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Le meunier d'Angibault

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IX.

UN AMI IMPROVISÉ.

Pendant quelques instants qu'elle demeura seule, Marcelle fit rapidement beaucoup de réflexions, et bientôt elle sentit que l'amour lui donnait une énergie dont elle n'eût pas été capable peut-être sans cette toute-puissante inspiration. Au premier aspect, elle avait été un peu effrayée de ce triste manoir, l'unique demeure qui lui restât en propre. Mais en apprenant que cette ruine même n'allait bientôt plus lui appartenir, elle se prit à sourire en la regardant avec une curiosité complètement désintéressée. L'écusson seigneurial de sa famille était encore intact au manteau des vastes cheminées.

—Ainsi, se dit-elle, tout va être rompu entre moi et le passé. Richesse et noblesse s'éteignent de compagnie, au jour d'aujourd'hui, comme dit ce Bricolin. O mon Dieu! que vous êtes bon d'avoir fait l'amour de tous les temps et immortel comme vous-même!

Suzette entra, apportant le nécessaire de voyage que sa maîtresse avait demandé pour écrire. Mais, en l'ouvrant, Marcelle jeta par hasard les yeux sur sa soubrette, et lui trouva une si étrange expression en contemplant les murailles nues du vieux castel, qu'elle ne put s'empêcher de rire. La figure de Suzette se rembrunit davantage, et sa voix prit un diapason de révolte bien marqué.—Ainsi, dit-elle, Madame est résolue à coucher ici?

—Vous le voyez bien, répondit Marcelle, et vous avez là un cabinet pour vous, avec une vue magnifique et beaucoup d'air.

—Je suis fort obligée à madame, mais madame peut être assurée que je n'y coucherai pas. J'y ai peur en plein jour; que serait-ce la nuit? on dit qu'il y revient, et je n'ai pas de peine à le croire.

—Vous êtes folle, Suzette. Je vous défendrai contre les revenants.

—Madame aura la bonté de faire coucher ici quelque servante de la ferme, car j'aimerais mieux m'en aller tout de suite à pied de cet affreux pays....

—Vous le prenez tragiquement, Suzette. Je ne veux vous contraindre en rien, vous coucherez où vous voudrez; cependant je vous ferai observer que si vous preniez l'habitude de me refuser vos services, je me verrais dans la nécessité de me séparer de vous.

—Si Madame compte rester longtemps dans ce pays-ci, et habiter cette masure....

—Je suis forcée d'y rester un mois, et peut-être davantage; qu'en voulez-vous conclure?

—Que je demanderai à madame de vouloir bien me renvoyer a Paris ou dans quelque autre terre de madame, car je fais serment que je mourrais ici au bout de trois jours.

—Ma chère Suzette, répondit Marcelle avec beaucoup de douceur, je n'ai plus d'autre terre, et je ne retournerai probablement jamais demeurer à Paris. Je n'ai plus de fortune, mon enfant, et il est probable que je ne pourrai vous garder longtemps à mon service. Puisque ce séjour vous est odieux, il est inutile que je vous l'impose durant quelques jours. Je vais vous payer vos gages et votre voyage. La patache qui nous a amenées n'est pas repartie. Je vous donnerai de bonnes recommandations, et mes parents vous aideront à vous placer.

—Mais comment madame veut-elle que je m'en aille comme cela toute seule? Vraiment, c'était bien la peine de m'amener si loin dans un pays perdu!

—J'ignorais que j'étais ruinée, et je viens de l'apprendre à l'instant même, répondit Marcelle avec calme; ne me faites donc pas de reproches, c'est involontairement que je vous ai causé cette contrariété. D'ailleurs, vous ne partirez pas seule; Lapierre retournera à Paris avec vous.

—Madame renvoie aussi Lapierre? reprit Suzette consternée.

—Je ne renvoie pas Lapierre. Je le rends à ma belle-mère, qui me l'avait donné, et qui reprendra avec plaisir ce vieux et bon serviteur. Allez dîner, Suzette, et préparez-vous à partir.

Confondue du sang-froid et de la tranquille douceur de sa maîtresse, Suzette fondit en larmes, et, par un retour d'affection, peut-être irréfléchi, elle la supplia de lui pardonner et de la garder auprès d'elle.

—Non, ma chère fille, répondit Marcelle, vos gages sont désormais au-dessus de ma position. Je vous regrette malgré vos travers, et peut-être me regretterez-vous aussi malgré mes défauts. Mais c'est un sacrifice inévitable, et le moment où nous sommes n'est pas celui de la faiblesse.

—Et que va devenir madame? sans fortune, sans domestiques, et avec un petit enfant sur les bras, dans un pareil désert! Ce pauvre petit Edouard!

—Ne vous affligez pas, Suzette; vous vous placerez certainement chez quelqu'un de ma connaissance. Nous nous reverrons. Vous reverrez Edouard. Ne pleurez pas devant lui, je vous en supplie!

Suzette sortit; mais Marcelle n'avait pas encore mis sa plume dans l'encre pour écrire, que le grand farinier parut devant elle, portant Edouard sur un bras, et un sac de nuit sur l'autre.

—Ah! lui dit Marcelle en recevant l'enfant qu'il déposa sur ses genoux, vous êtes donc toujours occupé à m'obliger, monsieur Louis? Je suis bien aise que vous ne soyez pas encore parti. Je ne vous avais presque pas remercié, et j'aurais eu du regret de ne pas vous dire adieu.

—Non, je ne suis pas encore parti, dit le meunier, et à dire vrai, je ne suis pas très-pressé de m'en aller. Mais tenez, Madame, si ça vous est égal, vous ne m'appellerez plus monsieur. Je ne suis pas un monsieur, et de votre part ça me contrarie à présent, cette cérémonie! vous m'appellerez Louis tout court, ou Grand-Louis, comme tout le monde.

—Mais je vous ferai observer que cela sera très contraire à l'égalité, et que d'après vos réflexions de ce matin...

—Ce matin j'étais une bête, un cheval, et un cheval de moulin qui pis est. J'avais des préventions... à cause de la noblesse et de votre mari... que sais-je? Si vous m'aviez appelé Louis, je crois que je vous aurais appelée... Comment vous appelez-vous?

—-Marcelle.

—J'aime assez ce nom-là, madame Marcelle! Eh bien! je vous appellerai comme cela: ça ne me rappellera plus monsieur le baron.

—Mais si je ne vous appelle plus monsieur, vous m'appellerez donc Marcelle tout court? dit madame de Blanchemont en riant..

—Non, non, vous êtes une femme... et une femme comme il y en a peu, le diable m'emporte!... Tenez, je ne m'en cache pas, je vous porte dans mon coeur, surtout depuis un moment.

—Pourquoi depuis un moment, Grand-Louis? dit Marcelle qui commençait à écrire et qui n'écoutait plus le meunier qu'à demi.

—C'est que pendant que vous causiez avec votre fille de chambre, tout à l'heure, j'étais là dans l'escalier avec votre coquin d'enfant qui me faisait mille niches pour m'empêcher d'avancer, et, malgré moi, j'ai entendu tout ce que vous disiez. Je vous en demande pardon.

—Il n'y a pas de mal à cela, dit Marcelle; ma position n'est pas un secret, puisque je la faisais connaître à Suzette, et, d'ailleurs, je suis certaine qu'un secret serait bien placé entre vos mains.

—Un secret de vous serait placé dans mon coeur, reprit le meunier attendri. Ah çà! vous ne saviez donc pas, avant de venir ici, que vous étiez ruinée?

—Non, je ne le savais pas. C'est M. Bricolin qui vient de me rapprendre. Je m'attendais à des pertes réparables, voila tout.

—Et vous n'en avez pas plus de chagrin que cela?

Marcelle, qui écrivait, ne songea pas à répondre mais au bout d'un instant, elle leva les yeux sur le Grand-Louis, et le vit debout devant elle, les bras croisés et la contemplant avec une sorte d'enthousiasme naïf et d'étonnement Profond.

—C'est donc bien surprenant, lui dit-elle, de voir une personne qui perd sa fortune sans perdre l'esprit. D'ailleurs, ne me reste-il pas de quoi vivre?

—Ce qui vous reste, je le sais à peu près. Je connais vos affaires peut-être mieux que vous; car le père Bricolin, quand il a bu un coup, aime à causer, et il m'a assez cassé la tête de tout cela, alors que ça ne m'intéressait guère. Mais c'est égal, voyez-vous; une personne qui voit sans sourciller un million d'un côté et un demi-million de l'autre, s'en aller de devant elle... crac! en un clin d'oeil... je n'ai jamais vu cela, et je ne le comprends pas encore!

—Vous comprendriez encore moins si je vous disais que, quant à ce qui me concerne, cela me fait un plaisir extrême.

—Ah! mais par rapport à votre fils! dit le meunier en baissant la voix pour que l'enfant qui jouait dans la pièce voisine n'entendît pas ses paroles.

—Au premier moment j'ai été un peu effrayée, répondit Marcelle, et puis, je me suis bientôt consolée. Il y a longtemps que je me dis que c'est un malheur que de naître riche, et d'être destiné à l'oisiveté, à la haine des pauvres, à l'égoïsme et à l'impunité que donne la richesse. J'ai regretté bien souvent de n'être pas fille et mère d'ouvrier. A présent, Louis, je serai du peuple, et les hommes comme vous ne se méfieront plus de moi.

—Vous ne serez pas du peuple, dit le meunier; il vous reste encore une fortune qu'un homme du peuple regarderait comme immense, quoique ce ne soit pas grand'chose pour vous. D'ailleurs ce petit enfant a des parents riches qui ne le laisseront pas élever comme un pauvre. Tout cela, madame Marcelle, c'est donc des romans que vous vous faites; mais où diable avez-vous donc pris ces idées-là? Il faut que vous soyez une sainte, le diable n`enlève! Ça me fait un singulier effet de vous entendre dire des choses pareilles, quand toutes les autres personnes riches ne songent qu'à le devenir davantage. Vous êtes la première de votre espèce que je vois. Est-ce qu'il y a à Paris d'autres riches et d'autres nobles qui pensent comme vous?

—-Il n'y en a guère, je dois en convenir. Mais ne m'en faites pas tant de mérite, Grand-Louis. Un jour viendra où je pourrai peut-être vous faire comprendre pourquoi je suis ainsi.

—Faites excuse, mais je m'en doute.

—Non.

—Si fait, et la preuve, c'est que je ne peux pas vous le dire. Ce sont des affaires délicates, et vous me diriez que je suis trop osé de vous questionner là-dessus. Si vous saviez pourtant, comme sur ce chapitre-là, je suis penaud et capable de comprendre les peines des autres! Je vous dirai mes soucis, moi! Oui, le tonnerre m'écrase! je vous les dirai. Il n'y aura que vous et ma mère qui saurez cela. Vous me direz quelques bonnes paroles qui me remettront peut-être l'esprit.

—Et si je vous disais, à mon tour, que je m'en doute?

—Vous devez vous en douter! preuve qu'il y a de l'amour et de l'argent mêlés dans toutes ces affaires-là.

—Je veux que vous me fassiez vos confidences, Grand-Louis; mais voici le vieux Lapierre qui monte. Nous nous reverrons bientôt, n'est-ce pas?

—Il le faut, dit le meunier en baissant la voix, car j'ai sur vos affaires avec le Bricolin bien des choses à vous demander. J'ai peur que ce gaillard-là ne vous mène un peu trop durement, et qui sait! tout paysan que je suis, je pourrais peut-être vous rendre service. Voulez-vous me traiter en ami?

—Certainement.

—Et vous ne ferez rien sans m'avertir?

—Je vous le promets, ami. Voici Lapierre.

—Faut-il que je m'en aille?

—Allez ici à côté, avec Edouard. J'aurai peut-être besoin de vous consulter, si vous avez le temps d'attendre quelques minutes de plus.

—C'est dimanche... D'ailleurs, ça serait tout autre jour...!




X.

CORRESPONDANCE.

Lapierre entra. Suzette lui avait déjà tout dit. Il était pâle et tremblant. Vieux et incapable d'un service pénible, il n'était pour Marcelle qu'un porte-respect en voyage. Mais, sans le lui avoir jamais exprimé, il lui était sincèrement attaché, et, malgré l'aversion qu'il éprouvait déjà, aussi bien que Suzette, pour la Vallée-Noire et le vieux château, il refusa de quitter sa maîtresse et déclara qu'il la servirait pour aussi peu de gages qu'elle jugerait à propos de lui en donner.

Marcelle, touchée de son noble dévouement, lui serra affectueusement les mains, et vainquit sa résistance en lui démontrant qu'il lui serait plus utile en retournant à Paris qu'en restant à Blanchemont. Elle voulait se défaire de son riche mobilier, et Lapierre était très-capable de présider à cette vente, d'en recueillir le prix et de le consacrer au paiement des petites dettes courantes que madame de Blanchemont avait pu laisser à Paris. Probe et entendu, Lapierre fut flatté de jouer le rôle d'une espèce d'homme d'affaires, d'un homme de confiance, à coup sûr, et de rendre service à celle dont il se séparait à regret. Les arrangements de départ furent donc faits. Ici, Marcelle, qui pensait à tous les détails de sa position avec un sang-froid remarquable, rappela le Grand-Louis et lui demanda s'il pensait qu'on put vendre dans le pays la calèche qu'elle avait laissée à ***.

—Ainsi vous brûlez vos vaisseaux? répondit le meunier. Tant mieux pour nous! Vous resterez peut-être ici, et je ne demande qu'à vous y garder. Je vais souvent à *** pour des affaires que j'y ai, et pour voir une de mes soeurs qui y est établie. Je sais à peu près tout ce qui se passe dans ce pays-là, et je vois bien d'ailleurs que tous nos bourgeois, depuis quelques années, ont la rage des belles voitures et de toutes les choses de luxe. J'en sais un qui veut en faire venir une de Paris; la vôtre est toute rendue, ça lui épargnera la dépense du transport, et dans notre pays, tout en faisant de grosses folies, on regarde encore aux petites économies. Elle m'a paru belle et bonne, cette voiture. Combien cela vaut-il, une affaire comme ça?

—Deux mille francs.

—Voulez-vous que j'aille avec M. Lapierre jusqu'à ***? Je le mettrai en rapport avec les acheteurs, et il touchera l'argent, car chez nous on ne paie comptant qu'aux étrangers.

—Si ce n'était pas abuser de votre temps et de votre obligeance, vous feriez seul cette affaire.

—J'irai avec plaisir; mais ne parlez pas de cela à M. Bricolin, il serait capable de vouloir l'acheter, lui, la calèche!

—Eh bien! pourquoi non?

—Ah bon! il ne manquerait plus que ça pour faire tourner la tête à... aux personnes de sa famille! D'ailleurs, le Bricolin trouverait moyen de vous la payer moitié de ce qu'elle vaut. Je vous dis que je m'en charge.

—En ce cas, vous me rapporterez l'argent, s'il est possible? car je croyais avoir à en toucher ici, au lieu qu'il me faudra sans doute en restituer.

—Eh bien, nous partirons ce soir; à cause du dimanche, ça ne me dérangera pas; et si je ne reviens pas demain soir ou après-demain matin avec deux mille francs, prenez-moi pour un vantard.

—Que vous êtes bon, vous! dit Marcelle en songeant à la rapacité de son riche fermier.

—Il faudra que je vous rapporte aussi vos malles, que vous avez laissées là-bas? dit le Grand-Louis.

—Si vous voulez bien louer une charrette et me les faire envoyer...

—Non pas! à quoi bon louer un homme et un cheval? Je mettrai Sophie au tombereau, et je parie que mademoiselle Suzette aimera mieux voyager en plein air sur une boite de paille, avec un bon conducteur comme moi, qu'avec cet enragé patachon dans son panier à salade. Ah ça! tout n'est pas dit. Il vous faut une servante, celles de M. Bricolin ont trop d'occupation pour amuser votre coquin d'enfant du matin au soir. Ah! si j'avais le temps, moi! nous ferions une belle vie ensemble, avec ça que j'adore les enfants et que celui-là a plus d'esprit que moi! je vas vous prêter la petite Fanchon, la servante à ma mère. Nous nous en passerons bien pendant quelque temps. C'est une petite fille qui aura soin du petit comme de la prunelle de ses yeux, et qui fera tout ce que vous lui commanderez. Elle n'a qu'un défaut, c'est de dire trois fois plaît-il? à chaque parole qu'on lui adresse Mais que voulez-vous, elle s'imagine que c'est une politesse, et qu'on la gronderait si elle ne faisait pas semblant d'ètre sourde.

—Vous êtes ma Providence, dit Marcelle, et j'admire que, dans une situation qui devait me susciter mille embarras, il se trouve sur mon chemin un coeur excellent qui vienne à mon secours.

—Bah! bah! ce sont de petits services d'amitié, que vous me rendrez d'une autre façon. Vous m'avez déjà grandement servi, sans vous en douter, depuis que vous êtes ici!

—Et comment cela?...

—Ah! dame! nous causerons de cela plus tard, dit le meunier d'un air mystérieux, et avec un sourire où le sérieux de sa passion faisait un étrange contraste avec l'enjouement de son caractère.

Le départ du meunier et des domestiques ayant été résolu d'un commun accord pour le soir même, à la fraîche, comme disait Grand-Louis, Marcelle, n'ayant plus que quelques instants pour écrire avant le dîner de la ferme, traça rapidement les deux billets suivants:

PREMIER BILLET.

Marcelle, baronne de Blanchemont, à la comtesse

de Blanchemont, sa belle-mère.

«Chère maman,

«Je m'adresse à vous comme à la plus courageuse des femmes et à la meilleure tête de la famille, pour vous annoncer et vous charger d'annoncer au respectable comte et à nos autres chers parents, une nouvelle qui vous affectera, j'en suis sûre, plus que moi. Vous m'avez souvent fait part de vos appréhensions, et nous avons trop causé du sujet qui m'occupe en ce moment pour que vous ne m'entendiez pas à demi-mot. Il n'y a plus rien (mais rien) de la fortune d'Édouard. De la mienne, il reste deux cent cinquante mille ou trois cent mille francs. Je ne connais encore ma situation que par un homme qui serait intéressé à exagérer le désastre, si la chose était possible, mais qui a trop de bon sens pour tenter de me tromper, puisque demain, après-demain, je puis m'instruire par moi-même. Je vous renvoie le bon Lapierre, et n'ai pas besoin de vous engager à le reprendre chez vous. Vous me l'aviez donné pour qu'il mît un peu d'ordre et d'économie dans les dépenses de la maison. Il a fait son possible; mais qu'était-ce que ces épargnes domestiques, lorsqu'au dehors la prodigalité était sans contrôle et sans limites? De petites raisons qu'il vous expliquera lui-même me forcent à brusquer son départ; voilà pourquoi je vous écris en courant, et sans entrer dans des détails que je ne possède pas moi-même, et qui viendront plus tard. Je tiens à ce que Lapierre vous voie seule et vous remette ceci, afin que vous ayez quelques heures ou quelques jours au besoin pour préparer le comte à cette révélation. Vous l'adoucirez en lui disant mille fois tout ce que vous savez de moi, combien je suis indifférente aux jouissances de la richesse, et combien je suis incapable de maudire qui que ce soit et quoi que ce soit dans le passé. Comment ne pardonnerais-je pas à celui qui a eu le malheur de ne pas vivre assez pour tout réparer! Chère maman, que sa mémoire reçoive de votre coeur et du mien une entière et facile absolution!

«Maintenant, deux mots sur Édouard et sur moi, qui ne faisons qu'un dans cette épreuve de la destinée. Il me restera, je l'espère, de quoi pourvoir à tous ses besoins et à son éducation. Il n'est pas d'âge à s'affliger de pertes qu'il ignore et qu'il sera bon de lui laisser ignorer autant que possible lorsqu'il sera capable de les comprendre. N'est-il pas heureux pour lui que ce changement dans sa situation s'opère avant qu'il ait pu se faire un besoin de vivre dans l'opulence? Si c'est un malheur d'être réduit au nécessaire (ce n'en est pas un à mes yeux), il ne le sentira pas, et, habitué désormais à vivre modestement, il se croira assez riche. Puisqu'il était destiné à tomber dans une condition médiocre, c'est donc un bienfait de la Providence de l'y avoir fait descendre dans un âge où la leçon, loin d'être amère, ne peut que lui être utile. Vous me direz que d'autres héritages lui sont réservés. Je suis étrangère à cet avenir, et ne veux, en aucune façon, en profiter d'avance. Je refuserais presque comme un affront les sacrifices que sa famille voudrait s'imposer pour me procurer ce qu'on appelle un genre de vie honorable. Dans l'appréhension de ce que je viens d'apprendre, j'avais déjà fait mon plan de conduite. Je viens de m'y conformer, et rien au monde ne m'en fera départir. Je suis résolue à m'établir en province, au fond d'une campagne, où j'habituerai les premières années de mon fils à une vie laborieuse et simple, et où il n'aura pas le spectacle et le contact de la richesse d'autrui pour détruire le bon effet de mes exemples et de mes leçons. Je ne perds pas l'espérance d'aller vous le présenter quelquefois, et vous verrez avec plaisir un enfant robuste et enjoué, au lieu de cette frêle et rêveuse créature pour l'existence de laquelle nous n'avions cessé de trembler. Je sais les droits que vous avez sur lui et le respect que je dois à vos volontés et à vos conseils; mais j'espère que vous ne blâmerez pas mon projet, et que vous me laisserez gouverner cette enfance durant laquelle les soins assidus d'une mère et les salutaires influences de la campagne seront plus utiles que les leçons superficielles d'un professeur grassement payé, des exercices de manège et des promenades en voiture au bois de Boulogne. Quant à moi, ne vous inquiétez nullement; je n'ai aucun regret à ma vie nonchalante et à mon entourage d'oisiveté. J'aime la campagne de passion, et j'occuperai les longues heures que le monde ne me volera plus à m'instruire pour instruire mon fils. Vous avez eu jusqu'ici quelque confiance en moi, voici le moment d'en avoir une entière. J'ose y compter, sachant que vous n'avez qu'à interroger votre âme énergique et votre coeur profondément maternel pour comprendre mes desseins et mes résolutions.

«Tout cela rencontrera bien quelque opposition dans les idées de la famille; mais quand vous aurez prononcé que j'ai raison, tous seront de votre avis. Je remets donc notre présent et notre avenir entre vos mains, et je suis avec dévouement, tendresse et respect, à vous pour la vie.

Marcelle.»

Suivait un post-scriptum relatif à Suzette, et la demande d'envoyer l'homme d affaires de la famille au Blanc, afin qu'il pût constater la ruine de cette fortune territoriale et s'occuper activement de la liquidation. Quant à ses affaires personnelles, Marcelle voulait et pouvait les liquider elle-même avec l'aide des hommes compétents de la localité.

La seconde lettre était adressée à Henri Lémor:

«Henri, quel bonheur! quelle joie! je suis ruinée. Vous ne me reprocherez plus ma richesse, vous ne haïrez plus mes chaînes dorées. Je redeviens une femme que vous pouvez aimer sans remords, et qui n'a plus de sacrifices à s'imposer pour vous. Mon fils n'a plus de riche héritage à recueillir, du moins immédiatement. J'ai le droit désormais de l'élever comme vous l'entendez, d'en faire un homme, de vous confier son éducation, de vous livrer son âme tout entière. Je ne veux pas vous tromper, nous aurons peut-être une petite lutte à soutenir contre la famille de son père, dont l'aveugle tendresse et l'orgueil aristocratique voudront le rendre au monde en l'enrichissant malgré moi. Mais nous triompherons avec de la douceur, un peu d'adresse et beaucoup de fermeté. Je me tiendrai assez loin de leur influence pour la paralyser, et nous entourerons d'un doux mystère le développement de cette jeune âme. Ce sera l'enfance de Jupiter au fond des grottes sacrées. Et quand il sortira de cette divine retraite pour essayer sa puissance, quand la richesse viendra le tenter, nous lui aurons fait une âme forte contre les séductions du monde et la corruption de l'or. Henri, je me berce des plus douces espérances, ne venez pas les détruire avec des doutes cruels et des scrupules que j'appellerais alors pusillanimes. Vous me devez votre appui et votre protection, maintenant que je vais m'isoler d'une famille pleine de sollicitude et de bonté, mais que je quitte et vais combattre par la seule raison qu'elle ne partage pas vos principes. Ce que je vous ai écrit, il y a deux jours, en quittant Paris, est donc pleinement et facilement confirmé par ce billet. Je ne vous appelle pas auprès de moi maintenant, je ne le dois pas, et la prudence, d'ailleurs, exige que je reste assez longtemps sans vous voir, pour qu'on n'attribue pas à mes sentiments pour vous l'exil que je m'impose. Je ne vous dis pas le lieu que j'aurai choisi pour ma retraite, je l'ignore. Mais dans un an, Henri, cher Henri, à partir du 15 août, vous viendrez me rejoindre où je serai fixée alors et où je vous appellerai. Jusque là, si vous ne partagez pas ma confiance en moi-même, j'aime mieux que vous ne m'écriviez pas.... Mais aurai-je la force de vivre un an sans rien savoir de vous! Non, ni vous non plus! Écrivez donc deux mots, seulement pour dire: J'existe et j'aime! Et vous adresserez pour moi à mon fidèle vieux Lapierre à l'hôtel de Blanchemont. Adieu, Henri. Oh! si vous pouviez lire dans mon coeur et voir que je vaux mieux que vous ne pensez!—Édouard se porte bien, il ne vous oublie pas. Lui seul désormais me parlera de vous.

M. B.»

Ayant cacheté ces deux lettres, Marcelle qui n'avait plus d'autre vanité au monde que la beauté angélique de son fils, rafraîchit un peu la toilette d'Édouard, et traversa la cour de la ferme. On l'attendait pour dîner, et, pour lui faire honneur, on avait mis le couvert dans le salon, vu qu'on n'avait pas d'autre salle à manger que la cuisine, où l'on ne craignait pas de salir les meubles, et où madame Bricolin se trouvait beaucoup plus à portée des mets qu'elle confectionnait elle-même avec l'aide de sa belle-mère et de sa servante; Marcelle s'aperçut bientôt de celle dérogation aux habitudes de la famille. Madame Bricolin, dont l'empressement était instinctivement empreint de la mauvaise humeur qui constitue la seule mauvaise éducation en ce genre, eut soin de l'en instruire en lui demandant à tout propos pardon de ce que le service se faisait si mal et déroutait complètement ses servantes. Marcelle demanda et exigea dès lors qu'on reprit le lendemain les habitudes de la maison, assurant avec un sourire enjoué, qu'elle irait dîner au moulin d'Angibault, si on la traitait avec cérémonie.

—Et à propos de moulin, dit madame Bricolin après quelques phrases de politesse mal tournées, il faut que je fasse une scène à M. Bricolin.—Ah! le voilà justement! Dis donc, monsieur Bricolin, est-ce que tu as perdu l'esprit, d'inviter ce meunier à dîner avec nous, un jour où madame la baronne nous fait l'honneur d'accepter notre repas?

—Ah! diable! je n'y avais pas songé, répondit naïvement le fermier, ou plutôt... je pensais, quand j'ai invité Grand-Louis, que madame ne nous ferait pas cet honneur-là. M. le baron refusait toujours, tu sais bien... on le servait dans sa chambre, ce qui n'était guère commode, par parenthèse.... Enfin, Thibaude, si ça déplaît à madame de manger avec ce garçon-là, tu le lui diras, toi qui n'as pas la langue dans ta poche; moi, je ne m'en charge pas: j'ai fait la bêtise, ça me coûte de la réparer.

—Et ça me regarde comme de coutume! dit l'aigre madame Bricolin, qui, étant l'aînée des filles Thibault, conservait son nom de famille féminisé, suivant l'ancien usage du pays. Allons, je vais renvoyer ton beau Louis à sa farine.

—Ce serait me faire beaucoup de peine, et je crois que je m'en irais moi-même, dit madame de Blanchemont d'un ton ferme et même un peu sec, qui imposa à la fermière; j'ai déjeuné ce malin avec ce garçon, chez lui, et je l'ai trouvé si obligeant, si poli et si aimable, que ce serait un vrai chagrin pour moi de dîner sans lui ce soir.

—Vraiment? dit la belle Rose, qui avait écouté Marcelle avec beaucoup d'attention et dont les yeux animés exprimaient une surprise mêlée de plaisir; mais elle les baissa et devint toute rouge en rencontrant le regard scrutateur el menaçant de sa mère.

—Il en sera comme madame voudra, dit madame Bricolin; et elle ajouta tout bas on s'adressant à sa servante qui avait le privilège de ses observations confidentielles quand elle était en colère:

—Ce que c'est que d'être un bel homme!

La Chounette (diminutif de Fanchon) sourit d'un air malicieux qui la rendit plus laide que de coutume. Elle trouvait le meunier un fort bel homme, en effet, et lui en voulait de ce qu'il ne lui faisait pas la cour.

—Allons! dit M. Bricolin, le meunier dînera donc avec nous. Madame a raison de ne pas être fière. C'est le moyen de trouver toujours de la bonne volonté chez les autres. Rose, va donc appeler lo Grand-Louis qui est par là dans la cour. Dis-lui que la soupe est sur la table. Ça m'aurait coûté de faire un affront à ce garçon. Savez-vous, madame la baronne, que j'ai raison de tenir à ce meunier-là? C'est le seul qui ne retienne pas double mesure et qui ne change pas le grain. Oui, c'est le seul du pays, le diable me confonde! Ils sont tous plus voleurs les uns que les autres. D'ailleurs, le proverbe du pays le dit; «Tout meunier, tout voleur.» Je les ai tous essayés, et je n'ai encore trouvé que celui-là qui ne fit pas de mauvais comptes et de vilains mélanges. Outre qu'il a toute sorte d'attentions pour nous. Il ne moudrait jamais mon froment à la meule qui vient de broyer de l'orge et du seigle. Il sait que cela gâte la farine el lui ôte sa blancheur. Il met de l'amour-propre à me contenter, parce qu'il sait que je tiens à avoir du beau pain sur ma table. C'est ma seule fantaisie, à moi! Je suis humilié quand quelqu'un, venant chez moi, ne me dit pas: Ah! le beau pain! Il n'y a que vous, maître Bricolin, pour faire du pareil blé!—Tout blé d'Espagne, mon cher, on s'en flatte!

—Il est certain qu'il est magnifique, votre pain! dit Marcelle, pour faire valoir le meunier autant que pour satisfaire la vanité de M. Bricolin.

—Ah! mon Dieu! que de soucis pour un oeil de plus ou de moins dans le pain, et pour un boisseau de plus ou de moins par semaine! dit madame Bricolin. Quand nous avons des meuniers beaucoup plus près, et un moulin au bas du terrier, avoir affaire à un homme qui demeure à une lieue d'ici!

—Qu'est-ce que ça te fait? dit M. Bricolin, puisqu'il vient chercher les sacs et qu'il les rapporte sans prendre un grain de blé de plus que la mouture4? D'ailleurs, il a un beau et bon moulin, deux grandes roues neuves, un fameux réservoir, et l'eau ne manque jamais chez lui. C'est agréable de ne jamais attendre.

Note 4: (retour) Ou ne paie jamais les meuniers dans la Vallée-Noire: ils prélèvent leur part de grain avec plus ou moins de fidélité sur la mouture, et ils sont généralement plus honnêtes que ne le prétend M. Bricolin. Quand ils ont beaucoup de pratiques, ils retirent de cette industrie beaucoup plus que leur consommation, et peuvent se livrer à un petit commerce de grains.

—Et puis, comme il vient de loin, dit la fermière, vous vous croyez toujours obligé de l'inviter à dîner ou à goûter; voila une économie!

Le meunier en arrivant mit fin à celle discussion conjugale. M. Bricolin se contentait, quand sa femme le grondait, de hausser un peu les épaules, et de parler un peu plus vite que de coutume. Il lui pardonnait son humeur acariâtre, parce que l'activité el la parcimonie de sa ménagère lui étaient fort utiles.

—Allons, donc, Rose, s'écria madame Bricolin à sa fille, qui rentrait avec le Grand-Louis, nous t'attendons pour nous mettre à table. Tu aurais bien pu faire avertir le meunier par la Chounette, au lieu d'y courir toi-même.

—Mon père me l'avait commandé, dit Rose.

—Et vous n'y seriez pas venue sans cela, j'en suis bien sûr, dit le meunier tout bas à lu jeune fille.

—C'est pour me remercier d'être grondée à cause de vous que vous me dites cela? répondit Rose sur le même ton.

Marcelle n'entendit pas ce qu'ils se disaient, mais ces paroles furtives échangées entre eux, la rougeur de Rose, et l'émotion du Grand-Louis la confirmèrent dans les soupçons que lui avait déjà fait concevoir l'aversion de madame Bricolin pour le pauvre farinier: la belle Rose était l'objet dos pensées du meunier d'Angibault.




XI.

LE DÎNER A LA FERME.

Désireuse de servir les intérêts de coeur de son nouvel ami, et n'y voyant pas de danger pour mademoiselle Bricolin, puisque son père et sa grand'mère paraissaient favoriser le Grand-Louis, madame de Blanchemont affecta de lui parler beaucoup durant le repas, et d'amener la conversation sur les sujets où véritablement son instruction et son intelligence le rendaient très-supérieur à toute la famille Bricolin, peut-être à la charmante Rose elle-même. En agriculture, considérée comme science naturelle plus que comme expérimentation commerciale, en politique, considérée comme recherche du bonheur et de la justice humaine; en religion et en morale, le Grand-Louis avait des notions élémentaires, mais justes, élevées, marquées au coin du bon sens, de la perspicacité et de la noblesse de l'âme, qui n'avaient jamais été mises en lumière à la ferme. Les Bricolin n'y avaient jamais que des sujets de conversation grossièrement vulgaires, et tout l'esprit qu'on y dépensait était tourné en propos dénigrants et peu charitables contre le prochain. Grand-Louis, n'aimant ni les lieux communs ni les méchancetés, y parlait peu et n'avait jamais fait remarquer sa capacité. M. Bricolin avait décrété qu'il était fort sot comme tous les beaux hommes, et Rose, qui l'avait toujours trouvé amoureux craintif ou mécontent, c'est-à-dire taquin ou timide, ne pouvait l'excuser de son manque d'esprit qu'en vantant son excellent coeur. On fut donc étonné d'abord de voir madame de Blanchemont causer avec lui avec une sorte de préférence, et quand elle l'eut amené à oublier le trouble que lui causait la présence de Rose et le mauvais vouloir de sa mère, on fut bien plus étonné encore de l'entendre si bien parler. Cinq ou six fois M. Bricolin, qui, ne se doutant nullement de son amour pour sa fille, l'écoutait avec bienveillance, fut émerveillé, et s'écria en frappant sur la table:

—Tu sais donc cela, toi? Où diable as-tu pêché tout cela?

—Bah! dans la rivière! répondait Grand-Louis avec gaieté.

Madame Bricolin tomba peu à peu dans un silence sombre en voyant le succès de son ennemi; elle formait la résolution d'avertir le soir même M. Bricolin de la découverte qu'elle avait faite ou cru faire des sentiments de ce paysan pour sa demoiselle.

Quant à la vieille mère Bricolin, elle ne comprenait rien du tout à la conversation; mais elle trouvait que le meunier parlait comme un livre, parce qu'il assemblait plusieurs phrases de suite, sans hésiter et sans se reprendre. Rose n'avait pas l'air d'écouter, mais elle ne perdait rien; et involontairement ses yeux s'arrêtaient sur le Grand-Louis. Il y avait là un cinquième Bricolin auquel Marcelle fit peu d'attention. C'était le vieux père Bricolin, vêtu en paysan comme sa femme, mangeant bien, ne disant mot, et n'ayant pas l'air d'en penser davantage. Il était presque sourd, presque aveugle, et paraissait complètement idiot. Sa vieille moitié l'avait amené à table en le conduisant comme un enfant. Elle s'occupait beaucoup de lui, remplissait son assiette et son verre, lui ôtait la mie de son pain, parce que, n'ayant plus de dents, ses gencives, durcies et insensibles, ne pouvaient broyer que les croûtes les plus dures, et ne lui adressait pas une parole, comme si c'eût été peine perdue. Lorsqu'il s'assit, elle lui fit entendre cependant qu'il fallait ôter son chapeau à cause de madame de Blanchemont. Il obéit, mais ne parut pas comprendre pourquoi, et il le remit aussitôt, liberté que, d'après l'usage du pays, M. Bricolin, son fils, se permit également. Le meunier, qui n'y avait pas dérogé le matin au moulin, fourra cependant son bonnet dans sa poche sans qu'on s'en aperçût, partagé entre un nouvel instinct de déférence que Marcelle lui inspirait pour les femmes, et la crainte de paraître jouer au freluquet pour la première fois de sa vie.

Cependant, tout en admirant ce qu'il appelait le beau bagout du grand farinier, M. Bricolin se trouva bientôt d'un autre avis que lui sur toutes choses. En agriculture, il prétendait qu'il n'y avait rien de neuf à tenter, que les savants n'avaient jamais rien découvert, qu'en voulant innover on se ruinait toujours; que, depuis que le monde est monde jusqu'au jour d'aujourd'hui, on avait toujours fait de même, et qu'on ne ferait jamais mieux.

—Bon! dit le meunier. Et les premiers qui ont fait ce que nous faisons aujourd'hui, ceux qui ont attelé des boeufs pour ouvrir la terre et pour ensemencer, ils ont fait du neuf cependant, et on aurait pu les en empêcher en se persuadant qu'une terre qu'on n'avait jamais cultivée ne deviendrait jamais fertile? C'est comme en politique; dites donc, monsieur Bricolin, s'il y a cent ans, on vous avait dit que vous ne paieriez plus ni dîmes ni redevances; que les couvents seraient détruits...

—Bah! bah! je ne l'aurais peut-être pas cru, c'est vrai; mais c'est arrivé parce que ça devait arriver. Tout est pour le mieux au jour d'aujourd'hui; tout le monde est libre de faire fortune, et on n'inventera jamais mieux que ça.

—Et les pauvres, les paresseux, les faibles, les bêtes, qu'est-ce que vous en faites?

—Je n'en fais rien, puisqu'ils ne sont bons à rien. Tant pis pour eux!

—Et si vous en étiez, monsieur Bricolin, ce qu'à Dieu ne plaise! (vous en êtes bien loin) diriez-vous: «Tant pis pour moi?» Non, non, vous n'avez pas dit ce que vous pensiez, en répondant tant pis pour eux! vous avez trop de coeur et de religion pour ça.

—De la religion, moi? Je m'en moque, de la religion, et toi aussi. Je vois bien que ça essaie de revenir, mais je ne m'en inquiète guère. Notre curé est un bon vivant, et je ne le contrarie pas. Si c'était un cagot, je l'enverrais joliment promener. Qu'est-ce qui croit à toutes ces bêtises-là au jour d'aujourd'hui?

—Et votre femme, et votre mère, et votre fille, disent-elles que ce sont des bêtises?

—Oh! ça leur plaît, ça les amuse. Les femmes ont besoin de ça à ce qu'il paraît.

—Et nous autres paysans, nous sommes comme les femmes, nous avons besoin de religion.

—Eh bien! vous en avez une sous la main; allez à la messe, je ne vous en empêche pas, pourvu que vous ne me forciez pas d'y aller.

—Cela peut arriver cependant, si la religion que nous avons redevient fanatique et persécutante comme elle l'a été si fort et si souvent.

—Elle ne vaut donc rien? laissez-la tomber. Je m'en passe bien, moi?

—Mais puisqu'il nous en faut une absolument, à nous autres, c'est donc une autre qu'il faudrait avoir?

—Une autre! une autre! diable! comme tu y vas! Fais-en donc une, toi!

J'en voudrais avoir une qui empêchât les hommes de se haïr, de se craindre et de se nuire.

—Ça serait neuf, en effet! J'en voudrais bien une comme ça qui empêcherait mes métayers de me voler mon blé la nuit, et mes journaliers de mettre trois heures par jour à manger leur soupe.

—Cela serait, si vous aviez une religion qui vous commandât de les rendre aussi heureux que vous-même.

—Grand-Louis, vous avez la vraie religion dans le coeur, dit Marcelle.

—C'est vrai, cela! dit Rose avec effusion.

M. Bricolin n'osa répliquer. Il tenait beaucoup à gagner la confiance de madame de Blanchemont et à ne pas lui donner mauvaise opinion de lui. Grand-Louis, qui vit le mouvement de Rose, regarda Marcelle avec un oeil plein de feu qui semblait lui dire: Je vous remercie.

Le soleil baissait, et le dîner, qui avait été copieux, touchait à sa fin. M. Bricolin, qui s'appesantissait sur sa chaise, grâce à une large réfection et à des rasades abondantes, eût voulu se livrer à son plaisir favori qui était de prendre du café arrosé d'eau-de-vie et entremêlé de liqueurs, pendant deux ou trois heures de la soirée. Mais le Grand-Louis, sur lequel il avait compté pour lui tenir tête, quitta la table et alla se préparer au départ. Madame de Blanchemont alla recevoir les adieux de ses domestiques et régler leurs comptes. Elle leur remit sa lettre pour sa belle-mère, et prenant le meunier à l'écart, elle lui confia celle qui était adressée à Henri, en le priant de la mettre lui-même à la poste.

—Soyez tranquille, dit-il, comprenant qu'il y avait là un peu de mystère; cela ne sortira de ma main que pour tomber dans la boîte, sans que personne y ait jeté les yeux, pas même vos domestiques, n'est-ce pas?

—Merci, mon brave Louis.

—Merci! vous me dites merci, quand c'est moi qui devrais vous dire cela à deux genoux. Allons, vous ne savez pas ce que je vous dois! Je vas passer par chez nous, et dans deux heures la petite Fanchon sera auprès de vous. Elle est plus propre et plus douce que la grosse Chounette d'ici.

Quand Louis et Lapierre furent partis, Marcelle eut un instant de détresse morale en se trouvant seule à la merci de la famille Bricolin. Elle se sentit fort attristée, et prenant Edouard par la main, elle s'éloigna et gagna un petit bois qu'elle voyait de l'autre côté de la prairie.

Il faisait encore grand jour, et le soleil, en s'abaissant derrière le vieux château, projetait au loin l'ombre gigantesque de ses hautes tours. Mais elle n'alla pas loin sans être rejointe par Rose, qui se sentait une grande attraction pour elle, et dont l'aimable figure était le seul objet agréable qui pût frapper ses regards en cet instant.

—Je veux vous faire les honneurs de la garenne, dit la jeune fille; c'est mon endroit favori, et vous l'aimerez, j'en suis sûre.

—Quel qu'il soit, votre compagnie me le fera trouver agréable, répondit Marcelle en passant familièrement son bras sous celui de Rose.

L'ancien parc seigneurial de Blanchemont, abattu à l'époque de la révolution, était clos désormais par un fossé profond, rempli d'eau courante, et par de grandes haies vives, où Rose laissa un bout de garniture de sa robe de mousseline, avec la précipitation et l'insouciance d'une fille dont le trousseau est au grand complet. Les anciennes souches des vieux chênes s'étaient couvertes de rejets, et la garenne n'était plus qu'un épais taillis sur lequel dominaient quelques sujets épargnés par la cognée, semblables à de respectables ancêtres étendant leurs bras noueux et robustes sur une nombreuse et fraîche postérité. De jolis sentiers montaient et descendaient par des gradins naturels établis sur le roc, et serpentaient sous un ombrage épais quoique peu élevé. Ce bois était mystérieux. On y pouvait errer librement, appuyée au bras d'un amant. Marcelle chassa cette pensée qui faisait battre son coeur, et tomba dans la rêverie en écoutant le chant des rossignols, des linottes et des merles qui peuplaient le bocage désert et tranquille.

La seule avenue que le taillis n'eût pas envahie était située à la lisière extrême du bois, et servait de chemin d'exploitation. Marcelle en approchait avec Rose, et son enfant courait en avant. Tout d'un coup il s'arrêta et revint lentement sur ses pas, indécis, sérieux et pâle.

—Qu'est-ce qu'il y a? lui demanda sa mère, habituée à deviner toutes ses impressions, en voyant qu'il était combattu entre la crainte et la curiosité.

—Il y a une vilaine femme là-bas, répondit Édouard.

—On peut être vilain et bon, répondit Marcelle. Lapierre est bien bon et il n'est pas beau.

—Oh! Lapierre n'est pas laid! dit Édouard, qui, comme tous les enfants, admirait les objets de son affection.

—Donne-moi la main, reprit Marcelle, et allons voir cette vilaine femme.

—Non, non, n'y allez pas, c'est inutile, dit Rose d'un air triste et embarrassé, sans pourtant manifester aucune crainte. Je ne pensais pas qu'elle était là.

—Je veux habituer Édouard à vaincre la peur, lui répondit Marcelle à demi-voix.

Et Rose n'osant la retenir, elle doubla le pas. Mais lorsqu'elle fut au milieu de l'avenue, elle s'arrêta, frappée d'une sorte de terreur à l'aspect de l'être bizarre qui venait lentement à sa rencontre.




XII.

LES CHÂTEAUX EN ESPAGNE.

Sous le majestueux berceau que formaient les grands chênes le long de l'avenue, et que le soleil sur son déclin coupait de fortes ombres et de brillants reflets, marchait à pas comptés une femme ou plutôt un être sans nom qui paraissait plongé dans une méditation farouche. C'était une de ces figures égarées et abruties par le malheur, qui n'ont pas plus d'âge que de sexe. Cependant, ses traits réguliers avaient eu une certaine noblesse qui n'était pas complètement effacée, malgré les affreux ravages du chagrin et de la maladie, et ses longs cheveux noirs en désordre s'échappant de dessous son bonnet blanc surmonté d'un chapeau d'homme d'un tissu de paille brisé et déchiré eu mille endroits, donnaient quelque chose de sinistre à la physionomie étroite et basanée qu'ils ombrageaient en grande partie. On ne voyait, de cette face jaune comme du safran et dévastée par la fièvre, que deux grands yeux noirs d'une fixité effrayante, dont on rencontrait rarement le regard préoccupé, un nez très-droit et d'une forme assez belle quoique très-prononcée, et une bouche livide à demi entr'ouverte. Son habillement, d'une malpropreté repoussante, appartenait à la classe bourgeoise; une mauvaise robe d'étoffe jaune dessinait un corps informe où les épaules hautes et constamment voûtées avaient acquis en largeur un développement disproportionné avec le reste du corps qui semblait étrique, et sur lequel flottait la robe détachée et traînante d'un côté. Ses jambes maigres et noires étaient nues, et des savates immondes défendaient mal ses pieds contre les cailloux et les épines auxquels du reste ils semblaient insensibles. Elle marchait gravement, la la tête penchée en avant, le regard attaché sur la terre et les mains occupées à rouler et à presser un mouchoir taché de sang.

Elle venait droit sur madame de Blanchemont, qui, dissimulant son effroi pour ne pas le communiquer à Édouard, attendait avec angoisse qu'elle prît à gauche ou à droite, pour passer auprès d'elle. Mais le spectre, car cette créature ressemblait à une apparition sinistre, marchait toujours, sans paraître prendre garde à personne, et sa physionomie, qui n'exprimait pas l'idiotisme, mais un désespoir sombre passé à l'état de contemplation abstraite, ne semblait recevoir aucune impression des objets extérieurs. Cependant, lorsqu'elle arriva jusqu'à l'ombre que Marcelle projetait à ses pieds, elle s'arrêta comme si elle eût rencontré un obstacle infranchissable, et tourna brusquement le dos pour reprendre sa marche incessante et monotone.

—C'est, la pauvre Bricoline, dit Rose sans baisser la voix, quoiqu'elle fût à portée d'être entendue. C'est ma soeur aînée, qui est dérangée (c'est-à-dire folle, en termes du pays). Elle n'a que trente ans, quoiqu'elle ait l'air d'une vieille femme, et il y en a douze qu'elle ne nous a pas dit un mot, ni paru entendre notre voix. Nous ne savons pas si elle est sourde. Elle n'est pas muette, car lorsqu'elle se croit seule, elle parle quelquefois, mais cela n'a aucun sens. Elle veut toujours être seule, et elle n'est pas méchante quand on ne la contrarie pas. N'en ayez pas peur; si vous avez l'air de ne pas la voir, elle ne vous regardera seulement pas. Il n'y a que quand nous voulons la rapproprier un peu, qu'elle se met en colère et se débat en criant comme si nous lui faisions du mal.

—Maman, dit Edouard qui essayait de cacher son épouvante, ramène-moi à la maison, j'ai faim.

—Comment aurais-tu faim? Tu sors de table, dit Marcelle qui n'avait pas plus envie que son fils de contempler plus longtemps ce triste spectacle. Tu te trompes assurément; viens dans une autre allée: peut-être qu'il fait encore trop de soleil dans celle-ci, et que la chaleur te fatigue.

—Oui, oui, rentrons dans le taillis, dit Rose; ceci n'est pas gai à voir. Il n'y a pas de risque qu'elle nous suive, et d'ailleurs, quand elle est dans une allée, elle ne la quitte pas souvent; vous pouvez voir que dans celle-ci, l'herbe est brûlée au milieu, tant elle y a passé et repassé, toujours au même endroit. Pauvre soeur, quel dommage! elle était si belle et si bonne! Je me souviens du temps où elle me portait dans ses bras et s'occupait de moi comme vous vous occupez de ce bel enfant-là. Mais depuis son malheur elle ne me connaît plus et ne se souvient pas seulement que j'existe.

—Ah! ma chère mademoiselle Rose, quel affreux malheur en effet! Et quelle en est la cause? Est-ce un chagrin ou une maladie? Le sait-on?

—Hélas! oui, on le sait bien. Mais on n'en parle pas.

—Je vous demande pardon si l'intérêt que je vous porte m'a entraînée à vous faire une question indiscrète.

—Oh! pour vous, Madame, c'est bien différent. Il me semble que vous êtes si bonne qu'on n'est jamais humilié devant vous. Je vous dirai donc, entre nous, que ma pauvre soeur est devenue folle par suite d'une amour contrariée. Elle aimait un jeune homme très-bien et très-honnête, mais qui n'avait rien, et nos parents n'ont pas voulu consentir au mariage. Le jeune homme s'est engagé et a été se faire tuer à Alger. La pauvre Bricoline, qui avait toujours été triste et silencieuse depuis son départ, et à qui on supposait seulement de l'humeur et un chagrin qui passerait avec le temps, apprit sa mort d'une manière un peu trop cruelle. Ma mère, croyant qu'en perdant toute espérance elle en prendrait enfin son parti, lui jeta cette mauvaise nouvelle à la tête, avec des termes assez durs et dans un moment où une émotion pareille pouvait être mortelle. Ma soeur ne parut pas entendre et ne répondit rien. On était en train de souper, je m'en souviens comme d'hier, quoique je fusse bien jeune. Elle laissa tomber sa fourchette et regarda ma mère pendant plus d'un quart d'heure sans dire un mot, sans baisser les yeux, et d'un air si singulier que ma mère eut peur et s'écria: Ne dirait-on pas qu'elle veut me dévorer?—Vous en ferez tant, dit ma grand'mère, qui est une femme excellente et qui aurait voulu marier Bricoline avec son amoureux, vous lui donnerez tant de soucis que vous la rendrez folle.

Ma grand'mère n'avait que trop bien jugé. Ma soeur était folle, et depuis ce jour-là, elle n'a plus jamais mangé avec nous. Elle ne touche à rien de ce qu'on lui présente, et elle vit toujours seule, nous fuyant tous, et se nourrissant de vieux restes qu'elle va ramasser elle-même dans le fond du bahut quand il n'y a personne dans la cuisine. Quelquefois elle se jette sur une volaille, la tue, la déchire avec ses doigts et la dévore toute sanglante. C'est ce qu'elle vient de faire, j'en suis sûre, car elle a du sang aux mains et sur son mouchoir. D'autres fois elle arrache, des légumes dans le jardin et les mange crus. Enfin elle vit comme une sauvage, et fait peur à tout le monde. Voilà les suites d'une amour contrariée, et mes pauvres parents ne sont que trop punis d'avoir mal jugé le coeur de leur fille. Cependant ils ne parlent jamais de ce qu'ils feraient pour elle si c'était à recommencer.

Marcelle crut que Rosé faisait allusion à elle-même, et, désirant savoir à quel point elle partageait l'amour du Grand-Louis, elle encouragea sa confiance par un ton de douceur affectueuse. Elles étaient arrivées a la lisière de la garenne opposée à celle où se promenait la folle. Marcelle se sentait plus à l'aise, et le petit Edouard avait oublié déjà sa frayeur. Il avait repris sa course folâtre à portée de l'oeil de sa mère.

—Votre mère me paraît un peu rigide, en effet, dit madame de Blanchemont à sa compagne; mais M. Bricolin a l'air d'avoir pour vous plus d'indulgence.

—Papa fait, moins de bruit que maman, dit Rosé en secouant la tète. Il est plus gai, plus caressant; il fait plus de cadeaux, il a plus d'attentions aimables, et enfin il aime bien ses enfants, c'est un bon père!... Mais, sous le rapport de la fortune et de ce qu'il appelle la convenance, sa volonté est peut-être plus inébranlable encore que celle de ma mère. Je lui ai entendu dire cent fois qu'il valait mieux être mort que misérable et qu'il me tuerait plutôt que de consentir....

—A vous marier à votre gré? dit Marcelle voyant que Rose ne trouvait pas d'expressions pour rendre sa pensée.

—Oh! il ne dit pas comme cela, reprit Rosé d'un air un peu prude. Je n'ai jamais pensé au mariage, et je ne sais pas encore si mon gré ne serait pas le sien. Mais enfin, il a beaucoup d'ambition pour moi, et se tourmente déjà de la crainte de ne pas trouver un gendre digne de lui. Ce qui fait que je ne serai pas mariée de si tôt, et j'en suis bien aise, car je ne désire pas quitter ma famille, malgré les petites contrariétés que j'y éprouve de la part de maman.

Marcelle crut voir chez Rose un peu de dissimulation, et, ne voulant pas brusquer sa confiance, elle fit l'observation que Rose avait sans doute beaucoup d'ambition pour elle-même.

—Oh! pas du tout! répondit Rose avec abandon. Je me trouve beaucoup plus riche que je n'ai besoin et souci de l'être. Mon père a beau dire que nous sommes cinq enfants (car j'ai deux soeurs et un frère établis), et que, par conséquent la part de chacun ne sera déjà pas ai grosse, cela m'est bieu égal. J'ai des goûts simples, et d'ailleurs je vois bien, par ce qui se passe chez nous, que plus on est riche, plus on est pauvre.

—Comment cela?

—Chez nous autres cultivateurs, du moins, c'est la vérité. Vous, les nobles, vous vous faites en général honneur de votre fortune; on vous accuse même chez nous de la prodiguer, et, en voyant la ruine de tant d'anciennes familles, on se dit qu'on sera plus sage, et on vise avec soin, comment dirai-je?... avec passion, à établir sa race dans la richesse. On voudrait toujours doubler et tripler ce qu'on possède; voilà du moins ce que mon père, ma mère, mes soeurs et leurs maris, mes tantes et mes cousines, m'ont répété sur tous les tons depuis que j'existe. Aussi, pour ne pas s'arrêter dans le travail de s'enrichir, on s'impose toutes sortes de privations. On fait de la dépense devant les autres de temps en temps, et puis, dans le secret du ménage, on tondrait, comme on dit, sur un oeuf. On craint de gâter ses meubles, ses robes, et de trop donner à ses aises. Du moins, c'est le système de ma mère, et c'est un peu dur d'épargner toute sa vie et de s'interdire toute jouissance quand on est à même de se les donner. Et quand il faut économiser sur le bien-être, le salaire et l'appétit des autres, quand il faut être dur aux gens qui travaillent pour nous, cela devient tout à fait triste. Quant à moi, si j'étais maîtresse de me gouverner comme je l'entends, je voudrais ne rien refuser aux autres ni à moi-même. Je mangerais mon revenu, et peut-être que le fonds ne s'en porterait pas plus mal. Car enfin on m'aimerait, on travaillerait pour moi avec zèle et avec fidélité. N'est-ce pas ce que Grand-Louis disait à dîner? Il avait raison.

—Ma chère Rose, il avait raison en théorie.

—En théorie?

—C'est-à-dire en appliquant ses idées généreuses à une société qui n'existe pas encore, mais qui existera un jour, certainement. Quant à la pratique actuelle, c'est-à-dire quant à ce qui peut se réaliser aujourd'hui, vous vous feriez illusion, si vous pensiez qu'il suffirait à quelques-uns d'être bons, au milieu de tous les autres qui ne le sont pas, pour être compris, aimés et récompensés dès cette vie.

—Ce que vous dites là m'étonne. Je croyais que vous penseriez comme moi. Vous croyez donc qu'on a raison d'écraser ceux qui travaillent à notre profit?

—Je ne pense pas comme vous, Rose, et pourtant je suis bien loin de penser comme vous le supposez. Je voudrais qu'on ne fit travailler personne pour soi, mais qu'en travaillant chacun pour tous, on travaillât pour Dieu et pour soi-même par contre-coup.

—Et comment cela pourrait-il se faire?

—Ce serait trop long à vous expliquer, mon enfant, et je craindrais de le faire mal. En attendant que l'avenir que je conçois se réalise, je regarde comme un très-grand malheur d'être riche, et, pour ma part, je suis fort soulagée de ne l'être plus.

—C'est singulier, dit Rose; celui qui est riche peut cependant faire du bien à ceux qui ne le sont pas, et c'est là le plus grand bonheur!

—Une seule personne bien intentionnée peut faire si peu de bien, même en donnant tout ce qu'elle possède, et alors elle est si tôt réduite à l'impuissance!

—Mais si chacun faisait de même?

—Oui, si chacun! Voilà ce qu'il faudrait; mais il est impossible maintenant d'amener tous les riches à un pareil sacrifice. Vous-même, Rose, vous ne seriez pas disposée à le faire entièrement. Vous voudriez bien, avec votre revenu, soulager le plus de souffrances possible, c'est-à-dire sauver quelques familles de la misère; mais ce serait toujours à la condition de conserver votre fonds, et moi qui vous prêche, je m'attache aux derniers débris de ma fortune pour sauver ce qu'on appelle l'honneur de mon fils en lui conservant de quoi faire face aux dettes de son père, sans tomber lui-même dans un dénuement absolu, d'où résulterait le manque d'éducation, un travail excessif, et probablement la mort d'un être délicat issu d'une race d'oisifs, héritier d'une organisation chétive, et, sous ce rapport, très-inférieure à celle du paysan. Vous voyez donc qu'avec nos bonnes intentions, nous autres qui ne savons pas comment la société pourrait apporter remède à de telles alternatives, nous ne pouvons rien, sinon préférer pour nous-mêmes la médiocrité à la richesse et le travail à l'oisiveté. C'est un pas vers la vertu, mais quel pauvre mérite nous avons là, et combien peu il apporte remède aux misères sans nombre qui frappent nos yeux et consistent notre coeur!

—Mais le remède? dit Rose stupéfaite. Il n'y a donc pas de remède? Il faudrait qu'un roi trouvât cela dans sa tête, puisqu'un roi peut tout.

—Un roi ne peut rien, ou presque rien, répondit Marcelle en souriant de la naïveté de Rose. Il faudrait qu'un peuple trouvât cela dans son coeur.

—Tout cela me fait l'effet d'un rêve, dit la bonne Rose. C'est la première fois que j'entends parler de ces choses-là. Je pense bien quelquefois toute seule, mais chez nous personne ne dit que le monde ne va pas bien. On dit qu'il faut s'occuper de soi, parce que notre bonheur est la seule chose dont les autres ne s'occuperont pas, et que tout le monde est le grand ennemi de chacun; cela fait peur, n'est-ce pas?

—Et il y a là une étrange contradiction. Le monde va bien mal puisqu'il n'est rempli que d'êtres qui se détestent et se craignent entre eux!

—Mais votre idée pour sortir de la? car enfin on ne s'aperçoit pas du mal sans avoir l'idée du mieux?

—On peut avoir cette idée claire quand tout le monde l'a conçue avec vous et vous aide à la produire. Mais quand on est quelques-uns seulement contre tous, qui vous raillent d'y songer et qui vous font un crime d'en parler, on n'a qu'une vue trouble et incertaine. C'est ce qui arrive, je ne dis pas aux plus grands esprits de ce temps-ci, je n'en sais rien, je ne suis qu'une femme ignorante, mais aux coeurs les mieux intentionnés, et voilà où nous en sommes aujourd'hui.

—Oui, au jour d'aujourd'hui! comme dit mon papa, dit Rose en souriant. Puis elle ajouta d'un air triste: Que ferai-je donc moi? que ferai-je pour être bonne, étant riche?

—Vous conserverez dans votre coeur, comme un trésor, ma chère Rose, la douleur de voir souffrir, l'amour du prochain que l'Évangile vous enseigne, et le désir ardent de vous sacrifier au salut d'autrui, le jour où ce sacrifice individuel deviendrait utile à tous.

—Ce jour-là viendra donc?

—N'en doutez pas.

—Vous en êtes sûre?

—Comme de la justice et de la bonté de Dieu.

—C'est vrai, au fait Dieu ne peut pas laisser durer le mal éternellement. C'est égal, madame la baronne; vous m'avez rempli le cerveau d'éblouissements, et j'en ai mal à la tête: mais il me semble pourtant que je comprends maintenant pourquoi vous perdez si tranquillement votre fortune, et je me figure par instants, que, moi-même, je deviendrais médiocre avec plaisir.

—Et s'il fallait devenir pauvre, souffrir, travailler?

—Dame! si cela ne servait à rien, ce serait affreux.

—Et si l'on commençait à voir pourtant que cela sert à quelque chose? S'il fallait passer par une crise de grande détresse, par une sorte de martyre, pour arriver à sauver l'humanité?

—Eh bien! dit Rose, qui regardait Marcelle avec étonnement, on le supporterait avec patience.

—On s'y jetterait avec enthousiasme, s'écria Marcelle avec un accent et un regard qui firent tressaillir Rose, et qui l'entraînèrent comme un choc électrique, quoiqu'à sa très-grande surprise.

Edouard commençait à ralentir ses jeux, et la lune montait à l'horizon. Marcelle jugea qu'il était temps de mener coucher l'enfant, et Rose la suivit en silence, encore tout étourdie de la conversation qu'elles venaient d'avoir ensemble; mais, retombant dans la réalité de sa vie en approchant de la ferme et en écoutant au loin la voix retentissante de sa mère, elle se dit en regardant marcher la jeune dame devant elle:

—Est-ce qu'elle ne serait pas dérangée aussi?




XIII.

ROSE.

Malgré cette appréhension, Rose sentait un attrait invincible pour Marcelle. Elle l'aida à coucher son fils, l'entoura de mille prévenances charmantes, et, en la quittant, elle prit sa main pour la baiser. Marcelle, qui l'aimait déjà comme un enfant bien doué de la nature, l'en empêcha en l'embrassant sur les deux joues. Rose, encouragée et ravie, hésitait à partir.

—Je voudrais vous demander une chose, lui dit-elle enfin. Est-ce que le Grand-Louis a vraiment assez d'esprit pour vous comprendre?

—Certainement, Rose! Mais qu'est-ce que cela vous fait? répondit Marcelle avec un peu de malice.

—C'est que cela m'a paru bien singulier, de voir aujourd'hui que, de nous tous, c'était notre meunier qui avait le plus d'idées. Il n'a pourtant pas reçu une bien belle instruction, ce pauvre Louis!

—Mais il a tant de coeur et d'intelligence! dit Marcelle.

—Oh! du coeur, oui. Je le connais beaucoup, moi, ce garçon-là. J'ai été élevée avec lui. C'est sa soeur aînée qui m'a nourrie et j'ai passé mes premières années au moulin d'Angibault... Est-ce qu'il ne vous l'a pas dit?

—Il ne m'a pas parlé de vous, mais j'ai cru voir qu'il vous était fort dévoué.

—Il a toujours été très-bon pour moi, dit Rose en rougissant. La preuve qu'il est excellent, c'est qu'il a toujours aimé les enfants. Il n'avait que sept ou huit ans quand j'étais en nourrice chez sa soeur, et ma grand'mère dit qu'il me soignait et m'amusait comme s'il eût été d'âge à être mon père. Il paraît aussi que j'avais pris tant d'amitié pour lui que je ne voulais pas le quitter, et que ma mère, qui ne le haïssait pas dans ce temps-là comme aujourd'hui, le fit venir à la maison quand je fus sevrée, pour me tenir compagnie. Il y resta deux ou trois ans, au lieu de deux ou trois mois dont on était convenu d'abord. Il était si actif et si serviable, qu'on le trouvait fort utile chez nous. Sa mère avait alors des embarras, et ma grand'mère, qui est son amie, trouvait fort bien qu'on la débarrassât d'un de ses enfants. Je me rappelle donc bien le temps où Louis, ma pauvre soeur et moi étions toujours à courir et à jouer ensemble, dans le pré, dans la garenne, dans les greniers du château. Mais quand il fut en âge d'être utile à sa mère en travaillant à la farine, elle le rappela au moulin. Nous eûmes tant de regret de nous séparer, et je m'ennuyais tellement sans lui, sa mère et sa soeur (ma nourrice) m'étaient si attachées, qu'on me conduisait à Angibault tous les samedis soir pour me ramener ici tous les lundis matin. Cela dura jusqu'à l'âge où on me mit en pension à la ville, et quand j'en sortis, il n'était plus question de camaraderie entre un garçon comme le meunier et une jeune fille qu'on traitait de demoiselle. Cependant nous nous sommes toujours vus souvent, surtout depuis que mon père, malgré la distance, l'a pris pour son meunier et qu'il vient ici trois ou quatre fois par semaine. De mon côté, j'ai toujours eu un grand plaisir à revoir Angibault et la meunière, qui est si bonne et que j'aime tant!... Eh bien, Madame, concevez-vous que, depuis quelque temps, ma mère s'avise de trouver cela mauvais et qu'elle m'empêche d'aller m'y promener? Elle a pris le pauvre Grand-Louis en horreur, elle fait son possible pour le mortifier, et elle m'a défendu de danser avec lui dans les assemblées, sous prétexte qu'il est trop au-dessous de moi. Cependant, nous autres demoiselles de campagne, comme on nous appelle, nous dansons toujours avec les paysans qui nous invitent; et d'ailleurs on ne peut pas dire que le meunier d'Angibault soit un paysan. Il a pour une vingtaine de mille francs de bien et il a été mieux élevé que bien d'autres. A vous dire le vrai, mon cousin Honoré Bricolin n'écrit pas l'orthographe aussi bien que lui, quoiqu'on ait dépensé plus d'argent pour l'instruire, et je ne vois pas pourquoi on veut que je sois si fière de ma famille.

—Je n'y comprends rien non plus, dit Marcelle, qui voyait bien qu'un peu de finesse était nécessaire avec mademoiselle Rose, et qu'elle ne se confesserait pas avec l'ardente expansion du Grand-Louis. Est-ce que vous ne voyez rien dans les manières du bon meunier qui ait pu motiver le mécontentement de votre mère?

—Oh! rien du tout. Il est cent fois plus honnête et plus convenable que tous nos bourgeois de campagne, qui s'enivrent presque tous et sont parfois très-grossiers. Jamais il n'a dit à mes oreilles un mot qui m'ait portée à baisser les yeux.

—Mais votre mère ne se serait-elle pas forgé la singulière idée qu'il peut être amoureux de vous?

Rosé se troubla, hésita, et finit par avouer que sa mère pouvait bien s'être persuadé cela.

—Et si votre mère avait deviné juste, n'aurait-elle pas raison de vous mettre en garde contre lui?

—Mais, c'est selon! Si cela était et s'il m'en parlait!... Mais il ne m'a jamais dit un mot qui ne fût de pure amitié.

—Et s'il était très-épris de vous sans jamais oser vous le dire?

—Alors, où serait le mal? dit Rosé avec un peu de coquetterie.

—Vous seriez très-coupable d'entretenir sa passion sans vouloir l'encourager sérieusement, répondit Marcelle d'un ton assez sévère. Ce serait vous faire un jeu de la souffrance d'un ami, et ce n'est pas dans votre famille, Rose, qu'on doit traiter légèrement les amours contrariées!

—Oh! dit Rose d'un air mutin, les hommes ne deviennent pas fous pour ces choses-là! Cependant, ajoutat-elle naïvement et en penchant la tète, il faut avouer qu'il est quelquefois bien triste, ce pauvre Louis, et qu'il parle comme un homme qui est au désespoir... sans que je puisse deviner pourquoi! Cela me fait beaucoup de peine.

—Pas assez pourtant pour que vous daigniez le comprendre?

—Mais quand il m'aimerait, que pourrais-je faire pour le consoler?

—Sans doute. Il faudrait l'aimer ou l'éviter.

—Je ne peux ni l'un ni l'autre. L'aimer, c'est quasi impossible, et l'éviter, j'ai trop d'amitié pour lui pour me résoudre à lui faire cette peine-là. Si vous saviez quels yeux il fait quand j'ai l'air de ne pas prendre garde à lui! Il en devient tout pâle, et cela me fait mal.

—Pourquoi dites-vous donc qu'il vous serait impossible de l'aimer?

—Dame! peut-on aimer quelqu'un qu'on ne peut pas épouser?

—Mais on peut toujours épouser quelqu'un qu'on aime.

—Oh! pas toujours! Voyez ma pauvre soeur! Son exemple me fait trop de peur pour que je veuille risquer de le suivre.

—Vous ne risquez rien, ma chère Rose, dit Marcelle avec un peu d'amertume; quand on dispose de son amour et de sa volonté avec tant d'aisance, on n'aime pas, et on ne court aucun danger.

—Ne dites pas cela, répondit Rose avec vivacité. Je suis aussi capable qu'une autre d'aimer et de risquer d'être malheureuse. Mais me conseillerez-vous d'avoir ce courage-là?

—Dieu m'en préserve! Je voudrais vous aider seulement à constater l'état de votre coeur, afin que vous ne fassiez pas le malheur de Louis par votre imprudence.

—Ce pauvre Grand-Louis!... Mais voyons, Madame, que puis-je donc faire? Je suppose que mon père, après bien des colères et des menaces, consente à me donner à lui; que ma mère, effrayée de l'exemple de ma soeur, aime mieux sacrifier ses répugnances que de me voir tomber malade, tout cela n'est guère probable.... Mais enfin, pour en arriver là, voyez donc que de disputes, que de scènes, que d'embarras!

—Vous avez peur, vous n'aimez pas, vous dis-je; vous pouvez avoir raison, c'est pourquoi il faut éloigner le Grand-Louis.

Ce conseil, sur lequel Marcelle revenait toujours, ne paraissait nullement du goût de Rose. L'amour du meunier flattait extrêmement son amour-propre, surtout depuis que madame de Blanchemont l'avait tant relevé à ses yeux, et peut-être aussi, à cause de la rareté du fait. Les paysans sont peu susceptibles de passion, et dans le monde bourgeois où Rose vivait, la passion devenait de plus en plus inouïe et inconnue, au milieu des préoccupations de l'intérêt. Rosé avait lu quelques romans; elle était fière d'inspirer un amour disproportionné, impossible, et dont, un jour ou l'autre, tout le pays parlerait peut-être avec étonnement. Enfin, le Grand-Louis était la coqueluche de toutes les paysannes, et il n'y avait pas assez de distance entre leur race et la bourgeoisie de fraîche date des Bricolin, pour qu'il n'y eût pas quelque enivrement à l'emporter sur les plus belles filles de l'endroit.

—Ne croyez pas que je sois lâche, dit Rose après un instant de réflexion. Je sais fort bien répondre à maman quand elle accuse injustement ce pauvre garçon, et si, une fois, je m'étais mis en tête quelque chose, aidée de vous qui avez tant d'esprit, et que mon père désire tant se rendre favorable dans ce moment-ci... je pourrais bien triompher de tout. D'abord je vous déclare que je ne perdrais pas la tête, comme ma pauvre soeur! Je suis obstinée et on m'a toujours trop gâtée pour ne pas me craindre un peu. Mais je vais vous dire ce qui me coûterait le plus.

—Voyons, Rose, j'écoute.

—Que penserait-on de moi dans le pays, si je faisais ces esclandres-là dans ma famille? Toutes mes amies, jalouses peut-être de l'amour que j'inspirerais, et qu'elles ne trouveront jamais dans leurs mariages d'argent, me jetteraient la pierre. Tous mes cousins et prétendants, furieux de la préférence donnée à un paysan sur eux, qui se croient d'un si grand prix, toutes les mères de famille, effrayées de l'exemple que je donnerais à leurs filles, enfin les paysans eux-mêmes, jaloux de voir un d'entre eux faire ce qu'ils appellent un gros mariage, me poursuivraient de leur blâme et de leurs moqueries. «Voilà une folle, dirait l'un; c'est dans le sang, et bientôt elle mangera de la viande crue comme sa soeur. Voilà une sotte, dirait l'autre, qui prend un paysan, pouvant épouser un homme de sa sorte! Voilà une méchante fille, dirait tout le monde, qui fait de la peine à des parents qui ne lui ont pourtant jamais rien refusé. Oh! l'effrontée, la dévergondée, qui fait tout ce scandale pour un manant parce qu'il a cinq pieds huit pouces! Pourquoi pas pour son valet de charrue? pourquoi pas pour l'oncle Cadoche, qui va mendiant de porte en porte?» Enfin, cela ne finirait pas, et je crois que ce n'est pas joli pour une jeune fille de s'exposer à tout cela pour l'amour d'un homme.

—Ma chère Rose, dit Marcelle, vos dernières objections ne me paraissent pas si sérieuses que les premières, et pourtant je vois que vous auriez beaucoup plus de répugnance à braver l'opinion publique que la résistance de vos parents. Il faudra que nous examinions mûrement ensemble, le pour et le contre, et comme vous m'avez raconté votre histoire, je vous dois la mienne. Je veux vous la raconter, bien que ce soit un secret, tout le secret de ma vie mais il est si pur qu'une demoiselle peut l'entendre. Dans quelque temps, ce n'en sera plus un pour personne, et, en attendant, je suis certaine que vous le garderez fidèlement.

—Oh! Madame, s'écria Rose en se jetant au cou de Marcelle, que vous êtes bonne! on ne m'a jamais dit de secrets, et j'ai toujours eu envie d'en savoir un afin de le bien garder. Jugez si le vôtre me sera sacré! Il m'instruira de bien des choses que j'ignore; car il me semble qu'il doit y avoir une morale en amour comme en toutes choses, et personne ne m'en a jamais voulu parler, sous prétexte qu'il n'y a pas ou qu'il ne doit pas y avoir d'amour. Il me semble pourtant bien... mais parlez, parlez, ma chère madame Marcelle! Je me figure qu'en ayant votre confiance, je vais avoir votre amitié.

—Pourquoi non, si je puis espérer d'être payée de retour? dit Marcelle en lui rendant ses caresses.

—Oh! mon Dieu! dit Rose dont les yeux se remplirent de larmes; ne le voyez-vous pas que je vous aime? que dès la première vue mon coeur a été vers vous, et qu'il est à vous tout entier, depuis seulement un jour que je vous connais? Comment cela se fait-il? je n'en sais rien. Mais je n'ai jamais vu personne qui me plût autant que vous. Je n'en ai vu que dans les livres, et vous me faites l'effet d'être, à vous seule, toutes les belles héroïnes des romans que j'ai lus.

—Et puis, ma chère enfant, votre noble coeur a besoin d'aimer! Je tâcherai de n'être pas indigne de l'occasion qui me favorise.

La petite Fanchon était déjà installée dans le cabinet voisin, et déjà elle ronflait de façon à couvrir la voix des chouettes et des engoulevents qui commençaient à s'agiter dans les combles des vieilles tours. Marcelle s'assit auprès de la fenêtre ouverte, d'où l'on voyait briller les étoiles sereines dans un ciel magnifiquement pur, et prenant la main de Rose, dans les siennes, elle parla ainsi qu'il suit:




XIV.

MARCELLE.

«Mon histoire, chère Rose, ressemble, en effet, à un roman; mais c'est un roman si simple et si peu nouveau qu'il ressemble à tous les romans du monde. Le voici en aussi peu de mots que possible.

«Mon fils, à l'âge de deux ans, était d'une santé si mauvaise, que je désespérais de le sauver. Mes inquiétudes, ma tristesse, les soins continuels dont je ne voulais me remettre à personne, me fournirent une occasion toute naturelle de me retirer du monde, où je n'avais fait qu'une courte apparition, et pour lequel je n'avais aucun goût. Les médecins me conseillèrent de faire vivre mon enfant à la campagne. Mon mari avait une belle terre à vingt lieues de celle-ci, comme vous savez; mais la vie bruyante et licencieuse qu'il y menait avec ses amis, ses chevaux, ses chiens et ses maîtresses, ne m'engageait pas à m'y retirer, même aux époques où il vivait à Paris. Le désordre de cette maison, l'insolence des valets dont on souffrait le pillage, ne pouvant leur payer régulièrement leur salaire, un entourage de voisins de mauvais ton, me furent si bien dépeints par mon vieux Lapierre, qui y avait passé quelque temps, que je renonçai à y tenter un établissement. M. de Blanchemont, ne se souciant pas que je vinsse vivre ici, à portée de connaître ses dérèglements, me fit croire que ce lieu-ci était affreux, que le vieux château était inhabitable, et, sous ce dernier rapport, il ne faisait qu'exagérer un peu, vous en conviendrez. Il parla de m'acheter une maison de campagne aux environs de Paris; mais où eût-il pris de l'argent pour cette acquisition, lorsqu'à mon insu il était déjà à peu près ruiné?

«Voyant que ses promesses n'aboutissaient à rien et que mon fils dépérissait, je me hâtai de louer à Montmorency (un village près de Paris dans une situation admirable, au voisinage des bois et des collines les plus sainement exposés), une moitié de maison, la première que je pus trouver, la seule dans, ce moment-là. Ces habitations sont fort recherchées par les gens de Paris qui s'y établissent, même des personnes riches, plus que modestement, pour quelque temps de la belle saison. Mes parents et mes amis vinrent m'y voir assez souvent d'abord, puis de moins en moins, comme il arrive toujours quand la personne qu'on visite aime sa retraite et n'y attire, ni par le luxe, ni par la coquetterie. Vers la fin de la première saison, il se passait souvent quinze jours sans que je visse venir personne de Paris. Je ne m'étais liée avec aucune des notabilités de l'endroit. Edouard se portait mieux, j'étais calme et satisfaite; je lisais beaucoup, je me promenais dans les bois, seule avec lui, une paysanne pour conduire son âne, un livre, et un gros chien, gardien très-jaloux de nos personnes. Cette vie me plaisait extrêmement. M. de Blanchemont était enchanté de n'avoir pas à s'occuper de moi. Il ne venait jamais me voir. Il envoyait de temps en temps un domestique pour savoir des nouvelles de son fils et s'enquérir de mes besoins d'argent qui étaient fort modestes, heureusement pour moi: il n'eût pu les satisfaire.

—Voyez! s'écria Rose, il nous disait ici que c'était pour vous qu'il mangeait ses revenus et les vôtres; qu'il vous fallait des chevaux, des voitures, tandis que vous alliez peut-être à pied dans les bois pour économiser le loyer d'un âne!

Vous l'avez deviné, chère Rose. Lorsque je demandais quelque argent à mon mari, il me faisait de si longues et de si étranges histoires sur la pénurie de ses fermiers, sur la gelée de l'hiver, sur la grêle de l'été, qui les avait ruinés, que, pour ne plus entendre tous ces détails, et, la plupart du temps, dupe de sa généreuse commisération pour vous, je l'approuvais et m'abstenais de réclamer la jouissance de mes revenus.

«La vieille maison que j'habitais était propre, mais presque pauvre, et je n'y attirais l'attention de personne. Elle se composait de deux étages. J'occupais le premier. Au rez-de-chaussée habitaient deux jeunes gens, dont l'un était malade. Un petit jardin très-ombragé et entouré de grands murs, où Edouard jouait sous mes yeux avec sa bonne, lorsque j'étais assise à ma fenêtre, était commun aux deux locataires, M. Henri Lémor et moi.

Henri avait vingt-deux ans. Son frère n'en avait que quinze. Le pauvre enfant était phtisique, et son aîné le soignait avec une sollicitude admirable. Ils étaient orphelins. Henri était une véritable mère pour le pauvre agonisant. Il ne le quittait pas d'une heure, il lui faisait la lecture, le promenait en le soutenant dans ses bras, le couchait et le rhabillait comme un enfant, et, comme ce malheureux Ernest ne dormait presque plus, Henri, pâle, exténué, creusé par les veilles, semblait presque aussi malade que lui.

«Une vieille femme excellente, propriétaire de notre maison et occupant une partie du rez-de-chaussée, montrait beaucoup d'obligeance et de dévouement à ces malheureux jeunes gens; mais elle ne pouvait suffire à tout, je dus m'empresser de la seconder. Je le fis avec zèle et sans m'épargner, comme vous l'eussiez fait à ma place, Rose; et même dans les derniers jours de l'existence d'Ernest, je ne quittai guère son chevet. Il me témoignait une affection et une reconnaissance bien touchantes. Ne connaissant pas et ne sentant plus la gravité de son mal, il mourut sans s'en apercevoir, et presque en parlant. Il venait de me dire que je l'avais guéri, lorsque sa respiration s'arrêta et que sa main se glaça dans les miennes.

La douleur d'Henri fut profonde, il en tomba malade, et, à son tour, il fallut le soigner et le veiller. La vieille propriétaire, madame Joly, était au bout de ses forces. Edouard heureusement était bien portant, et je pouvais partager mes soins entre lui et Henri. Le devoir d'assister et de consoler ce pauvre Henri retomba sur moi seule, et à la fin de l'automne, j'eus la joie de l'avoir rendu à la vie.

«Vous concevez bien, Rosé, qu'une amitié profonde, inaltérable, s'était cimentée entre nous deux au milieu de toutes ces douleurs et de tous ces dangers. Quand l'hiver et l'insistance de mes parents me forcèrent de retourner à Paris, nous nous étions fait une si douce habitude de lire, de causer, et de nous promener ensemble dans le petit jardin, que notre séparation fut un véritable déchirement de coeur. Nous n'osâmes pourtant nous promettre de nous retrouver à Montmorency l'année suivante. Nous étions encore timides l'un avec l'autre, et nous aurions tremblé de donner le nom d'amour à cette affection.

«Henri n'avait guère songé à s'enquérir de ma condition, ni moi de la sienne. Nous faisions à peu près la même dépense dans la maison. Il m'avait demandé la permission de me voir à Paris; mais quand je lui donnai mon adresse chez ma belle-mère, à l'hôtel de Blanchemont, il parut surpris et effrayé. Quand je quittai Montmorency dans le carrosse armorié que mes parents avaient envoyé pour me prendre, il eut l'air consterné, et quand il sut que j'étais riche (je croyais l'être et je passais pour telle), il se regarda comme à jamais séparé de moi. L'hiver se passa sans que je le revisse, sans que j'entendisse parler de lui.

«Lémor était pourtant lui-même réellement plus riche que moi à cette époque. Son père, mort une année auparavant, était un homme du peuple, un ouvrier qu'un petit commerce et beaucoup d'habileté avaient mis fort à l'aise. Les enfants de cet homme avaient reçu une très-bonne éducation, et la mort d'Ernest laissait à Henri un revenu de huit ou dix mille francs. Mais les idées de lucre, l'indélicatesse, l'effroyable dureté et l'égoïsme profond de ce père commerçant avaient révolté de bonne heure l'âme enthousiaste et généreuse d'Henri. Dans l'hiver qui suivit la mort d'Ernest, il se hâta de céder, presque pour rien, son fonds de commerce à un homme que Lémor le père avait ruiné par les manoeuvres les plus rapaces et les plus déloyales d'une impitoyable concurrence. Henri distribua à tous les ouvriers que son père avait longtemps pressurés le produit de cette vente, et, se dérobant, avec une sorte d'aversion, à leur reconnaissance (car il m'a dit souvent que ces hommes malheureux avaient été corrompus et avilis eux-mêmes par l'exemple et les procédés de leur maître), il changea de quartier et se mit en apprentissage pour devenir ouvrier lui-même. L'année précédente, et avant que la maladie de son frère le forçât d'habiter la campagne, il avait déjà commencé à étudier la mécanique.

«J'appris tous ces détails par la vieille femme de Montmorency, à qui j'allai faire une ou deux visites à la fin de l'hiver, autant, je l'avoue, pour savoir des nouvelles d'Henri que pour lui témoigner l'amitié dont elle était digne à tous égards. Cette femme avait de la vénération pour Lémor. Elle avait soigné le pauvre Ernest comme son propre fils; elle ne parlait d'Henri que les mains jointes et les yeux pleins de larmes. Quand je lui demandai pourquoi il ne venait pas me voir, elle me répondit que ma richesse et ma position dans le monde ne pouvaient permettre que des rapports naturels s'établissent entre une personne comme moi et un homme qui s'était jeté volontairement dans la pauvreté. C'est à cette occasion qu'elle me raconta tout ce qu'elle savait de lui et tout ce que je viens de vous rapporter.

«Vous devez comprendre, chère Rose, combien je fus frappée de la conduite de ce jeune homme, qui s'était montré à moi si simple, si modeste et si parfaitement ignorant de sa grandeur morale. Je ne pus penser à autre chose; dans le monde, comme dans ma chambre solitaire, au théâtre comme à l'église, son souvenir et son image étaient toujours dans mon coeur et dans ma pensée. Je le comparais à tous les hommes que je voyais, et alors il me paraissait si grand!

«Dès la fin de mars je retournai à Montmorency, n'espérant point y retrouver mon intéressant voisin. J'eus un instant de véritable douleur, lorsque, descendant au jardin avec une parente qui m'avait accompagnée pour m'aider malgré moi à me réinstaller à la campagne, j'appris que le rez-de-chaussée était loué à une vieille dame. Mais ma compagne ayant fait quelques pas loin de moi, la bonne madame Joly me dit à l'oreille qu'elle avait fait ce petit mensonge parce que ma parente lui paraissait curieuse et babillarde, mais que Lémor était là, et qu'il se tenait caché pour ne me voir que lorsque je serais seule.

«Je pensai m'évanouir de joie, et je supportai l'obligeance et les attentions de ma pauvre cousine avec une patience dont je faillis mourir. Enfin elle partit, et je revis Lémor, non pas seulement ce jour-là, mais tous les jours et presque à toutes les heures de la journée, depuis la fin de l'hiver jusqu'à l'extrême fin de l'automne suivant. Les visites, toujours rares et assez courtes que l'on me rendait, mes courses indispensables à Paris, nous volèrent tout au plus, en rassemblant toutes les heures, deux semaines de notre délicieuse intimité.

«Je vous laisse à penser si cette vie fut heureuse et si l'amour s'empara en maître absolu de notre amitié. Mais ce dernier sentiment fut aussi chaste sous les yeux de Dieu et de mon fils que l'avait été une amitié formée au lit de mort du frère d'Henri. On en jasa pourtant peut-être un peu chez les indigènes de Montmorency; mais la bonne réputation de notre hôtesse, sa discrétion sur nos sentiments qu'elle devinait bien, son ardeur à défendre notre conduite, la vie cachée que nous menions, et le soin que nous eûmes de ne jamais nous montrer ensemble hors de la maison; enfin, l'absence de tout scandale, empêchèrent la malveillance de s'en mêler: aucun propos ne parvint jamais aux oreilles de mon mari ni d'aucun de mes parents.

«Jamais amours ne furent plus religieusement sentis et plus salutaires pour les deux âmes qu'elles remplirent. Les idées d'Henri, fort singulières aux yeux du monde, mais les seules vraies, les seules chrétiennes aux miens, transportèrent mon esprit dans une nouvelle sphère. Je connus l'enthousiasme de la foi et de la vertu en même temps que celui de l'affection. Ces deux sentiments se liaient dans mon coeur et ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Henri adorait mon fils, mon fils que son père oubliait, délaissait et connaissait à peine! Aussi Édouard avait pour Lémor la tendresse, la confiance et le respect que son père eût dû lui inspirer.

«L'hiver nous arracha encore à notre paradis terrestre, mais cette fois il ne nous sépara point. Lémor vint me voir en secret de temps en temps, et nous nous écrivions presque tous les jours. Il avait une clef du jardin de l'hôtel, et quand nous ne pouvions nous y rencontrer la nuit, une fente dans le piédestal d'une vieille statue recevait notre correspondance.

C'est tout récemment, vous le savez, que M. de Blanchemont a perdu la vie d'une manière tragique et inattendue, dans un duel à mort avec un de ses amis, pour une folle maîtresse qui l'avait trahi. Un mois après, j'ai vu Henri, et c'est de ce moment que datent mes chagrins. Je croyais si naturel de m'engager à lui pour la vie! Je voulais le revoir un instant et fixer avec lui l'époque où les devoirs de ma position me permettraient de lui donner ma main et ma personne comme il avait mon coeur et mon esprit. Mais le croiriez-vous, Rose? son premier mouvement a été un refus plein d'effroi et de désespoir. La crainte d'être riche, oui, l'horreur de la richesse, l'ont emporté sur l'amour, et il s'est comme enfui de moi avec épouvante!

«J'ai été offensée, consternée, je n'ai pas su le convaincre, je n'ai pas voulu le retenir. Et puis, j'ai réfléchi, j'ai trouvé qu'il avait raison, qu'il était conséquent avec lui-même, fidèle à ses principes. Je l'en ai estimé, je l'en ai aimé davantage, et j'ai résolu d'arranger ma vie de manière à ne plus le blesser, de quitter le monde entièrement, de venir me cacher bien loin de Paris au fond d'une campagne, afin de rompre toutes mes relations avec les puissants et les riches que Lémor considère comme des ennemis tantôt féroces, tantôt involontaires et aveugles de l'humanité.

«Mais à ce projet, qui n'était que secondaire dans ma pensée, j'en associais un autre qui coupait le mal dans sa racine et détruisait à jamais tous les scrupules de mon amant, de mon époux futur. Je voulais imiter son exemple, et dissiper ma fortune personnelle en l'appliquant à ce qu'au couvent nous appelions les bonnes oeuvres, à ce que Lémor appelle l'oeuvre de rémunération, à ce qui est juste envers les hommes et agréable à Dieu dans toutes les religions et dans tous les temps. J'étais libre de faire ce sacrifice sans nuire à ce que les riches auraient appelé le bonheur futur de mon fils, puisque je le croyais encore destiné à un héritage considérable; et, d'ailleurs, dans mes idées à moi, en m'abstenant de jouir de ses revenus durant les longues années de sa minorité, en accumulant et en plaçant les rentes, j'aurais travaillé aussi à son bonheur. C'est-à-dire que l'élevant dans des habitudes de sobriété et de simplicité, et lui communiquant l'enthousiasme de ma charité, je l'aurais mis à même un jour de consacrer à ces mêmes bonnes oeuvres une fortune considérable, augmentée par mon économie et par le devoir que je m'imposais de n'en jouir en aucune façon pour mon propre compte, malgré les droits que la loi me donnait à cet égard. Il me semblait que cette âme si naïve et si tendre de mon enfant répondrait à mon enthousiasme, et que j'entasserais ces richesses terrestres pour son salut futur. Riez-en un peu, si vous voulez, chère Rose; mais il me semble encore que je réussirai, dans des conditions plus restreintes, à faire envisager les choses à mon Edouard sous ce point de vue. Il n'a plus à hériter de son père, et ce qui me reste lui sera désormais consacré dans le même but. Je ne me crois plus le droit de me dépouiller de ce peu d'aisance qui nous est laissée à tous d'eux. Je me figure que rien ne m'appartient plus en propre, puisque mon fils n'a plus rien de certain à attendre que de moi. Cette pauvreté, dont j'aurais pu faire voeu pour moi seule, c'est un baptême nouveau que Dieu ne me permet peut-être pas d'imposer à mon enfant avant qu'il soit en âge de l'accepter ou de le rejeter librement. pouvons-nous, étant nés dans le siècle, et ayant donné la vie à des êtres destinés aux jouissances et au pouvoir dans la société, les priver violemment et sans les consulter, de ce que la société considère comme de si grands avantages et des droits si sacrés? Dans ce sauve qui peut général où la corruption de l'argent a lancé tous les humains, si je venais à mourir en laissant mon fils dans la misère avant le temps nécessaire pour lui enseigner l'amour du travail, à quels vices, à quelle abjection ne risquerais-je pas d'abandonner ses bons mais faibles instincts? On parle d'une religion de fraternité et de communauté, où tous les hommes seraient heureux en s'aimant, et deviendraient riches en se dépouillant. On dit que c'est un problème que les plus grands saints du christianisme comme les plus grands sages de l'antiquité ont été sur le point de résoudre. On dit encore que cette religion est prête à descendre dans le coeur des hommes, quoique tout semble, dans la réalité, conspirer contre elle; parce que du choc immense, épouvantable, de tous les intérêts égoïstes, doivent naître la nécessité de tout changer, la lassitude du mal, le besoin du vrai et l'amour du bien. Tout cela, je le crois fermement, Rose. Mais, comme je vous le disais tout à l'heure, j'ignore quels jours Dieu a fixés pour l'accomplissement de ses desseins. Je ne comprends rien à la politique, je n'y vois pas d'assez vives lueurs de mon idéal; et, réfugiée dans l'arche comme l'oiseau durant le déluge, j'attends, je prie, je souffre et j'espère, sans m'occuper des railleries que le monde prodigue à ceux qui ne veulent pas approuver ses injustices, et se réjouir des malheurs de leur temps.

«Mais dans cette ignorance du lendemain, dans cette tempête déchaînée de toutes les forces humaines les unes contre les autres, il faut bien que je serre mon fils dans mes bras, et que je l'aide à surmonter le flot qui nous porte peut-être aux rives d'un monde meilleur dès ici-bas. Hélas! chère Rose, dans un temps où l'argent est tout, tout se vend et s'achète. L'art, la science, toutes les lumières, et par conséquent toutes les vertus, la religion elle-même, sont interdites à celui qui ne peut payer l'avantage de boire à ces sources divines. De même qu'on paie les sacrements à l'église, il faut, à prix d'argent, acquérir le droit d'être homme, de savoir lire, d'apprendre à penser, à connaître le bien du mal. Le pauvre est condamné, à moins d'être doué d'un génie exceptionnel, à végéter, privé de sagesse et d'instruction. Et le mendiant, le pauvre enfant qui apprend pour tout métier l'art de tendre la main et d'élever une voix plaintive, dans quelles obscures et fausses notions est forcée de se débattre son intelligence infirme et impuissante! Il y a quelque chose d'affreux à penser que la superstition est la seule religion accessible au paysan, que tout son culte se réduit à des pratiques qu'il ne comprend pas, dont il ne saura jamais ni le sens ni l'origine, et que Dieu n'est pour lui qu'une idole favorable aux moissons et aux troupeaux de celui qui lui vote un cierge ou une image. En venant ce matin ici, j'ai rencontré une procession arrêtée autour d'une fontaine pour conjurer la sécheresse. J'ai demandé pourquoi on priait là plutôt qu'ailleurs. Une femme m'a répondu, en me montrant une petite statue de plâtre cachée dans une niche et ornée de guirlandes comme les dieux du paganisme5, «c'est que cette bonne dame est la meilleure de toutes pour la pluie.»

Note 5: (retour) Les Pères de l'Église primitive condamnaient amèrement cet usage païen d'orner les statues des dieux. Minutius Félix s'en explique clairement et admirablement. L'Église du moyen âge a rétabli les pratiques de l'idolâtrie, et l'Église d'aujourd'hui continue cette spéculation lucrative.

«Si mon fils est indigent, il faudra donc qu'il soit idolâtre, au rebours des premiers chrétiens qui embrassaient la vraie religion avec la sainte pauvreté? Je sais bien que le pauvre a le droit de me demander: Pourquoi ton fils plutôt que le mien connaîtrait-il Dieu et la vérité? Hélas! je n'ai rien à lui répondre, sinon que je ne puis sauver son fils qu'en sacrifiant le mien. Et quelle réponse inhumaine pour lui! Oh! les temps de naufrage sont affreux! Chacun court à ce qui lui est le plus cher et abandonne les autres. Mais encore une fois, Rose, que pouvons-nous donc, nous autres pauvres femmes, qui ne savons que pleurer sur tout cela?

«Ainsi, les devoirs que nous impose la famille sont en contradiction avec ceux que nous impose l'humanité. Mais nous pouvons encore quelque chose pour la famille, tandis que pour l'humanité, à moins d'être très-riches, nous ne pouvons rien encore. Car dans ce temps-ci, où les grandes fortunes dévorent les petites si rapidement, la médiocrité, c'est la gêne et l'impuissance.

«Voilà pourquoi, continua Marcelle en essuyant une larme, je vais être forcée de modifier les beaux rêves que j'avais faits en quittant Paris il y a deux jours. Mais je veux faire encore de mon mieux, Rose, pour ne pas m'entourer de petites jouissances inutiles aux dépens des autres. Je veux me réduire au nécessaire, acheter une maison de paysan, vivre aussi sobrement qu'il me sera possible sans altérer ma santé (puisque je dois ma vie à Edouard), mettre de l'ordre dans ce petit capital pour le lui donner un jour, après lui en avoir indiqué l'usage que Dieu nous aura révélé utile et pieux dans ce temps-là; et, en attendant, consacrer la moindre partie possible de mon humble revenu à mes besoins et à la bonne éducation de mon fils, afin d'avoir toujours de quoi assister les pauvres qui viendront frapper à ma porte. C'est là, je crois, tout ce que je peux faire, s'il ne se forme pas bientôt une association vraiment sainte, une sorte d'église nouvelle, où quelques croyants inspirés appelleront à eux leurs frères pour les faire vivre en commun sous les lois d'une religion et d'une morale qui répondent aux nobles besoins de l'âme et aux lois de la véritable égalité. Ne me demandez pas quelles seraient précisément ces lois. Je n'ai pas mission de les formuler, puisque Dieu ne m'a pas donné le génie de les découvrir, toute mon intelligence se borne à pouvoir les comprendre quand elles seront révélées, et mes bons instincts me forcent à rejeter les systèmes qui se posent aujourd'hui un peu trop fièrement sous des noms divers. Je n'en vois encore aucun où la liberté morale se trouve respectée, où l'athéisme et l'ambition de dominer ne se montrent par quelque endroit. Vous avez entendu parler peut-être des saint-simoniens et des fouriéristes. Ce sont là des systèmes encore sans religion et sans amour, des philosophies avortées, à peine ébauchées, où l'esprit du mal semble se cacher sous les dehors de la philanthropie. Je ne les juge pas absolument, mais j'en suis repoussée comme par le pressentiment d'un nouveau piège tendu à la simplicité des hommes.

«Mais il se fait tard, ma bonne Rose, et vos beaux yeux qui brillent encore luttent pourtant contre la fatigue de m'écouter. Je n'ai rien à conclure pour vous de tout ceci; sinon que nous sommes toutes les deux aimées par des hommes pauvres, et que l'une de nous aspire à s'affranchir de l'alliance des riches, tandis que l'autre hésite et s'effraie de leur opinion.

—Ah! Madame, dit Rose, qui avait écouté Marcelle avec une religieuse attention, que vous êtes grande et bonne! comme vous savez aimer, et comme je comprends bien maintenant pourquoi je vous aime! Il me semble que votre histoire et l'explication de votre conduite m'ont fait grossir la tête de moitié! Quelle triste et mesquine vie nous menons, au prix de celle que vous rêvez! Mon Dieu, mon Dieu! je crois que je mourrai le jour où vous partirez d'ici!

—Sans vous, chère Rose, je serais fort pressée, je vous le confesse, d'aller bâtir ma chaumière auprès de celle de plus pauvres gens; mais vous me ferez aimer votre ferme, et même ce vieux château.... Ah! j'entends votre mère qui vous appelle. Embrassez-moi encore et pardonnez-moi de vous avoir dit quelques paroles dures. Je me les reproche en voyant combien vous êtes sensible et affectueuse.»

Rose embrassa la jeune baronne avec effusion, et la quitta. Cédant à une habitude d'enfant mutin, elle se donna le petit plaisir de laisser crier sa mère tout en se rendant avec lenteur à son appel. Puis elle se le reprocha et se mit à courir; mais elle ne put se résoudre à lui parler avant d'être tout à fait auprès d'elle: cette voix glapissante lui faisait l'effet d'un ton faux après la douce harmonie des paroles de Marcelle.

Encore fatiguée de son voyage, madame de Blanchemont se glissa dans le lit où reposait son enfant, et, tirant ses rideaux de toile d'orange à grands ramages, elle commençait à s'endormir sans songer aux revenants indispensables du vieux château, lorsqu'un bruit incompréhensible la força de prêter l'oreille et de se relever un peu émue.




DEUXIÈME JOURNÉE




XV.

LA RENCONTRE.

Le bruit qui troublait le sommeil de notre héroïne était celui d'un corps quelconque passant et repassant à l'extérieur sur la porte de sa chambre avec une obstination et une maladresse singulières. Ce toucher était trop sec et trop inintelligent pour être celui d'une main humaine cherchant à trouver la serrure dans l'obscurité, et pourtant comme le bruit ne ressemblait pas à celui qu'eût pu faire un rat, Marcelle ne put s'arrêter à aucune autre hypothèse. Elle pensa que quelqu'un de la ferme couchait dans le vieux château, peut-être un serviteur ivre qui se trompait d'étage, et cherchait son gîte à tâtons. Se rappelant alors qu'elle n'avait pas ôté la clef de sa chambre, elle se leva afin de réparer cet oubli, aussitôt que la personne se serait éloignée. Mais le bruit continuait, et Marcelle n'osait entr'ouvrir la porte pour effectuer son dessein, dans la crainte, en se montrant, d'être insultée par quelque lourdaud. Cette petite anxiété commençait à devenir fort désagréable, lorsque la main incertaine s'impatienta, et gratta la porte, de telle façon que Marcelle crut reconnaître les griffes d'un chat, et, souriant de son émotion, elle se décida à ouvrir pour accueillir ou chasser cet habitué de son appartement. Mais à peine eut-elle entr'ouvert, avec un reste de précaution, que la porte fut repoussée sur elle avec violence, et que la folle s'offrit à ses regards sur le seuil de sa chambre.

Cette visite parut à Marcelle la plus déplaisante des suppositions qu'elle aurait pu faire, et elle hésita si elle ne repousserait pas par la force ce personnage inquiétant, malgré ce qu'on lui avait dit de la tranquillité habituelle de sa démence. Mais le dégoût que lui inspirait l'état de malpropreté de cette malheureuse, et encore plus un sentiment de compassion, l'empêchèrent de s'arrêter à cette idée. La folle ne paraissait pas s'apercevoir de sa présence, et il était probable que, dans son goût pour la solitude, elle se retirerait aussitôt que Marcelle se ferait remarquer. Madame de Blanchemont jugea donc à propos d'attendre, et d'observer quelle serait la fantaisie de sa fâcheuse hôtesse, et reculant, elle alla s'asseoir sur le bord de son lit, dont elle ferma les rideaux derrière elle, afin qu'Edouard, s'il venait à s'éveiller, ne vit pas la vilaine femme dont il avait eu peur dans la garenne.

La Bricoline (nous avons déjà dit que chez nous toutes les aînées de familles de paysans et de bourgeois de campagne portaient le nom héréditaire féminisé en guise de prénom) traversa la chambre avec une certaine précipitation, et s'approcha de la fenêtre qu'elle ouvrit après beaucoup d'efforts inutiles, la faiblesse de ses mains étiques, et la longueur de ses ongles qu'elle ne voulait jamais laisser couper, la rendant fort maladroite. Quand elle y fut parvenue, elle se pencha dehors, et, d'une voix étouffée à dessein, elle appela Paul. C'était sans doute le nom de son amant, qu'elle attendait toujours, et à la mort duquel elle ne pouvait se résoudre à croire.

Ce lamentable appel n'ayant éveillé aucun écho dans le silence de la nuit, elle s'assit sur le banc de pierre qui, dans toutes les antiques constructions de ce genre, occupe l'embrasure profonde de la fenêtre, et resta muette, roulant toujours son mouchoir ensanglanté, et paraissant se résigner à l'attente. Au bout de dix minutes environ, elle se releva, et appela encore, toujours à voix basse, comme si elle eût cru son amant caché dans les broussailles du fossé, et comme si elle eût craint d'éveiller l'attention des gens de la ferme.

Pendant plus d'une heure l'infortunée continua ainsi, tantôt nommant Paul et tantôt l'attendant avec une patience et une résignation extraordinaires. La lune éclairait en plein son visage décharné et son corps difforme. Peut-être y avait-il pour elle une sorte de bonheur dans cette vaine espérance. Peut-être se faisait-elle illusion au point de rêver toute éveillée qu'il était là, qu'elle l'écoutait et lui répondait. Et puis, quand le rêve s'effaçait, elle le ramenait en appelant de nouveau son mort bien aimé.

Marcelle la contemplait avec un profond déchirement de coeur; elle eût voulu surprendre tous les secrets de sa folie, dans l'espérance de trouver quelque moyen d'adoucir une telle souffrance; mais les fous de cette nature ne s'expliquent pas et il est impossible de deviner s'ils sont absorbés par une pensée qui les ronge sans relâche, ou si l'action de la pensée est suspendue en eux par intervalles.

Lorsque la misérable fille quitta enfin la fenêtre, elle se mit à marcher dans la chambre avec la même lenteur et la même gravité qui avaient frappé Marcelle dans l'allée de la Garenne. Elle ne paraissait plus songer à son amant, et sa physionomie, fortement contractée, ressemblait à celle d'un vieux alchimiste perdu dans la recherche de l'absolu. Cette promenade régulière dura encore assez longtemps pour fatiguer extrêmement madame de Blanchemont, qui n'osait ni se coucher ni quitter son fils pour aller éveiller la petite Fanchon. Enfin, la folle prit son parti, et montant un étage, elle alla à une autre fenêtre recommencer à appeler Paul par intervalles et à l'attendre en se promenant.

Marcelle songea alors qu'elle devait aller avertir les Bricolin. Sans doute ils ignoraient que leur fille s'était échappée de la maison et qu'elle courait peut-être le danger de se suicider ou de se laisser tomber involontairement par une fenêtre. Mais la petite Fanchon, qu'elle éveilla, non sans peine, afin qu'elle se tînt auprès du lit d'Edouard pendant qu'elle irait elle-même au château neuf, la détourna de ce projet.

—Eh! non, Madame, lui dit-elle; les Bricolin ne se dérangeront pas pour cela. Ils sont habitués à voir courir cette pauvre demoiselle la nuit comme le jour. Elle ne fait pas de mal, et il y a longtemps qu'elle a oublié de se périr. On dit qu'elle ne dort jamais. Il n'est pas étonnant que, par les temps de lune, elle soit plus éveillée encore. Fermez bien votre porte, pour qu'elle ne vienne plus vous ennuyer. Vous avez bien fait de ne lui rien dire; ça aurait pu la choquer et la rendre méchante. Elle va faire son train là-haut jusqu'au jour, comme les caboches (les chouettes); mais puisque vous savez ce que c'est, à présent, ça ne vous empêchera pas de dormir.

La petite Fanchon en parlait à son aise, elle qui, grâce à ses quinze ans et à son tempérament paisible, eût dormi au bruit du canon, pourvu qu'elle eût su ce que c'était. Marcelle eut un peu de peine à suivre son exemple, mais enfin la fatigue l'emporta, et elle s'endormit au pas régulier et continuel de la folle, qu'elle entendait au-dessus de sa chambre ébranler les solives tremblantes du vieux château.

Le lendemain, Rose apprit avec regret, mais sans surprise, l'incident de la nuit.

—-Eh! mon Dieu! dit-elle, nous l'avions pourtant bien enfermée, sachant qu'elle a l'habitude d'errer de tous côtés, et dans le vieux château de préférence pendant la lune. (C'est pour cela que ma mère ne se souciait pas de vous y loger.) Mais elle aura encore trouvé moyen d'ouvrir sa fenêtre et de s'en aller par là. Elle n'est ni forte ni adroite de ses mains, mais elle a tant de patience! Elle n'a qu'une idée, elle ne s'en repose jamais. M. le baron, qui n'avait pas le coeur aussi humain que vous, et qui riait des choses les moins risibles, prétendait qu'elle cherchait... attendez si je me souviendrai de son mot!... la quadrature... Oui, c'est cela, la quadrature du cercle; et quand il la voyait passer: «Eh bien! nous disait-il, votre philosophe n'a pas encore résolu son problème?»

—Je ne me sens pas d'humeur à plaisanter sur un sujet qui navre le coeur, répondit Marcelle, et j'ai fait des rêves lugubres cette nuit. Tenez, Rose, nous voilà bonnes amies, nous le deviendrons j'espère de plus en plus, et puisque vous m'avez offert votre chambre, je l'accepte, à condition que vous ne la quitterez pas, et que nous la partagerons. Un canapé pour Edouard, un lit de sangle pour moi, il n'en faut pas davantage.

—Oh! vous me comblez de joie, s'écria Rose, en lui sautant au cou. Cela ne me causera aucun dérangement. Il y a deux lits dans toutes nos chambres, c'est l'habitude de la campagne où l'on est toujours prêt à recevoir quelque amie ou quelque parente, et je vais être si heureuse de causer avec vous tous les soirs!...

L'amitié des deux jeunes femmes fit en effet beaucoup de progrès dans cette journée. Marcelle y mettait d'autant plus d'abandon que c'était la seule douceur qu'elle pût se promettre chez les Bricolin. Le fermier la promena dans une partie de ses dépendances, lui parlant toujours d'argent et d'arrangements. Il dissimulait son désir d'acheter, mais c'était en vain, et Marcelle qui, pour en finir plus vite avec des préoccupations si antipathiques à son esprit, était, prête à lui faire une partie des sacrifices qu'il exigeait, aussitôt qu'elle se serait assurée de l'exactitude de ses calculs, usa pourtant d'un peu d'adresse avec lui pour le tenir dans l'inquiétude. Rose lui avait fait entendre qu'elle pouvait avoir, dans cette circonstance, beaucoup d'influence sur sa destinée, et d'ailleurs, Grand-Louis lui avait fait promettre de ne rien décider sans le consulter. Madame de Blanchemont se sentait une pleine confiance dans cet ami improvisé, et elle résolut d'attendre son retour pour faire choix d'un conseil compétent. Il connaissait tout le monde, et il avait trop de jugement pour ne pas la mettre en bonnes mains.

Nous avons laissé le brave meunier partant pour la ville de ***, avec Lapierre, Suzette, et le patachon. Ils y arrivèrent à dix heures du soir, et, le lendemain, dès la pointe du jour, Grand-Louis ayant embarqué les deux domestiques dans la diligence de Paris, se rendit chez le bourgeois auquel il avait intention de faire acheter la calèche. Mais en passant devant la poste aux lettres, il se dirigea vers l'entrée du bureau pour remettre au buraliste en personne celle que Marcelle l'avait chargé d'affranchir. La première figure qui frappa ses regards fut celle du jeune inconnu qui était venu, quinze jours auparavant, errer dans la Vallée-Noire, visiter Blanchemont, et que le hasard avait amené au moulin d'Angibault. Ce jeune homme ne fit aucune attention à lui: debout à l'entrée du bureau, il lisait avidement et d'un air fort ému, une lettre qu'il était venu recevoir. Grand-Louis tenant dans ses mains celle de madame de Blanchemont, et se rappelant que le nom d'Henri, gravé sur un arbre au bord de la Vauvre, avait beaucoup préoccupé cette jeune dame, jeta un regard furtif sur l'adresse de la lettre que lisait le jeune homme et qui se trouvait naturellement à la portée de sa vue, l'inconnu tenant ce papier devant lui de manière à en bien cacher le contenu et à en montrer parfaitement l'extérieur. En un clin d'oeil rapide et d'une curiosité bienveillante, le meunier vit le nom de M. Henri Lémor tracé de la même main que l'adresse de la lettre dont il était porteur; aucun doute, ces deux lettres étaient de Marcelle, et l'inconnu était... le meunier n'y mit pas de façons dans sa pensée, l'amant de la belle veuve.

Grand-Louis ne se trompait pas: le premier billet que Marcelle avait écrit de Paris, et qu'un ami de Lémor, chargé de ce soin, lui avait fait tenir poste restante à ***, venait d'arriver en cet instant aux mains du jeune homme, et il était loin de s'attendre au bonheur d'en recevoir immédiatement un second, lorsque Grand-Louis passa facétieusement ce trésor entre ses yeux et celui qu'il était en train de relire pour la troisième fois.

Henri tressaillit, et se jetant avec impétuosité sur cette lettre, il allait s'en emparer, lorsque le meunier lui dit, en la lui retirant:—Non! non! pas si vite, mon garçon! Le buraliste nous voit peut-être du coin de l'oeil, et je n'ai pas envie qu'il me fasse payer l'amende, qui n'est pas mince. Nous allons, causer un peu plus loin, car je ne pense pas que vous ayez la patience d'attendre que cette jolie lettre revienne de Paris, où on l'enverrait certainement, malgré vos réclamations et votre passe-port, puisqu'elle n'est pas adressée ici poste restante. Suivez-moi au bout de la promenade.

Lémor le suivit, mais un scrupule était déjà venu alarmer le meunier. Attendez, dit-il, quand ils eurent gagné un endroit convenablement isolé, vous êtes bien l'individu dont le nom est sur cette lettre?

—Vous n'en doutez pas, sans doute, et vous me connaissez apparemment, puisque vous me l'avez présentée?

—C'est égal, vous avez bien un passe-port?

—Certainement, puisque je viens de le produire à la poste pour retirer ma correspondance.

—C'est encore égal; dussiez-vous me prendre pour un gendarme déguisé, voyons-le, dit le meunier en lui donnant la lettre. Donnant, donnant.

—Vous êtes fort méfiant, dit Lémor en se hâtant de lui donner ses papiers.

—Un petit moment encore, reprit le prudent meunier. Je veux pouvoir faire serment, si les gens de la poste m'ont vu vous donner cette lettre, que je vous l'ai remise décachetée! Et il brisa le cachet très-lestement, mais sans se permettre d'ouvrir la lettre qu'il remit à Henri tout en prenant son passe-port.

Tandis que le jeune homme lisait avidement, le meunier, qui n'était pas fâché de satisfaire sa curiosité, prenait connaissance des titres et qualités de son inconnu.

Henri Lémor, âgé de vingt-quatre ans, natif de Paris, profession d'ouvrier mécanicien, se rendant à Toulouse, Montpellier, Nîmes, Avignon et peut-être Toulon et Alger, pour y chercher de l'emploi et y exercer son industrie.

—Diable! se disait le meunier, ouvrier mécanicien! aimé d'une baronne! cherchant de l'ouvrage et pouvant peut-être épouser une femme qui a encore trois cent mille francs! Ce n'est donc que chez nous qu'on préfère l'argent à l'amour, et que les femmes sont si fières! Il n'y a pas tant de distance entre la petite-fille du père Bricolin le laboureur et le petit-fils de mon grand-père le meunier, qu'entre cette baronne et ce pauvre diable! Ah! mademoiselle Rose! je voudrais bien que madame Marcelle vous apprit le secret d'aimer! Puis, faisant lui-même le signalement du jeune homme sans regarder celui du passe-port, Grand-Louis se disait en examinant Henri absorbé dans sa lecture: Taille médiocre, visage pâle... assez joli, si l'on veut, mais cette barbe noire, c'est vilain. Tous ces ouvriers de Paris ont l'air de porter toute leur force au menton. Et le meunier comparait avec une secrète complaisance ses membres athlétiques à l'organisation plus délicate de Lémor. Il me semble, se disait-il, que s'il ne faut pas être plus remarquable que ça pour tourner la tête a une femme d'esprit... et à une belle dame... mademoiselle Rose pourrait bien s'apercevoir que son très-humble serviteur n'est pas plus mal tourné qu'un autre. Après cela, ces Parisiens, ça vous a une certaine grâce, une tournure, des yeux noirs, je ne sais quoi qui nous fait paraître patauds à cote d'eux. Et puis, sans doute que celui-là a plus d'esprit qu'il n'est gros. S'il pouvait m'en donner un peu, et m'enseigner, lui aussi, son secret pour être aimé!




XVI.

DIPLOMATIE.

Au beau milieu de ses réflexions, maître Louis s'aperçut que le jeune homme, dans ses préoccupations beaucoup plus vives, s'éloignait sans songer à lui.

—Holà! mon camarade! lui dit Grand-Louis en courant après lui; vous voulez donc me laisser votre passeport?

—Ah! mon cher ami, je vous oubliais, et je vous en demande pardon! répondit Lémor. Vous m'avez rendu le service de me remettre cette lettre, et je vous dois mille remerciements.... Mais je vous reconnais à présent. Je vous ai déjà vu, il n'y a pas longtemps. C'est à votre moulin que j'ai reçu l'hospitalité... Un endroit superbe... et une si bonne mère! Vous êtes un homme heureux! vous! car vous êtes franc et serviable aussi, cela se voit!

—Oui! une belle hospitalité! dit le meunier; parlons en! Après cela, c'est votre faute si vous n'avez voulu accepter que du pain et de l'eau.... Ça m'avait donné un peu mauvaise opinion de vous, avec ça que vous avez une barbe de capucin! Cependant, vous n'avez pas plus que moi la mine d'un jésuite, et si ma figure vous revient, la vôtre me revient aussi.... Quant à être un homme heureux... je vous conseille de porter envie aux autres, et surtout à moi! C'est donc pour vous moquer.

—Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Avez-vous éprouvé quelque malheur depuis que je ne vous ai vu?

—Bah! il y a longtemps que je porte un malheur qui finira Dieu sait comment! Mais je n'ai pas plus envie d'en parler que vous de m'écouter, car vous avez aussi, je le vois bien, beaucoup de tic-tac dans la cervelle. Ah ça! est-ce que vous n'allez pas me donner un mot de réponse pour la personne qui vous a écrit? quand ce ne serait que pour attester que j'ai bien fait ma commission?

—Vous connaissez donc cette personne? dit Lémor tout tremblant.

—Tiens! vous n'aviez pas encore pensé à me le demander. Où sont donc vos esprits?

L'air de bienveillance un peu goguenarde du Grand-Louis commençait, à inquiéter Lémor. Il craignait de compromettre Marcelle, et cependant la physionomie de ce paysan n'était pas faite pour inspirer la méfiance. Mais Henri crut devoir affecter une sorte d'indifférence.

—Je ne connais pas beaucoup moi-même, dit-il, la dame qui m'a fait l'honneur de m'écrire. Comme le hasard m'avait conduit dernièrement dans le pays où elle possède des biens, elle a pensé que je pourrais lui donner quelques renseignements....

—A d'autres, interrompit le meunier, elle ne sait pas du tout que vous y êtes venu, encore moins pourquoi vous l'avez fait, et voilà ce que je vous prie de me dire, si vous ne voulez pas que je le devine.

—C'est à quoi je répondrai un autre jour, dit Lémor avec un peu d'impatience et de fierté ironique. Vous êtes curieux, l'ami, et je ne sais pourquoi vous voulez voir du mystère dans ma conduite.

—Il y en a, l'ami! Je vous dis qu'il y en a, puisque vous ne lui avez pas fait savoir que vous étiez venu dans la Vallée-Noire!

La persistance du meunier devenait de plus en plus embarrassante, et Henri, craignant de tomber dans quelque piège ou de commettre quelque imprudence, songea à se délivrer de ses investigations bizarres.

—Je ne sais ni de qui, ni de quoi vous voulez me parler, répondit-il en haussant les épaules. Je vous renouvelle mes remerciements, et je vous salue. Si la lettre que vous m'avez remise exige une réponse ou un reçu, je l'enverrai par la poste. Je pars dans une heure pour Toulouse, et n'ai pas le loisir de m'arrêter plus longtemps avec vous.

—Ah! vous parlez pour Toulouse, dit le meunier en doublant le pas pour le suivre. J'aurais cru que vous alliez venir avec moi à Blanchemont.

—Pourquoi à Blanchemont?

—Parce que si vous avez à donner des conseils à la dame de Blanchemont sur ses affaires, comme vous le prétendez, il serait plus obligeant d'aller vous expliquer avec elle que d'écrire deux mots à la hâte. C'est une personne qui vaut bien la peine qu'on se dérange de quelques lieues pour lui rendre service, et moi, qui ne suis qu'un meunier, j'irais au bout du monde s'il le fallait.

Lémor, informé, presque malgré lui, du lieu que Marcelle avait choisi momentanément pour sa retraite, ne put se décider à se séparer brusquement d'un homme qui la connaissait et qui semblait si disposé à lui parler d'elle. L'espèce de proposition et de conseil qu'on lui adressait d'aller à Blanchemont faisait passer des éblouissements dans cette jeune tête volontairement stoïque, mais profondément bouleversée par la passion. Agité de désirs et de résolutions contradictoires, il laissait paraître sur son visage toutes les perplexités qu'il croyait renfermer dans son âme, et le pénétrant meunier ne s'y trompait pas.—Si je croyais, dit enfin Lémor, que des explications verbales fussent nécessaires... mais en vérité, je ne le pense pas... cette dame ne m'indique rien de semblable....

—Oui, dit le meunier d'un ton railleur; cette dame vous croyait à Paris, et on ne fait pas venir un homme de si loin pour quelques paroles. Mais peut-être que si elle vous avait su si près, elle m'aurait commandé de vous ramener avec moi.

—Non, monsieur le meunier, vous vous trompez, dit Henri, effrayé de la pénétration du Grand-Louis. Les questions qu'on me fait l'honneur de m'adresser n'ont pas assez d'importance pour cela. Décidément, j'y répondrai par écrit.

Et en s'arrêtant à ce dernier parti, Henri sentait son coeur se briser. Car, malgré sa soumission aux ordres de Marcelle, l'idée de la revoir encore une fois avant de s'en éloigner pour une année entière, avait fait bouillonner tout son sang énergique. Mais ce maudit meunier, avec ses commentaires, pouvait, soit par malice, soit par légèreté, rendre sa démarche compromettante pour la jeune veuve, et Lémor devait s'en abstenir.

—Vous ferez ce qui vous plaît, dit le Grand-Louis, un peu piqué de sa réserve, mais comme elle me fera sans doute quelques questions sur votre compte, je serai forcé de lui dire que l'idée de venir la voir ne vous a pas souri du tout.

—Ce qui lui fera assurément beaucoup de peine? répondit Lémor avec un éclat de rire un peu forcé.

—Oui, oui! jouez au plus fin avec moi, mon camarade! reprit le meunier. Mais vous ne riez pas de bon coeur.

—Monsieur le meunier, répliqua Lémor perdant patience, vos insinuations, autant que je puis les comprendre, commencent à être assez déplacées. Je ne sais pas si vous êtes aussi dévoué à la personne en question que vous le prétendez; mais il ne me semble pas que vous en parliez avec autant de respect que moi, qui la connais à peine.

—Vous vous fâchez? A la bonne heure, c'est plus franc, et cela me taquine moins que vos moqueries. Maintenant, je sais à quoi m'en tenir sur votre compte.

—C'en est trop, dit Lémor irrité, et cela ressemble à une provocation personnelle. J'ignore quelles folles idées vous voulez m'attribuer, mais je vous déclare que ce jeu me fatigue et que je ne souffrirai pas plus longtemps vos impertinences.

—Vous fâchez-vous tout de bon? dit le Grand-Louis d'un ton calme. Je suis bon pour vous répondre. Je suis beaucoup plus fort que vous; mais sans doute vous êtes compagnon de quelque Devoir, et vous connaissez, la canne. Et d'ailleurs, vous autres Parisiens, on dit que vous savez tous jouer du bâton comme des professeurs. Nous autres, nous ne connaissons pas la théorie, nous n'avons que la pratique. Vous êtes plus adroit, que moi, probablement; moi, je cognerai un peu plus dur que vous, ça égalisera la partie. Allons derrière le vieux rempart si vous voulez, ou bien au café du père Robichon. Il y a une petite cour où l'on peut s'expliquer sans témoins, car il n'y a pas de danger qu'il appelle la garde, il sait trop bien vivre pour cela.

—Allons, se dit Lémor, j'ai voulu être ouvrier, et les lois de l'honneur sont aussi rigides au bâton qu'à l'épée. Je ne connais pas l'art féroce de tuer mon semblable avec une arme plus qu'avec une autre. Mais si cet Hercule gaulois veut se donner le plaisir de m'assommer, je ne l'éviterai pas en lui parlant raison. Ce sera, d'ailleurs, la seule manière de me débarrasser de ses questions, et je ne vois pas pourquoi je serais plus patient qu'un gentilhomme.

Le généreux et pacifique meunier n'avait aucune envie de chercher querelle à Henri comme celui-ci le supposait, faute de comprendre l'intérêt qu'il portait réellement à madame de Blanchemont et à lui, par conséquent; mais ce dernier sentiment était mêlé d'une méfiance dont le Grand-Louis eût voulu se guérir l'esprit par une sincère explication. N'ayant pas réussi, à son tour il se croyait provoqué, et en prenant le chemin du café Robichon, chacun des deux adversaires se persuadait qu'il était forcé de répondre à la fantaisie belliqueuse de l'autre.

Six heures sonnaient à l'horloge d'une église voisine, lorsqu'ils arrivèrent au café Robichon. C'était une maisonnette décorée de ce titre fastueux qu'on voit maintenant jusque sur les plus humbles cabarets des provinces les plus arriérées. «Café de la Renaissance.» On y entrait par une étroite allée plantée de jeunes acacias et de dahlias superbes. La petite cour aux explications était adossée au mur de l'église gothique, revêtu en cet endroit de lierre et de roses grimpantes. Des berceaux de chèvrefeuille et de clématite interceptaient le regard des voisins et parfumaient l'air matinal. Cette cachette fleurie, déserte encore et proprement sablée, semblait destinée à des rendez-vous d'amour beaucoup plus qu'à des scènes tragiques.

En y introduisant Lémor, le Grand-Louis ferma la porte derrière lui, puis s'asseyant à une petite table de bois peinte en vert:

—Ah ça! dit-il, sommes-nous venus ici pour nous allonger des coups ou pour prendre le café ensemble?

—C'est comme il vous plaira, répondit Lémor. Je me battrai avec vous si vous voulez; mais je ne prendrai pas de café.

—Vous êtes trop fier pour ça! c'est tout simple! dit le Grand-Louis en haussant les épaules. Quand on reçoit des lettres d'une baronne!

—Vous recommencez donc? Allons, laissez-moi m'en aller, ou battons-nous tout de suite.

—Je ne peux pas me battre avec vous, dit le meunier. Vous n'avez qu'à me regarder, je crois, pour voir que je ne suis pas un capon, et cependant je refuse la partie que vous m'avez proposée. Madame de Blanchemont ne me le pardonnerait jamais, et cela perdrait toutes mes affaires.

—Qu'à cela ne tienne! si vous pensez que madame de Blanchemont vous blâme d'être querelleur, vous n'êtes pas forcé de lui dire que vous m'avez cherché noise.

—Ah! c'est donc moi qui vous ai cherché noise à présent? qu'est-ce qui a parlé le premier de se battre?

—Il me semble que vous êtes le seul qui en ayez parlé, mais peu importe. J'accepte la proposition.

—Mais qu'est-ce qui a insulté l'autre? Je ne vous ai rien dit que d'honnête, et vous m'avez traité d'impertinent.

—Votre manière d'interpréter mes paroles et mes pensées était incivile. Je vous ai signifié de me laisser en paix.

—Oui, c'est ça, vous m'avez ordonné de me taire! Et si je ne veux pas, moi, voyons?

—Je vous tournerai le dos, et si vous le trouvez mauvais, nous nous battrons.

—Ce garçon-là est entêté comme tous les diables! s'écria le Grand-Louis en frappant de son large poing sur la petite table qui se fendit par la moitié. Tenez, monsieur le Parisien! vous voyez bien comme j'ai la main lourde! Votre fierté me donnerait envie de savoir si votre tête est aussi dure que cette planche de chêne; car il n'y a rien de plus insolent au monde que de dire à un homme: «Je ne veux pas vous écouter». Et pourtant je ne dois pas, je ne peux faire tomber un cheveu de cette tête de fer. Écoutez, il faut en finir. Je vous veux pourtant du bien, j'en veux surtout à une personne pour qui je me ferais casser bras et jambes, et qui a, j'en suis sûr, la fantaisie de s'intéresser à vous. Il faut s'expliquer; je ne vous ferai plus de questions, puisque c'est peine perdue, mais je vous dirai tout ce que j'ai sur le coeur pour ou contre vous, et quand j'aurai dit, si cela ne vous convient pas, nous nous battrons; et si ce dont je vous soupçonne est vrai, je n'aurai aucun regret de vous casser la mâchoire. Allons, il faut bien s'entendre avant de se mesurer, et savoir pourquoi on le fait. Nous allons prendre le café, car je suis à jeun depuis hier et mon estomac crie misère. Si vous êtes trop grand seigneur pour me laisser payer l'écot, convenons que le moins étrillé des deux s'en chargera après l'affaire.

—Soit, dit Henri, qui, se regardant comme en état d'hostilité avec le meunier, ne craignait plus de s'oublier avec lui par bienveillance.

Le père Robichon apporta le café lui-même, en faisant toutes sortes d'amitiés au Grand-Louis. «C'est donc un de tes amis? lui dit-il en regardant Lémor avec la curiosité des industriels peu affairés des petites villes. Je ne le connais pas, mais c'est égal; ce doit être quelque chose de bon, puisque tu me l'amènes. Voyez-vous, mon garçon, ajouta-t-il en s'adressant à Lémor, vous avez fait là, en arrivant dans notre pays, une bonne connaissance. Vous ne pouviez pas mieux tomber. Le Grand-Louis est estimé d'un chacun et de tout le monde. Pour moi, je l'aime comme mon fils. Oh! c'est qu'il est sage, honnête et doux... doux comme un agneau, malgré qu'il soit le plus fort homme du pays; mais je peux bien dire que jamais, au grand jamais, il n'a fait de scandale nulle part, qu'il ne donnerait pas une chiquenaude à un enfant, et que je ne l'ai jamais entendu élever la voix dans ma maison. Dieu sait pourtant qu'il y rencontre bien des gens querelleurs, mais il met la paix partout.

Cet éloge si singulièrement placé dans un moment où le Grand-Louis amenait un étranger au café Robichon pour vider une querelle avec lui, fit sourire les deux jeunes gens.




XVII.

LE GUÉ DE LA VAUVRE.

Cependant le panégyrique paraissait si sincère, que Lémor, déjà disposé précédemment à une grande sympathie pour le meunier, réfléchit à la singularité de sa conduite en cette circonstance, et commença à se dire que cet homme devait avoir de puissants motifs pour l'interroger. Ils prirent le café ensemble avec beaucoup de politesse mutuelle, et quand le père Robichon les eut débarrassés de sa présence, le meunier commença ainsi:

Monsieur (il faut bien que je vous appelle comme ça, puisque je ne sais pas si nous sommes amis ou ennemis), vous saurez d'abord que je suis amoureux, ne vous en déplaise, d'une fille trop riche pour moi, et qui ne m'aime que juste ce qu'il faut pour ne pas me détester. Ainsi je peux parler d'elle sans la compromettre; et d'ailleurs vous ne la connaissez pas. Je n'aime pourtant pas à parler de mes amours, c'est ennuyeux pour les autres, surtout quand ils ont été piqués de la même mouche, et qu'ils sont, comme on l'est en général dans cette maladie-là, égoïstes en diable, et soucieux d'eux-mêmes, du prochain, point. Cependant, comme en travaillant tout seul à remuer une montagne, on n'avance à rien, m'est avis que si on s'entr'aidait un peu par l'amitié, on ferait au moins quelque chose. Voila pourquoi j'aurais voulu votre confiance comme j'ai celle de la dame que vous savez bien, et pourquoi je vous donne la mienne sans trop savoir si elle sera bien placée.

«Donc, j'aime une fille qui aura en dot trente mille francs de plus que moi, et, par le temps qui court, c'est comme si je voulais épouser l'impératrice de la Chine. Je me soucie de ses trente mille francs comme d'un fétu; même je peux dire que je voudrais les envoyer au fin fond de la mer, puisque c'est là ce qui nous sépare. Mais jamais les empêchements n'ont fait entendre raison à l'amour, et j'ai beau être gueux, je suis amoureux; je n'ai que cela en tête, et si la dame que vous savez bien ne vient pas à mon secours comme elle me l'a fait espérer... je suis un homme perdu... je suis capable!... je ne sais pas de quoi je suis capable!

Et en disant cela, la figure ordinairement enjouée du meunier, s'altéra si profondément, que Lémor fut frappé de la force et de la sincérité de sa passion.

—Eh bien, lui dit-il avec cordialité, puisque vous avez la protection d'une dame si bonne et si éclairée... on la dit telle du moins!...

—Je ne sais pas ce qu'on dit d'elle, répondit Grand-Louis, impatienté de la réserve obstinée du jeune homme; je sais ce que j'en pense, moi, et je vous dis que cette femme-là est un ange du ciel. Tant pis pour vous si vous ne le savez pas.

—En ce cas, dit Lémor, qui se sentait vaincu intérieurement par cet hommage si sincère rendu à Marcelle, où voulez-vous en venir, mon cher monsieur Grand-Louis?

—Je veux vous dire que, voyant cette femme si bonne, si respectable, et d'un coeur si pur, disposée en ma faveur, et en train déjà de me donner de l'espérance lorsque je croyais tout perdu, je me suis attaché à elle tout d'un coup, et pour toujours. L'amitié m'est venue, comme on dit dans les romans que l'amour vient, en un clin d'oeil; et maintenant, je voudrais rendre, d'avance, à cette femme tout le bien qu'elle a l'intention de me faire. Je voudrais qu'elle fût heureuse comme elle le mérite, heureuse dans ses affections, puisqu'elle n'estime que cela au monde et méprise la fortune, heureuse de l'amour d'un homme qui l'aimât pour elle-même et ne s'occupât pas de supputer ce qui lui reste d'une richesse qu'elle perd si joyeusement, ne songeant, lui, qu'à s'informer de ce qu'elle possède ou ne possède pas... afin de savoir s'il doit la rejoindre ou s'en aller bien loin d'elle... l'oublier sans doute, et essayer si sa jolie figure fera quelque autre conquête plus lucrative... car enfin...

Lémor interrompit le meunier.

—Quelle raison avez vous donc, dit-il en pâlissant, de craindre que cette dame respectable ait si mal placé ses affections? Quel est le lâche à qui vous supposez de si honteux calculs dans l'âme?

—Je n'en sais rien, dit le meunier qui observait attentivement le trouble d'Henri, ne sachant encore s'il devait l'attribuer à l'indignation d'une bonne conscience ou à la honte de se voir deviné. Tout ce que je sais, c'est qu'il est venu à mon moulin, il y a quinze jours environ, un jeune homme dont la mine et les manières semblaient fort honnêtes, mais qui paraissait avoir du souci, et puis qui, tout à coup, s'est mis à parler d'argent, à faire des questions, à prendre des notes, enfin à établir par francs et centimes sur un bout de papier, qu'il restait encore à la dame de Blanchemont un assez joli débris de sa fortune.

—En vérité, vous pensez que ce garçon-là était prêt à déclarer son amour au cas seulement où le mariage lui paraîtrait avantageux? Alors, c'était un misérable; mais pour l'avoir si bien deviné, il faut être soi-même...

—Achevez, Parisien! ne vous gênez pas, dit le mennier dont les yeux brillèrent comme l'éclair; puisque nous sommes ici pour nous expliquer!

—Je dis, reprit Lémor non moins irrité, que pour interpréter ainsi ta conduite d'un homme qu'on ne connaît pas et dont on ne sait rien, il faut être soi-même fort amoureux de la dot de sa belle.

Les yeux du meunier s'éteignirent et un nuage passa sur son front.

—Oh! dit-il d'une voix triste, je sais bien qu'on peut dire cela, et je parie que bien des gens le diraient si je parvenais à me faire aimer! Mais son père n'a qu'à la déshériter, ce qui arriverait certainement si elle m'aimait, et alors on verra si je fais sur mes doigts le compte de ce qu'elle aura perdu!

—Meunier! dit Lémor d'un ton brusque et franc, je ne vous accuse pas, moi. Je ne veux pas vous soupçonner. Mais comment se fait-il qu'avec une âme honnête, vous n'ayez pas supposé ce qui était le plus vraisemblable et le plus digne de vous?

—Ce qui pourrait expliquer les sentiments du jeune homme, ce serait sa conduite ultérieure. S'il courait avec transport vers sa chère dame!... je ne dis pas, mais s'il s'en va au diable, c'est différent!

—Il faudrait supposer, répondit Lémor, qu'il regarde son amour comme insensé, et qu'il ne veut pas s'exposer à un refus.

—Ah! je vous y prends! s'écria le meunier; voilà les mensonges qui recommencent! Je sais pertinemment, moi, que la dame est enchantée d'avoir perdu sa fortune, qu'elle a même pris courageusement son parti de la ruine totale de son fils, et tout cela parce qu'elle aime quelqu'un qu'on lui aurait peut-être fait un crime d'épouser, sans toutes ces catastrophes-là.

—Son fils est ruiné? dit Henri en tressaillant; totalement ruiné? Est-ce possible! En êtes-vous certain?

—Très-certain, mon garçon! répondit le meunier d'un air narquois. La tutrice, qui aurait pu, pendant une longue minorité, partager avec un amant ou un mari les intérêts d'un gros capital, n'aura maintenant plus que des dettes à payer, si bien que son intention, elle me le disait hier soir, est de faire apprendre à son enfant quelque métier pour vivre.

Henri s'était levé. Il se promenait avec agitation dans la petite cour, et l'expression de sa figure était indéfinissable. Grand-Louis, qui ne le perdait pas de vue, se demanda s'il était au comble du bonheur ou du désappointement. Voyons, se dit-il, est-ce un homme comme elle et comme moi, haïssant l'argent qui contrarie les amours, ou bien un intrigant qui s'est fait aimer d'elle à l'aide de je ne sais quel sortilège, et dont l'ambition vise plus haut que la jouissance du petit revenu qui lui reste?

Ayant rêvé quelques instants, Grand-Louis qui tenait à honneur de donner une grande joie à Marcelle, ou de la débarrasser d'un perfide en le démasquant, s'avisa d'un stratagème.

—Allons, mon garçon, dit-il en adoucissant sa voix, vous êtes contrarié! il n'y a pas de mal à cela. Tout lo monde n'est pas romanesque, et si vous avez pensé au solide, c'est que vous êtes fait comme tous les gens de ce temps-ci. Vous voyez donc que je ne vous ai pas rendu un si mauvais service, en me querellant avec vous; je vous ai appris que le douaire était à la sécheresse. Sans doute vous comptiez sur les bénéfices de la tutelle du jeune héritier, car vous saviez bien que les fameux trois cent mille francs étaient une dernière, une pure illusion de la veuve?...

—Comment dites-vous? s'écria Lémor en suspendant sa marche agitée. Cette dernière ressource lui est enlevée?

—Sans doute; ne faites donc pas semblant de l'ignorer; vous avez trop bien été aux renseignements pour ne pas savoir que la dette envers le fermier Bricolin est quadruple de ce qu'on la supposait, et que la dame de Blanchemont va être obligée de postuler pour un bureau de poste ou de tabac, si elle veut avoir de quoi envoyer son fils à l'école.

—Est-il possible? répéta Lémor, stupéfait et comme étourdi de cette nouvelle. Une révolution si prompte dans sa destinée! Un coup du ciel!

—Oui, un coup de foudre! dit le meunier avec un rire amer.

—Eh! dites-moi, n'en est-elle pas affectée du tout?

—Oh! du tout. Tant s'en faut qu'on contraire elle se figure que vous ne l'en aimerez que mieux. Mais vous? Pas si bête, n'est-ce pas?

—Mon cher ami, répondit Lémor sans écouter les paroles du Grand-Louis, que m'avez-vous dit là? Et moi qui voulais me battre avec vous! Vous me rendez un grand service! lorsque j'allais... Vous êtes pour moi l'envoyé de la Providence.

Grand-Louis, attribuant cette effusion à la satisfaction qu'éprouvait Lémor d'être averti à temps de la ruine de ses cupides espérances; détourna la tête avec dégoût, et resta quelques instants absorbé par une profonde tristesse.

—Voir une femme si confiante et si désintéressée, se disait-il, abusée par un freluquet pareil! Il faut qu'elle ait aussi peu de raison qu'il a peu de coeur. J'aurais dû penser qu'en effet elle était fort imprudente, puisque dans un seul jour, où je l'ai vue pour la première fois de ma vie, elle m'a laissé découvrir tous ses secrets. Elle est capable de livrer son bon coeur au premier venu. Oh! il faudra que je la gronde, que je l'avertisse, que je la mette en garde contre elle-même en toutes choses! et, pour commencer, il faut que je la délivre de ce drôle-là. On peut déchirer un peu l'oreille de ce faquin, on peut faire à son joli museau une égratignure qui l'empêche de se montrer de si tôt devant les belles...—Holà! monsieur le Parisien, dit-il sans se retourner et en tâchant de rendre sa voix calme et claire, vous m'avez entendu, et à présent vous savez le cas que je fais de vous. Je sais ce que je voulais savoir vous n'êtes qu'une canaille. Voilà mon opinion, et je vais vous la prouver tout de suite, si vous voulez bien le permettre.

En parlant ainsi, le meunier avait, avec assez de flegme, retroussé ses manches, ne voulant faire usage que de ses poings; il se leva et se retourna, surpris de la lenteur de son antagoniste à lui répondre. Mais à sa grande surprise, il se trouva seul dans la cour. Il parcourut l'allée aux dahlias, explora tous les coins du café Robichon, arpenta toutes les rues voisines; Lémor avait disparu. Personne ne l'avait vu sortir. Grand-Louis, indigné et presque furieux, le chercha vainement dans toute la ville.

Après une heure d'inutiles perquisitions, le meunier essoufflé, commença à se lasser et à se décourager.

—C'est égal, se dit-il en s'asseyant sur une borne, il ne partira pas une diligence ni une patache de la ville aujourd'hui, dont je n'aille compter et regarder les voyageurs sous le nez! Ce monsieur ne s'en ira pas sans que...mais bah! je suis fou! Ne voyage-t-il pas à pied, et un homme qui tient à ne pas payer une dette d'honneur ne prend-il pas le pays par pointe sans tambour ni trompette?... Et puis, ajouta-t-il en se calmant peu à peu, ma chère madame Marcelle me saurait sans doute bien mauvais gré de rosser son galant. On ne se défait pas comme cela d'une si forte attache, et la pauvre femme ne voudra peut-être pas me croire quand je lui dirai que son Parisien est un vrai Marchais6. Comment vais-je m'y prendre pour la désabuser? C'est mon devoir, et pourtant quand je songe à la peine que je vais lui faire...Chère dame du bon Dieu! Est-il possible qu'on se trompe à ce Point!

Note 6: (retour) Les habitants de la Marche sont, à tort ou à raison, en si mauvaise odeur chez leurs voisins du Berri, que Marchois y est synonyme d'aigrefin.

En devisant ainsi avec lui-même, le meunier se rappela qu'il avait une calèche à vendre, et alla trouver un ex-fermier enrichi, qui, après avoir bien examiné et marchandé longtemps, se décida par la crainte que M. Bricolin ne vint à s'emparer de cet objet de luxe et de ce bon marché. Achetez! monsieur Ravalard, disait Grand-Louis avec l'admirable patience dont sont doués les Berrichons, lorsque, comprenant bien qu'on est décidé à s'accommoder de leur denrée, ils se prêtent par politesse à feindre d'être dupes de la prétendue incertitude du chaland. Je vous l'ai dit deux cents fois déjà, et je vas vous le répéter tant que vous voudrez. C'est du beau et du bon, du fin et du solide. Ça sort des premiers fabricants de Paris, c'est rendu-conduit gratis. Vous me connaissez trop pour croire que je m'en mêlerais s'il y avait une attrape là-dessous. De plus, je ne vous demande pas ma commission, qu'il vous faudrait pourtant bien payer à un autre. Voyez! c'est tout profit.

Les irrésolutions de l'acheteur durèrent jusqu'au soir. Le déboursement des écus lui déchirait l'âme. Quand Grand-Louis vit le soleil baisser,—Allons, dit-il, je ne veux pas coucher ici, moi, je m'en vais. Je vois bien que vous ne voulez pas de cette jolie brouette si reluisante et si bon marché. J'y vas atteler Sophie, et je m'en retournerai à Blanchemont fier comme Artaban. Ça sera la première fois de ma vie que je roulerai carrosse; ça m'amusera, et ça m'amusera encore plus de voir le père et la mère Bricolin se carrer là-dedans pour aller le dimanche à La Châtre! M'est avis pourtant que vous et votre dame, vous y auriez fait meilleure figure.

Enfin, la nuit approchant, M. Ravalard compta l'argent et lit remiser la belle voiture sous son hangar. Grand-Louis chargea les effets de madame de Blanchemont sur sa charrette, mit les deux mille francs dans une ceinture de cuir et partit au grand trot de Sophie, assis sur une malle et chantant à tue-tête, en dépit des cahots et du vacarme de ses grandes roues sur le pavé.

Il marchait vite, ne courant pas le risque de se tromper de voie comme le patachon, et il avait dépassé le joli hameau de Mers que la lune n'était pas encore levée. La vapeur fraîche qui, dans la Vallée-Noire, même durant les chaudes nuits d'été, nage sur de nombreux ruisseaux encaissés, coupait de nappes blanches qu'on aurait prises pour des lacs, la vaste étendue sombre qui se déployait au loin. Déjà les cris des moissonneurs et les chants des bergères avaient cessé. Des vers luisants semés de distance en distance dans les buissons qui bordent le chemin furent bientôt les seules rencontres que put faire le meunier.

Cependant comme il traversait une de ces landes marécageuses que forment les méandres des rivières dans ce pays d'ailleurs si fertile et si méticuleusement cultivé, il lui sembla voir une forme vague qui courait dans les joncs devant lui, et qui s'arrêta au bord du gué de la Vauvre comme pour l'attendre.

Grand-Louis était peu sujet au mal de la peur. Cependant comme il avait, ce soir-là, à défendre une petite fortune dont il était plus jaloux que si elle lui eût appartenu, il se hâta de rejoindre sa charrette dont il s'était un peu écarté, ayant fait un bout de chemin à pied, autant pour se désengourdir que pour soulager sa fidèle Sophie. La ceinture de cuir qui le gênait avait été déposée par lui dans un sac de blé. Quand il fut remonté sur son char, qu'il appelait facétieusement dans le style du pays, son équipage suspendu en cuir de brouette, c'est-à-dire en bois pur et simple, il s'assura sur ses jambes, s'arma de son fouet dont la lourde poignée faisait une arme à deux fins; et, debout, comme un soldat à son poste, il marcha droit sur le voyageur de nuit, en chantant gaiement un couplet de vieux opéra-comique que Rose lui avait appris dans son enfance.

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