Le meunier d'Angibault
QUATRIÈME JOURNÉE.
XXV.
SOPHIE.
La bonne meunière était plongée dans de tristes pensées, et, suivant l'habitude de quelques vieillards, elle les exprimait tout haut, en allant de son armoire à son dressoir, occupée machinalement de préparer son corsage antique à longues basques et le tablier d'indienne à carreaux qu'elle gardait précieusement depuis sa jeunesse, l'estimant beaucoup parce qu'il avait coûté dans ce temps-là quatre fois plus qu'une étoffe plus belle ne coûte aujourd'hui.
—Ne vous faites pas de chagrin, ma mère, dit le Grand-Louis qui l'écoutait du seuil de la porte où il venait d'arriver sans qu'elle l'aperçût; tout cela finira comme ça pourra; mais votre fils tâchera toujours de vous rendre heureuse.
—Eh! mon pauvre enfant, je ne te voyais pas! dit la meunière un peu honteuse encore à son âge d'être surprise par son fils avec ses longs cheveux gris déroulés sur ses épaules; car les paysannes de la Vallée-Noire mettaient, de son temps, une extrême pudeur à ne jamais montrer leur chevelure. Mais la Grand'Marie oublia bientôt ce mouvement de pruderie surannée en voyant le désordre et la pâleur du meunier.
—Jésus, mon Dieu! dit-elle en joignant les mains, comme le voilà fatigué! On dirait que tu as reçu toute la pluie de cette nuit! Eh! vraiment! tu es encore tout humide. Va donc vite te changer. Comment donc n'as-tu pas trouvé une maison pour te mettre à l'abri? Et quelle mauvaise mine tu as ce matin! Ah! mon pauvre enfant, on dirait que tu veux te rendre malade!
—Eh non! mère, ne vous tourmentez donc pas comme ça! dit le meunier en s'efforçant de prendre son air de gaieté habituelle. J'ai passé la nuit à l'abri chez des amis... des gens à qui j'avais affaire et qui m'ont fait bien souper. Je ne me suis mouillé qu'un peu tantôt, parce que je suis revenu à pied.
—A pied! et qu'as-tu donc fait de Sophie?
—Je l'ai prêtée à,... chose... de là-bas....
—Qui donc, chose de là-bas?...
—Vous savez bien? Bah! Je vous dirai ça plus tard. Si vous voulez aller à l'Assemblée, je prendrai la petite noire, et je vous mènerai en croupe.
—Tu as tort de prêter Sophie, mon enfant. C'est une bête qui n'a pas sa pareille et qui mériterait d'être épargnée. J'aimerais mieux te voir prêter les deux autres.
—Et moi aussi. Mais que voulez-vous? ça s'est trouvé comme ça. Allons, mère, je vais m'habiller, et quand vous voudrez partir, vous m'appellerez.
—Non, non, je vois bien que tu n'as pas goûté de dormir cette nuit, et je veux que tu ailles faire un somme. Nous avons encore du temps de reste jusqu'à l'heure de la messe. Ah! Grand-Louis, quelle mine, quelle mine! ça ne vaut rien de courir comme ça!
—Soyez tranquille, mère, je ne me sens pas malade, et ça ne recommencera pas souvent. Il faut bien s'étourdir un peu quelquefois.
Et le meunier, encore plus triste d'affliger sa mère dont l'inquiétude et le mécontentement ne s'exprimaient jamais qu'avec une extrême douceur et une sage retenue, alla se jeter sur son lit avec un certain mouvement de colère qui réveilla Lémor.
—Vous vous levez déjà? lui dit ce dernier en se frottant les yeux.
—Non pas, je me couche avec votre agrément, répondit le meunier qui remuait son lit à coups de poing.
—Ami! vous avez du chagrin, reprit Lémor, réveillé tout à fait par les signes non équivoques de la rage intérieure du Grand-Louis.
—Du chagrin? oui, Monsieur, j'en conviens, peut-être plus que ne vaut la chose; mais enfin, ça me fait plus de peine que je ne voudrais, je ne peux pas m'en empêcher.
Et de grosses larmes roulaient dans les yeux fatigués du meunier.
—Mon ami! s'écria Lémor en sautant à bas de son lit et en s'habillant à la hâte, il vous est arrivé un malheur cette nuit, je le vois bien! Et moi je dormais là tranquillement! Mon Dieu, que puis-je faire? où dois-je courir?
—Ah! ne courez pas, c'est inutile, dit Grand-Louis en haussant les épaules, comme s'il eût rougi de sa faiblesse, j'ai assez couru cette nuit pour rien, et me voilà sur les dents... pour une bêtise, après tout! mais que voulez-vous, on s'attache aux animaux comme aux gens, et on regrette un vieux cheval comme un vieux ami. Vous ne comprendriez pas ça, vous autres gens de la ville; mais nous, bonnes gens de paysans, nous vivons avec les bêtes, dont nous ne différons guère!
—Et vous avez perdu Sophie, je comprends.
—Perdu, oui; c'est-à-dire qu'on me l'a volée.
—Peut-être hier dans la garenne?
—Précisément. Vous souvenez-vous que j'en avais comme un mauvais présage dans la tête! Quand vous m'avez eu quitté, je suis retourné dans un endroit où je l'avais bien cachée, et d'où la pauvre bête, patiente comme un mouton, ne se serait certainement pas détachée.... De sa vie elle n'a cassé bride ni licou. Eh bien! Monsieur, cheval et bride, tout avait disparu. J'ai cherché, j'ai couru, rien! Avec ça que je n'osais pas trop la demander, surtout à la ferme; ça aurait donné à penser! On m'aurait demandé à moi-même comment, étant parti monté sur ma bête, je l'avais perdue en route. On aurait cru que j'étais ivre, et madame Bricolin n'aurait pas manqué de rapporter devant mademoiselle Rose que j'avais eu quelque vilaine aventure indigne d'un homme qui ne pense qu'à elle au monde. J'ai cru d'abord que quelqu'un avait voulu me faire niche. Je suis entré dans toutes les maisons. Tout le bourg quasiment était encore sur pied. J'ai flâné chez l'un, chez l'autre, sans faire semblant de rien. Je suis entré dans toutes les écuries, et même dans celle du château sans qu'on m'ait aperçu: point de Sophie! Blanchemont est, à cette heure, rempli de gens de toute farine, et il se sera certainement trouvé dans le nombre quelque rusé coquin qui étant venu à pied, s'en est retourné à cheval en se disant que la fête a été assez bonne pour lui avant de commencer, sans qu'il soit besoin d'en voir davantage. Allons, il n'y faut plus penser. Heureusement qu'au milieu de tout cela, je n'ai pas trop perdu la tête. J'ai été de mon pied léger à la Châtre. J ai vu mon notaire; il était un peu tard, il avait fini de souper, et la digestion le rendait un peu lourd; mais il sera tantôt à la fête, il me l'a promis. En le quittant, j'ai encore fureté partout et battu les buissons comme un chasseur de nuit. J'ai trotté par la pluie et le tonnerre jusqu'au jour, espérant toujours que je découvrirais mon larron caché quelque part. Inutile! Je ne veux pas faire tambouriner mon accident, ça ferait du scandale, et si l'on en venait à une enquête, nous serions propres, avec cette histoire de cheval caché dans la garenne et abandonné là pendant une heure sans que je puisse expliquer pourquoi et comment. Je l'avais mis bien loin de votre rendez-vous, afin que s'il venait à remuer un peu, le bruit n'attirât pas l'attention de votre côté. Pauvre Sophie! J'aurais dû me fier à son bon sens. Elle n'aurait pas bougé!
—Ainsi, c'est moi qui suis la cause de celle mésaventure! Grand-Louis, j'en ai plus de chagrin que vous, et vous me permettrez certainement de vous indemniser autant qu'il me sera possible.
—Taisez-vous, Monsieur; je me moque bien du peu d'argent que la vieille bête pouvait valoir en foire! Croyez-vous que pour une centaine de francs j'aurais tant de souci? Oh! non pas: ce que je regrette, c'est elle, et non pas son prix, elle n'en avait pas pour moi. Elle était si courageuse, si intelligente, elle me connaissait si bien! Je suis sûr qu'à l'heure qu'il est elle pense à moi, et regarde de travers celui qui la soigne. Pourvu au moins qu'il la soigne bien! Si j'en étais sûr, j'en serais quasi consolé. Mais il la pansera à coups de manche de fouet, et il la nourrira avec des cosses de châtaignes! Car ça doit être quelque filou marchois qui l'emmènera dans sa montagne pâturer dans un champ de pierres, au lieu de son joli petit pré au bord de l'eau, où elle vivait si bien et où elle faisait encore la folle avec les jeunes pouliches, tant elle s'y sentait de bonne humeur à la vue de la verdure. Et ma mère! c'est elle qui en aura du regret! avec cela que je ne pourrai jamais lui expliquer comment ce malheur-là m'est arrivé. Je n'ai pas encore eu le courage de le lui dire. N'en parlez donc pas jusqu'à ce que j'aie trouvé dans ma cervelle quelque histoire pour lui rendre la nouvelle moins amère.
Il y avait dans les regrets naïfs du meunier quelque chose de comique et de touchant à la fois, et Lémor, désolé d'être la cause de son chagrin, s'en affecta tellement lui-même que le bon Louis s'efforça de l'en consoler.
—Allons, allons, dit-il, c'est assez de niaiseries comme cela pour une créature à quatre pieds. Je sais bien que ce n'est pas votre faute, et je n'ai pas eu un instant la pensée de vous le reprocher. Que ça ne gâte pas le souvenir de votre bonheur, l'ami! c'est bien peu de chose au prix d'une si belle soirée que vous passiez pendant ce temps-là! Et si j'avais jamais un rendez-vous avec Rose, moi, je me soucierais bien d'aller toute ma vie à cheval sur un manche à balai! N'allez pas parler de cela à madame Marcelle; elle serait capable de me donner un cheval de mille francs, et vrai, cela me ferait de la peine. Je ne veux plus m'attacher aux bêtes. Il y a bien assez de souci comme ça dans la vie avec les gens! vous, dis-je; pensez à vos amours et faites-vous beau, mais toujours paysan, pour aller à la fête, car il faut bien que l'on s'habitue un peu à votre figure dans le pays. Ça vaudra mieux que de vous cacher, ce qui donnerait des soupçons tout de suite. Vous verrez madame Marcelle; vous ne lui parlerez pas, par exemple! D'ailleurs, vous n'aurez pas l'occasion, elle ne dansera pas: elle est en grand deuil!... mais Rose n'y est pas, jarnigué! et je compte bien danser avec elle jusqu'à la nuit, à présent que le papa mignon y consent. Ça me fait penser qu'il faut que je dorme une couple d'heures pour n'avoir pas l'air d'un déterré. Ne vous chagrinez plus, dans cinq minutes vous allez m'entendre ronfler.
Le meunier tint parole et quand, vers dix heures, on lui amena sa jument noire, beaucoup plus belle, mais moins aimée que Sophie, quand revêtu de sa veste de drap fin des dimanches, le menton bien rasé, le teint clair et l'oeil brillant, il serra sa monture robuste dans ses grandes jambes, la meunière en s'asseyant derrière lui à l'aide d'une chaise et du bras de Lémor, ressentit un mouvement d'orgueil d'être la mère du beau farinier.
On n'avait guère mieux dormi à la ferme qu'au moulin, et nous sommes forcés de revenir un peu sur nos pas pour mettre le lecteur au courant des événements qui s'y passèrent la nuit qui précéda la fête.
Lémor, partagé entre l'agitation pénible que lui avait causé son étrange rencontre avec la folle, et la joie enivrante de revoir Marcelle, n'avait pas remarqué, dans la garenne, que le meunier n'était pas beaucoup plus calme que lui. Grand-Louis avait trouvé la cour de la ferme remplie de mouvement et de tumulte. Deux pataches et trois cabriolets, qui avaient apporté dans leurs flancs solides toute la parenté des Bricolin, reposaient inclinés sur leurs bras fatigués le long des étables et des fumiers. Toutes les pauvres voisines, avides de gagner un mince salaire, avaient été mises en réquisition pour aider à préparer le souper de ces hôtes plus nombreux et plus affamés qu'on ne s'y attendait au château neuf. M. Bricolin, plus vain de montrer son opulence que contrarié des frais qu'elle allait entraîner, était de la meilleure humeur. Ses filles, ses fils, ses cousines, ses neveux et ses gendres, venaient, chacun à son tour, lui demander à l'oreille quel jour on pendrait la crémaillère au vieux château restauré et rebadigeonné, avec le chiffre des Bricolin en guise d'écusson sur la porte.—Car enfin tu vas être seigneur et maître de Blanchemont, lui disait-on pour refrain banal, et tu administreras un peu mieux la fortune que tous ces comtes et barons auxquels tu vas succéder, à la plus grande gloire de l'aristocratie nouvelle, de la noblesse des bons écus. Bricolin était donc ivre d'orgueil, et, tout en répondant avec un sourire malicieux à ses chers parents: «Pas encore, pas encore! Peut-être jamais!» il prenait avec délices toute l'importance d'un seigneur châtelain. Il ne regardait plus à la dépense, il donnait des ordres à ses valets, à sa mère, à sa fille et à sa femme d'une voix tonnante et en gonflant son gros ventre jusqu'au menton. Toute la maison était bouleversée, la mère Bricolin plumait des poulets, à peine morts, par douzaine, et madame Bricolin, qui avait été d'abord d'une humeur massacrante en gouvernant le tumulte de la cuisine, commençait à s'égayer aussi à sa manière, en voyant le repas copieux, les chambres préparées et ses hôtes ravis d'admiration. Ce fut à la faveur de tout ce désordre que le meunier put facilement parler à Marcelle, et qu'elle-même, s'excusant par une migraine, avait pu se soustraire au souper et aller rejoindre, pendant ce festin, Lémor au fond de la garenne.
Rose, elle-même, tandis qu'on mettait le couvert, avait trouvé plus d'un excellent prétexte pour errer dans la cour et pour dire en passant quelques paroles amicales au Grand-Louis, suivant sa coutume. Mais sa mère, qui ne la perdait guère de vue, avait trouvé de son côté un moyen d'éloigner promptement le meunier. Forcée de se soumettre aux ordres de son mari, qui lui avait impérativement enjoint de ne pas faire mauvaise mine à ce dernier, elle avait imaginé, pour assouvir sa haine et pour faire honte à Rose de son amitié pour lui, de le ridiculiser auprès de ses autres filles et de ses autres parentes, toutes assez malicieuses et insolentes, les jeunes comme les vieilles. Elle leur avait rapidement confié, à chacune en particulier, que ce bel esprit de village se flattait de plaire à sa fille, que Rose n'en savait rien et n'y faisait nulle attention; que M. Bricolin, n'y voulant pas croire, le traitait avec beaucoup trop de bonté; mais qu'elle possédait de bonne source un fait curieux: à savoir, que le beau farinier, la coqueluche de toutes les filles de mauvaise vie de la campagne, s'était maintes fois vanté de plaire à la plus riche bourgeoise qu'il lui conviendrait de courtiser, à celle-ci tout aussi bien qu'à celle-là.... Et là-dessus, madame Bricolin nommait les personnes présentes, et riait d'une manière acre et méprisante en retroussant son tablier et mettant le poing sur sa hanche.
De la partie féminine de la famille, la confidence avait promptement passé, de bouche en bouche et d'oreille en oreille, à tous les Bricolin de l'autre sexe, si bien que Grand-Louis, qui ne songeait qu'à s'en aller rejoindre Lémor, se vit bientôt assailli d'épigrammes si plates qu'elles étaient incompréhensibles, et accompagné, dans sa retraite, de rires mal étouffés et de chuchotements de la dernière impertinence. Ne concevant rien à la gaieté qu'il excitait, il était sorti de la ferme inquiet, soucieux, et plein de mépris pour le gros sel de messieurs les bourgeois de campagne rassemblés à Blanchemont ce soir-là.
D'après la recommandation de madame Bricolin, on eut soin que M. Bricolin ne s'aperçût pas de la conspiration, et on se donna parole pour persécuter le meunier le lendemain en présence de Rose. C'était, disait sa mère, une nécessité d'humilier ce manant sous ses yeux, afin qu'elle apprit à ne pas trop écouter son bon coeur, et à tenir les paysans à distance.
Après le souper, on fit venir les ménétriers et on dansa dans la cour par anticipation du lendemain. C'était dans un intervalle de repos que le meunier, inquiet et pressé de se rendre à la Châtre, avait assuré que la soirée de plaisir était close au château neuf, et qu'il avait forcé les deux amants à se séparer beaucoup plus tôt qu'ils ne l'eussent souhaité.
Lorsque Marcelle revint à la ferme, on avait recommencé à se divertir, et, se sentant le même besoin de solitude et de rêverie qui avait emporté Lémor dans les traînes de la Vallée-Noire, elle retourna dans la garenne et s'y promena lentement jusqu'à minuit. Le son de la cornemuse, uni à celui de la vielle, écorche un peu les oreilles de près; mais, de loin, cette voix rustique qui chante parfois de si gracieux motifs rendus plus originaux par une harmonie barbare, a un charme qui pénètre les âmes simples et qui fait battre le coeur de quiconque en a été bercé dans les beaux jours de son enfance. Cette forte vibration de la musette, quoique rauque et nasillarde, ce grincement aigu et ce staccato nerveux de la vielle sont faits l'un pour l'autre et se corrigent mutuellement. Marcelle les écouta longtemps avec plaisir, et, remarquant que l'éloignement leur donnait de plus en plus de charme, elle se trouva à l'extrémité de la garenne, perdue dans le rêve d'une vie pastorale! dont on pense bien que son amour faisait tous les frais.
Mais elle s'arrêta tout à coup en rencontrant presque sous ses pieds la folle étendue par terre, sans mouvement et comme morte. Malgré le dégoût que lui inspirait la malpropreté inouïe de ce malheureux être, elle se décida, après avoir vainement essayé de l'éveiller, à la soulever dans ses bras et à la traîner à quelque distance. Elle l'appuya contre un arbre, et ne se sentant pas la force de la porter plus loin, elle se disposait à aller lui chercher du secours à la ferme, lorsque la Bricoline commença à sortir de sa torpeur et à soulever, avec sa main décharnée, ses longs cheveux hérissés d'herbes et de gravier qui lui pesaient sur le visage. Marcelle l'aida à écarter ce voile épais qui gênait sa respiration, et, pour la première fois, osant lui adresser la parole, elle lui demanda si elle souffrait.
—Certainement, je souffre! répondit la folle avec une indifférence effrayante, et du ton dont elle aurait dit: j'existe encore; puis elle ajouta d'une voix brève et impérieuse: L'as-tu vu? Il est revenu. Il ne veut pas me parler. T'a-t-il dit pourquoi?
—Il m'a dit qu'il reviendrait, répondit Marcelle essayant de flatter sa manie.
—Oh! il ne reviendra pas, s'écria la folle en se levant avec impétuosité; il ne reviendra plus! Il a peur de moi. Tout le monde a peur de moi, parce que je suis très riche, très riche, si riche que l'on m'a défendu de vivre. Mais je ne veux plus être riche; demain je serai pauvre. Il est temps que cela finisse. Demain tout le monde sera pauvre. Tu seras pauvre aussi, Rose, et tu ne feras plus peur. Je punirai les méchants qui veulent me tuer, m'enfermer, m'empoisonner....
—Mais il y a des personnes qui vous plaignent et ne vous veulent que du bien, dit Marcelle.
—Non, il n'y en a pas, répondit la folle avec colère et en s'agitant d'une manière effrayante. Ils sont tous mes ennemis. Ils m'ont torturée, ils m'ont enfoncé un fer rouge dans la tète. Ils m'ont attachée aux arbres avec des clous, ils m'ont jetée plus de deux mille fois du haut des tours sur le pavé. Ils m'ont traversé le coeur avec de grandes aiguilles d'acier. Ils m'ont écorchée vive; c'est pour cela que je ne peux plus m'habiller sans souffrir des douleurs atroces. Ils voudraient m'arracher les cheveux, parce que cela me défend un peu de leurs coups.... Mais je me vengerai! J'ai rédigé une plainte! j'ai mis cinquante-quatre ans à l'écrire dans toutes les langues pour la faire parvenir à tous les souverains de l'univers. Je veux qu'on me rende Paul qu'ils ont caché dans leur cave et qu'ils font souffrir comme moi. Je l'entends crier toutes les nuits quand on le torture.... Je connais sa voix.... Tenez, tenez, l'entendez-vous? ajouta-t-elle d'un ton lugubre en prêtant l'oreille aux sons enjoués de la cornemuse. Vous voyez bien qu'on lui fait souffrir mille morts! Ils veulent le dévorer, mais ils seront punis, punis! Demain je les ferai souffrir aussi, moi! Ils souffriront tant que j'en aurai pitié moi-même....
En parlant ainsi avec une volubilité délirante, l'infortunée s'élança à travers les buissons et se dirigea vers la ferme, sans qu'il fût possible à Marcelle de suivre sa course rapide et ses bonds impétueux.
XXVI.
LA VEILLÉE.
La danse était plus obstinée que jamais à la ferme. Les domestiques s'étaient mis de la partie, et une poussière épaisse s'élevait sous leurs pieds, circonstance qui n'a jamais empêché le paysan berrichon de danser avec ivresse, non plus que les pierres, le soleil, la pluie ou la fatigue des moissons et des fauchailles. Aucun peuple ne danse avec plus de gravité et de passion en même temps. A les voir avancer et reculer à la bourrée, si mollement et si régulièrement que leurs quadrilles serrées ressemblent au balancier d'une horloge, on ne devinerait guère le plaisir que leur procure cet exercice monotone, et on soupçonnerait encore moins la difficulté de saisir ce rhythme élémentaire que chaque pas et chaque attitude du corps doivent marquer avec une précision rigoureuse, tandis qu'une grande sobriété de mouvements et une langueur apparente doivent, pour atteindre à la perfection, en dissimuler entièrement le travail. Mais quand on a passé quelque temps à les examiner, on s'étonne de leur infatigable ténacité, on apprécie l'espèce de grâce molle et naïve qui les préserve de la lassitude, et, pour peu qu'on observe les mêmes personnages dansant dix ou douze heures de suite sans courbature, on peut croire qu'ils ont été piqués de la tarentule, ou constater qu'ils aiment la danse avec fureur. De temps en temps la joie intérieure des jeunes gens se trahit par un cri particulier qu'ils exhalent sans que leur physionomie perde son imperturbable sérieux, et, par moments, en frappant du pied avec force, ils bondissent comme des taureaux pour retomber avec une souplesse nonchalante et reprendre leur balancement flegmatique. Le caractère berrichon est tout entier dans cette danse. Quant aux femmes, elles doivent invariablement glisser terre à terre en rasant le sol, ce qui exige plus de légèreté qu'on ne pense, et leurs grâces sont d'une chasteté rigide.
Rose dansait la bourrée aussi bien qu'une paysanne, ce qui n'est pas peu dire, et son père était orgueilleux en la regardant. La gaieté s'était communiquée à tout le monde; les musiciens, largement abreuvés, n'épargnaient ni leurs bras ni leurs poumons. La demi-obscurité d'une belle nuit faisait paraître les danseuses plus légères, et surtout Rose, cette fille charmante qui semblait glisser comme une mouette blanche sur des eaux tranquilles, et se laisser porter par la brise du soir. La mélancolie, répandue ce soir-là dans tous ses mouvements, la rendait plus belle que de coutume.
Cependant Rose, qui était, au fond du coeur, une vraie paysanne de la Vallée-Noire, dans toute sa simplicité native, trouvait du plaisir à danser, ne fût-ce que pour s'exercer à répondre le lendemain aux nombreuses invitations que le Grand-Louis ne manquerait pas de lui faire. Mais tout à coup le cornemuseux trébucha sur le tonneau qui lui servait de piédestal, et l'air contenu dans son instrument s'échappa dans un ton bizarre et plaintif qui força tous les danseurs stupéfaits à s'arrêter et à se tourner vers lui. Au même moment, la vielle, brusquement arrachée des mains de l'autre ménétrier, alla rouler sous les pieds de Rose, et la folle sautant de l'orchestre champêtre où elle s'était élancée d'un bond semblable à celui d'un chat sauvage, se jeta au milieu de la bourrée en criant:—«Malheur, malheur aux assassins! malheur aux bourreaux!»—Puis elle se précipita sur sa mère qui s'était avancée pour la retenir, lui appliqua ses griffes sur le cou, et l'eût infailliblement étranglée si la vieille mère Bricolin ne l'en eût empêchée en la prenant à bras le corps. La folle ne s'était jamais portée à aucun acte de violence envers sa grand'mère, soit qu'elle eût conservé pour elle, sans la reconnaître une sorte d'amour instinctif, soit qu'elle la reconnût seule parmi tous les autres et qu'elle eût gardé le souvenir des efforts que la bonne femme avait faits pour favoriser son amour. Elle ne fit aucune résistance et se laissa emmener par elle dans la maison, en poussant des cris déchirants qui jetèrent la consternation et l'épouvante dans tous les esprits.
Lorsque Marcelle, qui avait suivi mademoiselle Bricolin l'aînée, d'aussi près que possible, arriva dans la cour, elle trouva la fête interrompue, tout le monde effrayé, et Rose presque évanouie. Madame Bricolin souffrait sans doute au fond de l'âme, ne fût-ce que de voir cette plaie de son intérieur exposée ainsi à tous les yeux; mais, dans son activité à réprimer la fureur de l'aliénée et à étouffer le bruit de ses cris, il y avait quelque chose de violent et d'énergique qui ressemblait à la fermeté d'un gendarme incarcérant un perturbateur, plus qu'à la sollicitude d'une mère au désespoir. La mère Bricolin y mettait autant de zèle et plus de sensibilité. C'était un spectacle douloureux que de voir cette pauvre vieille avec sa voix rude et ses manières viriles caresser la folle et lui parler comme à un petit, enfant qu'on gourmande et qu'on flatte tour à tour: «Allons, ma mignonne, lui disait-elle, toi qui es si raisonnable ordinairement, tu ne voudrais pas faire de chagrin à ta grand'mère? Il faut te mettre au lit tranquillement, ou bien je me fâcherai et ne t'aimerai plus.» La folle ne comprenait rien à ces discours et ne les entendait même pas. Cramponnée au pied de son lit, elle poussait des hurlements épouvantables, et son imagination malade lui persuadait qu'elle subissait en cet instant les châtiments et les tortures dont elle avait fait le tableau fantastique à Marcelle.
Cette dernière, s'étant assurée avant tout que son enfant dormait tranquillement sous les yeux de Fanchon, eut à s'occuper de Rose, qui était égarée par la peur et le chagrin. C'était la première fois que la Bricoline exhalait la haine amassée depuis douze ans dans son âme brisée. Une fois tout au plus par semaine elle criait et pleurait quand sa grand'mère la décidait à changer de vêtements. Mais c'étaient alors les cris d'un enfant, et maintenant c'étaient ceux d'une furie. Elle n'avait jamais adressé la parole à personne, et elle venait, pour la première fois, depuis douze ans, de proférer des menaces. Elle n'avait jamais frappé personne, et elle venait de chercher à tuer sa mère. Enfin, depuis douze ans, cette victime muette de la cupidité de ses parents avait promené à l'écart son inexprimable souffrance, et presque tout le monde s'était habitué à ce spectacle déplorable avec une sorte d'indifférence brutale. On n'en avait plus peur, on était las de la plaindre, on subissait sa présence comme un mal inévitable, et si l'on avait des remords, on ne se les avouait peut-être pas à soi-même. Mais cet épouvantable mal qui la dévorait devait avoir ses phases de recrudescence, et on arrivait à celle où son martyre devenait dangereux pour les autres. Il fallait bien enfin s'en occuper. M. Bricolin, assis dehors devant la porte, écoutait d'un air hébété les condoléances grossières de sa famille.
—C'est un grand malheur pour vous, lui disait-on, et vous l'avez supporté trop longtemps sous vos yeux. C'est une patience au-dessus des forces humaines, et il faudrait bien vous décider enfin à mettre cette malheureuse dans une maison de fous.
—On ne la guérira pas! répondit-il en secouant la tête. J'ai essayé de tout. C'est impossible; son mal est trop grand, il faudra qu'elle en meure!
—C'est ce qui pourrait arriver de plus heureux pour elle. Vous voyez bien qu'elle est trop à plaindre sur la terre. Mais enfin si on ne la guérit pas, on vous soulagera de la peine de la soigner et de la voir. On l'empêchera de vous faire du mal. Si vous n'y faites pas attention, elle finira par tuer quelqu'un ou se tuer elle-même devant vous. Ce sera affreux.
—Mais que voulez-vous? je l'ai dit cent fois à sa mère, et sa mère ne veut pas s'en séparer. Au fond, elle l'aime encore, croyez-moi, et ça se conçoit. Les mères sentent toujours quelque chose pour leurs enfants, à ce qu'il paraît.
—Mais elle sera mieux qu'ici, soyez-en sûr. On les soigne très-bien maintenant. Il y a de beaux établissements où ils ne manquent de rien. On les tient propres, on les fait travailler, on les occupe, on dit même qu'on les amuse, qu'on les mène à la messe et qu'on leur fait entendre de la musique.
—En ce cas ils sont plus heureux que chez eux, dit M. Bricolin. Il ajouta après avoir rêvé un instant: Et tout cela, ça coûte-t-il bien cher?
Rose était profondément affectée. Elle était la seule, avec sa grand'mère, qui ne fût pas devenue insensible à la douleur de la pauvre Bricoline. Si elle évitait d'en parler, c'est parce qu'elle ne pouvait le faire sans accuser ses parents de ce parricide moral commis par eux; mais vingt fois le jour elle se surprenait à frissonner d'indignation en entendant dans la bouche de sa mère les maximes d'égoïsme et d'avarice auxquelles on avait immolé sa soeur sous ses yeux. Aussitôt que sa défaillance fut dissipée, elle voulut aider sa grand'mère à calmer la folle; mais madame Bricolin, qui craignait que ce spectacle ne lui fit trop d'impression, et qui avait un vague instinct que l'excessive douleur peut devenir contagieuse, même dans ses résultats physiques, la renvoya avec la dureté qu'elle portait jusque dans sa sollicitude la mieux fondée. Rose fut outrée de ce refus, et revint dans sa chambre, où elle se promena une partie de la nuit, en proie à une vive exaltation, mais n'en voulant point parler, de crainte de s'exprimer avec trop de force devant Marcelle, sur le compte de ses parents.
Cette nuit qui avait commencé par une douce joie, fut donc extrêmement pénible pour madame de Blanchemont. Les cris de la folle cessaient par intervalles, et reprenaient ensuite plus terribles, plus effrayants. Lorsqu'ils s'arrêtaient, ce n'était pas par degrés et en s'affaiblissant peu à peu, c'était au contraire brusquement, au milieu de leur plus grande intensité, et comme si une mort violente les eût soudainement interrompus.
—Ne dirait-on pas qu'on la tue? s'écriait alors Rose, pâle et pouvant à peine se soutenir en marchant dans sa chambre. Oui, cela ressemble à un supplice!
Marcelle ne voulut pas lui dire quels atroces supplices en effet la folle croyait subir et subissait par la pensée dans ces moments-là. Elle lui cacha l'entretien qu'elle avait eu avec elle dans le parc. De temps en temps elle allait voir la malade; elle la trouvait alors étendue sur le carreau, les bras étroitement enlacés autour du pied de son lit, et comme suffoquée par la fatigue de crier; mais les yeux ouverts, fixes, et l'esprit évidemment toujours en travail. La grand'mère, agenouillée auprès d'elle, essayait en vain de glisser un oreiller sous sa tête, ou d'introduire, dans sa bouche contractée une cuillerée de potion calmante. Madame Bricolin, assise vis-à-vis sur un fauteuil, pâle et immobile, portait, dans ses traits énergiques fortement creusés, la trace d'une douleur profonde qui ne voulait pas se confesser à Dieu même de son crime. La grosse Chounette, debout dans un coin, sanglotait machinalement sans offrir ses services et sans qu'on songeât à les réclamer. Il y avait un profond découragement sur ces trois figures. La folle seule, lorsqu'elle ne hurlait pas, paraissait rouler de sombres pensées de haine dans son cerveau. On entendait ronfler dans la chambre voisine; mais ce lourd sommeil de M. Bricolin n'était pas sans agitation. De temps à autre il paraissait interrompu par de mauvais rêves. Plus loin encore, le long de la cloison opposée, on entendait tousser et geindre le père Bricolin; étranger aux souffrances des autres, il n'avait pas trop du peu de forces qui lui restaient pour supporter les siennes propres.
Enfin, vers trois heures du matin, la pesanteur de l'orage parut accabler les organes excédés de la folle. Elle s'endormit par terre, et on parvint à la mettre au lit sans qu'elle s'en aperçût. Il y avait sans doute bien longtemps qu'elle n'avait goûté un instant de sommeil, car elle s'y ensevelit profondément, et tout le monde put se reposer, même Rose à qui madame de Blanchemont s'empressa de porter cette meilleure nouvelle.
Si Marcelle n'eût trouvé là l'occasion de se dévouer à la pauvre Rose, elle eût maudit la malheureuse inspiration qui l'avait poussée dans cette maison habitée par l'avarice et le malheur. Elle se fût hâtée de chercher un autre gîte que celui-là, si antipathique à la poésie, si déplaisant dans la prospérité, si lugubre dans la disgrâce. Mais quelque nouvelle contrariété qu'elle pût être exposée à y subir encore, elle résolut d'y rester tant qu'elle pourrait être secourable à sa jeune compagne. Heureusement la matinée fut calme. Tout le monde s'éveilla fort tard, et Rose dormait encore lorsque madame de Blanchemont, à peine éveillée elle-même, reçut de Paris, grâce à la rapidité des communications actuelles, la réponse suivante à la lettre que trois jours auparavant elle avait écrite à sa belle-mère.
Lettre de la comtesse de Blanchemont à sa belle-fille, Marcelle, baronne de Blanchemont.
«Ma fille,
«Que la Providence qui vous envoie tout ce courage daigne vous le conserver! Il ne m'étonne pas de votre part, quoiqu'il soit grand. Ne louez pas le mien. A mon âge on n'a pas longtemps à souffrir! Au vôtre... heureusement, on ne se fait pas une idée nette de la longueur et de la difficulté de l'existence. Ma fille, vos projets sont louables, excellents, et d'autant plus sages qu'ils sont nécessaires; encore plus nécessaires que vous ne pensez. Nous aussi, ma chère Marcelle, nous sommes ruinés! et nous ne pourrons peut-être rien laisser en héritage à notre petit-fils bien-aimé. Les dettes de mon malheureux fils surpassent tout ce que vous en connaissez, tout ce qu'on pouvait prévoir. Nous temporiserons avec les créanciers; mais nous acceptons la responsabilité, et c'est en privant l'avenir d'Édouard de l'honorable fortune à laquelle il devait aspirer après notre décès. Élevez-le donc avec simplicité. Apprenez-lui à se créer lui-même des ressources par ses talents et à maintenir son indépendance par la dignité avec laquelle il saura supporter le malheur. Quand il sera en âge d'homme nous ne serons plus du monde. Qu'il respecte la mémoire de vieux parents qui ont préféré l'honneur d'un gentilhomme à ses plaisirs, et qui ne lui auront laissé en héritage qu'un nom pur et sans reproche. Le fils d'un banqueroutier n'aurait eu dans la vie que des jouissances condamnables; le fils d'un père coupable aura, du moins, quelque obligation à ceux qui auront su mettre sa vie à l'abri du blâme public.
«Demain je vous écrirai des détails, aujourd'hui je suis sous le coup de la découverte d'un nouvel abîme. Je vous l'annonce en peu de mots. Je sais que vous pouvez tout comprendre et tout supporter. Adieu, ma fille, je vous admire et je vous aime.»
—Édouard! dit Marcelle en couvrant de baisers son fils endormi, il était donc écrit au ciel que tu aurais la gloire et peut-être le bonheur de ne pas succéder à la richesse et au rang de tes pères! Ainsi périssent les grandes fortunes, ouvrage des siècles, en un seul jour! Ainsi les anciens maîtres du monde, entraînés par la fatalité, plus encore que par leurs passions, se chargent d'accomplir eux-mêmes les décrets de la sagesse divine, qui travaille insensiblement à niveler les forces de tous les hommes! Puisses-tu comprendre un jour, ô mon enfant! que cette loi providentielle t'est favorable, puisqu'elle te jette dans le troupeau de brebis qui est à la droite du Christ, et te sépare des boucs qui sont à sa gauche. Mon Dieu, donnez-moi la force et la sagesse nécessaires pour faire de cet enfant un homme! Pour en faire un patricien, je n'avais qu'à me croiser les bras et laisser agir la richesse. A présent j'ai besoin de lumières et d'inspirations; mon Dieu, mon Dieu! vous m'avez donné cette tâche à remplir, vous ne m'abandonnerez pas!
«Lémor! écrivait-elle un instant après, mon fils est ruiné, ses parents sont ruinés. Mon fils est pauvre. Il eût été peut-être un riche indigne et méprisable. Il s'agit d'en faire un pauvre courageux et noble. Cette mission vous était réservée par la Providence. A présent, parlerez-vous jamais de m'abandonner? Cet enfant, qui était un obstacle entre nous, n'est-il pas un lien cher et sacré? A moins que vous ne m'aimiez plus dans un an, Henri, qui peut s'opposer maintenant à notre bonheur? Ayez du courage, ami, partez. Dans un an, vous me retrouverez dans quelque chaumière de la Vallée-Noire, non loin du moulin d'Angibault.»
Marcelle écrivit ce peu de lignes avec exaltation. Seulement, lorsque sa plume traça cette phrase: «A moins que vous ne m'aimiez plus dans un an,» un imperceptible sourire donna à ses traits une expression ineffable. Elle joignit à ce billet celui de sa belle-mère pour explication, et, cachetant le tout, elle le mit dans sa poche, pensant bien qu'elle ne tarderait pas à revoir le meunier et peut-être Lémor lui-même sous cet habit de paysan qui lui allait si bien.
La folle dormit toute la journée. Elle avait la fièvre; mais depuis douze ans elle ne l'avait point quittée un seul jour, et cet anéantissement, où on ne l'avait jamais vue, faisait croire à une crise favorable. Le médecin qu'on avait appelé de la ville et qui était habitué à la voir, ne la trouva pas malade relativement à son état ordinaire. Rose, bien rassurée, et rendue aux doux instincts de la jeunesse, s'habilla lentement avec beaucoup de coquetterie. Elle voulait être simple pour ne pas effaroucher son ami, en faisant devant lui l'étalage de sa richesse; elle voulait être jolie pour lui plaire. Elle chercha donc les plus ingénieuses combinaisons, et réussit à être modeste comme une fille des champs et belle comme un ange du paradis. Sans vouloir s'en rendre compte, au milieu de toutes ses douleurs, elle avait un peu tremblé à l'idée de perdre cette riante journée. A dix-huit ans, on ne renonce pas sans regret à enivrer tout un jour l'homme dont on est aimée, et cette crainte était venue, à l'insu d'elle-même, se mêler à la sincère et profonde douleur que sa soeur lui avait fait éprouver. Lorsqu'elle parut à la grand'messe, il y avait longtemps que Louis guettait son entrée. Il s'était placé de manière à ne pas la perdre de vue un instant. Elle se trouva comme par hasard auprès de la Grand'Marie, et il la vit avec attendrissement mettre son joli châle sous les genoux de la meunière, en dépit du refus de la bonne femme.
Après l'office, Rose prit adroitement le bras de sa grand'mère, qui avait coutume de ne pas quitter la meunière, son ancienne amie, quand elle avait le plaisir de la rencontrer. Ce plaisir devenait chaque année plus rare à mesure que l'âge rendait aux deux matrones la distance de Blanchemont à Angibault plus difficile à franchir. La mère Bricolin aimait à causer. Continuellement rembarrée, comme elle disait, par sa belle-fille, elle avait un flux de paroles rentrées à verser dans le sein de la meunière, qui, moins expansive, mais sincèrement attachée à sa compagne de jeunesse, l'écoutait avec patience et lui répondait avec discernement.
De cette façon, Rose espérait échapper toute la journée à la surveillance de madame Bricolin et même à la société de ses autres parents, la grand'mère aimant beaucoup mieux l'entretien des paysans ses pareils que celui des parvenus de sa famille.
Sous les vieux arbres du terrier, en vue d'un site charmant, la foule des jolies filles se pressait autour des ménétriers placés deux à deux sur leurs tréteaux à peu de distance les uns des autres, faisant assaut de bras et de poumons, se livrant à la concurrence la plus jalouse, jouant chacun dans son ton et selon son prix, sans aucun souci de l'épouvantable cacophonie produite par cette réunion d'instruments braillards qui s'évertuaient tous à la fois à qui contrarierait l'air et la mesure de son voisin. Au milieu de ce chaos musical, chaque quadrille restait inflexible à son poste, ne confondant jamais la musique qu'il avait payée avec celle qui hurlait à deux pas de lui, et ne frappant jamais du pied à faux pour marquer le rhythme, tour de force de l'oreille et de l'habitude. Les ramées retentissaient de bruits non moins hétérogènes, ceux-ci chantant à pleine voix, ceux-là parlant de leurs affaires avec passion; les uns trinquant de bonne amitié, les autres menaçant de se jeter les pots à la tête, le tout rehaussé de deux gendarmes indigènes circulant d'un air paterne au milieu de cette cohue, et suffisant, par leur présence, à contenir cette population paisible qui, des paroles, en vient rarement aux coups.
Le cercle compacte qui se formait autour des premières bourrées s'épaissit encore lorsque la charmante Rose ouvrit la danse avec le grand farinier. C'était le plus beau couple de la fête et celui dont le pas ferme et léger électrisait tous les autres. La meunière ne put s'empêcher de le faire remarquer à la mère Bricolin, et même elle ajouta que c'était un malheur que deux jeunes gens si bons et si beaux ne fussent pas destinés l'un à l'autre.
—Fié pour moi (c'est-à-dire, quant à moi), répondit sans hésiter la vieille fermière, je n'en ferais ni une ni deux, si j'étais la maîtresse; car je suis sûre que ton garçon rendrait ma petite-fille plus heureuse qu'elle ne le sera jamais avec un autre. Je sais bien que Grand-Louis l'aime; ça se voit de reste, quoiqu'il ait l'esprit de n'en rien dire. Mais que veux-tu, ma pauvre Marie? on ne pense qu'à l'argent, chez nous. J'ai fait la bêtise d'abandonner tout mon bien à mon fils, et depuis ce temps-là, on ne m'écoute pas plus que si j'étais morte. Si j'avais agi autrement, j'aurais aujourd'hui le droit de marier Rose à mon gré en la dotant. Mais il ne me reste que les sentiments, et c'est une monnaie qui ne se rend pas chez nous en bons procédés.
Malgré l'adresse que Rose sut mettre à passer d'un groupe à l'autre pour éviter sa mère et se retrouver toujours, soit à côté, soit vis-à-vis de son ami, madame Bricolin et sa société réussirent à la rejoindre et à se fixer autour d'elle. Ses cousins la firent danser jusqu'à la fatiguer, et Grand-Louis s'éloigna prudemment, sentant qu'à la moindre querelle sa tête s'échaufferait plus que de raison. On avait bien essayé de l'entreprendre par des plaisanteries blessantes; mais le regard clair et hardi de ses grands yeux bleus, son calme dédaigneux et sa haute stature avaient contenu aisément la bravoure des Bricolin. Quand il se fut retiré, on s'en donna à coeur joie, et Rose fut fort surprise d'entendre ses soeurs, ses belles-soeurs et ses nombreuses cousines décréter, autour d'elle, que ce grand garçon avait l'air d'un sot, qu'il dansait ridiculement, qu'il paraissait bouffi de prétentions, et qu'aucune d'elles ne voudrait danser avec lui pour tout un monde. Rose avait de l'amour-propre. On avait trop obstinément travaillé à développer ce défaut en elle pour qu'elle ne fût pas sujette à y tomber quelquefois. On avait tout fait pour corrompre et rabaisser cette bonne et franche nature, et si l'on n'y avait guère réussi, c'est qu'il est des âmes incorruptibles sur lesquelles l'esprit du mal a peu de prise. Cependant elle souffrit d'entendre dénigrer si obstinément et si amèrement son amoureux. Elle en prit de l'humeur, n'osa plus se promettre de danser encore avec lui, et, déclarant qu'elle avait mal à la tête, elle rentra à la ferme, après avoir vainement cherché Marcelle, dont l'influence lui eût rendu, elle le sentait bien, le courage et le calme.
XXVII.
LA CHAUMIÈRE.
Marcelle avait été attendre le meunier au bas du terrier, ainsi qu'il le lui avait expressément recommandé. Au coup de deux heures, elle le vit entrer dans un enclos très-ombragé et lui faire signe de le suivre. Après avoir traversé un de ces petits jardins de paysan, si mal tenus, et par conséquent si jolis, si touffus et si verts, elle entra, en se glissant sous les haies, dans la cour d'une des plus pauvres chaumières de la Vallée-Noire. Cette cour était longue de vingt pieds sur six, fermée d'un côté par la maisonnette, de l'autre par le jardin, à chaque bout par des appentis en fagots recouverts de paille, qui servaient à rentrer quelques poules, deux brebis et une chèvre, c'est-à-dire toute la richesse de l'homme qui gagne son pain au jour le jour et qui ne possède rien, pas même la chétive maison qu'il habite et l'étroit enclos qu'il cultive; c'est le véritable prolétaire rustique. L'intérieur de la maison était aussi misérable que l'entrée, et Marcelle fut touchée de voir par quelle excessive propreté le courage de la femme luttait là contre l'horreur du dénûment. Le sol inégal et raboteux n'avait pas un grain de poussière, les deux ou trois pauvres meubles étaient clairs et brillants comme s'ils eussent été vernis; la petite vaisselle de terre, dressée à la muraille et sur des planches, était lavée et rangée avec soin. Chez la plupart des paysans de la Vallée-Noire, la misère la plus réelle, la plus complète, se dissimule discrètement et noblement sous ces habitudes consciencieuses d'ordre et de propreté. La pauvreté rustique y est attendrissante et affectueuse. On vivrait de bon coeur avec ces indigents. Ils n'inspirent pas le dégoût, mais l'intérêt et une sorte de respect. Il faudrait si peu du superflu du riche pour faire cesser l'amertume de leur vie, cachée sous ces apparences de calme poétique!
Cette réflexion frappa Marcelle au coeur lorsque la Piaulette vint à sa rencontre, avec un enfant dans ses bras et trois autres pendus à son tablier; tout cela, en habits du dimanche, était frais et propre. Cette Piaulette (ou Pauline), était jeune encore, et belle, quoique fanée par les fatigues de la maternité et l'abstinence des choses les plus nécessaires à la vie. Jamais de viande, jamais de vin, pas même de légumes pour une femme qui travaille et allaite! Cependant les enfants auraient revendu de la santé à celui de Marcelle, et la mère avait le sourire de la bonté et de la confiance sur ses lèvres pâles et flétries.
—Entrez chez nous et asseyez-vous, Madame, dit-elle en lui offrant une chaise de paille couverte d'une serviette de grosse toile de chanvre bien lessivée. Le monsieur que vous attendez est déjà venu, et, ne vous trouvant pas, il a été faire un tour à l'assemblée, mais il reviendra tout à l'heure. Si je pouvais vous offrir quelque chose en attendant!... Voilà des prunes toutes fraîchement cueillies et des noisettes. Allons, Grand-Louis, prends donc un fruit de mon jardin, toi aussi?... Je voudrais tant pouvoir t'offrir un verre de vin, mais nous n'en cueillons pas, tu le sais bien, et si ce n'était de toi, nous n'aurions pas toujours du pain.
—Vous êtes très-pauvre? dit Marcelle, en glissant une pièce d'or dans la poche de la petite fille qui louchait avec étonnement sa robe de soie noire; et Grand-Louis, qui n'est pas bien riche lui-même, vient à votre secours?
—Lui? répondit la Piaulette, c'est le meilleur coeur d'homme que le bon Dieu ait fait! Sans lui nous serions morts de faim et de froid depuis trois hivers; mais il nous donne du blé, du bois, il nous prête ses chevaux pour aller en pèlerinage quand nous avons des malades, il....
—En voilà bien assez, Piaulette, pour me faire passer pour un saint, dit le meunier en l'interrompant. Vraiment, c'est bien beau de ma part de ne pas avoir abandonné un bon ouvrier comme ton mari!
—Un bon ouvrier! dit la Piaulette en secouant la tête. Pauvre cher homme! M. Bricolin dit partout que c'est un lâche parce qu'il n'est pas fort.
—Mais il fait ce qu'il peut. Moi j'aime les gens de bonne volonté; aussi je l'emploie toujours.
—C'est ce qui fait dire à M. Bricolin que tu ne seras jamais riche et que tu n'as pas de bon sens d'employer des gens de petite santé.
—Eh bien, si personne ne les emploie, il faudra donc qu'ils meurent de faim? Beau raisonnement!
—Mais vous savez, dit tristement Marcelle, la moralité que tire de là M. Bricolin: tant pis pour eux!
—Mam'selle Rose est bien bonne, reprit la Piaulette. Si elle pouvait, elle secourrait les malheureux; mais elle ne peut rien, la pauvre demoiselle, que d'apporter en cachette un peu de pain blanc pour faire la soupe à mon petit. Et c'est bien malgré moi; car si sa mère la voyait! oh! la rude femme! Mais le monde est comme ça. Il y a des méchants et des bons. Ah! voilà M. Tailland qui vient. Vous n'attendrez pas longtemps.
—Piaulette, tu sais ce que je t'ai recommandé, dit le meunier en posant le doigt sur ses lèvres.
—Oh! répondit-elle, j'aimerais mieux me faire couper la langue que de dire un mot.
—C'est que, vois-tu....
—Tu n'as pas besoin de m'expliquer le pourquoi et le comment, Grand-Louis; il suffit que tu me commandes de me taire. Allons, enfants, dit-elle à ses trois marmots qui jouaient sur la porte; allons-nous-en voir un peu l'assemblée.
—Cette dame a mis un louis d'or dans la poche de ta petite, lui dit tout bas le Grand-Louis. Ce n'est pas pour payer ta discrétion; elle sait bien que tu ne la vends pas. Mais c'est qu'elle a vu que tu étais dans le besoin. Serre-le, l'enfant le perdrait, et ne remercie pas; la dame n'aime pas les compliments, puisqu'elle s'est cachée en te faisant, cette charité.
M. Tailland était un honnête homme, très-actif pour un Berrichon, assez capable en affaires, mais seulement un peu trop ami de ses aises. Il aimait les bons fauteuils, les jolies petites collations, les longs repas, le café bien chaud et les chemins sans cahots pour son cabriolet. Il ne trouvait rien de tout cela à la fête de Blanchemont. Et cependant, tout en pestant un peu contre les plaisirs de la campagne, il y restait volontiers tout le jour pour rendre service aux uns et pour faire ses affaires avec les autres. En un quart d'heure de conversation, il eut bientôt démontré à Marcelle la possibilité, la probabilité même de vendre cher. Mais quant à vendre vite et à être payée comptant, il n'était pas de l'avis du meunier. Rien ne se fait vite dans notre pays, dit-il. Cependant ce serait une folie de ne pas essayer de gagner cinquante mille francs sur le prix offert par Bricolin. Je vais y mettre tous mes soins. Si, dans un mois, je n'ai pas réussi, je vous conseillerai peut-être, vu votre position particulière, de céder. Mais il y a cent à parier contre un que d'ici là Bricolin, qui grille d'être seigneur de Blanchemont, aura composé avec vous, si vous savez feindre une grande âpreté, qualité sauvage, mais nécessaire, dont je vois bien, Madame, que vous n'êtes pas trop pourvue. Maintenant, signez la procuration que je vous apporte, et je me sauve, parce que je ne veux pas avoir l'air d'avoir fait concurrence, par mes menées, à mon collègue M. Varin, que votre fermier aurait bien voulu vous faire choisir.
Grand-Louis reconduisit le notaire jusqu'à la sortie de l'enclos, et chacun disparut de son côté. Il avait été convenu que Marcelle sortirait seule, la dernière, quelques instants plus tard, et qu'elle tiendrait les huisseries de la maison fermées, afin que si quelque curieux observait leurs mouvements, on crût la maison déserte.
Ces huis de la chaumière se composaient d'une seule porte coupée en deux transversalement, la partie supérieure servant de fenêtre pour donner de l'air et du jour. Dans les anciennes constructions de nos paysans, les croisées indépendantes de la porte et garnies de vitres étaient inconnues. Celle de la Piaulette avait été bâtie il y a cinquante ans, pour des gens aisés, tandis qu'aujourd'hui les plus pauvres, pour peu qu'ils habitent une maison neuve, ont des croisées à espagnolettes et des portes à serrure. Chez la Piaulette, la porte à deux fins fermait en dedans et en dehors à l'aide d'un coret, c'est-à-dire d'une cheville en bois que l'on plante dans un trou le la muraille, d'où vient le vieux mot coriller et décoriller, pour dire fermer et ouvrir.
Lorsque Marcelle se fut renfermée ainsi, elle se trouva dans une obscurité profonde, et alors elle se demanda quelle pouvait être l'existence intellectuelle de gens qui, trop pauvres pour avoir de la chandelle, étaient obligés, dès que la nuit venait, de se coucher en hiver, ou de se tenir le jour dans les ténèbres pour se préserver du froid. Je me disais, je me croyais ruinée, pensa-t-elle, parce que j'étais forcée de quitter mon appartement doré, ouaté et tendu de soie; mais que de degrés encore à parcourir dans l'échelle des existences sociales avant d'en venir à cette vie du pauvre qui diffère si peu de celle des animaux! Pas de milieu entre supporter à toute heure les intempéries du climat, ou s'ensevelir dans le néant de l'oisiveté comme le mouton dans la bergerie! A quoi s'occupe cette triste famille dans les longues soirées de l'hiver? A parler? Et de quoi parler si ce n'est de ses maux! Ah! Lémor a raison, je suis trop riche encore pour oser dire à Dieu que je n'ai rien à me reprocher.
Cependant les yeux de Marcelle s'habituaient à l'obscurité. La porte, mal jointe, laissait pénétrer une lueur vague qui devenait plus claire à chaque instant. Tout à coup Marcelle tressaillit en voyant qu'elle n'était pas seule dans la chaumière, mais son second frisson ne fut pas causé par la peur: Lémor était à ses côtés. Il s'était caché, à l'insu de tous, derrière le lit en forme de corbillard, garni de rideaux de serge. Il s'était enhardi jusqu'à rechercher un tête-à-tête avec Marcelle, se disant que c'était le dernier, et qu'il faudrait partir après.
—Puisque vous voilà, lui dit-elle, dissimulant, avec une tendre coquetterie, la joie et l'émotion de sa surprise, je veux vous dire tout haut ce que je pensais. Si nous étions réduits à habiter cette chaumière, votre amour résisterait-il à la souffrance du jour et à l'inaction du soir? Pourriez-vous vivre privé de livres, ou ne pouvant vous en servir faute d'une goutte d'huile dans la lampe, et de temps aux heures où le travail occuperait vos bras? Après quelques années d'ennuis et de privations de tous genres, trouveriez-vous cette demeure pittoresque dans son délabrement et la vie du pauvre poétique dans sa simplicité?
—J'avais les mêmes pensées précisément, Marcelle, et je songeais à vous demander la même chose. M'aimeriez-vous si je vous entretenais, par mes utopies, dans une pareille misère?
—Il me semble que oui, Lémor.
—Et pourquoi doutez-vous de moi? Ah! vous n'êtes pas sincère en me répondant oui!
—Je ne suis pas sincère? dit Marcelle en mettant ses deux mains dans celles de Lémor. Mon ami, je veux être digne de vous, c'est pourquoi je me préserve de l'exaltation romanesque qui peut pousser, même une femme du monde, à tout affirmer, à tout promettre, sauf à ne rien tenir, et à se dire le lendemain: «J'ai composé hier un joli roman.» Moi, je ne passe pas un jour sans adresser à ma conscience les plus sévères interrogations, et je crois être sincère en vous répondant que je ne puis me représenter une situation, fût-ce l'horreur d'un cachot, où je cesserais de vous aimer à force de souffrir!
—O Marcelle! chère et grande Marcelle! Mais pourquoi donc doutez-vous de moi?
—Parce que l'esprit de l'homme diffère du nôtre. Il est habitué à d'autres aliments que la tendresse et la solitude. Il lui faut de l'activité, du travail, l'espoir d'être utile, non-seulement à sa famille, mais à l'humanité.
—Aussi, n'est-ce pas un devoir de se précipiter volontairement dans cette impuissance de la misère!
—Nous vivons donc dans un temps où les devoirs se contredisent? car on n'a la puissance de l'esprit qu'avec les lumières de l'instruction, et l'instruction qu'avec la puissance de l'argent: et pourtant, tout ce dont on jouit, tout ce qu'on acquiert, tout ce qu'on possède, est au détriment de celui qui ne peut rien acquérir, rien posséder des biens célestes et matériels.
—Vous me prenez par mes propres utopies, Marcelle. Hélas! que vous répondrai-je, sinon que nous vivons, en effet, dans un temps d'énorme et inévitable inconséquence, où les bons coeurs veulent le bien et sont forcés d'accepter le mal? On ne manque pas de raisons pour se prouver à soi-même, comme font tous les heureux du siècle, qu'on doit soigner, édifier et poétiser sa propre existence pour faire de soi un instrument actif et puissant au service de ses semblables; que se sacrifier, s'abaisser et s'annihiler comme les premiers chrétiens du désert, c'est neutraliser une force, c'est étouffer une lumière que Dieu avait envoyée aux hommes pour les instruire et les sauver. Mais que d'orgueil dans ce raisonnement, tout juste qu'il semble dans la bouche de certains hommes éclairés et sincères! C'est le raisonnement de l'aristocratie. Conservons nos richesses pour faire l'aumône, disent aussi les dévots de votre caste. C'est nous, disent les princes de l'Église, que Dieu a institués pour éclairer les hommes. C'est nous, disent les démocrates de la bourgeoisie, nous seuls, qui devons initier le peuple à la liberté! Voyez pourtant quelles aumônes, quelle éducation et quelle liberté ces puissants ont données aux misérables! Non! la charité particulière ne peut rien, l'Eglise ne veut rien, le libéralisme moderne ne sait rien. Je sens mon esprit défaillir et mon coeur s'éteindre dans ma poitrine quand je songe à l'issue de ce labyrinthe où nous voilà engagés, nous autres qui cherchons la vérité et à qui la société répond par des mensonges ou des menaces. Marcelle, Marcelle, aimons-nous, pour que l'esprit de Dieu ne nous abandonne pas!
—Aimons-nous, s'écria Marcelle en se jetant dans les bras de son amant; et ne me quitte pas, ne m'abandonne pas à mon ignorance, Lémor, car tu m'as fait sortir de l'étroit horizon catholique où je faisais tranquillement mon salut, mettant la décision de mon confesseur au-dessus de celle du Christ, et me consolant de ne pouvoir être chrétienne à la lettre, lorsqu'un prêtre m'avait dit: Il est avec le ciel des accommodements. Tu m'as fait entrevoir une sphère plus vaste, et aujourd'hui je n'aurais plus un instant de repos si tu m'abandonnais sans guide dans ce pâle crépuscule de la vérité.
—Mais moi, je ne sais rien, répondit Lémor avec douleur. Je suis l'enfant de mon siècle. Je ne possède pas la science de l'avenir, je ne sais que comprendre et commenter le passé. Des torrents de lumière ont passé devant moi, et comme tout ce qui est jeune et pur aujourd'hui, j'ai couru vers ces grands éclairs qui nous détrompent de l'erreur sans nous donner la vérité. Je hais le mal, j'ignore le bien. Je souffre, oh! je souffre, Marcelle, et je ne trouve qu'en toi le beau idéal que je voudrais voir régner sur la terre. Oh! je t'aime de tout l'amour que les hommes repoussent du milieu d'eux, de tout le dévouement que la société paralyse et refuse d'éclairer, de toute la tendresse que je ne puis communiquer aux autres, de toute la charité que Dieu m'avait donnée pour toi et pour eux, mais que toi seule comprends et ressens comme moi-même lorsque tous sont insensibles ou dédaigneux. Aimons-nous donc sans nous corrompre en nous mêlant à ceux qui triomphent, et sans nous abaisser avec ceux qui se soumettent. Aimons-nous comme deux passagers qui traversent les mers pour conquérir un nouveau monde, mais qui ne savent pas s'ils l'atteindront jamais. Aimons-nous, non pour être heureux dans l'égoïsme à deux, comme on appelle l'amour, mais pour souffrir ensemble, pour prier ensemble, pour chercher ensemble ce qu'à nous deux, pauvres oiseaux égarés dans l'orage, nous pouvons faire, jour par jour, pour conjurer ce fléau qui disperse notre race, et pour rassembler sous notre aile quelques fugitifs brisés comme nous d'épouvante et de tristesse!
Lémor pleurait comme un enfant en pressant Marcelle contre son coeur. Marcelle, entraînée par une sympathie brûlante et un respect enthousiaste, tomba à genoux devant lui comme une fille devant son père, en lui disant:
—Sauve-moi, ne me laisse pas périr! Tu étais là, tout à l'heure, tu m'as entendue consulter un homme d'argent sur des affaires d'argent. Je me laisse persuader de lutter contre la pauvreté pour sauver mon fils de l'ignorance et de l'impuissance morale; si tu me condamnes, si tu me prouves que mon fils sera meilleur et plus grand en subissant la pauvreté, j'aurai peut-être l'effroyable courage de faire souffrir son corps pour fortifier son âme!
—O Marcelle! dit Lémor en la forçant à se rasseoir et en se mettant à son tour à genoux devant elle, tu as la force et la résolution des grandes saintes et des fières martyres du temps passé. Mais où sont les eaux du baptême, pour que nous y portions ton enfant? l'église des pauvres n'est pas édifiée, ils vivent dispersés dans l'absence de toute doctrine, suivant des inspirations diverses; ceux-ci résignés par habitude, ceux-là idolâtres par stupidité, d'autres féroces par vengeance, d'autres encore avilis par tous les vices de l'abandon et de l'abrutissement. Nous ne pouvons pas demander au premier mendiant qui passe d'imposer les mains à ton fils et de le bénir. Ce mendiant a trop souffert pour aimer, c'est peut-être un bandit! Gardons ton fils à l'abri du mal autant que possible, enseignons-lui l'amour du bien et le besoin de la lumière. Cette génération la trouvera peut-être. Ce sera peut-être à elle de nous instruire un jour. Garde ta richesse, comment pourrais-je te la reprocher, quand je vois que ton coeur en est entièrement détaché et que tu la regardes comme un dépôt dont le ciel le demandera compte? Garde ce peu d'or qui te reste. Le bon meunier le disait l'autre jour: Il est des mains qui purifient comme il en est qui souillent et corrompent. Aimons-nous, aimons-nous, et comptons que Dieu nous éclairera quand son jour sera venu. Et maintenant, adieu Marcelle, je vois que tu désires que ce courage vienne de moi. Je l'aurai. Demain j'aurai quitté cette douce et belle vallée où j'ai vécu deux jours si heureux malgré tout! Dans un an j'y reviendrai: que tu sois dans un palais ou dans une chaumière, je vois bien qu'il faut que je me prosterne à ta porte et que j'y suspende mon bâton de pèlerin pour ne jamais le reprendre.
Lémor s'éloigna, et, quelques moments après, Marcelle quitta la chaumière à son tour. Mais quelque précaution qu'elle mît à dissimuler sa retraite, elle se trouva face à face au bord de l'enclos avec un enfant de mauvaise mine, qui, tapi derrière le buisson, semblait l'attendre au passage. Il la regarda fixement d'un air effronté, puis, comme enchanté de l'avoir surprise et reconnue, il se mit à courir dans la direction d un moulin qui est situé sur la Vauvre de l'autre côté du chemin. Marcelle, à qui cette laide figure ne parut pas inconnue, se rappela, après quelque effort, que c'était là le Patachon qui l'avait tout récemment égarée dans la Vallée-Noire et abandonnée dans un marécage. Cette tête rousse et cet oeil vert de mauvais augure lui causèrent quelques inquiétudes, bien qu'elle ne pût concevoir quel intérêt cet enfant pouvait avoir à surveiller ses démarches.
XXVIII.
LA FÊTE.
Le meunier était retourné à la danse, espérant y retrouver Rose débarrassée de ce qu'il appelait dédaigneusement sa cousinaille. Mais Rose boudait contre ses parents, contre la danse et un peu aussi contre elle-même. Elle avait des remords de ne pas se sentir le courage d'affronter les brocards de sa famille.
Son père l'avait prise à l'écart le matin.
—Rose, lui avait-il dit, ta mère t'a défendu de danser avec le Grand-Louis d'Angibault, moi je te défends de lui faire cet affront. C'est un honnête homme, incapable de te compromettre; et d'ailleurs, qui pourrait s'aviser de faire un rapprochement entre toi et lui? Ce serait trop inconvenable, et au jour d'aujourd'hui, on ne peut pas supposer qu'un paysan oserait en conter à une fille de ton rang. Danse donc avec lui; il ne faut pas humilier ses inférieurs; on a toujours besoin d'eux un jour ou l'autre, et on doit se les attacher quand ça ne coûte rien.
—Mais si maman me gronde? avait dit Rose, à la fois heureuse de cette autorisation, et blessée du motif qui la dictait.
—Ta mère ne dira rien. Je lui ai fait la morale, avait répondu M. Bricolin; et en effet, madame Bricolin n'avait rien dit. Elle n'eût osé désobéir à son seigneur et maître, qui lui permettait d'être méchante avec les autres, à la seule condition qu'elle fléchirait devant lui. Mais comme il n'avait pas jugé à propos de l'instruire de ses vues, comme elle ignorait l'importance qu'il attachait à se conserver l'alliance du meunier dans l'affaire diplomatique de l'acquisition du domaine de Blanchemont, elle avait su éluder ses ordres, et sa condescendance ironique était plus lâcheuse pour le Grand-Louis qu'une guerre ouverte.
Ennuyé de ne pas voir Rose, et comptant sur la protection de son père, qu'il avait vu rentrer à la ferme, Grand-Louis s'y rendit, cherchant quelque prétexte pour causer avec lui et apercevoir l'objet de ses pensées. Mais il fut assez surpris de trouver dans la cour M. Bricolin en grande conférence avec le meunier de Blanchemont, celui dont le moulin était situé au bas du terrier, juste en face de la maison de la Piaulette. Or, M. Bricolin était, peu de jours auparavant, irrévocablement brouillé avec ce meunier, qui avait eu quelque temps sa pratique, et qui, selon lui, l'avait abominablement volé sur son grain. Ledit meunier, innocent ou coupable, regrettant fort la pratique de la ferme, avait juré haine et vengeance à Grand-Louis. Il ne cherchait qu'une occasion de lui nuire, et il venait de la trouver. Le propriétaire de son moulin était précisément M. Ravalard, à qui le meunier d'Angibault avait vendu la calèche de Marcelle. Heureux et fier d'essayer et de montrer son carrosse à ses vassaux, M. Ravalard, tout en venant donner le coup d'oeil du maître aux propriétés qu'il avait à Blanchemont, mais n'ayant pas de domestique qui sût conduire deux chevaux a la fois, avait requis les talents du patachon roux qui faisait le métier de conducteur du louage, et qui se vantait de connaître parfaitement les chemins de la Vallée Noire. M. Ravalard était arrivé, non sans peine, mais du moins sans accident, le matin de ce jour de fête. Il avait mis ses chevaux à son moulin et n'avait pas fait remiser sa carrosse, afin que, du haut du terrier, tout le monde pût la contempler et savoir à qui elle appartenait.
La vue de cette brillante calèche avait déjà fort indisposé M. Bricolin, qui détestait M. Ravalard, son rival en richesse territoriale dans la commune. Il était descendu au chemin qui longe la Vauvre pour l'examiner et la critiquer. Le meunier Grauchon, rival de Grand-Louis, était venu lier conversation avec M. Bricolin, sans avoir l'air de se rappeler leur inimitié, et il n'avait pas manqué de le narguer adroitement en lui faisant comprendre que son maître était mieux en position que lui de rouler carrosse. Là-dessus, M. Bricolin de dénigrer le carrosse, de dire que c'était une vieille voiture du préfet mise à la réforme, une brouette sans solidité, et qui ne sortirait peut-être pas de la Vallée Noire aussi pimpante qu'elle y était entrée. Grauchon de défendre le discernement de son bourgeois et la qualité de la marchandise; puis de dire que cela sortait de chez madame de Blanchemont et que le Grand-Louis avait été le commissionnaire de cette acquisition. M. Bricolin, surpris et choqué, écouta les détails de l'affaire, et sut que le meunier d'Angibault avait décidé M. Ravalard à s'emparer de cet objet de luxe en lui disant que cela ferait enrager M. Bricolin. Le fait n'était malheureusement que trop vrai. M. Ravalard avait fait conversation tout le long de son chemin avec le patachon. Celui-ci, habile à se ménager un bon pourboire, et voyant le bourgeois enivré de sa nouvelle voiture, ne lui avait pas parlé d'autre chose. Il n'y avait rien de plus beau, de plus léger, de plus aimable à conduire que cette voiture-là. Ça devait avoir coûté au moins quatre mille francs, et ça en valait le double dans le pays. M. Ravalard, doucement flatté de cette naïve admiration, avait confié à son guide tous les détails de l'affaire, et ce dernier, en déjeunant au moulin de Blanchemont, en avait bavardé avec le meunier Grauchon. Voyant là que Grand-Louis excitait la haine et l'envie, il avait envenimé les choses autant pour le plaisir de jaser et de se faire écouter, que par suite de la rancune qu'il gardait au Grand-Louis pour l'avoir raillé cruellement le jour de l'aventure du bourbier.
Peu d'instants après que M. Bricolin eut quitté Grauchon, le front plissé et l'air rogue, ledit Grauchon vit entrer Grand-Louis et Marcelle chez la Piaulette. Ce rendez-vous, qui sentait le mystère, le frappa, et il se creusa la cervelle pour trouver là une nouvelle occasion de nuire à son ennemi. Il mit le patachon en embuscade, et, au bout d'une heure, il sut que le Grand-Louis, un inconnu qui avait l'air d'être un nouveau garçon de moulin engagé à son service, la jeune dame de Blanchemont et M. Tailland, le notaire, avaient été enfermés en grande conférence chez la Piaulette; qu'ils en étaient tous sortis séparément et en prenant d'inutiles précautions pour n'être pas remarqués; enfin, qu'il se tramait là quelque complot, une affaire d'argent, à coup sûr, puisque le notaire s'en était mêlé. Grauchon n'ignorait pas que cet honnête notaire était la bête noire et la terreur de Bricolin. Devinant à moitié la vérité, il se hâta d'aller informer complaisamment Bricolin de tous ces détails, et de lui faire compliment de la manière dont son favori le meunier d'Angibault servait ses intérêts. C'est cette délation que Grand-Louis surprit en entrant dans la cour de la ferme.
En toute autre circonstance, notre honnête meunier eût été droit à son accusateur et l'eût forcé à s'expliquer devant lui. Mais voyant Bricolin lui tourner le dos brusquement, et Grauchon le regarder en dessous d'un air sournois et railleur, il se demanda avec inquiétude quelle grave question pouvait s'agiter ainsi entre deux hommes qui, la veille, ne se seraient pas donné un coup de bonnet derrière l'église, c'est-à-dire qui ne se seraient pas salués en se rencontrant nez à nez dans le chemin le plus étroit du bourg. Grand-Louis ne savait pas de quoi il s'agissait, ni même s'il était l'objet de cet à parte affecté; mais sa conscience lui reprochait quelque chose. Il avait voulu jouer au plus fin avec M. Bricolin. Au lieu de le repousser avec mépris lorsque celui-ci lui avait offert de l'argent pour servir ses intérêts au détriment de ceux de Marcelle, il avait feint de transiger avec lui pour une ou deux bourrées avec Rose; il lui avait laissé l'espérance, et, pour se venger de l'outrage de ses offres, il l'avait trompé.
«Je mériterais bien, pensa-t-il, que ma belle mine fût éventée. Voilà ce que c'est que de finasser! Ma mère m'a toujours dit que c'était une habitude du pays qui portait malheur, et moi, je n'ai pas su m'en préserver. Si je m'étais montré honnête homme à ce maudit fermier, comme je le suis au fond du coeur, il m'aurait haï, mais respecté et peut-être craint davantage qu'il ne va le faire à présent, s'il découvre que je lui ai dit des paroles de Marchois! Grand-Louis, mon ami, tu as fait une sottise. Toutes les mauvaises actions sont bêtes; puisses-tu ne pas boire la tienne!»
Tourmenté, intimidé et mécontent de lui-même, il alla rejoindre sa mère sur le terrier pour lui proposer de la reconduire à Angibault. Les vêpres étaient finies, et la meunière était déjà partie avec quelques voisines, recommandant à Jeannie de dire à son maître de s'amuser encore un peu, mais de ne pas rentrer trop tard.
Grand-Louis ne sut pas profiter de la permission. Livré à mille anxiétés, il erra jusqu'au coucher du soleil sans prendre goût a rien, attendant ou que Rose reparût, ou que son père vint lui faire connaître ses intentions.
C'est à l'entrée de la nuit que les habitants du hameau s'amusent le mieux un jour de fête. Les gendarmes, fatigués de n'avoir rien à faire, commencent à reprendre leurs chevaux; les gens de la ville et des environs grimpent dans leurs carrioles de toute espèce, et s'en vont, pour éviter les mauvais chemins, de nuit. Les petits marchands plient bagage, et le curé va souper gaiement avec quelque confrère venu pour regarder danser, tout en soupirant peut-être de ne pouvoir prendre part à ce coupable plaisir. Les indigènes restent donc seuls en possession du terrain avec celui des ménétriers qui n'a pas fait une bonne journée, et qui s'en dédommage en la prolongeant. Là, tous se connaissent, et, une fois en train, se dédommagent d'avoir été dispersés, observés et peut-être raillés par les étrangers; car on appelle étrangers, dans la Vallée-Noire, tout ce qui sort du rayon d'une lieue. Alors, toute la petite population de la localité se met en danse, même les vieilles parentes et amies qu'on n'eût pas osé produire au grand jour, même la grosse servante du cabaret, qui s'est évertuée depuis le matin à servir ses pratiques, et qui retrousse son tablier enfumé pour se trémousser avec des grâces surannées; même le petit tailleur bossu, qui eût fait rougir les jeunes filles en les embrassant à la belle heure, et qui dit, en fendant sa bouche jusqu'aux oreilles, qu'à la nuit tous les chats sont gris.
Rose, ennuyée de bouder, retrouva l'envie de se divertir lorsque tous ses parents furent partis. Avant de retourner à la fête, elle voulut voir la folle, qui avait dormi tout le jour sous la garde de la grosse Chounette. Elle entra doucement dans sa chambre, et la trouva éveillée, assise sur son lit, l'air pensif et presque calme. Pour la première fois, depuis bien longtemps, Rose osa lui toucher la main et lui demander de ses nouvelles, et, pour la première fois depuis douze ans, la folle ne retira pas sa main et ne se retourna pas du côté de la ruelle avec humeur.
—Ma chère soeur, ma bonne Bricoline, répéta Rose enhardie et joyeuse, te sens-tu mieux?
—Je me sens bien, répondit la folle d'une voix brève. J'ai trouvé en m'éveillant ce que je cherchais depuis cinquante-quatre ans.
—Et que cherchais-tu, ma chérie?
—Je cherchais la tendresse! répondit la Bricoline d'un ton étrange et en posant un doigt sur ses lèvres d'un air mystérieux. Je l'ai cherchée partout: dans le vieux château, dans le jardin, au bord du la source, dans le chemin creux, dans la garenne surtout! Mais elle n'est pas là, Rose, et tu la cherches en vain, toi-même. Ils l'ont cachée dans un grand souterrain qui est sous cette maison, et c'est sous des ruines qu'on pourra la trouver. Cela m'est venu en dormant, car en dormant je pense et je cherche toujours. Sois tranquille, Rose, et laisse-moi seule! Cette nuit, pas plus tard que cette nuit, je trouverai la tendresse et je l'en ferai part. C'est alors que nous serons riches! Au jour d'aujourd'hui, comme dit ce gendarme qu'on a mis ici pour nous garder, nous sommes si pauvres que personne ne veut de nous. Mais demain, Rose, pas plus tard que demain, nous serons mariées toutes les deux, moi avec Paul, qui est devenu roi d'Alger; et toi avec cet homme qui porte des sacs de blé et qui te regarde toujours. J'en ferai mon premier ministre, et son emploi sera de faire brûler à petit feu ce gendarme qui dit toujours la même chose et qui nous a fait tant souffrir. Mais tais-toi, ne parle de cela à personne. C'est un grand secret, et le sort de la guerre d'Afrique en dépend.
Ce discours bizarre effraya beaucoup Rose, et elle n'osa parler davantage à sa soeur, dans la crainte de l'exalter de plus en plus. Elle ne voulut pas la quitter que le médecin, qu'on attendait à cette heure-là, ne fut venu, et même elle oublia son envie de danser et resta pensive auprès du lit de la folle, la tête penchée, les deux mains croisées sur son genou et le coeur rempli d'une tristesse profonde. C'était un contraste frappant que ces deux soeurs, l'une si horriblement dévastée par la souffrance, si repoussante dans son abandon d'elle-même, l'autre si bien parée, brillante de fraîcheur et de beauté; et cependant, il y avait de la ressemblance dans leurs traits; toutes deux aussi couvaient, à des degrés différents, dans leur sein, une amour contrariée, comme on dit dans le pays; toutes deux étaient tristes et graves. La moins abattue des deux était la folle, qui roulait dans son esprit égaré des espérances et des projets fantastiques.
Le médecin arriva très-exactement. Il examina la folle avec l'espèce d'apathie d'un homme qui n'a rien à espérer, rien à tenter dans un cas depuis longtemps désespéré.
—Le pouls est le même, dit-il. Il n'y a pas de changement.
—Pardonnez-moi, docteur, lui dit Rose en l'attirant à part. Il y a du changement depuis hier soir. Elle crie, elle dort, elle parle autrement que de coutume. Je vous assure qu'il se fait en elle une révolution. Ce soir, elle cherche à rassembler ses idées et à les exprimer, quoique ce soient les idées du délire; est-ce, pire, est-ce mieux que son abattement ordinaire? Qu'en pensez-vous?
—Je ne pense rien, répondit le médecin. On peut s'attendre à tout dans ces sortes de maladies, et on ne peut rien prévoir. Votre famille a eu tort de ne pas faire les sacrifices nécessaires pour l'envoyer dans un de ces établissements où des gens de l'art s'occupent spécialement des cas exceptionnels. Moi, je ne me suis jamais vanté de la guérir, et je pense que, même les plus habiles, ne pourraient en répondre aujourd'hui. Il est trop tard. Tout ce que je désire, c'est que sa manie de silence et de solitude ne dégénère pas en fureur. Évitez de la contrarier et ne la faites pas parler, afin que sa pensée ne se fixe pas sur un même objet.
—Hélas! dit Rose, je n'ose vous contredire, et pourtant c'est si affreux de vivre toujours seule, en horreur à tout le monde! Lorsqu'elle semble enfin chercher quelque sympathie, quelque pitié, faudra-t-il opposer à ce besoin d'affection un silence glacé? Savez-vous ce qu'elle me disait tout à l'heure? Elle disait que depuis qu'elle est folle (elle prétend qu'il y a cinquante-quatre ans), elle était occupée à chercher la tendresse. Pauvre fille, il est certain qu'elle ne l'a guère trouvée!
—Et disait-elle cela en termes raisonnables?
—Hélas, non! elle y mêlait des idées effrayantes et des menaces épouvantables.
—Vous voyez bien que ces épanchements du délire sont plus dangereux que salutaires. Laissez-la seule, croyez-moi, et, si elle veut sortir, empêchez qu'on ne gène en rien ses habitudes. C'est la seule manière d'éviter que la crise d'hier soir ne revienne.
Rose obéit à regret; mais Marcelle, qui désirait se retirer dans sa chambre pour écrire et qui voyait sa compagne triste et préoccupée, la conjura d'aller se distraire, et lui promit qu'au premier cri, au premier symptôme d'agitation de sa soeur, elle l'enverrait avertir par la petite Fanchon. D'ailleurs, madame Bricolin était occupée aussi à la maison, et la grand'mère pressait Rose de venir encore danser une bourrée sous ses yeux avant la clôture de l'assemblée.
—Songe, lui dit-elle, que je compte maintenant les jours de fête, en me disant chaque année que je ne verrai peut-être pas la suivante. Il faut que je te voie encore danser et t'amuser aujourd'hui, autrement il m'en roterait une idée triste, et je me figurerais que ça doit me porter malheur.
Rose ne fit point trois pas sur le terrier sans voir Grand-Louis à ses côtés.
—Mademoiselle Rose, lui dit-il, votre papa ne vous a-t-il rien dit contre moi?
—Non. Il m'a, au contraire, presque commandé ce matin de danser avec toi.
—Mais... depuis ce matin?
—Je l'ai à peine vu; il ne m'a pas parlé. Il paraît très-occupé de ses affaires.
—Allons, Louis, dit la grand'mère, tu ne fais donc pas danser Rose? tu ne vois donc pas qu'elle en a envie?
—Est-ce vrai, mam'selle Rose? dit le meunier en prônant la main de la jeune fille; auriez-vous fantaisie de danser encore ce soir avec moi?
—Je veux bien danser, répondit-elle avec une nonchalance assez piquante.
—Si c'est avec quelque autre que moi, dit Grand-Louis en pressant le bras de Rose sur son coeur agité, dites, j'irai le chercher!
—Cela veut peut-être dire que vous souhaiteriez que ce ne fût pas vous? répondit la malicieuse fille en s'arrêtant.
—Vous pensez ça? s'écria le meunier transporté d'amour. Eh bien, vous allez voir si j'ai les jambes engourdies!
Et il l'entraîna, il l'emporta presque au milieu de la danse, où, au bout d'un instant, oublieux l'un et l'autre de leurs inquiétudes et de leurs chagrins, ils rasèrent légèrement le gazon, en se tenant la main un peu plus serrée que la bourrée ne l'exigeait absolument.
Mais cette enivrante bourrée n'était pas finie, que M. Bricolin, qui avait attendu ce moment pour rendre l'affront plus sanglant à la face de tout le village, s'élança au beau milieu des danseurs, et, d'un geste interrompant la cornemuse, qui eût couvert sa voix:
—Ma fille! s'écria-t-il en prenant le bras de Rose, vous êtes une honnête et respectable fille; ne dansez donc plus jamais avec des gens que vous ne connaissez pas!
—Mademoiselle Rose danse avec moi, monsieur Bricolin! répondit Grand-Louis fort animé.
—C'est à cause de ça que je le lui défends, comme je vous défends, à vous, de vous permettre de l'inviter, ni de lui adresser la parole, ni de jamais passer ma porte, ni...
La voix tonnante du fermier fut étouffée par cet excès d'éloquence, et, la colère le faisant bégayer, Grand-Louis l'arrêta.
—Monsieur Bricolin, lui dit-il, vous êtes le maître de commander en père à votre fille, vous êtes le maître de me défendre votre maison, mais vous n'êtes pas le maître de m'offenser en public avant de m'avoir donné une explication en particulier.
—Je suis le maître de faire tout ce que je veux, reprit Bricolin exaspéré, et de dire à un mauvais sujet tout ce que je pense de lui!
—A qui dites-vous ça, monsieur Bricolin? demanda Grand-Louis, dont les yeux se remplirent d'éclairs; car bien qu'il se fût dit, dès le début de cette scène: «Nous y voila! j'ai ce que je mérite jusqu'à un certain point,» il lui était impossible de supporter patiemment un outrage.
—Je dis cela à qui bon me semble! répondit Bricolin d'un air majestueux, mais, au fond, intimidé subitement.
—Si vous parlez à votre bonnet, peu m'importe! reprit Grand-Louis, essayant de se modérer.
—Voyez un peu cet enragé! répliqua M. Bricolin en se renfonçant dans le groupe de curieux qui se pressait autour de lui; ne dirait-on pas qu'il veut m'insulter parce que je lui défends de parler à ma fille? N'en ai-je pas le droit?
—Oui, oui! vous en avez parfaitement le droit, reprit le meunier en s'efforçant de s'éloigner; mais non pas sans m'en dire la raison, et j'irai vous la demander quand vous serez de sang-froid et moi aussi.
—Tu me fais des menaces, malheureux? s'écria Bricolin alarmé; et, prenant l'assemblée à témoin: «Il me fait des menaces!» ajouta-t-il d'un ton emphatique, et comme pour invoquer l'assistance de ses clients et de ses serviteurs contre un homme dangereux.
—Dieu m'en garde! monsieur Bricolin, dit Grand-Louis en haussant les épaules; vous ne m'entendez pas...
—Et je ne veux pas t'entendre. Je n'ai rien à écouter d'un ingrat et d'un faux ami. Oui, ajouta-t-il, voyant que ce reproche causait plus de chagrin que de colère au meunier, je te dis que tu es un faux ami, un Judas!
—Un Judas? non, car je ne suis pas un juif, monsieur Bricolin.
—Je n'en sais rien! reprit le fermier, qui s'enhardissait lorsque son adversaire semblait faiblir.
—Ah! doucement, s'il vous plaît, répliqua Grand-Louis d'un ton qui lui ferma la bouche. Pas de gros mots; je respecte votre âge, je respecte votre mère, et votre fille aussi, plus que vous-même peut-être; mais je ne réponds pas de moi si vous vous emportez trop en paroles. Je pourrais répondre et faire voir que si j'ai un petit tort, vous en avez un grand. Taisons-nous, croyez-moi, monsieur Bricolin, ça pourrait nous mener plus loin que nous ne voulons. J'irai vous parler, et vous m'entendrez.
—Tu n'y viendras pas! Si tu y viens, je te mettrai dehors honteusement, s'écria M. Bricolin lorsqu'il vit le meunier, qui s'éloignait à grands pas, hors de portée de l'entendre. Tu n'es qu'un malheureux, un trompeur, un intrigant!
Rose qui, pâle et glacée de terreur, était restée jusque-là immobile au bras de son père, fut prise d'un mouvement d'énergie dont elle-même ne se serait pas crue capable un instant auparavant.
—Mon papa, dit-elle en le tirant avec force de la foule, vous êtes en colère, et vous dites ce que vous ne pensez pas. C'est en famille qu'il faut s'expliquer, et non pas devant tout le monde. Ce que vous faites là est très-désobligeant pour moi, et vous n'êtes guère soigneux de me faire respecter.
—Toi, toi? dit le fermier étonné et comme vaincu par le courage de sa fille. Il n'y a rien contre toi dans tout cela, rien qui doive faire parler sur ton compte. Je t'avais permis de danser avec ce malheureux, je trouvais cela honnête et naturel, comme tout le monde doit le trouver. Je ne savais pas que cet homme-là était un scélérat, un traître, un...
—Tout ce que vous voudrez, mon père, mais en voilà bien assez, dit Rose en lui secouant le bras avec la force d'un enfant mutiné. Et elle réussit à l'entraîner vers la ferme.
XXIX.
LES DEUX SOEURS.
Madame Bricolin ne s'attendait pas à voir revenir si tôt son monde. Son époux l'avait consignée à la maison sans lui dire l'esclandre qu'il méditait; il ne voulait pas qu'elle vînt nuire par des criailleries à la majesté de son rôle en public. Lors donc qu'elle le vit rentrer, cramoisi de colère, essoufflé, grondant sourdement, et traînant à son bras Rose très-animée, très-oppressée aussi et les yeux gros de larmes qu'elle ne pouvait retenir, tandis que la grand'mère les suivait en trottinant et en joignant les mains d'un air consterné, elle recula de surprise: puis, élevant sa chandelle à la hauteur de leur visage:
—Qu'est-ce qu'il y a donc? dit-elle; qu'est-ce qui vient de se passer?
—Il y a que mon fils a grandement tort, et qu'il parle sans raison, répondit la mère Bricolin en se laissant tomber sur une chaise.
—Oui, oui, c'est le refrain de la vieille, dit le fermier, à qui la vue de sa moitié rendit une partie de sa colère. Assez causé! Le souper est-il prêt? Allons, Rose, as-tu faim?
—Non, mon père, dit Rose assez sèchement.
—C'est donc moi qui t'ai coupé l'appétit?
—Oui, mon père.
—C'est un reproche, ça?
—Oui, mon père, j'en conviens.
—Ah ça! dis donc, Rose, reprit le fermier, qui avait pour sa fille autant de condescendance que possible, mais qui, pour la première fois, la voyait un peu révoltée contre lui: tu le prends sur un ton qui ne me va guère. Sais-tu que ta mauvaise humeur me donnerait à penser? tu ne le voudrais pas, j'espère?
—Parlez, parlez, mon père. Dites ce que vous pensez; si vous vous trompez, mon devoir est de me justifier.
—Je dis, ma fille, que tu aurais mauvaise grâce de prendre le parti d'un manant de meunier, à qui je romprai mon rotin sur le dos un de ces quatre matins s'il rôde autour de ma maison.
—Mon père, répondit Rose avec feu, j'oserai vous dire, moi, dussiez-vous me rompre votre bâton sur le dos à moi-même, que tout cela est cruel et injuste; que je suis humiliée de servir à votre vengeance en public, comme si j'étais responsable des torts qu'on a ou qu'on n'a pas envers vous, qu'enfin tout cela me fait de la peine et blesse ma grand'mère, vous le voyez bien.
—Oui, oui, ça m'afflige et ça me fâche, dit la mère Bricolin avec son ton franc et bref, qui cachait cependant une grande douceur et une grande bonté (et c'est en cela que Rose lui ressemblait, ayant le parler vif et l'âme tendre). Ça me saigne l'âme, continua la vieille, de voir maltraiter en paroles un honnête garçon que j'aime quasiment comme un de mes enfants, d'autant plus que je suis amie depuis plus de soixante ans avec sa mère et avec toute sa famille... Une famille de braves gens, oui! et à qui Grand-Louis n'est pas fait pour porter déshonneur!
—Ah! c'est donc à propos de ce joli monsieur-là que votre mère grogne, dit madame Bricolin à son mari, et que votre fille pleure? Regardez-la, la voilà toute larmoyante! Oui-da! vous nous avez embarqués dans de jolies affaires, monsieur Bricolin, avec votre amitié pour ce grand âne! Vous en voilà récompensé! Voyez si ce n'est pas une honte de voir votre mère et votre fille prendre son parti contre vous, et en verser des larmes comme si... comme si... Vrai Dieu! je ne veux pas en dire plus long, j'en rougirais!
—Dites tout, ma mère, dites, s'écria Rose tout à fait irritée. Puisqu'on est si bien en train de m'humilier aujourd'hui, qu'on ne se refuse donc rien! Je suis toute prête à répondre si l'on m'interroge sérieusement et sincèrement sur mes sentiments pour Grand-Louis.
—Et quels sont vos sentiments, Mademoiselle? dit le fermier courroucé, en prenant sa plus grosse voix: dites-nous ça bien vite, s'il vous plaît, puisque la langue vous démange.
—Mes sentiments sont ceux d'une soeur et d'une amie, répliqua Rose, et personne ne m'en fera changer.
—Une soeur! la soeur d'un meunier! dit M. Bricolin en ricanant et en contrefaisant la voix de Rose; une amie! l'amie d'un paysan! Voilà un beau langage et fort convenable pour une fille comme vous! Le tonnerre m'écrase si, au jour d'aujourd'hui, les jeunes filles ne sont pas toutes folles. Rose, vous parlez comme on parlerait aux Petites-Maisons!
En ce moment, des cris perçants retentirent dans la chambre de la folle; madame Bricolin tressaillit, et Rose devint pâle comme la mort.
—Écoutez! mon père, dit-elle en saisissant avec force le bras de M. Bricolin; écoutez bien, et osez donc rire encore de la folie des jeunes filles! Plaisantez sur les maisons des fous, vous qui semblez oublier qu'une fille de notre rang peut aimer un homme sans fortune, jusqu'à tomber dans un état pire que la mort!
—Ainsi, elle l'avoue, elle le proclame! s'écria madame Bricolin, partagée entre la rage et le désespoir; elle aime ce manant, et elle nous menace de tourner comme sa soeur!
—Rose! Rose! dit M. Bricolin épouvanté, taisez-vous! et vous, Thibaude, allez-vous-en voir la Bricoline, ajouta-t-il d'un ton impérieux.
Madame Bricolin sortit. Rose restait debout, la figure bouleversée, effrayée de ce qu'elle venait de dire à son père.
—Ma fille, tu es malade, dit M. Bricolin tout ému. Il faut reprendre tes sens.
—Oui, vous avez raison, mon père, je suis malade, dit Rose fondant en larmes et en se jetant dans les bras de son père.
M. Bricolin avait été effrayé, mais il lui était impossible de s'attendrir. Il embrassa Rose comme un enfant qu'on apaise, mais non comme une fille qu'on adore. Il était vain de sa beauté, de son esprit, et plus encore de la richesse qu'il voulait placer sur sa tête. Il eût mieux aimé l'avoir mise au monde laide et sotte, mais inspirant l'envie par son argent, que parfaite et pauvre, et inspirant la pitié.
—Petite, lui dit-il, tu n'as pas le sens commun, ce soir. Va te coucher, et que ce meunier et vos belles amitiés te sortent de la cervelle. Sa soeur t'a nourrie, c'est vrai; mais elle a été, parbleu! bien payée. Ce garçon a été ton camarade d'enfance, c'est encore vrai; mais il était notre domestique, et il ne faisait que son devoir en t'amusant. Il me plaît de le chasser au jour d'aujourd'hui, parce qu'il m'a joué un vilain tour: c'est ton devoir de trouver que j'ai raison.
—Oh! mon père, dit Rose en pleurant toujours dans les bras du fermier, vous révoquerez cet ordre-là. Vous lui permettrez de se justifier, car il n'est pas coupable, c'est impossible, et vous ne me forcerez pas à humilier mon ami d'enfance, le fils de la bonne meunière qui m'aime tant!
—Rose, tout ça commence à m'ennuyer particulièrement, répondit Bricolin en se débarrassant des caresses de sa fille. C'est trop bête qu'il faille faire une affaire de famille de l'expulsion d'un pareil va-nu-pieds. Allons, flanque-moi la paix, je te prie. Écoute comme ta pauvre soeur braille, et ne t'occupe pas tant d'un étranger quand le malheur est dans notre maison.
—Oh! si vous croyez que je n'entends pas la voix de ma soeur, dit Rose avec une expression effrayante, si vous croyez que ses cris ne disent rien à mon âme, vous vous trompez, mon père! je les entends bien, et je n'y pense que trop!
Rose sortit en chancelant, mais comme elle se dirigeait vers la chambre de sa soeur, on l'entendit rouler sur le plancher du corridor. Les deux dames Bricolin accoururent effrayées. Rose était évanouie et comme morte.
On s'empressa de porter Rose dans la chambre où Marcelle écrivait en l'attendant, sans se douter de l'orage où s'agitait sa pauvre amie. Elle l'entoura des plus tendres soins et eut seule la présence d'esprit d'envoyer voir dans le bourg si le médecin n'était pas reparti. Il vint, et trouva la jeune fille dans une violente contraction nerveuse. Elle avait les membres raidis, les dents serrées, les lèvres bleuâtres. La connaissance lui revint quand on eut exécuté quelques prescriptions; mais son pouls passa d'une atonie effrayante à une ardente énergie. La fièvre brillait dans ses grands yeux noirs, et elle parlait avec agitation, sans trop savoir à qui. Frappée de lui entendre prononcer plusieurs fois de suite le nom de Grand-Louis, Marcelle réussit à éloigner ses parents alarmés et à rester seule avec elle, tandis que le médecin se rendait auprès de mademoiselle Bricolin l'aînée, qui commençait à présenter des symptômes de fureur comme la veille.
—Ma chère Rose, dit Marcelle en pressant sa compagne dans ses bras, vous avez du chagrin, c'est la cause de votre mal. Apaisez-vous; demain vous me conterez tout cela, et je ferai tout au monde pour voir cesser vos peines. Qui sait si je ne trouverai pas quelque moyen?
—Ah! vous êtes un ange, vous, répondit Rose en se jetant à son cou. Mais vous ne pouvez rien pour moi. Tout est perdu, tout est rompu, Louis est chassé de la maison; mon père, qui le protégeait ce matin, le hait et le maudit ce soir. Je suis trop malheureuse, en vérité!
—Vous l'aimez donc bien? dit Marcelle étonnée.
—Si je l'aime! s'écria Rose; puis-je ne pas l'aimer! Et quand donc en avez-vous douté?
—Hier encore, Rose, vous n'en conveniez pas.
—C'est possible, je n'en serais peut-être jamais convenue si on ne l'eût pas persécuté, si on ne m'eût pas poussée à bout comme on l'a fait aujourd'hui. Imaginez-vous, dit-elle en parlant d'une manière précipitée, et en tenant à deux mains son front brûlant, qu'ils ont cherché à l'humilier devant moi, à l'avilir à mes yeux, parce qu'il est pauvre et qu'il ose m'aimer! Ce matin, quand on l'accablait de railleries, j'étais lâche; j'étais en colère, et je n'osais pas le faire paraître. Je l'ai laissé vilipender sans songer à le défendre, je rougissais presque de lui. Et puis je suis rentrée, prise tout à coup d'un grand mal de tête, et me demandant si j'aurais jamais la force de braver pour lui tant d'insultes. Je me suis figuré que je ne voulais plus l'aimer, et alors il m'a semblé que j'allais mourir, que cette maison, qui m'a toujours semblé belle, parce que j'y ai été élevée et que je m'y trouvais heureuse, devenait noire, malpropre, triste et laide comme elle vous le paraît sans doute à vous-même. Je me suis crue dans une prison, et ce soir, quand ma pauvre soeur me disait dans sa folie que notre père était un gendarme qui nous gardait à vue pour nous faire souffrir, il y a eu instant où j'étais comme folle aussi, et où je me figurais voir tout ce que voyait ma soeur. Oh! que cela m'a fait de mal! Et quand j'ai repris ma raison, j'ai bien senti que sans mon pauvre Louis il n'y avait pour moi rien d'agréable, rien de supportable dans ma vie. C'est parce que je l'aime que j'ai accepté gaiement jusqu'à ce jour toutes mes peines, l'humeur terrible de ma mère, l'insensibilité de mon père, le fardeau de notre richesse, qui ne fait que des malheureux et des jaloux autour de nous, et le spectacle des maladies affreuses qui frappent depuis si longtemps sous mes yeux ma soeur et mon grand-père. Tout cela m'a paru hideux quand je me suis vue seule, n'osant plus aimer, et forcée de subir tout cela sans la consolation d'être chérie par un être beau, noble, excellent, dont l'attachement me dédommageait de tout. Oh! c'est impossible! je l'aime, je ne veux plus essayer de m'en guérir. Mais j'en mourrai, voyez-vous, madame Marcelle; car ils l'ont chassé, et, j'aurai beau souffrir, ils seront impitoyables. Je ne pourrai plus le voir; si je lui parle en secret, ils me gronderont et me persifleront jusqu'à ce que j'aie perdu la tête... Ma pauvre tête, que je croyais si saine, si forte, et qui me fait tant de mal qu'il me semble qu'elle se brise... Oh! je ne me laisserai pas devenir comme ma soeur, n'ayez pas peur de moi, ma chère madame Marcelle! Je me tuerai plutôt si je sens que son mal me gagne. Mais cela ne se gagne pas, n'est-il pas vrai?... Pourtant, quand je l'entends crier, cela me déchire le coeur, cela fait passer du feu et de la glace dans mon sang. Une soeur, une pauvre soeur! c'est le même sang que nous, et son mal se ressent dans notre corps comme dans notre âme! Oh ciel! Madame, oh! mon Dieu, l'entendez-vous? Tenez! ils ont beau fermer les portes, je l'entends encore, je l'entends toujours!... Comme elle souffre, comme elle aime, comme elle appelle! ma soeur, ô ma pauvre amie, que j'ai vue si belle, si sage, si douce, si gaie, et qui rugit à présent comme une louve!...
La pauvre Rose éclata en sanglots, et peu à peu ses larmes, longtemps étouffées par un violent effort de sa volonté, devenaient des cris inarticulés, puis des cris perçants. Sa figure s'altérait, ses yeux égarés semblaient rentrer et s'éteindre, ses mains crispées pressaient les bras de Marcelle jusqu'à les meurtrir, et elle finit par cacher sa figure dans son oreiller en criant d'une manière déchirante, imitant par un instinct fatal et irrésistible les cris effroyables de sa malheureuse soeur.
La famille, frappée de cet écho sinistre, quitta l'aînée pour la cadette. Le médecin accourut, et, sachant ce qui s'était passé, n'attribua pas seulement cette violente attaque de nerfs à l'impression produite sur l'imagination de Rose par la démence de sa soeur aînée. Il réussit à la calmer; mais lorsqu'il se retrouva seul avec les Bricolin, il leur parla assez sévèrement:—Vous avez commis une longue imprudence, leur dit-il, d'élever cette jeune fille en présence d'un aussi triste spectacle. Il serait opportun de l'y soustraire, d'envoyer l'aînée dans un établissement d'aliénés, et de marier la cadette pour dissiper la mélancolie qui pourrait bien s'emparer d'elle.
—Comment, monsieur Lavergne! mais certainement! dit madame Bricolin, nous ne demandons qu'à la marier. Elle en a trouvé dix fois l'occasion, et, aujourd'hui encore, nous avions là son cousin Honoré, qui est un très-bon parti; il aura bien un jour cent mille écus. Si elle le voulait, il ne demanderait pas mieux et nous aussi, mais elle ne veut pas en entendre parler; elle refuse tous ceux que nous lui présentons!
—C'est peut-être que vous ne lui présentez pas celui qui lui plairait, répondit le docteur. Je n'en sais rien, et je ne me mêle pas de vos affaires; mais vous savez bien la cause du malheur de l'autre, et je vous conseille fort de vous conduire autrement avec celle-ci.
—Oh! celle-ci, dit M. Bricolin, ce serait trop grand dommage, une si belle fille, hein, monsieur le docteur?
—L'autre aussi était une belle fille; vous ne vous en souvenez pas!
—Mais enfin, Monsieur, dit madame Bricolin plus irritée que pénétrée de la franchise du docteur, est-ce que vous croiriez que ma fille n'aurait pas la tête saine? Le malheur de l'autre est un accident, un chagrin qu'elle a eu de la mort de son amant...
—Que vous ne lui aviez pas permis d'épouser!
—Monsieur, vous n'en savez rien; nous le lui aurions peut-être permis, si nous avions su que ça devait tourner si mal. Mais Rose, Monsieur, c'est une fille bien organisée, bien raisonnable, et, Dieu merci, ce n'est pas un mal héréditaire chez nous. Il n'y a jamais eu de fous, que je sache, dans la famille des Bricolin ni dans celle des Thibaut! Moi, j'ai toujours eu la tête froide et forte; j'ai d'autres filles qui sont comme moi: je ne conçois pas pourquoi Rosé ne l'aurait pas aussi bonne que les autres.
—Vous en penserez ce que vous voudrez, reprit le médecin; mais je vous déclare que vous jouez gros jeu si vous contrariez jamais les inclinations de votre fille cadette. C'est un tempérament nerveux des mieux conditionnés, et assez semblable à celui de l'ainée. De plus, la folie, si elle n'est pas héréditaire, est contagieuse....
—Oh! nous enverrons l'autre dans une maison de santé; nous nous déciderons à cela quoi qu'il en puisse coûter, dit madame Bricolin.
—Et il ne faut pas contrarier Rose, entends-tu, ma femme? dit le fermier en se versant du vin à pleins verres pour s'étourdir sur ses chagrins domestiques. Il y a des acteurs à la Châtre, il faudra la mener voir la comédie. Nous lui achèterons une robe neuve, deux s'il faut. Nous avons, sapredié, bien le moyen de ne lui rien refuser!...
M. Bricolin fut interrompu par madame de Blanchemont, qui lui demandait un entretien particulier.
XXX.
LE CONTRAT
—Monsieur Bricolin, dit Marcelle en suivant le fermier dans une espèce de cabinet sombre et mal rangé où il entassait ses papiers pèle-mêle avec divers instruments aratoires et ses échantillons de semence, êtes-vous disposé à m'écouter avec calme et douceur?
Le fermier avait beaucoup bu pour se donner de l'aplomb avant d'aller insulter Grand-Louis sur le terrier. En revenant, il avait encore bu pour se calmer et se rafraîchir. En troisième lieu, il avait bu pour conjurer la tristesse répandue autour de lui et chasser les idées noires qui le gagnaient. Son pichet de faïence à fleurs bleues, en permanence sur la table de la cuisine, lui servait ordinairement de contenance ou de stimulant contre la première pesanteur de l'ivresse. Quand il se vit seul avec la dame de Blanchemont et privé du secours de son vin blanc, il se sentit mal à l'aise, fit machinalement le mouvement de chercher sur sa table à écrire un verre qui ne s'y trouvait point, et, en voulant offrir une chaise, il en fit tomber deux. Marcelle s'aperçut alors que ses jambes, sa face rouge, sa langue et son cerveau étaient passablement avinés, et, malgré le dégoût que lui inspirait ce redoublement d'attrait du personnage, elle résolut d'affronter une franche explication avec lui, se rappelant le proverbe in vino veritas.
Voyant qu'il avait à peine entendu ses premières paroles, elle revint à l'assaut.—Monsieur Bricolin, lui dit-elle, j'ai eu le, plaisir de vous demander si vous étiez disposé à écouter avec bienveillance et tranquillité une demande assez délicate que j'ai à vous faire.
—Qu'est-ce qu'il y a, Madame? répondit le fermier d'un ton peu gracieux, mais sans énergie. Il en voulait beaucoup à Marcelle, mais il était trop appesanti pour le lui témoigner.
—Il y a, monsieur Bricolin, reprit-elle, que vous avez chassé de votre maison le meunier d'Angibault, et que je désirerais savoir la cause de votre mécontentement contre lui.
Bricolin fut étourdi de cette franche manière d'aborder la question. Il y avait dans l'extérieur de Marcelle une sincérité hardie qui le gênait toujours, et surtout dans un moment où il n'avait pas le libre exercice de ses facultés. Dominé comme par une volonté supérieure à la sienne, il fit le contraire de ce qu'il eût fait à jeun, il dit la vérité.
—Vous la savez, Madame, répondit-il, la cause de mon mécontentement! je n'ai pas besoin de vous la dire.
—C'est donc moi? dit madame de Blanchemont.
—Vous? non. Je ne vous accuse pas. Vous songez à vos propres intérêts, c'est tout simple, comme je songe aux miens... mais je trouve que c'est le fait d'une canaille de faire semblant d'être mon ami, et d'aller, pendant ce temps-là, vous donner des conseils contre moi. Écoutez-les, profitez-en, payez-les bien, vous n'en manquerez pas. Mais moi, je mets à la porte l'ennemi qui me nuit auprès de vous. Voilà!... Tant pis pour ceux qui le trouvent mauvais... Je suis le maître chez moi; car enfin, voyez-vous, madame de Blanchemont, je vous le dis, chacun pour soi!... Vos intérêts sont vos intérêts à vous, mes intérêts sont mes intérêts à moi. La canaille est de la canaille... Au jour d'aujourd'hui, chacun songe à soi. Je suis le maître dans ma maison et dans ma famille, vous avez vos intérêts comme j'ai les miens; pour des conseils contre moi, vous n'en manquerez guère, je vous le dis....
Et M. Bricolin continua ainsi pendant dix minutes à se répéter fastidieusement sans s'en apercevoir, perdant à chaque parole le souvenir d'avoir dit déjà cent fois la même chose.
Marcelle, qui avait vu rarement de près des gens ivres, et qui n'avait jamais causé avec aucun, l'écoutait avec étonnement, se demandant s'il était devenu tout à coup idiot, et songeant avec effroi que le sort de Rose et de son amant dépendait d'un homme dur et opiniâtre à jeun, stupide et sourd quand le vin avait apaisé sa rudesse. Elle le laissa ressasser pendant quelque temps les mêmes lieux communs ignobles, puis, voyant que cela pouvait durer jusqu'à ce que le sommeil le prît sur sa chaise, elle essaya de le dégriser en touchant brusquement la corde la plus sensible.
—Voyons, monsieur Bricolin, dit-elle en l'interrompant, vous voulez absolument acheter Blanchemont? Et si j'acceptais le prix que vous m'en offrez, seriez-vous encore fâché?
Bricolin fit un effort pour relever ses paupières dilatées, et pour regarder fixement Marcelle qui, de son côté, le regardait avec, attention et assurance. Peu à peu l'oeil du fermier s'éclaircit, sa face lourde et gonflée parut se raffermir, et on eût dit qu'un voile tombait de dessus ses traits. Il se leva et fit deux ou trois tours dans la chambre, comme pour essayer ses jambes et rassembler ses idées. Il craignait de rêver. Quand il revint s'asseoir vis-à-vis de Marcelle, son attitude était solide et son teint presque pâle.
—Pardon, madame la baronne, lui dit-il, qu'est-ce que vous m'avez fait l'honneur de me dire?
—Je dis, reprit Marcelle, que je suis capable de vous laisser ma terre pour deux cent cinquante mille francs, si....
—Si quoi? demanda Bricolin d'un ton bref et avec un regard de lynx.
—Si vous voulez me promettre de ne pas faire le malheur de votre fille.
—Ma fille! Qu'est-ce que ma fille a à faire dans tout cela?
—Votre fille aime le meunier d'Angibault; elle est fort malade, elle peut en perdre la raison comme sa soeur. Entendez-vous, comprenez-vous, monsieur Bricolin?
—J'entends, et ne comprends guère. Je vois bien que ma fille a une espèce d'amourette dans la tête. Ça peut passer d'un jour à l'autre, comme ça est venu. Mais quel si grand intérêt portez-vous à ma fille?
—Que vous importe? Puisque vous ne comprenez pas qu'on puisse avoir de l'amitié et de la compassion pour une fille charmante qui souffre, vous comprenez du moins l'avantage d'être propriétaire de Blanchemont?
—C'est un jeu, madame la baronne. Vous vous moquez de moi. Vous avez parlé aujourd'hui à mon plus grand ennemi, à Tailland le notaire, qui vous aura certainement conseillé de me tenir la dragée haute!
—Sans aucune animosité contre vous, il m'a donné les renseignements nécessaires sur ma position. Or, je sais que je pourrais trouver un acquéreur très-prochainement, et vous tenir, comme vous dites, la dragée très-haute.
—Et c'est le meunier d'Angibault qui vous a procuré ce bon conseiller-là en cachette de moi?
—Qu'en savez-vous? Vous pourriez vous tromper. D'ailleurs, toute explication à ce sujet est inutile; si je me contente de vos offres, que vous importe le reste?
—Mais le reste... le reste, c'est qu'il faut que ma fille épouse un meunier!
—Votre père l'était avant d'entrer comme fermier chez mes parents.
—Mais il a ramassé du bien, et, au jour d'aujourd'hui, je suis en position d'avoir un gendre qui m'aidera à acheter votre terre.
—A l'acheter trois cent mille francs, et peut-être plus?
—C'est donc une condition sinet quoi nomme? Vous voulez que ce meunier épouse ma fille? Quel intérêt avez-vous à cela?
—Je vous l'ai dit, l'amitié, le plaisir de faire des heureux, toutes choses qui vous paraissent bizarres; mais chacun son caractère.
—Je sais bien que défunt M. le baron votre mari aurait donné dix mille francs d'un mauvais cheval, quarante mille francs d'une mauvaise fille, quand ça lui passait par la tète. Ce sont des fantaisies de noble; mais enfin ça se conçoit, c'était pour lui, ça lui procurait de l'agrément: au lieu que faire un sacrifice purement pour le plaisir des autres, à des gens qui ne vous tiennent en rien, que vous connaissez à peine....
—Vous me conseillez donc de ne pas le faire?
—Je vous conseille, dit vivement Bricolin effrayé de sa maladresse, de faire ce qui vous plaît! On ne dispute pas des goûts et des idées; mais enfin!...
—Mais enfin, vous vous méfiez de moi, cela est clair. Vous ne me croyez pas sincère dans mes propositions?
—Dame, Madame! quelle garantie eu aurais-je? C'est une fantaisie de reine qui peut vous passer d'un moment à l'autre.
—C'est pourquoi vous devriez vous hâter de me prendre au mot.
«Elle a pardieu raison, se dit M. Bricolin; dans sa folie, elle a plus de sang-froid que moi.»
—Voyons, madame la baronne, dit-il, quelle garantie me donneriez-vous?
—Un engagement écrit.
—Signé?
—A coup sûr.
—-Et moi, je vous promettrais de donner ma fille en mariage à votre protégé?
—Vous m'en donneriez d'abord votre parole d'honneur.
—D'honneur? et puis après?
—Et puis tout de suite vous iriez, en présence de votre mère, de votre femme et de moi, la donner à Rose.
—Ma parole d'honneur? Rose est donc bien amourachée?
—Enfin, consentez-vous?
—S'il ne faut que cela pour lui faire plaisir, à cette petite!...
—Il faut plus encore....
—Quoi donc?
—Il faut tenir votre parole.
La figure du fermier s'altéra.
—Tenir ma parole... tenir ma parole! dit-il; vous en doutez donc?
—Pas plus que vous ne doutez de la mienne; mais, comme vous me demandez un écrit, je vous en demanderais un aussi.
—Un écrit comme quoi tourné?
—Une promesse de mariage que je rédigerais moi-même, que Rose signerait; et que vous signeriez aussi.
—Et si Rose allait me demander une dot après tout cela?
—Elle y renoncerait par écrit.
«Ce serait une fameuse économie, pensa le fermier, Cette diable de dot qu'il aurait fallu fournir d'un jour à l'autre m'aurait empêché peut-être d'acheter Blanchemont. Ne pas doter et avoir Blanchemont pour deux cent cinquante mille francs, c'est cent mille francs de profit. Allons, il n'y a pas à barguigner. Avec ça que si Rose devenait folle, il faudrait bien renoncer à trouver un gendre... et puis payer un médecin à l'année.... Et puis enfin, c'est trop triste; ça me ferait trop de peine de la voir devenir laide et malpropre comme sa soeur. Ça serait une honte pour nous d'avoir deux filles folles. Celle-là sera drôlement établie, mais la seigneurie de Blanchemont peut replâtrer bien des choses. On critiquera d'un côté, on nous jalousera de l'autre. Allons, soyons bon père. L'affaire n'est pas mauvaise.»
—Madame la baronne, dit-il, si nous essayions de voir comment on pourrait tourner cet écrit-là? C'est un drôle de marché tout de même, et je n'en ai jamais vu de modèle.
—Ni moi non plus, répondit madame de Blanchemont, et je ne sais s'il en existe dans la législation moderne. Mais, qu'importe? avec du bon sens et de la loyauté, vous savez qu'on peut rédiger un acte plus solide que tous ceux des gens du métier.
—Ça se voit tous les jours. Un testament, par exemple! le papier timbré même n'y fait rien. Mais j'en ai ici. J'en ai toujours. On doit toujours avoir de ça sous la main.
—Laissez-moi faire un brouillon sur papier libre, monsieur Bricolin, et faites-en un de votre côté: nous comparerons, nous discuterons s'il y a lieu, et nous transcrirons sur papier marqué.
—Faites, faites, Madame, répondit Bricolin, qui savait à peine écrire. Vous avez plus d'esprit que moi, vous tournerez ça mieux que moi, et puis nous verrons.
Pendant que Marcelle écrivait, M. Bricolin chercha dans un coin une cruche d'eau, et, sans être aperçu, il la posa sur une encoignure, s'inclina et en avala une certaine quantité. «Il s'agit d'avoir sa tête, pensait-il; il me semble bien que c'est revenu; mais de l'eau froide dans le sang, c'est très-bon en affaires, ça rend prudent et méfiant.»
Marcelle, inspirée par son coeur, et douée d'ailleurs d'une grande lucidité d'intelligence dans ses généreuses résolutions, rédigea un écrit qu'un légiste eût pu regarder comme un chef-d'oeuvre de clarté, quoiqu'il fût écrit en bon français, qu'il n'y eût pas un mot de l'argot consacré, et qu'il fût empreint de la plus admirable bonne foi. Quand Bricolin en eut écouté la lecture, il fut frappé de la précision de cet acte, qu'il n'eût pas dicté, mais dont il comprenait fort bien la valeur et les conséquences.
«Le diable soit des femmes! pensa-t-il. On a bien raison de dire que, quand par hasard elles s'entendent aux affaires, elles en remontreraient au plus malin d'entre nous. Je sais bien que, quand je consulte la mienne, elle s'aperçoit toujours de ce qui peut laisser une porte ouverte en ma faveur ou à mon détriment. Je voudrais qu'elle fût là! Mais elle nous retarderait par ses objections. Nous verrons bien quand il sera question de signer. Qu'est-ce qui croirait pourtant que cette jeune dame-là, qui est une liseuse de romans, une républicaine et un cerveau brûlé, est capable de faire si sagement une folie? J'en perdrai la tête d'étonnement. Buvons encore un verre d'eau. Pouah! que c'est mauvais! que de bon vin il me faudra boire après le marché pour me refaire l'estomac!»
XXXI.
ARRIÈRE-PENSÉE.
Ça me parait sans objection, dit M. Bricolin quand il eut écouté attentivement une seconde et une troisième lecture de l'acte, tout en suivant avec ses yeux, qui s'agrandissaient et s'éclaircissaient à chaque ligne, le texte que Marcelle tenait entre eux deux. Il n'y a qu'une petite chose que je trouve à redire, c'est le prix, madame Marcelle; vrai, c'est trop cher de vingt mille francs. Je ne réfléchissais pas d'abord quel tort pouvait me faire le mariage de ma fille avec ce meunier. On va dire que je suis ruiné, puisque je l'établis si misérablement. Ça m'ôtera mon crédit. Et puis, ce garçon n'a pas de quoi acheter les présents de noce. C'est encore une dépense de huit ou dix mille francs qui retombera à ma charge. Rose ne peut pas se passer d un joli trousseau.... Je suis sûr qu'elle y tient!
—Je suis sûre, moi, qu'elle n'y tient pas, dit Marcelle. Écoutez, monsieur Bricolin, elle pleure! l'entendez-vous?
—Je ne l'entends pas, Madame, je crois que vous vous trompez.
—Je ne me trompe pas, dit Marcelle en ouvrant la porte; elle souffre, elle sanglote, et sa soeur crie! Comment, vous hésitez, Monsieur? Vous trouvez le moyen de vous enrichir en lui rendant la santé, la raison, la vie peut-être, et, dans un moment pareil, vous songez à gagner encore sur votre marché! Vraiment! ajouta-t-elle avec indignation, vous n'êtes pas un homme, vous n'avez pas d'entrailles! Prenez garde que je ne me ravise, et que je ne vous abandonne aux calamités qui pèsent sur votre famille comme un châtiment de votre avarice!
De cette sortie véhémente, le fermier n'entendit clairement que la menace de rompre le marché.
—Allons, Madame, passez-moi dix mille francs, dit-il, et c'est conclu.
—Adieu! dit Marcelle. Je vais voir Rose; faites vos réflexions, les miennes sont faites; je ne changerai rien à mes conditions. J'ai un fils, et je n'oublie pas qu'en songeant aux autres, je ne dois pas trop le sacrifier.
—Rasseyez-vous donc, madame Marcelle, et laissons dormir la pauvre Rose. Elle est si malade!
—Allez donc la voir vous-même! dit Marcelle avec feu; vous vous convaincrez qu'elle ne dort pas. Peut-être que ses souffrances vous feront souvenir que vous êtes son père.
—Je m'en souviens, répondit Bricolin effrayé de la pensée que Marcelle pourrait bien changer d'avis s'il lui donnait le temps de la réflexion. Allons, Madame, bâclons cet acte-là, afin de pouvoir en porter la nouvelle à Rose et la guérir.
—J'espère, Monsieur, que vous lui donnerez votre consentement pur et simple, et qu'elle ne saura jamais que je vous l'ai acheté.
—Vous ne voulez pas qu'elle sache que c'est une condition entre nous? Ça m'arrange! Alors, il est inutile qu'elle signe l'écrit.
—Pardon, elle le signera sans le bien comprendre. Ce sera une espèce de dot que j'aurai faite à son fiancé.
—Ça revient au même. Mais, moi, ça m'est égal; Rose est assez raisonnable pour comprendre que je ne pouvais pas la marier si bêtement sans lui en faire retirer quelque avantage dans l'avenir. Mais le paiement, madame Marcelle, vous exigez donc qu'il se fasse comptant?
—Vous m'avez dit que vous étiez en mesure.
—Sans doute, je le suis! Je viens de vendre une grosse métairie qui était trop loin de mes yeux, et dont j'ai touché, il y a huit jours, le paiement intégral; chose qui ne se fait guère dans notre pays; mais c'est un grand seigneur qui m'a acheté ça, et ces gens-là ont du comptant à pleins coffres. C'est un pair de France, c'est monsieur le duc de ***, qui voulait faire un parc sur mes terres et s'arrondir. Ça lui convenait, j'ai vendu cher, comme de juste!
—N'importe, vous avez les fonds?
—Je les ai en portefeuille, en beaux billets de banque, dit Bricolin en baissant la voix. Je vas vous les faire voir pour que vous n'ayez pas de souci.
Et après avoir été fermer les portes au verrou, il tira de sa ceinture un énorme portefeuille de cuir gras et luisant, où s'amoncelait une quantité de billets sur la banque de France. Étonné de l'air indifférent avec lequel Marcelle les comptait:
—Oh! dit-il, ça fait frémir d'avoir tant d'argent que ça à la fois! Heureusement qu'il n'y a plus de chauffeurs, et qu'on peut se risquer à garder ça quelques jours sans le placer. Je porte ça tout le jour sur moi; la nuit, je le mets sous mon oreiller, je dors dessus. Il me tarde tant de m'en débarrasser! Si je n'avais pas fait affaire avec vous tout de suite, j'aurais acheté un coffre de fer pour le serrer, en attendant le placement, car de confier ça à des notaires ou à des banquiers, pas si bête! Aussi, je voudrais que nous pussions bâcler notre marché ce soir, afin de n'avoir plus à garder ce trésor.
—J'espère bien que nous allons terminer de suite, dit Marcelle.
—Mais quoi! sans consulter? et ma femme? et mon notaire?
—Votre femme est ici; quant à votre notaire, si vous l'appelez, il faut que j'appelle aussi le mien.
—Ces diables de notaires gâteront tout, croyez-moi, Madame! J'en sais aussi long qu'eux, et vous aussi, car notre acte est bon, et si nous le faisons enregistrer, il nous en coûtera diablement.
—Passons-nous donc de cette formalité. Je vous vendrai, comme on dit, de la main à la main.
—Un marché si important! ça fait frémir cependant! Mais ceci n'est qu'une promesse après tout: si nous la signions?
—C'est une promesse qui vaut acte. Je suis prête à la signer. Allez chercher votre femme.
—«Il le faut bien, se dit Bricolin. Pourvu que ça ne prenne pas trop de temps et que le vent ne tourne pas pendant une heure de dispute que la Thibaude va peut-être me chercher!» Vous allez voir Rose, madame Marcelle? Ne lui dites rien encore.
—Je m'en garderai bien! mais vous me permettez de lui faire entrevoir quelque espérance de votre consentement?
—Au point où nous en sommes, ça se peut, répondit Bricolin, s'avisant avec sagacité que la vue de Rose et de ses larmes était le meilleur moyen d'entretenir Marcelle dans ses généreuses intentions.
M. Bricolin trouva sa femme dans des dispositions bien différentes de celles qu'il prévoyait. Madame Bricolin était dure, acariâtre; mais, quoique plus avare que son mari dans les détails de la vie, elle était peut-être moins cupide quant à l'ensemble; plus amère dans ses paroles, plus insensible en apparence, elle était plus capable que lui d'un bon mouvement dans l'occasion. D'ailleurs, elle était femme, et le sentiment maternel, pour être caché sous des formes acerbes, n'en était pas moins vivant dans son sein.
—Monsieur Bricolin, dit-elle en venant à sa rencontre et en s'enfermant avec lui dans la cuisine où brûlait tristement une maigre chandelle, tu me vois dans la peine. Rose est plus malade que tu ne penses. Elle ne fait que crier et pleurer comme si elle avait perdu la tête. Elle aime ce meunier; c'est comme une punition de Dieu pour nos péchés. Mais le mal est fait, son coeur est pris, et elle est tout juste comme était sa soeur quand elle commençait à déménager. D'un autre côté, l'état de l'autre empire et menace de devenir intolérable. Le médecin, voyant qu'elle faisait mine de briser les portes, vient d'exiger qu'on la laissât sortir et vaguer dans la garenne et le vieux château comme à l'ordinaire. Il dit qu'elle est habituée à être seule, toujours en mouvement, et que si on la tient enfermée avec du monde autour d'elle, elle deviendra furieuse. Mais j'en tremble, si elle allait se tuer! Elle parait si méchante ce soir! Elle, qui ne parle jamais, nous a dit toutes les horreurs de la vie. J'ai l'estomac qui m'en fait mal. C'est abominable de vivre comme ça! Et quand on pense que c'est une amour contrariée qui en est la cause! Nous avons pourtant également bien élevé toutes nos filles! Les autres se sont mariées comme nous avons voulu, elles nous font honneur; elles sont riches, et elles ont l'esprit de se trouver heureuses, quoique leurs maris ne soient pas des jolis coeurs. Mais l'aînée et la dernière ont des têtes de fer, et puisque nous avons eu le guignon de ne pas comprendre ce qui pouvait perdre l'une, nous devons avoir la prudence de ne pas contrarier l'autre. J'aimerais mieux qu'elle ne fût pas née que d'épouser ce meunier! Mais elle le veut, et comme j'aimerais mieux la voir morte que folle, il faut prendre son parti là-dessus. Je te le dis donc, monsieur Bricolin, je donne mon consentement, et il faut bien que tu donnes le tien. Je viens de dire à Rose que si elle voulait absolument se marier avec cet homme-là, je ne l'en empêcherais pas. Ça a paru la calmer, quoiqu'elle n'ait pas eu l'air de me comprendre ou de me croire. Il faut que tu ailles chez elle et que tu dises de même.
—Comme ça se trouve! s'écria Bricolin enchanté. Tiens, femme, lis-moi ce bout d'écrit, et dis-moi s'il n'y manque rien.
—Je tombe des nues! dit la fermière après avoir lu l'écrit. Et après maintes exclamations, elle rassembla toutes les glaces de sa volonté pour le relire avec toute l'attention d'un procureur.—Cet écrit-là est bon pour toi, dit-elle. Ça vaut un jugement. Tu n'as pas besoin de consulter, monsieur Bricolin; tu n'as qu'à signer. C'est tout profit, tout bonheur! Ça fait nos affaires et ça contente Rose. On a raison de dire que quand on a bonne intention, le bon Dieu vous en récompense. J'étais décidée à la donner pour rien à son amant, et nous en voilà bien payés! Signe, signe, mon vieux, et paie. Ça fera que l'acte aura reçu exécution, et qu'il n'y aura pas à y revenir.
—Payer déjà? comme ça tout d'un coup! sur un chiffon de papier qui n'est pas seulement notarié?
—Paie! te dis-je, et fais publier les bans demain matin.
—Mais si l'on faisait entendre raison à la petite! Peut-être qu'elle se portera bien demain, et qu'elle consentira à en épouser un autre si on la raisonne, et si tu sais t'y prendre avec elle. On pourrait dire alors qu'un acte pareil de ma part est une folie, une bêtise qui ne peut pas engager ma fille....
—Eh bien! alors la vente serait annulée!
—Savoir! on peut toujours plaider.
—Tu perdrais!
—Savoir encore! D'ailleurs, qu'est-ce que ça fait? La vente serait suspendue. Un procès, on peut faire durer ça longtemps. Tu sais que madame de Blanchemont ne peut pas attendre. Ça la forcerait bien à transiger.
—Bah! avec ces histoires-là on fait mal parler de soi, monsieur Bricolin. On perd son honneur et son crédit. Il y a toujours profit à agir rondement.
—Eh bien, on verra, Thibaude! Va toujours dire à ta fille que c'est conclu. Peut-être que quand elle ne se sentira plus contrariée, elle ne se souciera plus tant de son Grand-Louis; car ça m'a l'air tout bonnement d'une pique entre elle et moi qui lui monte comme ça la tête. Dis donc? il n'a pas mal manoeuvré dans tout ça, le meunier! Il a su trouver le moyen de capter la protection et l'amitié de cette darne, je ne sais comment.... Le gaillard n'est pas sot!
—Je le détesterai toute ma vie! répondit la fermière; mais c'est égal. Pourvu que Rose ne devienne pas comme sa soeur, je battrai froid à son mari et je me tairai.
—Oh! son mari, son mari!... il ne l'est pas encore!
—Si fait, Bricolin, c'est une affaire finie: va signer.
—Et toi? il faut bien que tu signes aussi?
—Je suis prête.
Madame Bricolin entra délibérément chez sa fille, où Marcelle l'attendait, et elle signa avec son mari sur un coin de la commode.
Quand ce fut fait, Bricolin dit tout bas à sa femme, avec un regard de triomphe farouche:
—Thibaude! la vente est bonne et la condition est nulle! Tu ne savais pas ça, toi qui prétends tout savoir!
Rose avait toujours la fièvre et des douleurs intolérables à la tête; mais depuis que la folle était dehors et qu'on ne l'entendait plus crier, Rose avait les nerfs plus calmes. Quand Marcelle eut signé et qu'elle présenta la plume à sa jeune amie, celle-ci eut bien de la peine à comprendre ce dont il s'agissait; mais quand elle l'eut compris, elle fondit en larmes et se jeta avec effusion dans les bras de son père, de sa mère et de son amie, en disant à l'oreille de celle-ci:
«Divine Marcelle, c'est un prêt que j'accepte; je serai assez riche un jour pour m'acquitter envers votre fils.»
La grand'mère Bricolin fut la seule de la famille qui comprît la noble conduite de Marcelle. Elle se jeta à ses genoux et les embrassa sans rien dire.
—Et maintenant, dit Marcelle tout bas à la vieille, il n'est pas bien tard, dix heures seulement! Grand-Louis pourrait bien être encore sur le terrier, et d'ailleurs il n'y a pas si loin d'ici à Angibault. Si on envoyait quelqu'un le chercher? Je n'ose le proposer; mais on pourrait le faire arriver comme par hasard, et une fois ici il faudrait bien l'instruire de son bonheur.
—Je m'en charge! s'écria la veille. Quand je devrais aller moi-même au moulin! Je retrouverais mes jambes de quinze ans pour ça!
Elle sortit elle-même en effet dans le village, mais elle ne trouva pas le meunier. Elle voulut lui dépêcher un garçon de ferme. Ils étaient tous ivres, endormis dans leur lit ou au cabaret, incapables de se mouvoir. La petite Fanchon était trop poltronne pour s'en aller de nuit par les chemins; d'ailleurs, il n'était pas humain d'exposer cette jeune enfant, un soir de fête, à rencontrer toutes sortes de gens. La mère Bricolin allait, cherchant sur le terrier devenu presque désert, quelqu'un d'assez mûr et d'assez prudent pour se charger de sa commission, lorsque l'oncle Cadoche, sortant de dessous le porche de l'église, où il venait de marmotter une dernière prière, s'offrit à ses regards.
XXXII.
LE PATACHON.
—Vous vous promenez bien tard, madame Bricolin? dit le mendiant à la vieille fermière; vous avez l'air de chercher quelqu'un? Votre petite-fille est rentrée depuis longtemps. Son papa l'a joliment contrariée aujourd'hui!...
—C'est bon, c'est bon, Cadoche, répondit la vieille, je n'ai pas d'argent sur moi. Mais je crois qu'on t'a donné aujourd'hui chez nous.
—Je ne vous demande rien; ma journée est faite; j'ai bu trois petits verres ce soir, et je n'en vas que plus droit. Tenez, mère Bricolin, ce n'est pas votre mari, ni même votre garçon le gros monsieur, qui porteraient la boisson comme je le fais à mon âge. Je vous souhaite le bonsoir. Je m'en vas coucher à Angibault.
—A Angibault? Cadoche, mon vieux, tu vas à Angibault?
—Ça vous étonne? Ma maison est à deux grandes lieues d'ici du côté de Jeu-les-Bois. Je n'ai pas besoin de me fatiguer. Je m'en vas passer la nuit chez mon neveu le meunier; j'y suis toujours bien reçu, et on ne me met pas à la paille, comme dans les autres maisons, comme chez vous, par exemple, qui êtes pourtant assez riches encore, malgré les chauffeurs! Chez mon neveu, il y a un lit pour moi dans le moulin, et on n'a pas peur que j'y mette le feu... comme chez vous où, quand on n'a pas le feu aux pieds on l'a dans la tête.
Ces allusions à la catastrophe dont son mari avait été victime firent passer un frisson dans le vieux sang de la mère Bricolin; mais elle fit un effort pour ne penser qu'à sa petite-fille et à des jours meilleurs.
—C'est donc chez le Grand-Louis que tu vas? dit-elle au vieillard.
—Sans doute; chez le meilleur de mes neveux, chez mon vrai neveu, mon héritier futur!
—Dis donc, Cadoche, puisque tu es dans ton bon sens et que tu es si ami du Grand-Louis, tu peux lui rendre un fameux service. Il y a une affaire qui presse, et il faut qu'il vienne tout de suite me parler: dis-lui ça, je l'attendrai à la porte de la grand'cour. Qu'il prenne sa jument, il ira plus vite.
—Sa jument? il ne l'a plus; on la lui a volée.
—C'est égal, qu'il vienne, n'importe comment! l'affaire l'intéresse beaucoup.
—Et qu'est-ce que c'est que cette affaire?
—Ah! bon, il veut qu'on lui explique ça, à présent! Cadoche, il y aura une pièce neuve de vingt sous pour toi, que tu pourras venir chercher demain matin.
—A quelle heure?
—Quand tu voudras.
—J'irai à sept heures. Soyez-y, parce que je n'aime pas à attendre.
—Va donc!
—J'y vas. Je n'en ai pas pour trois quarts d'heure. Ah! c'est que j'ai de meilleures jambes que votre mari, mère Bricolin, et pourtant j'ai dix ans de plus.
Le mendiant partit d'un pas assez ferme en effet. Il approchait d'Angibault, lorsqu'il se trouva dans un chemin étroit, juste devant la calèche de M. Ravalard, conduite à grand train par le patachon roux et méchant, qui dédaigna de lui crier gare! et poussa ses chevaux sur lui.
Il est contraire à la dignité du paysan berrichon de se déranger jamais pour une voiture, quelque avertissement qu'il reçoive, quelque difficulté qu'il y ait à se déranger pour lui. L'oncle Cadoche était plus fier que qui que ce soit dans le pays. Habitué à traiter du haut de sa grandeur, avec un sérieux comique, tous ceux auxquels il tendait une main suppliante, il affecta de ralentir son allure et de garder le milieu du chemin, quoiqu'il sentit l'haleine ardente des chevaux sur son épaule.—Range-toi donc, animal! cria enfin le patachon en lui allongeant un grand coup de fouet autour du visage.
Le mendiant se retourna, et, saisissant les chevaux à la bride, il les fit reculer si fort, qu'ils faillirent verser la voiture dans le fossé. Alors s'engagea entre lui et le patachon furieux une lutte désespérée; celui-ci frappant toujours de son fouet et proférant mille imprécations; le vieux Cadoche se garantissant de ses atteintes en se baissant sous la tête des chevaux, et les poussant toujours en leur secouant le mors avec force, tantôt les faisant reculer, tantôt reculant lui-même devant eux. M. Ravalard avait pris d'abord des airs de grand seigneur, comme il convient à un homme qui roule carrosse pour la première fois de sa vie. Il avait juré lui-même contre l'insolent qui osait l'arrêter; mais, le bon coeur du Berrichon l'emportant bientôt sur l'orgueil du parvenu, dès qu'il vit que le vieillard bravait follement un danger réel:
—Prenez garde, dit-il au patachon en se penchant hors de sa calèche; prenez garde de faire du mal à ce pauvre homme!
Il était trop tard: les chevaux, exaspérés d'être fouettes d'un côté et repoussés de l'autre, avaient fait un bond furieux: ils avaient renversé Cadoche. Grâce à l'admirable instinct de ces généreux animaux, ils franchirent son corps sans le toucher, mais les deux roues de la voiture lui passèrent sur la poitrine.
Le chemin était sombre et désert. Il faisait trop nuit pour que M. Ravalard pût distinguer ce porteur de haillons couleur de terre, étendu derrière sa calèche qui fuyait rapidement, le patachon lui-même ne pouvant maîtriser ses chevaux. D'abord le bourgeois éprouva la peur de verser; quand l'attelage se calma, le mendiant était déjà bien dépassé.
—J'espère que vous ne l'avez pas renversé? dit-il à son cocher, qui tremblait encore de peur et de colère.
—Non, non, dit le patachon convaincu ou non de ce qu'il affirmait. Il est tombé de côté. C'est sa faute, vieille canaille! mais les chevaux n'y ont pas touché, et il n'a pas eu de mal, car il n'a pas seulement crié. Il en sera quitte pour la peur, et ça lui servira de leçon.
—Mais si nous retournions voir? dit M. Ravalard.
—Oh! non, non, Monsieur; pour une égratignure ces gens-là vous feraient un procès. Il n'aurait même rien du tout qu'il ferait semblant d'avoir la tête cassée pour vous faire donner beaucoup d'argent. J'en ai accroché un comme ça une fois qui a eu la patience de rester quarante jours au lit pour se faire indemniser par mon bourgeois de quarante jours de travail perdu. Et il n'était pas plus malade que moi.
—Ces gens-là sont bien fins! dit M. Ravalard. Cependant, j'aimerais mieux n'avoir jamais de calèche que d'écraser n'importe qui. Une autre fois, petit, il faudra s'arrêter court plutôt que de se disputer comme ça; c'est dangereux.
Le patachon, qui ne se souciait pas des suites de l'affaire, fouetta encore ses chevaux pour s'éloigner au plus vite. Il n'était pas sans terreur et sans remords, et il jura entre ses dents jusqu'à la fin du voyage.
Le meunier, Lémor, la Grand'Marie et M. Tailland le notaire, sortaient en ce moment du moulin. Lémor était résolu à partir le lendemain; il passait là sa dernière soirée, peu attentif à ce qui se disait autour de lui, et contemplant, plongé dans une douce mélancolie, la beauté du ciel et le miroitement des étoiles dans la rivière. Le meunier, triste et sombre, s'efforçait de faire politesse au notaire, qui venait de rédiger un testament à quelques pas de là, chez un métayer de la Vallée-Noire, et qui, en repassant devant le moulin, s'y était arrêté pour allumer son cigare et les lanternes de son cabriolet. La Grand'Marie était en train de lui expliquer qu'en prenant une autre direction il éviterait un long trajet pierreux, et Grand-Louis assurait qu'en passant ce même chemin au pas ou à pied, en conduisant le cheval par la bride, il aurait le reste du chemin meilleur. Le notaire, quand il s'agissait de ses aises, était ce qu'on, appelle dans le pays extrêmement fafiot, mot intraduisible qui désigne un homme à la fois musard et minutieux. Il venait de perdre un quart d'heure qu'il eût pu employer chez lui à se reposer, à se faire expliquer comme quoi il pouvait éviter un quart d'heure de fatigue légère.
Il trouvait que mener à pied son cheval par la bride était encore plus fatigant que de rester dans sa carriole en supportant les cahots, mais que des deux le meilleur ne valait rien et troublait la digestion.
—Allons, dit le meunier, en qui les tristes pensées ne pouvaient étouffer l'obligeance et la bonté naturelles, suivez-moi en vous promenant tout doucement, je vas vous conduire votre équipage jusque là-haut. Quand nous aurons dépassé les vignes, vous aurez tout chemin de sable.
En remplissant avec bonhomie l'office de groom, Grand-Louis fut bientôt obligé de ranger le cabriolet presque dans le fossé pour laisser passer la calèche de M. Ravalard qui allait grand train. M. Ravalard, préoccupé de sa rencontre avec le mendiant, ne songea pas à répondre au bonsoir amical du meunier.
—C'est donc parce qu'il a voiture qu'il ne me reconnaît pas? dit celui-ci à Lémor qui l'avait suivi. Argent, argent! tu fais tourner le monde comme l'eau la roue de mon moulin. Ce damné patachon brisera tout s'il va de ce train-là sur nos cailloux; sans doute qu'il a du vin dans la tête et de l'argent dans le gousset. Je ne sais pas lequel grise le mieux. Ah! Rosé! Rosé! ils te feront boire le poison de la vanité, et avant peu, tu m'oublieras peut-être aussi. Cependant elle paraissait presque m'aimer ce soir; elle avait les yeux pleins de larmes quand on l'a séparée de moi. Je ne lui parlerai plus... elle me regrettera peutêtre... Ah! que je serais heureux si je n'étais pas si malheureux!
Le meunier fut tiré de ses réflexions par un écart du cheval qu'il conduisait. Il se pencha en avant et vit quelque chose de pâle en travers du chemin. Le cheval refusait obstinément d'avancer, et la traîne ombragée était si noire en cet endroit que Grand-Louis fut obligé de mettre pied à terre pour voir s'il avait heurté un tas de pierres ou un ivrogne.
—Oh! diable! mon oncle, dit-il en reconnaissant la grande taille et la besace du mendiant. Hier soir, c'était au bord du fossé, encore passe, mais aujourd'hui c'est tout en travers des ornières! Il paraît que vous aimez cet endroit-là; mais vous y faites mal votre lit. Allons, réveillez-vous donc, et venez coucher au moulin, vous y serez un peu mieux que sous les pieds des chevaux.
—Cet homme est mort! dit Henri en soulevant le mendiant dans ses bras.
—Oh! n'ayez pas peur! il a souvent passé par cette mort là; ça le connaît. Il porte pourtant bien la boisson, le compère! mais un jour de fête on en prend plus que de raison, et il n'y a, comme on dit en parlant du vin, si fidèle ami qui ne vienne à vous trahir. Allons, laissons-le au pied de cet arbre; nous le reprendrons en passant pour le conduire à la maison.
Lémor toucha le bras du mendiant.
—Si je ne sentais son pouls battre faiblement, dit-il, je jurerais qu'il est mort. Quoi! ce n'est pas assez de la misère, de la vieillesse et de l'abandon, sans qu'une passion honteuse traîne ainsi ce malheureux sous les pieds des hommes! Et c'est pourtant là un homme aussi!
—Bah! vous êtes sévère comme un buveur d'eau, vous! Qui est-ce qui a dit que le pauvre a besoin de boire l'oubli de ses maux? J'ai entendu cette parole-là quelque part; c'est une vérité.
Au moment où Lémor et le meunier allaient abandonner provisoirement Cadoche, celui-ci fit entendre un gémissement profond.
—Eh bien! mon oncle, dit en souriant le meunier, ça ne va pas mieux?
—Je suis mort! répondit faiblement le mendiant. Ayez pitié de moi! achevez-moi... je souffre trop.
—Ça se passera, mon oncle. Un peu d'eau et un bon lit....
—Ils m'ont écrasé, ils m'ont passé sur le corps! reprit le mendiant.
—Mais, ce n'est pas impossible! dit Lémor.
—Oh! ça se dit toujours comme ça, reprit le meunier qui avait vu trop souvent les divagations pénibles de l'ivresse pour s'inquiéter beaucoup. Voyons, père Cadoche, vous est-il arrivé malheur tout de bon?
—Oui, la voiture, la voiture... sur l'estomac, sur le ventre, sur les bras!...
—Décrochez donc une des lanternes de ce cabriolet, et apportez-la ici, dit le meunier à Lémor. Ça éclaire un coin, ça obscurcit l'autre; quand il aura ça sous le nez, nous verrons bien s'il a du mal ou du vin.
—Non! pas de vin... pas de vin, murmurait le mendiant, on m'a assassiné, écrasé comme un pauvre chien; il faudra que j'en meure. Que le bon Dieu et la sainte Vierge, et tous les bons chrétiens aient pitié de moi et vengent ma mort!
Lémor approcha la lanterne. La face du mendiant était livide, ses vêtements étaient trop délabrés pour qu'une déchirure et une souillure de plus ou de moins pussent servir d'indice, mais en écartant les haillons qui lui couvraient la poitrine, on vit sur ses côtes décharnées des traces d'un rouge ardent; c'étaient les bandes de fer des roues qui l'avaient sillonné. Cependant le sang n'avait pas jailli, les côtes ne paraissaient pas brisées, et la respiration était encore assez libre. Il put même raconter son accident, et il eut assez de force pour vomir contre le riche en voiture et le vil mercenaire qui renchérissait sur l'insolence et la cruauté du maître, toutes les imprécations et tous les serments de vengeance que la rage et le désespoir purent lui suggérer.
—Dieu merci! dit le meunier, vous n'en êtes pas mort, mon pauvre Cadoche, et il faut espérer que vous n'en mourrez pas. Tenez, la roue de droite était dans ce fossé, on en voit la trace; c'est ce qui vous a sauvé: la voiture, en y penchant, a pesé sur vous aussi peu que possible. C'est un miracle qu'elle n'ait pas versé sur l'autre flanc.
—J'y avais bien fait mon possible! dit le mendiant.
—Eh bien! votre malice vous a servi, mon oncle. Ils n'ont pas pu vous écraser, et nous leur revaudrons ça, non pas à ce pauvre M. Ravalard qui en aura plus de chagrin que vous, mais à ce damné méchant enfant!
—Et mes journées que je vais perdre! dit le mendiant d'un ton dolent.
—Ah! dame! vous gagniez peut-être plus d'argent à vous promener que nous autres à travailler. Mais on vous aidera, père Cadoche; on fera une quête pour vous; et je vous donnerai, moi, votre pesant de blé; ne vous chagrinez pas. Quand on a du mal il ne faut pas se laisser achever par la peur.
En parlant ainsi le bon meunier, avec l'aide de Lémor, plaça le mendiant dans le cabriolet, et ils le ramenèrent au pas, évitant les cailloux avec un soin extrême. M. Tailland, qui ne gravissait pas vite la colline, de crainte de s'essouffler, s'étonna de les voir revenir, et, quand il sut de quoi il était question, il prêta son cabriolet de bonne grâce, non sans s'inquiéter pourtant un peu du retard que cet accident lui faisait éprouver et de la fatigue qu'il aurait à remonter la côte, quand il était déjà en haut. Il ne la redescendit pas moins, pour voir s'il pourrait aider ses amis du moulin à secourir le pauvre Cadoche.
Quand on déposa le vieillard sur le propre lit du meunier, il tomba en défaillance. On lui fît respirer du vinaigre.
—J'aimerais mieux l'odeur de l'eau-de-vie, dit-il, quand il commença à revenir, c'est plus sain.
On lui en apporta.
—J'aimerais mieux la boire que de la respirer, dit-il, c'est plus fortifiant.
Lémor voulut s'y opposer. Après un tel accident, cet ardent breuvage pouvait et devait provoquer un accès de fièvre terrible. Le mendiant insista. Le meunier essaya de l'en détourner; mais le notaire, qui avait trop étudié sa propre santé pour n'avoir pas quelques préjugés en médecine, déclara que l'eau, dans un tel moment, serait mortelle à un nomme qui n'en avait peut-être pas bu une goutte depuis cinquante ans; que l'alcool, étant sa boisson ordinaire, ne pouvait lui faire que du bien, qu'il n'avait pas d'autre mal sérieux que la peur, et que l'excitation d'un petit-verre lui remettrait les sens. La meunière et Jeannie, qui, comme tous les paysans, croyaient aussi à la vertu infaillible du vin et du brandevin dans tous les cas, affirmèrent, comme le notaire, qu'il fallait contenter ce pauvre homme. L'avis de la majorité l'emporta, et pendant qu'on cherchait un verre, Cadoche, qui se sentait dévoré réellement par la soif qu'excitent les grandes souffrances, porta précipitamment la bouteille à ses lèvres et en avala d'un trait plus de la moitié.
—C'est trop, c'est trop! dit le meunier en l'arrêtant.
—Comment, mon neveu! répondit le mendiant avec la dignité d'un père de famille réclamant l'exercice légitime de son autorité, tu me mesures ma part chez toi? Tu chichottes sur les secours que mon état réclame?
Ce reproche injuste vainquit la prudence du simple et bon meunier. Il laissa la bouteille à côté du mendiant en lui disant:
—Gardez ça pour plus tard, mais à présent, c'est assez.
—Tu es un bon parent et un digne neveu! dit Cadoche, qui parut tout à coup comme ressuscité par l'eau-de-vie; et si je dois en mourir, je préfère que ce soit chez toi, parce que tu me feras faire un enterrement convenable. J'ai toujours aimé ça, un bel enterrement! Écoute, mon neveu, garçons de moulin, notaire!... je vous prends tous à témoin, j'ordonne à mon neveu et à mon héritier, Grand-Louis d'Angibault de me faire porter en terre ni plus ni moins honorablement qu'on le fera sans doute bientôt pour le vieux Bricolin de Blanchemont, qui me survivra de peu, malgré qu'il soit plus jeune... mais qui s'est laissé brûler les jambes dans le temps... Ah! ah! dites donc, vous autres, faut-il être bête pour se laisser rôtir les quilles pour de l'argent qu'on a en dépôt! Il est vrai qu'il y en avait du sien avec, dans le pot de fer!...
—Qu'est-ce qu'il dit donc? dit le notaire qui s'était assis devant une table et qui n'était pas trop fâché de voir la meunière préparer du thé pour le malade, comptant en avaler aussi une tasse bien chaude pour se préserver des vapeurs du soir au bord de la Vauvre. Qu'est-ce qu'il nous chante avec ses quilles rôties et son pot de fer?
—Je crois qu'il bat la campagne, répondit le meunier. Au reste, quand il ne serait ni soûl ni malade, il est assez vieux pour radoter, et les histoires de sa jeunesse l'occupent plus que celles d'hier. C'est l'habitude des vieillards. Comment vous sentez-vous, mon oncle?
—Je me sens bien mieux depuis cette petite goutte, quoique ton brandevin soit diablement fade! M'aurait-on fait la niche d'y mettre de l'eau par économie? Écoute, mon neveu, si tu me refuses quelque chose pendant ma maladie, je te déshérite!
—Ah oui, parlons de ça, pour changer! dit le meunier en haussant les épaules. Vous feriez mieux d'essayer de dormir, père Cadoche.
—Dormir, moi? Je n'en ai nulle envie, répondit le mendiant en se redressant sur son coussin et en promenant autour de lui des yeux étincelants. Je sens bien que je suis cuit, mais je ne veux pas mourir sur le flanc comme un boeuf. Oui-da! je sens quelque chose de bien lourd dans mon estomac, là, sur le coeur, comme si j'avais une pierre à la place. Ça me démange... ça me gêne. Meunière! faites-moi donc des compresses. Personne ne s'occupe de moi ici, comme si je n'étais pas un oncle à succession!
—N'aurait-il pas les côtes enfoncées? dit Lémor. C'est peut-être là ce qui oppresse le coeur?
—Je n'y connais goutte, ni personne ici, dit le meunier; mais on peut bien envoyer chercher le médecin, qui est sans doute encore à Blanchemont.
—-Et qui est-ce qui la paiera, la visite du médecin? dit le mendiant, qui était aussi avare que vaniteux de sa prétendue richesse.
—Ce sera moi, répondit Grand-Louis, à moins qu'il ne veuille agir par humanité. Il ne sera pas dit qu'un pauvre diable crèvera chez moi faute de tous les secours qu'on donnerait à un riche. Jeannie, monte sur Sophie, et va-t'en bien vite chercher M. Lavergne.
—Monte sur Sophie? dit Cadoche en ricanant. Tu dis cela par habitude, mon neveu! Tu oublies qu'on t'a volé Sophie.
—On a volé Sophie? dit la meunière en se retournant.
—Il déraisonne, répondit le meunier. Mère, n'y faites pas attention. Dites donc, père Cadoche, ajouta-t-il en baissant la voix et en s'adressant au mendiant; vous savez donc ça? Est-ce que vous pourriez me donner des nouvelles de ma bête et de mon voleur?
—Qui peut savoir pareille chose! répliqua Cadoche d'un air confit. Qui est-ce qui découvre les voleurs? ce n'est pas les gendarmes, ils sont trop bêtes! Qui est-ce qui a jamais pu dire quelles gens ont fait brûler les jambes, et enlevé le pot de fer du père Bricolin?
—Ah ça! dites donc, mon oncle, reprit le meunier; vous nous parlez toujours de ces jambes-là; ça vous occupe donc beaucoup. Depuis quelque temps, toutes les fois que je vous rencontre vous y revenez! et ce soir il y a un pot de fer de plus dans votre histoire. Vous ne m'aviez jamais parlé de ça?
—Ne le fais donc pas causer! dit la meunière; tu lui redoubleras sa fièvre.
Le mendiant avait la fièvre en effet. Toutes les fois que ses hôtes tournaient la tête, il avalait furtivement une lampée d'eau-de-vie, et il replaçait adroitement la bouteille sous son traversin du côté de la ruelle. A chaque instant, il paraissait plus fort, et c'était merveille de voir comment ce corps de fer supportait à un âge si avancé les suites d'un accident qui eût brisé tout autre.
—Le pot de fer! dit-il en regardant fixement Grand-Louis avec des yeux étranges qui lui causèrent une sorte d'effroi inexplicable. Le pot de fer! c'est le plus beau de l'histoire, et je m'en vais vous le raconter.
—Racontez, racontez, père Cadoche, ça m'intéresse! dit le notaire, qui l'examinait avec attention.