← Retour

Le lys noir

16px
100%

X

L'homme que madame de Frémilly et Laurence virent arriver deux jours après, amenant l'enfant, n'était autre, on l'a deviné, que l'aide préparateur Régulus Boulard, qui se présenta à elles sous le nom de Romain Doria, dont il avait signé sa lettre.

Il arrivait prétentieux et pommadé, paraissant tout fier de la prétendue mission humanitaire dont il s'était chargé, avec un déballage de grandes phrases toutes préparées.

Comment avait-il décidé la misérable Noémie à se séparer de son enfant? Par quelles promesses, par quelles menaces, par quels subterfuges y était-il parvenu, car la malheureuse aimait son petit? C'est ce que nous allons essayer d'expliquer en quelques mots.

Nous avons vu la pauvre créature courbée et comme anéantie, sans volonté et sans force, sous le joug si rude que le coquin faisait peser sur elle, tremblant à chaque instant que la colère du misérable ne retombât sur la tête chérie de son fils.

Elle voyait le malheureux petit être, constamment triste, s'étioler et périr et elle avait chaque jour la terreur de sa mort prochaine.

Quand Régulus lui parla de s'en séparer et lui expliqua le sombre projet qu'il méditait, elle poussa d'abord les hauts cris et déclara que jamais elle ne laisserait partir son fils ou qu'elle irait avec lui.

Puis, peu à peu, elle se fit à cette idée et s'y accoutuma. Elle se dit que son fils serait plus heureux loin d'elle que près d'elle.

Comme une plante qui se dessèche dans un terrain aride, il se développerait et s'épanouirait à l'aise dans un terrain plus riche.

D'autant plus que Régulus, pour changer les idées de la mère, redoublait envers le petit de mauvais traitements qu'elle était impuissante à empêcher.

Et un matin, après une nuit atroce, une nuit où Régulus, rentré ivre, avait réveillé l'enfant pour le battre, elle prit le petit Daly dans ses bras et lui dit:

—Il faut nous séparer, mon enfant. Va vivre loin de moi, loin de ce misérable qui te martyrise. Tu seras heureux peut-être dans un autre milieu. Tu vivras. Moi je mourrai sans doute du chagrin de ne plus te voir, mais qu'importe si tu vis?

Et elle l'embrassa à plusieurs reprises, résolue au cruel sacrifice.

Au dedans d'elle, elle nourrissait un rêve: se délivrer de Régulus et aller vivre, comme servante, s'il le fallait, dans la maison où serait élevé son fils, sans se faire connaître, heureuse seulement de le voir et de respirer le même air que lui!

Elle n'avait qu'une peur maintenant, c'est que Régulus ne réussît pas et qu'on ne voulût pas de l'enfant.

Quand le monstre lui apporta la dépêche par laquelle madame de Frémilly demandait d'amener le petit, elle fut presque aussi heureuse que lui de cette solution.

Elle habilla Daly avec un soin tout particulier, le para le mieux qu'il lui fut possible afin qu'on le trouvât joli et qu'on l'aimât.

Puis elle demanda à Régulus de faire le portrait de l'enfant, qu'elle voulait garder; elle pourrait au moins embrasser son image s'il ne lui était pas possible d'embrasser le petit lui-même.

Régulus se prêta avec condescendance à ce qu'il appelait une fantaisie, et il partit avec l'enfant, conduit jusqu'à la gare par la mère qui sanglotait et qui ne pouvait, au dernier moment, arracher son fils de ses bras.

Daly, dont l'intelligence était alors presque nulle, car il avait été abruti par les privations et les coups, Daly ne semblait rien comprendre à ce qui se passait.

Il pleurait de voir pleurer sa mère.

Mais il n'avait pas conscience qu'il s'éloignait d'elle, peut-être pour toujours, et il n'eut un pressentiment de son malheur que lorsqu'il se vit seul dans un wagon avec Régulus.

Il se mit à pleurer de nouveau et à réclamer sa mère.

Mais l'opérateur le regarda avec des yeux si noirs qu'il se tut et se cacha, tout apeuré, sous la banquette, où il resta tout le long du voyage, tassé comme un pauvre chien craignant les coups.

Régulus eut beaucoup de peine, quand on fut arrivé, à l'en faire sortir.

C'est dans ces conditions qu'ils arrivèrent, le petit et lui, au château de Marconnay, dans une mauvaise voiture que le préparateur avait louée à Sanxay.

Dès qu'elle les aperçut sautant à terre, Laurence, qui les guettait, se précipita au devant d'eux.

Ses yeux tout de suite cherchèrent l'enfant.

Mais le petit, intimidé, se cachait derrière Régulus.

Laurence eut de la peine à le faire sortir et à le prendre dans ses bras.

Elle voulut l'embrasser. Il détourna la tête.

Régulus dit:

—Il est très timide.

Puis, voulant se poser, il s'adressa à madame de Frémilly:

—Je me suis chargé, madame la baronne, expliqua-t-il, d'une mission bien pénible. Aucun lien ne m'attache à la mère et à l'enfant. J'étais simplement leur voisin. J'ai eu l'occasion de rendre à la pauvre abandonnée bien des petits services. Elle m'a raconté son histoire, fait connaître dans tous ses navrants détails sa triste situation, et c'est alors que l'idée m'est venue d'écrire cette lettre peut-être bien osée.

—Vous avez bien fait, monsieur, dit madame de Frémilly, et je vous remercie pour ma fille d'avoir pensé à nous.

—L'enfant sera heureux ici, dit Laurence.

Et, s'adressant au petit:

—N'est-ce pas que tu seras bien et que tu nous aimeras?

L'enfant ne répondit pas.

Il semblait avoir envie de pleurer.

—Il n'est pas habitué à voir du monde, dit Régulus. Il passait sa vie enfermé dans un petit cabinet obscur. La mère avait besoin de travailler.

—Pauvre petit! murmura Laurence, attendrie.

Et elle pensa à Jacques, à Jacques qui avait délaissé son fils, et une pierre se détacha de l'autel qu'elle avait élevé dans son coeur à son idole à son dieu!

Elle commença à douter du coeur de l'homme aimé.

C'était assurément ce que Régulus voulait, et ce que madame de Frémilly, pour d'autres raisons, avait espéré.

Et comme le petit, s'apprivoisant peu à peu, se hasardait à regarder Laurence, si belle, et qui lui parlait si doucement, celle-ci dit à sa mère tout bas:

—Il lui ressemble.

Madame de Frémilly considéra l'enfant.

—Oh! pas du tout! dit-elle.

En effet, le petit Daly, et pour cause, n'avait rien de Jacques de
Brécourt.

Mais Laurence voulait se faire illusion à elle-même.

Elle prononça:

—Il a ses yeux.

Et elle en resta persuadée.

Elle demanda à Régulus:

—Comment se nomme-t-il?

—Daly.

—Il n'a pas d'autre nom?

—Non, madame, il n'a pas été reconnu.

—A-t-il vu son père quelquefois?

—Je ne le sais pas.

—Pourtant, quand on a fait la photographie….

—Ah! oui, fit aussitôt Régulus, qui vit qu'il avait dit une bêtise, mais il n'a jamais su que M. de Brécourt était son père. On avait bien défendu à la mère de le lui apprendre.

—En sorte qu'il ne sait pas de qui il est le fils?

—Non, madame. D'ailleurs, il est très peu avancé pour son âge. C'est à peine s'il comprend ce qu'on lui dit et s'il parle.

—Quel âge a-t-il?

—Quatre ans bientôt.

—Et sa mère?

—Sa mère est toujours souffrante.

—Elle l'aimait?

—Beaucoup.

—Comment s'est-elle résolue à s'en séparer?

—Elle ne pouvait plus gagner la vie du pauvre petit. Et elle s'attendait à lui être enlevée à chaque instant. Elle est tranquille maintenant et presque heureuse, sachant que son fils ne manquera de rien.

—Oh! non, de rien. Et on l'aimera bien, dit l'angélique Laurence, qui sentait une pitié profonde emplir son âme et pour l'enfant et pour la malheureuse abandonnée, en même temps que tombaient, comme des fleurs sous un vent aride, quelques-unes de ses illusions les plus chères.

Régulus ne pouvait détacher ses yeux de cette pure enfant, qu'il trouvait idéalement jolie, semblable, en sa mélancolie et en sa blancheur, à quelque douce image de vitrail.

Il mesurait, en la voyant, toute la grandeur du mal qu'il avait fait à l'homme qui l'aimait et qui avait le bonheur surtout d'en être aimé.

Mais il ne se repentait pas de sa perfidie.

Il en était heureux.

Il jouissait délicieusement de l'âcre plaisir de sa vengeance enfin satisfaite.

Il se disait que la soeur de Noémie, Aurore, était jolie aussi, et qu'il l'avait aimée peut-être autant que Jacques de Brécourt aimait mademoiselle de Frémilly, et qu'il l'avait perdue par la faute de cet homme.

On a vu à quels sentiments avait obéi le misérable en introduisant sous le toit de madame de Frémilly l'enfant de Noémie, qui serait pour la fiancée de Jacques comme la preuve vivante de la trahison de l'homme aimé.

Il comptait tuer en elle, par cette vue, jusqu'aux racines de l'amour restées encore dans son coeur.

Il élargissait l'abîme que son imposture avait creusé entre les deux fiancés; car, avec sa science du mal, il avait prévu ce qui arriverait: que Laurence s'attacherait au petit qu'elle croyait le fils de l'homme qu'elle avait aimé, et que, plus son affection pour l'enfant deviendrait violente, plus l'estime qu'elle avait conçue pour le père qui l'avait abandonné diminuerait.

Donc, en amenant là l'enfant, Régulus servait sa vengeance, et, de plus, il se débarrassait d'une bouche à nourrir, gênante, d'un être qu'il haïssait.

Mais le misérable ne s'attendait pas aux surprises que le destin lui ménageait en ce sombre château de Marconnay, où il venait de pénétrer, et il ne croyait pas que les dieux allaient travailler eux-mêmes à l'oeuvre sombre de vengeance et de haine que sa jalousie irraisonnée avait entreprise.

XI

Invité à passer quelques jours au château de Marconnay, le prétendu Romain Doria, très flatté d'être admis à la table de la baronne de Frémilly, avait accepté avec empressement; mais, la première nuit, comme, ainsi que les gens qui n'ont pas la conscience tranquille, il ne dormait pas, il lui sembla entendre derrière la porte de sa chambre un bruit menu, comme le bruit de quelqu'un qui se glisserait dans l'ombre avec précaution.

Curieusement, il entre-bâilla sa porte et resta comme médusé par le spectacle qu'il eut sous les yeux.

Dans la clarté spectrale du vaste couloir, éclairé par la lumière de la lune en son plein, passant à travers les vitres sans rideaux des hautes fenêtres, un long fantôme blanc, qui lui fit l'effet d'une apparition, passait lentement, si léger qu'on l'eût dit impalpable, et dont les pieds posaient à peine sur le sol, le corps ayant l'air d'être soutenu dans l'espace par d'invisibles ailes.

Régulus ne croyait pas aux visions.

Pour lui, le prétendu fantôme était une femme, une femme se rendant à quelque nocturne rendez-vous.

Mais quelle femme?

Il n'y avait dans le château que madame de Frémilly et sa petite-fille.

Les servantes étaient des paysannes.

Etait-ce donc mademoiselle Laurence, la fiancée?

Régulus franchit le seuil de sa porte doucement et s'avança dans le couloir, en ayant soin de se cacher dans l'ombre, auprès des murs.

L'apparition ne le vit ni ne l'entendit.

Elle continua sa marche, ou plutôt son glissement léger dans la pâle lumière du couloir.

Et Régulus la reconnut.

C'était mademoiselle de Frémilly.

Elle avait les yeux ouverts et paraissait ne pas voir.

Son corps semblait avoir la rigidité d'une statue.

Régulus reconnut avec stupeur qu'elle dormait.

Elle était adorablement belle.

Une chemise presque transparente, et ornée de dentelles, enveloppait son corps de vierge, gracile et fluet, comme d'une blanche écume, laissant entrevoir des formes d'une pureté divine.

Le haut des épaules, les bras, le bas des jambes étaient nus et éblouissaient.

Régulus ne pouvait détacher de cette vision surnaturelle ses yeux extasiés.

Puis, une idée surgit en son cerveau enfiévré, une idée qui mit en ses veines comme une coulée de flammes.

S'il saisissait ce corps immaculé et l'emportait chez lui, dans sa chambre, comme une proie radieuse et triomphante….

Quelles voluptés et quelle vengeance!

Ce serait l'abîme creusé entre le fiancé et la fiancée, si profondément cette fois, qu'il demeurerait infranchissable.

Régulus suivit le blanc fantôme….

Il le vit franchir le long couloir, la porte d'entrée et se diriger vers le parc situé derrière le château.

Un rayon de lune l'inondait de sa clarté paisible…. Alors il se rapprocha….

Il toucha le bras nu, et ce contact, bien que le bras fût glacé, le brûla comme s'il eût été du feu.

La dormeuse ne se retourna pas.

Il l'attira à lui.

Elle vint tranquillement, sans résistance.

Et alors, doucement, il l'entraîna….

Son cerveau était en fusion.

Il y avait comme des étincelles de foudre à la racine de ses cheveux.

Sans avoir conscience de rien, en son magnétique sommeil, Laurence obéissait.

Elle entra dans la chambre du misérable.

Et, sur eux deux, Régulus ferma la porte.

Quelques minutes se passèrent sans un bruit. Sur le château s'étendit un tragique silence.

Puis la porte se rouvrit.

Laurence repartit, rigide toujours.

Elle était entrée pure.

Elle sortait souillée, flétrie, portant peut-être en son sein la preuve d'un crime infâme.

—Mais elle n'en savait rien.

Elle ne s'était pas réveillée.

Régulus, se montrant derrière elle, la suivit longtemps du regard; il la vit s'éloigner, comme fondre et disparaître dans la clarté tremblante et grise de la nuit de lune.

Puis il rentra dans sa chambre.

Il était haletant, éperdu et titubant, comme ivre de son forfait.

Il se jeta tout habillé sur son lit, mais il ne dormit pas, et, à six heures, avant même que le jour parût, il était debout.

Quand, le lendemain, madame de Frémilly sonna sa femme de chambre pour lui dire d'envoyer Auguste demander à son hôte ce qu'il désirait prendre à son déjeuner, elle apprit avec stupeur que celui-ci était parti.

—Parti sans prévenir?

—Il a demandé à Auguste de le conduire à Sanxay à sept heures. Il voulait prendre l'omnibus. Il était pressé de rentrer à Paris. Il avait l'air étrange, chacun de nous l'a remarqué, l'air d'un homme qui vient de faire un mauvais coup. S'il manquait aujourd'hui quelque chose au château, bijou ou couvert d'argent, aucun de nous n'en serait étonné.

Madame de Frémilly haussa les épaules.

—Vous êtes fous, dit-elle.

Et elle ne s'inquiéta pas davantage de ce qu'elle prenait pour des «imaginations» de domestiques.

Elle demanda si sa petite-fille était réveillée.

Et, sur la réponse négative qu'on lui fit, elle s'habilla pour aller dans sa chambre.

Quand elle y pénétra, Laurence dormait. Le petit, amené par Régulus, et que mademoiselle de Frémilly avait voulu faire coucher près d'elle dans un berceau, n'était pas réveillé non plus.

La baronne allait se retirer sur la pointe des pieds, comme elle était venue, quand un mot de Laurence l'arrêta:

—C'est toi, grand'mère?

Madame de Frémilly rentra dans sa chambre.

—Je t'ai réveillée?

—Non, grand'mère. Je n'ai rien entendu; mais, en ouvrant les yeux, je t'ai aperçue qui t'éloignais.

—Tu as bien dormi, ma chérie?

—Je suis brisée, dit Laurence, qui détendit avec effort ses beaux bras nus. J'ai fait un rêve horrible.

—Un rêve?

—Je me promenais au pied du château, devant la pièce d'eau, quand j'ai vu se dresser tout à coup sur ses bords un beau lys, qui poussait à vue d'oeil devant moi, et qui devint bientôt si grand qu'il atteignit mon front. Il était d'une blancheur si éblouissante que j'avais peine à le regarder.

—Mais il n'est pas si horrible, ton rêve, fit la baronne en souriant.

—Attends, grand'mère, fit la jeune fille. Tout à coup, reprit-elle, je vis la tige du lis grossir, devenir semblable à un corps de femme et prendre la couleur de la chair.

En même temps, la fleur se métamorphosait aussi, avait pris un visage humain: je vis que le visage me ressemblait.

Le lys, c'était moi.

—Je t'ai souvent, en effet, dit la baronne, comparée à un beau lys.

—C'est pour cela, en effet, fit Laurence, que j'ai fait ce rêve. Une odeur suave s'en dégageait et embaumait l'air autour de lui.

—Tout à coup, un homme se montra.

Cet homme avait le visage, les grands cheveux de l'homme que nous avons vu hier et qui nous a amené l'enfant de Jacques.

Ici Laurence s'interrompit pour demander:

—Il n'est pas réveillé, le cher petit?

—Non, répondit la baronne, il dort toujours.

Elle ajouta:

—Mais continue, ma chérie.

—Cet homme, reprit Laurence, s'approcha du lys avec des airs effrayants, et voulut le saisir, sans doute pour le cueillir.

Alors le lys devint tout noir, mais d'un noir affreux. Et c'était toujours moi. Et j'étais monstrueuse, et je faisais peur.

Mes yeux n'étaient plus que deux grands trous obscurs.

Mon visage grimaçait comme la tête d'un squelette.

Puis le lys, ce lys qui était moi, s'affaissa sur le sol, comme s'il tombait en pourriture. Et bientôt il n'y eut plus, à la place où il se dressait, superbe et pur, qu'un amas visqueux et noir, d'où se dégageait une odeur infecte, une odeur que je sens encore, ajouta la jeune fille en frissonnant d'horreur, et qui me pénètre toute.

—Il ne faut pas croire aux rêves, dit madame de Frémilly pour chasser les idées pénibles de sa petite-fille; mais elle était elle-même plus impressionnée qu'elle ne voulait le laisser paraître, et elle n'osa pas parler à Laurence du départ brusque de leur hôte, qu'elle trouvait pour le moins singulier.

XII

Son crime commis, Régulus on le sait, ne songea pas à dormir. Trop de pensées se pressaient en son cerveau surexcité.

C'était d'abord le souvenir de son acte, de la joie ressentie à presser entre ses bras cette vierge pure, ce lys immaculé, lui qui n'avait possédé jusqu'alors que des femmes souillées par les caresses de tous.

Il avait eu là quelques minutes d'infâmes délices, qu'il ne se rappellerait jamais sans transport.

Et pourtant ce qui dominait encore cette sensation, inexprimable, c'était l'idée de la haine pleinement assouvie.

Il laissait dans ce château perdu une trace horrible de l'oeuvre de vengeance depuis si longtemps rêvée.

S'il avait tué à Jacques sa fiancée, il lui aurait porté un coup moins terrible qu'en la laissant avilie et souillée, portant peut-être en ses flancs, et sans le savoir, la preuve du crime commis.

C'était monstrueux, ce qu'il avait fait là, et capable de faire dresser d'horreur les cheveux des moins impressionnables.

Il livrait à la honte, à une éternelle douleur, cette jeune fille qui ne lui avait fait aucun mal, qu'il avait trouvée pour lui, au contraire, gracieuse et douce.

Il introduisait dans le coeur de la mère un inconsolable désespoir.

Mais en la frappant il frappait l'autre, et cela justifiait son attentat à ses yeux et chassait de son esprit tout regret et tout remords.

Il ne se coucha pas.

Il ne songeait qu'à partir, et à partir le plus vite possible.

Dès que les portes du château seraient ouvertes, il sortirait.

Il avait peur que mademoiselle de Frémilly n'eût eu, malgré le sommeil dans lequel elle était plongée, conscience de ce qui s'était passé et ne dénonçât à sa grand'mère la félonie de leur hôte.

Il voulait être loin avant qu'elles fussent levées.

S'il n'avait pas de remords, il ne pouvait secouer une sorte de terreur qui pesait sur lui. Cette terreur dont ne peut se défendre, son forfait commis, le criminel le plus endurci, terreur instinctive et en quelque sorte mystérieuse, faite à la fois de la crainte des châtiments humains et des représailles célestes.

Pour tout dire, en ce château, tout chaud encore de son crime, il avait peur!

Il ne retrouverait quelque tranquillité, du moins il le pensait, que lorsqu'il serait loin de ces murs sombres, de ces tourelles noires qui portaient leur deuil jusqu'au milieu de l'azur.

Quand le jour se leva, dissipant les brumes bleues qui traînaient, ainsi que des nuages légers, sur la verdeur des prairies, Régulus était prêt à partir.

Il entendit retentir dans la sonorité matinale le clairon des coqs, et presque aussitôt, dans la cour, des bruits de sabots, de portes qu'on ouvrait montèrent jusqu'à lui.

Le château s'éveillait. Les domestiques commençaient leurs besognes habituelles. Il vit sortir des chevaux des écuries, d'autres animaux qu'on menait dans les champs.

Les corbeaux, réveillés, promenaient dans l'air clair leurs sombres circuits.

Régulus descendit.

La porte d'entrée du château était fermée encore.

Il fit signe à un domestique qui passait dans la cour et qui vint lui ouvrir.

—Monsieur est levé de bien bonne heure! remarqua l'homme.

—Oui, dit Régulus, je pars. J'ai pris congé hier soir de madame de
Frémilly.

—Elle a donné des ordres pour conduire monsieur jusqu'au bourg?

—Non. Il était trop tard. Tout le monde était couché.

—Pourtant, monsieur ne va pas s'en aller à pied?

—Si, si j'y suis obligé.

—Les chemins sont très mauvais. Il dégèle depuis hier. Les ornières sont défoncées. Si monsieur le désire, je puis atteler le tilbury, Madame ne me grondera pas.

—Vous me rendrez service, dit Régulus.

—Monsieur est pressé?

—Un peu.

—C'est l'affaire de dix minutes.

Le domestique s'éloigna et Régulus descendit dans la cour. Il avait hâte d'être hors du château. Les murailles semblaient peser sur lui de tout leur poids.

Il se promenait de long en large, en attendant que la voiture fût prête, devant la façade sombre, et il ne pouvait s'empêcher de lever les yeux vers les fenêtres, bien qu'il redoutât de voir derrière les vitres ou le visage de madame de Frémilly ou celui de sa petite-fille, qui pourrait s'étonner de le voir dehors à cette heure, et qui peut-être lui poserait d'embarrassantes questions.

Mais il avait déjà ses réponses prêtes.

Des affaires pressantes, qu'il avait oubliées, le rappelaient à Paris, et il était obligé de partir sans retard.

Toutefois, il aurait préféré ne voir personne.

Le tilbury fut attelé sans qu'une persienne eût bougé. Madame de
Frémilly et mademoiselle dormaient toujours.

Il sauta dans la voiture et donna ses ordres au domestique qui avait offert de le conduire, puis il se vit emporté bientôt dans un chemin étroit, creusé d'ornières, bordé de chaque côté par de hautes haies vives d'où l'eau tombait en gouttelettes.

A l'horizon, le soleil se levait, rouge, dans un ciel bas, couleur de perle.

De temps en temps, des oiseaux traversaient le chemin, sans cris, et ne faisaient d'autre bruit que le bruit doux de leurs ailes.

—Comme cela, dit le domestique, monsieur va prendre le premier train?

—Oui.

—Pour Paris?

—Pour Paris.

Régulus ne parla plus.

Cette conversation ne l'intéressait guère, et il était désireux de la laisser tomber.

Il était tout à ses pensées, aux pensées dont nous avons indiqué la nature, et qui continuaient à hanter son esprit.

Il jetait à peine de temps à autre un coup d'oeil distrait sur la campagne où se voyaient encore çà et là de blanches taches de neige sur lesquelles les rayons rouges du soleil mettaient d'éclatants rubis et qui déroulait tout autour de lui, car on passait maintenant sur une hauteur, un panorama splendide.

Il pensait à ce qu'il laissait derrière lui, cette mine inépuisable de douleurs et de maux de tous genres.

C'était son oeuvre, cela, son oeuvre infernale et maudite!

Et maintenant qu'il était loin du château où reposaient ses victimes, loin des terreurs qui l'avaient assailli là bas, il était presque tenté de s'en enorgueillir.

XIII

La journée qui se leva après la nuit funeste fut atroce pour la pauvre Laurence, non qu'elle eût conscience de l'attentat dont elle avait été victime, mais elle se sentait très fatiguée et comme endolorie, et le rêve affreux qu'elle avait raconté à sa grand'mère avait laissé en elle une impression de dégoût dont son être tout entier était imprégné, et qu'elle ne pouvait pas secouer.

Madame de Frémilly sortie de sa chambre, elle sauta à terre et elle alla regarder dans son berceau le petit Daly. Il dormait encore. Il était joli et attendrissant avec ses pommettes rosées par le sommeil. Et comme malgré elle Laurence se disait:

—C'est son fils! la chair de sa chair. Et il l'a abandonné. Il n'a pas donc de coeur? Il ne m'aurait donc pas aimée, moi qui l'aimais tant, et qui l'aime tant encore? Ce petit grandira sans son père, sans savoir même de qui il tient la vie. Il sera malheureux, livré à tous les hasards. Et l'autre, insouciant, vivra loin de lui sa vie heureuse, sans plus se préoccuper du pauvre petit être que s'il n'avait jamais existé.

Etait-ce possible, cela! Et, était-ce Jacques qu'elle pouvait soupçonner capable d'une telle indifférence, d'une telle cruauté? Si on était venu lui dire, si on avait accusé devant elle Jacques d'un pareil forfait, elle n'aurait pas hésité à le défendre, à crier: Ce n'est pas vrai! ce n'est pas vrai! Mais la preuve était là, sous ses yeux, que Jacques, comme tant d'autres hommes, pouvait abandonner une femme qu'il avait aimée, un enfant qui était le sien!

Prise d'une sorte d'attendrissement devant le petit qui dormait toujours, si doux et si calme, elle s'écria:

—Tu vivras sans affection, sans tendresse, isolé et seul, sans père, sans mère, car te voilà privé maintenant même des soins et de l'amour de ta mère, et cela par sa faute. Ah! je devrais le haïr!

En prononçant ces paroles, Laurence avait involontairement élevé la voix et fait un geste violent qui avait imprimé au berceau une légère secousse.

Réveillé en sursaut, l'enfant ouvrit les yeux.

Son premier sentiment fut un sentiment d'étonnement et de peur.

Son regard tombait sur des objets qu'il n'avait pas coutume de voir en s'éveillant et qui lui paraissaient si beaux, puis sur un visage qu'il ne se rappelait pas avoir jamais vu non plus, car la veille, c'est à peine s'il avait, tant il était saisi, remarqué les personnes qui lui parlaient.

Il eut un petit mouvement d'effroi et se mit à appeler sa mère.

Laurence vit une larme perler en ses yeux.

Tout de suite, elle le rassura.

—N'aie pas peur, mon petit! Tu es chez des amis. On ne te fera pas de mal. On t'aimera bien.

—Je veux voir maman, dit l'enfant avec obstination.

—Tu la verras bientôt, mon mignon.

—Vous me mènerez près d'elle?

—Oui.

—Quand?

—Bientôt.

—Elle m'aime bien, maman!

—Elle t'aime bien?

—Oh! oui, madame.

—Pourquoi l'as-tu quittée?

—C'est le méchant homme qui m'a emmené.

—Le méchant homme … celui qui était avec toi?

—Oui.

—Tu ne l'aimes pas?

—Oh! non, madame.

—Il était méchant? Il te battait?

—Souvent. Et il m'enfermait dans un cachot bien noir.

—Il t'enfermait?

—Toujours.

—Parce que tu n'étais pas sage?

—J'étais toujours sage.

—Pauvre petit! murmura Laurence.

Et elle sentit des larmes venir à ses yeux.

L'enfant reprit:

—Il faisait aussi pleurer maman souvent. Il la grondait. Il la battait.

—Oh! le misérable! fit involontairement la jeune fille.

Et elle pensa que c'était la faute de Jacques si ce pauvre enfant, si cette malheureuse femme, séduite peut-être par lui, et abandonnée ensuite, étaient la proie d'un bandit comme celui qui les martyrisait.

Et elle sentit son estime pour Jacques diminuer encore et se désagréger avec son radieux amour.

En même temps, une tendre pitié pour l'enfant abandonné, et pour la mère délaissée, entra en son âme chaste.

Elle aurait voulu connaître cette femme, la consoler. Il n'y avait en elle aucune jalousie, aucune rancune.

Elle s'accusait presque, en son innocence, croyant que c'était pour elle que Jacques les avait quittés, du malheur de cette femme et de cet enfant.

Elle ne résista pas à l'élan qui la portait vers le petit.

Elle le prit dans ses bras, l'embrassa affectueusement, et dit:

—Nous ne t'abandonnerons pas, non, cher petit! Tu seras ici comme notre enfant. Ma mère et moi, nous t'aimerons.

—Je voudrais voir maman, répéta l'enfant.

—Tu la verras, mon mignon. Je te le promets. Si nous ne pouvons pas aller vers elle, c'est elle qui viendra te voir. Je lui écrirai.

Et, en effet, Laurence songeait déjà à demander à l'homme qui avait amené Daly l'adresse de la mère et à écrire à cette femme.

Elle tenait en ses bras l'enfant à demi nu, quand la baronne de Frémilly ouvrit la porte.

Elle eut un geste de contentement en voyant sa fille s'occuper du petit.

«Cela, pensa-t-elle, la distraira de sa douleur et lui fera oublier l'infidèle.»

Elle se félicita intérieurement d'avoir fait venir cet enfant et vit sa fille bientôt guérie d'un amour qui, dans sa pensée, ne pouvait que lui causer des chagrins et la désespérer.

Elle s'approcha, souriante, du groupe gracieux que formaient la jeune fille et l'enfant, qui, rassuré maintenant, répondait à ses caresses avec de jolis gestes enfantins. Et elle dit:

—Il est réveillé?

—Oui, grand'maman, il vient de s'éveiller.

—Et il est bien sage?

—Il est ravissant, le cher mignon. Son premier cri a été pour demander sa maman. Nous la ferons venir, n'est-ce pas?

—Certainement, dit la baronne, qui ne pensait pas que sa fille parlait sérieusement.

—Si tu savais, grand'mère, ajouta la jeune fille, comme il a été malheureux! Comme ils ont été malheureux, plutôt, sa mère et lui, avec cet homme….

—Quel homme?

—L'homme qui l'a amené.

—M. Doria? C'est donc?…

—Je ne sais pas ce qu'il est, quels droits il a sur cette femme et sur son enfant. Il paraît qu'il l'injuriait, qu'il la battait, qu'il enfermait l'enfant dans un cachot noir.

—Le misérable!

—Je ne le laisserai pas partir, dit Laurence, sans lui dire ce que je pense.

—Il est parti, dit madame de Frémilly.

—Parti?

—Ce matin, à la première heure.

—Sans nous prévenir?

—Sans prévenir. Il a demandé à Auguste de le mener à Sanxay.

—Il s'est douté que l'enfant parlerait, et il n'a pas voulu s'exposer à nos reproches.

—Peut-être. Les domestiques ont remarqué qu'il avait un air singulier. Quelques-uns m'ont dit même qu'il avait l'air d'un homme qui avait fait un mauvais coup. J'ai répondu qu'ils étaient fous, sans m'expliquer pourtant les causes de ce départ précipité, qui a l'air d'une fuite. Je le comprends maintenant. Il a eu peur que le petit ne nous dise qui il est.

—Nous ne pouvons pas, dit Laurence, laisser cette malheureuse entre ses mains.

—La mère?… C'est son affaire, cela, mon enfant. Nous n'avons pas le droit d'intervenir. Nous ignorons quels liens l'attachent à cet homme. Et nous ne pouvons pas nous immiscer….

—S'il la bat?

—Elle n'a qu'à le quitter, et si elle ne le quitte pas, c'est qu'elle ne le veut pas, que d'autres intérêts la retiennent.

—Si elle ne le peut pas….

—Pourquoi?

—En tout cas, il faudra que je lui écrive pour lui donner au moins des nouvelles de son enfant.

—Sais-tu son nom, son adresse?

—Non. Je voulais les demander à cet homme.

—Il est parti. Si elle veut des nouvelles de son fils, elle nous en demandera. Peut-être est-elle heureuse d'en être débarrassée.

—Une mère!

—Est-ce qu'on sait? fit madame de Frémilly. On voit, dans la vie, ma pauvre enfant, tant de choses faites pour surprendre un coeur simple et droit comme le tien!

—Ce n'est pas beau, la vie, dit Laurence, qui, pour la première fois peut-être, la voyait sous ses vilains côtés, avec ses trahisons, ses brutalités et ses mensonges.

—Pas toujours, en effet, fit madame de Frémilly.

Puis elle dit:

—Il faudrait habiller le petit. Je vais sonner Agathe.

Elle alla à la cheminée, sonna, puis elle attisa le feu, qui commençait à pâlir.

Laurence posa l'enfant dans son berceau et jeta un peignoir sur ses épaules.

Puis elle alla à la fenêtre.

La campagne, encore pleine de brouillard, avec ses arbres dégouttants d'eau, la boue, qui apparaissait entre les bandes de neige demeurées çà et là dans les sillons des terres labourées, lui parut affreusement triste.

Une grande amertume emplit son âme.

Elle voyait sa vie, qu'elle avait cru un moment si resplendissante, vouée désormais à la solitude et au malheur.

Elle ne serait même pas mère. Elle n'aurait pas d'enfant, elle, pour la consoler.

Car, n'étant pas à Jacques, elle ne serait jamais à personne.

Il lui semblait, en effet qu'elle ne pourrait aimer personne après
Jacques.

Elle ne pouvait, malgré tout, chasser entièrement de son coeur son image.

Elle le jugeait indigne d'affection et sans sincérité, mauvais père, et pourtant elle l'aimait, elle l'aimait toujours.

Et elle souffrait atrocement.

Son tendre coeur saignait par mille blessures.

Et pourtant elle n'avait rien senti encore.

Elle ignorait les nouveaux coups, cent fois plus cruels ceux-là, que le destin tenait pour elle en réserve, et dont il allait bientôt la frapper sans relâche, comme avec un impitoyable acharnement.

L'entrée d'Agathe dans la chambre interrompit les tristes réflexions de la jeune fille.

C'était une grosse femme aux traits communs, l'air familier.

Elle avait vu la veille le petit Daly. C'était elle qui était venue aider à le coucher.

Elle s'était demandé déjà quel pouvait être cet enfant, et elle avait pensé tout d'abord que mademoiselle pouvait bien en être la mère; mais, à la réflexion, ce soupçon s'était dissipé. Mademoiselle était bien jeune pour avoir un enfant de près de quatre ans, et la bonne femme était restée très intriguée. Elle ne s'était pas privée de se livrer, avec les autres domestiques, à mille commentaires, à mille suppositions plus absurdes les unes que les autres. Cet enfant, qui arrivait ainsi de Paris sans qu'on fût prévenu, amené par un homme qui disparaissait ensuite comme un voleur, il y avait là de quoi piquer la curiosité et ouvrir le champ aux hypothèses.

Mais jamais Agathe n'aurait osé interroger ses maîtresses, qu'elle ne connaissait pas assez et qui l'avaient tenue jusqu'ici dans une certaine réserve.

Elle ne fit donc aucune réflexion, et se mit à sa besogne silencieusement. Elle prit l'enfant, s'assit avec lui devant le feu et se mit à l'habiller.

Madame de Frémilly alla vers sa petite-fille.

—A qui penses-tu? lui demanda-t-elle en la voyant si pâle et si triste, à lui?…

Laurence ne répondit pas. Mais ce silence même était un aveu.

La baronne ne put contenir son irritation.

Et, montrant à sa petite-fille l'enfant que l'on habillait et qui, pour elle et pour Laurence, était le fils infortuné de cet homme:

—Il ne mérite, s'écria-t-elle, ni une pensée, ni un regret!

Laurence resta muette.

Elle ne se sentait pas la force de l'accuser, et elle n'osait pas pourtant le défendre.

XIV

Quand Régulus arriva à Paris, vers six heures du soir, personne ne l'attendait à la gare. Il n'avait pas, en effet, prévenu sa maîtresse, la pitoyable Noémie.

Il sauta dans un fiacre et se fit conduire chez lui directement. Il trouva Noémie en larmes. Avec la nuit, la tristesse avait repris la pauvre mère, qui ne pouvait pas se consoler d'être privée de son fils.

Régulus s'étonna.

—Qu'est-ce que tu as à pleurer, godiche? Ah! ce n'est plus l'enfant qui pleure, lui. Il est là-bas, bien au chaud, dans un beau château!…

La mère essuya ses yeux.

—Il est bien?

Et une lueur de joie illumina sa face boursouflée.

—S'il est bien! fit Régulus. On l'adore déjà.

—Il est si mignon!

—Dans quelques jours, on ne pourra plus se passer de lui.

—Il faut bien que je m'en passe, moi, fit la triste mère.

—Est-ce que tu le regrettes encore?

—Je le regretterai toujours! fit la pauvre femme.

Et, de nouveau, les larmes ruisselèrent sur son visage.

Régulus eut un geste d'impatience.

—C'est bon, c'est bon, fit-il. En voilà assez! Tu ferais mieux de servir le dîner.

—Mais je n'ai rien préparé.

—Comment ça?

—Je ne t'attendais pas.

—Et pour toi?

—Oh! pour moi!…

—Tu ne manges pas, peut-être, quand je ne suis pas là?

—Oh! si peu! Et surtout en ce moment!

—Mais moi, dit Régulus, je n'ai pas envie de me laisser mourir de faim.
Mets un chapeau vivement. Nous allons dîner chez quelque mastroquet.

Noémie obéit silencieusement.

Pendant le dîner, on lui parlerait de son fils. Elle ne se préoccupait pas d'autre chose. Au bout de quelques minutes, elle fut prête à sortir.

Et elle descendit l'escalier derrière Régulus.

Pendant le dîner, qui eut lieu dans le cabinet d'un marchand de vin voisin de leur demeure, il fallut que Régulus racontât à la mère de Daly toutes les circonstances de son voyage, ce que le petit avait fait, ce qu'il avait dit, l'accueil qu'il avait reçu des personnes chez lesquelles on le conduisait, qu'il décrivît le château dans lequel il allait vivre, le genre d'existence qu'il allait mener là-bas. Elle voulait continuer à vivre en esprit avec son fils.

Régulus, assez obligeamment, se prêta à sa fantaisie.

Le voyage lui avait aiguisé l'appétit. Il mangeait et buvait beaucoup.
Quand arriva le dessert, il était déjà un peu gris.

Il restait de bonne humeur et se montrait charmant.

Il était enchanté de son expédition.

Et, comme le vin lui déliait la langue, il mit Noémie au courant de l'aventure de la nuit, de l'aventure prodigieuse, dont il se souviendrait toujours, qui l'avait fait fuir précipitamment le château de Marconnay.

Il en était heureux et fier, de cette aventure, et des frissons de plaisir traversaient tout son corps quand il en parlait et se la rappelait.

Une sorte de bave lui venait aux lèvres et des ardeurs lui montaient aux yeux.

Noémie n'avait pas compris tout d'abord.

Puis, quand elle eut saisi, elle eut un grand geste plein d'horreur.

—Tu as fait cela!

Il se rengorgeait.

—Certainement.

—Tu as souillé, perdu cette jeune fille?

—Mais oui. Qu'as-tu?

Noémie s'était levée.

Sa physionomie respirait l'indignation et l'épouvante.

Il ricana.

—Tu es jalouse?

—Ah! s'écria la femme, quel monstre tu es!

Il riait toujours.

—Un monstre?

—Le plus odieux, le plus infâme de tous les monstres!

Il la regarda, surpris. Il vit que sa réprobation était réelle. Il s'étonna, puis il devint furieux.

—Ah çà! qu'est-ce qui te prend? Es-tu folle?

Elle avait saisi son chapeau.

Elle l'attachait sur ses cheveux.

—Où vas-tu?

—Je pars.

—Où?

—Je ne sais pas. Mais je ne demeurerai pas cinq minutes de plus avec un monstre tel que toi. Donne-moi la clef.

—La clef?

—Que je prenne mes nippes. Tu ne veux pas me les garder, je suppose?

—Ah çà! fit-il, stupéfait, c'est donc sérieux?

—Tout ce qu'il y a de plus sérieux.

—Tu me lâches?

—Avec bonheur. Je ne t'aimais pas. Maintenant, tu me répugnes, tu me dégoûtes. Je te hais. Et si je ne me retenais, je te cracherais à la face!

Il ne l'avait jamais vue ainsi.

Elle était blême, mais ses yeux flambaient.

Une étrange énergie animait cette femme, qu'il avait toujours connue soumise et tremblante.

Il lui avait pris son enfant et elle s'était à peine fâchée.

Et, pour une histoire rigolotte—c'est du moins ainsi qu'il la prenait, lui—elle devenait enragée.

Il n'y comprenait plus rien.

Il ne comprenait pas que ce crime lâche et cynique, qu'il venait de raconter comme une prouesse, avait achevé de révolter le coeur de cette malheureuse, restée honnête au fond, et qui avait vu enfin à quel misérable elle avait jusqu'ici associé sa vie.

Il y avait aussi la rancune amassée en le coeur de cette mère, depuis qu'on lui avait pris son fils, qui débordait enfin.

Et elle était devenue si effrayante, que Régulus, quoique à demi ivre, se sentit blêmir.

Mais il ne voulut pas avoir l'air d'être impressionné.

Il haussa ironiquement les épaules.

—C'est de la folie!

Mais Noémie, les dents serrées, impérieuse, tendit les mains.

—La clef!

Il n'osa pas la refuser.

—Voici.

Il ajouta:

—Mais retiens bien ceci: si tu franchis le seuil de la porte, ne cherche plus à revenir.

Elle eut un grand geste.

—Revenir chez toi, près de toi! J'aimerais mieux m'étendre devant un tramway, pour être écrasée vive, aller me jeter dans la Seine ou me précipiter d'un sixième étage, que demeurer une heure sous le même toit que toi!

—A ton aise, fit-il.

Et elle sortit.

Il demeura seul.

—Elle est folle! murmura-t-il.

Puis il pensa:

—C'est la jalousie. Elle est furieuse que j'aie possédé cette fille, même malgré elle. Que les femmes sont bizarres!

Il appela le garçon et se fit servir du café et des liqueurs.

Noémie rentra chez elle, le coeur soulevé d'indignation.

Elle comprenait, elle, les conséquences que pouvait avoir pour cette jeune fille, qui avait été bonne pour son fils, le crime brutal, sans nom, dont s'était rendu coupable envers elle le misérable Régulus.

Ce crime pouvait avoir des suites, et c'était pour la pauvre enfant le déshonneur, la honte, un avenir de douleur et de désespoir.

Qu'allait-elle faire?

Essayer de réparer. Et comment?

Elle ne pouvait pas révéler à cette enfant, encore ignorante peut-être, vierge d'esprit et de pensée, si elle ne l'était plus de corps, l'attentat monstrueux.

Mais elle voulait aller là-bas, savoir ce qui se passait, intervenir au besoin; en tout cas, offrir sa vie, son sang, pour réparer un forfait inexpiable.

Puis elle vivrait près de son fils.

Elle ferait la leçon au petit, lui dirait de ne pas la reconnaître.

Elle avait déjà pensé à cela: se faire la servante des gens qui allaient élever son fils, car elle n'oserait pas le reprendre et aller vivre avec lui.

N'aurait-elle pas à redouter pour lui la vengeance du misérable Régulus?

Elle était résolue maintenant. C'est cela qu'elle allait faire. Elle était libre. Elle allait partir.

Elle porta la main à sa poche.

Il lui restait quelques sous à peine.

Elle ferait le voyage à pied, s'il le fallait, mais elle partirait.

Elle monta son escalier lentement, péniblement. Ses jambes avaient peine à la porter.

L'horreur la faisait chanceler.

Arrivée devant sa porte, elle eut de la peine à ouvrir, tant sa main tremblait. Puis, quand elle fut dans la chambre, elle fit un paquet à la hâte de toutes ses hardes. Elle retrouvait, pendant ces recherches, des objets ayant appartenu à son fils. Elle les prenait, les embrassait, les arrosait de ses larmes. Mais cela l'attardait, et elle voulait être partie avant le retour de l'autre….

Elle essuya ses pleurs, se remit à la besogne plus vivement.

De temps en temps, elle s'arrêtait pour écouter, tremblant d'entendre le pas de son amant dans l'escalier.

Mais Régulus ne se montra pas.

Et elle était loin déjà quand il se décida à rentrer.

Il était tout à fait ivre.

Il vit la chambre en désordre et comprit que Noémie était partie.

Il fut pris d'un accès de fureur.

Et, avec un geste de menace lancé dans le vide:

—Je te rattraperai, cria-t-il, toi et ton gosse!

Puis il eut un hoquet, roula à terre et s'endormit.

DEUXIEME PARTIE

LE MAUDIT
I

Quelques semaines s'écoulèrent. Laurence, atteinte d'un mal que les médecins ne savaient définir, allait s'affaiblissant chaque jour. Aucune nouvelle n'arrivait aux recluses, au fond de la retraite où elles s'étaient confinées. La baronne, attribuant la pâleur, la nervosité de sa petite-fille, qui se plaignait aussi souvent de violents maux de coeur, la baronne, attribuant cet état à l'anémie causée par le chagrin d'être séparée de celui qu'elle aimait, avait écrit à M. Mareuil pour avoir des nouvelles de M. de Brécourt, et M. Mareuil avait répondu qu'il n'avait rien reçu de son ami. C'était une rupture complète, de la part de Jacques, avec tout ce qu'il laissait. Il était parti désespéré, sans doute, et sans idée de retour. Et c'est ainsi que s'expliquait son étrange silence.

Ah! comme madame de Frémilly, en présence de la langueur peut-être mortelle de la pauvre Laurence, regrettait sa sévérité, son intransigeance!

Combien de fois elle s'était dit déjà: «Ah! s'il revenait, quel qu'ait été son passé, avec quel empressement je lui mettrais dans la main la main de ma petite-fille, en lui disant: Soyez heureux!»

Il y avait l'enfant.

Laurence l'adopterait. Elle l'avait adopté déjà.

Hélas! il était trop tard. Jacques était parti, et Laurence se mourait.

Une tristesse affreuse régnait dans le château bien que le temps fût devenu plus doux et que les premières fleurettes, annonçant la fin de l'hiver, eussent montré leurs têtes pâles à l'abri des haies.

Les seuls éclats de rire qu'on y entendit étaient ceux que poussait le petit Daly, qui n'avait jamais été aussi heureux qu'entre ces deux femmes tristes, mais douces, qui étaient pour lui pleines d'attention et que lui seul parvenait parfois à distraire de leurs sombres pensées, devenues chaque jour plus funèbres.

Or, un matin, le vieux médecin, le docteur Raymondet—c'était un des médecins les plus célèbres de Poitiers qu'on avait fait venir—le vieux médecin, disons-nous, fit demander à madame de Frémilly de vouloir bien lui accorder quelques minutes d'entretien particulier. La baronne, pâle d'angoisse, l'entraîna dans sa chambre.

Et tout de suite elle s'écria, folle de douleur:

—Elle est perdue!

Le docteur secoua la tête.

—Ce n'est pas cela.

—Quoi alors, docteur?

—J'ai hésité longtemps. Je croyais me tromper. Mais, maintenant, il n'y a plus de doute. Il faut que je parle.

—Vous me faites mourir!

—Je connais la nature du mal dont souffre mademoiselle de Frémilly.
Mademoiselle de Frémilly est enceinte.

La baronne jeta un cri:

—Enceinte!…

—Je n'en puis plus douter. Depuis quelque temps déjà je le soupçonnais, mais je ne voulais pas parler avant d'être sûr.

—Enceinte! répéta madame de Frémilly.

Et il semblait, à son accent que ce mot renfermât pour elle toutes les horreurs et toutes les hontes.

—Enceinte, ma petite-fille!… Et c'est ce misérable, à qui je songeais à pardonner. Ah! qu'il ne reparaisse jamais à mes yeux, jamais!

Elle se tourna vers le docteur:

—Et Laurence connaît son état?

—Je ne le crois pas.

—Elle ne s'en doute pas?

—Je crois qu'elle n'a aucun soupçon.

—Vous ne lui avez pas dit?

—J'ai voulu vous parler avant.

Il se fit un silence.

Madame de Frémilly semblait atterrée.

—Mais alors, fit-elle, il y a plusieurs mois déjà?

—Deux mois peut-être, trois au plus.

—C'est bien cela. Qu'allons-nous faire?

—Il me semble qu'il n'y a qu'à attendre.

—Déshonorée, ma petite-fille!…

—Mais celui qui l'a séduite….

—Peut réparer … pensez-vous. Il est parti.

—Parti?

—Je n'ai pas voulu lui laisser épouser Laurence, à cause de son passé. Il y a dans son passé des femmes séduites … un enfant. Ce petit que vous avez vu ici, adopté, c'est son fils, un enfant qu'il a abandonné avec la mère, et qu'il laissait dans la misère. Ah! le misérable! le misérable!

—Il faut, dit le docteur, le rappeler.

—Jamais je ne m'y résignerai. Appeler ce monstre mon petit-fils….
Vivre sous le même toit…. Jamais! jamais!

—Pourtant….

—Oui, vous le pensez, il n'y a pas autre chose à faire pour sauver l'honneur de ma petite-fille. Mais cette ressource même ne me reste pas. Je ne sais pas où il est. Il est parti pour l'Afrique en expédition, et il n'a donné à personne de ses nouvelles. Peut-être même a-t-il succombé déjà. Ah! malheureuse que je suis, malheureuse que nous sommes, Laurence et moi! Que maudit soit le jour où cet homme a mis le pied dans ma maison!

—C'est à Paris que vous l'avez connu?

—A Paris, dans les salons. Il était de notre monde.

—Et pourquoi l'avez-vous repoussé?

—Je vous l'ai dit: à cause des renseignements fournis sur son compte. J'avais été si malheureuse d'avoir épousé un viveur! Je voulais éviter à ma petite-fille une existence comme celle que j'ai menée. Pourtant, j'avais consenti, je m'étais laissée attendrir par les supplications, les larmes de Laurence. Mais, la veille du jour où j'allais prendre un engagement définitif, j'ai reçu la visite d'une femme m'apportant la preuve qu'à l'heure même où le fiancé de ma petite-fille faisait à celle-ci les protestations d'amour les plus brûlantes, il continuait à fréquenter une autre femme qu'il trompait, dont il avait un enfant. Et c'est Laurence elle-même, outrée de cette trahison indigne, qui m'a engagée à partir. Nous avons quitté Paris. Je l'ai amenée ici, dans ce château désert, plein d'un ennui mortel, où il a tenté de venir nous rejoindre. Mais je l'ai chassé, docteur, je l'ai chassé. Et il est parti. Mais j'ignorais sa dernière faute, son dernier crime, un crime dont je mourrai, docteur, et dont Laurence mourra peut-être aussi.

—Mais non, mais non, fit le médecin, cela peut s'arranger.

—Et comment?

—Personne ne soupçonne l'état de mademoiselle?

—Personne, j'en suis sûre. J'aurais été la première….

—Il faut l'emmener.

—L'emmener?

—Aux eaux, quelque part, dans un pays où nul ne vous connaîtra.

—Et où elle fera ses couches?

—Evidemment.

—Et elle reviendra avec un enfant … un bâtard … fille-mère, ma petite-fille! Laurence de Frémilly, Ah! docteur, quand je pense à cela! Dire que j'ai vécu jusqu'à cet âge pour voir cette honte!… Ah! pourquoi ne suis je pas morte, mon Dieu! pourquoi ne suis-je pas morte quand mes cheveux ont commencé à blanchir!…

—Il ne faut pas, dit le docteur, vous désespérer ainsi.

—Mais je suis maudite! s'écria la baronne en s'arrachant les cheveux. J'ai mené une vie de douleur. Mais les maux que j'ai endurés déjà n'étaient rien auprès de ceux qui m'étaient réservés. J'adorais Laurence, docteur. J'avais foi en elle. Elle me paraissait si noble et si pure!… Je la comparais souvent à un beau lis, dont elle avait l'élancement et la blancheur. Ah! le rêve! le rêve!

—Un rêve!

—Un rêve affreux, qu'elle a fait une nuit. Le lis était devenu tout noir!…

La baronne s'arrêta, comme accablée sous le poids de ses pensées.

—Puis elle reprit:

—Ce qui m'est le plus pénible, docteur, ce qui m'est plus cruel que tout encore, c'est la duplicité de cette enfant, que j'ai entourée de tendresse, c'est son hypocrisie!

—Peut-être ne sait-elle pas….

—Comment ne saurait-elle pas qu'elle a commis la faute?

—Elle me paraît fort naïve.

—Elle ne sait peut-être pas qu'elle est enceinte. Elle sait du moins qu'elle s'est donnée, et, au lieu de me l'avouer…. Si elle m'avait tout dit, si elle m'avait confessé sa faute, je n'aurais pas laissé partir le séducteur.

—Il y a quelque chose, dit le docteur, qui me surprend chez mademoiselle de Frémilly, et qui m'a fait longtemps hésiter à parler, à croire même que je ne me trompais pas, c'est son innocence.

—Son innocence?

—Elle paraît si loin de soupçonner la cause de son malaise!

—Oui, elle ne connaissait pas, sans doute, les risques qu'elle courait en cédant à un homme qu'elle aimait, et cet homme n'en est que cent fois plus coupable; mais il ne l'a pas prise de force et sans qu'elle s'en aperçoive. Et voilà ce que je lui reproche, à elle: c'est de n'avoir pas eu en moi, sa grand'mère, assez de confiance, et de ne m'avoir pas tout avoué. J'aurais su alors ce que j'avais à faire avec le suborneur. Mais maintenant, maintenant, qu'allons-nous devenir?

Le docteur ne répondit pas.

Il ne savait quel conseil donner, et comment ses malheureuses clientes pourraient sortir de la terrible impasse où elles allaient être acculées.

—Je vous ai dit, fit-il, ce que je voyais à faire.

—Fuir, nous cacher, nous cacher comme des misérables, comme des coupables, la baronne de Frémilly et sa petite-fille! Et croyez-vous, docteur, que Laurence y consentira, qu'elle consentira à laisser son enfant? Elle aime déjà ce petit, qui est l'enfant d'une autre, parce qu'il est son fils, à lui; que sera-ce d'un enfant de lui, sorti d'elle, de ses entrailles? Jamais elle ne voudra l'abandonner, jamais! Alors, à quoi bon partir? La faute sera publique, le déshonneur connu de tous!

Elle s'arrêta, accablée.

L'excès de son malheur engourdissait sa pensée.

Le médecin n'avait plus rien à faire, rien à dire.

Il songea à prendre congé.

Il fit cependant, avant de partir, cette recommandation:

—Je vous engage, madame la baronne, à être indulgente, à montrer à mademoiselle de Frémilly beaucoup de douceur. Sa santé est très délicate et de trop grandes émotions pourraient avoir de fâcheux résultats.

—Soyez tranquille, docteur. Ce n'est pas à elle que j'en veux, mais à celui qui l'a séduite, à celui qui l'a trompée!

—Devrai-je revenir bientôt?

—Le plus souvent possible, docteur. Il ne faut pas nous abandonner dans notre détresse.

—Oh! madame la baronne!

—En ce moment je suis un peu hébétée. J'étais si loin de m'attendre à cette nouvelle! Peut-être aurons-nous besoin de vos conseils.

—Je suis entièrement à vos ordres, madame la baronne.

—Merci, docteur, et à bientôt.

Le médecin s'éloigna.

Quand il fut parti, madame de Frémilly se laissa tomber sur son siège, brisée, inerte, et elle répéta à plusieurs reprises:

—Enceinte, Laurence, enceinte!

Elle ne pouvait se faire encore à cette monstrueuse idée.

Elle croyait avoir rêvé, avoir été en proie à quelque horrible cauchemar.

Mais non cependant, tout était réel.

C'était bien vrai qu'on lui avait dit cela.

Elle entendait résonner dans le couloir, dans l'escalier, les pas du docteur qui s'éloignait et qui lui avait fait l'épouvantable confidence.

Et Laurence, que faisait-elle? que pensait-elle?

Que lui répondrait-elle quand elle lui apprendrait la cause, si naturelle pourtant et si inattendue cependant, du mal dont elle souffrait?

Elle voulait en avoir le coeur net tout de suite.

Elle secoua l'espèce de torpeur hébétée où elle demeurait plongée depuis le départ du médecin, se leva d'un seul mouvement, poussa sa porte et se dirigea vers la chambre de sa petite-fille.

II

Laurence était étendue sur une chaise-longue, entièrement vêtue de blanc, avec dans les yeux cette pure lumière qui semblait l'image de son âme, et c'était bien toujours le grand lis immaculé auquel l'avait comparée sa grand'mère.

C'est ce que se dit tout de suite madame de Frémilly, quand elle leva vers elle ses regards purs, et tout le courroux avec lequel elle arrivait tomba en même temps que se dissipaient tous ses soupçons.

Auprès de la jeune fille jouait le petit Daly, heureux et plein de joie, et qui semblait renaître dans cette atmosphère de tendresse et de douceur.

En effet, ce n'était pas le même enfant taciturne et un peu sournois, toujours recroquevillé sur lui-même, qu'il était lorsqu'il fut amené à Marconnay.

Il avait secoué près de Laurence sa timidité et devenait charmant. C'est à peine si de loin en loin il pensait encore à sa mère.

Il parlait maintenant et paraissait même fort intelligent, lui qu'on avait dit stupide.

La baronne s'approcha de sa petite-fille et lui dit:

—J'ai à te parler, Laurence. Renvoie l'enfant!

Laurence jeta à sa grand'mère un regard d'étonnement, car elle n'était pas accoutumée à cette sorte de solennité avec laquelle on lui parlait, puis, se tournant vers le petit:

—Va jouer, Daly, avec Agathe. J'irai te chercher tout à l'heure.

Docilement l'enfant prit les objets qui lui servaient d'amusement et disparut.

Alors Laurence, un peu inquiète, fit un mouvement vers sa grand'mère.

—Que se passe-t-il?

La baronne vint s'asseoir près d'elle sur la chaise-longue.

—Tu as vu le médecin?

—Oui, grand'mère.

—Que t'a-t-il dit?

—Mais toujours la même chose, qu'il faut me soigner, prendre des forces.

—Et sur la nature de ton mal, il ne t'a donné aucune explication?

—Aucune, grand'mère.

—Il ne t'a pas posé des questions qui t'ont paru un peu étranges?

—Non, grand'mère.

—Et toi-même, tu n'as aucune idée?

—Sur quoi?

—Sur le genre de maladie ou plutôt de malaise, car ce n'est qu'un malaise, dont tu souffres?

—Aucune, grand'mère.

Et Laurence leva sur la baronne des yeux où elle lut un étonnement profond et qui semblaient pleins de la plus complète et de la plus candide innocence.

Elle ne savait plus que penser.

Si Laurence avait eu quelque chose à se reprocher, si elle s'était sentie coupable, elle n'aurait pas eu ce regard naïf et pur, ou alors c'était un monstre d'hypocrisie.

Elle ne redoutait donc rien?

Madame de Frémilly se rapprocha d'elle.

Elle passa sa main autour de sa taille et câlinement, tendrement:

—Voyons, ma chérie, fit-elle. Tu sais combien je t'aime.

—Mais oui, grand'mère.

—Tu sais que tu as en moi la plus douce des amies, la plus tendre des mères.

—Je sais cela, oui, grand'mère, mais pourquoi me parles-tu ainsi?

—Parce que j'ai besoin de toute ta confiance. J'ai besoin de faire appel à toute ton affection, pour que tu me dises tout, pour que tu ne me caches rien.

—Je n'ai, fit Laurence, de plus en plus surprise, rien à dire, rien à cacher.

—Je ne te gronderai pas. Je ne te dirai rien. Je sais combien les jeunes filles qui aiment sont parfois imprudentes et faibles.

—Je ne te comprends pas, grand'mère, fit la jeune fille en levant vers la baronne ses grands yeux ingénus.

—Pourtant, s'écria madame de Frémilly, que l'impatience commençait à gagner, ce médecin n'a pas pu se tromper à ce point. Il ne m'aurait pas dit ce qu'il m'a dit, s'il n'était pas sûr. Il a hésité longtemps, m'a-t-il dit. A me parler, à me prévenir.

Laurence continuait à fixer sa grand'mère de ses yeux qui s'hébétaient.

—Je ne sais pas, fit-elle, ce que t'a dit ce médecin. Mais je ne comprends rien, grand'mère, à ce que tu me dis.

—Parce que tu ne veux pas comprendre! fit la baronne avec violence.

—Je t'assure.

—Ne mens pas, Laurence, ne mens pas, je t'en conjure, car tu ne pourrais pas mentir longtemps!

—Moi, grand'mère? bégaya la jeune fille.

—Sais-tu, fit celle-ci, qui s'était levée et qui avait peine à contenir l'agitation tumultueuse qui la soulevait, sais-tu ce qu'il vient de me dire, ce médecin, et ce serait monstrueux de sa part, si ce n'était pas vrai? Il m'a dit que tu étais enceinte.

Laurence se leva à son tour.

—Enceinte, moi?

Et une lividité s'étendit sur toute sa face.

La grand'mère poursuivit, hors d'elle:

—Tu sais au moins, malgré cette candeur que tu affectes et que tu feins si bien, tu sais ce que c'est qu'être enceinte et comment on le devient?

—Non, grand'mère, répondit doucement la jeune fille.

Et cela avec un tel accent de sincérité que la baronne resta effarée, les bras cassés par la stupeur.

—Ah! fit-elle, tu es une fière comédienne ou ce médecin a perdu la raison! Mais c'est moi qui la perdrai, si cela continue, si tu ne veux rien me dire, si tu continues à me mentir!

Laurence secoua la tête.

—Je ne mens pas, grand'mère, je n'ai jamais menti.

—Pourtant si tu es enceinte, malheureuse, comme ce médecin le croit, c'est que tu as commis une faute. C'est que cet homme a lâchement abusé de ta candeur, de ton innocence.

—M. de Brécourt! C'est lui que vous accusez?

—Et qui veux-tu que j'accuse? C'est le seul homme qui ait pénétré chez nous, avec lequel tu sois restée seule quelques instants. Ah! le misérable!

Laurence s'était redressée.

—M. de Brécourt, dit-elle fièrement, n'a rien à se reprocher, grand'mère, il est innocent comme moi.

—Cependant tu es enceinte?

—Je ne sais pas, grand'mère, si je suis enceinte, et si ce médecin n'a pas commis une erreur grossière; mais je n'ai gardé le souvenir d'aucune défaillance de ma part ni de celle de M. de Brécourt. Il m'aimait trop. Il me respectait trop.

—Ce n'est pas un autre cependant qui a pu te séduire?

—Ce n'est personne, grand'mère.

—Alors ce médecin s'est trompé?

—J'en suis persuadée.

—Songe, si c'était vrai, dans quelle situation tu te trouverais! Tu vivrais déshonorée et sans réparation possible. C'est pour cela qu'il ne faut rien me cacher, mon enfant. Si le malheur était réel, il y aurait un remède encore peut-être. M. de Brécourt t'aime. Je le supplierais de revenir. Il ne peut pas t'abandonner comme il a abandonné l'autre femme qu'il a quittée pour toi, en te laissant un fils sans nom!

—M. de Brécourt, ma mère, dit Laurence, n'a aucune faute à réparer. Il n'a pas cessé, quoique m'aimant ardemment, de m'entourer du plus profond respect.

—Alors, fit la grand'mère, je ne comprends plus.

Laurence porta les mains à ses yeux et se mit à pleurer.

—Ah! grand'mère, s'écria-t-elle, je n'oublierai jamais que vous avez douté de moi!

—Laurence! s'écria la baronne.

Et elle se jeta sur sa petite-fille, qu'elle serra dans ses bras avec une sorte d'emportement.

Elle pleurait avec elle.

—Ah! fit-elle, je t'ai fait du mal!

—Vous m'avez accusée. Vous avez accusé Jacques!

—Qui n'aurait à ma place, ayant entendu ce que j'ai entendu, pensé ce que j'ai pensé? Ce médecin s'est montré si affirmatif!

—Alors il croit que je suis enceinte?

—Il en est persuadé. Il a remarqué des symptômes.

—Il s'est trompé, grand'mère.

—Je ne demande qu'à te croire, moi, ma chérie. Et je te crois maintenant, car il est impossible que tu me mentes avec ces yeux-là.

—Tu sais comme je t'aime!

—Oui, ma chérie, oui.

—Si j'avais eu le malheur de commettre une faute, j'aurais été la première à m'en accuser pour en obtenir le pardon.

—Et je t'aurais pardonnée, tu n'en doutes pas?

—Je n'ai jamais douté, grand'mère, de votre coeur.

—C'est un reproche!

La baronne souriait.

Elle ne croyait plus.

—Ah! s'écria-t-elle, si tu savais comme cet homme m'a fait du mal! Ce n'était pas ta faute qui m'était le plus pénible. Ce qui m'affectait le plus, c'est que tu me l'eusses cachée avec cette habileté, cette rouerie même, et que tu m'eusses menti avec effronterie. Mais maintenant je suis rassurée. Ma petite-fille me reste avec sa tendresse, avec son coeur, avec sa loyauté, et je suis bien heureuse!

Laurence se jeta dans les bras de la douairière.

—Je t'aime! dit-elle.

Quelques jours se passèrent.

Le médecin n'était pas revenu.

Et madame de Frémilly, qui ne quittait guère sa petite-fille, redoublait envers elle de soins et de caresses, comme pour faire oublier ses affreux soupçons. Madame de Frémilly se persuadait chaque jour davantage qu'il s'était trompé.

Elle avait hâte de le revoir pour le lui apprendre, pour réhabiliter à ses yeux celle en qui elle croyait plus fermement que jamais.

C'est à ce moment, et pendant qu'on attendait une nouvelle visite du médecin, que se produisit un incident qui pour un instant détourna madame de Frémilly et sa petite-fille des pensées qui les préoccupaient.

Un soir, comme la baronne et Laurence achevaient de dîner après avoir fait emporter le petit Daly, qu'Agathe devait coucher, on vint les prévenir qu'une dame, qui s'était presque abattue de fatigue à la grille du château, désirait leur parler.

Cette dame, qui paraissait jeune encore, était très pâle, très faible, avait ses vêtements noirs souillés de poussière.

La baronne pensa aussitôt à la visiteuse qu'elle avait reçue déjà à Paris, qui lui avait remis la photographie contenant la preuve de la trahison de Jacques de Brécourt, à la femme abandonnée par lui et qui était la mère de l'enfant qu'elles avaient pour ainsi dire adopté.

La même idée était venue à Laurence.

Toutes les deux se regardèrent, et comme les yeux de la baronne semblaient consulter la jeune fille, celle-ci dit:

—Il faut, grand'mère, faire entrer cette pauvre femme.

Madame de Frémilly fit alors un signe au domestique, qui s'en alla chercher la mystérieuse visiteuse.

III

La femme que le domestique introduisit dans le château était bien telle qu'il l'avait dépeinte, livide et chancelante et trébuchant à chaque pas, comme si elle allait tomber. C'était Noémie. Elle était entièrement vêtue de noir, comme le jour de funeste souvenir où elle s'était, pour la première fois, présentée, à Paris, chez madame la baronne de Frémilly.

Elle n'arrivait pas de Paris directement. Elle était tombée malade auprès de Tours et avait été retenue à l'hôpital pendant plusieurs semaines.

On sait dans quelles conditions elle était partie, autant pour s'éloigner de l'homme qui lui faisait horreur, que pour aller vers son fils, qu'elle brûlait du désir de voir et d'embrasser.

Sur le premier moment, elle n'avait pas réfléchi. Elle n'avait pas pensé que là où elle allait elle serait reconnue par madame de Frémilly pour la femme qui s'était plainte d'avoir été abandonnée par M. de Brécourt. Lui faudrait-il continuer ce rôle, persister dans son imposture ou avouer qu'elle avait menti?

Si elle disait la vérité, on la chasserait sans doute indignement et on lui rendrait son fils avec lequel elle mourrait de faim et de froid sur les chemins, car elle n'avait ni abri ni nourriture à lui offrir.

Si elle se présentait, au contraire, comme l'amante, délaissée et malheureuse, d'un homme que l'on avait jugé sur sa dénonciation, qu'on avait repoussé et qui ne reviendrait sans doute plus, on aurait pitié d'elle comme on avait eu pitié de son fils, et peut-être les garderait-on tous les deux, l'un près de l'autre! C'était, pour cette mère affamée d'amour maternel, le bonheur, le rêve. Elle était résolue pour cela à tous les sacrifices, à toutes les humiliations, à toutes les besognes. Elle se ferait, s'il le fallait, servante, esclave, la plus soumise et la plus dévouée des esclaves, car elle avait de plus l'ambition de réparer le mal qu'elle avait fait déjà et de montrer par une abnégation sans bornes qu'elle n'était pas, malgré les apparences, indigne de pardon.

C'était avec ces intentions, l'esprit plein de ces résolutions, qu'elle était partie. Elle n'avait pas d'argent. Elle s'était donc mise en route à pied, bravement, demandant son chemin aux passants et cherchant, le soir, un gîte dans quelque ferme.

Le jour, elle se nourrissait de quelques morceaux de pain récoltés çà et là.

Elle se donnait, et c'était vrai, pour une malheureuse qui allait à la recherche de son fils. Il faisait froid. Les chemins étaient tantôt boueux, tantôt glacés. Les haies, les arbres dégouttaient d'eau. Il y avait sur les prairies de larges nuées de brouillards glacés. Rien ne l'arrêtait. Ses chaussures déjà vieilles bâillaient, prenaient l'eau. Le bas de ses jupons, que la boue des ornières alourdissait, plaquait sur ses jambes. Souvent ses vêtements, imprégnés de pluie, fumaient sur son dos. Elle allait. Elle allait insensible aux intempéries, aux privations et à la fatigue, vers son fils, qui semblait l'appeler là-bas, et dont la vision magique marchait devant elle et l'entraînait, semblable à l'étoile conduisant les bergers vers l'étable de l'Enfant-Dieu. Cet enfant qu'elle allait retrouver n'était-il pas Dieu pour elle, étant son fils?

IV

En apercevant devant elle la baronne de Frémilly et sa fille, Noémie tomba à genoux.

—Ah! pardon, s'écria-t-elle, pardon!

Et des larmes, comme des gouttes d'eau rapides et pressées, tombaient de ses yeux.

Madame de Frémilly lui tendit la main.

—Relevez-vous, pauvre femme.

Et, en la regardant, blême, chétive et maigre, elle fut prise d'une immense pitié.

Et elle pensa:

—C'est une victime de cet homme!

Noémie n'osait lever les yeux ni sur elle ni sur sa fille.

Elle se sentait, pour ce qu'elle avait fait, indigne de pardon.

Mais pouvait-elle le dire, avouer son mensonge, son infamie?

Le mal était fait.

Mademoiselle de Frémilly et son fiancé étaient séparés sans doute pour toujours.

Elle songea à son fils.

—Je suis indigne, murmura-t-elle, de vos bontés et surtout des bontés que vous avez eues pour mon fils, que vous avez accueilli parmi vous.

La baronne dit:

—Qu'avez-vous fait, pauvre femme? On vous a trompée.

Et Laurence:

—On vous a abandonnée.

Noémie ne répondit pas.

C'était le mensonge qu'on lui rappelait, l'horrible et odieux mensonge, l'imposture!

Elle courba la tête.

Des larmes plus amères tombèrent de ses yeux.

Et pour détourner la conversation, elle dit:

—Je voudrais voir mon fils.

—Il doit dormir, dit Laurence.

Mais elle prit la main de la malheureuse, et l'entraînant:

—Venez!

En sentant cette main douce, cette main pure de la jeune fille qu'elle avait si outrageusement trahie, Noémie ne put s'empêcher de tressaillir.

Elle fut sur le point de tomber à genoux de nouveau, de tout dire.
L'idée que peut-être on la chasserait avec son fils la retint.

Elle se sentait trop faible maintenant pour gagner la vie de l'enfant. Puis, si elle allait mourir, il resterait donc seul, sans secours de personne, haï et méprisé.

Elle retint sur ses lèvres l'aveu prêt à sortir.

Et elle suivit Laurence.

Dans une petite chambre claire, sur un berceau tout blanc, l'enfant dormait déjà, les joues rosées. Près du berceau, Agathe était assise.

Madame de Frémilly la renvoya.

Alors, Noémie, qui n'avait pas osé avancer, qui n'avait pas voulu, devant une étrangère, faire connaître sa maternité, Noémie s'approcha du berceau.

Et en silence, extasiée, elle contempla son fils.

Il n'avait plus la figure souffreteuse d'autrefois. Il était devenu frais et beau, un sourire heureux errait sur ses lèvres closes.

Une reconnaissance infinie emplit le coeur de la mère. Et, se tournant vers madame de Frémilly et Laurence:

—Comme vous avez été bonnes pour lui! dit-elle.

Il y eut un silence.

Noémie continuait à regarder l'enfant dormir, puis ces mots tombèrent de ses lèvres, sans qu'elle eût conscience de ce qu'elle disait.

—Je ne voudrais plus le quitter!

—Et qui vous forcerait, dit madame de Frémilly, à le quitter?

—Je serai, dit la pauvre femme, votre servante. Jamais personne ne se doutera que je suis sa mère, car il ne faut pas, n'est-ce pas, qu'on le sache?

—Cela vaudra mieux, en effet, dit la baronne, pour éviter des commentaires, des commérages.

—Je ferai la leçon au petit, et jamais, j'en suis sûr, il ne trahira notre secret. Mais qu'on me laisse près de lui, et je vous bénirai!

Noémie s'était agenouillée et elle joignait les mains comme pour une prière.

Madame de Frémilly, émue, dit:

—Vous serez sa gardienne. Vous vivrez près de lui.

—Oh! madame, comment vous remercier?

—Je vais faire dresser un lit pour vous dans sa chambre.

—Je dormirai près de lui!

—Ni le jour, ni la nuit vous ne serez séparés.

—O ciel, comment reconnaître jamais de telles bontés!

Noémie ne savait plus que dire.

Aucun mot ne lui venait plus.

Mais à ce moment ses yeux tombèrent sur Laurence de Frémilly.

Elle la vit pâle, souffrante, très affaiblie.

Et elle eut peur.

Si le crime du monstre avait laissé ses traces, mis dans le sein de cette enfant les preuves de la souillure involontairement subie!

Un long frisson la traversa.

Elle serait là. Peut-être aurait-on besoin d'elle un jour, de son témoignage, et peut-être pourrait-elle rendre service à celles qui se montraient si bonnes pour elle et pour son fils.

L'enfant dormait toujours.

Il était dans son premier sommeil. La légère agitation produite autour de lui ne l'avait pas troublé.

Madame de Frémilly atteignit le cordon de la sonnette.

Et, quand Agathe se fut montrée:

—C'est madame, dit-elle en désignant Noémie, toute tremblante d'émotion et de bonheur, c'est madame qui désormais veillera sur l'enfant.

—Bien, madame la baronne.

—Vous allez donner des ordres pour qu'on dresse dans cette chambre un lit pour elle.

—Oui, madame.

Et, en s'éloignant, Agathe jeta sur la nouvelle venue un regard chargé de curiosité.

Noémie alla prendre la main de madame de Frémilly et la baisa avec tendresse et respect, sans un mot, l'âme bouleversée de trop de remords pour pouvoir parler.

Puis, quand elle fut seule, avec son fils, le lit dressé, prêt à la recevoir, seule avec son fils, que le bruit n'avait pas éveillé, elle tomba à genoux près de son berceau.

—O mon enfant! s'écria-t-elle, vivons pour elles tous les deux, pour réparer le mal fait déjà! Que toutes les heures de notre vie y soient consacrées désormais!

Comme la mère achevait ces paroles, les yeux de l'enfant s'ouvrirent.

Il eut un grand geste de surprise, et ses lèvres laissèrent échapper ce mot:

—Maman!

Noémie réprima un cri.

—Mon fils!

Et elle saisit le petit, le couvrit de caresses et de baisers fous.

—Ah! tu m'as reconnue, mon mignon! Et tu ne t'attendais pas à me voir!
Qu'as-tu pensé?

—J'ai pensé, maman, que je rêvais.

Un bien beau rêve, maman!

—Non, mon chéri, tu ne rêves pas. C'est bien moi, ta mère, qui suis près de toi. Et je ne te quitterai plus, plus jamais.

L'enfant eut un petit mouvement de frayeur.

—Tu vas m'emmener?

—Non, mon chéri. Nous resterons ici.

—Ici?

—Oui; je coucherai près de toi, dans la même chambre, et, ni jour ni nuit, nous ne nous quitterons.

—Et nous n'irons plus là-bas?

—Où, là-bas?

—Près de cet homme.

—A Paris? Non, jamais. Nous ne reverrons plus ce misérable.

—Ah! que je vais être heureux, maman! Je l'étais déjà. Mais c'était toi qui me manquais.

—Moi? mon chéri. Tu m'aimes donc?

—Oh! oui, maman!

—Eh bien, nous ne nous quitterons plus.

—Ah! que je suis heureux!

—Pourtant, fit la mère, écoute bien, mon mignon, ce que je vais te dire.

—Oui, maman.

—Et tâche de me comprendre. Il ne faut pas que l'on sache ici que je suis ta mère, que tu es mon fils.

—Bien, maman.

—Il ne faudra jamais m'appeler maman devant le monde.

—Oui, maman, je tâcherai.

—Il faut le faire, mon chéri, pour que nous ne nous quittions plus.
Sans cela, nous serions peut-être obligés de nous séparer encore.

—Oh! alors, maman, je ne l'oublierai pas! Ils continuèrent longtemps encore à causer ainsi et à s'embrasser. Puis, Noémie songea à se coucher. Elle était brisée de fatigue.

Elle borda avec soin son enfant.

—Dors, mon mignon, dit-elle. Il est tard maintenant. Je vais dormir ici, là, près de toi. Mes yeux ne te quitteront pas.

—Et demain matin, quand nous serons réveillés, tu voudras bien, petite mère….

—Quoi, mon chéri?

—Que j'aille dans ton lit, comme autrefois?

—Ah! je crois bien!

—Dès que tu seras réveillée, tu m'appelleras. Mais je serai réveillé le premier, tu verras.

—Non, dors bien.

La mère déposa sur le front de l'enfant un dernier baiser; puis, après avoir éteint la lumière, elle se déshabilla silencieusement et se coucha.

Jamais encore elle ne s'était sentie aussi heureuse.

Cependant, Laurence était restée quelque temps dans la chambre de sa mère pour causer avec elle.

Elle lui dit:

—Que vous êtes bonne, ma mère, de garder ainsi près de vous cette malheureuse femme et son enfant!

—J'avais peur que sa vue ne te fût pénible.

—A moi, ma mère?

—Elle a été aimée….

—De Jacques?… Oh! je ne suis pas jalouse? Si je ne dois plus revoir Jacques, comme c'est probable, nous servirons de famille à cette pauvre femme abandonnée et à son enfant.

—Tu répareras, dans ta charité sublime, les fautes d'un autre.

La baronne resta un instant silencieuse.

Puis, se rapprochant de sa petite-fille:

—L'aimes-tu toujours? demanda-t-elle.

—Toujours, grand'mère, répondit Laurence.

Elle ajouta:

—Je ne comprends pas que l'on aime deux fois dans la vie.

—Pourtant, il ne t'aime pas, lui.

—Il ne m'aime pas?

—S'il t'avait aimée, il ne serait pas parti ainsi.

—Il est venu, grand'mère, et vous l'avez chassé.

Madame de Frémilly frissonna et ne répondit rien.

—Tu m'en veux? demanda-t-elle au bout d'un instant à sa petite-fille.

—Puis-je t'en vouloir, grand'mère? fit celle-ci. Ce que tu as fait, tu l'as fait pour mon bien. Je souffrirai, mais je ne saurais t'en vouloir.

—Tu es un ange! dit madame de Frémilly en embrassant sa petite-fille.

Puis elle la renvoya.

Elle était incapable de supporter plus longtemps sa vue.

Elle s'en voulait de l'avoir rendue malheureuse.

Si elle ne s'était pas montrée si sévère, Jacques serait là, près d'elle. Ils s'aimeraient et ils seraient heureux, tandis que leur existence était vouée, pour toujours peut-être, à cause d'elle, au malheur et aux larmes.

Elle ne croyait plus du tout aux paroles du médecin, à la séduction dont Laurence aurait été victime. On ne pouvait pas mentir avec ces yeux de loyauté et d'innocence!

V

La confiance était revenue tout entière au coeur de la baronne de Frémilly. Elle ne doutait plus de la loyauté et de la sincérité de sa petite-fille. Le médecin s'était trompé. Et elle en était maintenant si convaincue, qu'elle ne désirait même pas le revoir pour qu'il se livrât à un examen nouveau.

Sa déception, quand la vérité lui serait révélée, démontrée, irréfutable, cette fois, n'en devait être que plus terrible, la chute du haut de ses illusions plus profonde.

En ce sombre château de Marconnay, où la grand'mère et la petite-fille s'étaient enfermées, on ne recevait pas de visites.

Madame de Frémilly, vivant à Paris depuis longtemps, n'avait conservé dans ce coin du Poitou aucune relation.

Elles vivaient donc seules, toutes les deux, ne sortant pas. Souvent Laurence s'attardait, avec Noémie, dans la chambre de l'enfant, dont le babil l'amusait. Car le petit, maintenant qu'il n'était plus paralysé par la présence du terrible Régulus Boulard, qu'il se sentait heureux et choyé, était devenu gai et causeur.

La jeune fille avait essayé, à plusieurs reprises, de parler à la mère de celui qu'elle croyait avoir été son amant, et auquel elle ne pouvait s'empêcher de penser. Mais la pauvre femme, qui n'en pouvait rien dire et que cette conversation gênait, car elle lui rappelait son criminel mensonge, évitait de répondre, et Laurence, de peur de raviver son chagrin, du moins elle le pensait ainsi, n'insistait pas.

Un après-midi, comme elle était avec Noémie dans la chambre du petit, dont les fenêtres donnaient sur la grande cour la précédant, elle vit, avec surprise, entrer dans cette cour une sorte de grande berline, démodée, qu'elle n'avait jamais vue encore, et elle eut un petit frémissement.

Qui donc leur arrivait là? Une visite? Et qui?

Elle continua à regarder, et elle vit descendre de la voiture, arrêtée au bas du perron, une vieille femme endimanchée qu'elle ne connaissait pas.

Et, un instant après, une servante montait la prévenir que madame la baronne la priait de descendre au salon.

Plus de doute. C'était une visite.

Elle courut à son cabinet de toilette, s'arrangea à la hâte et alla rejoindre sa grand'mère.

Dans le salon, près de la cheminée, se tenait la vieille dame qu'elle avait vue arriver, et à qui la baronne de Frémilly la présenta aussitôt.

—Laurence, ma petite-fille.

Et à Laurence:

—Madame de La Boujatière, une voisine, une ancienne camarade.

Et la visiteuse tourna, du côté de Laurence, une figure parcheminée et ridée, ornée d'un nez très pointu, percée de petits yeux aigus, dont elle abritait l'éclat derrière les verres d'un face-à-main en écaille.

Elle fut tout de suite antipathique à Laurence.

Pourtant, elle se montra d'une amabilité bruyante.

Ayant dévisagé, en s'aidant de son face-à-main, la jeune fille qui entrait, elle s'écria:

—C'est votre petite-fille? Elle est charmante.

Et presque aussitôt:

—C'est un crime de l'avoir enfermée, si jolie et si jeune, en ce nid de hiboux.

Puis, s'adressant à Laurence:

—Vous ne vous ennuyez pas un peu ici, mon enfant, surtout à cette saison?

—Je ne m'ennuie jamais, madame, répondit la jeune fille, quand je suis auprès de ma grand'mère.

—Vous ne regrettez pas Paris et ses fêtes? Paris est superbe, à cette époque. Je m'en souviens. Lorsque j'avais votre âge, j'habitais Paris. Nous ne passions pas une soirée à la maison. Quand ce n'était pas jour d'Opéra, nous avions les dîners, les bals.

—Même à Paris, dit la baronne, nous sortions peu, Laurence et moi.

—Vous n'aimez pas le monde?

—Pas beaucoup, je vous l'avoue.

—Moi, je l'ai adoré. Et je n'aurais pas quitté Paris de mon bon gré. Mais, des revers de fortune ont obligé mon mari à changer son genre de vie et à venir se réfugier dans son château, qui n'est pas bien plus gai que le vôtre, et où nous menons, comme vous, une vie de reclus. Mon mari chasse, s'occupe de surveiller ses terres. Moi, je lis ou je me nourris de mes souvenirs.

—Il y a longtemps, demanda la baronne de Frémilly, que vous êtes fixés à La Boujatière?

—Près de vingt ans.

—Et, depuis vingt ans, nous ne nous étions pas vues!

—Oui, il y a bien cela. Mais je n'ai pas oublié que nous avons été en pension ensemble, que nous avons même un instant été très intimes.

—C'est vrai, dit la baronne, dont l'esprit sembla se reporter aux temps très anciens qu'on lui rappelait, et qui resta un moment toute rêveuse.

La visiteuse reprit:

—J'ai su, ma chère amie, que vous n'avez pas été toujours très heureuse.

—Je ne l'ai jamais été, dit la baronne.

—J'ai connu votre mari. Un bel homme.

—Un monstre!…

—C'est ce que l'on m'avait dit. Moi, le mien n'est pas très intelligent. Il s'est laissé manger sottement sa fortune par un tas d'aigrefins, mais il est bon, et je n'ai pas eu le courage de lui en vouloir.

La conversation tombait.

Madame de Frémilly en profita pour sonner et commander d'apporter le thé.

—J'espère, dit madame de La Boujatière, que nous nous reverrons, maintenant que nous avons renoué connaissance?

—Assurément, dit la baronne aimablement.

—On s'ennuie trop de ne voir personne. Il n'y a pas, autour de nous, trois personnes à fréquenter. Les Forzon ont quitté le pays à la suite de je ne sais quel drame. Le château de Vançay est désert. Presque toutes nos anciennes familles ont émigré ou se sont éteintes.

—Oui, la noblesse diminue peu à peu, dit la baronne. Avec cela, on se perd de vue. Parions que si je n'étais pas venue vous voir, vous n'auriez jamais songé qu'il y avait à La Boujatière, derrière les murs gris du vieux château, une ancienne amie de pension?

—J'avoue, dit madame de Frémilly, que je n'y aurais pas pensé.

La servante entrait avec le thé sur un plateau.

Laurence prit les tasses et servit elle-même la visiteuse et sa grand'mère.

Puis, la servante ayant oublié les liqueurs, elle sortit pour aller les chercher dans le placard où les enfermait la baronne.

Quand elle eut disparu, madame de La Boujatière se rapprocha de son amie, et, à demi-voix:

—Elle n'est pas mariée, votre petite?

—Non, fit la baronne, surprise. Pourquoi?

—J'aurais juré qu'elle était enceinte.

Madame de Frémilly devint pâle comme la mort.

—Enceinte, Laurence?

—Elle en a le masque.

—Le masque?

—Vous n'avez pas remarqué ces taches près des tempes?

—Du tout.

—Puis, il y a l'élargissement des hanches. Mais je me suis trompée. Je ne savais pas qu'elle n'était pas mariée.

En prononçant ces paroles, madame de La Boujatière avait regardé à la dérobée madame de Frémilly, et elle fut surprise de l'altération soudaine de ses traits.

—Tiens, tiens, pensa-t-elle, il y a quelque chose. Et c'est peut-être pour cela qu'elles sont venues, en pleine saison, se cacher si loin de Paris.

Mais elle n'insista pas.

—On se fait souvent des idées, murmura-t-elle.

Madame de Frémilly ne répondit pas.

Elle était trop troublée pour parler.

Tous ses doutes la reprenaient, et plus terribles.

Et alors elle ne savait plus que penser de la duplicité, de l'hypocrisie de sa petite-fille, si c'était vrai.

Et pourquoi ne serait-ce pas vrai?

Cela avait frappé l'oeil exercé et malveillant de son amie.

Et elle qui ne s'était aperçue de rien, sans doute parce qu'elle voyait Laurence tous les jours et qu'elle ne voulait pas se rendre à l'évidence!

Mais cela était visible, pourtant.

Le médecin s'en était aperçu, et voilà qu'une étrangère, qui voyait
Laurence pour la première fois, en était frappée.

Peut-être les domestiques s'en étaient-ils aperçus aussi.

En tous cas, demain, si c'était vrai, ce serait visible à tous les yeux.
La honte de Laurence serait publique.

Madame de Frémilly avait reçu de cette découverte un tel coup, qu'elle restait comme assommée.

Elle ne répondit même plus à la visiteuse.

Et celle-ci prit le parti de prendre congé.

Elle se leva au moment où Laurence rentrait.

—Vous partez déjà, madame? s'écria la jeune fille.

Elle se tourna vers sa grand'mère pour lui dire qu'elle ne trouvait pas la clef du placard et que c'était pour cela qu'elle s'était attardée.

Mais elle vit la figure de celle-ci si livide qu'elle resta saisie et sans voix.

Elle demanda:

—Qu'avez-vous, grand'mère?

—Rien. Pourquoi?

—Vous êtes toute pâle.

—Ce n'est rien; la chaleur, sans doute.

Madame de La Boujatière tendit la main.

—Mon mari doit être impatient.

Elle s'adressa à la baronne:

—On vous verra bientôt, chère amie?

—Oui, bientôt, répondit machinalement madame de Frémilly.

En parlant, elle regardait Laurence.

Les détails dont avait parlé madame de La Boujatière, et qu'elle n'avait pas remarqués encore, la frappaient maintenant.

Oui, le masque. Laurence avait le masque.

Tout était vrai.

Oh! l'horreur!…

L'horrible, l'atroce menteuse!

Elle semblait, candide encore, ignorer tout, avec sa figure d'ange.

L'épouvantable comédie!

Cette fille aurait trompé Dieu!

—Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mon enfant?

C'était madame de La Boujatière qui parlait à Laurence.

Celle-ci tendit ses joues.

La vieille femme y posa un baiser glacé; puis elle se retira.

Que pensait-elle?

C'est ce que se demanda la baronne de Frémilly quand elle eut disparu.

Elle s'était laissée tomber sur un fauteuil, et elle restait morne, l'oeil atone.

Laurence courut à elle.

—Je suis sûre, grand'mère, fit-elle, que vous avez quelque chose. Que vous a dit cette femme?

—Rien, rien, répondit la grand'mère brusquement, laisse-moi!

—Que je vous laisse? Mais si vous êtes souffrante?

—Je n'ai besoin de personne. Va-t'en!

—Comme vous me parlez! Que vous ai-je fait?

Laurence avait des larmes dans les yeux.

Madame de Frémilly sentit qu'elle allait se laisser attendrir, se laisser tromper encore, et elle la repoussa.

La jeune fille s'éloigna en pleurant.

Quand elle fut seule, madame de Frémilly se leva, courut au cordon de sonnette, et au domestique qui se présenta à son appel.

—Qu'on parte à Poitiers tout de suite, ordonna-t-elle, chercher le médecin, et qu'on l'amène ici ce soir, cette nuit, à quelque heure que ce soit, je l'attendrai!

—Oui, madame la baronne.

—Allez!

Et la malheureuse grand'mère retomba sur son fauteuil, plus morte que vive. Ce n'était plus la faute de sa petite-fille qui l'accablait ainsi, mais la scélératesse et le manque de coeur que dénotait son obstiné mensonge. Elle voulait la démasquer, la forcer à avouer sa perfidie. Mais, pour cela, il lui fallait des preuves, et elle allait les demander au médecin.

VI

Le coeur déchiré par les paroles de sa grand'mère et le ton dont elles étaient dites, Laurence monta dans sa chambre, s'y enferma et pleura.

Que se passait-il? Qu'avait-on dit à madame de Frémilly et que pensait-elle? Jamais elle n'avait été pour sa petite-fille si cruelle et si dure.

Pourtant, elle ne devait plus croire aux sottises de ce médecin. Elle savait bien que Laurence était innocente de ce dont on l'accusait. Quoi, alors? Quoi? La malheureuse jeune fille se perdait en conjectures.

Elle resta longtemps immobile, comme écrasée, et ne fut tirée de l'espèce d'anéantissement douloureux où elle était plongée que par un coup discret frappé à sa porte.

Elle cria d'entrer, et ce fut Noémie qui parut, suivie du petit Daly.

En voyant les yeux rougis de la jeune fille, son visage attristé, elle s'écria:

—Qu'avez-vous mademoiselle? Vous avez pleuré? On vous a fait du chagrin!

Laurence ne répondit pas.

Elle secoua la tête douloureusement.

—Ce n'est rien, répondit-elle. Ne vous inquiétez pas. Je suis souvent triste!

—Moi qui donnerais ma vie, fit Noémie, pour vous épargner une peine!

—Vous ne pouvez rien pour moi, murmura la jeune fille, ni vous ni personne.

Noémie s'approcha, et, à mi-voix, pendant que Daly jouait:

—Vous pensez à lui?

Laurence tressaillit.

Et elle répondit vivement:

—J'ai chassé son image de mon coeur, comme vous l'avez chassée vous-même.

—Pourtant, s'il vous aimait et si vous le saviez.

—Il vous a trahie. Il me trahirait aussi.

Noémie ne répondit pas.

Le secret vint à ses lèvres.

Elle fut sur le point de tomber à genoux et de crier:

—Ce n'est pas vrai!… Je vous ai menti!… Il ne m'a pas trahie!… Il ne me connaît pas! Cet enfant n'est pas son fils. Aimez-le! il est digne de vous!

Elle n'osa pas.

Ses yeux tombèrent sur le petit.

Et elle eut peur.

Elle eut peur de ce qui adviendrait d'elle et de lui, de lui surtout, si elle révélait son infamie.

Elle se voyait ignominieusement chassée et maudite, retombant, elle et son fils, entre les mains du misérable qui les avait tant martyrisés.

Le coeur déchiré, elle se tut.

L'heure n'était pas venue. Mais elle pensait bien qu'elle sonnerait un jour, qu'elle pourrait, par une confession complète, se laver de toutes ses souillures, de tous ses crimes.

Elle aimait Laurence et souffrait de la voir souffrir.

Mais elle était mère, et elle aimait son fils par-dessus tout.

Elle ne parla pas, et, voyant que Laurence, perdue en ses pensées, demeurait aussi silencieuse, elle se tourna vers son fils:

—Viens, Daly, dit-elle, nous gênons mademoiselle.

—Vous ne me gênez pas, dit doucement Laurence, mais je suis trop triste pour causer. Demeurez ici, si vous le désirez, mais ne me parlez pas.

—Je vais promener un peu mon fils avant de dîner. Viens, Daly.

Et comme l'enfant se dirigeait vers la porte, Noémie lui dit:

—Tu n'embrasses pas mademoiselle?

—Si, tite mère.

Et le petit tendit son front à Laurence.

Celle-ci y déposa un baiser convulsif et se mit à pleurer de nouveau, plus abondamment.

Noémie entraîna l'enfant, et dit, en contemplant Laurence:

—Ah! oui, je sécherai ces larmes!

Et elle sortit, toute rêveuse.

Derrière elle, Laurence retomba dans son désespoir morne.

Quand l'heure du dîner arriva, on vint l'avertir qu'elle était servie.

Elle dînait seule, dans la salle à manger avec sa grand'mère.

On servait Noémie et l'enfant dans leur chambre.

Elle descendit après avoir lavé, avec de l'eau fraîche, ses yeux brûlés de larmes.

La salle à manger était vide.

Madame de Frémilly n'était pas là encore.

Laurence demanda:

—A-t-on prévenu grand'mère?

—Oui, mademoiselle.

—Elle va descendre?

—Je ne sais pas, mademoiselle.

On attendit.

Les domestiques se tenaient dans la salle, prêts à servir.

Madame de Frémilly ne paraissait pas.

Au bout d'un instant, une servante se montra.

—Madame la baronne, dit-elle, prie mademoiselle de dîner seule. Elle est un peu souffrante.

Laurence demanda:

—Qu'a-t-elle donc?

La domestique fit un geste vague.

Elle n'en savait rien.

Alors, Laurence s'élança vers l'escalier, le grimpa quatre à quatre et arriva à la porte de sa grand'mère.

Comme elle allait l'ouvrir, une domestique l'arrêta.

—Madame la baronne repose, dit-elle. Elle a recommandé de ne pas la déranger.

—Mais je veux la voir.

—J'ai l'ordre de ne laisser pénétrer personne.

—Pas même moi?

—Pas même mademoiselle.

—Qu'a-t-elle donc?

—Je ne sais pas. On est allé chercher un médecin.

—Un médecin? Alors grand'mère est sérieusement malade?

—Non, mademoiselle, je ne le crois pas. Elle est un peu fatiguée seulement. Ce ne sera rien. Elle-même le dit. Mais elle dort en ce moment.

—Elle dort?

—Oui, mademoiselle. Elle a recommandé de dire à mademoiselle de dîner tranquille, de ne pas s'inquiéter.

Laurence n'insista pas.

Il était évident que sa grand'mère ne voulait pas la voir.

Etait-elle malade seulement?

Elle en doutait.

Mais le médecin?

L'avait-on réellement envoyé chercher et était-ce pour madame de
Frémilly?

Laurence ne savait plus que penser et que croire.

Qu'est-ce que tout cela signifiait?

Elle redescendit dans la salle à manger, le coeur serré, et elle ne put pas toucher aux mets qu'on lui servit.

Après le dîner, elle essaya de revoir sa grand'mère.

Elle se heurta à la même consigne absolue.

Alors, elle rentra dans sa chambre, plus attristée que jamais, et, sans songer à se déshabiller, elle s'étendit sur un canapé, où elle finit par s'endormir.

Il était plus de dix heures, quand le médecin qu'on était allé chercher, M. Raymondet, fut introduit discrètement dans le château par le domestique qui l'avait amené.

On le conduisit directement à la chambre de la baronne.

—Avec quelle impatience je vous attendais! fit celle-ci en le voyant entrer.

—Que se passe-t-il? Mademoiselle est-elle plus mal?

Une servante était demeurée, attendant les ordres.

La baronne la renvoya.

Et, quand elle fut partie:

—Ce n'est pas parce qu'elle est malade, fit madame de Frémilly, que je vous ai fait appeler.

—Pourquoi donc?

—Parce que je veux savoir … parce que je veux savoir si vous ne vous êtes pas trompé l'autre jour, si ma petite-fille, comme vous me l'avez dit, est vraiment enceinte.

—Mais, madame la baronne, fit aussitôt le docteur, il n'y a pas le moindre doute à avoir là-dessus.

—Pas le moindre doute?

—Non, pas le moindre. Et si je n'avais pas eu une certitude, je ne me serais pas prononcé aussi catégoriquement. Ce sont là des choses si délicates! Du reste, je suis prêt à vous le prouver.

—Et comment?

—Elle est couchée, à cette heure. Elle dort.

—Probablement.

—Eh bien! nous allons entrer dans sa chambre, et je vous mettrai sous les yeux les preuves.

—Oui, fit la grand'mère, résolue, allons!

Et elle se disposa à sortir avec le médecin.

Mais elle ne put s'empêcher de murmurer tout haut:

—Ah! si c'est vrai, c'est la plus infâme, la plus indigne des créatures!

—Pourquoi donc? demanda le docteur surpris.

—Comme elle m'a trompée, comme elle m'a menti!… Elle m'a affirmé avec tant de conviction, avec une telle sincérité dans la voix, une telle candeur dans le regard, qu'elle n'avait eu conscience de rien, que j'avais fini par la croire!

—C'est possible, dit le médecin, qu'elle ne se soit pas rendu compte.

—Alors, cet homme aurait abusé d'elle à son insu, abusé de sa naïveté, de son ignorance? Ce serait alors le plus méprisable et le plus vil des hommes!

—Je ne puis rien vous dire à ce sujet, madame la baronne; ce que je puis affirmer, c'est que je ne me suis pas trompé, que mademoiselle de Frémilly est enceinte.

—Il faut bien, fit la grand'mère, que ce soit vrai, puisqu'une personne qui ne la connaît pas, qui l'a vue aujourd'hui pour la première fois, s'en est aperçue.

—Et qui donc?

—Une ancienne camarade de pension, qui est venue me rendre visite. Elle m'a demandé perfidement si ma petite-fille était mariée. Mais elle devait savoir le contraire. Et, quand je l'ai interrogée pour savoir pourquoi elle me faisait cette question, elle m'a répondu: «Parce que, si elle était mariée, j'aurais cru qu'elle était enceinte: elle a le masque.»

—Oui, dit le médecin, elle l'a. Et je vais vous le montrer!

Et tous les deux, à pas furtifs, éclairés par le flambeau que la baronne tenait à la main, et dont la lumière dansait dans l'ombre des couloirs, ils se dirigèrent vers la chambre de mademoiselle de Frémilly.

VII

Doucement, avec d'infinies précautions, la baronne tourna le loquet de la porte. Le silence était profond. Le château tout entier semblait endormi. On n'entendait d'autre bruit que le souffle des rafales qui venaient se briser contre les lourdes murailles, en agitant les ardoises des tourelles.

La porte ouverte, madame de Frémilly avança la tête. Et elle eut un petit recul.

—Elle n'est pas couchée, fit-elle.

En effet, elle venait d'apercevoir la jeune fille étendue, tout habillée, sur son canapé.

Le médecin cessa d'avancer.

Il restait dans l'ombre, ne voulant pas être vu, si mademoiselle de
Frémilly ne dormait pas.

La grand'mère seule fit quelques pas dans la pièce, en couvrant de ses mains la lumière trop vive du flambeau qu'elle tenait.

La chambre était éclairée par une petite lampe posée sur la cheminée, et dont la lueur était éteinte à demi par un abat-jour rose aux dentelles tombantes. Laurence n'avait pas fait un mouvement.

Elle n'avait pas entendu ouvrir la porte. Elle n'avait pas vu entrer sa grand'mère, et celle-ci, très surprise de cet engourdissement dans lequel elle semblait plongée, s'approcha davantage.

Alors elle eut un léger sursaut.

—Elle dort, fit-elle.

Et elle fit signe au médecin de venir.

Celui-ci fit quelques pas dans la pièce.

Et quand il eut découvert le visage si calme, si pur de la dormeuse, il s'arrêta, comme saisi d'admiration et de respect.

Lui aussi, à cette vue, sentit toutes les mauvaises pensées s'évanouir.

Ce n'était pas une femme, mais un ange qu'il avait devant lui.

Au-dessus des yeux chastement clos, le front semblait lumineux.

Un charme étrange se dégageait de l'ensemble de ces traits fins, qui avaient dans la pénombre une douceur de pastel.

La baronne, que ce spectacle n'hypnotisait pas comme le docteur, eut un geste d'impatience.

—Venez!

Le médecin s'avança tout à fait.

Sans un mot, en éclairant avec la lumière de madame de Frémilly le visage de la dormeuse, il montra à la grand'mère, sur le front, près des tempes, des taches légères, qu'elle n'avait pas remarquées, n'étant pas avertie, mais qu'elle voyait distinctement, maintenant qu'elle était prévenue et qu'elle regardait mieux.

Elle eut un geste violent et cria tout haut:

—L'atroce hypocrite!

Et elle sentit en son coeur une haine s'amasser contre cette enfant, non pas à cause de la faute commise, mais à cause de la dissimulation sournoise avec laquelle même jusqu'à ce jour elle l'avait cachée à sa grand'mère.

Le médecin, effrayé, la calma du regard.

—Prenez garde!

—A quoi?

—Vous pourriez la réveiller.

—Eh! que m'importe!

—Son état exige de grandes précautions.

—Ah! fit madame de Frémilly, je préférerais la voir morte que de la voir ainsi, capable de me mentir avec cette audace!

Elle reprit:

—Ainsi, pour vous, il n'y a plus de doute. Elle est grosse?

—Il n'y en a jamais eu pour moi! dit le docteur.

—Pourtant si vous l'aviez vue! si vous l'aviez entendue! Elle paraît ne rien savoir, ne rien comprendre. L'enfant ne semble pas plus naïf.

—Peut-être, dit le médecin, ne s'est-elle pas rendu compte, en effet, n'a-t-elle pas eu conscience de ce qui s'est passé.

—Et comment?

—Je ne sais pas.

—Alors cet homme est un monstre!

—Je ne puis le dire. Je ne comprends pas.

—Non, docteur, s'écria madame de Frémilly, que son agitation reprenait. Je ne croirai jamais cela. Mais elle est plus ingrate, plus perfide, plus trompeuse qu'aucune femme ne l'a jamais été! Et cela dépasse tellement mon entendement qu'on puisse jouer la comédie avec cet art, avec cette perfection, que je doute encore, malgré tout, malgré votre nouvelle affirmation.

Du geste, le médecin indiqua l'évasement anormal des hanches de la jeune fille, très visible dans la pose qu'elle avait sur le canapé.

—Voyez!

—Oui, fit madame de Frémilly, atterrée, on ne peut plus s'y tromper.

Et, marchant toujours sur la pointe des pieds, elle entraîna le médecin hors de la chambre, hors de la chambre paisible et calme, où l'innocence semblait habiter, mais où il n'y avait plus que de la honte!

Elle était convaincue maintenant, la baronne, convaincue de l'indignité de sa petite-fille, de l'infamie de l'homme qui l'avait séduite et déshonorée, et qu'elle ne se reprochait plus d'avoir chassé, quoi qu'il pût advenir.

Et une grande amertume entra en elle, emplit son âme.

Elle avait donné à cette enfant toute son affection, tous ses soins.
Elle l'avait aimée comme une véritable mère.

Toute petite, Laurence avait été fort malade. Elle l'avait disputée à la mort avec un dévouement, un acharnement même qui avaient fait l'admiration du médecin qui la soignait.

Elle avait passé, malgré son âge, les journées et les nuits entières au chevet de l'enfant.

Et voilà comme elle en était récompensée, par la plus noire, par la plus inconcevable ingratitude!

Depuis que Laurence la voyait souffrir, rongée de doutes, elle n'avait pas eu un élan de tendresse ou de pitié.

Elle n'avait pas eu la pensée un moment de se jeter dans ses bras en lui disant:

—C'est vrai, grand'mère, je suis coupable. Pardonne-moi!

Et elle eût pardonné, et elles auraient pu être heureuses encore.

Maintenant il n'y avait plus rien. Aucun lien n'existait plus entre elles. Cette inconcevable froideur de l'enfant, ce manque de confiance, cette inexplicable duplicité, avaient brisé dans le coeur de sa grand'mère toute affection.

Elles allaient vivre désormais l'une près de l'autre comme des étrangères, et peut-être madame de Frémilly ne pourrait-elle pas cacher l'aversion qu'elle ressentait pour celle qui lui avait si effrontément menti et la répugnance que lui causait l'insensibilité de son coeur.

Quand elle fut revenue dans sa chambre avec le médecin qui la suivait, ces mots résumèrent le désarroi de son âme:

—Que vais-je faire?

—Ce que je vous ai conseillé déjà, dit le docteur. Vous voulez que la faute reste secrète?

—Autant que possible.

—Partir.

—Partir?

—Quitter le château pour quelque temps et vous en aller toutes les deux dans un pays où vous ne soyez pas connues, louer sous un nom d'emprunt, n'emmener aucun domestique, et vivre là jusqu'à ce que les couches….

—Les couches! fit la baronne.

—Jusqu'à ce que les couches soient terminées. Si vous avez besoin de moi, je serai à votre disposition. Et vous savez qu'avec moi le secret sera bien gardé.

—Et l'enfant?

—Vous le ferez élever en cachette.

—Si vous croyez que Laurence voudra s'en séparer! Elle aime déjà l'autre!

—Oui, vous me l'avez dit.

—Elle aimait trop cet homme, ce misérable. Elle l'aime trop encore pour abandonner un enfant qu'elle aurait de lui.

—Le plus sage serait de les marier.

—On ne sait pas ce qu'il est devenu.

—S'il aime mademoiselle de Frémilly, il reviendra.

—Eh! sais-je s'il l'aime maintenant? N'est-il pas comme tous les hommes, injuste et trompeur? Il en a abandonné d'autres, il abandonnera Laurence. Il l'a peut-être déjà oubliée. C'est parce que je le savais ainsi, parce qu'on m'avait appris ses trahisons, que je n'avais pas voulu lui donner ma petite-fille. Ah! si Laurence voulait m'écouter, avoir foi en moi, nous irions vivre toutes les deux loin des hommes, et quand je ne serais plus, elle irait dans quelque cloître, à l'abri des passions, finir une vie désormais vouée au malheur.

—Et son enfant?

—Dieu veillerait sur lui!

—Non, dit le médecin, cela n'est pas sérieux, cela n'est pas raisonnable, cela n'est pas humain.

—Ce qui n'est pas humain, c'est de me faire souffrir ce que je souffre!

—Oui, ce qui se passe est cruel en effet.

—J'aimais tant cette enfant! Je n'aurais pas eu pour elle un mot de reproche! Mais je ne suis plus rien. Et je suis sûre qu'elle me hait, puisqu'elle reste insensible à mes prières et à mes larmes et qu'elle a l'atroce courage de chercher à me tromper ainsi!

—Il ne faut pas exagérer, dit le médecin, et voir les choses comme elles sont. Je comprends très bien que mademoiselle de Frémilly, qui ne se rend peut-être pas compte de son état, n'avoue pas une faute qu'elle espère peut-être pouvoir cacher.

—Et quand elle saura, demain, car je le lui dirai, pensez-vous qu'elle avouera? Non, elle continuera à nier, à me jouer la comédie de l'innocence, à prétendre qu'elle ne sait pas, qu'elle n'a rien fait et que cet homme qui la laisse déshonorée n'a, comme elle, rien à se reprocher! Et alors que ferai-je? Continuerai-je à la garder près de moi, à me faire sa complice pour cacher aux yeux de tous son déshonneur? Je ne sais pas si j'en aurai le courage.

—Il le faut, madame.

—Il le faut? Et si je la chassais?

—Vous commettriez une mauvaise action.

—Une action juste, monsieur.

—Non, fit le médecin, tout cela s'apaisera. Demain, quand mademoiselle de Frémilly comprendra que son malheur est sans remède, qu'elle ne pourra plus nier bientôt un état qui sautera à tous les yeux, elle tombera dans vos bras en sanglotant.

—Je n'y crois plus, docteur, je ne crois plus à ce repentir.

—Quoi qu'il en soit, madame, il faut partir. Il est temps. Je ne sais pas si les domestiques se sont aperçus de quelque chose déjà. Mais ils pourraient s'en apercevoir demain. Voilà le beau temps qui va venir, allez quelque part, au bord de la mer. Pas trop loin si vous avez besoin de moi. Je connais près d'ici, à quelques pas de La Rochelle et de Rochefort, un endroit charmant: Fouras. Il n'y a personne encore. Là, vous louerez au bord de la mer un chalet, sous les chênes-verts. Il y a de la verdure à Fouras, bien que ce soit près de la mer. Et à la fin de la saison, quand mademoiselle de Frémilly sera tout à fait rétablie, vous reviendrez ici, ou vous retournerez à Paris, à votre choix.

—Avec l'enfant?

—Vous le garderez avec vous s'il le faut. Vous ne serez pas obligée de dire qu'il est l'enfant de mademoiselle.

—Un bâtard encore! Une fille-mère! Ah! misérables hommes!

—Il n'y a pas, dit le docteur, autre chose à faire, si vous voulez sauvegarder la réputation de mademoiselle.

—Je ne sais pas encore, dit madame de Frémilly, ce que je déciderai.
Cela dépendra de l'entretien que j'aurai demain avec Laurence.

—Soyez, dit le médecin, indulgente et bonne.

—Nulle ne sera plus indulgente et meilleure que moi, si l'on a confiance en moi, et si je suis aimée!

Et sur ces mots, le docteur Raymondet et la baronne de Frémilly se séparèrent.

Il était plus de minuit. Tout le monde dormait dans le château, sauf le domestique qui gardait dans la cour la voiture avec laquelle il avait amené le docteur et qui devait le reconduire à Poitiers.

VIII

Il y avait quelques minutes à peine que le docteur Raymondet était parti et qu'on avait entendu résonner sur les pavés de la cour le bruit de la voiture qui l'emmenait, quand Laurence se réveilla du long assoupissement dans lequel la fatigue et le chagrin l'avaient plongée. Elle s'étonna de se voir vêtue et couchée sur son canapé et non dans son lit, et elle se souvint alors de ce qui s'était passé. Elle avait voulu veiller pour savoir de quel mal souffrait sa grand'mère, et le sommeil avait été plus fort que sa résolution.

Elle se leva vivement, regarda l'heure, minuit et demi, et elle fut prise d'une grande inquiétude. Que s'était-il passé? Le médecin était-il venu? Elle écouta.

Un silence profond l'enveloppait.

Elle alla jusqu'à sa porte, l'ouvrit. Tout était désert. Pas une lumière dans les couloirs. Le château semblait endormi tout entier.

Si madame de Frémilly allait plus mal, on serait certainement venu la prévenir. Sa grand'mère dormait sans doute.

Son malaise était passé.

Cependant, pour se rassurer tout à fait, elle résolut d'aller écouter à la porte de la chambre de la baronne. Elle sortit sans bruit, traversa le couloir qui la séparait de sa grand'mère, et dans l'ombre, elle perçut une légère ligne de lumière.

Cette lueur passait sous la porte de madame de Frémilly.

On veillait chez celle-ci.

Une grande angoisse serra le coeur de la jeune fille.

Elle s'avança jusqu'à la porte, et derrière cette porte elle entendit des pas…. Qui marchait? Une servante, sans doute, chargée de garder sa maîtresse.

Celle-ci allait donc plus mal?

Laurence n'y tint plus.

De son doigt replié elle heurta doucement le bois de la porte.

Une voix demanda de l'intérieur:

—Qui est là? Que veut-on?

C'était la voix de madame de Frémilly.

Laurence l'avait reconnue aussitôt.

L'accent était bref, sec, presque menaçant.

La mort dans l'âme, la jeune fille répondit, et sa voix était faible comme un souffle:

—C'est moi, grand'mère.

—Que veux-tu?

—Vous étiez souffrante.

—Et tu viens chercher de mes nouvelles? Entre!

Un spectacle inattendu frappa ses yeux.

Madame de Frémilly, debout, tout habillée, ses cheveux gris épars, allait et venait au milieu de cartons, de malles dans lesquels elle jetait pêle-mêle les objets qu'elle arrachait de ses armoires et de ses tiroirs. Elle était seule.

Laurence resta un instant sans voix, sous le coup de la stupeur qui la tenait.

Elle bégaya enfin:

—Que se passe-t-il? Vous partez?

—Il faut bien, dit madame de Frémilly, sans regarder sa petite-fille, que nous allions cacher ta honte.

Laurence eut un sursaut.

Elle était devenue d'une effrayante lividité.

—Ma honte!

—Je ne veux pas rougir de toi devant mes domestiques.

—Mais, grand'mère….

—Quoi! Vas-tu essayer de me mentir encore? Vas-tu prétendre encore que le médecin se trompe, que tu n'es pas enceinte? Cette femme qui est venue ici, et qui t'a vue, aujourd'hui pour la première fois, l'a reconnu.

—Madame de La Boujatière?

—Oui…. Elle m'a demandé si tu étais mariée, et sur ma réponse négative, elle a laissé tomber ces paroles: «—Si elle était mariée, j'aurais dit qu'elle était enceinte…. Elle a le masque!»

Laurence bégaya:

—Le masque!

Elle ne comprenait pas ce que madame de Frémilly voulait dire.

Elle restait hébétée et comme terrifiée.

Alors, la baronne de Frémilly, outrée de ce qu'elle prenait pour de l'obstination dans le mensonge, dans la volonté de ne vouloir pas comprendre, la baronne de Frémilly alla à Laurence, et violemment, la plaçant devant la glace, en pleine lumière:

—Regarde!

—Quoi, grand'mère?

—Sur le front, près des tempes, ces taches.

—Eh bien?

—Tu ne les avais pas remarquées?

—Non, grand'mère.

—Moi non plus, du reste. Et je ne sais pas où j'avais les yeux. C'est le masque, le masque qui marque les femmes qui deviennent enceintes. Cette femme les a vues en entrant chez moi. Et le médecin me les a désignées.

—Le médecin?

—Il est venu. Je l'ai envoyé chercher.

—Ce n'était pas pour vous?

—C'était pour toi. Nous avons pénétré dans ta chambre. Tu dormais. Il m'a montré ces taches, la déformation de ta taille. Et tu ne nieras plus maintenant, tu ne pourras plus nier. Le fait est là. Demain tu seras mère. Et mère sans époux, comme cette malheureuse, une autre abandonnée, que nous avons recueillie sous notre toit. Et ton enfant sera un bâtard comme son fils!

Laurence ne répondit pas, tellement atterrée par cette terrible révélation, qu'elle ne trouvait pas une parole.

—Ah! fit la grand'mère, triomphante, tu ne te défends plus, tu ne mens plus, tu sens bien maintenant que c'est inutile. Il y a longtemps, n'est-ce pas? que tu t'étais aperçue de ton état et tu as voulu me le cacher jusqu'au bout. Tu ne peux plus maintenant le cacher plus longtemps. Demain tout le monde ici le verra, si on ne l'a vu déjà. Et c'est ce que je ne veux pas. Mon devoir est de sauvegarder ta réputation, de sauver du déshonneur le nom que tu portes et qui est le mien. Et ce devoir je le ferai jusqu'au bout! Apprête-toi à partir avec moi!

Laurence restait toujours muette.

Elle ne reconnaissait plus le visage, l'accent de sa grand'mère, qui lui paraissait, sous le coup de l'irritation, devenue une autre femme.

Et ce qu'elle ne comprenait pas, c'est que cette grand'mère, qui l'aimait, qui la connaissait, crût encore qu'elle était enceinte, quand elle lui avait affirmé vingt fois qu'elle ne l'était pas, qu'elle ne pouvait pas l'être.

Qu'est-ce que cela voulait dire, et pourquoi cette persistance à l'accuser?

Elle murmura, dans l'accablement où ces injustes reproches la jetaient:

—Je vous jure, grand'mère, que vous vous trompez, qu'on se trompe!

—Des mensonges toujours! Tu dois bien savoir pourtant que je ne mens pas, que ce médecin ne ment pas, qu'il n'a aucun intérêt à mentir. Du reste, il y a de la grossesse des signes infaillibles.

Elle baissa la voix et posa à la jeune fille des questions d'un ordre tout intime.

Celle-ci répondit négativement.

—Tu vois bien, fit la grand'mère, que c'est vrai.

—Alors, bégaya la pauvre Laurence, je ne sais plus.

—Tu avoues?

—Je n'avoue rien. Je ne m'explique pas.

—Ah! fille obstinée! Et c'est cet homme, ce misérable que j'ai chassé!

—Ce n'est personne, grand'mère….

—Ah! s'écria madame de Frémilly, outrée, hors d'elle, tu lasserais la patience d'un Dieu!

—Vous ne m'aimez plus! gémit l'infortunée.

—Je te hais!

—Vous me haïssez?

—Je te hais pour ton hypocrisie.

—Mais je n'ai rien fait.

—Je n'y crois plus! Je ne crois plus à rien, à rien de toi! Prépare-toi à me suivre. Nous partirons demain avant le jour, en nous cachant comme des voleuses, moi, la baronne de Frémilly, toi, ma petite-fille, et nous vivrons obscurément, dans quelque maison isolée, comme le médecin me l'a conseillé, jusqu'à ce que tu sois délivrée.

—Délivrée!

—Quant à l'enfant qui naîtra, il sera élevé loin de nous.

—Je ne sais pas, grand'mère, dit Laurence, qui s'était ressaisie un peu, et que cette injustice qu'on mettait à l'accabler avait à la fin révoltée, je ne sais pas, comme vous le dites, si j'aurai un enfant, et de qui sera cet enfant; mais, né de moi, il ne me quittera jamais!

—Tu le promèneras à la main, comme le trophée de ta honte!

—Je ne l'abandonnerai pas….

—C'est moi alors qui t'abandonnerai, car je ne partagerai pas ton déshonneur!

—Vous ferez comme il vous plaira, grand'mère. Je vivrai seule avec mon fils, en pensant à Jacques.

—A cet homme qui t'a déshonorée et qui t'abandonne, avec, dans les flancs, le fruit de ta honte.

—Je n'ai rien à reprocher à Jacques.

—Pourtant si tu as un fils….

—C'est que Dieu aura voulu me le donner.

—Sans crime?

—Je ne sais pas, grand'mère, ce que vous appelez un crime.

—Ce que j'appelle un crime, c'est d'abuser, comme cet homme l'a fait, de l'ignorance, de la naïveté d'une enfant, car tes paroles démontrent combien tu es innocente encore, et cela le rend plus abominable à mes yeux.

—Jacques était digne de mon amour, fit la sublime enfant.

—Ne le défends pas devant moi, surtout à cette heure! cria la grand'mère avec violence. Je n'ai pas connu sur terre, sachant ce que je sais maintenant, d'être plus odieux, plus lâche et plus vil!

—Grand'mère!

—Va te préparer!

—Vous ne pardonnerez jamais?

—Tant que tu ne parleras pas devant moi avec horreur d'un être indigne, je n'aurai pour toi ni affection ni tendresse et ne sentirai dans mon coeur pour vous deux que du mépris!

—Du mépris! bégaya la pauvre enfant comme frappée au coeur! Ah! grand'mère, grand'mère!

Mais sans être attendrie par cette plainte si touchante, la baronne de Frémilly, n'ayant plus conscience de ses paroles, tant la colère, l'indignation la transportaient, la baronne de Frémilly poursuivit avec plus de violence:

—Tu n'es plus pour moi qu'une étrangère, et une étrangère pour laquelle je n'ai pas d'estime!

Effarée, Laurence ouvrit la bouche, voulut parler; aucun son ne sortit de ses lèvres. Elle battit l'air de ses bras, désordonnément, puis elle roula à terre, évanouie.

IX

En voyant tomber raide devant elle sa petite-fille, la baronne de
Frémilly eut enfin conscience de sa cruauté.

Elle jeta un terrible cri:

—Je l'ai tuée!

Puis elle se précipita, échevelée, les vêtements en désordre, à travers les couloirs obscurs et endormis du château en appelant au secours.

La première personne qui accourut, et la seule, car les domestiques couchaient loin de là et ne s'étaient pas réveillés, ce fut Noémie.

Elle arriva nu-pieds, en chemise, n'ayant pas pris le temps de se vêtir.

Madame de Frémilly lui montra Laurence étendue.

—Je l'ai tuée! dit-elle.

—Tuée!

Noémie s'agenouilla auprès de la jeune fille, mit la main sur son coeur et dit:

—Non, elle vit!

Mais en même temps ses yeux s'effarèrent.

Une lividité terrible envahit ses traits.

Madame de Frémilly, blême d'épouvante, demanda:

—Qu'avez-vous?

Sourdement, pour elle seule, Noémie murmura:

—Elle est enceinte!

Et une horreur glaça la pointe de ses cheveux.

Elle comprenait le drame intime qui venait de se dérouler entre les deux femmes et dont elle seule connaissait les causes.

Et elle se demanda ce qu'elle allait faire.

Madame de Frémilly, qui l'observait, pensa:

—Elle a tout deviné. Ah! il est temps de partir!

Elle était convaincue que cette femme, qui leur devait tout, ne trahirait pas leur secret: mais que deviendraient-elles si d'autres qu'elle au château l'apprenaient?

Noémie restait terrifiée et tragique à la pensée des souffrances morales qui allaient s'abattre sur ces deux créatures et par la faute de l'homme qu'elle haïssait et méprisait et dont elle était devenue l'exécrable complice.

Et elle cherchait en son esprit effaré s'il ne lui serait pas possible de réparer le mal fait, et dont son âme horrifiée pressentait les épouvantables suites.

Et comment?

Parler, dire ce qu'elle savait, ce serait peut-être aggraver la douleur des malheureuses femmes en leur apprenant que l'auteur du crime, le père probable de l'enfant que mademoiselle de Frémilly portait sûrement en ses flancs était un misérable pour lequel elles ne pouvaient avoir toutes les deux que du dégoût et qui ne pouvait leur offrir aucune réparation.

Leur dire cela, c'était enfoncer plus avant le poignard planté déjà au milieu de leur coeur.

Se taire, c'était prendre une part de l'abominable action, accepter avec l'être immonde une complicité cent fois plus horrible encore peut-être que celle à laquelle elle avait eu l'abominable faiblesse de consentir.

Et la coupable femme restait avec ce point d'interrogation formidable:
Que faire?

Et elle était déchirée par cette atroce perplexité, elle qui aurait donné sa vie pour épargner même l'ombre d'un chagrin à celles qui avaient accueilli son fils.

Elle allait les voir se débattre devant elle, agoniser de douleur sans oser leur venir en aide et les soulager, elle qui seule peut-être aurait pu le faire.

La situation était terrible, et Noémie demeurait devant elle dans une sorte d'hébétude tragique, ne pouvant se résoudre à rien, ne sachant de quel côté était pour elle le devoir.

Cependant Laurence avait fait un mouvement.

Elle promena autour d'elle ses regards étonnés, vit sa grand-mère,
Noémie et parut se souvenir.

Alors on vit comme une horreur au fond de ses yeux, et un tressaillement agita son corps affaibli et délicat.

Madame de Frémilly, tremblant qu'un mot imprudent ne sortît de ses lèvres devant une étrangère, dit à Noémie.

—Allez vous reposer, mon enfant.

—Mais, madame, vous pouvez avoir besoin de moi.

—Non, pas maintenant. Je désire rester seule avec ma petite-fille.

La mère de Daly se retira.

En partant elle jeta sur les deux femmes un long regard et se demanda encore:

—Que vais-je faire?

Puis elle sortit et referma la porte derrière elle.

Laurence s'était levée.

Elle se rappelait à présent les horribles paroles de sa grand'mère qui l'avaient comme foudroyée et elle ne voulut pas s'abaisser davantage à faire entendre des protestations auxquelles on ne croyait pas et des plaintes qui laissaient le coeur de madame de Frémilly indifférent.

Elle redevint digne et brave, mais son visage resta empreint d'une mortelle tristesse.

Elle sentait qu'il n'y avait pour elle dans le coeur de sa grand'mère aucune affection, et comme elle n'avait rien fait pour mériter une telle indifférence, elle se raidit contre l'affreuse destinée qui était désormais la sienne et se résigna sans lutte nouvelle à son misérable sort.

Elle demanda avec une soumission attendrie:

—Qu'ordonnez-vous, madame, que je fasse?

—Que vous prépariez tout pour partir ce matin à la première heure. Le domestique qui est allé conduire à Poitiers M. Raymondet va rentrer et il nous emmènera sans avoir dételé son cheval. Je veux que le jour levant ne nous trouve plus ici.

—Dans une demi-heure vous pourrez frapper à ma porte. Je serai prête.

Elle sortit.

Madame de Frémilly ne fit pas un geste pour la retenir, ne lui dit pas un mot, bien qu'elle eût le coeur oppressé d'une effroyable douleur.

Le calme tranquille de la pauvre enfant peut-être à tort accusée était plus déchirant pour elle que toutes les lamentations, et pourtant elle ne pouvait surmonter le sentiment qui la poussait à se montrer impitoyable.

Elle avait dans sa conviction d'être dans son droit et de se montrer juste.

Laurence regagna sa chambre en chancelant.

Et quand elle y fut enfermée, elle tomba à genoux et pria, demandant au ciel ce qu'elle avait fait pour être si accablée et si malheureuse.

Elle était incapable d'avoir aucune volonté.

Elle ne comprenait pas la raison des épreuves qui s'abattaient ainsi sur elle, car elle ne croyait pas, elle, malgré les preuves qu'on lui mettait sous les yeux, à la faute dont on l'accusait et dont elle se savait innocente. Elle ne croyait pas qu'elle allait être mère et se demandait pourquoi on le lui affirmait avec cet acharnement.

Mais elle jugeait qu'il était inutile de se défendre plus longtemps. Elle était décidée à obéir à sa grand'mère jusqu'au jour où celle-ci reconnaîtrait elle-même son erreur et celle du médecin.

Toute force et toute énergie étaient brisées en elle, et elle n'était plus qu'une chose entre les mains de madame de Frémilly.

Laurence était prête depuis un instant déjà quand la baronne vint la chercher. Le jour n'était pas venu encore et le château tout entier semblait plongé dans un profond sommeil.

Le domestique revenu de Poitiers, et à qui madame de Frémilly, qui le guettait, était allée donner ses ordres, attendait dans la cour avec sa voiture.

Agathe, réveillée, avait été mise par la baronne au courant de ce que celle-ci voulait qu'on fît au château. Elle avait reçu les instructions de sa maîtresse, qui lui avait dit qu'elle serait peut-être plusieurs mois absente et qu'elle était obligée de partir, par ordre du médecin, à cause de l'état de mademoiselle, qui devenait chaque jour plus inquiétant. Et Agathe, sachant mademoiselle souffrante, avait trouvé cela tout naturel.

Aucun soupçon ne lui était venu.

Elle devait veiller à ce que Noémie et son enfant fussent traités comme lorsque madame de Frémilly et sa fille étaient là, mais madame de Frémilly ne dit pas à la servante où elle allait.

Et comme Agathe demandait où elle pourrait écrire à madame la baronne, madame de Frémilly répondit qu'elle le lui ferait savoir, sans lui donner d'autres explications.

Et elle partit, suivie de Laurence, qui paraissait plus pâle et plus faible que jamais.

Agathe dit le lendemain qu'elle avait trouvé à mademoiselle plus mauvaise mine que jamais, et qu'elle avait bien peur que la malheureuse jeune fille ne s'en relevât pas.

Et comme la fermière, à qui elle racontait ce brusque départ, lui demandait:

—Qu'a-t-elle donc comme ça?

Elle répondit:

—Je n'en sais rien, une maladie de langueur, une de ces maladies que l'on a dans les villes.

Après s'être débattue, pendant une partie de la nuit, dans les angoisses que l'on sait, Noémie, brisée, finit par s'assoupir lourdement.

Elle n'avait rien entendu des bruits qui s'étaient faits au moment du départ de madame de Frémilly et de sa petite-fille.

Elle ouvrit les yeux quand le jour était haut déjà, et que son petit, réveillé, commençait à lui parler.

Elle se dressa aussitôt sur son lit, comme en sursaut.

Ses idées n'étaient pas encore tout à fait nettes.

Puis l'intelligence lui revint peu à peu.

Elle se rappela l'appel de madame de Frémilly au milieu du silence de cette affreuse nuit, l'évanouissement de mademoiselle, le secret surpris, et toutes ses anxiétés la reprirent.

Elle ne s'était décidée à rien encore. Et pourtant elle inclinait à prévenir madame de Frémilly, à lui dire dans quelles conditions sa petite-fille avait été souillée et quel était le misérable auteur de ce crime infâme.

Elle ne pouvait pas laisser accuser Laurence d'une faute dont elle la savait innocente.

Et pourtant, quand elle pensait à la douleur que cette horrible révélation, plus horrible cent fois que ce qu'elle avait pu supposer, car madame de Frémilly devait croire que Laurence avait été séduite par celui qu'elle devait épouser; quand elle pensait à la douleur qu'allait lui causer l'horrible révélation, elle hésitait, et se demandait s'il ne vaudrait pas mieux laisser les choses suivre leur cours.

Mais après, si M. de Brécourt revenait, il y aurait avec lui une terrible explication, et tous les voiles devraient se déchirer.

Et alors….

Noémie perdait la tête dans ce dédale d'horribles complications, où elle ne voyait pour celles qu'elle aurait voulu si heureuses que des causes de douleur.

Pour la première fois peut-être, tant ses préoccupations étaient vives, elle s'habilla sans avoir pensé à embrasser son fils.

Et quand elle fut habillée, elle se dirigea vers la chambre de madame de
Frémilly.

Pourquoi?

Elle ne le savait pas encore.

Elle demanderait des nouvelles de mademoiselle, et d'après la tournure que prendrait la conversation, elle verrait si elle devait parler ou garder sur ce qu'elle savait un silence éternel.

Elle frappa avec précaution, ne sachant pas si madame de Frémilly était réveillée.

On ne répondit pas.

Elle allait se retirer, n'osant pas insister, quand Agathe l'aperçut.

—C'est madame de Frémilly que vous voulez voir? demanda cette femme.

—Oui.

—Elle est partie.

Noémie resta saisie.

—Partie!

—Ce matin, à la première heure, il n'était pas jour encore, avec mademoiselle.

Noémie répéta:

—Partie!

—Oui, il paraît que mademoiselle ne va pas bien. Le médecin est venu hier soir, très tard, et il a recommandé d'emmener mademoiselle.

—Et où sont-elles?

—Madame ne me l'a pas dit. Elle m'écrira. Elle m'a bien recommandé de vous dire de rester au château, comme si elle était là.

Noémie répéta encore:

—Parties!…

Puis elle rentra chez elle.

Elle pensait:

—C'est la volonté de Dieu! Dieu ne veut pas que je parle!

Elle était superstitieuse et fataliste.

Mais elle voyait pour madame de Frémilly et sa petite-fille, pour elle-même et pour son fils, l'avenir gros d'horribles orages.

X

La baronne de Frémilly avait loué, à Fouras, une Villa isolée, entourée d'un petit parc, dont un côté donnait sur la mer, et dont l'autre côté, protégé par un mur assez élevé, était ombragé par une double rangée de chênes verts, qui empêchaient tout regard indiscret de plonger, même des fenêtres voisines, dans la propriété.

Du reste, à cette saison, au commencement du printemps, il n'y avait aucun baigneur encore à Fouras. Toutes les villas étaient inhabitées et closes.

Madame de Frémilly avait pris, pour la servir, deux femmes du pays, et s'était donnée pour une dame Dubois, veuve, envoyée de Paris par les médecins pour faire respirer l'air de la mer à sa petite-fille, qui était souffrante.

C'est ainsi qu'elle s'était posée dès l'arrivée et que la connaissaient les rares personnes, fournisseurs ou domestiques, qui avaient affaire à elle et avaient pénétré dans la villa des Chênes-Verts; ainsi se nommait la villa habitée par madame de Frémilly et Laurence.

Les deux femmes, la grand'mère et la petite-fille, autrefois si unies, et qui s'aimaient si tendrement, quoique habitant ensemble, vivaient, pour ainsi dire, séparément.

Elles se parlaient uniquement pour les choses indispensables, à table, par exemple, ou quand elles se rencontraient dans la maison ou dans le jardin; mais elles ne se réunissaient jamais pour causer, comme autrefois, dans l'appartement ou dans la chambre de l'une d'elles.

Elles n'avaient plus entre elles aucun rapport. Comme l'avait dit la grand'mère, elles étaient devenues l'une pour l'autre deux étrangères.

Madame de Frémilly ne pardonnait pas à Laurence ce qu'elle appelait son obstination inouïe, contre toute vraisemblance, dans le mensonge, et Laurence se disait avec terreur que sa grand'mère et le médecin ne s'étaient peut-être pas trompés, et que vraiment elle pourrait bien être enceinte.

Depuis qu'on lui avait ouvert les yeux, elle observait sur elle, en son corps tout entier, des changements qui n'étaient pas naturels et lui paraissaient de plus en plus singuliers.

Et, si véritablement elle était grosse, d'où lui venait l'accident ou le crime?

Et quel en était l'auteur?

Elle était sûre de Jacques, du respect absolu dont il l'avait toujours entourée.

Alors, qui?

Elle ne comprenait pas.

Son esprit s'effarait.

Une fois, une seule fois elle avait pensé à cet homme venu au château de Marconnay; mais c'était si monstrueux qu'elle avait repoussé vite cette pensée.

Elle en aurait trop souffert.

Porter en ses flancs l'oeuvre d'un inconnu, d'un être odieux et méprisable, par cela seul qu'il aurait commis le forfait, c'était trop de honte.

Et la pauvre enfant avait frissonné d'horreur.

Et cependant, plus les jours s'écoulaient, plus les doutes qu'elle avait voulu conserver encore, malgré tout, plus ces doutes s'effaçaient.

Et bientôt il n'en resta plus trace en son esprit.

Ce fut la certitude qui s'empara d'elle, la certitude horrible.

Il lui semblait qu'elle avait senti tressaillir en elle son enfant.

Etait-ce vrai? Etait-ce possible?

N'avait-elle pas été le jouet d'une illusion due à un caprice de son imagination frappée?

Les traces du masque dont son visage était marqué s'accentuaient.

Sa taille lui semblait grossir à vue d'oeil, et quand sa grand'mère passait près d'elle, elle lui jetait des regards qui mettaient de la glace en toutes ses veines et jusqu'à la racine de ses cheveux.

Oh! il n'y avait plus à se faire d'illusion.

Tout était vrai. Elle était déshonorée, flétrie. Par qui? La misérable enfant, n'ayant auprès d'elle aucune affection, pas un ami qu'elle pût interroger, souffrait des tortures sans nom.

Elle se voyait, dans son immense détresse, abandonnée de tous.

Et elle pensait—pensée plus atroce encore que toutes les autres—qu'elle serait abandonnée même de Jacques, si jamais il apprenait son malheur.

Pourtant qu'avait-elle fait?

Rien.

Elle avait conscience de n'avoir commis aucune faute, de n'avoir fait aucune imprudence.

Et elle était déshonorée, une fille perdue, mère sans mari, qui allait donner le jour à un fils bâtard!

Tout était fini pour elle désormais, même son amour.

Si Jacques revenait, il la repousserait. Il la repousserait avec horreur, l'accusant de l'avoir trahi.

Et pourtant, elle était innocente, innocente!

Et elle se perdait, effarée, en cet abîme d'iniquités, où sa raison sombrait.

Elle ne pouvait chercher aucun appui, aucun secours auprès de sa grand'mère.

Madame de Frémilly, persuadée qu'elle avait été séduite par Jacques de
Brécourt, repousserait ses explications, ses prétentions nouvelles.

Elle ne voulait rien entendre, et elle voyait, au regard d'ironie triomphante avec lequel elle regardait parfois sa taille déformée, qu'il n'y avait rien à attendre de sa pitié.

Elle était obligée, dût-elle en étouffer, de garder enfoui en elle le mystère dont elle se mourait et qu'elle ne pouvait pas s'expliquer à elle-même.

Qui la croirait?

Qui ne rirait pas de ses affirmations?

Et pourtant les faits étaient là. Elle était enceinte, et elle était pure!

Et cette souffrance la tuerait!

Le printemps s'avançait.

Les arbres se couvraient de verdure tendre, et, de tous côtés, les fleurs s'épanouissaient. Le jardin de la villa devenait charmant, plein de chansons et plein de nids.

La mer, que Laurence avait vue, les premiers jours, grondante, houleuse et sombre, s'apaisait peu à peu, devenait glauque et s'imprégnait de lumière.

Laurence restait des heures entières à la contempler.

Sa pensée, portée par les flots, allait vers celui qui était loin, qu'elle n'osait plus appeler et invoquer, se sentant indigne, mais dont elle ne pouvait chasser de son esprit la radieuse image.

Elle se disait que s'il était resté près d'elle, il l'aurait protégée contre le malheur, d'où qu'il vînt.

C'est parce qu'il était parti que le sort s'était appesanti sur elle.

Ah! pourquoi les avait-on séparés?

Il avait abandonné une femme, un enfant?

Elle aurait recueilli le petit, fait un sort à la femme.

C'est parce qu'il l'aimait, elle, qu'il avait tout quitté.

Elle ne pouvait pas, au fond du coeur, lui en faire un crime.

Sa grand'mère avait été cruelle, impitoyable.

Et elle ne lui pardonnait pas son inflexibilité.

Un après-midi, madame de Frémilly passa près du banc où elle se tenait affaissée, les yeux sur l'Océan, avec des larmes ruisselant silencieusement sur ses joues, et elle lui dit, la voix dure:

—Tu ne peux plus nier maintenant, regarde-toi!

Et elle lui désignait sa taille déformée.

—C'est parce que tu ne peux plus nier, reprit-elle, que tu ne parles plus, que tu me fuis.

—Je vous fuis, dit Laurence, parce que je sais que je ne trouverai chez vous aucune pitié.

—On ne peut pas avoir de pitié, dit madame de Frémilly, toute frémissante d'une rage contenue, pour qui s'obstine, comme toi, dans le mensonge.

—Je n'ai jamais menti, grand'mère.

—Dis un mot, un seul, et je fais revenir cet homme.

—Jacques?

—Oui, M. de Brécourt, pour qu'il répare….

—Il n'a rien à réparer, grand'mère, et je ne veux pas le voir, surtout maintenant. Je ne veux pas qu'il sache ma honte.

—Tu en conviens donc maintenant de cette honte? Tu sais que tu es enceinte?

—Oui, je le sais, hélas!…

—Et tu soutiens que ce n'est pas lui?

—Non, ce n'est pas Jacques.

—Qui donc, alors, qui? Quel qu'il soit, celui là, il faudra qu'il répare sa faute, qu'il donne un nom!

Laurence secoua la tête avec une expression de désespoir infini.

—Je ne le sais pas, grand'mère.

—Tu ne le sais pas?

—Non, grand'mère.

—Tu continues à te moquer de moi! Mais je ne serai pas dupe de ton indigne comédie. Je vais écrire à M. Mareuil, le charger d'une lettre pour M. de Brécourt.

—Et lui dire? fit Laurence épouvantée.

—Et lui dire tout.

—Il ne comprendra pas, grand'mère. Et il me croira coupable.

—Tu ne l'es donc pas?

—Non, je ne le suis pas.

—Et lui?

—Pas plus que moi.

—Comment peux-tu me soutenir, malheureuse, une chose pareille?

—Je la soutiendrai toujours, grand'mère, parce que c'est la vérité.

—On t'a donc prise de force, à ton insu, pendant ton sommeil?

—Je ne sais pas. Je ne sais rien.

—Qui soupçonnes-tu?

—Je ne soupçonne personne.

—Alors, la honte est complète et le mal est sans remède.

—Je voudrais mourir! s'écria la déplorable Laurence.

—Et ton enfant? Car tu vas être mère, tu n'en doutes plus maintenant?

—Non, je n'en doute plus.

—Tu n'en doutes plus et tu ne sais rien. Tu ne sais pas de qui cet enfant qui va naître est le fils?

—Je n'en sais rien, répéta Laurence.

—Je voudrais te croire, fit la grand'mère, mais je ne te crois pas. Je ne puis pas te croire. Tu voudrais détourner de cet homme mes malédictions et ma haine.

—Je dis la vérité, fit douloureusement Laurence, et je sais bien que tu ne me croiras jamais, que Jacques lui-même ne me croira pas, et que personne ne me croira, et que je n'ai plus maintenant qu'à mourir. J'espère que Dieu, qui m'a envoyé cette épouvantable épreuve, me fera cette grâce que je ne reverrai plus Jacques et n'aurai pas à rougir devant lui!

—En vérité, fit madame de Frémilly, je ne comprends plus. Tu parles avec un accent de vérité qui convaincrait des personnes moins prévenues que moi. Quelle femme es-tu donc? Et à quel mobile obéis-tu? Est-ce pour l'innocenter que tu mens?

—Je n'ai pas à innocenter qui n'est pas coupable.

—Si ce n'est pas lui, je te renouvellerai ma question: Qui donc?

—Et je répondrai, dit Laurence, ce que j'ai répondu: Je ne sais pas!

La baronne eut un geste fou.

—Tu ferais, cria-t-elle, perdre patience à une sainte. Tiens, va-t'en, laisse-moi! ou plutôt c'est moi qui pars. Et je ne te parlerai plus. Je ne te demanderai plus rien. Je ne chercherai plus à te sauver. Je te laisserai avec ta honte!

Elle s'éloigna.

Et quand elle fut partie, Laurence, que les sanglots suffoquaient, tomba à genoux.

—Mon Dieu! protégez-moi. Eclairez-moi!

Chargement de la publicité...