Le meunier d'Angibault
The Project Gutenberg eBook of Le meunier d'Angibault
Title: Le meunier d'Angibault
Author: George Sand
Release date: October 29, 2004 [eBook #13892]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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George Sand
LE MEUNIER D'ANGIBAULT
NOTICE
Ce roman est, comme tant d'autres, le résultat d'une promenade, d'une rencontre, d'un jour de loisir, d'une heure de far niente. Tous ceux qui ont écrit, bien ou mal, des ouvrages d'imagination ou même de science, savent que la vision des choses intellectuelles part souvent de celle des choses matérielles. La pomme qui tombe de l'arbre fait découvrir à Newton une des grandes lois de l'univers. A plus forte raison le plan d'un roman peut-il naître de la rencontre d'un fait ou d'un objet quelconque. Dans les oeuvres du génie scientifique, c'est la réflexion qui tire du fait même la raison des choses. Dans les plus humbles fantaisies de l'art, c'est la rêverie qui habille et complète ce fait isolé. La richesse ou la pauvreté de l'oeuvre n'y fait rien. Le procédé de l'esprit est le même pour tous.
Or, il y a dans notre vallée un joli moulin qu'on appelle Angibault, dont je ne connais pas le meunier, mais dont j'ai connu le propriétaire. C'était un vieux monsieur, qui, depuis sa liaison à Paris avec M. de Robespierre (il l'appelait toujours ainsi), avait laissé croître autour de ses écluses tout ce qui avait voulu pousser: l'aune et la ronce, le chêne et le roseau. La rivière, abandonnée à son caprice, s'était creusé, dans le sable et dans l'herbe, un réseau de petits torrents qu'aux jours d'été, dans les eaux basses, les plantes fontinales couvraient de leurs touffes vigoureuses. Mais le vieux monsieur est mort; la cognée a fait sa besogne; il y avait bien des fagots à tailler, bien des planches à scier dans cette forêt vierge en miniature. Il y reste encore quelques beaux arbres, des eaux courantes, un petit bassin assez frais, et quelques buissons de ces ronces gigantesques qui sont les lianes de nos climats. Mais ce coin de paradis sauvage que mes enfants et moi avions découvert en 1844, avec des cris de surprise et de joie, n'est plus qu'un joli endroit comme tant d'autres.
Le château de Blanchemont avec son paysage, sa garenne et sa ferme, existe tel que je l'ai fidèlement dépeint; seulement il s'appelle autrement, et les Bricolin sont des types fictifs. La folle qui joue un rôle dans cette histoire, m'est apparue ailleurs: c'était aussi une folle par amour. Elle fit une si pénible impression sur mes compagnons de voyage et sur moi, que malgré vingt lieues de pays que nous avions faites pour explorer les ruines d'une magnifique abbaye de la renaissance, nous ne pûmes y rester plus d'une heure. Cette malheureuse avait adopté ce lieu mélancolique pour sa promenade machinale, constante, éternelle. La fièvre avait brûlé l'herbe sous ses pieds obstinés, la fièvre du désespoir!
GEORGE SAND.
Nohant, 5 septembre 1852.
A SOLANGE ***.
Mon enfant, cherchons ensemble.
PREMIÈRE JOURNÉE.
I.
INTRODUCTION.
Une heure du matin sonnait à Saint-Thomas-d'Aquin, lorsqu'une forme noire, petite et rapide, se glissa le long du grand mur ombragé d'un de ces beaux jardins qu'on trouve encore à Paris sur la rive gauche de la Seine, et qui ont tant de prix au milieu d'une capitale. La nuit était chaude et sereine. Les daturas en fleurs exhalaient de suaves parfums, et se dressaient comme de grands spectres blancs sous le regard brillant de la pleine lune. Le style du large perron de l'hôtel de Blanchemont avait encore un vieux air de splendeur, et le jardin vaste et bien entretenu rehaussait l'opulence apparente de cette demeure silencieuse, où pas une lumière ne brillait aux fenêtres.
Cette circonstance d'un superbe clair de lune, donnait bien quelque inquiétude à la jeune femme en deuil qui se dirigeait, en suivant l'allée la plus sombre, vers une petite porte située à l'extrémité du mur. Mais elle n'y allait pas moins avec résolution, car ce n'était pas la première fois qu'elle risquait sa réputation pour un amour pur et désormais légitime; elle était veuve depuis un mois.
Elle profita du rempart que lui faisait un massif d'acacias pour arriver sans bruit jusqu'à la petite porte de dégagement qui donnait sur une rue étroite et peu fréquentée. Presque au même moment, cette porte s'ouvrit, et le personnage appelé au rendez-vous entra furtivement et suivit son amante, sans rien dire, jusqu'à une petite orangerie où ils s'enfermèrent. Mais, par un sentiment de pudeur non raisonné, la jeune baronne de Blanchemont, tirant de sa poche une jolie et menue boîte de cuir de Russie, fit jaillir une étincelle, alluma une bougie placée et comme cachée d'avance dans un coin, et le jeune homme, craintif et respectueux, l'aida naïvement à éclairer l'intérieur du pavillon. Il était si heureux de pouvoir la regarder!
La serre était fermée de larges volets en plein bois. Un banc de jardin, quelques caisses vides, des instruments d'horticulture, et la petite bougie qui n'avait même pas d'autre flambeau qu'un pot à fleurs demi-brisé, tel était l'ameublement et l'éclairage de ce boudoir abandonné qui avait servi de retraite voluptueuse à quelque marquise du temps passé.
Leur descendante, la blonde Marcelle, était aussi chastement et aussi simplement mise que doit l'être une veuve pudique. Ses beaux cheveux dorés tombant sur son fichu de crêpe noir étaient sa seule parure. La délicatesse de ses mains d'albâtre et de son pied chaussé de satin, étaient les seuls indices révélateurs de son existence aristocratique. On eût pu d'ailleurs la prendre pour la compagne naturelle de l'homme qui était à genoux auprès d'elle, pour une grisette de Paris; car il est des grisettes qui ont au front une dignité de reine et une candeur de sainte.
Henri Lémor était d'une figure agréable, plutôt intelligente et distinguée que belle. Ses cheveux noirs et abondants assombrissaient sa physionomie déjà brune et fort pâle. On voyait bien là que c'était un enfant de Paris, fort par sa volonté, délicat par son organisation. Son habillement, propre et modeste, n'annonçait que l'humble médiocrité; sa cravate assez mal nouée révélait une grande absence de coquetterie ou une habitude de préoccupation; ses gants bruns suffisaient à prouver que ce n'était pas là, comme se seraient exprimés les laquais de l'hôtel de Blanchemont, un homme fait pour être le mari ou l'amant de madame.
Ces deux jeunes gens, à peine plus âgés l'un que l'autre, avaient passé plus d'une fois de doux instants dans le pavillon pendant les heures mystérieuses de la nuit; mais, depuis un mois qu'ils ne s'étaient vus, de grandes anxiétés avaient assombri le roman de leur amour. Henri Lémor était tremblant et comme consterné. Marcelle de Blanchemont semblait glacée de crainte. Il se mit à genoux devant elle comme pour la remercier de lui avoir accordé un dernier rendez-vous; mais il se releva bientôt sans lui rien dire, et son attitude était contrainte, presque froide.
—Enfin!... lui dit-elle avec effort en lui tendant une main qu'il porta à ses lèvres par un mouvement presque convulsif, et sans que sa physionomie s'éclairât du moindre rayon de joie.
Il ne m'aime plus, pensa-t-elle en portant ses deux mains devant ses yeux. Et elle resta muette et glacée d'effroi.
—Enfin? répéta Lémor. N'est-ce pas déjà que vous vouliez dire? J'aurais dû avoir la force d'attendre plus longtemps; je ne l'ai pas eue, pardonnez-moi.
—Je ne vous comprends pas! dit la jeune veuve en laissant retomber ses mains avec accablement.
Lémor vit ses yeux humides, et se méprit sur la cause de son émotion.
—Oh! oui, reprit-il, je suis coupable; je vois à votre douleur les remords que je vous cause. Ces quatre semaines m'ont paru si longues, à moi, que je n'ai pas eu le courage de me dire que c'était trop peu! Aussi, à peine vous avais-je écrit, ce matin, pour vous demander la permission de vous voir, que je m'en suis repenti. J'ai rougi de ma lâcheté, je me suis reproché les scrupules que je forçais votre conscience à étouffer; et quand j'ai reçu votre réponse, si sérieuse et si bonne, j'ai compris que la pitié seule me rappelait auprès de vous.
—Oh! Henri, que vous me faites de mal en parlant ainsi! Est-ce un jeu, est-ce un prétexte? Pourquoi avoir demandé de me voir, si vous me revenez avec si peu de bonheur et de confiance?
Le jeune homme tressaillit, et se laissant retomber aux pieds de sa maîtresse:
—J'aimerais mieux de la hauteur et des reproches, dit-il; votre bonté me tue!
—Henri! Henri! s'écria Marcelle, vous avez donc eu des torts envers moi? Oh! vous avez l'air d'un criminel! Vous m'avez oubliée ou méconnue, je le vois bien!
—Ni l'un, ni l'autre; pour mon malheur éternel, je vous respecte, je vous adore, je crois en vous comme en Dieu, je ne puis aimer que vous sur la terre!
—Eh bien! dit la jeune femme en jetant ses bras autour de la tête brune du pauvre Henri, ce n'est pas un si grand malheur que de m'aimer ainsi, puisque je vous aime de même. Écoutez, Henri, me voilà libre, je n'ai rien à me reprocher. J'ai si peu souhaité la mort de mon mari, que jamais je ne m'étais permis de penser à ce que je ferais de ma liberté si elle venait à m'être rendue. Vous le savez, nous n'avions jamais parlé de cela, vous n'ignoriez pas que je vous aimais avec passion, et pourtant voici la première fois que je vous le dis aussi hardiment! Mais, mon ami, que vous êtes pâle! vos mains sont glacées, vous paraissez tant souffrir! Vous m'effrayez!
—Non, non, parlez, parlez encore, répondit Lémor succombant sous le poids des émotions les plus délicieuses et les plus pénibles en même temps.
—Eh bien, continua madame de Blanchemont, je ne peux pas avoir ces scrupules et ces agitations de la conscience que vous redoutez pour moi. Quand on me rapporta le corps sanglant de mon mari, tué en duel pour une autre femme, je fus frappée de consternation et d'épouvante, j'en conviens; en vous annonçant cette terrible nouvelle, en vous disant de rester quelque temps éloigné de moi, je crus accomplir un devoir; oh! si c'est un crime d'avoir trouvé ce temps bien long, votre obéissance scrupuleuse m'en a assez punie! Mais depuis un mois que je vis retirée, occupée seulement d'élever mon fils et de consoler de mon mieux les parents de M. de Blanchemont, j'ai bien examiné mon coeur, et je ne le trouve plus si coupable. Je ne pouvais pas aimer cet homme qui ne m'a jamais aimée, et tout ce que je pouvais faire, c'était de respecter son honneur. A présent, Henri, je ne dois plus à sa mémoire qu'un respect extérieur pour les convenances. Je vous verrai en secret, rarement, il le faudra bien!... jusqu'à la fin de mon deuil; et dans un an, dans deux ans, s'il le faut....
—Eh bien! Marcelle, dans deux ans?
—Vous me demandez ce que nous serons l'un pour l'autre, Henri? Vous ne m'aimez plus, je vous le disais bien!
Ce reproche n'émut point Henri. Il le méritait si peu! Attentif jusqu'à l'anxiété à toutes les paroles de son amante, il la supplia de continuer:
—Eh bien! reprit-elle en rougissant avec la pudeur d'une jeune fille, ne voulez-vous donc pas m'épouser, Henri?
Henri laissa tomber sa tête sur les genoux de Marcelle, et resta quelques instants comme brisé par la joie et la reconnaissance; mais il se releva brusquement, et ses traits exprimaient le plus profond désespoir.
—N'avez-vous donc pas fait du mariage une assez triste expérience? dit-il avec une sorte de dureté. Vous voulez encore vous remettre sous le joug?
—Vous me faites peur, dit madame de Blanchemont après un moment d'effroi silencieux. Sentez-vous donc en vous-même des instincts de tyrannie, ou bien est-ce pour vous que vous craignez le joug de l'éternelle fidélité?
—Non, non, ce n'est rien de tout cela, répondit Lémor avec abattement; ce que je redoute, ce à quoi il m'est impossible de vous soumettre et de me soumettre moi-même, vous le savez; mais vous ne voulez pas, vous ne pouvez pas le comprendre. Nous en avons tant parlé cependant, alors que nous ne pensions pas que de pareilles discussions dussent un jour nous intéresser personnellement, et devenir pour moi un arrêt de vie ou de mort!
—Est-il possible, Henri, que vous soyez attaché à ce point à vos utopies? Quoi! l'amour même ne saurait les vaincre? Ah! que vous aimez peu, vous autres hommes! ajouta-t-elle avec un profond soupir. Quand ce n'est pas le vice qui vous dessèche l'âme, c'est la vertu, et de toutes façons, lâches ou sublimes, vous n'aimez que vous-mêmes.
—Écoutez, Marcelle, si je vous avais demandé, il y a un mois, de manquer à vos principes à vous, si mon amour avait imploré ce que votre religion et vos croyances vous eussent fait regarder comme une faute immense, irréparable....
—Vous ne me l'avez pas demandé, dit Marcelle en rougissant.
—Je vous aimais trop pour vous demander de souffrir et de pleurer pour moi. Mais si je l'eusse fait, répondez donc, Marcelle!
—La question est indiscrète et déplacée, dit-elle en faisant un effort d'aimable coquetterie, pour éluder la réponse.
Sa grâce et sa beauté firent frémir Lémor. Il la pressa contre son coeur avec passion. Mais, s'arrachant aussitôt à ce moment d'ivresse, il s'éloigna, et reprit, d'une voix altérée, en marchant avec agitation derrière le banc où elle était assise:
—Et si je vous le demandais, à présent, ce sacrifice que la mort de votre époux rendrait, à coup sûr, moins terrible... moins effrayant....
Madame de Blanchemont redevint pâle et sérieuse.
—Henri, répondit-elle, je serais offensée et blessée jusqu'au fond du coeur d'une semblable pensée, lorsque je viens de vous offrir ma main et que vous semblez la refuser.
—Je suis bien malheureux de ne pouvoir me faire comprendre, et d'être pris pour un misérable, quand je sens en moi l'héroïsme de l'amour!... reprit-il avec amertume. Le mot vous parait ambitieux et doit vous faire sourire de pitié. Il est vrai pourtant, et Dieu me tiendra compte de ma souffrance... elle est atroce, elle est au-dessus de mon courage, peut-être.
Et Henri fondit en larmes.
La douleur de ce jeune homme était si profonde et si sincère, que madame de Blanchemont en fut effrayée. Il y avait dans ces larmes brûlantes comme un refus invincible d'être heureux, comme un adieu éternel à toutes les illusions de l'amour et de la jeunesse.
—O mon cher Henri! s'écria Marcelle, quel mal avez-vous donc résolu de nous faire à tous deux? Pourquoi ce désespoir, quand vous êtes le maître de ma vie, quand rien ne nous empêche plus d'être l'un à l'autre devant Dieu et devant les hommes? Est-ce donc mon fils qui est un obstacle entre nous? ne vous sentez-vous pas l'âme assez grande pour répartir sur lui une part de l'affection que vous avez pour moi! Craignez-vous d'avoir à vous reprocher un jour le malheur et l'abandon de cet enfant de mes entrailles!
—Votre fils! dit Henri en sanglotant, j'aurais une crainte plus sérieuse que celle de ne l'aimer pas. Je craindrais de l'aimer trop, et de ne pouvoir me résigner à voir sa vie s'engager en sens inverse de la mienne dans le courant du siècle. L'usage et l'opinion me commanderaient de le laisser au monde, et je voudrais l'en arracher, dussé-je le rendre malheureux, pauvre et désolé avec moi.... Non, je ne pourrais le regarder avec assez d'indifférence et d'égoïsme pour consentir à en faire un homme semblable à ceux de sa classe; non! non!... cela, et autre chose, et tout, dans votre position et dans la mienne, est un obstacle insurmontable. De quelque côté que j'envisage un tel avenir, je n'y vois que lutte insensée, malheur pour vous, anathème sur moi!... C'est impossible, Marcelle, à jamais impossible! je vous aime trop pour accepter des sacrifices dont vous ne pouvez ni prévoir les résultats ni mesurer l'étendue. Vous ne me connaissez pas, je le vois bien. Vous me prenez pour un rêveur indécis et faible. Je suis un rêveur obstiné et incorrigible. Vous m'avez peut-être accusé quelquefois d'affectation; vous avez cru qu'un mot de vous me ramènerait à ce que vous croyez la raison et la vérité. Oh! je suis plus malheureux que vous ne pensez, et je vous aime plus que vous ne pouvez le comprendre maintenant. Plus tard... oui, plus tard, vous me remercierez au fond de vos pensées d'avoir su être malheureux tout seul.
—Plus tard? et pourquoi? et quand donc? que voulez-vous dire?
—Plus tard, vous dis-je, quand vous vous éveillerez de ce rêve sombre et maudit où je vous ai entraînée, quand vous retournerez au monde et que vous en partagerez les enivrements faciles et doux; quand vous ne serez plus un ange, enfin, et que vous redescendrez sur la terre.
—Oui, oui, quand je serai desséchée par l'égoïsme et corrompue par la flatterie! Voilà ce que vous voulez dire, voilà ce que vous augurez, de moi! Dans votre orgueil sauvage, vous ne me croyez pas capable d'embrasser vos idées et de comprendre votre coeur. Tranchons le mot, vous ne me trouvez pas digne de vous, Henri!
—Ce que vous dites est affreux, Madame, et cette lutte ne peut se supporter plus longtemps. Laissez-moi fuir, car nous ne pouvons pas nous comprendre maintenant.
—Vous me quittez ainsi?
—Non, je ne vous quitte pas; je vais, loin de votre présence, vous contempler en moi-même et vous adorer dans le secret de mon coeur. Je vais souffrir éternellement, mais avec l'espoir que vous m'oublierez, avec le remords d'avoir désiré et recherché votre affection, avec la consolation du moins de n'en avoir pas lâchement abusé.
Madame de Blanchemont s'était levée pour retenir Henri. Elle retomba brisée sur son banc.
—Pourquoi donc avez-vous désiré de me voir? lui demanda-t-elle d'un ton froid et offensé en le voyant s'éloigner.
—Oui, oui, dit-il, vous avez raison de me le reprocher. C'est une dernière lâcheté de ma part; je le sentais, et je cédais au besoin de vous voir encore une fois.... J'espérais que je vous retrouverais changée pour moi; votre silence me l'avait fait croire; j'étais dévoré de chagrin, et je croyais trouver dans votre froideur la force de me guérir. Pourquoi suis-je venu? Pourquoi m'aimez-vous? Ne suis-je pas le plus grossier, le plus ingrat, le plus sauvage, le plus haïssable des hommes? Mais il vaut mieux que vous me voyiez ainsi, et que vous sachiez bien qu'il n'y a rien à regretter en moi.... Cela vaut mieux ainsi, et j'ai bien fait de venir, n'est-ce pas?
Henri parlait avec une sorte d'égarement, ses traits graves et purs étaient bouleversés, sa voix, ordinairement sympathique et douce avait un timbre mat et dur qui faisait mal à entendre. Marcelle voyait bien sa souffrance, mais la sienne propre était si poignante qu'elle ne pouvait rien faire et rien dire pour leur mutuel soulagement. Elle restait pâle et muette, les mains crispées l'une dans l'autre et le corps raide comme une statue. Au moment de sortir, Henri se retourna, et la voyant ainsi, il vint tomber à ses pieds qu'il couvrit de larmes et de baiser.—Adieu, dit-il, la plus belle et la plus pure de toutes les femmes, la meilleure des amies, la plus grande des amantes! Puisses-tu trouver un coeur digne de toi, un homme qui t'aime comme je t'aime, et qui ne ne t'apporte pas en dot le découragement et l'horreur de la vie! Puisses-tu être heureuse et bienfaisante sans traverser les luttes d'une existence comme la mienne! Enfin, s'il est encore dans le monde où tu vis un reste de loyauté et de charité humaine, puisses-tu le ranimer de ton souffle divin, et trouver grâce devant Dieu pour ta caste et pour ton siècle que tu es digne de racheter à toi seule!
Ayant ainsi parlé, Henri se précipita dehors, oubliant qu'il laissait Marcelle au désespoir. Il semblait poursuivi par les furies.
Madame de Blanchemont demeura longtemps comme pétrifiée. Lorsqu'elle retourna dans son appartement, elle marcha lentement dans sa chambre jusqu'aux premières lueurs du matin, sans verser une larme, sans troubler par un soupir le silence de la nuit.
Il serait téméraire d'affirmer que cette veuve de vingt-deux ans, belle, riche et remarquée dans le monde pour sa grâce, ses talents et son esprit, ne fut pas humiliée et indignée jusqu'à un certain point de voir refuser sa main par un homme sans naissance, sans fortune et sans aucune renommée. La fierté offensée de celle jeune femme lui tint probablement lieu de courage dans les premiers moments. Mais bientôt la véritable noblesse de ses sentiments lui suggéra des réflexions plus sérieuses, et, pour la première fois, elle plongea un profond regard dans sa propre vie et dans la vie générale des êtres dont elle était entourée. Elle se rappela tout ce que Henri lui avait dit en d'autres temps, alors qu'il ne pouvait être question entre eux que d'un amour sans espoir. Elle s'étonna de n'avoir pas assez pris au sérieux ce qu'elle considérait alors comme des idées romanesques chez ce jeune homme véritablement austère. Elle commença à le juger avec le calme qu'une volonté généreuse et forte ramène au milieu des plus violentes émotions du coeur. A mesure que les heures de la nuit s'écoulaient et que les horloges lointaines se les jetaient l'une à l'autre, d'une voix argentine et claire, dans le silence de la grande ville endormie, Marcelle arrivait à celle lucidité d'esprit que le recueillement d'une longue veille apporte à la douleur. Élevée dans d'autres principes que ceux de Lémor, elle avait été pourtant prédestinée en quelque sorte à partager l'amour de ce plébéien, et à s'y réfugier contre toutes les langueurs et toutes les tristesses de la vie aristocratique. Elle était de ces âmes tendres et fortes à la fois, qui ont besoin de se dévouer, et qui ne conçoivent pas d'autre bonheur que celui qu'elles donnent. Malheureuse dans son ménage, ennuyée dans le monde, elle s'était laissée aller avec la confiance romanesque d'une jeune fille à ce sentiment dont elle s'était bientôt fait une religion. Sincèrement dévote dans son adolescence, elle était nécessairement devenue passionnée pour un amant qui respectait ses scrupules et adorait sa chasteté. La piété même l'avait poussée à s'exalter dans cet amour et à vouloir le consacrer par des liens indissolubles aussitôt qu'elle s'était vue libre. Elle avait songé avec joie à sacrifier courageusement les intérêts matériels que prise le monde et les préjugés étroits de la naissance qui n'avaient jamais trompé son jugement. Elle croyait faire beaucoup, la pauvre enfant, et c'était beaucoup en effet; car le monde l'eût blâmée ou raillée. Elle n'avait pas prévu que ce n'était rien encore, et que la fierté du plébéien repousserait son sacrifice presque comme un affront.
Éclairée tout à coup par l'effroi, la douleur et la résistance de Lémor, Marcelle repassait dans son esprit consterné tout ce qu'elle avait entrevu de la crise sociale où s'agite le siècle. Il n'y a plus rien d'étranger dans les hautes régions de la pensée aux femmes de notre temps. Toutes, suivant la portée de leur intelligence, peuvent désormais, sans affectation et sans ridicule, lire chaque jour sous toutes les formes, journal ou roman, philosophie, politique ou poésie, discours officiel ou conversation intime, dans le grand livre triste, diffus, contradictoire et cependant profond et significatif de la vie actuelle. Elle savait donc bien, comme nous tous, que ce présent engourdi et malade est aux prises avec le passé qui le retient et l'avenir qui l'appelle. Elle voyait de grands éclairs se croiser sur sa tête, elle pouvait pressentir une grande lutte plus ou moins éloignée. Elle n'était pas d'une nature pusillanime; elle n'avait pas peur et ne fermait pas les yeux. Les regrets, les plaintes, les terreurs et les récriminations de ses grands parents l'avaient tant lassée et tant dégoûtée de la crainte! La jeunesse ne veut pas maudire le temps de sa floraison, et ses années charmantes lui sont chères, quelque chargées d'orages qu'elles soient. La tendre et courageuse Marcelle se disait que, sous le tonnerre et la grêle, on peut sourire, à l'abri du premier buisson, avec l'être qu'on aime. Cette lutte menaçante des intérêts matériels lui paraissait donc un jeu. Qu'importe d'être ruiné, exilé, emprisonné? se disait-elle, lorsque la terreur planait autour d'elle sur les prétendus heureux du siècle. On ne déportera jamais l'amour; et puis moi, grâce au ciel, j'aime un homme de rien qui sera épargné.
Seulement elle n'avait pas encore pensé qu'elle pût être atteinte jusque dans ses affections, par cette lutte sourde et mystérieuse qui s'accomplit en dépit de toutes les contraintes officielles et de tous les découragements apparents. Cette lutte des sentiments et des idées est dès à présent profondément engagée, et Marcelle s'y voyait précipitée tout à coup au milieu de ses illusions comme au sortir d'un rêve. La guerre intellectuelle et morale était déclarée entre les diverses classes, imbues de croyances et de passions contraires, et Marcelle trouvait une sorte d'ennemi irréconciliable dans l'homme qui l'adorait. Épouvantée d'abord de cette découverte, elle se familiarisa peu à peu avec cette idée, qui lui suggérait de nouveaux desseins plus généreux et plus romanesques encore que ceux dont elle s'était nourrie depuis un mois, et au bout de sa longue promenade à travers ses appartements silencieux et déserts, elle trouva le calme d'une résolution qu'elle seule peut-être pouvait envisager sans sourire d'admiration ou de pitié.
Ceci se passait tout récemment, peut-être l'année dernière.
II.
VOYAGE.
Marcelle, ayant épousé son cousin-germain, portait le nom de Blanchemont, après comme avant son mariage. La terre et le château de Blanchemont formaient une partie de son patrimoine. La terre était importante, mais le château, abandonné depuis plus de cent ans à l'usage des fermiers, n'était même plus habité par eux, parce qu'il menaçait ruine et qu'il eût fallu de trop grandes dépenses pour le réparer. Mademoiselle de Blanchemont, orpheline de bonne heure, élevée à Paris dans un couvent, mariée fort jeune, et n'étant pas initiée par son mari à la gestion de ses affaires, n'avait jamais vu ce domaine de ses ancêtres. Résolue de quitter Paris et d'aller chercher à la campagne un genre de vie analogue aux projets qu'elle venait de former, elle voulut commencer son pèlerinage par visiter Blanchemont, afin de s'y fixer plus tard si cette résidence répondait à ses desseins. Elle n'ignorait pas l'état de délabrement de son castel, et c'était une raison pour qu'elle jetât de préférence les yeux sur cette demeure. Les embarras d'affaires que son mari lui avait laissés, et le désordre où lui-même paraissait avoir laissé les siennes, lui servirent de prétexte pour entreprendre un voyage qu'elle annonça devoir être de quelques semaines seulement, mais auquel, dans sa pensée secrète, elle n'assignait précisément ni but ni terme, son but véritable, à elle, étant de quitter Paris et le genre de vie auquel elle y était astreinte.
Heureusement pour ses vues, elle n'avait dans sa famille aucun personnage qui pût s'imposer aisément le devoir de l'accompagner. Fille unique, elle n'avait pas à se défendre de la protection d'une soeur ou d'un frère aîné. Les parents de son mari étaient fort âgés, et, un peu effrayés des dettes du défunt, qu'une sage administration pouvait seule liquider, ils furent à la fois étonnés et ravis de voir une femme de vingt-deux ans, qui jusqu'alors n'avait montré nulle aptitude et nul goût pour les affaires, prendre la résolution de gérer les siennes elle-même et d'aller voir par ses yeux l'état de ses propriétés. Il y eut pourtant bien quelques objections pour ne pas la laisser ainsi partir seule avec son enfant. On voulait qu'elle se fît accompagner par son homme d'affaires. On craignait que l'enfant ne souffrit d'un voyage entrepris par un temps très-chaud. Marcelle objecta aux vieux Blanchemont, ses beau-père et belle-mère, qu'un tête à tête prolongé avec un vieux homme de loi n'était pas précisément un adoucissement aux ennuis qu'elle allait s'imposer; qu'elle trouverait chez les notaires et les avoués de province des renseignements plus directs et des conseils mieux appropriés aux localités; enfin, que ce n'était pas une chose si difficile que de compter avec des fermiers et de renouveler des baux. Quant à l'enfant, l'air de Paris le rendait de plus eu plus débile. La campagne, le mouvement et le soleil ne pouvaient que lui faire grand bien. Puis, Marcelle, devenue tout à coup adroite pour triompher des obstacles qu'elle avait prévus et médités durant sa veillée rapportée au précédent chapitre, fit valoir les obligations que lui imposait le rôle de tutrice de son fils. Elle ignorait encore en partie l'état de la succession de M. de Blanchemont; s'il s'était fait faire des avances considérables par ses fermiers, s'il n'avait pas donné de fortes hypothèques sur ses terres, etc. Son devoir était d'aller vérifier toutes ces choses, et de ne s'en remettre qu'à elle-même, afin de savoir sur quel pied elle devait vivre ensuite sans compromettre l'avenir de son fils. Elle parla si sagement de ces intérêts, qui, au fond, l'occupaient fort peu, qu'au bout de douze heures elle avait remporté la victoire et amené toute la famille à approuver et à louer sa résolution. Son amour pour Henri était demeuré si secret, qu'aucun soupçon ne vint troubler la confiance des grands parents.
Soutenue par une activité inaccoutumée et par un espoir enthousiaste, Marcelle ne dormit guère mieux la nuit qui suivit celle de sa dernière entrevue avec Lémor. Elle fit les rêves les plus étranges, tantôt riants, tantôt pénibles. Enfin, elle s'éveilla tout à fait avec l'aube, et, jetant un regard rêveur sur l'intérieur de son appartement, elle fut frappée pour la première fois du luxe inutile et dispendieux déployé autour d'elle. Des tentures de satin, des meubles d'une mollesse et d'une ampleur extrêmes, mille recherches ruineuses, mille babioles brillantes, enfin tout l'attirail de dorures, de porcelaines, de bois sculptés et de fantaisies qui encombrent aujourd'hui la demeure d'une femme élégante. «Je voudrais bien savoir, pensa-t-elle, pourquoi nous méprisons tant les filles entretenues. Elles se font donner ce que nous pouvons nous donner à nous-mêmes. Elles sacrifient leur pudeur à la possession de ces choses qui ne devraient avoir aucun prix aux yeux des femmes sérieuses et sages, et que nous regardons pourtant comme indispensables. Elles ont les mêmes goûts que nous, et c'est pour paraître aussi riches et aussi heureuses que nous qu'elles s'avilissent. Nous devrions leur donner l'exemple d'une vie simple et austère avant de les condamner! Et si l'on voulait bien comparer nos mariages indissolubles avec leurs unions passagères, verrait-on beaucoup plus de désintéressement chez les jeunes filles de notre classe? Ne verrait-on pas chez nous aussi souvent que chez les prostituées une enfant unie à un vieillard, la beauté profanée par la laideur du vice, l'esprit soumis à la sottise, le tout pour l'amour d'une parure de diamants, d'un carrosse et d'une loge aux Italiens? Pauvres filles! On dit que vous nous méprisez aussi de votre côté; vous avez bien raison!»
Cependant, le jour bleuâtre et pur qui perçait à travers les rideaux faisait paraître enchanteur le sanctuaire qu'en d'autres temps madame de Blanchemont s'était plu à décorer elle-même avec un goût exquis. Elle avait presque toujours vécu loin de son mari, et cette jolie chambre si chaste et si fraîche, où Henri lui-même n'avait jamais osé pénétrer, ne lui rappelait que des souvenirs mélancoliques et doux. C'était là que, fuyant le monde, elle avait lu et rêvé au parfum de ces fleurs d'une beauté sans égale que l'on ne trouve qu'à Paris et qui font aujourd'hui partie de la vie des femmes aisées. Elle avait rendu cette retraite poétique autant qu'elle l'avait pu; elle l'avait ornée et embellie pour elle-même; elle s'y était attachée comme à un asile mystérieux, où les douleurs de sa vie et les orages de son âme s'étaient toujours apaisés dans le recueillement et la prière. Elle y promena un long regard d'affection, puis elle prononça, en elle-même, la formule d'un éternel adieu à tous ces muets témoins de sa vie intime... vie cachée comme celle de la fleur qui n'aurait pas une tache à montrer au soleil, mais qui penche sa tête sous la feuillée par amour de l'ombre et de la fraîcheur.
—Retraite de mon choix, ornements selon mon goût, je vous ai aimés, pensa-t-elle; mais je ne puis plus vous aimer, car vous êtes les compagnons et les consécrateurs de la richesse et de l'oisiveté. Vous représentez à mes yeux, désormais, tout ce qui me sépare d'Henri. Je ne pourrais donc plus vous regarder sans dégoût et sans amertume. Quittons-nous avant de nous haïr. Sévère madone, tu cesserais de me protéger; glaces pures et profondes, vous me feriez détester ma propre image; beaux vases de fleurs, vous n'auriez plus pour moi ni grâces ni parfums!
Puis, avant d'écrire à Henri, comme elle l'avait résolu, elle alla sur la pointe du pied contempler et bénir le sommeil de son fils. La vue de ce pâle enfant, dont l'intelligence précoce s'était développée aux dépens de sa force physique, lui causa un attendrissement passionné. Elle lui parla dans son coeur comme s'il eût pu, dans son sommeil, écouter et comprendre les pensées maternelles.
—Sois tranquille, lui disait-elle, je ne l'aime pas plus que toi. N'en sois pas jaloux. S'il n'était pas le meilleur et le plus digne des hommes, je ne te le donnerais pas pour père. Va, petit ange, tu es ardemment et fidèlement aimé. Dors bien, nous ne nous quitterons jamais! Marcelle, toute baignée de larmes délicieuses, rentra dans sa chambre et écrivit à Lémor ce peu de lignes:
«Vous avez raison, et je vous comprends. Je ne suis pas digne de vous; mais je le deviendrai, car je le veux. Je vais partir pour un long voyage. Ne vous inquiétez pas de moi, et aimez-moi encore. Dans un an, à pareil jour, vous recevrez une lettre de moi. Disposez votre vie de manière à être libre de venir me trouver en quelque lieu que je vous appelle. Si vous ne me jugez pas encore assez convertie, vous me donnerez encore un an... un an, deux ans, avec l'espérance, c'est presque le bonheur pour deux êtres qui, depuis si longtemps, s'aiment sans rien espérer.»
Elle fit porter ce billet de grand matin. Mais on ne trouva point M. Lémor. Il était parti la veille au soir, on ne savait pour quel pays, ni pour combien de temps. Il avait donné congé de son modeste logement. On assurait pourtant que la lettre lui parviendrait, parce qu'un de ses amis était chargé de venir tous les jours retirer sa correspondance pour la lui faire passer.
Deux jours après, madame de Blanchemont avec son fils, une femme de chambre et un domestique, traversait en poste les déserts de la Sologne.
Arrivée à quatre-vingts lieues de Paris, la voyageuse se trouva à peu près au centre de la France et coucha dans la ville la plus voisine de Blanchemont dans cette direction. Blanchemont était, encore éloigné de cinq à six lieues, et, dans le centre de la France, malgré toutes les nouvelles routes ouvertes à la circulation depuis quelques années, les campagnes ont encore si peu de communication entre elles, qu'à une courte distance il est difficile d'obtenir des habitants un renseignement certain sur l'intérieur des terres. Tous savent bien le chemin de la ville ou du district forain où leurs affaires les appellent de temps en temps. Mais demandez dans un hameau le chemin de la ferme qui est à une lieue de là, c'est tout au plus si on pourra vous le dire. Il y a tant de chemins!... et tous se ressemblent. Réveillés de grand matin pour disposer le départ de leur maîtresse, les domestiques de madame de Blanchemont ne purent donc obtenir ni du maître de l'auberge, ni de ses serviteurs, ni des voyageurs campagnards qui se trouvaient là encore à moitié endormis, aucune lumière sur la terre de Blanchemont. Personne ne savait précisément où elle était située. L'un venait de Montluçon, l'autre connaissait Château-Meillant; tous avaient cent fois traversé Ardentes et La Châtre; mais on ne connaissait de Blanchemont que le nom.
—C'est une terre qui a du rapport, disait l'un, je connais le fermier, mais je n'y ai jamais été. C'est très-loin de chez nous, c'est au moins à quatre grandes lieues.
—Dame! disait un autre, j'ai vu les boeufs de Blanchemont à la foire de la Berthenoux, pas plus tard que l'an dernier, et j'ai parlé à M. Bricolin, le fermier, comme je vous parle à cette heure. Ah oui! ah oui! je connais Blanchemont! mais je ne sais pas de quel côté ça se trouve.
La servante, comme toutes les servantes d'auberge, ne savait rien des environs. Comme toutes les servantes d'auberge, elle était depuis peu de temps dans l'endroit.
La femme de chambre et le domestique, habitués à suivre leur maîtresse dans de brillantes résidences connues à plus de vingt lieues à la ronde, et situées dans des contrées civilisées, commençaient à se croire au fond du Sahara. Leurs figures s'allongeaient, et leur amour-propre souffrait cruellement d'avoir à demander sans succès le chemin du château qu'ils allaient honorer de leur présence.
—C'est donc une baraque, une tanière? disait Suzette d'un air de mépris à Lapierre.
—C'est le palais des Corybantes, répondait Lapierre, qui avait chéri dans sa jeunesse un mélodrame à grand succès intitulé le Château de Corisande, et qui appliquait ce nom, en l'estropiant, à toutes les ruines qu'il rencontrait.
Enfin, le garçon d'écurie fut frappé d'un trait de lumière.
—J'ai là-haut dans l'abat-foin, dit-il, un homme qui vous dira ça, car son métier est de courir le pays de jour et de nuit. C'est le Grand-Louis, autrement dit le grand farinier.
—Va pour le grand farinier, dit Lapierre d'un air majestueux, il paraît que sa chambre à coucher est au bout de l'échelle?
Le grand farinier descendit de son grenier en tiraillant et en faisant craquer ses grands bras et ses grandes jambes. En voyant cette structure athlétique et cette figure décidée, Lapierre quitta son ton de grand seigneur facétieux et l'interrogea avec politesse. Le farinier était, en effet, des mieux renseignés; mais, aux éclaircissements qu'il donna, Suzette jugea nécessaire de l'introduire auprès de madame de Blanchemont, qui prenait son chocolat dans la salle avec le petit Édouard, et qui, loin de partager la consternation de ses gens, se réjouissait d'apprendre d'eux que Blanchemont était un pays perdu et quasi introuvable.
L'échantillon du terroir qui se présentait en cet instant devant Marcelle avait cinq pieds huit pouces de haut, taille remarquable dans un pays où les hommes sont généralement plus petits que grands. Il était robuste à proportion, bien fait, dégagé, et d'une figure remarquable. Les filles de son endroit l'appelaient le beau farinier, et cette épithète était aussi bien méritée que l'autre. Quand il essuyait du revers de sa manche la farine qui couvrait habituellement ses joues, il découvrait un teint brun et animé du plus beau ton. Ses traits étaient réguliers, largement taillés comme ses membres, ses yeux noirs et bien fendus, ses dents éblouissantes, et ses longs cheveux châtains ondulés et crépus comme ceux d'un homme très-fort, encadraient carrément un front large et bien rempli, qui annonçait plus de finesse et de bon sens que d'idéal poétique. Il était vêtu d'une blouse gros-bleu et d'un pantalon de toile grise. Il portait peu de bas, de gros souliers ferrés, et un lourd bâton de cormier terminé par un noeud de la branche qui en faisait une espèce de massue.
Il entra avec une assurance qu'on eût pu prendre pour de l'effronterie, si la douceur de ses yeux d'un bleu clair, et le sourire de sa grande bouche vermeille n'eussent témoigné que la franchise, la bonté, et une sorte d'insouciance philosophique, faisaient le fond de son caractère.
—Salut, Madame, dit-il en soulevant son chapeau de feutre gris à grands bords, mais sans le détacher précisément de sa tête; car autant le vieux paysan est obséquieux et disposé à saluer tout ce qui est mieux habillé que lui, autant celui qui date d'après la Révolution est remarquable par l'adhérence de son couvre-chef à sa chevelure.—On me dit que vous voulez savoir de moi la route de Blanchemont?
La voix forte et sonore du grand farinier avait fait tressaillir Marcelle qui ne l'avait pas vu entrer. Elle se retourna vivement, un peu surprise d'abord de son aplomb. Mais tel est le privilège de la beauté, qu'en s'examinant mutuellement, le jeune meunier et la jeune dame oublièrent aussitôt cette sorte de méfiance que la différence des rangs inspire toujours au premier abord. Seulement Marcelle, le voyant disposé à la familiarité, crut devoir lui rappeler, par une grande politesse, les égards dus à son sexe...
—Je vous remercie beaucoup de votre obligeance, lui dit-elle en le saluant, et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien me dire s'il y a un chemin praticable pour les voitures d'ici à la ferme de Blanchemont.
Le grand farinier, sans y être invité, avait déjà pris une chaise pour s'asseoir; mais en s'entendant appeler monsieur, il comprit avec la rare perspicacité dont il était doué qu'il avait affaire à une personne bienveillante et respectable par elle-même. Il ôta tout doucement son chapeau sans se déconcerter, et appuyant ses mains sur le dossier de la chaise, comme pour se donner une contenance:
—Il y a un chemin vicinal, pas très-doux, dit-il, mais où l'on ne verse pas quand on y prend garde; le tout c'est de le suivre et de n'en pas prendre un autre. J'expliquerai cela à votre postillon. Mais le plus sûr serait de prendre ici une patache, car les dernières pluies d'orage ont endommagé plus que de raison la Vallée-Noire, et je ne dis pas que les petites roues de votre voiture puissent sortir des ornières. Ça se pourrait, mais je n'en réponds pas.
—Je vois que vos ornières ne plaisantent pas, et qu'il sera prudent de suivre votre conseil. Vous êtes sûr qu'avec une patache je ne verserai pas?
—Oh! n'ayez pas peur, Madame.
—Je n'ai pas peur pour moi, mais pour ce petit enfant. Voilà ce qui me rend prudente.
—Le fait est que ce serait dommage d'écraser ce petit-là, dit le grand farinier en s'approchant du jeune Édouard d'un air de bienveillance sincère. Comme c'est mignon et gentil, ce petit homme!
—C'est bien délicat, n'est-ce pas? lui dit Marcelle en souriant.
—Ah dame! ça n'est pas fort, mais c'est joli comme une fille. Vous allez donc venir dans le pays de chez nous, Monsieur?
—Tiens, ce grand-là! s'écria Édouard en s'accrochant au farinier qui s'était penché vers lui. Fais-moi donc toucher le plafond!
Le meunier prit l'enfant et, l'élevant au-dessus de sa tête, le promena le long des corniches enfumées de la salle.
—Prenez garde! dit madame de Blanchemont, un peu effrayée de l'aisance avec laquelle l'hercule rustique maniait son enfant.
—Oh! soyez tranquille, répondit le Grand-Louis; j'aimerais mieux casser tous les alochons de mon moulin, qu'un doigt à ce monsieur.
Ce mot d'alochon réjouit fort l'enfant, qui le répéta en riant et sans le comprendre.
—Vous ne connaissez pas ça? dit le meunier; ce sont les petites ailes, les morceaux de bois qui sont à cheval sur la roue et que l'eau pousse pour la faire tourner. Je vous montrerai ça si vous passez jamais par chez nous.
—Oui, oui, alochon! dit l'enfant en riant aux éclats et en se renversant dans les bras du meunier.
—Est-il moqueur, ce petit coquin-là? dit le Grand-Louis on le replaçant sur sa chaise. Allons, Madame, je m'en vas à mes affaires. Est-ce tout ce qu'il y a pour votre service?
—Oui, mon ami, répondit Marcelle, à qui la bienveillance faisait oublier sa réserve.
—Oh! je ne demande pas mieux que d'être votre ami! répondit gaillardement le meunier avec un regard qui exprimait assez que, de la part d'une personne moins jeune et moins belle, celle familiarité n'eût pas été de son goût.
—C'est bon, pensa Marcelle en rougissant et en souriant; je me tiendrai pour avertie.
Et elle ajouta:
—Adieu, Monsieur, et au revoir sans doute, car vous êtes habitant de Blanchemont?
—Proche voisin. Je suis le meunier d'Angibault, à une lieue de votre château, car m'est avis que vous êtes la dame de Blanchemont?
Marcelle avait défendu à ses gens de trahir son incognito. Elle désirait passer inaperçue dans le pays; mais elle vit bien, aux manières du farinier, que sa qualité de propriétaire ne faisait pas tant de sensation qu'elle l'avait craint. Un propriétaire qui ne réside pas dans ses terres est un étranger dont on ne s'occupe point. Le fermier qui le représente et auquel on a constamment affaire est un bien autre personnage.
Malgré le projet qu'elle avait fait de partir de bonne heure et d'arriver à Blanchemont avant la chaleur de midi, Marcelle fut forcée de passer la plus grande partie de la journée dans cette auberge.
Toutes les pataches de la ville étaient en campagne à cause d'une grande foire aux environs, et il fallut attendre le retour de la première venue. Ce ne fut que vers trois heures de l'après-midi que Suzette vint, d'un ton lamentable, apprendre à sa maîtresse qu'une espèce de panier d'osier, horrible et honteux, était le seul véhicule qui fût encore à sa disposition.
Au grand étonnement de sa merveilleuse soubrette, madame de Blanchemont n'hésita pas à s'en accommoder. Elle prit quelques paquets de première nécessité, remit les clefs de sa calèche et de ses malles à l'aubergiste, et partit dans la patache classique, ce respectable témoignage de la simplicité de nos pères, qui devient chaque jour plus rare, même dans les chemins de la Vallée-Noire. Celle que Marcelle eut la mauvaise chance de rencontrer était de la plus pure fabrication indigène, et un antiquaire l'eût contemplée avec respect. Elle était longue et basse comme un cercueil; aucune espèce de ressort ne gênait ses allures; les roues, aussi hautes que la capote, pouvaient braver ces fossés bourbeux qui sillonnent nos routes de traverse et que le meunier avait bien voulu qualifier d'ornières, sans doute par amour-propre national; enfin, la capote elle-même n'était qu'un tissu d'osier confortablement enduit, à l'intérieur, de bourre et de terre gâchée dont chaque cahot un peu accentué détachait des fragments sur la tête des voyageurs. Un petit cheval entier, maigre et ardent, traînait assez lestement ce carrosse champêtre, et le patachon, c'est-à-dire le conducteur, assis de côté sur le brancard, les jambes pendantes, vu que nos pères trouvaient plus commode d'approcher une chaise pour monter en voiture que de s'embarrasser les jambes dans un marchepied, était le moins étouffé et le moins compromis de la caravane. Il existe peut-être encore dans notre pays deux ou trois pataches de ce genre chez de vieux campagnards riches qui n'ont pas voulu déroger à leurs habitudes, et qui soutiennent que les voitures suspendues donnent des mâsés1, c'est-à-dire des engourdissements dans les mollets.
Cependant le voyage fut à peu près supportable tant qu'on put suivre la grande route. Le patachon était un gars de quinze ans, roux, camard, effronté, ne doutant de rien, ne se gênant point pour exciter son cheval par tous les jurements de son riche dictionnaire, sans respect pour la présence des dames, et se plaisant à épuiser l'ardeur du courageux poney qui n'avait de sa vie goûté à l'avoine, et que la vue des prés verdoyants suffisait à mettre en belle humeur. Mais quand ce dernier se fut enfoncé dans une lande aride, il commença à baisser la tête d'un air plus mécontent que rebuté, et à tirer son fardeau avec une sorte de rage, sans avoir égard aux inégalités du chemin, qui imprimaient à la voiture un mouvement de roulis tout à fait cruel.
III.
LE MENDIANT.
Ce fut bien pis lorsqu'on sortit des sables pour descendre dans les terres grasses et fortes de la Vallée-Noire. Aux lisières de ce plateau stérile, madame de Blanchemont avait admiré l'immense et admirable paysage qui se déroulait sous ses pieds pour se relever jusqu'aux cieux en plusieurs zones d'horizons boisés d'un violet pâle, coupé de bandes d'or par les rayons du couchant. Il n'est guère de plus beaux sites en France. La végétation, vue en détail, n'y est pourtant pas d'une grande vigueur. Aucun grand fleuve ne sillonne ces campagnes où le soleil ne se mire dans aucun toit d'ardoise. Point de montagnes pittoresques, rien de frappant, rien d'extraordinaire dans cette nature paisible; mais un développement grandiose de terres cultivées, un morcellement infini de champs, de prairies, de taillis et de larges chemins communaux offrant la variété des formes et des nuances, dans une harmonie générale de verdure sombre tirant sur le bleu; un pêle-mêle de clôtures plantureuses, de chaumines cachées sous les vergers, de rideaux de peupliers, de pacages touffus dans les profondeurs; des champs plus pâles et des haies plus claires sur les plateaux faisant ressortir les masses voisines; enfin, un accord et un ensemble remarquables sur une étendue de cinquante lieues carrées, que du haut des chaumières de Labreuil ou de Corlay on embrasse d'un seul regard.
Mais notre voyageuse eut bientôt perdu de vue ce magnifique panorama. Une fois engagée dans les versants de la Vallée-Noire, on change de spectacle. Descendant et gravissant tour à tour des chemins encaissés de buissons élevés, on ne côtoie point de précipices, mais ces chemins sont des précipices eux-mêmes. Le soleil, en s'abaissant derrière les arbres, leur donne une physionomie particulière étrangement gracieuse et sauvage. Ce sont des fuyants mystérieux sous d'épais ombrages, des traînes d'un vert d'émeraude qui conduisent à des impasses ou à des mares stagnantes, des tournants rapides qu'on ne peut plus remonter quand on les a descendus en voiture, enfin, un enchantement continuel pour l'imagination, avec des dangers très-réels cour ceux qui vont, à l'aventure, essayer, autrement qu'à pied, et tout au plus à cheval, ces détours séduisants, capricieux et perfides.
Tant que le soleil fut sur l'horizon, l'automédon aux crins roux se tira assez bien d'affaire. Il suivit le chemin le plus battu, et par conséquent le plus rude, mais aussi le plus sûr. Il traversa deux ou trois ruisseaux en s'attachant aux traces de roues de charrettes empreintes sur les rives. Mais quand le soleil fut couché, la nuit se fit vite dans ces chemins creux, et le dernier paysan auquel on s'adressa répondit d'un air d'insouciance:
—Marchez! marchez! vous n'avez plus qu'une petite lieue, et le chemin est toujours bon.
Or, c'était le sixième paysan qui, depuis environ deux heures, annonçait qu'on n'avait plus qu'une petite lieue à faire, et ce chemin, toujours si bon, était tel que le cheval était exténué, et les voyageurs au bout de leur patience. Marcelle elle-même commençait à craindre de verser; car si le patachon et son bidet choisissaient en plein jour leur passage avec beaucoup d'adresse, il était impossible, qu'en pleine nuit, ils pussent éviter ces fausses voies que la coupure inégale des terrains rend aussi dangereuses que pittoresques, et qui, en s'interrompant tout à coup, vous exposent à un saut de dix ou douze pieds à pic. Le gamin n'avait jamais pénétré aussi avant dans la Vallée-Noire; il s'impatientait, jurait comme un possédé chaque fois qu'il était forcé de retourner sur ses pas pour reprendre la voie; il se plaignait de la soif, de la faim, se lamentait sur la fatigue de son cheval, tout en le rouant de coups, et se donnait des airs de citadin pour vouer à tous les diables ce pays sauvage et ses stupides habitants.
Plus d'une fois, voyant le chemin rapide, mais sec, Marcelle et ses gens avaient mis pied à terre; mais on ne pouvait marcher cinq minutes sans arriver à un de ces fonds où le chemin se resserre et se trouve entièrement occupé par une source à fleur de terre, sans écoulement, et formant une mare liquide impossible à franchir à pied pour une femme délicate. La Parisienne Suzette aimait mieux verser, disait-elle, que de laisser sa chaussure dans ces bourbiers, et Lapierre, qui avait passé sa vie en escarpins sur des parquets bien luisants, était tellement gauche et démoralisé, que madame de Blanchemont n'osait plus lui laisser porter son fils.
Le réponse ordinaire dû paysan, quand on lui demande n'importe quel chemin, c'est de vous dire: Marchez tout droit, toujours tout droit. C'est tout simplement une facétie, une espèce de calembour qui signifie qu'on doit marcher sur ses jambes, car il n'y a pas un seul chemin tout droit dans la Vallée-Noire. Les nombreux ravins de l'Indre, de la Vauvre, de la Couarde2, du Gourdon et de cent autres moindres ruisseaux qui changent de nom dans leur cours, et qui n'ont jamais été avilis sous le joug d'aucun pont ni chaussée, vous forcent à mille détours pour chercher un endroit guéable, de sorte que vous êtes souvent obligé de tourner le dos au lieu vers lequel vous vous dirigez.
Note 2: (retour) La Couarde est ainsi nommée, parce que son cours est partout caché sous les buissons, où elle semble avoir peur d'être découverte. C'est un ruisseau noir, étroit et profond, qui coule en silence, et qui est, disent les paysans, plus traître qu'il n'est gros. La Tarde est une autre rivière molle et paresseuse qui arrose aussi de délicieuses prairies.
Arrivés à un carrefour surmonté d'une croix, endroit sinistre que l'imagination des paysans peuple toujours de démons, de sorciers et d'animaux fantastiques, nos voyageurs embarrassés s'adressèrent à un mendiant qui, assis sur la pierre des morts3, leur criait d'une voix monotone: «Ames charitables, ayez pitié d'un pauvre malheureux!»
La grande taille voûtée de cet homme très-vieux, mais encore robuste, et armé d'un bâton énorme, avait un aspect peu rassurant, dans le cas d'une attaque seul à seul. On ne distinguait pas bien ses traits sévères, mais il y avait, dans l'inflexion de sa voix rauque, quelque chose de plus impérieux que suppliant. Son attitude triste et ses haillons immondes contrastaient avec l'intention évidemment facétieuse qui lui faisait porter un vieux bouquet et un ruban fané à son chapeau.
—Mon ami, lui dit Marcelle en lui donnant une pièce d'argent, indiquez-nous le chemin de Blanchemont, si vous le connaissez.
Au lieu de lui répondre, le mendiant continua gravement à prononcer à haute voix un Ave Maria en latin, qu'il avait entamé à son intention.
—Répondez donc, lui dit Lapierre, vous marmotterez vos patenôtres après.
Le mendiant tourna la tête vers le laquais d'un air de mépris, et continua son oraison.
—Ne parlez pas à cet homme-là, dit le patachon, c'est un vieux gueux qui bat la campagne et qui ne sait jamais où il va; on le rencontre partout, et nulle part on ne le trouve dans son bon sens.
—Le chemin de Blanchemont? dit enfin le mendiant lorsqu'il eut achevé sa prière; vous n'y êtes pas, mes enfants; il faut retourner et prendre le premier qui descend à droite.
—En êtes-vous sûr? dit Marcelle.
—J'y ai passé plus de six cents fois. Si vous ne me croyez pas, faites comme vous voudrez; ça m'est égal, à moi.
—Il paraît sûr de son fait, dit Marcelle à son conducteur. Écoutons-le; quel intérêt aurait-il à nous tromper?
—Bah! le plaisir de mal faire, répondit le patachon soucieux. Je me méfie de cet homme-là.
Marcelle insista pour suivre l'avis du mendiant, et bientôt la patache s'enfonça dans une traîne étroite, tortueuse et singulièrement rapide.
—Je dis, moi, reprit en jurant le patachon, dont le cheval trébuchait à chaque pas, que ce vieux sournois nous égare.
—Avancez, dit Marcelle, puisqu'il n'y a pas moyen de reculer.
Plus on avançait, plus le chemin devenait quasi impossible; mais il était trop étroit pour retourner la voiture: deux haies splendides la serraient de près. Après avoir fait, des miracles de force et de dévouement, le petit cheval arriva au bas, sous un massif de vieux chênes qui paraissait être la lisière d'un bois. Le chemin s'élargit tout à coup, et l'on se vit en face d'une grande flaque d'eau dormante qui ne ressemblait guère au gué d'une rivière. Le patachon s'y engagea pourtant; mais, au beau milieu, il enfonça tellement qu'il voulut tirer de côté; ce fut le dernier exploit de son maigre Bucéphale. La patache pencha jusqu'au moyeu, et l'animal s'abattit en brisant ses traits. Il fallut le dételer. Lapierre se mit dans l'eau jusqu'aux genoux, en gémissant comme un homme à l'agonie; et, quand il eut aidé le patachon à se tirer d'affaire, tous leur efforts furent vains (ils n'étaient forts ni un ni l'autre) pour relever la voiture. Alors le patachon sauta lestement sur sa bête, et pestant contre le sorcier de mendiant, jurant par tous les diables de l'enfer il partit au grand trot, promettant d'aller chercher du secours, mais d'un ton qui faisait présager qu'il se reprocherait fort peu de laisser ses voyageurs dans le bourbier jusqu'au jour.
La patache n'avait pas été culbutée. Nonchalamment penchée dans le marécage, elle était encore fort habitable, et Marcelle s'arrangea sur la banquette du fond avec son fils étendu sur elle pour le faire dormir plus commodément, car il y avait longtemps qu'Édouard demandait son souper et son lit, et quelques friandises, mises en réserve dans la poche de Suzette, ayant apaisé sa faim, il ne se fit pas prier pour commencer son somme. Madame de Blanchemont jugeant que le petit conducteur ne se presserait pas de revenir, dans le cas où il trouverait un bon gîte, engagea Lapierre à aller voir aux environs s'il ne découvrirait pas quelqu'une de ces chaumières si bien tapies sous la feuillée, si bien fermées et silencieuses après le coucher du soleil, qu'il faut les toucher pour les voir, et les prendre d'assaut pour y trouver l'hospitalité à cette heure indue. Le vieux Lapierre n'avait qu'un souci: c'était de trouver du feu pour se sécher les pieds, et se garantir d'un rhumatisme. Il ne se fit donc pas prier pour sortir du marais, après s'être toutefois assuré que la patache, appuyée sur le tronc renversé d'un vieux saule, ne risquait pas d'enfoncer davantage.
La plus désolée était Suzette qui avait grand'peur des voleurs, des loups et des serpents, trois fléaux inconnus dans la Vallée-Noire, mais qui ne sauraient sortir de l'esprit d'une femme de chambre en voyage. Cependant le sang-froid enjoué de sa maîtresse l'empêcha de se livrer tout haut à ses terreurs, et, s'étant calée de son mieux sur la banquette de devant, elle prit le parti de pleurer en silence.
—Eh bien! qu'avez-vous donc, Suzette? lui dit Marcelle lorsqu'elle s'en aperçut.
—Hélas! Madame, répondit-elle en sanglotant, n'entendez-vous pas chanter les grenouilles? Elles vont venir sur nous et remplir la voiture...
—Et nous dévorer, sans doute? reprit madame de Blanchemont en éclatant de rire.
En effet, les vertes habitantes du marécage, un instant troublées par la chute du cheval et les clameurs du phaéton, avaient repris leur psalmodie monotone. On entendait aussi aboyer et hurler les chiens, mais si loin, qu'il n'y avait guère lieu de compter sur une prompte assistance. La lune ne se levait pas encore, mais les étoiles brillaient dans l'eau stagnante du marécage qui avait repris sa limpidité. Une brise tiède soufflait dans les grands roseaux qui s'élevaient en touffes épaisses sur la rive.
—Allons, Suzette, dit Marcelle qui se livrait déjà à une rêverie poétique, on n'est pas si mal que je l'aurais cru dans un bourbier, et si vous le voulez bien, vous y dormirez comme dans votre lit.
—Il faut que Madame ait perdu l'esprit, pensa Suzette, pour se trouver bien dans une pareille situation.
O ciel! Madame! s'écria-t-elle après un moment de silence, il me semble que j'entends hurler un loup! Est-ce que nous ne sommes pas au milieu d'une forêt?
—La forêt n'est, je crois, qu'une saulée, répondit Marcelle, et, quant au loup qui hurle, c'est un homme qui chante. S'il se dirigeait de notre côté, il pourrait nous aider à gagner la terre ferme.
—Et si c'était un voleur?
—En ce cas, c'est un voleur bienveillant qui chante pour nous avertir de prendre garde à nous. Écoutez, Suzette, sans plaisanterie, il vient par ici, la voix se rapproche.
En effet, une voix pleine, et d'une mâle harmonie, quoique rude et sans art, planait sur les champs silencieux, accompagnée comme en mesure par le pas lent et régulier d'un cheval; mais cette voix était encore éloignée et rien n'assurait que le chanteur marchât dans la direction du marécage, qui pouvait bien n'être qu'une impasse. Quand la chanson fut finie, soit que le cheval marchât sur l'herbe, soit que le villageois se fut détourné, on n'entendit plus rien.
En ce moment, Suzette, rendue à ses terreurs, vit une ombre silencieuse qui se glissait le long du marécage, et qui, reflétée dans l'eau, paraissait gigantesque. Elle laissa échapper un cri, et l'ombre, s'enfonçant dans le bourbier, vint droit vers la patache, quoique avec lenteur et précaution.
—N'ayez pas peur, Suzette, dit madame de Blanchemont qui, en ce moment, n'était pas très-rassurée elle-même; c'est notre vieux mendiant de tout à l'heure; il nous indiquera peut-être une maison d'où l'on pourra venir nous porter du secours.
—Mon ami, dit-elle avec beaucoup de présence d'esprit, mon domestique, qui est là, va aller auprès de vous pour que vous lui montriez le chemin d'une habitation quelconque.
—Ton domestique, ma petite? répondit familièrement le mendiant, il n'est pas là; il est déjà loin... Et d'ailleurs, il est si vieux, si bête, si faible, qu'il ne te servirait de rien ici.
Pour le coup, Marcelle eut peur.
IV.
LE MARÉCAGE.
Cette réponse ressemblait à la bravade farouche d'un homme qui a de mauvaises intentions. Marcelle saisit Édouard dans ses bras, résolue à le défendre au prix de sa vie, s'il le fallait: et elle allait sauter dans l'eau du côté opposé à celui par lequel s'approchait le mendiant, lorsque la chanson rustique qui s'était fait déjà entendre reprit un second couplet, et cette fois à une distance très-rapprochée.
Le mendiant s'arrêta.
—Nous sommes perdues, murmura Suzette, voilà le reste de la bande qui arrive.
—Nous sommes sauvées, au contraire, lui répondit Marcelle, c'est la voix d'un brave paysan.
En effet, cette voix était pleine de sécurité, et ce chant calme et pur annonçait la paix d'une bonne conscience. Le pas du cheval se rapprochait aussi. Évidemment le villageois descendait le chemin qui conduisait au marécage.
Le mendiant recula jusqu'au bord et resta immobile, paraissant montrer plus de prudence que de frayeur.
Marcelle se pencha alors en dehors de la patache pour appeler le passant; mais il chantait trop fort pour l'entendre, et si son cheval, effrayé à l'aspect de la masse noire que la patache présentait devant lui, ne se fût arrêté en soufflant avec force, le maître eut passé à côté sans y faire attention.
—Que diable est-ce là? cria enfin une voix de stentor qui n'exprimait aucune crainte, et que madame de Blanchemont reconnut aussitôt pour celle du grand farinier. Holà hé! les amis! votre carrosse ne roule guère. Êtes vous tous morts là dedans, que vous ne dites rien?
Quand Suzette eut reconnu le meunier, dont la belle prestance l'avait déjà frappée agréablement le matin, malgré son peu de toilette, elle redevint fort gracieuse. Elle exposa le cas piteux où sa maîtresse et elle se trouvaient réduites, et le Grand-Louis, après avoir ri sans façon de leur mésaventure, assura que rien n'était plus facile que de les délivrer. Il alla d'abord se débarrasser d'un gros sac de blé qu'il portait sur son cheval, en travers devant lui, et apercevant le mendiant, qui ne paraissait pas songer à se cacher:
—Tiens, vous êtes donc là, père Cadoche? lui dit-il d'un ton bienveillant. Rangez-vous que je jette mon sac!
—J'étais là pour essayer d'aider à ces pauvres enfants! répondit le mendiant; mais il y a tant d'eau, que je n'ai pas pu avancer.
—Restez tranquille, mon vieux, et ne vous mouillez pas inutilement. À votre âge, c'est dangereux. Je tirerai bien ces femmes de là sans vous. Et il revint chercher madame de Blanchemont, en s'enfonçant dans la vase jusqu'au poitrail de sa bête: «Allons, Madame, dit-il gaiement, avancez un peu sur le brancard, et asseyez vous derrière moi; il n'y a rien de plus facile. Vous ne vous mouillerez pas seulement le bout des pieds, car vous n'avez pas les jambes si longues que votre serviteur. Faut-il que votre patachon soit bête pour vous avoir fourrées là dedans, quand, à deux pas sur la gauche, il n'y a pas six pouces de fange!»
—Je suis désolée de vous faire prendre un si vilain bain de jambes, dit Marcelle, mais mon enfant...
—Ah! le petit monsieur? C'est, juste! lui d'abord. Passez-le-moi... c'est cela... le voilà devant moi. Soyez tranquille, la selle ne le blessera pas, mon cheval n'en use guère, ni moi non plus. Allons, asseyez-vous derrière moi, ma petite dame, et n'ayez pas peur. La Sophie a les reins forts et les jambes sûres.
Le meunier déposa doucement la mère et l'enfant sur le gazon.
—Et moi, criait Suzette, allez-vous me laisser là dedans?
—Non pas, Mademoiselle, dit le Grand-Louis en retournant la chercher. Donnez-moi aussi vos paquets, nous sortirons tout, soyez tranquille.
—A présent, dit-il, quand il eut effectué le débarquement complet, ce patachon de malheur viendra chercher sa carcasse de voiture quand il voudra. Je n'ai ni traits ni cordes pour y atteler Sophie; mais je vas vous conduire où vous voudrez, mes petites dames.
—Sommes-nous bien loin de Blanchemont? demanda Marcelle.
—Diable, oui! votre patachon a pris un drôle de chemin pour vous y conduire! Il y a d'ici deux lieues de pays, et quand nous y arriverons tout le monde sera couché; ce ne sera pas chose aisée que de nous faire ouvrir. Mais si vous voulez, nous ne sommes qu'à une petite lieue de mon moulin d'Angibault; ça n'est pas riche, mais c'est propre, et ma mère est une bonne femme qui ne fera pas la grimace pour se relever, pour mettre des draps blancs dans les lits, et pour tordre le cou à deux poulets. Ça vous va-t-il? sans façon, allons, Mesdames! à la guerre comme à la guerre, au moulin comme au moulin. Demain matin on aura ramassé et décrotté la patache, qui ne s'enrhumera pas pour passer la nuit au frais, et on vous conduira à Blanchemont à l'heure que vous voudrez.
Il y avait de la cordialité et même une sorte de délicatesse dans la brusque invitation du meunier. Marcelle, gagnée par son bon coeur et par la mention qu'il avait faite de sa mère, accepta avec reconnaissance.
—C'est bien, vous me faites plaisir, dit le farinier; je ne vous connais pas, vous êtes peut-être la dame de Blanchemont, mais ça m'est égal; quand vous seriez le diable (et on dit que le diable se fait beau et joli quand il veut), je serais content de vous empêcher de passer une mauvaise nuit. Ah ça! je ne peux pas laisser mon sac de blé; je vas le charger sur Sophie, le petit s'asseoira dessus, la maman derrière; ça ne vous gênera pas, au contraire, ça vous servira à vous appuyer. La demoiselle viendra à pied avec moi, en causant avec le père Cadoche, qui n'est pas très-bien mis, mais qui a beaucoup d'esprit. Mais où a-t-il passé, ce vieux lézard? dit-il en cherchant des yeux le mendiant qui avait disparu. Holà hé! père Cadoche! Venez-vous coucher à la maison?... Il ne répond pas; allons, ce n'est pas son idée pour ce soir. Marchons, Mesdames.
—Cet homme nous a beaucoup effrayées, dit Marcelle. Vous le connaissez donc?
—Depuis que je suis au monde. Ce n'est pas un méchant homme, et vous avez eu tort de le craindre.
—Il me semble pourtant qu'il nous a fait des menaces, et sa manière de tutoyer m'a paru peu amicale.
—Il vous a tutoyées? Vieux farceur! Il n'est pas honteux, celui-là! Mais c'est sa manière d'être; n'y faites pas attention. C'est un homme sans malice, un original! c'est le père Cadoche enfin, l'oncle à tout le monde, comme on l'appelle, et qui promet sa succession à tous les passants, quoiqu'il soit aussi gueux que son bâton.
Marcelle chemina fort commodément sur la robuste et pacifique Sophie. Le petit Édouard, qu'elle tenait bien serré devant elle, «goûtait fort cette façon d'aller,» comme dit le bon La Fontaine. Il talonnait de ses deux petits pieds l'encolure de la bête, qui ne le sentait pas et n'en allait pas plus vite. Elle marchait comme un vrai cheval de meunier, sans avoir besoin d'être guidée, connaissant son chemin par coeur, et se dirigeant dans l'obscurité, à travers l'eau et les pierres, sans jamais se tromper ni faire un faux pas. A la requête de Marcelle, qui craignait, pour son vieux serviteur, une nuit passée à la belle étoile, le meunier fit retentir sa voix tonnante à plusieurs reprises, et Lapierre, qui s'était égaré dans un taillis voisin, et tournait, depuis une demi-heure, dans l'espace d'un arpent, vint bientôt rejoindre la petite caravane.
Au bout d'une heure de marche le bruit d'une écluse se fit entendre, et les premières blancheurs de la lune éclairèrent le toit couvert de pampre du moulin, et les bords argentés de la rivière, jonchés de menthe et de saponaire.
Marcelle sauta légèrement sur ce tapis parfumé, après avoir remis dans les bras du meunier l'enfant, qui, tout joyeux et tout fier de son voyage équestre, lui jeta ses petits bras autour du cou, en lui disant:
—Bonjour, alochon.
Ainsi que le Grand-Louis l'avait annoncé, sa vieille mère se releva sans humeur, et avec l'aide d'une petite servante de quatorze à quinze ans, les lits furent bientôt prêts. Madame de Blanchemont avait plus besoin de repos que de souper: elle empêcha la vieille meunière de lui servir autre chose qu'une tasse de lait, et, brisée de fatigue, elle s'endormit avec son enfant attaché à son flanc maternel, dans un lit de plume, appelé couette, d'une hauteur démesurée et d'un moelleux recherché. Ces lits, dont tout le défaut est d'être trop chauds et trop doux, composent, avec une paillasse rebondie, tout le coucher des habitants aisés ou misérables d'un pays où les oies abondent, et où les hivers sont très-froids.
Fatigué d'un long voyage de quatre-vingts lieues fait très rapidement, et surtout de la course en patache qui en avait été pour ainsi dire le bouquet, la belle Parisienne eût volontiers dormi la grasse matinée; mais à peine l'aube eut-elle paru, que le chant des coqs, le tic-tac du moulin, la grosse voix du meunier et tous les bruits du travail rustique la forcèrent de renoncer à un plus long repos. D'ailleurs, Edouard qui n'était pas fatigué le moins du monde et que l'air de la campagne stimulait déjà, commençait à gambader sur son lit. Malgré tout le tapage du dehors, Suzette, couchée dans la même chambre, dormait si profondément, que Marcelle se fit conscience de la réveiller. Commençant donc le genre de vie nouveau qu'elle avait résolu d'embrasser, elle se leva et s'habilla sans l'aide de sa femme de chambre, fit elle-même avec un plaisir extrême la toilette de son fils, et sortit pour aller souhaiter le bonjour à ses hôtes. Elle ne trouva que le garçon de moulin et la petite servante, qui lui dirent que le maître et la maîtresse venaient d'aller au bout du pré pour s'occuper du déjeuner. Curieuse de savoir en quoi consistaient ces préparatifs, Marcelle franchit le pont rustique qui servait en même temps de pelle au réservoir du moulin, et laissant sur sa droite une belle plantation de jeunes peupliers, elle traversa la prairie en longeant le cours de la rivière, ou plutôt du ruisseau, qui, toujours plein jusqu'aux bords et rasant l'herbe fleurie, n'a guère en cet endroit plus de dix pieds de large. Ce mince cours d'eau est pourtant d'une grande force, et aux abords du moulin il forme un bassin assez considérable, immobile, profond et uni comme une glace, où se reflètent les vieux saules et les toits moussus de l'habitation. Marcelle contempla ce site paisible et charmant, qui parlait à son coeur sans qu'elle sût pourquoi. Elle en avait vu de plus beaux; mais il est des lieux qui nous disposent à je ne sais quel attendrissement invincible, et où il semble que la destinée nous attire pour nous y faire accepter des joies, des tristesses ou des devoirs.
V.
LE MOULIN.
Quand Marcelle pénétra dans les vastes bosquets où elle comptait trouver ses hôtes, elle crut entrer dans une forêt vierge. C'était une suite de terrains minés et bouleversés par les eaux, couverts de la plus épaisse végétation. On voyait que la petite rivière faisait là de grands ravages à la saison des pluies. Des aunes, des hêtres et des trembles magnifiques à demi renversés, et laissant à découvert leurs énormes racines sur le sable humide, semblables à des serpents et à des hydres entrelacés, se penchaient les uns sur les autres dans un orgueilleux désordre. La rivière, divisée en nombreux filets, découpait, suivant son caprice, plusieurs enceintes de verdure, où, sur un gazon couvert de rosée, s'entre-croisaient des festons de ronces vigoureuses, et cent variétés d'herbes sauvages hautes comme des buissons et abandonnées à la grâce incomparable de leur libre croissance. Jamais jardin anglais ne pourrait imiter ce luxe de la nature, ces masses si heureusement groupées, ces bassins nombreux que la rivière s'est creusés elle-même dans le sable et dans les fleurs, ces berceaux qui se rejoignent sur les courants, ces accidents heureux du terrain, ces digues rompues, ces pieux épars que la mousse dévore et qui semblent avoir été jetés là pour compléter la beauté du décor. Marcelle resta plongée dans une sorte de ravissement, et, sans le petit Edouard qui courait comme un faon échappé, avide d'imprimer le premier la trace de ses pieds mignons sur les sables fraîchement déposés au rivage, elle se fût oubliée longtemps. Mais la crainte de le voir tomber dans l'eau réveilla sa sollicitude; et, s'attachant à ses pas, courant après lui, et s'enfonçant de plus en plus dans ce désert enchanté, elle croyait faire un de ces rêves où la nature nous apparaît si complète dans sa beauté, qu'on peut dire avoir vu parfois, en songe, le paradis terrestre.
Enfin le meunier et sa mère se montrèrent sur l'autre rive; l'un jetant l'épervier et pêchant des truites, l'autre trayant sa vache.
—Ah! ah! ma petite dame, déjà levée! dit le farinier. Vous voyez, nous nous occupons de vous. Voilà la vieille mère qui se tourmente de n'avoir rien de bon à vous servir; mais moi je dis que vous vous contenterez de notre bon coeur. Nous ne sommes ni cuisiniers ni aubergistes, mais quand on a bon appétit d'un côté et bonne volonté de l'autre...
—Vous me traitez cent fois trop bien, mes braves gens, répondit Marcelle en se hasardant sur la planche qui servait de pont, avec Edouard dans ses bras, pour aller les rejoindre; jamais je n'ai passé une si bonne nuit, jamais je n'ai vu une aussi belle matinée que chez vous. Les belles truites que vous prenez là, monsieur le meunier! Et vous, la mère, le beau lait blanc et crémeux! Vous me gâtez, et je ne sais comment vous remercier.
—Nous sommes assez remerciés si vous êtes contente, dit la vieille en souriant. Nous ne voyons jamais du si beau monde que vous, et nous ne connaissons pas beaucoup les compliments; mais nous voyons bien que vous êtes une personne honnête et sans exigence. Allons, venez à la maison, la galette sera bientôt cuite, et le petit doit aimer les fraises. Nous avons un bout de jardin où il s'amusera à les cueillir lui-même.
—Vous êtes si bons, et votre pays est si beau, que je voudrais passer ma vie ici, dit Marcelle avec abandon.
—Vrai? dit le meunier en souriant avec bonhomie; eh! si le coeur vous en dit... Vous voyez bien, mère, que notre pays n'est pas si laid que vous croyez. Quand je vous dis, moi, qu'une personne riche pourrait s'y trouver bien!
—Oui! dit la meunière, à condition d'y bâtir un château, et encore ce serait un château bien mal placé.
—Est-il possible que vous vous déplaisiez ici? reprit Marcelle étonnée.
—Oh! moi, je ne m'y déplais pas, répondit la vieille. J'y ai passé ma vie et j'y mourrai, s'il plaît à Dieu. J'ai eu le temps de m'y habituer, depuis soixante et quinze ans que j'y règne; et, d'ailleurs, on est bien forcé de se contenter du pays qu'on a. Mais vous, Madame, s'il vous fallait passer l'hiver ici, vous ne diriez pas que le pays est beau. Quand les grandes eaux couvrent tous nos prés, et que nous ne pouvons plus même sortir dans notre cour, non, non, ça n'est pas joli!
—Bah! bah! les femmes s'effraient toujours, dit le Grand-Louis. Vous savez bien que les eaux n'emporteront pas la maison, et que le moulin est bien garanti. Et puis quand le mauvais temps vient, il faut bien le prendre comme il est. Tout l'hiver, vous demandez l'été, mère, et tant que dure l'été, vous ne songez qu'à vous inquiéter de l'hiver qui viendra. Moi, je vous dis qu'on pourrait vivre ici heureux et sans souci.
—Et pourquoi donc ne fais-tu pas comme tu dis? reprit la mère. Es-tu sans souci, toi? Te trouves-tu heureux d'être meunier et d'avoir ta maison dans l'eau si souvent? Ah! si je répétais tout ce que tu dis quelquefois sur le malheur de ne pas être bien logé, et de ne pouvoir pas faire fortune!
—C'est très-inutile de répéter toutes les bêtises que je dis quelquefois, mère, vous pouvez bien vous en épargner la peine. En parlant ainsi d'un ton de reproche, le grand meunier regardait sa mère avec une douceur affectueuse et presque suppliante. Leur entretien ne paraissait pas aussi banal à madame de Blanchemont qu'il peut jusqu'ici le paraître au lecteur. Dans la situation de son esprit, elle désirait savoir comment cette vie rustique, la moins dure encore pour les gens pauvres, était sentie et appréciée par ceux-là même qui étaient forcés de la mener. Elle ne venait pas l'examiner et l'essayer avec des idées trop romanesques. Henri, en doutant de son aptitude à l'embrasser, lui en avait bien fait sentir les privations et les souffrances réelles. Mais elle pensait que ces souffrances n'étaient pas au-dessus de son courage, et ce qui l'intéressait dans l'opinion de ses hôtes du moulin, c'était le degré de philosophie ou d'insensibilité dont les avait pourvus la nature, comparé avec celui que le sentiment poétique et l'amour, sentiment plus religieux et plus puissant encore, pouvaient lui donner à elle même. Elle laissa donc paraître un peu de curiosité dès que le Grand-Louis se fut éloigné pour porter ses truites, comme il disait, dans la poêle à frire.
—Ainsi, dit-elle à la vieille meunière, vous ne vous trouvez pas heureuse, et votre fils lui-même, malgré son air de gaieté, se tourmente quelquefois?
—Eh! Madame, quant à moi, répondit la bonne femme, je me trouverais assez riche et assez contente de mon sort si je voyais mon fils heureux. Défunt mon pauvre homme était à son aise; son commerce allait bien; mais il est mort avant d'avoir pu élever sa famille, et il m'a fallu mener à bien et établir de mon mieux tous mes enfants. A présent la part de chacun n'est pas grosse; le moulin est resté à mon Louis, qu'on appelle le Grand-Louis, comme on appelait son père le Grand-Jean, et comme on m'appelle la Grand'Marie. Car, Dieu aidant, on pousse assez bien dans notre famille, et tous mes enfants étaient de belle taille. Mais c'est là le plus clair de notre bien; le reste est si peu de chose, qu'il n'y a pas de quoi se faire de fausses espérances.
—Mais enfin, pourquoi voudriez-vous être plus riches? Souffrez-vous de la pauvreté? Il me semble que vous êtes bien logés, que votre pain est beau, votre santé excellente.
—Oui, oui, grâce au bon Dieu, nous avons le nécessaire, et bien des gens qui valent peut-être mieux que nous, n'ont pas tout ce qu'il leur faudrait; mais voyez-vous, Madame, on est heureux ou malheureux, suivant les idées qu'on se fait...
—Vous touchez la vraie question, dit Marcelle, qui remarquait dans la physionomie et dans le langage de la meunière de la finesse naïve et un sens juste. Puisque vous appréciez si bien les choses, d'où vient donc que vous vous plaignez?
—Ce n'est pas moi qui me plains, c'est mon Grand-Louis! ou, pour mieux parler, c'est moi qui me plains parce que je le vois mécontent, et c'est lui qui ne se plaint pas parce qu'il a du courage et craint de me faire de la peine. Mais quand il en a trop lui-même, ça lui échappe, le pauvre enfant! Il ne dit qu'un mot, mais ça me fend le coeur. Il dit comme ça: «Jamais, jamais, ma mère!» et ce mot veut dire qu'il n'espère plus rien. Mais ensuite, comme il est naturellement porté à la gaieté (comme défunt son pauvre cher père), il a l'air de se faire une raison, et il me dit toutes sortes de contes, soit qu'il veuille me consoler, soit qu'il s'imagine que ce qu'il s'est mis dans la tête finira par arriver.
—Mais qu'a-t-il dans la tête? c'est donc de l'ambition?
—Oh! oui, c'est une grande ambition, c'est une vraie folie! ce n'est pourtant pas l'amour de l'argent, car il n'est pas avare, tant s'en faut! Dans son partage de famille, il a cédé à ses frères et soeurs tout ce qu'ils ont voulu, et quand il a gagné quelque peu, il est prêt à le donner au premier qui a besoin de lui. Ce n'est pas la vanité non plus, car il porte toujours ses habits de paysan, quoiqu'il ait reçu de l'éducation et qu'il ait le moyen d'aller aussi bien vêtu qu'un bourgeois. Enfin, ça n'est ni la mauvaise conduite, ni le goût de la dépense, car il se contente de tout et ne va jamais courir où il n'a pas affaire.
—Eh bien, qu'est-ce donc? dit Marcelle, dont la douce figure et le ton cordial attiraient insensiblement la confiance de la vieille femme.
—Eh! qu'est-ce que vous voulez que ce soit, si ce n'est pas l'amour? dit la meunière avec un sourire mystérieux et ce je ne sais quoi de fin et de délicat qui, sur le chapitre du sentiment, établit en un clin d'oeil l'abandon et l'intérêt entre les femmes, malgré les différences d'âge et de rang.
—Vous avez raison, dit Marcelle en se rapprochant de la Grand'Marie, c'est l'amour qui est le grand trouble-fête de la jeunesse! Et cette femme qu'il aime, elle est donc plus riche que lui?
—Oh! ce n'est pas une femme! mon pauvre Louis a trop d'honneur pour en conter a une femme mariée! C'est une fille, une jeune fille, une jolie fille, ma foi, et une bonne fille, il faut en convenir. Mais elle est riche, riche, et nous avons beau y penser, jamais ses parents ne voudront la donner à un meunier.
Marcelle, frappée du rapport qui existait entre le roman du meunier et celui de sa propre vie, éprouva une curiosité mêlée d'émotion.
—Si elle aime votre fils, dit-elle, cette belle et bonne fille, elle finira par l'épouser.
—C'est ce que je me dis quelquefois; car elle l'aime, cela j'en suis sûre, Madame, quoique mon Grand-Louis ne le soit pas. C'est une fille sage, et qui n'irait pas dire à un homme qu'elle veut l'épouser malgré la volonté de ses parents. Et puis, elle est bien un peu rieuse, un peu coquette; c'est de son âge, cela n'a que dix-huit ans! Son petit air malin désespère mon pauvre garçon; aussi, pour le consoler, quand je vois qu'il ne mange pas et qu'il fait sa grosse voix avec la Sophie (notre jument, en parlant par respect), je ne peux pas m'empêcher de lui dire ce que j'en pense. Et il me croit un peu, car il voit bien que j'en sais plus long que lui sur le coeur des femmes. Moi, je vois bien que la belle rougit quand elle le rencontre, et qu'elle le cherche des yeux quand elle vient se promener par ici; mais j'ai tort de dire cela à ce garçon, car je l'entretiens dans sa folie, et je ferais mieux de lui dire qu'il n'y faut pas songer.
—Pourquoi? dit Marcelle; l'amour rend tout possible. Soyez sûre, ma bonne mère, qu'une femme qui aime est plus forte que tous les obstacles.
—Oui, je pensais cela étant jeune. Je me disais que l'amour d'une femme est comme la rivière, qui casse tout quand elle veut passer, et qui se moque des barrages et des empellements. J'étais plus riche que mon pauvre Grand-Jean, moi, et pourtant je l'ai épousé. Mais il n'y avait pas la même différence qu'entre nous maintenant et mademoiselle...
Ici, le petit Edouard interrompit la meunière en disant à sa mère:
—Tiens! Henri est donc ici?
VI.
UN NOM SUR UN ARBRE.
Madame de Blanchemont tressaillit et faillit laisser échapper un cri du fond de son coeur, en cherchant des yeux ce qui avait pu motiver l'exclamation de l'enfant.
En suivant la direction des regards et des gestes d'Edouard, Marcelle remarqua un nom creusé au canif sur l'écorce d'un arbre. L'enfant commençait à savoir lire, surtout certains mots qui lui étaient familiers, certains noms qu'on lui avait peut-être fait épeler de préférence. Il avait parfaitement reconnu celui d'Henri inscrit sur le tronc lisse d'un peuplier blanc, et il s'imaginait que son ami venait de le tracer. Entraînée par l'imagination de son fils, Marcelle se persuada avec lui, pendant quelques instants, qu'elle allait voir Henri Lémor sortir des bosquets d'aunes et de trembles. Mais il ne lui fallut pas beaucoup réfléchir pour sourire tristement de sa facilité à se faire illusion. Cependant, comme on ne renonce pas volontiers à une espérance, si folle qu'elle soit, elle ne put se défendre de demander à la meunière quelle personne de sa famille ou de son entourage portait le nom d'Henri.
—Aucune que je sache, répondit la mère Marie. Je ne connais point cela. Il y a bien au bourg de Nohant une famille Henri, mais ce sont des gens comme moi, qui ne savent écrire ni sur le papier ni sur les arbres... A moins que le fils qui revient de l'armée... mais bon! il y a plus de deux ans qu'il n'est venu par ici.
—Vous ne savez donc pas qui peut avoir écrit ce nom?
—Je ne savais pas seulement qu'il y eût là quelque chose d'écrit. Je n'y ai jamais fait attention. Et quand je l'aurais vu, je ne sais pas lire. J'avais pourtant le moyen d'être bien éduquée, mais dans mon temps ce n'était guère la mode. On faisait une croix sur les actes en guise de signature, et c'était aussi bon devant la loi.
Le meunier était revenu avertir que le déjeuner était prêt. En voyant l'attention de Marcelle fixée sur ce nom, lui qui savait très-bien lire et écrire, mais qui n'avait rien remarqué jusqu'alors, il chercha à expliquer le fait.
—Je ne vois que l'homme de l'autre jour qui ait pu s'amuser à cela, dit-il, car il ne vient guère de gens de la ville par ici.
—Et qu'est-ce que c'est que l'homme de l'autre jour? demanda Marcelle en s'efforçant de prendre un air d'indifférence.
—C'était un monsieur qui ne nous a pas dit son nom, répondit la vieille. Nous ne savons pas grand'chose, et pourtant nous savons que la curiosité est malhonnête. Louis est comme moi là-dessus, et, au contraire des gens de notre pays qui interrogent à tort et à travers tous les étrangers qu'ils rencontrent, nous ne désirons jamais savoir que ce qu'on désire que nous sachions. Ce monsieur là avait l'air de vouloir garder son nom et ses intentions pour lui seul.
—Et cependant il faisait beaucoup de questions, ce garçon-là, observa le Grand-Louis, et nous aurions été en droit de lui en faire à notre tour. Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas osé. Il n'avait pourtant pas la mine bien méchante, et je ne suis pas très honteux de mon naturel; mais il avait un air tout drôle et qui me faisait de la peine.
—Quel air avait-il donc? demanda Marcelle, dont la curiosité et l'intérêt s'éveillaient à chaque mot du meunier.
—Je ne saurais vous dire, répondit celui-ci; je n'y faisais pas grande attention pendant qu'il était là, et quand il a été parti, je me suis mis à y penser. Vous souvenez-vous, ma mère?
—Oui, tu me disais: «Tenez, mère, en voilà un qui est comme moi, il n'a pas tout ce qu'il désire.»
—Bah! bah! je ne disais pas cela, reprit le Grand-Louis, qui craignait que sa mère ne laissât échapper son secret, et ne se doutait pas qu'il fût déjà révélé. Je disais simplement: Voilà un particulier qui n'a pas l'air bien content d'être au monde.
—Il était donc fort triste? dit Marcelle émue.
—Il avait l'air de penser beaucoup. Il est resté au moins trois heures tout seul, assis par terre, là où vous êtes maintenant, et il regardait couler la rivière, comme s'il eût voulu compter toutes les gouttes d'eau. J'ai cru qu'il était malade, et j'ai été, par deux fois, lui offrir d'entrer à la maison pour se rafraîchir. Quand j'approchais de lui, il sautait comme un homme qu'on réveille, et il prenait un air fâché. Puis, tout de suite, il avait un visage très-doux et très-bon, et il me remerciait. Il a fini par accepter un morceau de pain et un verrre d'eau, pas davantage.
—C'est Henri! s'écria le petit Edouard qui, pendu à la robe de sa mère, écoutait avec attention. Tu sais bien, maman, qu'Henri ne boit jamais de vin.
Madame de Blanchemont rougit, pâlit, rougit encore, et d'une voix qu'elle s'efforçait en vain d'assurer, elle demanda ce que cet étranger était venu faire dans le pays.
—Je n'en sais rien, répondit le farinier qui, fixant son regard pénétrant sur le beau visage ému de la jeune dame, se dit en lui-même:
—En voilà encore une qui a, comme moi, son idée dans la tête!
Et, voulant satisfaire autant que possible la curiosité de Marcelle sur l'étranger, et la sienne propre sur les sentiments de son hôtesse, il entra complaisamment dans tous les détails qu'elle attendait avec anxiété.
L'étranger était arrivé à pied, il y avait environ quinze jours. Il avait erré deux jours dans la Vallée-Noire, et on ne l'avait plus revu. On ne savait pas où il avait passé la nuit; le meunier présumait que c'était à la belle étoile. Il ne paraissait pas très nanti d'argent. Il avait pourtant offert de payer son maigre repas au moulin; mais sur le refus du meunier, il avait remercié avec la simplicité d'un homme qui ne rougit pas d'accepter l'hospitalité d'un homme de même condition que lui. Il était vêtu comme un ouvrier propre ou comme un bourgeois de campagne, avec une blouse et un chapeau de paille. Il avait un bien petit havre-sac sur le dos, et, de temps en temps, il le mettait sur ses genoux, en tirait du papier et avait l'air d'écrire comme s'il eût pris des notes. Il avait été à Blanchemont, à ce qu'il disait, mais personne ne l'y avait vu. Cependant, il parlait de la ferme et du vieux château comme un homme qui a tout examiné. En mangeant son pain et buvant son eau, il avait fait beaucoup de questions au meunier sur l'étendue des terres, sur leur rapport, sur les hypothèques dont elles étaient grevées, sur la réputation et le caractère du fermier, sur les dépenses de feu M. de Blanchemont, sur ses autres terres, etc.; enfin, on avait fini par le prendre, au moulin, pour un homme d'affaires envoyé par quelque acheteur, pour avoir des informations et reconnaître la qualité du terrain.
—Car il paraît que la terre de Blanchemont va être mise en vente, si elle ne l'est pas déjà, ajouta le meunier, qui n'était pas tout à fait aussi dégagé de la fièvre de curiosité particulière aux paysans de l'endroit, que le prétendait sa mère.
Marcelle, qu'une bien autre sollicitude agitait, entendit à peine la réflexion qui terminait ce récit.
—Quel âge pouvait avoir cet étranger? Demanda-t-elle.
—Si sa figure ne ment pas, dit la meunière, il peut avoir l'âge de Louis, de vingt-quatre à vingt-cinq ans environ.
—Et... comment est-il de figure? Est-il brun, de moyenne taille?
—Il n'est pas grand et il n'est pas blond, dit le meunier. Il n'a pas une vilaine figure, mais il est pâle comme un homme qui ne jouit pas d'une grosse santé.
—Ce pourrait être Henri, pensa Marcelle, bien que ce portrait un peu rudement esquissé, ne répondit pas assez à l'idéal qu'elle portait dans son coeur.
—C'est un homme qui ne sera peut-être pas très coulant en affaires, reprit le Grand-Louis: car pour obliger M. Bricolin, le fermier de Blanchemont, qui veut se porter acquéreur, et pour dégoûter un peu celui-là, je m'amusait à déprécier la propriété; mais ce garçon ne se laissait pas endormir. La terre vaut ceci et cela, disait-il, et il comptait le revenu, les charges, les frais sur le bout de ses doigts, comme un quelqu'un qui s'y connaît, et qui n'a pas besoin de longues paroles, le verre en main, à la mode du pays, pour voir le fort et le faible d'une affaire.
—Allons, je suis folle, pensa madame de Blanchemont; cet étranger est le premier venu, quelque régisseur chargé de placer des fonds dans le pays, et son air triste, sa rêverie au bord de l'eau, c'est tout simplement le résultat de la chaleur et de la fatigue. Quant à ce nom d'Henri, c'est un hasard qu'il le porte, si tant est que ce soit lui qui l'ait écrit là. Jamais Henri ne s'est occupé d'affaires; jamais il n'a su la valeur d'aucune propriété, la source et le cours d'aucune richesse de ce monde. Non, non, ce n'est pas lui. D'ailleurs, n'était-il pas à Paris, il y a quinze jours? Il y en a trois que je l'ai vu, et il ne m'a pas dit qu'il se fût absenté récemment. Que serait-il venu faire dans la Vallée-Noire? Savait-il seulement que la terre de Blanchemont, dont je ne me souviens pas de lui avoir jamais parlé, fût située dans cette province?
Ayant détaché, non sans quelque effort, ses regards de l'inscription mystérieuse qui avait tant fait travailler sa pensée, elle suivit ses hôtes à la maison, et trouva un excellent déjeuner servi sur une table massive recouverte d'une nappe bien blanche. La fromentée (le mets favori du pays), pâte compacte de blé crevé dans l'eau et habillé dans le lait, le gâteau de poires à la crème poivrée, les truites de la Vauvre, les poulets maigres et tendres, mis tout palpitants sur le gril, la salade à l'huile de noix bouillante, le fromage de chèvre et les fruits un peu verts; tout cela parut exquis au petit Edouard. On avait mis le couvert des deux domestiques et des deux hôtes à la même table que madame de Blanchemont, et la meunière s'étonnait beaucoup du refus de Lapierre et de Suzette, de s'asseoir à côté de leur maîtresse. Mais Marcelle exigea qu'ils se conformassent à l'usage de la campagne, e elle commença gaiement cette vie d'égalité dont l'idée lui souriait.
Les manières du meunier, étaient brusques, ouvertes, et jamais grossières. Celles de sa mère étaient un peu plus obséquieuses, et, malgré les remontrances de Grand-Louis, à qui le bon sens tenait lieu de savoir vivre, elle persécutait bien un peu ses convives pour les forcer à manger plus que leur appétit ne le comportait; mais il y avait tant de sincérité dans son empressement, que Marcelle ne songea point à la trouver importune. Cette vieille avait du coeur et de l'intelligence, et son fils tenait d'elle à tous égards. Il avait de plus qu'elle un bon fonds d'éducation élémentaire. Il avait suivi l'école primaire; il savait lire et comprendre beaucoup plus de choses qu'il n'était pressé de le faire voir. En causant avec lui, Marcelle trouva plus d'idées justes, de notions saines et de goût naturel, qu'elle n'en eût attendu la veille de la part du grand farinier à sa rencontre dans l'auberge. Tout cela avait d'autant plus de prix que, loin d'en faire montre et d'en tirer vanité, il affectait des manières de paysan plus rudes que celles dont il n'ignorait pas l'usage. On eût dit qu'il craignait par-dessus tout de passer pour un bel esprit de village, et qu'il avait un profond mépris pour ceux qui renient leur bonne race et leur honnête condition, en prenant des airs ridicules. Il parlait avec assez de pureté, à l'ordinaire, sans toutefois dédaigner les locutions naïves et pittoresques du terroir. Quand il s'oubliait, c'est alors qu'il parlait tout à fait bien et qu'on ne sentait plus du tout le meunier. Mais bientôt, comme s'il eût été honteux de s'écarter de sa sphère, il revenait à ses plaisanteries sans fiel et à sa familiarité sans insolence.
Cependant Marcelle fut un peu embarrassée, lorsque le patachon étant revenu se mettre à sa disposition vers sept heures du matin, elle voulut, tout en prenant congé de ses hôtes, payer la dépense qu'elle avait faite chez eux. Ils refusèrent à rien recevoir.
—Non, ma chère dame, non, lui dit le meunier sans emphase, mais d'un ton ferme; nous ne sommes pas aubergistes. Nous pourrions l'être, ce ne serait pas au-dessous de nous. Mais, enfin, nous ne le sommes pas, et nous ne prendrons rien.
—Comment! dit Marcelle, je vous aurai causé tout ce dérangement et toute cette dépense sans que vous me permettiez de vous indemniser? car je sais que votre mère m'a donné sa chambre, qu'elle a pris votre lit et que vous avez couché dans le foin de votre grenier. Vous vous êtes dérangé de vos occupations ce matin pour pêcher. Votre mère a chauffé le four, elle a prise de la peine, et nous avons fait une certaine consommation chez vous.
—Oh! ma mère a très bien dormi et moi encore mieux, répondit le Grand-Louis. Les truites de la Vauvre ne me coûtent rien, c'est aujourd'hui dimanche, et ces jours-là je pêche toute la matinée. Pour un peu de lait, de pain et de farine qui ont servi à votre déjeuner, avec quelque mauvaise volaille, nous ne serons pas ruinés. Ainsi, le service n'est pas grand, et vous pouvez l'accepter de nous sans regret. Nous ne vous le reprocherons pas, d'autant plus que nous ne vous reverrons peut-être jamais.
—J'espère que si, répondit Marcelle, car je compte rester quelques jours au moins à Blanchemont; je veux revenir remercier votre mère et vous d'une hospitalité si cordiale et que je suis pourtant un peu honteuse d'accepter ainsi.
—Et pourquoi avoir honte de recevoir un petit service des honnêtes gens? Quand on est content de leur bon coeur, on est quitte envers eux. Je sais bien que dans les grandes villes tout se paie, jusqu'à un verre d'eau. C'est une vilaine coutume, et dans nos campagnes, on serait bien malheureux si on ne s'obligeait pas les uns les autres. Allons, allons, n'en parlons plus.
—Mais vous ne voulez donc pas que je revienne vous demander à déjeuner? vous me forcez à m'abstenir de ce plaisir ou à devenir indiscrète.
—Cela c'est autre chose. Nous n'avons fait que notre devoir, en vous donnant comme vous dites l'hospitalité; car enfin nous sommes élevés à regarder cela comme un devoir; et, bien que la bonne coutume s'en aille un peu, bien qu'aujourd'hui les pauvres gens, sans demander qu'on leur paie ces petits services, acceptent presque tout ce qu'on leur donne en partant, nous ne sommes pas d'avis, ma mère et moi, de changer les vieux usages quand ils sont bons. S'il y avait eu aux environs une auberge passable, je vous y aurais conduite hier soir, pensant que vous y seriez mieux que chez nous, et voyant bien que vous aviez le moyen de payer votre gîte. Mais il n'y en a point, ni bonne, ni mauvaise, et, à moins d'être un homme sans coeur, je ne pouvais pas vous laisser passer la nuit dehors. Croyez-vous que je vous aurais invitée à venir chez nous, si j'avais eu l'intention de vous faire payer? Non, puisque, comme je vous le dis, je ne suis pas aubergiste. Voyez, nous n'avons ni houx, ni genêt à notre porte.
—J'aurais dû remarquer cela en entrant, dit Marcelle, et mettre plus de discrétion dans ma conduite ici. Mais que répondez-vous à ma question? Vous ne voulez donc pas que je revienne?
—Cela c'est autre chose. Je vous invite à revenir tant que vous voudrez. Vous trouvez l'endroit joli, votre petit aime nos galettes. Ça m'encourage à vous dire que toutes les fois que vous reviendrez, vous nous ferez plaisir.
—Et vous me forcerez comme aujourd'hui à accepter tout gratis?
—Puisque je vous y invite? Je me suis donc mal expliqué?
—Et vous ne voyez pas que, selon moi, ce serait abuser de votre bon coeur?
—Non, je ne vois pas cela. Quand on est invité, on use de son droit en acceptant.
—Allons, dit madame de Blanchemont, vous avez la vraie politesse, je le comprends, et dans notre monde on ne l'a pas. Vous m'enseignez que la discrétion, celle qualité si vantée et malheureusement si nécessaire parmi nous, est devenue telle depuis que la bienveillance s'est changée en compliments, et depuis que le savoir-vivre n'est plus l'expression de la sincère obligeance.
—Vous parlez bien, dit le meunier dont la figure s'éclaira d'un rayon de vive intelligence, et je suis bien aise d'avoir eu l'occasion de vous obliger, foi d'homme!
—En ce cas, vous me permettrez de vous recevoir à mon tour quand vous viendrez à Blanchemont?
—Ah! cela, pardon! mais je n'irai pas chez vous. J'irai chez vos fermiers, comme j'y vas souvent, porter du blé; et je vous saluerai avec plaisir, voilà tout.
—Ah! ah! monsieur Louis, vous ne voulez pas déjeuner chez moi?
—Oui et non. Je mange souvent chez vos fermiers; mais si vous êtes là, ça sera changé. Vous êtes une dame noble, suffit.
—Expliquez-vous, je ne comprends pas.
—Voyons, est-ce que vous n'avez pas conservé les usages des anciens seigneurs? N'enverriez-vous pas votre meunier manger à la cuisine avec vos valets, et sans vous bien sur? Moi, ça ne me fâcherait pas de manger avec eux, puisque je l'ai bien fait aujourd'hui chez moi; mais ça me paraîtrait drôle de vous avoir fait asseoir chez moi, et de ne pouvoir pas m'asseoir chez vous, au coin du feu, et votre chaise a côté de la mienne. Voilà, je suis un peu fier. Je ne vous blâmerais pas, chacun suit ses idées et ses usages; c'est pourquoi je n'ai pas besoin d'aller me soumettre à ceux des autres quand je n'y suis pas forcé.
Marcelle fut très frappée du bons sens et de la sincère hardiesse du meunier. Elle sentit qu'il lui donnait une excellente leçon, et elle se réjouit d'avoir adopté des projets qui lui permettaient de la recevoir sans rougir.
—Monsieur Louis, lui dit-elle, vous vous trompez sur mon compte. Ce n'est pas ma faute, si j'appartiens à la noblesse; mais il se trouve que par bonheur ou par hasard, je ne veux plus me conformer à ses usages. Si vous venez chez moi, je n'oublierai pas que vous m'avez reçue comme votre égale, que vous m'avez servie comme votre prochain, et, pour vous prouver que je ne suis pas ingrate, je mettrai, s'il le faut, votre couvert et celui de votre mère moi-même à ma table, comme vous avez mis le mien à la vôtre.
—Vrai, vous feriez cela? dit le meunier en regardant Marcelle avec un mélange de surprise, de doute respectueux et de sympathie familière. En ce cas, j'irai.....ou plutôt non, je n'irai pas; car je vois bien que vous êtes une honnête personne.
—Je ne comprends pas non plus à quel propos cette réflexion.
—Ah! dame! si vous ne comprenez pas... je suis un peu en peine de m'expliquer mieux.
—Allons, Louis, je crois que tu es fou, dit la vieille Marie qui tricotait d'un air grave en écoutant toute cette conversation. Je ne sais pas où tu prends tout ce que tu dis à notre dame. Excusez, Madame, ce garçon est un sans-souci qui a toujours dit à tout le monde, petits et grands, tout ce qui lui passait par la tête. Il ne faut pas que cela vous fâche. Au fond, il a bon coeur, croyez-moi, et je vois bien à sa mine qu'il se jetterait dans le feu pour vous à cette heure.
—Dans le feu, pas sûr, dit le meunier en riant; mais dans l'eau, c'est mon élément. Vous voyez bien, mère, que madame est une femme d'esprit, et qu'on peut lui dire tout ce qu'on pense. Je le dis bien à M. Bricolin, son fermier, qui est certainement plus à craindre qu'elle, ici!
—Dites donc, maître Louis, parlez! je suis très-disposée à m'instruire. Pourquoi, parce que je suis une honnête personne, ne viendriez-vous pas chez moi?
—Parce que nous aurions tort de nous familiariser avec vous, et que vous auriez tort de nous traiter en égaux. Ça vous attirerait, des désagréments. Vos pareils vous blâmeraient; ils diraient que vous oubliez votre rang, et je sais que cela passe pour très-mal à leurs yeux. Et puis, la bonté que vous auriez avec nous, il faudrait donc l'avoir avec tous les autres, ou cela ferait des jaloux et nous attirerait des ennemis. Il faut que chacun suive sa route. On dit que le monde est grandement changé depuis cinquante ans; moi je dis qu'il n'y a rien de changé que nos idées à nous autres. Nous ne voulons plus nous soumettre, et ma mère que voilà, et que j'aime pourtant bien, la brave femme, voit autrement que moi sur bien des choses. Mais les idées dès riches et des nobles sont ce qu'elles ont toujours été. Si vous ne les avez pas, ces idées-là, si vous ne méprisez pas un peu les pauvres gens, si vous leur faites autant d'honneur qu'à vos pareils, ce sera peut-être tant pis pour vous. J'ai vu souvent votre mari, défunt M. de Blanchemont, que quelques-uns appelaient encore le seigneur de Blanchemont. Il venait tous les ans au pays et restait deux ou trois jours. Il nous tutoyait. Si c'avait été par amitié, passe; mais c'était par mépris; il fallait lui parler debout et toujours chapeau bas. Moi, cela ne m'allait guère. Un jour, il me rencontra dans le chemin et me commanda de tenir son cheval. Je fis la sourde oreille, il m'appela butor, je le regardai de travers; s'il n'avait pas été si faible, si mince, je lui aurais dit deux mots. Mais c'aurait été lâche de ma part, et je passai mon chemin en chantant. Si cet-homme-là était vivant et qu'il vous entendît me parler comme vous faites, il ne pourrait pas être content. Tenez! rien qu'à la figure de vos domestiques, j'ai bien vu aujourd'hui qu'ils vous trouvaient trop sans façon avec nous autres et même avec eux. Allons, Madame, c'est à vous de revenir vous promener au moulin, et à nous qui vous aimons, de ne pas aller nous attabler au château.
Pour le mot que vous venez de dire, je vous pardonne tout le reste, et je me promets de vous convaincre, dit Marcelle en lui tendant la main avec une expression de visage dont la noble chasteté commandait le respect, en même temps que ses manières entraînaient l'affection. Le meunier rougit en recevant cette main délicate dans sa main énorme, et, pour la première fois, il devint timide devant Marcelle, comme un enfant audacieux et bon dont l'orgueil est tout à coup vaincu par l'émotion.
—Je vas monter sur Sophie, et vous servir de guide jusqu'à Blanchemont, dit-il après un instant de silence embarrassé; ce patachon de malheur vous égarerait encore, quoiqu'il n y ait pas loin.
—Eh bien! j'accepte, dit Marcelle; direz-vous encore que je suis fière?
—Je dirai, je dirai, s'écria le Grand-Louis en sortant avec précipitation, que si toutes les femmes riches étaient comme vous....
On n'entendit pas la fin de sa phrase, et sa mère se chargea de la terminer.
—Il pense, dit-elle, que si la fille qu'il aime était aussi peu fière que vous, il n'aurait pas tant de tourment.
—Et ne pourrais-je pas lui être utile? dit Marcelle en songeant avec plaisir qu'elle était riche et saintement prodigue.
—Peut-être qu'en disant du bien de lui devant la demoiselle, car vous la connaîtrez bien vite.... Mais bah! elle est trop riche!
—Nous reparlerons de cela, dit Marcelle en voyant rentrer ses domestiques qui venaient chercher ses paquets. Je reviendrai tout exprès, bientôt, demain, peut-être.
Le patachon roux et rageur avait passé la nuit sous un arbre, n'ayant pu découvrir, à travers l'obscurité, une maison dans la Vallée-Noire. A la pointe du jour, il avait aperçu le moulin, et il y avait été hébergé et restauré lui et son cheval. Dans sa mauvaise humeur, il était fort disposé à répondre avec insolence aux reproches qu'il s'attendait à recevoir. Mais, d'une part, Marcelle ne lui en fît aucun, et de l'autre, le farinier l'accabla de tant de moqueries, qu'il ne put avoir le dernier avec lui, et remonta tout penaud sur son brancard. Le petit Edouard supplia sa mère de le laisser aller à cheval devant le meunier qui le prit dans ses bras avec amour, en disant tout bas à la vieille Marie:
—Si nous en avions un comme ça pour nous réjouir à la maison? hein, mère? Mais ça ne sera jamais!
Et la mère comprit qu'il ne voulait se marier qu'avec celle à laquelle il ne pouvait raisonnablement prétendre.
VII.
BLANCHEMONT.
Marcelle ayant embrassé la meunière et largement récompensé en cachette les serviteurs du moulin, remonta gaiement dans l'infernale patache. Son premier essai d'égalité avait épanoui son âme, et la suite du roman qu'elle voulait réaliser se présentait à ses yeux sous les plus poétiques couleurs. Mais le seul aspect de Blanchemont rembrunit singulièrement ses pensées, et son coeur se serra dès qu'elle eut franchi la porte de son domaine.
En remontant le cours de la Vauvre, et après avoir gravi un mamelon assez raide, on se trouve sur le tré ou terrier, c'est-à-dire le tertre de Blanchemont. C'est une belle pelouse ombragée de vieux arbres, et dominant un site charmant, non pas des plus étendus de la Vallée-Noire, mais frais, mélancolique et d'un aspect assez sauvage, à cause de la rareté des habitations dont on aperçoit à peine les toits de chaume ou de tuile brune au milieu des arbres.
Une pauvre église et les maisonnettes du hameau entourent ce tertre incliné vers la rivière, qui fait en cet endroit de gracieux détours. De là un large chemin raboteux conduit au château situé un peu en arrière au-dessous du tertre, au milieu des champs de blé. On rentre en plaine, on perd de vue les beaux horizons bleus du Berri et de la Marche. Il faut monter aux seconds étages du château pour les retrouver.
Ce château n'a jamais été d'une grande défense: les murs n'ont pas plus de cinq à six pieds d'épaisseur en bas, les tours élancées sont encorbellées. Il date de la fin des guerres de la féodalité. Cependant la petitesse des portes, la rareté des fenêtres, et les nombreux débris de murailles et de tourelles qui lui servaient d'enceinte, signalent un temps de méfiance où l'on se mettait encore à l'abri d'un coup de main. C'est un caste! assez élégant, un carré long renfermant à tous les étages une seule grande pièce, avec quatre tours contenant de plus petites chambres aux angles, et une autre tour sur la face de derrière servant de cage à l'unique escalier. La chapelle est isolée par la destruction des anciens communs; les fossés sont comblés en partie, les tourelles d'enceinte sont tronquées à la moitié, et l'étang qui baignait jadis le château du côté du nord est devenu une jolie prairie oblongue, avec une petite source au milieu.
Mais l'aspect encore pittoresque du vieux château ne frappa d'abord que secondairement l'attention de l'héritière de Blanchemont. Le meunier, en l'aidant à descendre de voiture, la dirigeait vers ce qu'il appelait le château neuf et les vastes dépendances de la ferme, situées au pied du manoir antique et bordant une très-grande cour fermée d'un côté par un mur crénelé, de l'autre par une haie et un fossé plein d'eau bourbeuse. Rien de plus triste et de plus déplaisant que cette demeure des riches fermiers. Le château neuf n'est qu'une grande maison de paysan, bâtie, il y a peut-être cinquante ans, avec les débris des fortifications. Cependant les murs solides, fraîchement recrépis, et la toiture en tuiles neuves d'un rouge criard, annonçaient de récentes réparations. Ce rajeunissement extérieur jurait avec la vétusté des autres bâtiments d'exploitation et la malpropreté insigne de la cour. Ces bâtiments sombres, et offrant des traces d'ancienne architecture, mais solides et bien entretenus, formaient un développement de granges et d'étables d'un seul tenant qui faisait l'orgueil des fermiers et l'admiration de tous les agriculteurs du pays. Mais cette enceinte, si utile à l'industrie agricole, et si commode pour l'emménagement du bétail et de la récolte, enfermait les regards et la pensée dans un espace triste, prosaïque et d'une saleté repoussante. D'énormes monceaux de fumier enfoncés dans leurs fosses carrées en pierres de taille, et s'élevant encore à dix ou douze pieds de hauteur, laissaient échapper des ruisseaux immondes qu'on faisait écouler à dessein en toute liberté vers les terrains inférieurs pour réchauffer les légumes du potager. Ces provisions d'engrais, richesse favorite du cultivateur, charment sa vue et font glorieusement palpiter son coeur satisfait, lorsqu'un confrère vient les contempler avec l'admiration de l'envie. Dans les petites exploitations rustiques, ces détails n'offensent pourtant ni les yeux ni l'esprit de l'artiste. Leur désordre, l'encombrement des instruments aratoires, la verdure qui vient tout encadrer, les cachent ou les relèvent; mais sur une grande échelle et sur un terrain vaste, rien de plus déplaisant que cet horizon d'immondices. Des nuées de dindons, d'oies et de canards se chargent d'empêcher qu'on puisse mettre le pied avec sécurité sur un endroit épargné par l'écoulement des fumerioux (les tas de fumier). Le terrain, inégal et pelé, est traversé par une voie pavée, qui en cet instant, n'était pas plus praticable que le reste. Les débris de la vieille toiture du château neuf étant restés épars sur le sol, on marchait littéralement sur un champ de tuiles brisées. Il y avait pourtant près de six mois que le travail des couvreurs était terminé; mais ces réparations étaient à la charge du propriétaire, tandis que le soin d'enlever le déchet et de nettoyer la cour regardait le fermier. Il se promettait donc de le faire quand les occupations de l'été auraient cessé et que ses serviteurs pourraient s'en charger. D'une part, il y avait le motif d'économiser quelques journées d'ouvrier; de l'autre, cette profonde apathie du Berrichon, qui laisse toujours quelque chose d'inachevé, comme si, après un effort l'activité épuisée demandait un repos indispensable et les délices de la négligence avant la fin de la tâche.
Marcelle compara cette grossière et repoussante opulence agricole, au poétique bien-être du meunier; et elle lui aurait adressé quelque réflexion à cet égard, si, au milieu des cris de détresse des dindons effarouchés et pourtant immobiles de terreur, du sifflement des oies mères de famille, et des aboiements de quatre ou cinq chiens maigres au poil jaune, elle eût pu placer une parole. Comme c'était le dimanche, les boeufs étaient à l'étable et les laboureurs sur le pas de la porte, dans leurs habits de fête, c'est-à-dire en gros drap bleu de Prusse, de la tête aux pieds. Ils regardèrent entrer la patache avec beaucoup d'étonnement, mais aucun ne se dérangea pour la recevoir et pour avertir le fermier de l'arrivée d'une visite. Il fallut que Grand-Louis servît d'introducteur à madame de Blanchemont; il n'y fit pas beaucoup de façons et entra sans frapper, en disant:
—Madame Bricolin, venez donc! voilà madame de Blanchemont qui vient vous voir.
Cette nouvelle imprévue causa un si vif saisissement aux trois dames Bricolin qui venaient de rentrer de la messe, et qui étaient en train de manger debout une légère collation, qu'elles restèrent stupéfaites, se regardant comme pour se demander ce qu'il fallait dire et faire en pareille circonstance; et elles n'avaient pas encore bougé de leur place lorsque Marcelle entra. Le groupe qui se présenta à ses regards était composé de trois générations. La mère Bricolin, qui ne savait ni lire ni écrire, et qui était vêtue en paysanne; madame Bricolin, épouse du fermier, un peu plus élégante que sa belle-mère, ayant à peu près la tenue d'une gouvernante de curé: celle-là savait signer son nom lisiblement, et trouver les heures du lever du soleil et les phases de la lune dans l'almanach de Liège; enfin, mademoiselle Rose Bricolin, belle et fraîche en effet comme une rose du mois de mai, qui savait très-bien lire des romans, écrire la dépense de la maison et danser la contredanse. Elle était coiffée en cheveux, et portait une jolie robe de mousseline couleur de rose, qui dessinait à merveille une taille charmante, un peu trop modelée par l'exagération du corsage et des manches collantes, à la mode du moment. Cette ravissante figure, dont l'expression était fine et naïve à la fois, effaça chez Marcelle le fâcheux effet de la mine aigre et dure de sa mère. La grand'mère, hâlée et ridée comme une campagnarde éprouvée, avait une physionomie ouverte et hardie. Ces trois femmes restaient la bouche béante; la mère Bricolin se demandant de bonne foi si cette belle jeune dame était la même qu'elle avait vue venir quelquefois au château trente ans auparavant, c'est-à-dire la mère de Marcelle, qu'elle savait pourtant bien être morte depuis longtemps: madame Bricolin, la fermière, s'apercevant qu'elle avait remis trop vite, en rentrant de la messe, un tablier de cuisine sur sa robe de mérinos marron; et mademoiselle Rose pensant rapidement qu'elle était irréprochablement vêtue et chaussée, et qu'elle pouvait, grâce au dimanche, être surprise par une élégante Parisienne, sans avoir à rougir de quelque occupation domestique trop vulgaire.
Madame de Blanchemont avait toujours été, aux yeux de là famille Bricolin, un être problématique qui existait peut-être, qu'on n'avait jamais vu et qu'on ne verrait certainement jamais. On avait connu monsieur son mari, qu'un n'aimait point parce qu'il était hautain, qu'on n'estimait pas parce qu'il était dépensier, et qu'on ne craignait guère parce qu'il avait toujours besoin d'argent et qu'il s'en faisait avancer à tout prix. Depuis sa mort, on pensait n'avoir jamais à traiter qu'avec des hommes d'affaires, vu que le défunt avait dit maintes fois, en produisant la complaisante signature de sa femme: Madame de Blanchemont est un enfant qui ne s'occupera jamais de tout cela, et qui s'inquiète fort peu d'où lui vient l'argent, pourvu que je lui en apporte. Bien entendu que le mari avait coutume de mettre sur le compte les goûts dispendieux de sa femme les prodigalités qu'il faisait à ses maîtresses. On ne soupçonnait donc nullement le caractère véritable de la jeune veuve, et madame Bricolin crut faire un rêve en la voyant tomber en personne au beau milieu de la ferme de Blanchemont. Devait-elle s'en réjouir ou s'en affliger? Cette apparition bizarre était-elle d'un bon ou d'un mauvais augure pour la prospérité des Bricolin? Venait-on réclamer ou demander?
Tandis que, livrée à ces soudaines perplexités, la fermière examinait Marcelle à peu près comme une chèvre qui se met sur la défensive à la vue d'un chien étranger au troupeau, Rose Bricolin, subitement gagnée par l'air affable et la mise simple de l'étrangère, avait eu le courage de faire deux pas vers elle. La grand'mère fut la moins embarrassée des trois. Le premier moment de surprise dissipé, et sa tête affaiblie ayant fait un effort pour comprendre à qui elle avait affaire, elle s'approcha de Marcelle avec une brusque franchise, et lui fit accueil à peu près dans les mêmes termes, quoique avec moins de distinction et de grâce que la meunière d'Angibault. Les deux autres, un peu rassurées par l'air doux et bienveillant avec lequel Marcelle leur demanda l'hospitalité pour deux ou trois jours, ayant, disait-elle, à s'entretenir de ses affaires avec M. Bricolin, s'empressèrent bientôt de lui offrir à déjeuner.
Le refus de Marcelle fut motivé sur l'excellent repas qu'elle avait pris une heure auparavant au moulin d'Angibault, et c'est alors seulement que les regards des trois dames Bricolin se portèrent sur le Grand-Louis qui se tenait près de la porte, causant farine avec la servante comme pour avoir prétexte à rester un peu. Ces trois regards furent très différents. Celui de la grand'mère fut amical, celui de sa belle-fille plein de dédain, celui de Rose incertain et indéfinissable comme s'il eût été mêlé de l'un et de l'autre sentiment intérieur.
—Comment s'écria madame Bricolin d'un ton dolent et railleur, lorsque Marcelle eut raconté en peu de mots ses aventures de la nuit, vous avez été forcée de coucher dans ce moulin? Et nous ne le savions pas! Eh! pourquoi cet imbécile de meunier ne vous a-t-il pas amenée ici tout de suite? Ah! mon Dieu! quelle mauvaise nuit vous avez dû passer, Madame!
—Excellente, au contraire, j'ai été traitée comme une reine, et j'ai mille obligations à M. Louis et à sa mère.
—Mais ça ne m'étonne pas, dit la mère Bricolin; la Grand'Marie est une si brave femme, et elle tient sa maison si proprement! C'est mon amie de jeunesse, à moi; nous avons gardé les moutons ensemble, sauf votre respect; nous étions deux jolies filles dans ce temps-là, à ce qu'on disait, quoiqu'il n'y paraisse plus, n'est-ce pas, Madame? Nous n'en savions pas plus long l'une que l'autre: filer, tricoter, faire les fromages, et voilà tout. Nous nous sommes mariées bien différemment; elle a pris plus pauvre qu'elle, et moi j'ai épousé plus riche que moi. C'est l'amour qui a fait ces deux mariages-là! ça se voyait dans notre temps; à présent on ne se marie que par intérêt, et les écus comptent plus que les sentiments. Ce n'en est pas mieux, n'est-ce pas, madame de Blanchemont?
—Je suis tout à fait de votre avis, dit Marcelle.
—Eh! mon Dieu! ma mère, quels contes faites-vous là à Madame? reprit aigrement madame Bricolin. Croyez-vous que vous l'amusez avec vos vieilles histoires? Eh! meunier, ajouta-t-elle d'un ton impératif, allez donc voir si M. Bricolin est dans la garenne ou à son champ d'avoine derrière la maison. Vous lui direz de venir saluer madame.
—M. Bricolin, répondit le meunier avec un regard clair et un air de bravade enjouée, n'est ni à son champ d'avoine, ni à la garenne; je l'ai aperçu en passant qui buvait chopine et pinte avec M. le curé au presbytère.
—Ah! oui! dit la mère Bricolin, il doit être au précipitère. M. le curé a grand soif et grand faim après la grand'messe, et il aime qu'on lui tienne compagnie. Dismoi, Louis, mon enfant, veux-tu aller le chercher, toi qui es si complaisant?
—J'y vas tout de suite, dit le meunier qui n'avait pas bougé à l'injonction de la fermière.
Et il sortit en courant.
Si vous le trouvez complaisant, celui-là, grommela madame Bricolin en regardant sa belle-mère avec humeur, vous n'êtes pas difficile.
—Oh! maman, il ne faut pas dire cela, dit d'une voix douce la belle Rose Bricolin. Grand-Louis a bien bon coeur.
—Et qu'est-ce que vous voulez en faire de son bon coeur? riposta la Bricolin avec une irritation croissante. Qu'est-ce que vous avez donc pour lui toutes les deux, depuis quelque temps?
—Mais, maman, c'est toi qui es injuste avec lui depuis quelque temps, répondit Rosé, qui ne paraissait pas craindre beaucoup sa mère, habituée qu'elle était à la protection de son aïeule. Tu le rudoies toujours, et pourtant tu sais que papa l'estime beaucoup.
—Toi, tu ferais mieux, dit la fermière, d'aller, au lieu de raisonner, préparer ta chambre, qui est la mieux arrangée de la maison, pour madame, qui aura peut-être envie de se reposer avant l'heure du dîner. Madame nous excusera si elle n'est pas très-bien logée ici. Ce n'est que l'année dernière que défunt M. de Blanchemont a consenti à faire arranger un peu le château neuf, qui était quasi aussi délabré que l'ancien, et c'est alors seulement que nous avons pu commencer à nous meubler un peu convenablement au renouvellement de notre bail. Rien n'est terminé, les papiers ne sont pas encore collés dans toutes les chambres, et nous attendons des commodes et des lits qui ne sont pas encore arrivés de Bourges. Nous en avons aussi qui ne sont pas encore déballés. Nous sommes vraiment sens dessus dessous depuis que les ouvriers ont tout bouleversé ici.
Les embarras domestiques que madame Bricolin signalait ainsi par un discours de rigueur, étaient absolument motivés comme ceux que Marcelle avait pu remarquer à l'extérieur de la maison. L'économie, jointe à l'apathie, faisait traîner les dépenses en longueur, et reculait indéfiniment le moment de jouir du luxe qu'on voulait, qu'on pouvait, et qu'on n'osait encore se permettre. La pièce triste et enfumée où l'on avait été surpris par la châtelaine était la plus laide et la plus malpropre du château neuf. C'était a la fois une cuisine, une salle à manger et un parloir. Les poules y avaient accès, à cause de la porte au rez-de-chaussée constamment ouverte, le soin de les chasser étant une des occupations incessantes de la fermière, comme si l'état de colère et les actes de rigueur perpétuelle où l'entretenaient les récidives de la volaille eussent été nécessaires à son besoin d'agir et de châtier. C'est là qu'on recevait les paysans avec lesquels on avait des relations de tous les instants; et, comme leurs pieds crottés et le sans-gêne de leurs habitudes eussent inévitablement gâté les parquets et les meubles, on n'y faisait usage que de grossières chaises de paille et de bancs de bois posés sur les dalles nues et inutilement balayées dix fois par jour. Les mouches, qui y tenaient cour plénière, et le feu qui brûlait à toute heure et en toute saison dans la vaste cheminée ornée de crémaillères de toutes dimensions, rendaient cette pièce fort désagréable en été. Et pourtant c'est là que se tenait continuellement la famille, et lorsqu'on fit passer Marcelle dans la pièce voisine, il lui fut aisé de voir que cette espèce de salon était encore vierge, quoiqu'il fût arrangé depuis un an. Il était décoré avec le luxe grossier des chambres d'auberge. Le parquet tout neuf n'avait pas encore reçu l'encaustique et le cirage. Les rideaux d'indienne voyante étaient suspendus par leurs ornements de cuivre estampés d'un goût détestable. La garniture de la cheminée répondait à l'éclat et à la laideur de ces ornements prétendus renaissance. Un guéridon fort riche, sur lequel on devait un jour prendre le café, avait tous ses bronzes dorés encore enveloppés de papier et de ficelle. Le meuble était couvert de housses à carreaux rouges et blancs, sous lesquelles le damas de laine était destiné à s'user sans voir le jour; et, comme on ne connaît point encore dans ces fermes la distinction du salon avec la chambre à coucher, deux lits d'acajou, non encore garnis de rideaux, étaient disposés en long, les pieds en avant vers la fenêtre, à droite et à gauche de la porte d'entrée. On se disait à l'oreille dans la famille que ce serait la chambre de noces de Rose.
Marcelle trouva cette maison si déplaisante, qu'elle résolut de n'y pas demeurer. Elle déclara qu'elle ne voulait pas causer le moindre dérangement à ses hôtes, et qu'elle chercherait dans le hameau quelque maison de paysan où elle pût prendre gite, à moins qu'il n'y eût dans le vieux château quelque chambre habitable. Cette dernière idée parut causer quelque souci à madame Bricolin, et elle n'épargna rien pour en détourner son hôtesse.
—Il est bien vrai, dit-elle, qu'il y a toujours au vieux château ce qu'on appelle la chambre du maître. Lorsque M. le baron, votre défunt mari, nous faisait l'honneur de passer par ici, comme il nous écrivait toujours d'avance pour nous prévenir de son arrivée, nous avions soin de tout nettoyer, afin qu'il ne s'y trouvât pas trop mal. Mais ce malheureux château est si triste, si délabré...! Les rats et les oiseaux de nuit font là dedans un vacarme si épouvantable, et, d'ailleurs, les toitures sont en si mauvais état, et les murs si branlants, qu'il n'y a vraiment pas de sûreté à y dormir. Je ne conçois pas le goût que M. le baron avait pour cette chambre. Il n'en voulait pas accepter chez nous, et on aurait dit qu'il se serait cru dégradé s'il eût passé une nuit ici ailleurs que sous le toit de son vieux château.
—J'irai voir cette chambre, dit Marcelle, et pour peu qu'on y puisse dormir à couvert, c'est tout ce qu'il me faut. En attendant, je vous supplie de ne rien déranger chez vous. Je ne veux en aucune façon vous être à charge.
Rose exprima le désir qu'elle aurait au contraire à céder son appartement à madame de Blanchemont, dans des termes si aimables et avec une physionomie si prévenante, que Marcelle lui prit doucement la main pour la remercier, mais sans changer de résolution. L'aspect du château neuf, joint à une répugnance instinctive pour madame Bricolin, lui firent refuser obstinément l'hospitalité qu'elle avait fini par accepter de grand coeur au moulin.
Elle se débattait encore contre les cérémonieuses importunités de la fermière, lorsque M. Bricolin arriva.
VIII.
LE PAYSAN PARVENU.
M. Bricolin était un homme de cinquante ans, robuste et d'une figure régulière. Mais l'embonpoint avait envahi ses membres ramassés, ainsi qu'il arrive à tous les campagnards à leur aise, qui, passant leurs journées au grand air, à cheval la plupart du temps, et menant une vie active mais non pénible, ont juste assez de fatigue pour entretenir l'exubérance de leur santé et la complaisance de leur appétit. Grâce à ce stimulant d'un air vif et d'un exercice continuel, ces hommes supportent quelque temps sans malaise des excès de table journaliers, et, quoique dans leurs occupations champêtres ils soient vêtus d'une manière peu différente des paysans, il est impossible de les confondre avec eux, même au premier coup d'oeil. Tandis que le paysan est toujours maigre, bien proportionné et d'un teint basané qui a sa beauté, le bourgeois de campagne est toujours, dès l'âge de quarante ans, affligé d'un gros ventre, d'une démarche pesante et d'un coloris vineux qui vulgarisent et enlaidissent les plus belles organisations.
Parmi ceux qui ont fait leur fortune eux-mêmes et qui ont commencé leur vie par la sobriété forcée du paysan, on ne trouverait guère d'exception à cet épaississement de la forme et à cette altération de la peau. Car c'est une observation proverbiale que lorsque le paysan commence à se nourrir de viande et à boire du vin à discrétion, il devient incapable de travailler, et que le retour à ses premières habitudes lui serait infailliblement et promptement mortel. On peut donc dire que l'argent passe dans leur sang, qu'ils s'y attachent de corps et d'âme, et que la vie ou la raison doit fatalement succomber chez eux à la perte de leur fortune. Toute idée de dévouement à l'humanité, toute notion religieuse, sont presque incompatibles avec cette transformation que le bien-être opère dans leur être physique et moral. Il serait fort inutile de s'indigner contre eux. Ils ne peuvent pas être autrement. Ils s'engraissent pour arriver à l'apoplexie ou à l'imbécillité. Leurs facultés pour l'acquisition et la conservation de la richesse, très-développées d'abord, s'éteignent vers le milieu de leur carrière, et, après avoir fait fortune avec une rapidité et une habileté remarquables, ils tombent de bonne heure dans l'apathie, le désordre et l'incapacité. Aucune idée sociale, aucun sentiment de progrès ne les soutient. La digestion devient l'affaire de leur vie, et leur richesse si vigoureusement acquise est, avant qu'ils l'aient consolidée, engagée dans mille embarras et compromise par mille maladresses... sans parler de la vanité qui les précipite dans des spéculations au-dessus de leur crédit; si bien que tous ces riches sont presque toujours ruinés au moment où ils font le plus d'envieux.
M. Bricolin n'en était pas encore là. Il était à cet âge où l'activité et la volonté dans toute leur force, peuvent encore lutter contre la double ivresse de l'orgueil et de l'intempérance. Mais il suffisait de voir ses yeux un peu bridés, son vaste abdomen, son nez luisant, et le tremblement nerveux que l'habitude du coup du matin (c'est-à-dire les deux bouteilles de vin blanc à jeun en guise de café), donnait à sa main robuste, pour présager l'époque prochaine où cet homme si dispos, si matinal, si prévoyant et si impitoyable en affaires, perdrait la santé, la mémoire, le jugement et jusqu'à la dureté de son âme, pour devenir un ivrogne épuisé, un bavard très-lourd, et un maître facile à tromper.
Sa figure avait été belle, quoique dépourvue absolument de distinction. Ses traits courts et fortement accentués annonçaient une énergie et une âpreté peu communes. Il avait l'oeil vif, noir et dur, la bouche sensuelle, le front étroit et bas, les cheveux crépus, la parole brève et rapide. Il n'y avait point de fausseté dans son regard, ni d'hypocrisie dans ses manières. Ce n'était point un homme fourbe, et le grand respect qu'il avait pour le tien et le mien, aux termes de la société actuelle, le rendait incapable de friponnerie. D'ailleurs, le cynisme de sa cupidité l'empêchait de farder ses intentions, et quand il avait dit à son semblable: «Mon intérêt est contraire au tien,» il pensait lui avoir démontré qu'il agissait en vertu du droit le plus sacré, et qu'il avait fait acte de haute loyauté en le lui annonçant.
Demi-bourgeois, demi-manant, il portait le dimanche un costume mixte entre le paysan el le monsieur. Son chapeau avait la forme plus basse que celui des uns, et les bords moins larges que celui des autres. Il avait une blouse grise à ceinture et à plis fixés sur sa taille courte, qui lui donnait l'aspect d'une barrique cerclée. Ses guêtres exhalaient une odeur d'étable indélébile, et sa cravate de soie noire était d'un luisant graisseux. Ce personnage, court et brusque, fit une impression désagréable sur Marcelle, et sa conversation prolixe, roulant toujours sur l'argent, lui fut encore moins sympathique que les prévenances désobligeantes de sa moitié.
Voici quel fut à peu près le résumé du bavardage de deux heures qu'elle eut à subir de la part de maître Bricolin. La propriété de Blanchemont était chargée d'hypothèques pour un grand tiers de sa valeur. Feu M. le baron avait en outre demandé des avances considérables sur les fermages, et avec des intérêts énormes que M. Bricolin avait été forcé d'exiger, vu la difficulté de se procurer de l'argent et le taux usuraire établi dans le pays. Madame de Blanchemont devait se soumettre à des conditions encore plus dures, si elle voulait continuer le système auquel son mari avait été autorisé par elle; ou bien, avant de demander les revenus, elle devait payer l'arriéré, capital et intérêts, et intérêt des intérêts, somme qui s'élevait à plus de cent mille francs. Quant aux autres créanciers, ils voulaient rentrer dans leurs fonds entièrement, ou garder leur créance entière à titre de placement. Il fallait donc vendre la terre ou trouver promptement des capitaux; en un mot, la terre valait huit cent mille francs, elle était grevée de quatre cent mille francs de dettes, sans compter celle envers M. Bricolin. Il restait trois cent mille francs, unique fortune désormais de madame de Blanchemont, indépendante de celle que son mari avait ou n'avait pas laissée à son fils et dont elle ne connaissait pas encore la situation.
Marcelle était loin de s'attendre à de si grands désastres, elle n'en avait pas prévu la moitié. Les créanciers n'avaient pas encore réclamé, et, bien nantis de leurs titres, ils attendaient, M. Bricolin tout le premier, que la veuve s'informât de sa position pour lui demander le paiement intégral ou la continuation du revenu que l'emprunt leur assurait. Lorsqu'elle demanda à Bricolin pourquoi, depuis un mois qu'elle était veuve, il ne lui avait pas fait connaître l'état de ses affaires, il lui répondit avec une brutale franchise qu'il n'avait pas de raison pour se presser, que sa créance était bonne, et que chaque jour d'indifférence de la part du propriétaire était un jour de profit pour le fermier, pendant lequel il cumulait les intérêts de son argent sans rien aventurer. Ce raisonnement péremptoire éclaira promptement Marcelle sur le genre de moralité de M. Bricolin.
—C'est juste, lui répondit-elle en souriant avec une ironie que le fermier ne daigna pas comprendre. Je vois que c'est ma faute si chaque jour que je laisse écouler dévore plus que le revenu auquel je croyais pouvoir prétendre. Mais, dans l'intérêt de mon fils, je dois mettre un terme à cette espèce de débâcle, et j'attends de vous, monsieur Bricolin, un bon conseil à cet égard.
M. Bricolin, très surpris du calme avec lequel la dame de Blanchemont venait d'apprendre qu'elle était à peu près ruinée, et encore plus de la confiance avec laquelle elle le consultait, la regarda entre les deux yeux. Il vit dans sa physionomie une sorte de défi malicieux porté par la plus parfaite candeur à sa cupidité.
—Je vois bien, dit-il, que vous voulez me tenter, mais je ne veux pas m'exposer à des reproches de la part de votre famille. Cela fait tort à un homme d'être accusé de complaisance intéressée à des prêts usuraires. Il faut, madame de Blanchemont, que je vous parle sérieusement; mais ici les murs sont trop minces, et ce que j'ai à vous dire n'a pas besoin d'être ébruité. Si vous voulez faire semblant de venir avec moi examiner le vieux château, je vous dirai, 1° ce que je vous conseillerais de faire si j'étais votre parent; 2° ce que, étant votre créancier, je désire que vous fassiez; vous verrez s'il y a un troisième avis à examiner. Je ne le pense pas.
Si le vieux château n'eût pas été entouré d'orties, de mares stagnantes et fétides, et de mille décombres mutilés qui n'avaient plus aucune autre physionomie que celle d'un désordre barbare, c'eût été un débris du passé assez pittoresque. Il y avait un reste de fossé avec de grands roseaux, de superbes lierres sur toute une face du bâtiment, et un éboulement où des cerisiers sauvages avaient acquis un développement magnifique. Ce côté ne manquait pas de poésie. M. Bricolin montra à Marcelle la chambre que son mari avait coutume d'habiter en passant. Il y avait un reste d'ameublement du temps de Louis XVI, très-malpropre et très-fané. Cependant cette pièce était habitable, et madame de Blanchemont résolut d'y passer la nuit.
—Cela contrariera un peu ma femme, qui tenait à honneur de vous recevoir dans ses meubles, dit M. Bricolin; mais je ne connais rien de plus mal à propos que de tourmenter les personnes. Si le vieux château vous plaît, il ne faut pas disputer des goûts, comme on dit, et j y ferai transporter vos effets. On mettra un lit de sangle dans ce cabinet pour votre fille de chambre. En attendant, je vais vous parler sérieusement de vos affaires, madame de Blanchemont: c'est le plus pressé.
Et, tirant un fauteuil, Bricolin s'y installa et commença ainsi:
—D'abord, permettez-moi de vous demander si vous avez par devers vous une autre fortune que la terre de Blanchemont? je ne crois pas, si je suis bien informé.
—Je n'ai à moi rien autre chose, répondit Marcelle avec tranquillité.
—Et pensez-vous que votre fils ait à hériter d'une grosse fortune du chef de son père?
—Je n'en sais rien. Si les propriétés de M. de Blanchemont sont aussi grevées que la mienne....
—Ah! vous n'en savez rien? Vous ne vous occupez donc pas de vos affaires? c'est drôle! Mais tous les nobles sont comme cela. Moi, je suis obligé de connaître votre position. C'est mon métier et mon intérêt. Or donc, voyant que feu M. le baron allait grand train, et ne prévoyant pas qu'il mourrait si jeune, j'ai dû m'assurer des brèches qu'il pouvait avoir faites à sa fortune, afin d'être en garde contre des emprunts qui auraient pu excéder un jour la valeur des terres d'ici, et me laisser sans garantie. J'ai donc fait courir et fureter les gens du métier, et je sais, à un sou près, ce qui reste, au jour d'aujourd'hui, à votre petit bonhomme.
—Faites-moi donc le plaisir de me l'apprendre, monsieur Bricolin.
—C'est facile, et vous pourrez le vérifier. Si je me trompe de dix mille francs, c'est tout le bout du monde. Votre mari avait environ un million de fortune, il reste cela au soleil, sauf qu'il y a neuf cent quatre-vingt ou quatre-vingt-dix mille francs de dettes à payer.
—Ainsi, mon fils n'a plus rien? dit Marcelle troublée de cette révélation nouvelle.
—Comme vous dites. Avec ce que vous avez il aura encore trois cent mille francs un jour. C'est encore joli si vous voulez rassembler et liquider cela. En terres, ça représente six ou sept mille livres de rente. Si vous voulez le manger, c'est encore plus joli.
—Je n'ai pas l'intention de détruire l'unique avenir de mon fils. Mon devoir est de me dégager autant que possible des embarras où je me trouve.
—En ce cas, écoutez: Vos terres et les siennes rapportent deux pour cent. Vous payez les intérêts de vos dettes quinze et vingt pour cent; avec les intérêts cumulés, vous arriverez promptement à augmenter sans fin le capital de la dette. Comment allez-vous faire?
—Il faut vendre, n'est-ce pas?
—Comme vous voudrez. Je crois que c'est dans votre intérêt bien entendu, à moins que, pourtant, comme vous avez pour longtemps la jouissance du bien de votre fils, vous ne préfériez profiter du désordre, et faire votre part.
—Non, monsieur Bricolin, telle n'est pas mon intention.
—Mais vous pourriez encore tirer de l'argent de cette fortune-là, et comme le petit a encore des grands parents dont il héritera, il pourrait n'être pas banqueroutier à l'époque de sa majorité.
—C'est très-bien raisonné, dit froidement Marcelle; mais je veux agir tout autrement. Je veux tout vendre afin que les dettes de la succession n'excèdent pas le capital; et quant à ma fortune, je veux la liquider, afin d'avoir le moyen d'élever convenablement mon fils.
—En ce cas, vous voulez vendre Blanchemont?
—Oui, monsieur Bricolin, tout de suite.
—Tout de suite? Oh! je le crois bien; quand on est dans votre position, et qu'on veut en sortir franchement, il n'y a pas un jour à perdre, puisque chaque jour fait un trou à la bourse. Mais croyez-vous que ce soit bien facile de vendre une terre de cette importance tout de suite, soit en bloc, soit en détail? Autant vaudrait dire que du jour au lendemain on va vous bâtir un château comme celui-ci, assez solide pour durer cinq ou six cents ans. Sachez donc qu'au jour d'aujourd'hui on ne remue de fonds que dans l'industrie, les chemins de fer et autres grosses affaires où il y a cent pour cent à perdre ou à gagner. Quant aux propriétés territoriales, c'est le diable à déloger. Dans notre pays, tout le monde voudrait vendre, et personne ne veut acheter, tant on est las d'enterrer dans les sillons de gros capitaux pour un mince revenu. La terre est bonne pour quiconque y réside, en vit et y fait des économies; c'est la vie des campagnards comme moi. Mais pour vous autres gens des villes, c'est un revenu misérable. Ainsi donc, un bien de cinquante, cent mille francs au plus, trouvera parmi mes pareils des acquéreurs empressés. Un bien de huit cent mille francs dépasse généralement nos moyens, et il vous faudra chercher, dans l'étude de votre notaire à Paris un capitaliste qui ne sache que faire de ses fonds. Pensez-vous qu'il y en ait beaucoup au jour d'aujourd'hui? Quand on peut jouer à la bourse, à la roulette, aux z'houliêres, aux chemins de fer, aux places et à mille autres gros jeux? Il vous faudra donc rencontrer quelque vieux noble peureux qui aime mieux placer son argent à deux pour cent, dans la crainte d'une révolution, que de se lancer dans les belles spéculations qui tentent tout le monde au jour d'aujourd'hui. Encore faudrait-il qu'il y eût une belle maison d'habitation où un vieux rentier pût venir finir ses jours. Mais vous voyez votre château? je n'en voudrais pas pour les matériaux. La peine de le jeter par terre ne vaudrait pas ce qu'on en retirerait de charpente pourrie et de moellons fendus. Ainsi donc, vous pouvez bien, en faisant afficher votre terre, la vendre en bloc un de ces matins; mais vous pouvez bien aussi attendre dix ans; car votre notaire aura beau dire et imprimer sur ses pancartes, comme c'est l'usage, qu'elle rapporte trois et trois et demi; on verra mon bail, et on saura que, les impôts défalqués, elle n'en rapporte pas deux.
—Voire bail a peut-être été conclu en raison des avances que vous aviez faites à M. de Blanchemont? dit Marcelle en souriant.
—Comme de juste! répondit Bricolin avec aplomb, et mon bail est de vingt ans; il y en a un d'écoulé, reste dix-neuf. Vous le savez bien, vous l'avez signé. Après cela, vous ne l'avez peut-être pas lu... Dame! c'est votre faute.
—Aussi, je ne m'en prends à personne. Donc, je ne puis pas vendre en bloc, mais en détail?
—En détail, vous vendrez bien, vous vendrez cher, mais on ne vous paiera pas.
—Pourquoi cela?
—Parce que vous serez forcée de vendre à beaucoup de gens dont la plupart ne seront pas solvables, à des paysans qui, les meilleurs, s'acquitteront sou par sou à la longue, et, les plus gueux, qui se laisseront tenter par l'amour de posséder un peu de terre, comme ils font tous au jour d'aujourd'hui, et qu'il vous faudra exproprier au bout de dix ans, sans avoir touché de revenu. Cela vous ennuiera de les tourmenter?
—Et je ne m'y résoudrai jamais. Ainsi, monsieur Bricolin, selon vous, je ne puis ni vendre ni conserver?
—Si vous voulez être raisonnable, ne pas vendre cher et palper du comptant, vous pouvez vendre à quelqu'un que je connais.
—A qui donc?
—A moi.
—A vous, monsieur Bricolin?
—A moi, Nicolas-Étienne Bricolin.
—En effet, dit Marcelle, qui se rappela en cet instant quelques paroles échappées au meunier d'Angibault; j'ai entendu parler de cela. Et quelles sont vos propositions?
—Je m'arrange avec vos créanciers hypothécaires, je démembre la terre, je vends à ceux-ci, j'achète à ceux-là, je garde ce qui est à ma convenance et je vous paie le reste.
—Et les créanciers, vous les payez comptant aussi? Vous êtes énormément riche, monsieur Bricolin?
—Non, je les fais attendre, et, d'une manière ou de l'autre, je vous en débarrasse.
—Je croyais qu'ils voulaient tous être remboursés immédiatement; vous me l'aviez dit?
—Ils seraient exigeants avec vous; ils me feront crédit, à moi.
—C'est juste. Je passe pour insolvable peut-être?
—Possible! au jour d'aujourd'hui, on est très-méfiant. Voyons, madame de Blanchemont! vous me devez cent mille francs, je vous en donne deux cent cinquante mille, et nous sommes quittes.
—C'est-à-dire que vous voulez payer deux cent cinquante mille francs ce qui en vaut trois cent mille?
—C'est un petit boni qu'il est juste que vous m'accordiez; je paie comptant. Vous direz que c'est mon avantage de ne pas servir d'intérêts ayant l'argent. C'est votre avantage aussi de palper votre fortune, dont vous n'aurez plus ni sou ni maille si vous tardez.
—Ainsi, vous voulez profiter des embarras de ma position pour réduire d'un sixième le peu qui me reste?
—C'est mon droit, et tout autre que moi exigerait davantage. Soyez sûre que je prends vos intérêts autant que possible. Allons, mon premier mot sera le dernier. Vous y penserez.
—Oui, monsieur Bricolin, il me semble qu'il faut y penser.
—Diable! je le crois bien! Il faut d'abord vous assurer que je ne vous trompe pas, et que je ne me trompe pas moi-même sur votre situation et sur la valeur de vos biens. Vous voilà ici; vous vous renseignerez, vous verrez tout par vous-même, vous pourrez même aller visiter les terres de votre mari du côté du Blanc, et quand vous serez au courant, dans un mois environ, vous me direz votre réponse. Seulement, vous pouvez bien résumer mes offres en établissant ainsi votre calcul sur une base dont je ne crains pas la vérification: vous pouvez, 1° vendre ce qui vous reste de net le double de ce que je vous en offre, mais vous n'en toucherez pas la moitié, ou bien vous attendrez dix ans, durant lesquels vous aurez à servir tant d'intérêts qu'il ne vous restera rien; 2° vous pouvez me vendre à un sixième de perte et toucher, d'ici à trois mois, deux cent cinquante mille francs en bon or ou en bon argent, ou en jolis billets de banque, à votre choix. Allons, j'ai dit! maintenant revenez à la maison dans une petite heure, vous dînerez avec nous. Il faudra faire chez nous comme chez vous, entendez-vous, madame la baronne? Nous sommes en affaires, et si vous ne me demandez pas d'autre pot de vin, ce ne sera pas grand'-chose.
La position où Marcelle se trouvait désormais vis-à-vis des Bricolin lui ôtait tout scrupule, et nécessitait d'ailleurs l'acceptation de cette offre. Elle promit donc d'en profiter; mais elle demanda, en attendant l'heure du repas, à rester au vieux château pour écrire une lettre, et M. Bricolin la quitta pour lui envoyer ses domestiques et ses paquets.