la nuit absolue.
Et, quand elle songeait à cela, des frissons traversaient ses flancs.
Et elle se disait que Jacques, si elle le revoyait jamais, que Jacques ne croirait pas à son innocence.
Il l'accuserait comme sa grand'mère.
Et elle ne pourrait pas le persuader qu'elle lui était restée fidèle, que son coeur était resté plein de lui, de sa seule image.
En tous les cas, c'en était fini maintenant de leur amour, de son bonheur.
Elle n'était plus digne de lui.
Elle était mère, et cet enfant, qu'elle ne pouvait se résoudre à quitter, demeurerait près d'elle comme la preuve de ce qu'on croirait sa faute, et qui n'était pour elle que son martyre.
Tel était l'état d'esprit de la malheureuse enfant, quand un matin, sa grand'mère, sortie depuis un instant, rentra précipitamment dans le jardin où elle se trouvait, son fils auprès d'elle.
Elle tenait un journal à la main, et son visage était extrêmement bouleversé.
—Ah! s'écria-t-elle en s'adressant à Laurence, ton malheur est bien complet maintenant!
Laurence se dressa vivement.
Une pâleur s'étendit sur son doux visage, qu'on eût cru incapable de pâlir encore, et dont la blancheur ressemblait de plus en plus à celle du lis, auquel sa grand'mère l'avait, à l'époque de l'innocence et de la pureté, tant de fois comparée.
Elle demanda:
—Qu'y a-t-il?
—M. de Brécourt est mort.
—Jacques, mort! fit la pauvre enfant avec un horrible cri.
Et elle chancela, comme frappée à mort.
—Il a été assassiné, dit madame de Frémilly.
Et elle tendit à Laurence, qui ne voyait plus, qui se soutenait à peine, le journal qu'elle avait à la main.
Laurence le prit.
Elle lut ces mots, en tête d'un court article:
«Assassinat de M. de Brécourt.»
Et elle ne distingua plus rien.
Les lettres dansaient devant ses yeux.
Jacques mort…. Jacques assassiné!…
Et, sous le coup de la douleur que lui causait cette horrible nouvelle, elle se tourna vers sa grand'mère, l'air mauvais:
—C'est vous, dit-elle, qui l'avez tué.
Madame de Frémilly tressaillit.
—Moi?
—Si vous ne l'aviez pas chassé, il ne serait pas parti. Il ne serait pas mort. Si vous ne l'aviez pas chassé, je ne serais pas déshonorée, malheureuse à jamais, courbée sous la honte d'une maternité criminelle, car il m'aurait défendue, lui, sa présence m'aurait protégée.
—Ainsi, fit madame de Frémilly, même devant sa mort, tu nies?
—Je nierai toujours, madame. Ce n'est pas lui! ce n'est pas lui! Jacques était un honnête homme. Jacques était incapable d'un attentat aussi monstrueux.
—C'est ton idée, fit la grand'mère, je ne reviendrai pas là-dessus. Ce que je vois de plus clair en cela, c'est que ce pauvre garçon va rester sans père.
—Il restera ce qu'il est, ce qu'il doit être, fit Laurence, car M. de Brécourt n'était pas son père. Et jamais, même s'il l'eût voulu par amitié, par dévouement pour moi, je n'eusse souffert qu'il eût menti en reconnaissant un enfant qui n'est pas le sien.
Mais il n'est plus, ajouta Laurence. Il n'est plus, et c'est votre faute, et cela, je ne l'oublierai jamais!
Puis, avec, dans la voix, un sanglot qui remua madame de Frémilly jusqu'aux entrailles:
—Nous aurions pu être si heureux!
Elle se tut.
Les sanglots la secouaient.
Les larmes, larmes amères, pressées, ruisselaient sur ses joues.
Elle reprit:
—Il était perdu pour moi. Mais j'aurais pu être heureuse encore, le sachant heureux même avec une autre. J'aurais vécu dans le parfum de son bonheur. Je ne suis pas jalouse. Je ne puis plus l'être. Je n'ai pas le droit de l'être. Mais savoir qu'il est mort, mort pour moi, d'une façon lamentable et affreuse, ah! cela, c'est une souffrance qui ne s'apaisera jamais, qui me cuira comme un remords. Et je n'avais pas besoin de cela, mon Dieu! j'étais assez malheureuse!
Elle se tut encore.
Et sa grand'mère la regardait, émue malgré elle par cet entier, par ce profond désespoir.
Elle ne trouvait pas un mot pour consoler la malheureuse enfant.
Et elle ne trouvait pas en son coeur—persuadée que M. de Brécourt était coupable—place pour un regret.
Sans se réjouir de cette mort, qui, dans sa pensée, complétait le malheur de sa petite-fille, qui resterait déshonorée avec son enfant sans nom, elle ne s'en accusait pas; car elle trouvait qu'elle était juste, que c'était le châtiment envoyé de Dieu pour punir le crime commis, l'attentat dont sa petite-fille et elle avaient déjà tant souffert!
Et, ne pouvant pas dire ce qu'elle pensait, de peur d'augmenter encore le chagrin si profond de Laurence et de réveiller sa colère, elle ne prononçait pas un mot.
Elle laissait sa petite-fille pleurer.
Au bout d'un long moment, celle-ci redressa enfin sa tête, jolie et pâlie, tout inondée de larmes, comme une fleur de rosée, et elle dit:
—Comment est-il mort?
—Lis!
Et madame de Frémilly ramassa le journal qui était tombé.
Laurence parcourut l'article.
Et tout son sang se glaça dans ses veines, de pitié et d'horreur tout à la fois.
—C'est horrible, fit-elle, cette mort, dans la nuit, d'un coup de couteau, loin de tous. Comme il a dû souffrir!
A cette pensée, son tendre coeur creva de nouveau, et un torrent de larmes se répandit autour d'elle.
—Et c'est notre faute, reprit-elle au milieu des sanglots, notre faute!
S'il ne m'avait pas connue, aimée….
J'aurais dû ne pas naître!
Je suis venue au monde pour son malheur.
Elle s'arrêta encore, pour reprendre, au bout d'un instant:
—Je ne le verrai plus jamais, c'est fini. Même s'il n'était pas mort, je ne l'aurais pas revu peut-être, mais j'aurais conservé l'espoir. Et maintenant il ne me reste plus rien, plus rien. Il est mort!
Ses sanglots redoublaient.
Madame de Frémilly prononça, pour dire quelque chose, pour détourner peut-être le cours de cette douleur:
—Je vais écrire.
—A qui?
—A son ami, M. Mareuil.
—Pourquoi? Vous espérez donc?…
—Rien, sans doute. Mais nous aurons peut-être des détails.
Laurence ne répondit pas.
Que lui importait?
Il était mort. Pour elle, il n'y avait plus autre chose. Il n'était plus. Sa pensée, cette pensée qu'elle croyait à elle toujours, sa pensée était éteinte.
Il était mort là-bas, si loin. Et jamais plus elle n'entendrait parler de lui. Jamais elle ne saurait s'il ne l'avait pas oubliée, s'il avait conservé d'elle, en partant, un bon souvenir, un souvenir qui le consolât au milieu de ses fatigues et de ses épreuves.
Et maintenant qu'il n'était plus, elle se disait qu'il n'aurait pas douté d'elle, qu'il aurait cru, lui, à son innocence, et qu'au lieu de l'abandonner et de la maudire, il se serait mis avec elle à la recherche du criminel qui avait souillé et détruit leur bonheur. Ils s'aimaient tant!
La veille de la séparation, ils s'étaient, pendant une courte absence de la grand'mère, dit de si douces choses, fait de si chers et si tendres serments!
Et ils étaient si heureux!
Ce sont les seules heures de bonheur que Laurence eût connues, celles où il était avec elle, près d'elle.
Madame de Frémilly regardait l'enfant, qui dormait paisible en sa voiturette, près de sa mère en pleurs, inconscient des douleurs qui saignaient autour de lui.
Ses yeux semblaient dire:
—C'est pour lui surtout que c'est un malheur, pour ce pauvre petit être qui va rester sans protecteur et sans nom.
Laurence lut sur ses traits cette pensée, et elle y répondit:
—Je vivrai pour lui désormais, pour lui seul. Que m'importe maintenant ce qu'on pourra penser?
Je ne le quitterai plus et ne le cacherai plus. Demain, si vous le voulez, grand'mère, nous retournerons à Marconnay.
—Avec cet enfant? Tu es folle! S'il te plaît d'étaler ton déshonneur, je m'y oppose, moi!
—Je tenais à l'estime de Jacques. Maintenant qu'il n'est plus, que me font des étrangers et des indifférents?
Je n'espère plus rien.
Je vivrai pour mon fils.
S'il n'était pas, je serais morte.
J'aurais été rejoindre Jacques.
—Je suis ta grand'mère, dit madame de Frémilly. J'ai la garde du nom que je porte, que nous portons toutes les deux, et je ne veux pas qu'on connaisse ton déshonneur. Nous ne reviendrons jamais, du moins tant que je vivrai—et tu n'auras sans doute pas longtemps à attendre maintenant, car ces épreuves me tuent—nous ne reviendrons jamais aux lieux où nous avons été connues, où quelqu'un pourra mettre sur notre visage le nom de nos pères.
Laurence eut un geste vague.
—Vous ferez ce qu'il vous plaira, grand'mère. Tout désormais m'est indifférent.
Et elle s'absorba de nouveau dans sa douleur.
V
Si la nouvelle de la mort de Jacques de Brécourt portait aux Chênes-Verts la désolation et le désespoir, elle soulevait dans une autre maison l'enthousiasme et la joie, une joie mauvaise faite de convoitises louches, de jalousie et de sournoises rancunes assouvies.
C'était chez Régulus Boulard, dans la petite chambre qu'il avait conservée après le départ de Noémie au sommet de Montmartre et dans laquelle naissaient et mûrissaient ses sinistres desseins, où il nourrissait ses malfaisantes rêveries.
Après la conversation qu'il avait eue aux alentours de Marconnay avec Noémie, le misérable avait vite compris qu'il avait fait fausse route, et que son ancienne maîtresse avait raison. S'il avouait son crime, il n'obtiendrait d'autre résultat que de se faire chasser ignominieusement, comme un indigne personnage qu'il était. Aussi, malgré ses bruyantes menaces, s'était-il tenu coi, cherchant un autre stratagème, qui le menât à ses fins par une voie plus sûre et plus rapide.
Il n'avait rien trouvé encore, quand il lut sur un journal, comme l'avaient lu madame de Frémilly et Laurence, le récit de l'assassinat du malheureux Jacques de Brécourt.
Sur ce journal, comme sur celui de la grand'mère et de la petite-fille, on laissait croire que le malheureux explorateur avait succombé.
Et Régulus se persuada sans peine qu'il était mort.
Alors un plan nouveau germa tout de suite en son esprit, et il ne douta pas un instant de la réussite de ce plan.
Il résolut donc de le mettre sans retard à exécution.
Pour cela il lui fallait avoir le plus tôt possible une entrevue confidentielle avec madame la baronne de Frémilly. Mais où était la baronne à cette heure? Il savait qu'elle ne se trouvait pas à Marconnay, et qu'à Marconnay on ignorait, lui avait dit Noémie, où elle s'était réfugiée avec sa petite-fille.
D'un autre côté, madame de Frémilly le connaissait sous le nom de Romain Doria. Elle allait s'étonner de le voir se présenter à elle sous un nouveau nom.
Mais à cela le misérable croyait avoir paré déjà.
Romain Doria, dont il avait momentanément usurpé le nom, était l'amant de Noémie.
Lui, il était Régulus Boulard, un intime ami de Jacques de Brécourt.
Il n'avait pas voulu, pour des raisons qu'il expliquerait, se présenter sous son vrai nom pour la mission un peu équivoque dont il s'était chargé.
Mais maintenant il venait remettre les choses au point, dire qui il était, quels étaient cette femme et cet enfant qu'on avait eu l'imprudence, et que lui surtout avait eu le tort d'amener à Marconnay, trompé par les lamentations de la mère et effrayé par ses menaces.
Il avait, pour expliquer tout cela, une fable préparée, et il ne doutait pas que madame de Frémilly ne s'y laissât prendre.
Il savait mentir, et avec un peu d'habileté….
Quant à Noémie, il avait trouvé du même coup le moyen de s'en débarrasser et de l'écarter de ses combinaisons.
Nous verrons plus tard comment Régulus devait s'y prendre pour parer au danger qui pouvait, pour la réussite de ses ténébreux projets, lui venir de cette ancienne maîtresse et des révélations dont elle l'avait menacé.
Mais, avant tout, pour Régulus, il fallait découvrir madame de Frémilly.
Là était jusqu'à présent la pierre d'achoppement.
Il chercha longtemps, puis une inspiration lui vint, qu'il crut descendue du ciel, mais qui montait plutôt de l'enfer.
Il se souvint que Jacques de Brécourt avait un ami dont il lui avait parlé autrefois, M. Mareuil. Peut-être ce M. Mareuil pourrait-il lui donner une utile indication.
Où habitait-il? Il l'ignorait. Mais c'était, il le savait, un viveur assez répandu, un homme riche. Il aurait facilement son adresse, soit sur le Tout-Paris, soit dans un restaurant élégant. Il l'eut en effet facilement et eut avec l'ami de Jacques de Brécourt la conversation dont Mareuil rapporta les termes à son ami, tissu de mensonges et de calomnies qui avaient porté à son comble l'indignation de Jacques et de Mareuil lui-même, quand il eut compris qu'il avait été la dupe d'un abominable scélérat. Mais pour mener à bonne fin son plan infernal il fallait maintenant que Régulus eût une entrevue avec madame de Frémilly, dont M. Mareuil lui avait donné l'adresse; il partit incontinent pour Fouras.
VI
Pendant le trajet, Régulus Boulard réfléchit à ce qu'il allait dire, pesa chaque mot de la conversation qu'il allait avoir avec madame de Frémilly, d'où dépendrait le sort de son audacieuse et téméraire tentative: et quand il débarqua, vers onze heures du matin, par un clair soleil, sur la plage—à ce moment pleine de baigneurs—de Fouras, il s'était fait cent fois la leçon à lui-même, avait étudié, comme un véritable acteur, chacune des intonations, chacune des phrases qu'il allait prononcer au cours de la comédie qu'il se proposait de jouer devant madame de Frémilly….
Il se fit indiquer, dès son arrivée, la villa des Chênes-Verts; mais, comme il était trop tôt pour s'y présenter, il s'en alla tranquillement déjeuner. Il s'était installé dans un restaurant donnant sur la mer, et, pendant qu'on le servait, il admira la merveilleuse vue qu'il avait devant lui, la mer ensoleillée et miroitante, et, à perte de vue, un horizon dont les bleus se confondaient….
Quelques barques légères passaient au loin, dans l'azur, «avec leurs voiles blanches dépliées comme des ailes de mouettes.» Des enfants en toilettes claires jouaient sur l'étroite bande dorée de sable s'étendant devant le flot qui venait la border d'une légère frange d'écume…. Il faisait chaud et clair…. La vie apparaissait délicieuse à Régulus qui sentit son coeur se gonfler d'espoir.
Quand il eut déjeuné, il se fit apporter des cigares, du café, des liqueurs, et resta étalé devant la mer, dans la béatitude de la digestion, perdu dans ses rêves heureux…. Dans sa joie d'avoir si bien réussi auprès de M. Mareuil, il n'avait plus ni scrupules ni remords…. Il était décidé, maintenant, à aller jusqu'au bout, quelques douleurs qu'il dût semer sur son chemin.
A deux heures précises, il appela le garçon, solda sa dépense et se leva de table; puis il se rendit, lentement, à pas majestueux, par le chemin étroit, bordé de chênes-verts qui le couvraient d'une ombre délicieuse, vers la villa habitée par madame Dubois, c'est-à-dire par madame de Frémilly….
Quand il arriva devant cette demeure, enfouie dans les verdures, et dont la grille avait été jusqu'en haut couverte d'une tôle épaisse qui empêchait tout regard de se glisser à l'intérieur, il crut qu'on s'était trompé, qu'il n'y avait personne, et il hésita à sonner.
Mais il se décida cependant, et, au coup de sonnette, la grille s'entre-bâilla légèrement.
Une femme se montra, coiffée d'un bonnet blanc, une paysanne.
Régulus demanda:
—C'est bien ici qu'habite madame Dubois?
—Oui, monsieur.
—Elle est chez elle?
—Je ne sais pas.
—Comment, vous ne savez pas?
—Je ne sais pas si madame peut recevoir. Si monsieur veut bien me dire son nom.
La grille resta entre-bâillée.
Régulus essaya de regarder, mais il ne vit rien qui attirât son attention, un jardin divisé en parterres réguliers, plantés de fleurs, pareil à la plupart de ceux qu'il avait vus déjà à Fouras. Au delà de ce jardin, une place qui paraissait assez vaste, où l'herbe était à demi brûlée déjà et qui semblait aller jusqu'à la terrasse dominant la mer. On ne voyait pas l'habitation.
Régulus répondit:
—Cette dame ne me connaît pas. Expliquez-lui que je viens de Paris, que je suis envoyé par un de ses amis, M. Mareuil. Vous retiendrez bien ce nom?
—Oui, monsieur.
—Allez!
La servante referma la grille au nez du visiteur et disparut à l'intérieur.
Régulus, qui avait essayé de s'approcher, recula et ne put s'empêcher de murmurer:
—Mâtin! Ils ne sont pas hospitaliers chez madame Dubois!
Mais cette façon de recevoir, au lieu de le froisser, lui fit plaisir, au contraire, car elle lui démontrait avec quel soin ces dames se cachaient, et qu'il y avait anguille sous roche pour qu'elles prissent tant de précautions. La paysanne revint au bout de quelques minutes et dit:
—Vous pouvez entrer, monsieur.
Et elle ouvrit la grille.
Régulus passa.
Il traversa les allées du jardin soigneusement sablées, et au bout de la pelouse, du coté de la mer, il vit un spectacle qui lui causa une étrange émotion.
Sur un banc de bois peint en vert était assise une jeune femme qu'il reconnut aussitôt. C'était mademoiselle de Frémilly, celle….
Une rougeur couvrit sa face, le brûla jusqu'à la racine des cheveux.
Et un long frisson de volupté le traversa.
A côté de la jeune femme, couché dans une petite voiture, un enfant dormait.
Son fils sans doute!
Un nouveau tressaillement secoua le misérable.
Et comme il restait immobile, comme hypnotisé, les yeux sur cette vision, sans avancer, la servante se retourna pour dire:
—Par ici, monsieur.
Alors il se décida à marcher sur ses traces.
Laurence n'avait rien entendu, car elle n'avait pas levé les yeux et n'avait pas fait un mouvement.
Elle ne le vit pas passer.
Régulus monta derrière la servante le perron de la maison et fut introduit dans un petit salon du rez-de-chaussée, garni de tentures fraîches et meublé de la façon banale habituelle à toutes les villas de bains de mer.
—Si vous voulez vous asseoir, monsieur, dit la servante, et attendre quelques minutes, madame Dubois va descendre.
Et elle se retira.
Régulus resta seul.
Il était dans la place, à moitié chemin déjà peut-être de la fortune qu'il convoitait.
Un espoir fou gonflait son coeur.
Il avait vu Laurence, l'avait trouvée en sa pâleur idéalement belle, et ce n'était pas après la fortune seulement qu'il aspirait.
C'était après cette jeune femme dont la vue avait réveillé tous ses appétits, tous ses désirs encore insatisfaits.
Il se disait, en pensant à l'entrée de madame de Frémilly, qui allait le reconnaître pour ce Romain Doria qu'elle avait vu à Marconnay:
—Elle va être un peu surprise, la bonne dame!
Mais il avait une explication toute prête pour parer à cet étonnement qu'il prévoyait.
Quelques minutes se passèrent.
Régulus s'était déjà assis et levé plusieurs fois, en proie à une sorte de fièvre qui le forçait à s'agiter, quand la porte s'ouvrit enfin.
Madame de Frémilly parut.
Elle semblait avoir vieilli beaucoup depuis le jour, pourtant rapproché, où Régulus l'avait vue au château de Marconnay.
Son visage était d'une pâleur extrême, et le tour des yeux rougi indiquait que souvent la pauvre dame pleurait.
En reconnaissant le visiteur, elle eut un mouvement de recul.
—Monsieur Doria!
Mais Régulus dit aussitôt.
—Je ne suis pas M. Doria. Je me suis présenté à vous, madame, sous un nom d'emprunt, à la suite de circonstances que je vais vous faire connaître. J'ai joué près de vous un rôle de dupe dont j'ai à vous demander mille fois pardon, si vous voulez bien avoir l'obligeance d'écouter jusqu'au bout ma pénible confession.
—Parlez, monsieur, fit madame de Frémilly, qui eut peine à cacher la surprise que lui causèrent ces paroles.
—Il faut d'abord, commença Régulus, que je vous dise qui je suis. Je ne m'appelle pas Romain Doria, mais Régulus Boulard. Je suis l'ami le plus intime, le plus ancien camarade de ce pauvre Jacques de Brécourt!
En entendant ce nom, madame de Frémilly fit un geste violent.
—Ne me parlez pas, fit-elle, de cet homme!
—Vous le maudissez, dit Régulus sans se troubler, parce que vous le croyez coupable.
—Je le maudis parce qu'il m'a été funeste, parce que ma petite-fille et moi nous lui devons le malheur de notre vie.
—Ecoutez-moi, madame, dit Régulus, et quand vous m'aurez entendu, peut-être changerez-vous d'opinion sur son compte.
—Jamais! déclara madame de Frémilly, et si vous venez ici pour plaider sa cause….
—Je viens pour défendre sa mémoire, essayer de réparer la faute, la seule faute qu'il ait commise….
—Rien, dit la baronne, ne saurait le rendre moins criminel à mes yeux.
—Pourtant, fit Régulus, il a été plus malheureux peut-être que coupable.
—Malheureux! On voit bien que vous ne savez pas ce qu'il a fait!
—Je sais tout, madame. Il ne m'a rien caché.
—Il doit vous être alors aussi odieux qu'à moi.
—Il était mon ami. Une sorte de fatalité l'a poursuivi.
—Mais je ne vous interromps plus, monsieur, dit madame de Frémilly, qui ne voulait pas poursuivre plus loin cette discussion. Dites-moi ce que vous avez à m'apprendre, pourquoi vous êtes venu sous un faux nom m'apporter un enfant que vous m'avez dit être le fils de votre ami.
—Et qui ne l'est pas! fit Régulus. Je le sais maintenant.
Madame de Frémilly eut un sursaut de stupeur.
—Cet enfant que j'ai recueilli n'est pas le fils de M. de Brécourt?
—Non, madame.
—Et cette femme?
—Cette femme n'a jamais été sa maîtresse.
—Mais, vous-même….
—Moi-même, je vous l'ai dit, en effet, mais j'avais été trompé le premier.
—Et la photographie?
—Un mensonge! une imposture!
—Je ne comprends plus, fit la baronne de Frémilly, hébétée.
—Vous allez comprendre, madame, si vous voulez bien m'écouter avec un peu de patience. Cette femme que vous avez vue….
—Et qui est chez moi.
—Qui est chez vous?
—Je l'ai recueillie avec son fils au château de Marconnay.
—Elle y est encore?
—Elle y est encore.
—Cette misérable a toutes les audaces! Mais j'espère bien que lorsque je l'aurai démasquée, lorsque j'aurai raconté l'infâme calomnie dont elle s'est rendue coupable et qui a eu de si terribles conséquences, puisqu'elle a causé la mort de mon pauvre ami et sera la source de tant d'autres malheurs, j'espère bien qu'alors, madame, vous la chasserez comme elle mérite de l'être, comme une créature indigne. Cette femme n'a jamais été la maîtresse de Jacques. Son enfant n'est pas son fils. Elle n'a même jamais connu M. Jacques de Brécourt. C'est sa soeur, une nommée Aurore, morte depuis, une fille galante, qui a été un moment la maîtresse de Jacques comme de bien d'autres, et c'est sans doute ce qui a donné l'idée à cette misérable femme de choisir mon pauvre ami pour être la victime de l'odieux chantage qu'elle a imaginé.
—Un chantage! fit madame de Frémilly, abasourdie.
—Oui, madame, un chantage éhonté et si habilement combiné, que moi-même j'y ai été pris un instant et m'en suis fait presque le complice.
Régulus semblait sincèrement indigné. Son geste menaçait, sa voix tonnait, son regard foudroyait.
On eût dit l'honnête homme que la fourberie révolte, que le mensonge met hors de lui.
—J'avais été mis au courant, reprit-il en se calmant un peu, de l'amour de Jacques pour mademoiselle de Frémilly, votre petite-fille, et des projets de mariage déjà avancés, quand survint la brusque rupture dont mon pauvre ami n'a jamais connu le motif, et que je n'ai appris moi-même que plus tard, presque à l'heure même où j'apprenais sa mort, trop tard, par conséquent, pour le lui faire connaître.
—Ce motif, dit madame de Frémilly, c'est la visite que m'a faite cette femme. Je n'en avais pas d'autre à ce moment. Cette femme est venue me dire que Jacques de Brécourt, que j'allais donner comme mari à ma petite-fille, était son amant à elle, qu'il continuait à la voir au moment même où il jurait à Laurence qu'il n'aimait qu'elle et n'aimerait jamais qu'elle. Elle me le montra en photographie à ses côtés, donnant la main à un enfant, qu'elle me dit être leur fils à tous les deux, et la photographie datait de quelques semaines à peine. Je fus indignée d'une telle duplicité de la part de M. de Brécourt, qui m'affirmait, quelques jours auparavant encore, qu'il avait rompu depuis longtemps avec toutes ses anciennes liaisons, et je lui signifiai, sans lui donner d'explications, qu'il n'eût plus à songer à Laurence.
—Eh bien! madame, fit Régulus, tout cela était faux. Vous avez été trompée comme je l'ai été moi-même, et Jacques de Brécourt était innocent de cette trahison.
Il y eut un silence.
Madame de Frémilly regardait Régulus et se demandait ce qu'elle devait penser de tout cela.
Jamais encore elle n'eût supposé possible une telle succession d'infamies.
VII
Mais Régulus était maintenant très assuré, se croyant maître de la situation.
—Oui, madame, répéta-t-il, nous avons été trompés tous les deux, abominablement trompés. Et voici comment j'ai tout appris, tout récemment, ces jours-ci. Je vous aurais prévenue plus tôt, mais j'ignorais votre adresse, qui m'a été donnée par M. Mareuil. J'ai été joué comme un naïf, moi qui me piquais de ne pas l'être, mais peut-on, quand on est honnête, prévoir certaines scélératesses qui ne vous viendraient jamais à l'idée à vous? Quelques jours après le départ de Jacques, je vis venir chez moi une femme éplorée, celle que vous me dites avoir recueillie. Elle avait un enfant à la main, un enfant pâle, souffreteux et chétif, qui semblait ne tenir à la vie que par un fil.
—Je l'ai vu, dit madame de Frémilly, ce pauvre petit. Et sa vue m'a laissé une impression qui n'est pas dissipée encore.
—Cette femme, poursuivit Régulus, me raconta sa triste histoire, celle du moins que vous connaissez, qu'elle avait été abandonnée par mon ami Jacques de Brécourt, qui la laissait dans une effroyable misère avec son enfant. Et elle me donna des détails atroces. Cette femme avait été obligée de prendre un amant, un certain Romain Doria, dont j'ai usurpé le nom pour me présenter chez vous avec le petit, que je voulais sauver. Ce Romain Doria, un misérable, brutalisait la mère, torturait l'enfant, qu'on tenait enfermé des journées entières dans une sorte de cabinet étroit et obscur, où il était privé d'air et de lumière, mourant à la fois de froid et de faim. Elle me demandait si, au nom de mon ami, je ne pouvais pas faire quelque chose pour tirer de cet enfer, sinon elle, du moins son pauvre petit. Elle m'attendrit tellement, la vue du petit martyr me fit une telle peine, que je promis de faire tout ce qu'il me serait possible pour lui venir en aide. Mais, la promesse faite dans un premier mouvement de commisération et de pitié, je me demandai comment la remplir. Je ne suis pas riche. Je vis de mon travail, un travail d'artiste. Vous savez peut-être, madame, ce que cela rapporte. Je ne pouvais pas m'adresser à Jacques, dont j'ignorais l'adresse. C'est alors que l'idée me vint de vous envoyer cette lettre que vous avez reçue au château de Marconnay et que je signai Romain Doria, du nom de l'amant de cette femme, ne voulant pas faire connaître mon véritable nom. J'espérais, vous sachant charitable et bonne, que vous enverriez à cette malheureuse quelque aumône. Je ne pensais pas que vous accueilleriez si généreusement ma prière. Quand j'ai reçu la lettre où vous me disiez de vous amener le petit, je me trouvai, je l'avoue, fort embarrassé. La mère, elle, ne se sentait pas de joie. Elle voyait son fils sauvé. Et j'étais heureux avec elle. Romain Doria avait été tenu à l'écart de la négociation et ne savait rien. Que faire? La mère ne pouvait pas emmener l'enfant sans le prévenir. Et qui sait comment il aurait pris la chose? C'est alors que la pensée me vint d'accomplir la bonne oeuvre jusqu'au bout. Pour rien au monde je n'aurais voulu vous mettre en rapport avec le misérable Romain Doria. Je m'offris donc, malgré les multiples occupations qui me retenaient à Paris, pour vous conduire l'enfant moi-même. J'ai cru, quand je dis cela à cette femme, qu'elle m'aurait sauté au cou pour m'embrasser, tant elle était heureuse, et tant elle semblait reconnaissante. La misérable est une merveilleuse comédienne.
Vous savez le reste, madame. Je vous présentai l'enfant, et devant l'accueil que vous nous fîtes à tous les deux, mademoiselle de Frémilly et vous, j'eus un peu honte, je l'avoue, du rôle un peu équivoque que, malgré mes bonnes intentions, je jouais auprès de vous, et je partis précipitamment le lendemain même, malgré l'offre gracieuse et séduisante que vous m'aviez faite de prolonger mon séjour parmi vous.
Régulus avait débité cette série de mensonges avec une aisance et une assurance extrêmes.
Il n'avait pas eu une hésitation ni un trouble.
Et madame de Frémilly n'avait aucune raison de douter de la véracité de son récit. Aussi n'en douta-t-elle pas. Elle sentit tomber brusquement les préventions qu'elle avait eues tout d'abord contre cet homme, qui s'était présenté à elle sous un jour un peu louche, et sa physionomie devenait un peu plus aimable.
Régulus attendait qu'elle fit quelque réflexion, mais elle ne dit rien.
Elle demeurait absorbée en une rêverie. Peut-être pensait-elle aux misères, aux souffrances de toutes sortes qui naissent des situations irrégulières pour les enfants surtout et pour les femmes, et songeait-elle à celles qui attendaient sa petite-fille et son enfant, sans mari et sans père, comme les malheureux dont on venait de lui raconter la triste histoire.
Voyant qu'elle gardait le silence, Régulus reprit:
—A mon retour à Paris, je fus quelque temps sans revoir cette femme, dont je venais, m'avait-elle dit, de sauver l'enfant.
Puis, un soir, elle m'arriva, bouleversée, les vêtements déchirés, et elle me dit:
—Je pars.
—Où?
—Je vais retrouver mon enfant. Je ne puis pas vivre sans lui. Et je quitte pour toujours ce misérable.
—Votre amant?
—Oui. Je n'ai pas d'argent. Je ferai la route à pied. N'importe! Si je dois crever en route, eh bien! je crèverai; pour ce que la vie a d'agréments….
Je tâchai de la dissuader de partir.
Vous ne pouviez pas, lui dis-je, la recevoir. Vous aviez déjà fait montre, en recueillant son enfant, d'une indulgence et d'une charité rares. Il ne fallait pas abuser des gens, même les meilleurs. Je lui dis tout ce que je devais lui dire.
Elle n'écouta rien.
Elle n'avait que ces mots à la bouche:
—Je veux le voir.
Elle parlait de son fils.
Ou:
—Je veux le fuir!
Il était question de son amant.
Voyant que toutes les raisons que je lui donnais étaient inutiles, je la laissai aller.
Je lui aurais offert quelque argent. Mais je n'en avais pas à ce moment.
Je ne l'ai plus revue.
Et je ne saurais pas ce qu'elle est devenue si vous ne m'aviez appris que vous l'aviez recueillie chez vous.
—Elle est au château de Marconnay avec son fils.
—Vous avez été dupe, madame, de la bonté de votre coeur, comme je l'ai été moi-même. Cette femme est la plus indigne et la plus misérable des femmes!
Je ne pensais plus à elle. J'avais presque oublié cet incident quand j'entendis, un matin, frapper à ma porte.
Il faisait jour à peine. J'étais au lit.
Je demandai qui était là.
Une voix répondit, une voix affreuse, éraillée, brûlée d'alcool.
—Je suis Romain Doria, Je veux vous parler.
L'amant!
Qu'allai-je apprendre?
Je ne le connaissais pas. Je ne l'avais jamais vu.
Je sautai à terre.
Et je criai à travers la porte:
—Attendez un instant, je m'habille.
Je mis à la hâte mon pantalon, un veston, et j'allai ouvrir.
Un homme entra effroyable, de longs cheveux, une redingote crasseuse, l'air artiste, mais un artiste de vingt-cinquième ordre, puant l'absinthe et le tabac.
Il répéta:
—Je suis Romain Doria.
Je lui offris une chaise.
Il refusa sèchement.
—Merci. Je n'ai que quelques mots à vous dire.
Je devins sec aussi.
—Parlez, monsieur.
Il commença par me reprocher de m'être mêlé de choses qui ne me regardaient pas, de m'être entremis pour lui enlever cet enfant dont il avait la garde, et, finalement, de l'avoir brouillé avec sa maîtresse, qui l'avait quitté.
Et c'est alors, dans un accès de jalousie et de rage, qu'il me raconta tout.
—Mais quoi? demanda madame de Frémilly.
—Que sa maîtresse n'avait jamais été la maîtresse de M. de Brécourt; que c'était lui qui avait machiné tout ce complot, qui avait envoyé vers vous cette femme, qui était la soeur d'une femme galante qu'avait connue autrefois Jacques.
—Mais dans quel but? s'écria madame de Frémilly, épouvantée d'une telle canaillerie.
—Dans un but de chantage, sans doute. Il me dit que c'était lui qui avait fabriqué la photographie qu'on vous avait montrée, que l'enfant que cette femme avait dit être l'enfant de Jacques de Brécourt était un enfant qu'elle avait eu elle ne savait de qui, qui n'était même pas de lui.
Madame de Frémilly leva les mains au ciel.
—Est-ce possible!
—Voilà ce que cet homme m'a dit.
—Mais alors, cette femme?
—Cette femme est indigne de toute pitié, oui, madame.
—Ah! fit madame de Frémilly en proie à la plus violente indignation, elle ne restera pas cinq minutes de plus sous mon toit. Je vais écrire là-bas et la faire mettre dehors, elle et son misérable enfant; car, enfin, c'est cette femme qui est cause de tous les malheurs qui sont arrivés.
—C'est elle, madame. C'est son infâme calomnie.
Régulus exultait.
Il était arrivé à son but.
Noémie chassée, mise à la rue, sans ressources, avec son enfant, c'était l'ennemie à terre, disparue, et il n'avait plus à craindre des révélations qui auraient détruit tout l'échafaudage de ses perfidies et de ses mensonges. Il murmura:
—La chasser, ce sera, pour ce qu'elle a fait, un châtiment trop doux.
—Que puis-je faire? demanda madame de Frémilly.
—Rien de plus, en effet.
Et la grand'mère ajouta, pensant au déshonneur de Laurence, maintenant irréparable:
—Et vous ne connaissez, monsieur, qu'une partie des malheurs que l'infamie de cette femme aura causés.
Régulus secoua la tête.
—Non, madame, dit-il, je les connais tous!
Madame de Frémilly le regarda.
Que voulait-il dire?
Elle était devenue très pâle.
Est-ce donc que le secret si soigneusement gardé aurait transpiré?
Par qui? Comment?
Régulus répéta:
—Je sais tout, madame.
—Mais quoi, monsieur?
—C'est pour cela que je suis ici. Je ne venais pas seulement pour faire chasser une femme indigne, mais aussi pour sauver une jeune fille innocente.
De nouveau madame de Frémilly contempla son interlocuteur.
Un froid mortel passa en elle, et elle bégaya:
—Je ne comprends pas, monsieur.
—Vous allez comprendre, madame, dit Régulus.
Et il se prépara à poursuivre le cours de ses mensonges. Il arrivait maintenant aux plus infâmes, et il ne pouvait se défendre d'un certain tremblement intérieur. La foudre pouvait tomber.
VIII
Il y eut entre les deux interlocuteurs un assez long silence; puis,
Régulus commença en ces termes la dernière partie de ses confidences:
—J'en suis arrivé, madame, à l'objet véritable de la mission que j'ai acceptée, et que je viens remplir en me présentant devant vous. Je vous ai dit déjà que j'étais l'intime ami de Jacques de Brécourt, qui pouvait tout exiger de mon dévouement. Avant de s'en aller pour cette expédition où il avait peur de périr, où il souhaitait peut-être périr, et où il a péri, en effet, il est venu me trouver, et il m'a dit:
—Je vais te confier, Régulus, un secret que je ne confierais à personne, et que tu devras garder enseveli à jamais au plus profond de ton coeur.
Tu n'en serais délié que si je succombais et voici dans quelles conditions.
Je l'écoutais, un peu étonné, mais je lui dis aussitôt:
—Parle, cher ami. Tu sais que tu peux te fier à moi.
—Oui, fit-il, je sais que je puis compter sur ta discrétion, et aussi sur ton dévouement, et c'est à ta discrétion, et peut-être aussi à ton dévouement que je vais faire appel.
—Tu peux compter, déclarai-je, sur l'un comme sur l'autre. Je n'ai jamais oublié les services que tu m'as rendus, et je ne suis pas un ami pour toi, mais un frère.
—Je ne dirais peut-être pas à un frère ce que je vais te dire à toi.
Très intrigué par ce début, je le priai de parler.
Mais il semblait ne pas pouvoir s'y résoudre. De longs sanglots déchiraient sa poitrine, et je voyais de grosses larmes rouler dans ses yeux.
Madame de Frémilly écoutait, effarée, l'émoi au coeur, cet étrange récit.
Où cet homme voulait-il en venir? Qu'allait-elle apprendre?
Elle tremblait toute, et elle avait peur d'elle ne savait quelle révélation.
Après avoir repris haleine un instant, Régulus poursuivit:
—Je pressai Jacques, je lui affirmai à nouveau les sentiments de gratitude, d'amitié que j'avais pour lui, que j'ai toujours, lui répétant qu'il pouvait avoir autant de confiance en moi qu'en un autre lui-même, et que j'étais disposé, pour lui être agréable, à faire tout ce qu'il me demanderait, que j'étais prêt à tous les sacrifices.
Il me regarda. Il vit sans doute que j'étais sincère, que je ne mentais pas, et il se décida à tout me dire.
—J'ai commis, avoua-t-il, un véritable crime, un crime affreux.
Et il me raconta qu'il avait abusé de sa fiancée, mademoiselle de
Frémilly.
—Ah! s'écria le grand'mère, c'était donc vrai!
—C'était vrai, puisqu'il me l'a dit.
—Et Laurence qui, hier encore, niait et le défendait.
—Mademoiselle de Frémilly peut nier et défendre son fiancé, car elle ne s'est aperçue de rien.
—Et comment cela?
—Elle dormait.
—Elle dormait?
—C'est pendant son sommeil….
—Un viol, alors!
—Oui, madame, un viol.
—Et quand elle s'est réveillée?
—Elle ne s'est pas réveillée.
—Elle ne s'est pas réveillée?
—Non, madame. C'était une sorte de sommeil somnambulique.
Madame de Frémilly fit un grand mouvement. Il lui semblait que des écailles tombaient de ses yeux.
—Ah! s'écria-t-elle, je comprends tout. Et moi qui reprochais à ma pauvre petite-fille son obstination à me mentir, car le crime a eu des conséquences, monsieur, des conséquences terribles. Laurence est mère. Et elle persistait, son enfant aux bras, à me soutenir qu'elle était innocente.
—Elle, oui.
—Mais pas l'autre … pas ce misérable! Et je veux que vous le disiez devant elle. Je veux que vous répétiez devant elle l'aveu qui vous a été fait. Elle ne le défendra plus, alors. Elle aura pour sa mémoire l'indignation et le mépris que j'avais déjà, et que votre horrible révélation a centuplés. Profiter du sommeil d'une enfant…. Quoi de plus odieux, monsieur?
—En effet, madame, dit Régulus, qu'une rougeur avait envahi, et qui, malgré lui, courbait la tête, c'est inexcusable, et, quand j'ai appris cela, je n'ai pu m'empêcher de faire à mon ami les remontrances que vous supposez.
Mais il était si honteux lui-même de son acte, si confus et si malheureux, qu'il m'a fait pitié.
—Il n'est pas de pitié, fit violemment la baronne de Frémilly, pour un tel criminel.
—Je le sais, madame, son forfait est indigne de pardon. Mais il avait peut-être pour excuse son amour, cet amour ardent qui l'affolait et lui enlevait toute raison.
—S'il avait aimé réellement, aurait-il souillé celle qu'il aimait?
—Elle devait être sa femme.
—Raison de plus pour la respecter!
—Vous avez raison, madame.
—Auriez-vous fait cela, vous, monsieur?
Régulus courba le front plus bas, et répondit:
—Je ne sais pas.
—Vous ne savez pas?
—Je ne puis pas répondre des écarts où la passion peut entraîner.
—Déshonorer une enfant! briser une existence, car elle est perdue, maintenant, ma pauvre enfant. A quel avenir peut-elle prétendre avec ce bâtard, dont le père est mort? Et j'ai été si dure, moi, si cruelle avec elle! Mais pouvais-je supposer qu'il y avait des hommes capables de pareils attentats? Qui aurait prévu cela? Qui l'aurait imaginé? je croyais qu'il avait profité de l'ignorance de Laurence pour la tromper, pour la séduire; mais s'emparer d'elle à son insu, pendant son sommeil, quand elle était sans raison et comme inanimée, cela dépasse tout, monsieur; et l'homme coupable d'un semblable forfait est le plus méprisable et le plus indigne des hommes! Et, bien que ma petite-fille doive rester déshonorée, je ne regrette pas d'avoir chassé M. de Brécourt. Cette femme, en l'accusant d'une faute imaginaire, a servi la vengeance du ciel, qui voulait le punir, sans doute, de la faute réelle.
Elle cessa de parler.
Son regard était effrayant.
Elle leva vers le ciel ses mains amaigries et poussa ce gémissement:
—Ma pauvre enfant! Ma pauvre enfant!
Régulus la regardait sournoisement.
Toutes les imprécations sorties de cette bouche indignée à l'adresse de Jacques de Brécourt tombaient sur sa tête à lui, qui était le vrai coupable, à lui, qui avait commis le crime dont il accusait audacieusement un innocent.
Et c'était si odieux ce qu'il avait fait et ce qu'il faisait encore, et il en avait tellement conscience, à cette heure, en présence de la désolation de cette grand'mère, pleurant sur le déshonneur de sa petite-fille, qu'il en était, malgré son absence de tout sens moral, un peu effrayé.
Et pour ramener un peu de calme en son esprit, malgré tout troublé, il s'empressa de parler de la réparation dont il prétendait avoir été chargé, et avec laquelle il croyait racheter son crime.
—C'est un peu le repentir, madame, qui a fait partir Jacques si brusquement et chercher la mort.
—Ce n'était pas le moyen de réparer son crime.
—Vous l'avez chassé.
—Il fallait tout me dire. Je ne sais pas ce que j'aurais fait. Mais peut être aurais-je sauvé de la honte ma petite-fille.
—Il aurait préféré mourir.
—Que d'avouer sa faute?
—Oui, madame.
—Et il n'a pas préféré mourir que de la commettre!
—Il a été pris, sans doute, d'un moment de folie.
—Rien ne saurait l'excuser!
—Je suis de votre avis, madame. Mais il m'a chargé, moi, de la réparation, si une réparation est possible. Il m'a chargé, du moins s'il mourait, de veiller sur l'enfant qui naîtrait peut-être, de lui donner un nom.
—Le vôtre?
—Le mien.
—Mais il faudrait épouser.
—Oh! madame, fit Régulus, je n'ai jamais eu la pensée d'un tel rêve!
—Laurence, d'ailleurs, ne peut plus épouser personne.
—Moi, madame, fit Régulus, qu'un espoir fou transportait, je n'aurais jamais osé concevoir une telle ambition. Ce n'est pas, puisque je sais ce qui s'est passé, une tâche involontaire qui m'arrêterait. Mais nous n'en sommes pas là, malheureusement. Je viens simplement accomplir le devoir dont m'a chargé mon ami: reconnaître son fils, en laissant à mademoiselle de Frémilly toute sa liberté. Je donnerai mon nom à l'enfant de mon ami. Je l'emmènerai avec moi. Je l'élèverai comme mon propre enfant.
—Croyez-vous donc, fit madame de Frémilly, que la mère voudra s'en séparer?
—Je ne sais pas, madame. Je fais ce que mon ami m'a dit de faire.
—Jamais, monsieur, jamais Laurence ne quittera son fils!
—Je le lui laisserai, madame. Mais il aura un nom. Ne pouvant pas porter celui de Jacques de Brécourt, son père, il portera le mien. Ce n'est pas un nom illustre, mais c'est le nom d'un honnête homme.
—Et si vous vous mariez?
—Je ne me marierai pas, madame.
—Pour accomplir les volontés de votre ami?
—Oui, madame.
—C'est du dévouement, en effet.
—J'ai dit à Jacques que je ferais ce qu'il me demanderait. Et vous voyez, madame, je n'ai pas hésité. Je n'ai pas perdu de temps. Hier, M. Mareuil m'apprenait où je pourrais vous voir. Aujourd'hui, je suis venu.
—C'est vrai, monsieur.
—J'enchaîne ma liberté. J'engage mon avenir. Mais je tiens le serment que j'ai fait à un ami.
—Vous êtes un honnête homme, monsieur, dit madame de Frémilly, et il ne tiendra pas à moi que vous ne soyez récompensé de ce dévouement, si ma sympathie peut quelque chose pour vous.
—Elle peut tout, madame.
—Quoi donc?
—Elle peut me concilier les bonnes grâces de mademoiselle de Frémilly.
—Vous n'en avez pas besoin, monsieur. Ma petite-fille, qui saura ce qui s'est passé et pourquoi vous êtes ici, appréciera comme moi, j'en suis sûre, la grandeur du sacrifice que vous allez faire pour votre ami et pour son fils. Je vais la faire appeler.
La baronne sortit pour donner des ordres, et Régulus resta seul. Il ne se sentait pas d'aise.
Les paroles de madame de Frémilly lui avaient fait l'effet d'une bienfaisante rosée, et il s'épanouissait maintenant en son infamie.
Et une autre joie le tenait.
Il allait la voir! Il allait voir cette jeune fille, pureté, lumière, qu'il avait tenue et serrée en ses bras, qu'il avait possédée avec une âcre jouissance, qu'il n'avait jamais oubliée, et qui mettait, quand il y songeait, de longs frissons en ses veines….
Il allait la voir!
Que dirait-elle? Que penserait-elle?
Aurait-elle pour lui les mêmes sentiments que sa grand'mère? Se laisserait-elle prendre aussi facilement que celle-ci à ses mensonges?
Où allait-elle, d'un coup d'épaule indigne, renverser tout l'échafaudage de ses infamies si habilement dressé cependant?
Il ne savait que penser.
Il avait peur de la droiture et de la clairvoyance de cette enfant qui avait aimé et qui aimait peut-être encore.
Il lui semblait qu'avec madame de Frémilly toute son assurance avait disparu, toutes ses espérances s'étaient envolées.
Il entendit un bruit léger de voix, des pas, puis la porte s'ouvrit.
Et madame de Frémilly dit:
—Laurence va venir.
Elle avait à peine achevé, que la porte s'ouvrit de nouveau.
Et Laurence parut.
Elle était seule, sans son enfant, resté dans le jardin, sans doute, sous la garde d'une domestique.
IX
En reconnaissant le visiteur pour lequel sa grand'mère la faisait appeler, mademoiselle de Frémilly eut un mouvement et un cri de surprise.
—M. Doria!
Mais la baronne dit aussitôt:
—Non, mon enfant, monsieur n'est pas M. Doria. Je t'expliquerai pourquoi il a pris ce nom. Monsieur est un ami de M. de Brécourt. Il a été chargé par lui d'une mission toute de confiance. Ah! ma pauvre enfant, que j'ai d'excuses à te faire!
—A moi, grand'mère? fit Laurence avec une grande expression d'étonnement.
—A toi. J'ai été injuste et cruelle envers toi, ma pauvre enfant. Mais qui ne t'aurait accusée à ma place?
Laurence, que ces paroles surprenaient étrangement, regardait tour à tour madame de Frémilly et le visiteur comme pour leur en demander l'explication.
Et pendant ce temps le misérable Régulus l'admirait.
Il la trouvait extrêmement belle, malgré sa pâleur, avec ses grands yeux clairs et purs qui illuminaient tout son visage.
Et quand il pensait aux liens mystérieux qui les unissaient, de terribles ardeurs brûlaient son sang, et il avait peine à en voiler l'éclat qui passait par ses yeux.
Il ne prononçait pas une parole et s'efforçait de cacher les émotions étranges qui le remuaient tout entier.
Laurence fixa sur sa grand'mère ses beaux yeux ingénus et bégaya:
—Je ne comprends pas, grand'mère.
—Je sais tout, mon enfant.
—Mais quoi, grand'mère?
—Que tu es innocente, comme tu me l'affirmais. C'est pendant ton sommeil, dans une des crises somnambuliques, sans doute, que tu avais à ce moment, qu'on a abusé de toi.
—Mais qui, grand'mère?
—Celui que j'accusais.
—Jacques?
—M. de Brécourt.
Laurence se redressa à cette accusation.
Un long tressaillement passa en elle.
Et elle dit aussitôt:
—C'est faux, grand'mère, c'est faux! Qui l'accuse?
Elle ajouta:
—Si j'ai été victime d'une telle infamie, ce n'est pas Jacques qui en est l'auteur. Je le connais, Jacques. Il était incapable d'une action aussi infâme!
—Il s'est accusé lui-même.
—A qui?
—Il a avoué à monsieur.
Madame de Frémilly montra Régulus, blême, une sueur froide aux tempes, et qui n'osait pas parler de peur que le tremblement de sa voix ne trahit son angoisse.
Laurence toisa le misérable des pieds à la tête avec une expression de dédain et de mépris qu'elle ne chercha même pas à dissimuler, et elle répéta avec plus d'énergie encore:
—C'est faux! c'est faux!
Régulus jugea qu'il ne pouvait garder plus longtemps le silence et il balbutia:
—Pourtant, mademoiselle….
—Quoi?
—C'est lui qui m'a dit avant de partir….
—Qu'il m'avait déshonorée?…
—Qu'il avait cédé à un moment de passion, de folie….
—C'est faux!
—Comment aurais-je su?
—Parce que le coupable vous l'a dit peut-être. Mais ce coupable n'est pas Jacques. Jacques avait pour moi trop d'adoration et de respect.
—M. de Brécourt, dit madame de Frémilly, est le seul homme qui ait approché de toi.
—Puis-je savoir qui a pu s'en approcher quand je dormais?
—Qui accuses-tu alors?
—Personne, grand'mère. Je ne puis accuser personne, puisque, ainsi qu'on vous l'a dit, je n'avais pas conscience de ce qui se passait.
Elle se tourna vers Régulus:
—Mais, monsieur peut-être pourrait nous faire connaître le nom du coupable.
—Il me l'a dit, fit la baronne, c'est M. de Brécourt.
—Et je répète, cria Laurence, que c'est un mensonge et une calomnie!
Elle s'était redressée encore.
Toute sa chair frémissait d'indignation.
Et une grande flamme éclairait ses yeux menaçants.
Régulus ne savait trop quelle contenance prendre.
Elle était moins facile à tromper que la grand'mère, celle-ci!
Elle aimait.
Et il commençait à craindre de ne pas arriver à ses fins.
Il y eut un silence, puis madame de Frémilly, s'adressant à Laurence:
—Calme-toi, ma chérie.
—Que je me calme, grand'mère, quand j'entends accuser Jacques du plus odieux des actes!
—Laisse-moi t'expliquer.
—Et que m'expliquerez-vous? Que Jacques était indigne de mon amour, que Jacques était le plus misérable des êtres? Jamais je ne le croirai grand'mère, jamais! Et jamais je ne cesserai de le pleurer. Cet enfant que j'ai porté en moi, que j'ai mis au jour, n'est pas le fils de Jacques. Quel en est le père? je ne le saurai sans doute jamais, puisque le criminel a profité de mon sommeil.
Elle s'adressa brusquement à Régulus:
—Qui vous a dit à vous, monsieur, que je dormais?
Interloqué par cette brusque attaque, l'amant de Noémie bredouilla quelques paroles inintelligibles, mais la baronne vint à son secours:
—C'est M. de Brécourt qui le lui a dit en l'envoyant pour réparer sa faute, pour donner, s'il venait à mourir, un nom à son fils.
—Oui, dit Régulus, qui reprit un peu d'assurance en se voyant soutenu par madame de Frémilly. Jacques, qui était mon ami et qui savait quels dangers il allait courir, m'avait dit: c'est à toi que je confie le sort de mon enfant.
—Jacques n'aurait jamais dit cela, monsieur.
—Et pourquoi?
—Jacques me connaissait comme je le connaissais moi-même, et il savait qu'à défaut de lui, son fils aurait sa mère.
—Sa mère ne pouvait lui donner un nom, et Jacques ne voulait pas que son fils fût un bâtard.
—Et vous veniez pour l'adopter!
—Je vous l'aurais dit déjà, madame, si vous m'aviez permis de m'expliquer.
—Et comme je suis sûre, dit Laurence, que ce n'est pas Jacques qui vous a envoyé, je refuse!
—Vous, refusez?
—Oui, monsieur.
—Cependant….
—Mon fils portera mon nom, mon nom seul. Je ne l'abandonnerai pas, car c'est mon fils, et je ferai tout pour qu'il ne connaisse jamais son père et n'ait rien de commun avec un misérable tel que lui!
En prononçant ces paroles, Laurence regarda fixement Régulus, et celui-ci courba la tête, n'osant supporter le rayon fulgurant de son regard.
Puis elle se retira.
Il était évident qu'une pensée lui était venue qu'elle ne voulait pas dire, qu'une lumière peut-être s'était faite en elle soudainement.
Régulus en eut l'intuition et il trembla.
Resté seul avec madame de Frémilly il tâcha de se remettre, mais toutes ses espérances s'étaient évanouies.
Jamais il ne serait le mari de mademoiselle de Frémilly.
Jamais il ne vaincrait la répugnance, le dégoût même qu'il semblait avoir inspirés à la jeune femme.
Il dit, complètement décontenancé, à madame de Frémilly:
—Je n'ai plus qu'à me retirer, madame.
—Il ne faut pas, dit la baronne, en vouloir à ma petite-fille. Elle est encore sous le coup de l'émotion, du chagrin causés par la nouvelle de la mort de son fiancé. Elle aimait beaucoup M. de Brécourt.
—Et moi, fit Régulus, elle me traite presque en criminel. C'est ainsi qu'on est souvent récompensé quand on veut rendre service.
—Ne lui en veuillez pas, monsieur. Je tâcherai de la faire revenir sur ses préventions.
—Je ne l'espère guère. En tout cas, je me tiens, toujours à votre disposition, madame, et prêt à exécuter les dernières volontés de mon ami. Je vais rentrer à Paris; quand vous aurez besoin de moi, vous n'aurez qu'à m'écrire un mot, et j'accourrai.
—Je vous remercie, monsieur. Je vais tout expliquer à Laurence, ce qui vous a amené, ce que vous m'avez appris relativement à la trahison dont on avait accusé M. de Brécourt, et peut-être en voyant que vous êtes venu pour justifier son fiancé d'une infâme calomnie, reviendra-t-elle à de meilleurs sentiments. Je tâcherai de lui faire comprendre qu'elle ne doit pas laisser son fils sans nom, qu'elle risque ainsi d'entraver son avenir. Enfin je ferai de mon mieux pour quelle apprécie davantage l'acte chevaleresque que vous êtes disposé à accomplir en souvenir de l'amitié que vous portiez à un homme indigne pour moi d'une telle affection.
—Je vous suis bien reconnaissant, madame, de vos bons sentiments à mon égard, mais je doute, après avoir vu et entendu mademoiselle de Frémilly, que vous arriviez à un bon résultat. En tout cas, moi, j'aurai fait mon devoir.
L'astucieux personnage s'apprêtait à se retirer.
Madame de Frémilly dit:
—Il faut que je m'occupe de cette femme dont vous avez dévoilé les indignes manoeuvres. Je vais envoyer l'ordre de la chasser avec son fils du château de Marconnay, où elle ne doit pas demeurer plus longtemps.
—Je pourrai, dit Régulus, me charger de la lettre, que je mettrai à la poste à Paris, afin qu'on ne découvre pas en voyant le timbre le lieu de votre retraite.
—C'est vrai, dit madame de Frémilly, je n'y avais pas songé. Si vous voulez attendre quelques minutes, je vais faire la lettre et vous prierai de me rendre ce petit service.
—Je suis entièrement à vos ordres, madame.
—Je vous demande cinq minutes.
—-Faites, madame.
Régulus resta seul dans le petit salon.
Les sentiments les plus divers l'agitaient.
Le mépris que lui avait témoigné Laurence pendant le court entretien qu'il venait d'avoir avec elle n'avait fait qu'enflammer davantage, non pas l'amour, c'est un sentiment trop noble pour le misérable, mais l'espèce de passion criminelle dont il brûlait pour cette jeune fille qu'il avait, au prix d'un crime, un instant pressée entre ses bras.
Maintenant qu'il l'avait revue, si hautaine, si fière, si dédaigneuse, si pure en même temps et si belle, il la désirait plus violemment que jamais.
Et il se sentait capable, pour l'obtenir, de tout tenter, de tout faire, de commettre dix crimes, s'il le fallait.
Il courut à la fenêtre pour tâcher de l'apercevoir encore.
Il ne la vit pas.
Elle n'était pas dans le jardin.
Le sang en feu, des éclairs de rage aux yeux, il répétait en serrant les poings:
—Elle sera à moi! Elle sera à moi!
Et il cherchait les moyens de triompher des obstacles qu'il avait vus se dresser entre eux, et qui à tout autre qu'à Régulus eussent paru insurmontables.
Il était si absorbé dans ses combinaisons et dans la vision de celle qu'il convoitait, qu'il eut un sursaut violent quand la porte s'ouvrit.
Il se redressa vivement pour cacher son trouble et courut prendre la lettre que lui tendait la baronne de Frémilly.
Cette lettre était adressée à Agathe Simonnet, au château de Marconnay.
Régulus pensa qu'il allait au moins être débarrassé de Noémie.
C'était déjà un résultat.
Il renouvela à madame de Frémilly ses protestations de dévouement et il la quitta pour rentrer à Paris.
En traversant le jardin, il en fouilla du regard toute l'étendue. Il ne vit ni Laurence, ni son fils. Alors il se décida à sortir et se dirigea aussitôt vers la gare.
X
Des semaines se passèrent.
Noémie, chassée de Marconnay, était venue à Paris, où elle voulait retrouver Régulus, qu'elle désirait surveiller, car elle pensait bien que c'était à ses agissements qu'elle devait son malheur, et elle voulait se venger et l'empêcher de commettre de nouvelles infamies.
Aux Chênes-Verts, à Fouras, la vie avait repris comme auparavant, après la visite de Régulus, et madame de Frémilly et sa petite-fille semblaient toujours aussi loin l'une de l'autre. Les révélations de Régulus avaient creusé entre elles un nouvel abîme.
La baronne croyait plus que jamais à la culpabilité de Jacques de
Brécourt. Laurence était plus certaine maintenant de son innocence.
Si on avait abusé d'elle, comme on l'affirmait, pendant son sommeil, pendant un de ces accès de somnambulisme auxquels elle avait été sujette, ce n'était sûrement pas Jacques qui avait commis ce crime.
Et un doute singulier, qui s'était fait jour en elle pendant que parlait cet homme, cet ami de Jacques, qui venait ainsi essayer de ternir la mémoire de son ami, prenait corps en elle peu à peu.
Elle n'aurait rien osé affirmer encore.
Elle n'aurait pas osé accuser, prononcer un nom; mais son soupçon, peu à peu, se changeait en certitude, au fur et à mesure qu'elle se rappelait certains faits, certains détails.
Quand cet homme, qui accusait son ami, était venu à Marconnay, c'était le moment où, désespérée par le départ de Jacques, la perte de son amour, elle était le plus souffrante, le plus fréquemment en proie aux crises qui l'affaiblissaient tant.
Le misérable avait passé une nuit au château, et il était parti de très bonne heure le lendemain, sans avoir revu ni sa grand'mère, ni elle.
Les domestiques avaient remarqué qu'il avait un air étrange, l'air, avait dit l'un d'eux, de quelqu'un qui a fait un mauvais coup.
Son départ brusque avait toutes les apparences d'une fuite, d'une fuite après un crime.
Si c'était lui?
Cette question, ce terrible point d'interrogation s'était déjà dressé devant l'esprit épouvanté de Laurence.
Elle n'en avait pas parlé à sa grand'mère.
Elle avait essayé de le repousser.
Mais il revenait persistant et tenace, et elle sentait une horreur insurmontable l'envahir.
Si c'était ce misérable, ce misérable qu'elle haïssait déjà, pour lequel elle avait une de ces répugnances instinctives que l'on a pour les bêtes immondes, si elle acquérait la certitude que ce fût lui le criminel, que ce fût lui qui l'eût tenue, ne fût-ce qu'un instant, entre ses bras, il lui semblait qu'elle expirerait de honte et de dégoût.
Elle se disait qu'elle eût préféré être la proie d'un de ces paysans qui fréquentaient le château, d'un des valets qui l'habitaient.
Cette angoisse nouvelle venant s'ajouter à toutes celles qui déjà la torturaient, à la douleur immense que lui avait causée la mort de Jacques, avait achevé de la dégoûter de la vie et du monde.
Elle se détachait de son fils, qu'elle croyait le fils du monstre.
Elle ne surveillait plus son sommeil, ne le prenait plus dans ses bras pour le hausser à ses lèvres. Elle le laissait aux soins de la nourrice, qui s'en occupait.
Et sa grand'mère l'avait remarqué.
Elle avait remarqué que Laurence n'embrassait plus son fils.
Que se passait-il dans son cerveau?
Elle ne pouvait pas le deviner.
Mais il était évident qu'une évolution s'y était faite.
En quel sens?
Elle ne s'en doutait pas.
Elle observait attentivement, et d'un air un peu anxieux, la jeune mère, dont l'état de santé devenait de nouveau inquiétant.
Que pensait-elle?
Jamais elle ne parlait. Jamais elle n'avait dit à sa grand'mère un mot de la visite que les deux femmes avaient reçue et de l'homme qui était venu.
Elle ne parlait pas davantage de quitter Fouras, de changer quoi que ce soit à la vie qu'elles menaient toutes les deux.
L'été allait finir.
De nouveau les villas, autour d'elles, devenaient vides. La plage était déserte, le casino fermé et les chemins ombragés de chênes-verts, que les vents d'ouest faisaient crier lamentablement, restaient solitaires.
La mer, devenue houleuse vers la fin de septembre, se brisait avec de grands bruits rageurs au bas des falaises. La pluie tombait souvent, rayant le ciel gris.
Et Laurence ne parlait pas de partir.
Elle ne parlait pas de faire revenir l'homme qui avait offert de donner son nom à son fils.
Que voulait-elle donc faire?
Qu'attendait-elle?
La grand'mère n'osait pas l'interroger.
Elle avait peur de réveiller ses indignations et ses douleurs, les colères qui avaient fait proférer, à l'une et à l'autre, au cours de scènes inoubliables, d'irréparables paroles.
Elle se promenait souvent dehors, malgré le mauvais temps, toute seule, le front fouetté par la pluie et les vents.
Laurence ne sortait pas.
Elle demeurait des journées entières, le visage collé à la vitre, suivant le balancement des arbres tumultueusement agités, ou le gonflement des vagues qui moutonnaient au loin.
Et elle s'occupait de moins en moins de son fils.
Quand on le lui donnait pour qu'elle l'embrassât, elle le rendait tout de suite à la nourrice, sans avoir effleuré son front de ses lèvres.
Et un jour enfin, de longues semaines après la visite de Régulus et le départ de Noémie de Marconnay, qu'elle ignorait d'ailleurs, madame de Frémilly sut ce que sa petite-fille pensait.
Elle avait arrêté un plan, fixé le reste de sa vie.
—Nous allons, grand'mère, dit-elle à madame de Frémilly, nous allons, si vous le voulez bien, retourner à Marconnay.
—Avec ton fils?
—Avec lui….
—Et nos gens, le monde?
—Nos gens et le monde penseront ce qu'ils voudront. Ma vie est finie désormais. Jacques est mort. Rien ne me retient plus ici-bas.
—Et ton fils?
—Je ne l'aime plus.
—Tu n'aimes plus ton fils?
—Si je ne me faisais une raison, je le haïrais.
—Tu haïrais ton fils?
—Il y a des moments où il me fait horreur.
—Le fils de Jacques?
—Ce n'est pas, fit violemment Laurence, ce n'est pas le fils de Jacques, c'est le fils du crime! fils de laquais, peut-être, ou de plus bas et de pire!
—Comme tu dois souffrir, ma pauvre enfant, dit la grand'mère, émue, avec de pareilles idées!
—Je ne souffre plus. Ma résolution est prise.
—Que veux-tu faire?
—Rendre l'enfant à l'homme qui l'a réclamé, qui veut l'adopter, et partir.
—Tu veux me quitter?
—Il le faut!
—Et où veux-tu aller?
—Dans quelque couvent expier la faute involontaire, le crime plutôt dont j'ai été victime. Tu laisseras à l'enfant ce qui me revient de ma fortune. Et personne ne me verra plus. Je ne reverrai plus personne.
—Et tu me laisseras mourir seule!
—Depuis longtemps, grand'mère, ma présence n'est plus une joie pour vous, mais une honte.
—Mon enfant!
—Ne protestez pas, grand'mère, je le vois, je le sens. Je vous ai rendue malheureuse. J'ai assombri vos derniers jours. J'ai mis la nuit en votre vie jusque-là si lumineuse. Mais ce n'est pas ma faute. Je n'ai rien fait de mal. Pardonnez-moi et laissez-moi partir!
Madame de Frémilly avait peine à retenir ses larmes.
—C'est toi, dit-elle, qui devrais me pardonner. Je vois bien que je ne puis rien te reprocher. Quelque fatalité inexplicable s'est appesantie sur ta vie. Je ne sais plus que penser et que croire, et je ne sais plus qui accuser. J'ai été souvent peut-être injuste et cruelle, mais c'était par affection pour toi, et ne pouvant te rendre la tranquillité et le bonheur, je ferai tout ce que tu me demanderas.
—Il faut écrire à cet homme et lui dire de venir nous rejoindre à
Marconnay.
—Pourquoi à Marconnay et pas ici?
—Ici, si vous le désirez, grand'mère.
—Personne des nôtres ne sera mis dans la confidence.
—Faites cela pour vous, grand'mère, car pour moi….
Elle eut un geste de profonde indifférence qui indiquait le peu de cas qu'elle faisait désormais de l'opinion du monde auquel déjà en son esprit elle se jugeait morte.
—J'écrirai demain, dit la baronne.
XI
Par un singulier hasard, ou plutôt par un de ces jeux de la destinée qui semblent, à certains moments, diriger les événements humains, le même train qui amena à Fouras Régulus Boulard, appelé par madame de Frémilly après la conversation qu'elle avait eue avec sa petite-fille, y déposait aussi Jacques de Brécourt et Mareuil, sans que les uns et les autres se fussent aperçus.
Par ce train arrivait aussi une femme soigneusement voilée, qui avait suivi à son insu l'aide-préparateur de photographie. C'était Noémie, qui, laissant à Paris son enfant à la garde d'une voisine, avait voulu voir où allait son ancien amant, qui ne voyageait pas généralement pour son plaisir, et dont le déplacement devait certainement l'intéresser.
Quand Jacques et son ami, retardés par la difficulté que le premier éprouvait encore à marcher, se présentèrent devant la villa des Chênes-Verts, où Régulus avait été introduit, Noémie était près de la porte, dissimulée dans l'ombre, car il faisait nuit, se demandant ce qu'elle allait faire, comment elle pourrait pénétrer dans cette maison où venait d'entrer son ancien amant, et quelles étaient les personnes qui l'habitaient et que Régulus allait voir. Elle n'avait pas eu le temps de prendre des informations, préoccupée avant tout de ne pas perdre les traces du misérable qu'elle poursuivait.
Jacques et Mareuil ne la virent pas, trop absorbés par leurs propres préoccupations, et Noémie, bien qu'ils parlassent à voix basse, entendit ce qu'ils disaient avant de sonner.
Elle ne connaissait ni l'un ni l'autre.
Le plus jeune et le plus distingué, celui qui boitait encore légèrement, dit à son compagnon:
—Tu es sûr que c'est ici?
—C'est bien la maison que l'on m'a indiquée, les Chênes-Verts.
—Crois-tu qu'on me recevra à cette heure?
—Je ne sais pas. En tout cas on n'est pas couché, car je vois de la lumière.
En effet on voyait une lueur passer entre les arbres qui commençaient à perdre leurs feuilles.
Le plus jeune murmura:
—Je vais peut-être la voir!
—C'est probable.
—Quel effet ma vue va-t-elle lui produire? Elle me croit mort, sans doute.
—Assurément.
En entendant ces mots, Noémie avait tressailli.
Elle comprenait ou du moins elle croyait comprendre.
Cette maison devant laquelle elle se trouvait, dans laquelle venait d'entrer le misérable Régulus, c'était la maison où s'étaient réfugiées madame de Frémilly et sa petite-fille.
Cet homme qu'elle voyait, c'était l'ancien fiancé, c'était M. de
Brécourt.
Il y avait pour elle un peu d'obscurité dans la conversation surprise.
Pourquoi le croyait-on mort? Elle savait qu'il était parti.
Elle ignorait que la nouvelle de sa mort avait été annoncée.
Mais, si mademoiselle de Frémilly le croyait mort, Régulus avait dû avoir la même conviction. C'est ce qui l'avait rendu aussi audacieux.
Mais alors, si c'était cela, M. de Brécourt allait trouver là, auprès de mademoiselle de Frémilly, le misérable qui s'était rendu coupable de tant d'infamies envers eux deux.
C'est lui qui la vengerait.
Il y avait donc au ciel une justice?
Dans l'obscurité où elle se tenait tapie, immobile et retenant son souffle, Noémie frissonna d'aise et continua à écouter.
C'était M. de Brécourt qui parlait.
—Faut-il que je donne mon nom?
—Non, il vaut mieux dire le mien seulement. Tu paraîtras ensuite quand j'aurai préparé ces dames, quand je serai venu te chercher. Tu resteras en arrière dans le vestibule.
—Ce sera peut-être plus sage, en effet, dit le compagnon du gros homme.
—Alors je sonne? fit Mareuil en prenant l'anneau de la sonnette.
—Oui, sonne.
La cloche tinta.
Jacques était si ému qu'il s'appuya à l'épaule de son ami.
Noémie qui le vit chanceler pensa:
—C'est lui! Je ne me suis pas trompée!
Quelques secondes se passèrent.
Jacques et Mareuil ne parlaient plus.
Le premier trop ému sans doute pour prononcer une parole, le second ne voulant pas, par un bavardage sans intérêt, l'arracher aux pensées qui l'absorbaient.
Un pas se fit entendre enfin sur le gravier du jardin.
Ce pas s'arrêta derrière la porte, et, avant d'ouvrir, une voix demanda:
—Qui est là?
Ce fut Mareuil qui répondit.
—Je voudrais parler, dit-il, à madame Dubois.
A ce nom Noémie laissa échapper un geste de surprise.
Madame Dubois! N'était-ce donc pas madame de Frémilly?
Toutes ses suppositions croulaient.
Qu'avait de commun Régulus avec une dame Dubois quelconque? Elle ne lui en avait jamais entendu parler.
Mais elle pensa que madame de Frémilly, si elle se cachait, n'avait pas dû donner son vrai nom, et que c'était elle peut-être qui avait pris ce nom de Dubois.
Elle attendit.
La voix demandait, toujours à travers la porte:
—Qui êtes-vous?
—Un ami de madame Dubois, M. Mareuil. Vous retiendrez ce nom?
—Oui, monsieur.
—J'arrive de Paris, et j'ai de graves nouvelles à annoncer à madame
Dubois.
—Je vais voir, dit la voix, si madame peut recevoir monsieur.
Et sur le gravier un bruit de pas qui s'éloignait rapidement.
Noémie s'était renfoncée dans l'ombre profondément.
Jacques dit à voix basse:
—Crois-tu qu'on va nous ouvrir?
—Je l'espère.
—Je n'ai jamais été si ému, après ce que tu m'as appris, les infamies.
Mon Dieu! mon Dieu!
—Calme-toi! fit Mareuil en saisissant la main de son ami.
—Que va-t-elle penser? Que va-t-elle dire? Que va-t-il sortir de cette entrevue? Je n'ose pas y penser. Que de changements en quelques mois! Si c'est vrai ce qu'on t'a dit, qu'elle est mère….
—Je n'en crois rien, quant à moi.
—Pourquoi se cachent-elles? Pourquoi vivent-elles ici sous un faux nom?
Dans quel but ce misérable t'avait-il menti?
—Est-ce qu'on sait? Ne m'a-t-il pas menti déjà en me disant que c'était toi qui avais séduit ta fiancée?
—C'est vrai. On se perd dans un tel dédale de monstruosités!
—Tu as donc bien des ennemis?
—Je ne m'en connaissais pas.
—Tu as toujours cet homme.
—Oui, cet ancien camarade, à qui je n'ai fait que du bien.
—Qui sait, fit Mareuil, si ce n'est pas lui qui a tout fait, envoyé cette fausse maîtresse, commis l'autre crime, le crime dont il est venu chez moi t'accuser toi-même?
—Mais, comment?
—Je ne sais pas. C'est une supposition.
—Et pourquoi?
—S'il te hait.
Les deux hommes cessèrent de parler.
Noémie frissonnait des pieds à la tête.
Un tremblement fébrile l'agitait.
Elle comprenait tout maintenant: l'infamie nouvelle dont le misérable Régulus s'était rendu coupable et pourquoi il était là, chez madame de Frémilly car c'était bien madame de Frémilly qui se cachait sous le nom de Dubois. C'était pour accuser Jacques de Brécourt, qu'il croyait mort, de l'attentat dont il s'était rendu coupable lui-même, pour l'accuser devant madame de Frémilly, comme il l'avait accusé devant son ami.
Mais Jacques était là, providentiellement sauvé sans doute de quelque catastrophe. Il allait confondre lui-même l'imposteur.
La lumière se ferait.
Et elle serait là, elle Noémie, pour voir l'écrasement du criminel et jouir de sa chute.
Sur le gravier les pas se firent entendre de nouveau.
Jacques se cramponna au bras de son ami.
—Je me meurs, murmura-t-il.
—Du courage! fit le gros Mareuil.
La porte s'ouvrit.
—Entrez, monsieur.
Mareuil franchit le seuil.
Jacques le suivit en chancelant.
Et Noémie, furtive comme une ombre, se glissa derrière eux.
La servante, qui était venue ouvrir les croyant ensemble, ne fit aucune observation.
Elle referma la porte et dit:
—Tout droit, messieurs.
Et le petit cortège suivit, à travers les ténèbres, la grande allée conduisant à la villa, dont on voyait les fenêtres éclairées luire dans l'ombre; Noémie se maintenait toujours à une certaine distance, de peur d'être aperçue.
A ce moment, voici ce qui se passait dans l'intérieur de la villa des
Chênes-Verts.
Dans le salon du rez-de-chaussée, où elle avait reçu Régulus, la baronne de Frémilly était seule avec son visiteur.
Laurence n'avait pas voulu le voir.
Elle venait d'expliquer à l'aide-préparateur les résolutions de sa petite-fille … de lui laisser l'enfant qu'il allait adopter … et de se retirer dans un couvent pour y terminer ses jours.
Régulus avait fait un peu la grimace, car ce n'était pas ce qu'il avait espéré. Il était loin de la réalisation du beau rêve qu'il avait fait.
Mais il y avait une clause du programme qui ne l'avait pas laissé indifférent:
Mademoiselle de Frémilly devait abandonner à l'enfant, à lui, par conséquent, la plus grosse partie de sa fortune.
S'il ne pouvait pas être le mari de Laurence, Régulus serait donc riche.
Cette perspective ramena sur ses lèvres le sourire qui s'en était enfui, et il s'écria avec enthousiasme:
—Il n'est rien, madame, que je ne fasse pour être agréable à celui qui fut le plus cher de mes amis. Je donnerai donc mon nom à son fils, et j'accepte les conditions de mademoiselle de Frémilly, bien que l'espèce de suspicion qu'elle semble conserver à mon égard soit pénible pour moi. Mais elle aimait Jacques—et l'excès de sa douleur excuse tout.
Le misérable ajouta:
—Je suis donc à vos ordres, madame la baronne, prêt à accomplir exactement tout ce que vous me demanderez. Il est inutile que je vous assure que j'aimerai comme mon propre enfant cet enfant de mon ami, que je vais reconnaître pour le mien.
Madame de Frémilly ne répondit pas.
Elle allait présenter à Régulus des papiers qu'elle avait préparés—quand la servante, entrée doucement, vint lui parler bas à l'oreille.
Elle eut un grand geste de stupeur et laissa, malgré elle, échapper ces mots:
—Mareuil ici! Que me veut-il?
Régulus avait entendu.
Sans qu'il pût savoir pourquoi, cette visite inattendue l'emplit d'une mortelle inquiétude.
Il devint très pâle.
Et quand la baronne eut dit à la servante:
—Faites entrer ce monsieur.
Il se leva comme pour se retirer.
Mais madame de Frémilly lui dit:
—Vous pouvez rester, monsieur. C'est un ami.
A ce moment, elle remarqua sa pâleur et demanda:
—Qu'avez-vous?
—Rien, madame.
—On dirait que vous allez vous trouver mal.
—Ce n'est rien … un peu de fatigue peut-être. Puis l'émotion … quand je pense à ce pauvre Jacques, si bon, si brave, mort si malheureusement!
—Vous connaissez M. Mareuil? C'est un ami aussi de M. de Brécourt.
—Je l'ai vu une fois.
Ils ne parlèrent plus…. Et bientôt on entendit des pas dans le jardin…. Il y en avait plusieurs. Qu'est-ce que cela voulait dire?
Régulus n'était plus blême. Il était vert.
XII
La servante qui avait introduit Mareuil et Jacques, que Noémie suivait toujours, avait ouvert la porte du vestibule….
Elle se dirigeait vers la porte du salon et s'apprêtait à ouvrir.
Mareuil l'arrêta:
—Attendez!
Puis, se tournant vers Jacques:
—Je vais entrer seul…. Je m'expliquerai mieux…. Tu entreras quand je t'appellerai.
Noémie, toujours silencieuse, s'était laissée choir au fond, sur une banquette, inaperçue….
Jacques ayant d'un signe de tête acquiescé aux paroles de son ami, celui-ci se dirigea seul vers le salon, dont la bonne ouvrit la porte.
Il entra, et, tout de suite, ses yeux tombèrent sur Régulus.
—Ah! pensa-t-il, j'ai bien fait de laisser Jacques dehors!
Il s'inclina devant madame de Frémilly, et s'adressant à Régulus, immobile et d'une lividité verdâtre de cadavre:
—Je suis heureux, monsieur, lui dit-il, de vous trouver ici … nous allons pouvoir nous expliquer tout de suite.
—Nous expliquer? bégaya le misérable amant de Noémie, qui ne pouvait pas prévoir ce qui allait se passer, mais qui sentait vaguement que ses affaires prenaient une mauvaise tournure.
—Oui, répéta Mareuil, nous expliquer … car je suppose que vous avez dit à madame de Frémilly ce que vous m'avez dit à moi-même, que mon ami Jacques de Brécourt vous avait confessé qu'il avait profité du sommeil de mademoiselle de Frémilly pour commettre un acte que je me dispenserai de qualifier.
Régulus leva sur Mareuil des yeux où se lisait une épouvante.
Mais il répliqua néanmoins, assez fermement, payant d'audace.
—Oui, monsieur. Vous ne vous êtes pas trompé….
—Eh bien! cria Mareuil, vous avez proféré là, monsieur, un odieux mensonge!
Régulus eut un sursaut violent.
Sa lividité s'accrut encore, et ses lèvres tremblèrent.
—Monsieur!
Madame de Frémilly eut un geste effaré.
Mareuil poursuivit:
—Je ne sais pas dans quel but, monsieur, vous avez menti. Mais j'affirme que vous avez menti!
—Comment le savez-vous?… Ce n'est pas M. de Brécourt, je suppose, qui vous l'a dit?
—Oui, fit Mareuil, vous l'avez accusé parce que vous le croyiez mort et que vous pensiez qu'il ne pourrait pas se défendre. Et vous avez commis là, monsieur, une inqualifiable infamie. Mais, je suis son ami, et je suis venu ici pour vous démasquer!
Régulus baissa la tête.
L'effroi entrait dans son âme, car il sentait planer au-dessus de lui quelque chose de formidable et d'inattendu.
Il voulut cependant lutter encore:
—Je savais bien, murmura-t-il, qu'il était difficile de faire le bien … et qu'on était récompensé du dévouement par l'ingratitude et l'injure.
En entendant ces paroles qui lui semblèrent, avec ce qu'il savait, formidables d'impudence, Mareuil, malgré son calme, ne put retenir son indignation et sa colère.
—Misérable imposteur! cria-t-il, quel bien êtes-vous venu faire ici, et quel acte de dévouement accomplissez-vous? Vous êtes venu calomnier votre ami!
—Adopter son fils.
—Ce n'est pas son fils!
—Mademoiselle de Frémilly, fit méchamment la bohème, avait donc eu un autre amant?
—Mademoiselle de Frémilly, vous le savez bien, misérable, n'a pas eu d'amant…. Et vous mettez le comble à votre infamie en parlant d'elle en ces termes. Mais elle est au-dessus de vos outrages, et c'est à moi que vous en rendrez raison.
—A vous?
—A moi.
La baronne de Frémilly, livide, s'était laissée tomber sur un fauteuil à demi-morte.
Elle ne pouvait que lever les mains au ciel et gémir, ne sachant que penser de cette abominable scène … où elle voyait ainsi déchiqueter et mettre en pièces l'honneur de sa petite-fille.
—Mon Dieu, bégaya-t-elle, vous m'avez fait vivre trop longtemps!
Elle ne savait que penser et que croire.
Elle ne pouvait se mêler à cette discussion dont elle ignorait l'origine et le but, arrêter les injures sur les lèvres de ces hommes, qui, devant elle, et pour elle, ou du moins pour sa petite-fille, se menaçaient du regard, du geste et de tout leur être à la fois.
Ce Régulus avait donc menti, comme le disait M. Mareuil, et s'il avait menti, quel but poursuivait-il, quel but intéressé, obscur, abominable, sans doute?
De quel infernal complot avaient-ils été victimes, et Jacques et sa petite-fille elle-même?
Quel misérable en avait été l'âme, avait tout dirigé, tout conduit?
Déjà on lui avait menti, et cet homme qu'elle avait sous les yeux le lui avait dit lui-même,—on lui avait menti quand on lui avait dit que Jacques de Brécourt avait une maîtresse, qu'il continuait de fréquenter pendant qu'il faisait la cour à Laurence, un enfant qu'il abandonnait.
Si on lui avait menti encore en lui disant qu'il s'était accusé d'avoir abusé de sa fiancée, qui devait-elle croire?
Laurence avait été souillée, Laurence était devenue mère.
Si Jacques était innocent, quel était le coupable?
Et comment M. Mareuil savait-il que Jacques était innocent?
Toutes ces pensées, en tumulte, comme des flots qui se précipitent, se rencontrent, se brisent et hurlent, tourbillonnaient dans la pauvre tête de la malheureuse femme, affaiblie et endolorie par des émotions de tous genres.
Et elle implorait le ciel de lui venir en aide, d'apporter un peu de lumière au milieu des noirceurs d'abîme où elle se débattait.
Dans le vestibule où attendaient Jacques et Noémie, on entendait des éclats de voix, mais on ne distinguait rien.
Et Jacques se demandait:
—Que se passe-t-il? Qui est là?
Il lui semblait entendre une voix d'homme alterner avec celle de son ami
Mareuil.
Il y avait donc un homme dans le salon avec madame de Frémilly et
Laurence, car il croyait que Laurence était là aussi.
Et quel homme?
Qui avait le droit d'être là, d'élever la voix?
Le séducteur peut-être, car il y avait un séducteur, puisque Laurence,
Jacques le croyait maintenant, avait été mère.
A plusieurs reprises, tant il souffrait de ne rien savoir … de supposer ce qu'il supposait, il avait été sur le point de se lever, d'aller à la porte, de la pousser et d'apparaître.
Mais il avait eu la force de se contenir.
Quant à Noémie, qui savait que Régulus était là, elle n'avait pas eu de peine à reconnaître sa voix.
Et à l'accent de cette voix elle avait deviné la peur qui secouait le misérable, et toute sa détresse.
Elle en était heureuse.
C'était le châtiment qui commençait … le châtiment qu'elle achèverait, elle, si on le laissait incomplet.
Après les dernières répliques échangées entre eux, Régulus et Mareuil s'étaient avancés l'un vers l'autre, chair frémissante, le regard fulgurant.
Le bohème, ne pouvant supposer que Jacques fût vivant, et croyant ainsi que personne n'avait pu affirmer à Mareuil que M. de Brécourt ne lui avait pas dit ce qu'il prétendait avoir entendu, le bohème, disons-nous, reprit un peu d'assurance.
Il demanda, essayant de contenir la fureur qui bouillonnait en lui:
—Mais enfin, monsieur, sur quoi vous basez-vous pour me donner le démenti que vous m'avez donné?… J'affirme de nouveau, moi, que M. de Brécourt, qui était mon ami, m'a tenu le propos que vous niez … et s'il ne me l'avait pas tenu, comment aurais-je pu savoir que mademoiselle de Frémilly avait été mère, moi qui n'avais pas quitté Paris, et alors que ces dames se cachaient avec le soin que vous savez, puisque c'est vous qui m'avez donné leur adresse? Il faut donc que quelqu'un m'ait averti, et si ce n'est pas M. de Brécourt, qui donc est-ce.
—Le coupable, répondit Mareuil.
—Quel coupable?
—L'auteur de l'attentat.
—Qui?
—Je ne sais pas, moi, quelque misérable comme vous.
—Moi, peut-être?
—Je n'en sais rien.
—Moi, qui serais venu séduire mademoiselle de Frémilly?
—Ou la violer pendant son sommeil, comme vous m'avez dit qu'elle l'avait été par Jacques de Brécourt.
—Mais Jacques pouvait approcher d'elle, tandis que moi….
—Je ne vous accuse pas, monsieur, dit Mareuil, qui ne put retenir un mouvement d'impatience. Mais le misérable, quel qu'il soit, sera bien découvert un jour. Et alors, malheur, trois fois malheur à lui!
—Il n'a pas plus rien à craindre.
—Pourquoi donc?
—Puisqu'il est mort.
—Mort?
—M. de Brécourt n'est-il pas mort?
—Ah! vous persistez à l'accuser?
—Je ne l'accuse pas, puisqu'il s'est accusé lui-même.
—Vous persistez dans votre odieux mensonge?
—Ce n'est pas un mensonge.
—Ah! prenez garde….
—A quoi, monsieur?
—Il serait temps peut-être encore de faire amende honorable, de vous repentir.
—Je n'ai à me repentir de rien. Je suis ici pour accomplir un devoir, et malgré vous je l'accomplirai. Malgré vos menaces, malgré vos injures, je ne partirai pas sans m'être acquitté de la mission de confiance et de sacrifice dont j'ai été chargé par un ami que j'ai aimé comme un frère. Je n'abandonnerai pas, lui mort, l'enfant dont il m'avait confié la garde.
Et se tournant vers madame de Frémilly, atterrée et comme morte:
—Je suis toujours à vos ordres, madame.
C'en était trop.
Une telle audace, une telle hypocrisie firent sortir Mareuil des bornes où il s'était contenu jusqu'alors.
Il murmura:
—Vous l'aurez voulu!
Puis, allant à la porte donnant sur le vestibule, il l'ouvrit d'un grand geste.
—Viens, Jacques, dit-il.
Et Jacques entra.