Le meunier d'Angibault
Notre meunier chargé d'argent
Revenait au village.
Quand tout à coup v'la qu'il entend
Un grand bruit dans l'feuillage.
Notre meunier est homm' de coeur,
On dit pourtant qu'il eut grand peur...
Or, écoutez mes chers amis,
Si vous voulez m'en croire,
N'allez pas, n'allez pas dans la Vallée-Noire.
Je crois que la chanson dit: dans la Forêt-Noire; mais Grand-Louis, qui se moquait de la césure comme des voleurs et des revenants, s'amusait à adapter les paroles à sa situation; et ce couplet naïf, jadis fort en vogue, mais qui no se chantait plus guère qu'au moulin d'Angibault, charmait souvent les ennuis de ses courses solitaires.
Lorsqu'il fut près de l'homme qui l'attendait de pied ferme, il jugea que le poste était assez bien choisi pour une attaque. Le gué était, sinon profond, du moins encombré de grosses pierres qui forçaient les chevaux d'y marcher avec précaution, et de plus, pour descendre dans l'eau, il fallait s'occuper de soutenir la bride, le raidillon étant assez rapide pour exposer l'animal à s'abattre.
—Nous verrons bien, se disait Grand-Louis avec beaucoup de prudence et de calme.
XVIII.
HENRI.
Le voyageur s'avança en effet à la tête du cheval, et déjà Grand-Louis qui, pendant sa chanson, avait dextrement attaché une balle de plomb, percée à cet effet, à la mèche de son fouet, levait le bras pour lui faire lâcher prise, lorsqu'une voix connue lui dit amicalement:
—Maître Louis, permettez-moi de monter sur votre voiture pour passer l'eau.
—Oui-da, cher Parisien! répondit le meunier: enchanté de vous rencontrer. Je vous ai assez cherché ce ce matin! Montez, montez, j'ai deux mots à vous dire.
—Et moi, j'ai plus de deux mots à vous demander, répliqua Henri Lémor en sautant dans la charrette et en s'asseyant sur la malle à côté de lui, avec la confiance d'un nomme qui ne s'attend à rien de fâcheux.
—Voilà un gaillard bien osé, se dit le meunier qui, dans le premier retour de sa rancune, avait peine à se contenir jusqu'à l'autre rive. Savez-vous, mon camarade, dit-il en lui mettant sa lourde main sur l'épaule, que je ne sais ce qui me retient de faire demi-tour à droite et d'aller vous faire faire un plongeon au-dessous de l'écluse?
—L'idée est plaisante, répondit tranquillement Lémor, et réalisable jusqu'à un certain point. Je crois pourtant, mon cher ami, que je me défendrais fort bien, car, pour la première fois depuis longtemps, je tiens ce soir à ma vie, avec acharnement.
—Minute! dit le meunier en s'arrêtant sur le sable après avoir traversé le ruisseau. Nous voici plus à l'aise pour causer. D'abord et avant tout, faites-moi l'amitié, mon cher monsieur, de me dire où vous allez.
—Je n'en sais trop rien, dit Lémor en riant. Je crois que je vais au hasard devant moi. Ne fait-il pas beau pour se promener?
—Pas si beau que vous croyez, mon maître, et vous pourriez vous en retourner par un mauvais temps, si tel était mon bon plaisir. Vous avez voulu venir sur ma charrette; c'est mon fort détaché, à moi, et on n'en descend pas toujours comme on y monte.
—Trêve de bons mots, Grand-Louis, répondit Lémor, et fouettez votre cheval. Je ne puis rire, je suis trop ému...
—Vous avez peur, enfin, convenez-en.
—Oui, j'ai grand'peur comme le meunier de votre chanson, et vous le comprendrez quand je vous aurai parlé...si je puis parler...je n'ai guère ma tête à moi.
—Enfin, où allez-vous? dit le meunier qui commençait à craindre d'avoir mal jugé Lémor, et qui, reprenant sa raison un peu ébranlée par la colère, se demandait si un coupable viendrait ainsi se remettre entre ses mains.
—Où allez vous vous-même? dit Lémor. À Angibault? bien près de Blanchemont!... et moi, je vais de ce côté-là, sans savoir si j'oserai aller jusque-là. Mais vous avez entendu parler de l'aimant qui attire le fer.
—Je ne sais pas si vous êtes de fer, reprit le meunier, mais je sais qu'il y a aussi pour moi une fameuse pierre d'aimant de ce côté-là. Allons, mon garçon, vous voudriez donc...
—Je ne veux rien, je n'ose rien vouloir! et cependant elle est ruinée, tout à fait ruinée! Pourquoi m'en irais-je?
—Pourquoi vouliez-vous donc aller si loin, en Afrique, au diable?
—Je la croyais encore riche; trois cent mille francs, je vous l'ai dit, comparativement à ma position, c'était l'opulence.
—Mais puisqu'elle vous aimait malgré cela?
—Et moi, vous jugez que j'aurais dû accepter l'argent avec l'amour? Car je ne puis plus feindre avec vous, ami. Je vois qu'on vous a confié des choses que je ne vous aurais pas avouées, eussions-nous dû en venir aux coups. Mais j'ai réfléchi, après vous avoir quitté un peu brusquement, sans trop savoir ce que je faisais, et me sentant le coeur si gros de joie que je n'aurais pu me taire...Oui, j'ai réfléchi à tout ce que vous m'avez dit, j'ai vu que vous saviez tout et que j'étais insensé de craindre l'indiscrétion d'un ami si dévoué à...
—Marcelle! dit le meunier, un peu vain de pouvoir prononcer familièrement ce nom chrétien, comme il le définissait dans sa pensée, par opposition au nom nobiliaire de la dame de Blanchemont.
Ce nom fit tressaillir Lémor. C'était la première fois qu'il résonnait à ses oreilles. N'ayant jamais eu de relations avec l'entourage de madame de Blanchemont, et n'ayant jamais confié le secret de ses amours à personne, il ne connaissait pas dans la bouche d'autrui le son de ce nom chéri, qu'il avait lu au bas de maint billet avec tant de vénération, et que lui seul avait osé prononcer dans des moments de désespoir ou d'ivresse. Il saisit le bras du meunier, partagé entre le désir de le lui faire répéter et la crainte de le profaner en le livrant aux échos de la solitude.
—Eh bien! dit Grand-Louis, touché de son émotion, vous avez enfin reconnu que vous ne deviez pas, que vous ne pouviez pas vous méfier de moi? Mais moi, voulez-vous que je vous dise la vérité? Je me méfie encore un peu de vous. C'est malgré moi, mais cela me poursuit, cela me quitte et me reprend. Voyons, où avez-vous donc passé la journée? Je vous ai cru caché dans une cave.
—Je l'aurais fait, je pense, s'il s'en était trouvé une à ma portée, dit Lémor en souriant, tant j'avais besoin de cacher mon trouble et mon enivrement. Savez-vous, ami, que je m'en allais en Afrique avec l'intention de ne jamais revoir...celle que vous venez de nommer. Oui, malgré le billet que vous m'avez remis, qui me commandait de revenir dans un an, je sentais que ma conscience m'ordonnait un affreux sacrifice. Et encore aujourd'hui j'ai en bien de l'effroi et de l'incertitude! car si je n'ai plus à lutter contre la honte, moi, prolétaire, d'épouser une femme riche, il reste encore l'inimitié de races, la lutte du plébéien contre les patriciens, qui vont persécuter cette noble femme à cause d'un choix réputé indigne. Mais il y aurait peut-être de la lâcheté à éviter cette crise. Ce n'est pas sa faute, à elle, si elle est du sang des oppresseurs, et d'ailleurs, la puissance des nobles a passé dans d'autres mains. Leurs idées n'ont plus de force, et peut-être que...celle qui daigne me préférer...ne sera pas universellement blâmée. Cependant, c'est affreux, n'est-ce pas, d'entraîner la femme qu'on aime dans un combat contre sa famille, et d'attirer sur elle le blâme de tous ceux parmi lesquels elle a toujours vécu! Par quelles autres affections remplacerai-je autour d'elle ces affections secondaires, il est vrai, mais nombreuses, agréables, et qu'un généreux coeur ne peut pas rompre sans regret? Car je suis isolé sur la terre, moi, le pauvre l'est toujours, et le peuple ne comprend pas encore comment il devrait accueillir ceux qui viennent à lui de si loin, et à travers tant d'obstacles. Hélas! j'ai passé une partie du jour sous un buisson, je ne sais où, dans un lieu retiré où j'avais été au hasard, et ce n'est qu'après plusieurs heures d'angoisses et de méditation laborieuse que je me suis résolu à vous chercher pour vous demander de me procurer une heure d'entretien avec elle...Je vous ai cherché en vain, peut-être de votre côté aussi me cherchiez-vous, car c'est vous qui m'avez mis en tête cette idée brûlante d'aller à Blanchemont. Mais je crois que vous êtes imprudent et moi insensé, car elle m'a défendu de savoir même où elle s'est retirée, et elle a fixé, pour les convenances de son deuil, le délai d'un an.
—Tant que cela? dit Grand-Louis un peu effrayé de l'idée ingénieuse qu'il avait cru avoir, le matin, on provoquant, chez l'amant de Marcelle, la tentation de venir la voir. Ces histoires de convenances dont vous me parlez là sont-elles si sérieuses dans vos idées, et faut-il, qu'après la mort d'un méchant mari, un an s'écoule, ni plus ni moins, sans qu'une honnête femme voie le visage d'un honnête homme qui songe à l'épouser? C'est donc l'usage à Paris?
—Pas plus à Paris qu'ailleurs. Le sentiment religieux qu'on porte au mystère de la mort est sans doute partout l'arbitre intime du plus ou du moins de temps qu'on accorde au souvenir des funérailles.
—Je sais que c'est un bon sentiment qui a établi la coutume de porter le deuil sur ses habits, dans ses paroles, dans toute sa conduite; mais cela n'a-t-il pas l'inconvénient de dégénérer en hypocrisie, quand le défunt est vraiment peu regrettable, et que l'amour parle honnêtement en faveur d'un autre? Résulte-t-il de l'état de décence où doit vivre une veuve que son prétendant soit forcé de s'expatrier, ou bien de ne jamais passer devant sa porte, et de ne pas la regarder du coin de l'oeil quand elle a l'air de n'y pas faire attention?
—Vous ne connaissez pas, mon brave, la méchanceté de ceux qui s'intitulent gens du monde, singulière dénomination, n'est-ce pas? et juste pourtant à leurs yeux, puisque le peuple ne compte pas, puisqu'ils s'arrogent l'empire du monde, puisqu'ils l'ont toujours eu, et qu'ils l'ont encore pour un certain temps!
—Je n'ai pas de peine à croire, s'écria le meunier, qu'ils sont plus méchants que nous!... Et pourtant, ajouta-t-il tristement, nous ne sommes pas aussi bons que nous devrions l'être! Nous aussi, nous sommes souvent bavards, moqueurs, et portés à condamner le faible. Oui, vous avez raison, nous devons prendre garde de faire mal parler de cette chère dame. Il lui faudra du temps pour se faire connaître, chérir et respecter comme elle le mérite; il ne faudrait qu'un jour pour qu'on l'accusât de se gouverner follement. Mon avis est donc que vous n'alliez pus vous montrer à Blanchemont.
—Vous êtes un homme de bon conseil, Grand-Louis, et j'étais sur que vous ne me laisseriez pas faire une mauvaise chose. J'aurai le courage d'écouter les avis de votre raison, comme j'ai eu la folie de m'enflammer au premier mouvement de votre bienveillance. Je vais causer avec vous jusqu'à ce que vous soyez arrivé auprès de votre moulin, et alors je m'en retournerai à*** pour partir demain et continuer mon voyage.
—Allons! allons! vous allez d'une extrémité à l'autre, dit le meunier qui, tout en causant avec Lémor, faisait toujours cheminer au pas la patiente Sophie. Angibault est à une lieue de Blanchemont, et vous pouvez bien y passer la nuit sans compromettre personne. Il ne s'y trouve pas d'autre femme ce soir que ma vieille mère, et ça ne fera pas jaser. Vous avez fait, de *** jusqu'ici, une jolie promenade, et je n'aurais ni coeur ni âme si je ne vous forçais d'accepter une petite couchée avec un souper frugal, comme dit M. le curé, qui ne les aime guère de cette façon-là. D'ailleurs, ne faut-il pas que vous écriviez? Vous trouverez chez nous tout ce qu'il faut pour cela... peut-être pas de joli papier à lettres, par exemple! Je suis l'adjoint de ma commune, et je ne fais pas mes actes sur du vélin; mais quand même vous coucheriez votre prose amoureuse sur du papier marqué au timbre de la mairie, ça n'empêchera pas qu'on la lise, et plutôt deux fois qu'une. Venez, vous dis-je, je vois déjà la fumée de mon souper qui monte dans les arbres, nous allons trotter un peu, car je parie que ma vieille mère a faim et qu'elle ne veut pas manger sans moi. Je lui ai promis de revenir de bonne heure.
Henri mourait d'envie d'accepter l'offre du bon meunier. Il se fit un peu prier pour la ferme; les amants sont dissimulés comme les enfants. Il avait renoncé pourtant à la folie d'aller à Blanchemont, mais il était poussé dans cette direction comme par un charme magique, et chaque pas de Sophie, qui le rapprochait de ce foyer d'attraction, remuait son coeur, naguère brisé par une lutte au-dessus de ses forces.
Lémor céda pourtant, bénissant dans son coeur l'insistance hospitalière du meunier.
—Mère! dit celui-ci à la Grand-Marie en sautant à bas de sa charrette, vous ai-je manqué de parole? Si l'horloge du bon Dieu n'est pas dérangée, les étoiles de la croix marquent, dix heures sur le chemin de Saint-Jacques.7
—Il n'est guère plus, dit la bonne femme; c'est seulement une heure plus tard que tu ne t'étais annoncé. Mais je ne te gronde pas; je vois que tu as fait les commissions de notre chère dame. Est-ce que tu comptes aller porter tout cela à Blanchemont ce soir?
—Ma foi non! il est trop tard. Madame Marcelle m'a dit qu'un jour de plus ou de moins lui importait peu. Et d'ailleurs, peut-on entrer au château neuf après dix heures? N'ont-ils pas fait réparer le mur crénelé de la cour et mettre des barres de fer à la grand'porte? Ils sont capables de faire faire un pont-levis sur leur fossé sans eau. Le diable me confonde! M. Bricolin se croit déjà seigneur de Blanchemont, et il aura bientôt des armes sur sa cheminée. Il se fera appeler de Bricolin... Mais dites donc, mère, je vous amène de la compagnie. Reconnaissez-vous ce garçon-là?
—Eh! c'est le monsieur du mois dernier! dit la Grand'-Marie; celui que nous prenions pour un homme d'affaires de la dame de Blanchemont? Mais il parait qu'elle ne le connaît pas.
—Non, non, elle ne le connaît pas du tout, dit Grand-Louis, et il n'est pas homme d'affaires; c'est un employé au cadastre pour la nouvelle répartition de l'impôt. Allons, géomètre, asseyez-vous et mangez chaud.
—Dites donc, Monsieur, fit la meunière quand le premier service, c'est-à-dire la soupe aux raves fut dépêchée, est-ce vous qui avez écrit votre nom sur un de nos arbres au bord de la rivière?
—C'est moi, dit Henri. Je vous en demande pardon; peut-être cette sotte fantaisie d'écolier a-t-elle fait mourir ce jeune saule?
—Sauf votre respect, c'est un peuplier blanc, dit le meunier. Vous êtes bien un vrai Parisien, et sans doute vous ne connaissez pas le chanvre d'avec la pomme de terre. Mais n'importe. Nos arbres se moquent de vos coups le canif, et ma mère vous demande cela pour causer.
—Oh! je ne vous ferais pas de reproche pour un petit arbre. Nous en avons de reste ici, dit la meunière; mais c'est que notre jeune dame s'est tant tourmentée pour savoir qui avait pu mettre ce nom-là! Et son petit qui l'a lu tout seul! oui, Monsieur, un enfant de quatre ans, qui voit ce que je n'ai jamais pu voir dans des lettres!
—Elle est donc venue ici? dit étourdiment Lémor, qui n'avait pas bien sa raison dans ce moment.
—Qu'est-ce que ça vous fait, puisque vous ne la connaissez pas? répondit Grand-Louis en lui donnant un grand coup de genou pour l'engager à feindre, surtout devant son garçon de moulin.
Lémor le remercia du regard, bien que son avertissement eût été un peu rude, et, craignant de divaguer, il ne desserra plus les dents que pour manger.
Lorsque l'on se fut séparé pour la nuitée, comme disait la meunière, Lémor qui devait partager la petite chambre du meunier au rez-de-chaussée, tout en face de la porte du moulin, pria Grand-Louis de ne pas s'enfermer encore et de le laisser promener un quart d'heure au bord de la Vauvre.
—Pardieu, je vas vous y conduire, dit Grand-Louis que le roman de son nouvel ami intéressait beaucoup par la ressemblance qu'il avait avec le sien propre. Je sais où vous allez rêvasser, et je ne sais pas si pressé de dormir que je ne puisse faire un tour avec vous au clair de la lune: car la voici qui se lève et qui va se mirer dans l'eau. Venez voir, mon Parisien, comme elle est blanche et fière dans le bassin de la Vauvre, et vous me direz si c'est à Paris que vous avez une aussi belle lune et une aussi belle rivière! Tenez! ajouta-t-il lorsqu'ils furent au pied de l'arbre, voilà où elle était appuyée en lisant votre nom; elle était comme cela contre la barrière, et elle regardait avec des yeux.... que je ne peux pas faire, quand je passerais deux heures à ouvrir les miens. Ah ça, vous saviez donc qu'elle viendrait ici, que vous lui aviez laissé là votre signature?
—Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que je l'ignorais, et que le hasard seul... un caprice d'enfant, m'a suggéré de marquer ainsi mon passage dans ce bel endroit ou je ne croyais pas devoir jamais revenir. J'avais ouï dire à Paris qu'elle était ruinée. Je l'espérais! j'étais venu savoir à quoi m'en tenir, et quand j'ai appris qu'elle était encore trop riche pour moi, je n'ai plus songé qu'à lui dire adieu.
—Voyez! il y a un Dieu pour les amants; car sans cela vous n'y sériez, pas revenu, en effet. C'est cela, c'est l'air de madame Marcelle en m'interrogeant sur le jeune voyageur qui avait écrit ce nom, qui m'a fait deviner tout d'un coup qu'elle aimait et que son amant s'appelait Henri. C'est ce qui m'a éclairci l'esprit pour deviner le reste, car on ne m'a rien dit, j'ai tout deviné; il faut bien que je m'en accuse et que je m'en vante.
—Quoi! on ne vous avait rien confié, et moi j'ai tout avoué? La volonté de Dieu soit faite! Je reconnais sa main dans tout cela, et je ne me défends plus de la confiance absolue que vous m'inspirez.
—Je voudrais pouvoir vous en dire autant, répondit Grand-Louis en lui prenant la main, car le diable me broie si je ne vous aime pas! Et pourtant il y a quoique chose qui me chiffonne toujours.
—Comment pouvez-vous me soupçonner encore quand je reviens dans votre Vallée-Noire, seulement pour respirer l'air qu'elle a respiré, lorsque je sais enfin qu'elle est pauvre?
—Mais ne pourriez-vous pas avoir été courir chez les avoués et les notaires pendant que je vous cherchais ce matin par la ville? Et si vous aviez appris qu'elle est encore assez riche?
—Que dites-vous, serait-il vrai? s'écria Lémor avec un accent douloureux. Ne jouez pas ainsi avec moi, ami! vous m'accusez de choses si ridicules, que je ne pense pas même à m'en justifier. Mais il y en a une que je veux vous dire en deux mots. Si madame de Blanchemont est encore riche, voulût-elle agréer l'amour d'un prolétaire comme moi, il faut que je la quitté pour toujours! Oh! si cela est, s'il faut que je l'apprenne... pas encore, au nom du ciel? Laissez-moi rêver le bonheur jusqu'à demain, jusqu'à ce que je quitte ce pays pour un an ou pour jamais!
—Alors vous êtes un peu fou, l'ami, s'écria le meunier. Et même vous me paraissez si exagéré dans ce moment-ci, que je crains que ce ne soit une affectation pour me tromper.
—Vous n'êtes donc pas comme moi, vous! vous ne haïssez donc pas la richesse?
—Non, par Dieu! je ne la hais ni ne l'aime pour elle-même, mais bien à cause du mal ou du bien qu'elle peut me faire. Par exemple, je déteste les écus du père Bricolin, parce qu'ils m'empêchent d'épouser sa fille.... Ah! diable! je lâche des noms que j'aurais aussi bien fait de vous laisser ignorer.... Mais je sais vos affaires, après tout, et vous pouvez bien savoir les miennes.... Je dis donc, que je déteste ces écus-là; mais j'aimerais beaucoup trente ou quarante mille francs qui me tomberaient du ciel et qui me permettraient de prétendre à Rose.
—Je ne pense pas comme vous. Si je possédais un million, je ne voudrais pas le garder.
—Vous le jetteriez dans la rivière plutôt que de vous faire un titre pour rétablir l'égalité entre elle et vous? Vous êtes encore un drôle de corps.
—Je crois que je le distribuerais aux pauvres, comme les communistes chrétiens des premiers temps, afin de m'en débarrasser, quoique je sache fort bien que je ne ferais pas là une bonne oeuvre véritable; car en abandonnant leurs biens, ces premiers disciples de l'égalité fondaient une société. Ils apportaient aux malheureux une législation qui était en même temps une religion. Cet argent était le pain de l'âme en même temps que celui du corps. Ce partage était une doctrine et faisait des adeptes. Aujourd'hui, il n'y a rien de semblable. On a l'idée d'une communauté sainte et providentielle, on n'en sait pas encore les lois. On ne peut pas recommencer le petit monde des premiers chrétiens, on sent qu'il faudrait la doctrine; on ne l'a pas, et d'ailleurs, les hommes ne sont pas disposés à la recevoir. L'argent qu'on distribuerait à une poignée de misérables n'enfanterait chez eux que l'égoïsme et la paresse, si on ne cherchait à leur faire comprendre les devoirs de l'association. Et, d'une part, je vous le répète, ami, il n'y a pas encore assez de lumières dans l'initiation, de l'autre, il n'y a pas encore assez de confiance, de sympathie et d'élan chez les initiés. Voilà pourquoi lorsque Marcelle....(et moi aussi j'ose la nommer puisque vous avez nomme Rose) m'a proposé de faire comme les apôtres et de donner aux pauvres ces richesses qui me faisaient horreur, j'ai reculé devant un sacrifice que je ne me sens pas la science et le génie de faire fructifier réellement entre ses mains pour le progrès de l'humanité. Pour posséder la richesse et la rendre utile comme je l'entends, il faut être plus qu'un homme de coeur, il faut être un homme de génie. Je ne le suis pas, et, en songeant aux vices profonds, à l'épouvantable égoïsme qu'impose la fortune à ceux qui la possèdent, je me sens pénétré d'effroi. Je remercie Dieu de m'avoir rendu pauvre, moi aussi, qui ai failli hériter de beaucoup d'argent, et je fais le serment de ne jamais posséder que le salaire de ma semaine!
—Ainsi, vous remerciez Dieu de vous avoir rendu sage par un pur effet de sa bonté, et vous profitez du hasard qui vous a préservé du mal? C'est de la vertu très-facile, et je n'en suis pas si émerveillé que vous croyez. Je comprends maintenant pourquoi madame Marcelle était si contente hier d'être ruinée. Vous lui avez mis en tête toutes ces belles choses-là! C'est joli, mais ça ne signifie rien. Qu'est-ce que c'est que des gens qui disent: Si j'étais riche, je serais méchant, et je suis enchanté de ne l'être pas? C'est l'histoire de ma grand'mère qui disait: Je n'aime pas l'anguille, et j'en suis bien contente, parce que si je l'aimais, j'en mangerais. Voyons, pourquoi ne seriez-vous pas riche et généreux? Eh, quand vous ne pourriez pas faire d'autre bien que de donner du pain à ceux qui en manquent autour de vous, ce serait déjà quelque chose, et la richesse serait mieux placée dans vos mains que dans celles des avares.... Oh! je sais bien votre affaire! J'ai compris; je ne suis pas si bête que vous croyez, et j'ai lu de temps en temps des journaux et des brochures qui m'ont appris un peu ce qui se passe hors de nos campagnes, où il est vrai de dire qu'il ne se passe rien de nouveau. Je vois que vous êtes un faiseur de nouveaux systèmes, un économiste, un savant!
—Non. C'est peut-être un malheur; mais je connais la science des chiffres moins que toute autre, et je ne comprends rien à l'économie politique telle qu'on l'entend aujourd'hui. C'est un cercle vicieux où je ne conçois pas qu'on s'amuse à tourner.
—Vous n'avez pas étudié une science sans laquelle vous ne pouvez rien essayer de neuf? En ce cas, vous êtes un paresseux.
—Non, mais un rêveur.
—J'entends, vous êtes ce qu'on appelle un poëte.
—Je n'ai jamais fait de vers, et maintenant je suis un ouvrier. Ne me prenez pas tant au sérieux. Je suis un enfant, et un enfant amoureux. Tout mon mérite, c'est d'avoir su apprendre un métier, et je vais l'exercer.
—C'est bien! gagnez votre vie comme je fais, moi, et ne vous tourmentez plus de la manière dont va le monde, puisque vous n'y pouvez rien.
—Quel raisonnement, ami! Vous verriez une barque chavirer sur cette rivière, et il y aurait là une famille à laquelle, vous, attaché à cet arbre, je suppose, vous ne pourriez porter secours, et vous la verriez périr avec indifférence?
—Non, Monsieur, je casserais l'arbre, fût-il dix fois plus gros. J'aurais si bonne volonté que Dieu ferait ce petit miracle pour moi.
—-Et pourtant la famille humaine périt, s'écria Lémor douloureusement, et Dieu ne fait plus de miracles!
—Je le crois bien! personne ne croit plus en lui. Mais moi, j'y crois, et je vous déclare, puisque nous en sommes à ne nous rien cacher, que, dans le fond de ma pensée, je n'ai jamais désespéré d'épouser Rose Bricolin. Amener son père à accepter un gendre pauvre, c'est pourtant un miracle plus conséquent que de casser avec mes bras, sans cognée, le gros arbre que vous voyez là. Eh bien, ce miracle se fera, je ne sais comment: j'aurai cinquante mille francs. Je les trouverai dans la terre en plantant mes choux, ou dans la rivière en jetant mes filets; ou bien il me viendra une idée... n'importe sur quoi. Je découvrirai quelque chose, puisqu'il suffit, dit-on, d'une idée pour remuer le monde.
—Vous découvrirez le moyen d'appliquer l'égalité à une société qui n'existe que par l'inégalité, n'est-ce pas? dit Henri avec un triste sourire.
—Pourquoi pas, Monsieur? répondit le meunier avec une vivacité enjouée. Quand j'aurai fait fortune, comme je ne veux pas être avare et méchant, et, comme je suis bien sûr, moi, de ne jamais le devenir, pas plus que ma grand'mère n'est venue à bout d'aimer l'anguille qu'elle ne pouvait pas souffrir, alors il faudra que je devienne tout à coup plus savant que vous, et que je trouve dans ma cervelle ce que vous n'avez pas trouvé dans vos livres, à savoir le secret de faire de la justice avec ma puissance et des heureux avec ma richesse. Ça vous étonne? Et pourtant, mon Parisien, je vous déclare que j'en sais bien moins que vous sur l'économie politique, et je n'y entends ni a ni b. Mais qu'est-ce que cela fait, puisque j'ai la volonté et la croyance? Lisez l'Évangile, Monsieur. M'est avis que vous, qui en parlez si bien, vous avez un peu oublié que les premiers apôtres étaient des gens de rien, ne sachant rien comme moi. Le bon Dieu souffla sur eux, et ils en surent plus long que tous les maîtres d'école et tous les curés de leur temps.
—O peuple! tu prophétises! s'écria Lémor en serrant le meunier contre son coeur. C'est pour toi, en effet, que Dieu fera des miracles, c'est sur toi que soufflera l'Esprit Saint! Tu ne connais pas le découragement, toi; tu ne doutes de rien. Tu sens que le coeur est plus puissant que la science, tu sens ta force, ton amour, et tu comptes sur l'inspiration! Et voilà pourquoi j'ai brûlé mes livres, voilà pourquoi j'ai voulu retourner au peuple, d'où mes parents m'avaient fait sortir. Voilà pourquoi je vais chercher, parmi les pauvres et les simples de coeur, la foi et le zèle que j'ai perdus en grandissant parmi les riches!
—J'entends! dit le meunier; vous êtes un malade qui cherche la santé.
—Ah! je la trouverais si je vivais près de vous.
—Je vous la donnerais de bon coeur si vous me promettiez de ne pas me donner votre maladie. Et pour commencer, parlez-moi donc raisonnablement; dites-moi que, quelle que soit la position de madame Marcelle, vous l'épouserez si elle y consent.
—Vous réveillez mon angoisse. Vous m'avez dit qu'elle n'avait plus rien; puis vous avez semblé vous raviser et me faire entendre qu'elle était encore riche.
—Allons, sachez la vérité, c'était une épreuve. Les trois cent mille francs subsistent encore, et le père Bricolin aura beau faire, je la conseillerai si bien qu'elle les conservera. Avec trois cent mille francs, mon camarade, vous pourrez faire du bien, j'espère, puisque avec cinquante mille que je n'ai pas, moi, je prétends sauver le monde!
—J'admire et j'envie votre gaieté, dit Lémor accablé; mais vous m'avez remis la mort dans l'âme. J'adore cette femme, cet ange, et je ne peux pas être l'époux d'une femme riche! Le monde a sur l'honneur des préjugés que j'ai subis malgré moi, et que je ne saurais secouer. Je ne pourrais pas regarder comme mienne cette fortune qu'elle doit et qu'elle veut sans doute conserver à son fils. Je ne pourrais donc songer à me rendre utile, par ma richesse, sans manquer à ce qu'on regarde comme la probité. Et puis j'aurais certains scrupules de condamner à l'indigence une femme pour laquelle je sens une tendresse infinie, et un enfant dont je respecte l'indépendance future. Je souffrirais de leurs privations, je frémirais à toute heure de les voir succomber à une vie trop rude. Hélas! cet enfant, cette femme n'appartiennent pas à la même race que nous, Grand-Louis. Ce sont les maîtres détrônés de la terre qui demanderaient à leurs anciens esclaves les soins et les recherches auxquels ils sont habitués. Nous les verrions languir et dépérir sous notre chaume. Leurs mains trop faibles seraient brisées par le travail, et notre amour ne les soutiendrait peut-être pas jusqu'au bout de cette lutte qui nous brise déjà nous-mêmes....
—Voilà encore votre maladie qui vous reprend et la foi qui vous abandonne, dit le Grand-Louis en l'interrompant. Vous ne croyez même plus à l'amour; vous ne voyez pas qu'elle supporterait tout pour vous, et qu'elle se trouverait heureuse comme cela? Vous n'êtes pas digne d'être si grandement aimé, vrai!
—Ah! mon ami, qu'elle devienne pauvre, tout à fait pauvre, sans que j'aie à me reprocher d'y avoir contribué, et vous verrez si je manque de courage pour la soutenir!
—Eh bien! vous travaillerez pour gagner un peu d'argent, comme nous travaillons tous? Pourquoi mépriser tant l'argent qu'elle a, et qui est tout gagné?
—Il n'a pas été gagné par le travail du pauvre; c'est de l'argent volé.
—Comment ça?
—C'est l'héritage des rapines féodales de ses pères. C'est le sang et la sueur du peuple qui ont cimenté leurs châteaux et engraissé leurs terres.
—C'est vrai cela! mais l'argent ne conserve pas cette espèce de rouille. Il a le don de s'épurer ou de se salir, suivant la main qui le touche.
—Non! dit Lémor avec feu. Il y a de l'argent souillé et qui souille la main qui le reçoit!
—C'est une métaphore! dit tranquillement le meunier. C'est toujours l'argent du pauvre, puisqu'il lui a été extorqué par le pillage, la violence et la tyrannie. Faudra-t-il que le pauvre s'abstienne de le reprendre, parce que la main des brigands l'a longtemps manié! Allons! nous coucher, mon cher, vous déraisonnez; vous n'irez pas à Blanchemont. Moins que jamais j'en suis d'avis, puisque vous n'avez que des sottises à dire à ma chère dame; mais, par la cordieu! vous ne me quitterez pas que vous n'ayez renoncé à vos... attendez que je trouve le mot... à vos utopies! Est-ce cela?
—Peut-être! dit Lémor tout pensif, et entraîné par son amour à subir l'ascendant de son nouvel ami.
TROISIÈME JOURNÉE.
XIX.
PORTRAIT.
Nous ne savons pas s'il est bien conforme aux règles de l'art de décrire minutieusement les traits et le costume des gens qu'on met en scène dans un roman. Peut-être les conteurs de notre temps (et nous tous les premiers) ont-ils un peu abusé de la mode des portraits dans leurs narrations. Cependant, c'est un vieil usage, et tout en espérant que les maîtres futurs, condamnant nos minuties, esquisseront leurs figures en traits plus larges et plus nets, nous ne nous sentons pas la main assez ferme pour ne pas suivre la route battue, et nous allons réparer l'oubli où nous sommes tombé jusqu'ici, en omettant le portrait d'une de nos héroïnes.
Ne semble-t-il pas, en effet, que quelque chose de capital manque à l'intérêt d'une histoire d'amour, tant véridique soit-elle, lorsqu'on ignore si le personnage féminin est doué d'une beauté plus ou moins remarquable? Il ne suffit même pas qu'on nous dise: elle est belle; si ses aventures ou l'excentricité de sa situation nous ont tant soit peu frappés, nous voulons savoir si elle est blonde ou brune, grande ou petite, rêveuse ou animée, élégante ou simple dans ses ajustements; si on nous dit qu'elle passe dans la rue, nous courons aux fenêtres pour la voir, et, selon l'impression que sa physionomie produit en nous, nous sommes disposés à l'aimer ou à l'absoudre d'avoir attiré sur elle l'attention publique.
Tel était sans doute l'avis de Rose Bricolin; car le lendemain de la première nuit où elle avait partagé sa chambre avec madame de Blanchemont, couchée encore languissamment sur son oreiller, tandis que la jeune veuve, plus active et plus matinale, achevait déjà sa toilette, Rose l'examinait attentivement, se demandant si cette beauté parisienne éclipserait la sienne à la fête du village, qui devait avoir lieu le jour suivant.
Marcelle de Blanchemont était plus petite de taille qu'elle ne le paraissait, grâce à l'élégance de ses proportions et à la distinction de toutes ses attitudes. Elle était très-franchement blonde, mais non d'un blond fade, ni même d'un blond cendré, couleur trop vantée et qui éteint presque toujours la physionomie, parce qu'elle est souvent l'indice d'une organisation sans puissance. Elle était d'un blond vif, chaud et doré, et ses cheveux étaient une des plus grandes beautés de sa personne. Dans son enfance elle avait eu un éclat extraordinaire, et au couvent on l'appelait le chérubin; à dix-huit ans elle n'était plus qu'une fort agréable personne, mais à vingt-deux, elle était telle qu'elle avait inspiré plus d'une passion sans s'en apercevoir. Cependant ses traits n'étaient pas d'une grande perfection, et sa fraîcheur était souvent fatiguée par une animation un peu fébrile. On voyait autour de ses yeux d'un bleu éclatant des teintes sombres qui annonçaient le travail d'une âme ardente, et que l'observateur inintelligent eût pu attribuer aux agitations d'une nature voluptueuse; mais il était impossible d'être chaste soi-même sans comprendre que cette femme vivait par le coeur plus que par l'esprit, et par l'esprit plus que par le sens. Son teint variable, son regard droit et franc, un léger duvet blond aux coins de sa lèvre, étaient chez elle les indices certains d'une volonté énergique, d'un caractère dévoué, désintéressé, courageux. Elle plaisait au premier coup d'oeil sans éblouir, elle éblouissait ensuite de plus en plus sans cesser de plaire, et tel qui ne l'avait pas crue jolie au premier abord, n'en pouvait bientôt détacher ses yeux ni sa pensée.
La seconde transformation qui s'était opérée en elle était l'ouvrage de l'amour. Laborieuse et enjouée au couvent, elle n'avait jamais été rêveuse ni mélancolique avant de rencontrer Lémor; et même depuis qu'elle l'aimait, elle était restée active et décidée jusque dans les plus petites choses. Mais une affection profonde, en dirigeant vers un but unique toutes les forces de sa volonté, avait accentué ses traits et donné un charme étrange et mystérieux à toutes ses manières. Personne ne savait qu'elle aimait; tout le monde sentait qu'elle était capable d'aimer passionnément, et tous les hommes qui s'étaient approchés d'elle avaient désiré de lui inspirer de l'amour ou de l'amitié. A cause de ce puissant attrait, il y avait eu un moment dans le monde où les femmes, jalouses d'elle, mais ne pouvant attaquer ses moeurs, l'avaient accusée de coquetterie. Jamais reproche ne fut moins mérité. Marcelle n'avait pas de temps à perdre au puéril et impudique amusement d'inspirer des désirs. Elle ne pensait pas même qu'elle pût en inspirer, et, en s'éloignant brusquement du monde, elle n'avait pas à se faire le reproche d'y avoir marqué volontairement son passage.
Rose Bricolin, incontestablement plus belle, mais moins mystérieuse à suivre et à deviner dans ses émotions enfantines, avait entendu parler de la jeune baronne de Blanchemont comme d'une beauté des salons de Paris, et elle ne comprenait pas bien comment, avec une mise si simple et des manières si naturelles, cette blonde fatiguée pouvait s'être fait une telle réputation. Rose ne savait pas que, dans les sociétés très civilisées, et par conséquent très-blasées, l'animation intérieure répand un prestige sur l'extérieur de la femme, qui efface toujours la majesté classique de la froide beauté. Cependant Rose sentait qu'elle aimait déjà Marcelle à la folie; elle ne se rendait pas encore bien compte de l'attraction exercée par son regard ferme et vif, par le son affectueux de sa voix, par son sourire fin et bienveillant, par les allures décidées et généreuses de tout son être. Elle n'est pourtant pas si belle que je croyais! pensait-elle; d'où vient donc que je voudrais lui ressembler? Rose se surprit, en effet, occupée à attacher ses cheveux comme elle, et à imiter involontairement sa démarche, sa manière brusque et gracieuse de tourner la tête, et jusqu'aux inflexions de sa voix. Elle y réussit assez bien pour perdre en peu de jours un reste de gaucherie rustique qui avait pourtant son charme; mais il est vrai de dire que cette vivacité fut plus d'inspiration que d'emprunt, et qu'elle sut bientôt se l'approprier assez pour rehausser beaucoup en elle les dons de la nature. Rose n'était pas non plus dépourvue de courage et de franchise; Marcelle était plutôt destinée à développer son naturel étouffé par les circonstances extérieures qu'à lui en suggérer un factice et de pure imitation.
XX.
L'AMOUR ET L'ARGENT.
Tout en allant et venant par la chambre, Marcelle entendit une voix étrange qui partait de la pièce voisine et qui était à la fois forte comme celle d'un boeuf et enrouée comme celle d'une vieille femme. Cette voix, qui semblait ne sortir qu'avec effort d'une poitrine caverneuse et ne pouvoir ni s'exhaler ni se contenir, répéta à plusieurs reprises:
—Puisqu'ils m'ont tout pris!... tout pris, jusqu'à mes vêtements!
Et une voix plus ferme, que l'on reconnaissait pour celle de la grand'mère Bricolin, répondait:
—Taisez-vous donc, notre maître! 8 je ne vous parle pas de ça.
Voyant l'étonnement de sa compagne, Rose se chargea de lui expliquer ce dialogue.—Il y a toujours eu du malheur dans notre maison, lui dit-elle, et même avant ma naissance et celle de ma pauvre soeur, le mauvais sort était dans la famille. Vous avez bien vu mon grand-papa, qui parait si vieux, si vieux? C'est lui que vous venez d'entendre. Il ne parle pas souvent; mais comme il est sourd, il crie si haut que toute la maison en résonne. Il répète presque toujours à peu près la même chose: Ils m'ont tout pris, tout pillé, tout volé. Il ne sort guère de là, et si ma grand'mère, qui a beaucoup d'empire sur lui, ne l'avait pas fait taire, il vous l'aurait dit hier à vous-même en guise de bonjour.
—Et qu'est-ce que cela signifie? demanda Marcelle.
—Est-ce que vous n'avez pas entendu parler de cette histoire-là? dit Rose. Elle a fait pourtant assez de bruit; mais il est vrai que vous n'êtes jamais venue dans ce pays, et que vous ne vous êtes jamais occupée de ce qui avait pu s'y passer. Je parie que vous ne savez pas que, depuis plus de cinquante ans, les Bricolin sont fermiers des Blanchemont?
—Je savais cela, et même je sais que votre grand-père, avant de venir se fixer ici, a tenu à ferme une terre considérable du côté du Blanc, appartenant à mon grand-père.
—Eh bien, en ce cas, vous avez entendu parler de l'histoire des chauffeurs?
—Oui, mais c'est du plus loin que je me souvienne, car c'était déjà une vieille histoire quand je n'étais encore qu'un enfant.
—Cela s'est passé, il y a plus de quarante ans, autant que je puis savoir moi-même, car on ne parle pas volontiers de cela chez nous. Cela fait trop de mal et trop de peur. Monsieur votre grand-père avait, à l'époque des assignats, confié à mon grand-papa Bricolin une somme de cinquante mille francs en or, en le priant de la cacher dans quelque vieille muraille du château, pendant qu'il se tiendrait caché lui-même à Paris, où il réussit à n'être pas dénoncé. Vous connaissez cela mieux que moi. Voilà donc que mon grand-papa avait cet or-là caché avec le sien dans ce vieux château de Beaufort, dont il était fermier, et qui est à plus de vingt lieues d'ici. Je n'y ai jamais été. Votre grand-père ne se pressant pas de lui redemander son dépôt, il eut le malheur, en voulant lui faire écrire une lettre à cet effet, de mettre un scélérat d'avoué dans sa confidence. La nuit suivante les chauffeurs vinrent et soumirent mon pauvre grand-père à mille tortures jusqu'à ce qu'il eût dit où était caché l'argent. Ils emportèrent tout, le sien et le vôtre, et jusqu'au linge de la maison et aux bijoux de noces de ma grand'mère. Mon père, qui était un enfant, avait été garrotté et jeté sur un lit. Il vit tout et faillit en mourir de peur. Ma grand'mère était enfermée dans la cave. Les garçons de ferme furent battus et attachés aussi. On leur tenait des pistolets sur la gorge pour les empêcher de crier. Enfin, quand les brigands eurent fait main-basse sur tout ce qu'ils purent enlever, ils se retirèrent sans grand mystère et demeurèrent impunis, on n'a jamais su pourquoi. Et de cette affaire-là, mon pauvre grand-papa qui était jeune est devenu vieux tout à coup. Il n'a jamais pu retrouver sa tête, ses idées se sont affaiblies; il a perdu la mémoire de presque tout, excepté de cette abominable aventure, et il ne peut guère ouvrir la bouche sans y faire allusion. Le tremblement que vous lui voyez, il l'a toujours eu depuis cette nuit-là, et ses jambes qui ont été desséchées par le feu, sont restées si minces et si faibles qu'il n'a jamais pu travailler depuis. Votre grand-père qui était un digne seigneur, à ce qu'on dit, ne lui a jamais réclamé son argent, et même il a abandonné à ma grand'mère, qui était devenue tout à coup l'homme de la famille; par sa bonne tête et son courage, tous les fermages échus depuis cinq ans, et qu'il ne s'était pas fait payer. Cela a nos affaires, et quand mon père a été en âge de prendre la ferme de Blanchemont il avait déjà un certain crédit. Voilà notre histoire; jointe à celle de ma pauvre soeur, vous voyez qu'elle n'est pas très-gaie.
Ce récit fit beaucoup d'impression sur Marcelle, et l'intérieur des Bricolin lui parut encore plus sinistre que la veille. Au milieu de leur prospérité, ces gens-là semblaient voués à quelque chose de sombre et de tragique. Entre la folle et l'idiot, madame de Blanchemont se sentit saisie d'une terreur instinctive et d'une tristesse profonde. Elle s'étonna que l'insouciante et luxuriante beauté de Rose eût pu se développer dans cette atmosphère de catastrophes et de luttes violentes, où l'argent avait joué un rôle si fatal.
Sept heures sonnaient au coucou que la mère Bricolin conservait avec amour dans sa chambre, encombrée de tous les vieux meubles rustiques mis à la réforme dans le château neuf, et contiguë à celle qu'occupaient Rose et Marcelle, lorsque la petite Fanchon vint toute joyeuse annoncer que son maître venait d'arriver.
—Elle parle du Grand-Louis, dit Rose. Qu'a-t-elle donc à nous proclamer cela comme une grande nouvelle?
Et, malgré son petit ton dédaigneux, Rose devint vermeille comme la mieux épanouie des fleurs dont elle portait fièrement le nom.
—Mais c'est qu'il apporte tout plein d'affaires et qu'il demande à vous parler, dit Fanchon un peu déconcertée.
—A moi? dit Rose, rougissant de plus en plus, tout en haussant les épaules.
—Non, à madame Marcelle, dit la petite.
Marcelle se dirigeait vers la porte que la petite Fanchon tenait toute grande ouverte, lorsqu'elle fut forcée de reculer pour laisser entrer un garçon de la ferme chargé d'une malle, puis le Grand-Louis qui en portait lui-même une encore plus lourde et qui la déposa sur le plancher avec beaucoup d'aisance.
—Et toutes vos commissions sont faites! dit-il en posant aussi un sac d'écus sur la commode.
Puis, sans attendre les remerciements de Marcelle, il jeta les yeux sur le lit qu'elle venait de quitter, et où dormait Édouard, beau comme un ange. Entraîné par son amour pour les enfants, et surtout pour celui-là, qui avait des grâces irrésistibles, Grand-Louis s'approcha du lit pour le regarder de plus près, et Édouard, en ouvrant les yeux, lui tendit les bras, en lui donnant le nom d'Alochon, dont il l'avait obstinément gratifié.
—Voyez comme il a déjà bonne mine depuis qu'il est dans notre pays! dit le meunier en prenant une du ses petites mains pour la baiser.... Mais il se fit un brusque mouvement de rideaux derrière lui, et en se retournant, Grand-Louis vit le joli bras de Rose qui, toute honteuse et toute irritée de cette invasion de son appartement, s'enfermait à grand bruit dans ses courtines brodées. Grand-Louis, qui ne savait pas que Rose eût partagé sa chambre avec Marcelle, et qui ne s'attendait pas à l'y trouver, resta stupéfait, repentant, honteux, et ne pouvant cependant détacher ses yeux de cette main blanche qui tenait assez maladroitement les franges du rideau.
Marcelle s'aperçut alors de l'inconvenance qu'elle avait laissée commettre, et se reprocha ses habitudes aristocratiques qui l'avaient dominée à son insu en cet instant. Accoutumée à ne pas traiter à tous égards un porte-faix comme un homme, elle n'avait pas songé à défendre l'appartement de Rose contre le valet de ferme et le meunier qui apportaient ses effets. Honteuse et repentante à son tour, elle allait avertir Grand-Louis qui semblait pétrifié à sa place, de se retirer au plus vite, lorsque madame Bricolin parut tout hérissée au seuil de la chambre et resta muette d'horreur en voyant le meunier, son mortel ennemi, debout et troublé entre les deux lits jumeaux des jeunes dames.
Elle ne dit pas un mot et sortit brusquement, comme une personne qui trouve un voleur dans sa maison et qui court chercher la garde. Elle courut en effet chercher M. Bricolin qui prenait son coup du matin pour la troisième fois, c'est-à-dire son troisième pot de vin blanc, dans la cuisine.
—Monsieur Bricolin! fit-elle d'une voix étouffée; viens vite, vite! m'entends-tu?
—Qu'est-ce qu'il y a? dit le fermier, qui n'aimait pas à être dérangé dans ce qu'il appelait son rafraîchissement. Est-ce que le feu est à la maison?
—Viens, te dis-je, viens voir ce qui se passe chez toi! répondit la fermière à qui la colère ôtait presque la parole.
—Ah! ma foi! s'il y a à se fâcher pour quelque chose, dit Bricolin, habitué aux bourrasques de sa moitié, tu t'en chargeras bien sans moi. Je suis tranquille là-dessus.
Voyant qu'il ne se dérangeait pas, madame Bricolin s'approcha, et, faisant avec effort le mouvement d'avaler car elle éprouvait une véritable strangulation de fureur:
—Te dérangeras-tu? dit-elle enfin, en s'observant assez pourtant pour n'être pas entendue des valets qui allaient et venaient; je te dis que ton manant de meunier est dans la chambre de Rose, pendant que Rose est encore au lit.
—Ah! cela, c'est inconvenable, très-inconvenable, dit M. Bricolin en se levant, et je m'en vas lui dire deux mots.... Mais, pas de bruit, ma femme, entends-tu? à cause de la petite!
—Va donc, et ne fais pas de bruit toi-même! Ah! j'espère que tu me croiras, maintenant, et que tu vas le traiter comme un malappris et un impudent qu'il est!
Au moment où M. Bricolin allait sortir de la cuisine, il se trouva face à face, avec le Grand-Louis.
—Ma foi, monsieur Bricolin, dit celui-ci avec un air de candeur irrésistible, vous voyez quelqu'un de bien étonné de la sottise qu'il vient de faire.
Et il raconta le fait naïvement.
—Tu vois bien qu'il ne l'a pas fait exprès? dit Bricolin en se tournant vers sa femme.
—Et c'est comme cela que tu prends la chose? s'écria la fermière donnant un libre cours à sa fureur. Puis elle courut pousser les deux portes, et revenant se placer entre le meunier et M. Bricolin, qui déjà offrait au coupable de se rafraîchir avec lui:—Non, monsieur Bricolin, s'écria-t-elle, je ne comprends pas ton imbécillité! Tu ne vois pas que ce vaurien-là a avec notre fille des manières qui ne conviennent qu'à des gens de son espèce, et que nous ne pouvons pas supporter plus longtemps? Il faut donc que je me charge de le lui dire, moi, et de lui signifier....
—Ne signifie rien encore, madame Bricolin, dit le fermier en élevant la voix à son tour, et laisse-moi un peu faire mon métier de père de famille. Ah! si l'on t'en croyait, je sais bien qu'on attacherait son haut de chausses avec des épingles, et que tu mettrais une paire de bretelles à ton cotillon? Voyons, ne me casse pas la tête dès le matin. Je sais ce que j'ai à dire à ce garçon-là, et je ne veux pas qu'un autre s'en charge. Allons, ma femme, dis à la Chounette de nous monter un pichet de vin frais, et va-t'en voir tes poules.
Madame Bricolin voulut répliquer. Son époux prit un gros bâton de houx qui était toujours appuyé contre sa chaise pendant qu'il buvait, et se mit à en frapper la table en cadence à tour de bras. Ce bruit retentissant couvrit si bien la voix de madame Bricolin qu'elle fut forcée de sortir en jetant les portes avec fracas derrière elle.
—Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, notre maître? dit la Chounette accourant au bruit.
M. Bricolin prit majestueusement le pichet vide et le lui tendit en roulant les yeux d'une façon terrible. La grosse Chounette devint plus légère qu'un oiseau pour exécuter les ordres du potentat de Blanchemont.
—Mon pauvre Grand-Louis, dit le gros homme lorsqu'ils furent seuls, avec un pot de vin entre leurs verres, il faut que tu saches que ma femme est enragée contre toi; elle t'en veut à mort, et, sans moi, elle t'aurait mis à la porte. Mais nous sommes de vieux amis, nous avons besoin l'un de l'autre, et nous ne nous brouillerons pas comme ça. Tu vas me dire la vérité; je suis sûr que ma femme se trompe. Toutes les femmes sont sottes ou folles, que veux-tu? Voyons, peux-tu me répondre la main sur ta conscience?
—Parlez! parlez! dit Grand-Louis d'un ton qui semblait promettre sans examen, et en faisant un grand effort pour donner à sa figure un air d'insouciance et de tranquillité, sentiments bien contraires à ce qu'il éprouvait en cet instant.
—Eh bien donc! je n'y vas pas par quatre chemins, moi! dit le fermier. Es-tu ou n'es-tu pas amoureux de ma fille?
—Voilà une drôle de question! répondit le meunier, payant d'audace. Que voulez-vous qu'on y réponde? Si on dit oui, on a l'air de vous braver; si on dit non, on a l'air de faire injure à mademoiselle Rose; car enfin elle mérite qu'on en soit amoureux, comme vous méritez qu'on vous porte respect.
—Tu plaisantes! c'est bon signe; je vois bien que tu n'es pas amoureux.
—Attendez, attendez! reprit Grand-Louis, je n'ai pas dit cela. Je dis au contraire, que tout le monde est forcé d'en être amoureux, parce qu'elle est belle comme le jour, parce qu'elle est tout votre portrait, parce qu'enfin tous ceux qui la regardent, vieux ou jeunes, riches ou pauvres, sentent quelque chose pour elle, sans trop savoir si c'est le plaisir de l'aimer ou le chagrin de ne pas pouvoir se le permettre.
—Il a de l'esprit comme trente mille hommes! dit le fermier en se renversant sur sa chaise avec un rire qui faisait bondir son gilet proéminent. Le tonnerre m'écrase si je ne voudrais pas que tu fusses riche de cent mille écus! Je te donnerais ma fille de préférence à tout autre!
—Je le crois bien! mais comme je ne les ai pas, vous ne me la donnerez guère, n'est-il pas vrai?
—Non, le tonnerre de Dieu m'aplatisse! mais enfin, j'en ai du regret, et ça te prouve mon amitié.
—Grand merci, vous êtes trop bon!
—Ah! c'est que, vois-tu, ma carogne de femme s'est mis dans la tête que tu en contais à Rose!
—Moi? dit le meunier, parlant cette fois avec l'accent de la vérité, jamais je ne lui ai dit un mot que vous n'auriez pas pu entendre.
—J'en suis bien sûr. Tu as trop de raison pour ne pas voir que tu ne peux pas penser à ma fille, et que je ne peux pas la donner à un homme comme toi. Ce n'est pas que je te méprise, da! Je ne suis pas fier, et je sais que tous les hommes sont égaux devant la loi. Je n'ai pas oublié que je sors d'une famille de paysans, et que quand mon père a commencé sa fortune, qu'il a si malheureusement perdue comme tu sais, il n'était pas plus gros monsieur que toi, puisqu'il était meunier aussi! mais au jour d'aujourd'hui, mon vieux, monnaie fait tout, comme dit l'autre, et puisque j'en ai, et que tu n'en as pas, nous ne pouvons pas faire affaire ensemble.
—C'est concluant et péremptoire, dit le meunier avec une amère gaieté. C'est juste, raisonnable, véritable, équitable et salutaire, comme dit la préface à M. le curé.
—Dame! écoute donc, Grand-Louis, chacun agit de même. Tu n'épouserais pas, toi qui es riche pour un paysan, la petite Fanchon, la servante, si elle se prenait d'amour pour toi?
—Non; mais si je me prenais d'amour pour elle, ce serait différent.
—Veux-tu dire par là, grand farceur, que ma fille en pourrait bien tenir pour toi?
—Moi, j'ai dit cela? quand donc?
—Je ne t'accuse pas de l'avoir dit, quoique ma femme soutienne que tu es capable de parler légèrement si on te laisse prendre tant de familiarité chez nous.
—Ah ça! monsieur Bricolin, dit le Grand-Louis, qui commençait à perdre patience et qui trouvait la formule de son arrêt assez brutale sans qu'on y joignît l'insulte, est-ce pour rire ou pour plaisanter, comme dit l'autre, que depuis cinq minutes vous me dites toutes ces choses-là? Parlez-vous sérieusement? Je ne vous ai pas demandé votre fille, je ne vois donc pas pourquoi vous vous donnez la peine de me la refuser. Je ne suis pas homme à parler d'elle sans respect; je ne vois donc pas non plus pourquoi vous me rapportez les mauvais propos de madame Bricolin sur mon compte. Si c'est pour me dire de m'en aller, me voilà tout prêt. Si c'est pour me retirer votre pratique, je ne m'y oppose pas; j'en ai d'autres. Mais parlez franchement et quittons-nous en honnêtes gens, car je vous avoue que tout ceci me fait l'effet d'une mauvaise querelle qu'on veut me chercher, comme si quelqu'un ici voulait me mettre dans mon tort pour cacher le sien.
En parlant ainsi, le Grand-Louis s'était levé et faisait mine de vouloir sortir. Se brouiller avec lui n'était ni du goût ni de l'intérêt de M. Bricolin.
—Qu'est-ce que tu dis-la, grand benêt? lui répondit-il d'un ton amical, en le forçant à se rasseoir. Es-tu fou? quelle mouche te pique? Est-ce que je t'ai parlé sérieusement? Est-ce que je fais attention aux sottises de ma femme? Règle générale, une guêpe qui vous bourdonne à l'oreille, une femme qui vous taquine et vous contredit, c'est à peu près la même chanson. Achevons notre pichet, et restons amis, crois-moi, Grand-Louis. Ma pratique est bonne, et j'ai à me louer de te l'avoir donnée. Nous pouvons nous rendre mutuellement bien des petits services, ce serait donc fort niais de nous quereller pour rien. Je sais que tu es un garçon d'esprit et de bon sens, et que tu ne peux pas en conter à ma fille. D'ailleurs j'ai trop bonne opinion d'elle pour ne pas penser qu'elle saurait bien te rembarrer si tu t'écartais du respect... ainsi...
—Ainsi, ainsi!... dit Grand-Louis en frappant avec son verre sur la table dans un mouvement de colère bien marquée, toutes ces raisons-là sont inutiles et finissent par m'ennuyer, monsieur Bricolin! Au diable votre pratique, vos petits services, et mes intérêts, s'il faut que j'entende seulement supposer que je suis capable de manquer de respect à votre fille, et qu'elle aura un jour ou l'autre à me remettre à ma place. Je ne suis qu'un paysan, mais je suis aussi fier que vous, monsieur Bricolin, ne vous en déplaise; et si vous ne trouvez pas pour moi des façons plus délicates de vous exprimer, laissez-moi vous souhaiter le bonjour et m'en aller à mes affaires.
M. Bricolin eut beaucoup de peine à calmer le Grand-Louis qui se sentait fort irrité, non des soupçons de la fermière qu'il savait bien mériter dans un certain sens, ni du style grossier de Bricolin, auquel il était fort habitué, mais de la cruauté avec laquelle ce dernier faisait, sans le savoir, saigner la plaie vive de son coeur. Enfin, il s'apaisa après s'être fait faire amende honorable par le fermier, qui avait ses raisons pour se montrer fort pacifique et pour ne pas écouter les craintes de sa femme, du moins pour le moment.
—Ah ça! lui dit celui-ci, en l'invitant à entamer, après le fromage, un nouveau pichet de son vin gris; tu es donc en grande amitié avec notre jeune dame?
—En grande amitié! répondit le meunier avec un reste d'humeur, et s'abstenant de boire, malgré l'insistance de son hôte: c'est une parole aussi raisonnable que l'amour dont vous me défendez de parler à votre fille!
—Ma foi! si le mot est inconvenable, ce n'est pas moi qui l'ai inventé; c'est elle-même qui nous a dit plusieurs fois hier (ce qui faisait bien enrager la Thibaude!) qu'elle avait beaucoup d'amitié pour toi. Dame! tu es un beau garçon, Grand-Louis, c'est connu, et on dit que les grandes dames.... Allons! vas-tu encore te fâcher?
—M'est avis que vous avez un pichet de trop dans la tête ce matin, monsieur Bricolin! dit le meunier pâle d'indignation.
Jamais le cynisme de Bricolin, dont il avait pris son parti jusqu'alors, ne lui avait inspiré autant de dégoût.
—Et toi, tu as, je crois, ce matin, répondit le fermier, vidé la pelle de ton moulin dans ton estomac, car tu es triste et quinteux comme un buveur d'eau. On ne peut donc plus rire avec toi à présent? Voilà du nouveau! Eh bien, parlons donc sérieusement puisque tu le veux. Il est certain que d'une manière ou de l'autre, tu as conquis l'estime et la confiance de la jeune dame, et qu'elle te charge de ses commissions sans en rien dire à personne.
—Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
—Tiens! tu vas à *** pour elle, tu lui rapportes ses effets, son argent!... car la Chounette t'a vu lui remettre un gros sac d'écus! Tu fais ses affaires enfin.
—Comme vous voudrez; je sais que je fais les miennes, et que, par la même occasion, je lui rapporte sa bourse et ses malles de l'auberge où elle les avait laissées en dépôt; si c'est là faire ses affaires, à la bonne heure, je le veux bien.
—Qu'est-ce que c'est donc que ce sac? Est-ce de l'or ou de l'argent?
—Est-ce que je le sais, moi? Je n'y ai pas regardé.
—Ça ne t'aurait rien coûté, et ça ne lui aurait pas fait de tort.
—Il fallait me dire que ça vous intéressait. Je ne l'ai pas deviné!
—Écoute, Grand-Louis, mon garçon, sois franc! cette dame a causé avec toi de ses affaires?
—Où prenez-vous ça?
—Je le prends là! dit le fermier en portant l'index à son front étroit et basané. Je sens dans l'air une odeur de confidences et de cachotteries. La dame a l'air de se méfier de moi et de te consulter!
—Quand cela serait! répondit Grand-Louis en regardant fixement Bricolin avec quelque intention de le braver.
—Si cela était, Grand-Louis, je ne pense pas que tu voudrais m'être défavorable?
—Comment l'entendez-vous?
—Comme tu l'entends bien toi-même. J'ai toujours eu confiance en toi, et tu ne voudrais pas en abuser. Tu sais bien que j'ai envie de la terre, et que je ne voudrais pas la payer trop cher?
—Je sais bien que vous ne voudriez pas la payer son prix.
—Son prix! son prix! ça dépend de la position des personnes. Ce qui serait mal vendu pour une autre, sera heureusement vendu pour elle, qui a grand besoin de sortir du pétrin où son mari l'a laissée!
—Je sais cela, monsieur Bricolin, je sais vos idées là-dessus, et vos ambitions sur le bout de mon doigt. Vous voulez enfoncer de cinquante mille francs la dame venderesse, comme disent les gens de loi.
—Non! pas enfoncer du tout! J'ai joué cartes sur table avec elle. Je lui ai dit ce que valait son bien. Seulement je lui ai dit que je ne le paierais pas toute sa valeur, et dix mille millions de tonnerres m'écrasent si je veux et si je peux monter d'un liard.
—Vous m'avez parlé autrement, il n'y a pas encore si longtemps! vous m'avez dit que vous pouviez le payer son prix, et que s'il fallait absolument en passer par là....
—Tu radotes! je n'ai jamais dit ça!
—Pardon, excuse! rappelez-vous donc! c'était à la foire de Cluis, à preuve que M. Grouard, le maire, était là.
—Il n'en pourrait pas témoigner, il est mort!
—Mais moi, j'en pourrais lever la main!
—Tu ne le feras pas!
—Ça dépend.
—Ça dépend de quoi?
—Ça dépend de vous.
—Comment ça?
—La conduite qu'on aura avec moi dans votre maison réglera la mienne, monsieur Bricolin. Je suis las des malhonnêtetés de votre dame et des affronts qu'elle me fait; je sais qu'on m'en tient d'autres en réserve, qu'il est défendu à votre fille de me parler, de danser avec moi, de venir voir sa nourrice à mon moulin, et toutes sortes de vexations dont je ne me plaindrais pas si je les avais méritées, mais que je trouve insultantes, ne les méritant pas.
—Comment, c'est là tout, Grand-Louis? et un joli cadeau, un billet de cinq cents francs, par exemple, ne te ferait pas plus de plaisir?
—Non, Monsieur! dit sèchement le meunier.
—Tu es un niais, mon garçon. Cinq cents francs dans la poche d'un honnête homme valent mieux qu'une bourrée dans la poussière. Tu tiens donc bien à danser avec ma fille?
—J'y tiens pour mon honneur, monsieur Bricolin. J'ai toujours dansé la bourrée avec elle devant tout le monde. Personne ne l'a trouvé mauvais, et si je recevais d'elle maintenant l'affront d'un refus, on croirait aisément ce que trompette déjà votre femme, à savoir que je suis un malhonnête et un malappris. Je ne veux pas être traité comme ça. C'est à vous de savoir si vous voulez me fâcher, oui ou non.
—Danse avec Rose, mon garçon, danse! s'écria le fermier avec une joie mêlée de malice profonde, danse tant que tu voudras! s'il ne faut que cela pour te contenter!...
—Eh bien, nous verrons! pensa le meunier, satisfait de sa vengeance. Voilà la dame de Blanchemont qui vient par ici, dit-il. Votre femme, avec son esclandre, ne m'a pas donné le temps de lui rendre compte de ses commissions. Si elle me parle de ses affaires, je vous dirai ses intentions.
—Je te laisse avec elle, dit M. Bricolin en se levant. N'oublie pas que tu peux les influencer, ses intentions! Les affaires l'ennuient, elle a hâte d'en finir. Fais-lui bien comprendre que je serai inébranlable.... Moi, je vas trouver la Thibaude pour lui faire la leçon en ce qui te concerne.
—Double coquin! se dit le Grand-Louis, en voyant s'enfuir lourdement le fermier; compte sur moi pour te servir de compère! Oui-da! pour m'en avoir cru seulement capable, je veux qu'il t'en coûte cinquante mille francs, et vingt mille en plus.
XXI.
LE GARÇON DE MOULIN.
—Ma chère dame dit en toute hâte le meunier qui entendait Rose venir derrière Marcelle, j'ai deux cents choses à vous dire, mais je ne peux pas débiter tout cela en deux minutes! Ici d'ailleurs (je ne parle pas de mademoiselle Rose), les murs ont des oreilles très-longues, et si je vas me promener seul avec vous, ça donnera des soupçons sur certaines affaires.... Enfin, il faut que je vous parle, comment ferons-nous?
—Il y a un moyen bien simple, répondit madame de Blanchemont. J'irai me promener aujourd'hui, et je trouverai bien le chemin d'Angibault.
—-D'ailleurs, si mademoiselle Rose voulait vous le montrer... dit Grand-Louis au moment où Rose entrait, et entendait les dernières paroles de Marcelle.... Si tant est, ajouta-t-il, qu'elle ne soit pas trop en colère contre moi....
—Ah! grand étourdi! vous allez me faire gronder par ma mère d'une belle façon! répondit Rose. Elle ne m'a encore rien dit, mais avec elle ce qui est différé n'est pas perdu.
—Non, mademoiselle Rose, non, ne craignez rien. Votre maman, cette fois, ne dira mot, Dieu merci! Je me suis justifié, votre papa m'a pardonné, il s'est chargé d'apaiser madame Bricolin, et pourvu que vous ne me gardiez pas rancune de ma sottise....
—Ne parlons plus de cela, dit Rose en rougissant. Je ne vous en veux pas, Grand-Louis. Seulement vous auriez pu me crier votre justification un peu moins haut en sortant; vous m'avez réveillée en peur.
—Vous dormiez donc? Je ne croyais pas.
—Allons, vous ne dormiez pas, petite rusée, dit Marcelle, puisque vous avez fermé vos rideaux avec fureur.
—Je dormais à moitié, dit Rose en tâchant de cacher son embarras sous un air de dépit.
—Ce qu'il y a de plus clair là dedans, dit le meunier avec une douleur ingénue, c'est qu'elle m'en veut!
—Non, Louis, je te pardonne, puisque tu ne me savais pas là, dit Rose, qui avait eu trop longtemps l'habitude de tutoyer le Grand-Louis, son ami d'enfance, pour ne pas y retomber soit par distraction, soit à dessein. Elle savait bien qu'un seul mot de sa bouche accompagné de ce délicieux tu changeait en joie expansive toutes les tristesses de son amoureux.
—Et pourtant, dit le meunier, dont les yeux brillèrent de plaisir, vous ne voulez pas venir vous promener au moulin aujourd'hui avec madame Marcelle?
—Comment donc faire, Grand-Louis, puisque maman me l'a défendu, je ne sais pas pourquoi?
—Votre papa vous le permettra. Je me suis plaint à lui des duretés de madame Bricolin; il les désapprouve et m'a promis d'ôter à sa dame les préventions qu'elle a contre moi... je ne sais pas pourquoi non plus.
—Ah! tant mieux! s'il en est ainsi, s'écria Rose avec abandon. Nous irons à cheval, n'est-ce pas, madame Marcelle? vous monterez ma petite jument, et moi, je prendrai le bidet à papa; il est très-doux et va très-vite aussi.
—Et moi, dit Édouard, je veux monter à cheval aussi.
—Cela est plus difficile, répondit Marcelle. Je n'oserai pas te prendre en croupe, mon ami.
—Ni moi non plus, dit Rose, nos chevaux sont un peu trop vifs.
—Oh! je veux aller à Angibault, moi! s'écria l'enfant. Maman, emmène-moi au moulin!
—C'est trop loin pour vos petites jambes, dit le meunier; mais moi je me charge de vous, si votre maman y consent. Nous partirons les premiers dans ma charrette, et nous irons voir traire les vaches pour que ces dames trouvent de la crème en arrivant.
—Vous pouvez bien le lui confier, dit Rose à Marcelle. Il est si bon pour les enfants! j'en sais quelque chose, moi!
—Oh! vous, vous étiez si gentille! dit le meunier tout attendri, vous auriez dû rester toujours comme cela!
—Merci du compliment, Grand-Louis!
—Je ne veux pas dire que vous ne soyez plus gentille, mais que vous auriez dû rester petite. Vous m'aimiez tant dans ce temps-là! vous ne pouviez pas me quitter; toujours pendue à mon cou!
—Il serait plaisant, dit Rose moitié troublée, moitié railleuse, que j'eusse conservé cette habitude!
—Allons, reprit le meunier s'adressant à Marcelle, j'emmène le petit, c'est convenu?
—Je vous le confie en toute sécurité, dit madame de Blanchemont en lui mettant son fils dans les bras.
—Ah! quel bonheur! s'écria l'enfant. Alochon, tu me mettras encore au bout de tes bras pour me faire attraper des prunes noires aux arbres tout le long du chemin!
—Oui, Monseigneur, dit le meunier en riant; à condition que vous ne m'en ferez plus tomber sur le nez.
Grand-Louis cheminant et jouant sur sa charrette avec le bel Édouard qui faisait battre son coeur en lui rappelant les grâces, les caresses et les malices de Rose enfant, approchait de son moulin, lorsqu'il aperçut dans la prairie Henri Lémor qui venait à sa rencontre, mais qui retourna aussitôt sur ses pas et rentra précipitamment dans la maison pour se cacher, en reconnaissant Édouard à côté du meunier.
—Mène Sophie au pré, dit Grand-Louis à son garçon de moulin en s'arrêtant à quelque distance de la porte. Et vous, ma mère, amusez-moi cet enfant-là. Ayez-en soin comme de la prunelle de vos yeux; moi, j'ai un mot à dire au moulin.
Il courut alors retrouver Lémor, qui s'était enfermé dans sa chambre, et qui lui dit, en ouvrant avec précaution:
—Cet enfant me connaît; j'ai dû éviter ses regards.
—Et qui diable pouvait se douter que vous seriez encore là! dit le meunier qui avait peine à revenir de sa surprise. Moi qui vous avais fait mes adieux ce matin et qui vous croyais déjà mettant à la voile pour l'Afrique! Quel chevalier errant, ou quelle âme en peine êtes-vous donc?
—Je suis une âme en peine, en effet, mon ami. Ayez compassion de moi. J'ai fait une lieue; je me suis assis au bord d'une fontaine, j'ai rêvé, j'ai pleuré, et je suis revenu: je ne peux pas m'en aller!
—Eh bien, c'est comme cela que je vous aime, s'écria le meunier en lui secouant la main avec force. Voilà comme j'ai été plus de cent fois! Oui, plus de cent fois, j'ai quitté Blanchemont en jurant de n'y jamais remettre les pieds, et il y avait toujours au bord du chemin quelque fontaine où je m'asseyais pour pleurer, et qui avait la vertu de me faire retourner d'où je venais. Mais écoutez, mon garçon, il faut être sur vos gardes: je veux bien que vous restiez chez nous tant que vous ne pourrez pas vous décider à vous en aller. Ce sera long, je le prévois. Tant mieux, je vous aime; je voulais vous retenir ce matin, vous revenez, j'en suis heureux, et je vous en remercie. Mais pour quelques heures il faut vous éloigner. Elles vont venir ici.
—Toutes les deux! s'écria Lémor, qui comprenait Grand-Louis à demi-mot.
—Oui, toutes les deux. Je n'ai pas pu dire un mot de vous à madame de Blanchemont. Elle vient pour que je lui parle de ses affaires d'argent, sans savoir que j'ai à lui parler de ses affaires de coeur. Je ne veux pas qu'elle vous sache ici avant d'être bien sûr qu'elle ne me grondera pas de vous y avoir amené.... D'ailleurs, je ne veux pas la surprendre, surtout devant Rose, qui ne sait sans doute rien de tout cela. Cachez-vous donc. Elles ont demandé leurs chevaux comme je partais. Elles auront déjeuné comme déjeunent les belles dames, c'est-à-dire comme des fauvettes; leurs montures n'ont pas les épaules froides, elles peuvent être ici d'un moment à l'autre.
—Je pars... je m'enfuis! dit Lémor tout pâle et tout tremblant: ah! mon ami, elle va venir ici!
—J'entends bien! ça vous saigne le coeur de ne pas la voir! oui, c'est dur, j'en conviens!... Si on pouvait compter sur vous... si vous pouviez jurer de ne pas vous montrer, de ne bouger ni pied ni patte tout le temps qu'elles seront par ici... je vous fourrerais bien dans un endroit d'où vous la verriez sans être aperçu.
—Oh! mon cher Grand-Louis, mon excellent ami, je promets, je jure! cachez-moi, fût-ce sous la meule de votre moulin....
—Diable! il n'y ferait pas bon, la Grand-Louise a les os plus durs que vous. Je vas vous serrer plus mollement. Vous monterez dans mon grenier à foin, et par le trou de la lucarne vous pourrez voir passer et repasser ces dames. Je ne serai pas fâché que vous voyiez Rose Bricolin; vous me direz si vous avez connu à Paris beaucoup de duchesses plus jolies que ça. Mais attendez que j'aille voir ce qui se passe!
Et le Grand-Louis gravit un peu la côte de Condé d'où l'on découvrait les tours de Blanchemont et à peu près tout le chemin qui y mène. Quand il se fut assuré que les deux amazones ne paraissaient pas encore, il retourna auprès de son prisonnier.
—Ça, mon camarade, lui dit-il, voilà un miroir de deux sous et un vrai rasoir de meunier, vous allez me jeter bas cette barbe de bouc. C'est déplacé dans un moulin. C'est un nid à farine. Et puis, si par malheur on apercevait le bout de votre museau, ce changement vous rendrait moins facile à reconnaître.
—Vous avez raison, dit Lémor, et je vous obéis bien vite.
—Savez-vous, reprit le meunier, que j'ai mon idée en vous faisant mettre bas cette toison noire?
—Laquelle?
—Je viens d'y penser, et j'ai arrêté ce qui suit: vous allez rester chez moi jusqu'à ce que vous vous soyez décidé à ne plus faire de peine à ma chère dame, et à changer vos folles idées sur la fortune. Quand même vous n'y resteriez que peu de jours, il ne faut pas qu'on sache qui vous êtes, et votre barbe vous donne un air citadin qui attire les yeux. J'ai dit en l'air, hier soir, à ma bonne femme de mère, que vous étiez un arpenteur. C'est le premier mensonge qui m'est venu, et il est absurde. J'aurais mieux fait de dire tout de suite votre état. Au reste, ma mère, qui ne s'étonne de rien, trouvera tout simple que du cadastre vous ayez passé dans la mécanique. Vous allez donc être meunier, mon cher, ça vous va mieux. Vous vous occuperez, ou vous aurez l'air de vous occuper au moulin; vous avez certainement des connaissances dans la partie, et vous serez censé me conseiller pour l'établissement d'une nouvelle meule. Vous serez une rencontre utile que j'aurai faite à la ville. Comme cela, votre présence chez moi n'étonnera personne. Je suis adjoint, je réponds de vous, personne ne demandera à voir votre passe-port. Le garde champêtre est un peu curieux et bavard. Mais avec une ou deux pintes de vin on endort sa langue. Voilà mon plan. Il faut vous y conformer ou je vous abandonne.
—Je me soumets, je serai votre garçon de moulin, je me cacherai, pourvu que je ne parte pas sans revoir, ne fût-ce que d'ici et pour un instant....
—Chut! j'entends des fers sur les cailloux... tric tric... c'est la jument noire à mademoiselle Rose; trac trac... c'est le bidet gris à M. Bricolin. Vous voilà assez rasé, assez lavé, et je vous assure que vous êtes cent fois mieux comme ça. Courez au foin et poussez sur vous le volet de la lucarne. Vous regarderez par la fente. Si mon garçon y monte, faites semblant de dormir. Une sieste dans le foin est une douceur que les gens du pays se donnent souvent, et une occupation qui leur paraît plus chrétienne que celle de réfléchir tout seul les bras croisés et les yeux ouverts.... Adieu! voilà mademoiselle Rose. Tenez, la première en avant! voyez comme ça trottine légèrement et d'un air décidé!
—Belle comme un ange! dit Lémor qui n'avait regardé que Marcelle.
XXII.
AU BORD DE L'EAU.
Grand-Louis, qui avait toutes les délicatesses d'un coeur candidement épris, avait donné, en passant, des ordres pour que le lait et les fruits de la collation fussent servis sous une treille qui ornait le devant de sa porte, juste en face et à très-peu de distance du moulin, d'où Lémor, blotti dans son grenier, pouvait voir et même entendre Marcelle.
La collation rustique fut fort enjouée, grâce à l'espiègle intimité d'Edouard avec le meunier et aux charmantes coquetteries de Rose envers celui-ci.
—Prenez garde, Rose! dit madame de Blanchemont à l'oreille de la jeune fille, vous vous faites adorable aujourd'hui, et vous voyez bien que vous lui tournez la tête. Il me semble que vous vous moquez beaucoup de mes sermons, ou que vous vous engagez trop.
Rose se troubla, resta un moment rêveuse, et recommença bientôt ses vives agaceries, comme si elle eût pris intérieurement son parti d'accepter l'amour qu'elle provoquait. Il y avait toujours eu au fond de son coeur une vive amitié pour le Grand-Louis; il n'était donc guère probable qu'elle se fit un jeu de le railler, si elle n'eût senti la possibilité de faire faire, en elle-même, un grand progrès à cette amitié fraternelle. Le meunier, sans vouloir se flatter, éprouvait cependant une confiance instinctive, et son âme loyale lui disait que Rose était trop bonne et trop pure pour le torturer froidement.
Il se trouvait donc heureux de la voir si enjouée et si animée près de lui, et il eut grand'peine à la laisser avec sa mère la dernière à table. Mais il avait vu Marcelle s'éloigner un peu et lui faire signe à la dérobée qu'il eût à la suivre de l'autre côté de la rivière.
—Eh bien! mon cher Grand-Louis, lui dit madame de Blanchemont, il me semble que vous n'êtes plus si triste que l'autre jour, et que j'en ai deviné la cause!
—Ah! madame Marcelle, vous savez tout, je le vois bien, et je n'ai rien à vous apprendre. C'est vous qui pourriez m'en dire plus long que je n'en sais; car il me semble qu'on doit avoir et qu'on a grande confiance en vous.
—Je ne veux pas compromettre Rose, dit Marcelle en souriant. Les femmes ne doivent pas se trahir entre elles. Cependant je crois pouvoir espérer avec vous qu'il ne vous sera pas impossible de vous faire aimer.
—Ah! si on m'aimait!... je serais content, et je crois que je n'en demanderais pas davantage; car le jour où elle me le dirait, je serais capable d'en mourir de joie.
—Mon ami, vous aimez sincèrement et noblement, et c'est pour cela qu'il ne faudrait pas trop désirer d'être payé de retour avant de songer à détruire les obstacles qui viennent de la famille. Je présume que c'est là ce dont vous avez à m'entretenir, et c'est pourquoi je me suis rendue avec empressement à votre invitation. Voyons, le temps est précieux, car on va sans doute venir nous rejoindre.... En quoi puis-je influencer les idées du père, ainsi que Rose me la fait entendre?
—Rose vous a fait entendre cela! s'écria le meunier transporté. Elle y songe donc? Elle m'aime donc? Ah! madame Marcelle! et vous ne me disiez pas cela tout de suite!... Eh! que m'importe le reste si elle m'aime, si elle désire m'épouser?...
—Doucement, mon ami. Rose ne s'est pas engagée si avant. Elle a pour vous l'affection d'une soeur, elle désirait voir révoquer la sentence qui lui interdisait de vous parler, de venir chez vous, de vous traiter enfin en ami, comme elle l'avait fait jusqu'à ce jour. Voilà pourquoi elle m'a priée de vous protéger auprès de ses parents et de prendre votre parti, tout en montrant quelque fermeté dans mes affaires avec eux. Et voici ce que j'ai compris, en outre, Grand-Louis: M. Bricolin veut ma terre à bon marché, et peut-être que si Rose vous aimait, je pourrais assurer son bonheur et le vôtre en imposant votre mariage comme une condition de mon consentement. Si vous le croyez, ne doutez pas que je sois très-heureuse de faire ce léger sacrifice.
—Ce léger sacrifice! vous n'y songez pas, madame Marcelle! vous vous croyez encore riche; vous parlez de cinquante mille francs comme d'un rien. Vous oubliez que c'est désormais une bonne part de votre existence. Et vous croyez que j'accepterais ce sacrifice-là? Oh! j'aimerais mieux renoncer à Rose tout de suite.
—C'est que vous ne comprenez pas la véritable valeur de l'argent, mon ami; ce n'est qu'un moyen de bonheur, et le bonheur qu'on peut procurer aux autres est le plus certain et le plus pur qu'on puisse se procurer à soi-même.
—Vous êtes bonne comme Dieu, pauvre dame! mais il y a là un bonheur plus certain et plus pur encore pour vous-même. C'est celui que vous devez ménager à votre fils. Et que diriez-vous un jour, grand Dieu! si, faute des cinquante mille francs que vous auriez sacrifiés pour vos amis, votre cher Édouard était forcé, à son tour, de renoncer à une femme qu'il aimerait, et que vous ne pourriez plus lui faire obtenir?
—Mon coeur est pénétré de votre bon raisonnement; mais en fait d'intérêts matériels, il n'y a point, pour l'avenir, de calculs absolus. Ma position n'est pas rigidement dessinée comme vous la faites; en m'abstenant de vendre cher je perdrai du temps, et, vous le savez, chaque jour d'hésitation m'entraîne à ma ruine. En terminant vite, je me libère des dettes qui me rongent, et, certes, il peut y avoir un jour tout profit pour moi à avoir su prendre mon parti sans regret puéril et sans parcimonie déplacée. Vous voyez donc que je ne suis pas si généreuse, et que j'agis dans mes intérêts en servant ceux de votre amour.
—En voilà une pauvre tête en affaires! s'écria le meunier avec un sourire triste et tendre. Une sainte du paradis ne dirait pas mieux. Mais ça n'a pas le sens commun, permettez-moi de vous le dire, ma chère dame. Vous trouverez, d'ici à quinze jours, des acquéreurs pour votre terre, et qui seront bien contents de ne la payer que son prix.
—Mais qui ne seront pas solvables comme M. Bricolin?
—Ah! oui, voilà son orgueil! c'est d'être solvable. Solvable! le grand mot! Il croit être le seul au monde qui puisse dire: Je suis solvable, moi! C'est-à-dire, il sait bien qu'il y en a d'autres, mais il vous éblouit avec cela. Ne l'écoutez pas. C'est un fin matois. Faites seulement mine de conclure avec un autre, fallût-il faire des démarches et des contrats simulés. Je ne me gênerais pas à votre place. A la guerre comme à la guerre, avec les juifs comme avec les juifs! Voulez-vous me laisser agir? Dans quinze jours, je vous jure, comme voilà de l'eau, que M. Bricolin vous donnera vos trois cent mille francs bien comptés et un beau pot-de-vin par-dessus le marché.
—Je n'aurais jamais l'habileté de suivre vos conseils, et je trouve beaucoup plus vite fait de rendre chacun de nous heureux à sa manière, vous, Rose, moi, M. Bricolin, et mon fils qui me dira un jour que j'ai bien fait.
—Romans! romans! dit le meunier. Vous ne savez pas ce que pensera votre fils dans quinze ans d'ici sur l'argent et sur l'amour. N'allez pas faire cette folie; je ne m'y prêterais pas, madame Marcelle... non, non, n'y comptez pas, je suis aussi fier que qui que ce soit, et têtu comme un mouton... du Berri qui plus est! D'ailleurs, écoutez, ce serait en pure perte. M. Bricolin promettrait tout et ne tiendrait rien. Il faut, vu votre position, que votre contrat de vente soit signé avant la fin du mois, et certes ce n'est pas d'ici à un mois que je pourrais espérer d'épouser Rose. Il faudrait pour cela qu'elle fût folle de moi, et cela n'est pas. Il faudrait l'exposer à un bruit, à des scandales! Je ne m'y résoudrais jamais. Quelle rage aurait sa mère! quels étonnements et quels dénigrements de la part de ses voisins et de ses connaissances! Et que ne dirait-on pas? Qui est-ce qui comprendrait que vous avez imposé cela à M. Bricolin par pure grandeur d'âme et par sainte amitié pour nous! Vous ne connaissez pas la malice des hommes; et celle des femmes, si vous saviez ce que c'est! votre bonté pour moi... non, vous ne pouvez pas vous imaginer, et je n'oserais jamais vous dire comment M. Bricolin tout le premier serait capable de l'interpréter.... Ou bien encore on dirait que Rose, pauvre sainte fille! a fait un faux pas, qu'elle vous l'a confié, et que vous vous êtes dévouée, pour sauver son honneur, à doter le coupable.... Enfin, cela ne se peut pas, et voilà plus de raisons qu'il n'en faut, j'espère, pour vous en convaincre. Oh! ce n'est pas comme cela que je veux obtenir Rose! Il faut, que cela arrive naturellement, et sans faire crier personne contre elle. Je sais bien qu'il faut un miracle pour que je devienne riche, ou un malheur pour qu'elle devienne pauvre. Dieu me viendra en aide si elle m'aime... et elle m'aimera peut-être, n'est-ce pas?
—Mais, mon ami, je ne puis travailler à enflammer son coeur pour vous si vous m'ôtez les moyens de dominer la cupidité de son père. Je ne l'aurais pas entrepris si je n'avais eu cette pensée; car précipiter cette jeune et charmante fille dans une passion malheureuse serait un crime de ma part.
—Ah! c'est la vérité! dit le Grand-Louis soudainement accablé, et je vois bien que je suis un fou.... Aussi n'était-ce ni de moi, ni de Rose que je voulais vous parler en vous priant de venir ici, madame Marcelle; vous vous êtes trompée là-dessus dans votre excellente bonté. Je voulais vous parler de vous seule, quand vous m'avez prévenu en me parlant de moi-même. Je me suis laissé aller comme un grand enfant à vous écouter, et puis force m'a été de vous répondre; mais je reviens à mon but, qui est de vous forcer à vous occuper de vos affaires. Je sais celles de M. Bricolin; je sais ses intentions et son ardeur d'acheter vos terres, il n'en démordra pas, et pour en avoir trois cent mille francs, il faut lui en demander trois cent cinquante mille. Vous les auriez si vous vous obstiniez; mais, de toutes façons, il ne faut pas qu'il paie le bien au-dessous de sa valeur. Il en a trop d'envie, ne craignez rien.
—Je vous répète, mon ami, que je ne saurai pas soutenir cette lutte, et que, depuis deux jours qu'elle dure, elle est déjà au-dessus de mes forces.
—Aussi, ne faut-il pas vous en mêler. Vous allez remettre vos affaires à un notaire honnête et habile. J'en connais un; j'irai lui parler ce soir, et vous le verrez demain, sans vous déranger. C'est demain la fête patronale de Blanchemont. Il y a grande assemblée sur le terrier devant l'église. Le notaire viendra s'y promener et causer, suivant l'habitude, avec ses clients de la campagne; vous entrerez comme par hasard dans une maison où il vous attendra. Vous signerez une procuration, vous lui direz deux mots, je lui en dirai quatre, et vous n'aurez plus qu'à renvoyer M. Bricolin batailler avec lui. S'il ne se rend pas, pendant ce temps-là votre notaire vous aura trouvé un autre acquéreur. Il n'y aura qu'un peu de prudence à garder pour que le Bricolin ne se doute pas que je vous ai indiqué cet homme d'affaires au lieu du sien, qu'il vous a sans doute proposé, et que vous avez peut-être fait la folie d'accepter!
—Non! je vous avais promis de ne rien faire sans vos conseils.
—C'est bien heureux! Allez donc demain, à deux heures sonnant, vous promener au bord de La Vauvre, comme pour voir du bas du terrier le joli coup d'oeil de la fête. Je serai là et je vous ferai entrer chez une personne sûre et discrète.
—Mais, mon ami, si M. Bricolin découvre que vous me dirigez dans cette affaire contre ses intérêts, il vous chassera de sa maison, et vous ne pourrez jamais revoir Rose.
—Il sera bien fin s'il le découvre! Mais si ce malheur arrivait... je vous l'ai dit, madame Marcelle, Dieu me viendrait en aide par un miracle, d'autant plus que j'aurais fait mon devoir.
—Ami loyal et courageux, je ne puis me résoudre à vous exposer ainsi.
—Et je ne vous dois pas cela quand vous vouliez vous ruiner pour moi? Allons, pas d'enfantillage, ma chère dame, nous sommes quittes....
—Voici Rose qui vient vers nous, dit Marcelle. Il me reste à peine le temps de vous remercier....
—Non! mademoiselle Rose tourne du côté de l'avenue avec ma mère, qui a le mot pour la retenir un peu, car je n'ai pas fini, madame Marcelle, j'ai bien autre chose à vous dire! Mais vous devez être lasse de marcher si longtemps. Puisque la cour est libre et le moulin silencieux, venez vous asseoir sur ce banc auprès de la porte. Mademoiselle Rose nous croit de l'autre côté et ne reviendra par ici qu'après avoir fait le tour du pré. Ce que j'ai à vous dire est un peu plus intéressant pour vous que vos affaires, et demande plus de secret encore.
Marcelle, étonnée de ce préambule, suivit le meunier et s'assit avec lui sur le banc, juste au-dessous de la lucarne du grenier à foin, d'où Lémor pouvait la voir et l'entendre.
—Dites donc, madame Marcelle, balbutia le meunier un peu embarrassé pour entrer en matière, vous savez bien cette lettre que vous m'aviez confiée?
—Eh bien, mon cher Grand-Louis! répondit madame de Blanchemont, dont le visage calme et un peu éteint s'enflamma tout à coup, ne m'avez-vous pas dit ce matin que vous l'aviez fait partir?
—Pardon, excuse... c'est que je ne l'ai pas mise à la poste.
—Vous l'avez oubliée?
—Oh! non, certes!
—Perdue peut-être?
—Encore moins. J'ai fait mieux que de la jeter dans la boîte, je l'ai remise à son adresse.
—Que voulez-vous dire? Elle était adressée à Paris!
—Oui, mais la personne à qui elle était destinée s'étant trouvée sur mon chemin, j'ai cru mieux faire de la lui remettre.
—Mon Dieu! vous me faites trembler, Louis! dit Marcelle redevenue pâle. Vous aurez fait quelque méprise.
—Pas si sot! Je connais bien M. Henri Lémor, peut-être!...
—Vous le connaissez! et il est dans ce pays-ci? dit Marcelle avec une émotion qu'elle ne cherchait pas à dissimuler.
En quatre mots Grand-Louis expliqua la manière dont il avait reconnu Lémor pour le voyageur qui était déjà venu à son moulin, et pour le destinataire de la lettre à lui confiée.
—Et où donc allait-il? et que fait-il à ***? demanda Marcelle oppressée.
—Il allait en Afrique. Il passait! répondit le meunier qui voulait voir venir. C'est bien le chemin par Toulouse. Il avait pris l'heure du déjeuner de la diligence pour aller à la poste.
—Et où est-il maintenant?
—Je ne vous dirai pas bien où il peut être; mais il n'est plus à ***.
—Il va en Afrique, dites-vous? Et pourquoi si loin?
—Pour aller bien loin précisément. Voilà ce qu'il a répondu à ma question.
—La réponse est plus claire que vous ne pensez! dit Marcelle, dont l'agitation augmentait, et qui ne songeait pas même à la rendre moins évidente. Mon ami, vous n'êtes pas si malheureux que vous croyez! Il est des coeurs plus brisés que le vôtre.
—Le vôtre, par exemple, ma pauvre chère dame?
—Oui, mon ami, le mien.
—Mais n'est-ce pas un peu de votre faute? Pourquoi ordonniez-vous à ce pauvre jeune homme de rester un an sans entendre parler de vous?
—Comment! il vous a donc fait lire ma lettre?
—Oh! non! il est assez méfiant et cachottier, allez! Mais je l'ai tant questionné, tant obsédé, tant deviné, qu'il a été forcé de m'avouer que je ne me trompais guère. Ah dame! voyez-vous, madame Marcelle, je suis très-curieux des secrets de ceux que j'aime, moi, parce que, tant qu'on ne sait pas ce qu'ils pensent, on ne sait pas comment les servir. Ai-je tort?
—Non, ami, je suis bien aise que vous ayez mes secrets comme j'ai les vôtres. Mais, hélas! quelle que soit ici votre bonne volonté et votre bon coeur, vous ne pouvez rien pour moi. Répondez-moi, pourtant. Ce jeune homme ne vous a-t-il transmis aucune réponse ni par écrit, ni verbalement?
—Il vous a écrit ce matin un tas de billevesées dont je n'ai pas voulu me charger.
—Vous m'avez rendu un mauvais service! Ainsi, je ne puis savoir ses intentions?
—Il n'a su me dire que ceci: «Je l'aime, mais j'ai du courage!»
—Il a dit: Mais?
—Il a peut-être dit: Et!
—Ce serait si différent! Rappelez-vous, Grand-Louis!
—Il a dit tantôt l'un, tantôt l'autre, car il l'a répété souvent.
—Ce matin, dites-vous? Vous n'avez donc quitté la ville que ce matin?
—J'ai voulu dire hier soir. Il était tard, et nous prenons, nous autres, le matin dès minuit.
—Mon Dieu! qu'est-ce à dire? Pourquoi pas de lettre? Vous avez donc vu celle qu'il m'écrivait?
—Un peu! il en a déchiré quatre.
—Mais que disaient ces lettres? Il était donc bien irrésolu?
—Tantôt il vous disait qu'il ne pouvait jamais vous revoir, tantôt qu'il allait venir vous voir tout de suite.
—Et il a résisté à cette dernière tentation? Il a bien du courage, en effet!
—Ah! écoutez donc! il a été tenté plus que saint Antoine; mais, d'une part, je l'en détournais; de l'autre, il craignait de vous désobéir?
—Et que pensez-vous d'un amant qui ne sait pas désobéir?
—Je pense qu'il aime trop, et qu'on ne lui en saura aucun gré.
—Je suis injuste, n'est-ce pas, mon cher Grand-Louis? je suis trop émue, je ne sais ce que je dis. Mais pourquoi, vous, ami, l'avez-vous détourné de vous suivre? Car il en a eu la pensée?
—Oh! je crois bien! Il a même fait un bout de chemin sur ma charrette. Mais moi, excusez! j'avais trop peur de vous mécontenter.
—Vous aimez, et vous croyez les autres si sévères?
—Dame! qu'auriez-vous dit si je l'avais amené dans la Vallée-Noire? Par exemple, dans ce moment-ci... si je vous disais que je l'ai engagé à se cacher dans mon moulin! Ah! pour le coup, vous me traiteriez comme je le mériterais!
—Louis! dit Marcelle en se levant d'un air de résolution exaltée, il est ici. Vous en convenez!
—Non pas, Madame; c'est vous qui me faites dire cela.
—Mon ami, reprit-elle en lui prenant la main avec effusion, dites-moi où il est, et je vous pardonne.
—Et si cela était, dit le meunier un peu effrayé de la spontanéité de Marcelle, mais enthousiasmé de sa franchise, vous ne craindriez donc pas de faire jaser sur votre compte?
—Quand il me quittait volontairement et que j'avais l'esprit abattu, je pouvais songer au monde, prévoir des dangers, me créer des devoirs rigides, exagérés peut-être; mais quand il revient vers moi, quand il est si près d'ici, à quoi voulez-vous que je songe, et que voulez-vous que je craigne?
—Il faut pourtant craindre que quelque imprudence ne rende vos projets plus malaisés à exécuter, dit Grand-Louis en faisant un geste pour indiquer à Marcelle la fenêtre au-dessus de sa tête.
Marcelle leva les yeux et rencontra ceux de Lémor, qui, palpitant et penché vers elle, était prêt à sauter du haut du toit pour abréger la distance.
Mais le meunier toussa de toute sa force, et d'un autre geste, indiquant aux deux amants Rose qui s'approchait avec la meunière et le petit Édouard:
—Oui, Madame, dit-il en élevant la voix, un moulin comme ça rapporte peu; mais si je pouvais tant seulement y établir une grande meule que j'ai dans la tête, il me rapporterait bien... huit cents bons francs par an!...
XXIII.
CADOCHE.
Le regard des deux amants avait été brûlant et rapide. Un calme souverain succéda à cette commotion. Ils s'aimaient, ils étaient sûrs l'un de l'autre. Ils s'étaient tout dit, tout expliqué, tout persuadé mutuellement dans le choc électrique de ce regard. Lémor se jeta au fond du grenier, et Marcelle, maîtresse d'elle-même parce qu'elle se sentait heureuse, accueillit Rose sans trouble et sans regret. Elle se laissa emmener dans le délicieux taillis voisin, et après une heure de promenade elle remonta à cheval avec sa compagne, et reprit le chemin de Blanchemont, après avoir dit tout bas au meunier:
—Cachez-le bien, je reviendrai.
—Non, non, pas trop tôt, avait répondu Grand-Louis. J'arrangerai une entrevue sans dangers; mais laissez-moi prendre mes mesures. Je vous reconduirai votre fils ce soir, et je vous parlerai encore si je peux.
Quand Marcelle fut partie, Lémor sortit de sa cachette, où la joie et l'émotion, plus que l'odeur enivrante du foin, commençaient à lui donner des vertiges.
—Ami, dit-il gaiement au meunier, je suis votre garçon de moulin, et je ne prétends pas être à votre charge sans travailler pour vous. Donnez-moi de l'ouvrage, et vous verrez que le Parisien a d'assez bons bras, malgré son peu d'apparence.
—Oui, répondit Grand-Louis, quand le coeur est content, les bras sont assez souples. Vos affaires vont mieux que les miennes, mon garçon, et quand nous causerons ce soir, ce sera à votre tour de me donner du courage. Mais, à cette heure, vous l'avez dit, il faut s'occuper. Je ne puis pas passer mon temps à parler d'amour, et vous pourriez devenir fou de contentement si vous restiez oisif. Le travail est salutaire à tous, il entretient la joie et distrait de la peine; ce qui veut peut-être dire qu'il est fait pour tous dans les idées du bon Dieu. Allons, vous allez m'aider à lever ma pelle et à mettre la Grand' Louise en danse. Sa chanson a la vertu de me remettre l'esprit quand je me détraque.
—Ah! mon Dieu! cet enfant va me reconnaître! dit Lémor en apercevant Édouard qui s'était échappé des bras de la meunière, et qui montait avec les pieds et les mains l'escalier rapide du moulin.
—Il vous a déjà vu, répondit le meunier; ne vous cachez pas et ne faites semblant de rien. Il n'est pas sûr qu'il vous reconnaisse, affublé comme vous voilà.
En effet, Édouard s'arrêta incertain et interdit. Depuis un mois que Marcelle avait brusquement quitté Montmorency pour se rendre auprès de son mari expirant, son fils n'avait pas revu Lémor, et un mois est un siècle dans la mémoire d'un si jeune enfant. Celui-là était pourtant exceptionnel par le développement précoce de ses facultés; mais Lémor sans barbe, le visage barbouillé de farine, et affublé d'une blouse de paysan, était assez peu reconnaissable. Édouard resta comme pétrifié devant lui pendant une minute; mais ayant rencontré le regard sévère et indifférent de l'ami qui d'ordinaire courait à lui les bras ouverts, il baissa les yeux avec une sorte d'embarras et même de peur, sentiment qui, chez les enfants, est presque toujours mêlé à l'étonnement; puis il s'approcha du meunier et lui dit de l'air sérieux et méditatif qu'il avait souvent:
—Qu'est-ce que c'est donc que cet homme-là?
—Ça? c'est mon garçon de moulin, c'est Antoine.
—Tu en as donc deux?
—Bon! j'en ai par douzaines, des garçons! Celui-là, c'est Alochon n° 2.
—Et Jeannie est Alochon 3?
—Comme vous dites, mon général!
—Est-il méchant, ton Antoine?
—Non, non! Mais il est un peu bête, un peu sourd, et ne joue pas avec les enfants.
—En ce cas, je m'en vais jouer avec Jeannie, dit Édouard en s'éloignant avec insouciance. A quatre ans, on ne sait ce que c'est que d'être trompé, et la parole de ceux qu'on aime est plus puissante sur l'esprit que le témoignage des sens.
On apporta à la meule le blé que le meunier devait rendre le soir même en farine. C'était celui de M. Bricolin, contenu dans deux sacs marqués chacun de deux énormes initiales.
—Voyez, dit le Grand-Louis en riant cette fois avec un peu d'amertume, Bricolin de Blanchemont, comme qui dirait Bricolin, demeurant à Blanchemont. Mais quand il aura acheté la terre il faudra qu'il mette un autre petit b entre les deux grands. Ça voudra dire: Bricolin, baron de Blanchemont.
—Comment, dit Lémor occupé d'une autre pensée, c'est là le blé de Blanchemont?
—Oui, répondit le meunier qui le devinait avant qu'il eût parlé, c'est le blé qui fera la farine... dont on fera le pain... que mangeront madame Marcelle et mademoiselle Rose. On dit que Rose est trop riche pour épouser un homme comme moi: c'est pourtant moi qui lui fournis le pain qu'elle mange!
—Ainsi, nous travaillons pour elles! reprit Lémor.
—Oui, oui, garçon. Attention au commandement! Il ne s'agit pas de mal fonctionner. Diable! je travaillerais pour le roi que je n'y mettrais pas tant de coeur.
Cette circonstance toute vulgaire dans les habitudes du moulin prit une couleur romanesque et quasi poétique dans le cerveau du jeune Parisien, et il se mit à aider le meunier avec tant de zèle et d'attention, qu'au bout de deux heures il était parfaitement au courant du métier. Il ne lui fut pas difficile de s'habituer au mécanisme élémentaire et presque barbare de l'établissement. Il comprenait les améliorations qu'avec un peu d'argent comptant (le fruit défendu au paysan) on eût pu apporter à la machine rustique. Il eut bientôt appris en patois les noms techniques de chaque pièce et de chaque fonction. Jeannie le voyant si actif et si bien traité par son maître, eut un peu d'inquiétude et de jalousie. Mais quand Grand-Louis eut pris soin de lui expliquer que le Parisien n'était la qu'en passant, et que sa place à lui, Jeannie, ne menaçait pas d'être envahie, il se rassura et se décida même, en bon Berrichon qu'il était, à céder une partie de son travail pendant quelques jours à un compagnon officieux. Il en profita pour reporter à Blanchemont Édouard qui commençait à s'ennuyer et à s'effrayer d'être si longtemps séparé de sa mère. La meunière ne réussissait plus à l'amuser, et la petite Fanchon étant venue le retrouver, Jeannie ne fut pas fâché d'accompagner sa jeune camarade jusqu'au château.
La tâche terminée, Lémor, le front baigné de sueur et le visage animé, se sentit plus souple de corps et plus fort de volonté qu'il ne l'avait été depuis longtemps. Les longues rêveries qui dévoraient sa jeunesse firent place à cette sorte de bien-être physique et moral que la Providence a attaché à l'accomplissement du travail de l'homme quand le but en est bien senti et la fatigue mesurée à ses forces. Ami, s'écria-t-il, le travail est beau et saint par lui-même; vous aviez raison de le dire en commençant! Dieu l'impose et le bénit. Il m'a semblé doux de travailler pour nourrir ma maîtresse; oh! qu'il serait plus doux encore de travailler en même temps pour alimenter la vie d'une famille d'égaux et de frères! Quand chacun travaillera pour tous et tous pour chacun, que la fatigue sera légère, que la vie sera belle!
—Oui, ma profession serait, dans ce cas-là, une des plus gentilles! dit le meunier avec un sourire de vive intelligence. Le blé est la plus noble des plantes, le pain le plus pur des aliments. Mes fonctions mériteraient bien quelque estime, et, les jours de fête, ou pourrait mettre une couronne d'épis et des bleuets à la pauvre Grand'Louise, à laquelle personne ne fait attention maintenant; mais que voulez-vous? au jour d'aujourd'hui, comme dit M. Bricolin, je ne suis qu'un mercenaire employé par lui, et il se dit en pensant à moi: «Un homme comme ça songerait à ma fille! Un malheureux qui broie le grain, quand c'est moi qui sème le blé et possède la terre!» Voyez pourtant la belle différence! Mes mains sont plus propres que les siennes qui remuent le fumier; voilà tout. Ah ça! mon garçon, l'ouvrage est fait; dépêchons la soupe. Je parie que vous la trouverez meilleure que ce matin, quand même elle serait dix fois plus salée, et puis je m'en irai à Blanchemont porter ces deux sacs?
—Sans moi?
—Tiens! sans doute. Vous avez donc envie de vous faire voir à la ferme?
—Personne ne m'y connaît.
—C'est vrai. Mais qu'y ferez-vous?
—Rien; je vous aiderai à décharger les sacs.
—Et à quoi ça vous avancera-t-il?
—A voir peut-être passer quelqu'un dans la cour.
—Et si quelqu'un n'y passe pas?
—Je verrai la maison qu'elle habite. J'entendrai peut-être prononcer son nom.
—M'est avis que c'est un plaisir que nous nous donnons bien sans aller si loin.
—C'est à deux pas d'ici!
—Vous avez réponse à tout. Vous ne ferez pas d'imprudence?
—Vous croyez donc que je ne l'aime pas? Est-ce que vous en feriez à ma place, vous?
—Peut-être! si l'on m'aimait! Voyons! vous ne la regarderez pas comme vous faisiez du haut de la lucarne? Savez-vous que j'ai cru que vous mettriez le feu à mon foin avec vos yeux enflammés?
—Je ne la regarderai pas du tout.
—Et vous ne lui parlerez mie?
—Quel prétexte aurais-je pour lui parler?
—Vous n'en chercherez pas?
—Je n'entrerai pas même dans la cour si vous me le défendez. Je regarderai les murailles de loin.
—Ce serait le plus sage. Je vous permets de flairer, de la porte, le vent qui passe sur le château; voilà tout.
Les deux amis se mirent en route à la tombée du jour; Sophie, chargée des deux sacs, marchait magistralement devant eux. Grand-Louis, qui avait le coeur triste, parlait peu et n'exprimait ses idées noires que par de grands coups de fouet allongés à droite et à gauche sur les buissons chargés de mûres sauvages et de pâles chèvrefeuilles plus parfumés que ceux qu'on cultive dans nos jardins.
Ils avaient dépassé un groupe de chaumières qu'on appelle le Cortioux, lorsque Lémor, qui côtoyait le fossé du chemin, s'arrêta, surpris de voir un homme étendu tout de son long sous la haie, la tête appuyée sur une besace très-rebondie.
—Oh! oh! dit le meunier sans s'étonner, vous avez failli marcher sur mon oncle!
La voix sonore de Grand-Louis réveilla en sursaut le dormeur. Il se souleva brusquement, saisit à deux mains son grand bâton étendu à son flanc, et articula un jurement énergique.
—Ne vous fâchez pas, mon oncle! dit le meunier en riant. Ce sont des amis qui passent, avec votre permission; car quoique les chemins soient à vous, comme vous le dites, vous ne défendez à personne de s'en servir, n'est-ce pas?
—Oui-da! répondit, en se levant tout à fait, cet homme d'une taille gigantesque et d'un aspect repoussant; je suis le meilleur des propriétaires, tu le sais, mon petit? Mais c'est abuser un peu de ma bonté que de me marcher sur la figure. Quel est-il donc ce mauvais chrétien, qui ne voit pas un honnête homme étendu sur son lit? Je ne le connais pas, moi qui connais tout le monde ici, et ailleurs!
Et en parlant ainsi, le mendiant toisait d'un air dédaigneux Lémor, qui le considérait de son côté avec répugnance. C'était un vieillard osseux, couvert de haillons immondes, et dont la barbe dure, mêlée de noir et de blanc, ressemblait à l'armure d'un hérisson. Son chapeau, à forme haute, tombant en lambeaux, était surmonté, comme d'un trophée dérisoire, d'un noeud de rubans blancs et d'un bouquet de fleurs artificielles hideusement fané.
—Rassurez-vous, mon oncle, dit le meunier, celui-là est un bon chrétien, allez!
—Et à quoi le reconnaît-on? reprit l'oncle Cadoche en ôtant son chapeau qu'il tendit à Henri.
—Allons, dit le meunier à Lémor, vous ne comprenez pas? mon oncle vous demande un sou.
Lémor jeta son obole dans le chapeau de l'oncle, qui la prit aussitôt et la tourna dans ses longs doigts avec une sorte de volupté.
—C'est un gros sou! dit-il avec un ignoble sourire. Dix décimes révolutionnaires peut-être! Non! Dieu soit béni! c'est un Louis XV, c'est mon roi! un roi dont j'ai vu le règne! ça me portera bonheur, et à toi aussi, mon neveu, ajouta-t-il en appuyant sa grande main crochue sur l'épaule de Lémor. Tu peux dire à présent que tu es de ma famille, et que je te reconnaîtrai quand même tu serais déguisé des pieds à la tête.
—Allons, allons, bonsoir, mon oncle, dit Grand-Louis en joignant son aumône à celle de Lémor. Sommes-nous amis?
—Toujours! répondit le mendiant d'une voix solennelle. Toi, tu as toujours été un bon parent, le meilleur de toute ma famille. Aussi, c'est à toi, Grand-Louis, que je veux laisser tout mon bien. Il y a longtemps que je te l'ai dit, et lu verras si je tiens parole!
—Tiens! parbleu, j'y compte bien! reprit le meunier avec gaieté. Le bouquet en sera-t-il aussi?
—Le chapeau, oui! Mais le bouquet et le ruban seront pour ma dernière maîtresse.
—Diable! je tenais pourtant au bouquet!
—Je le crois bien! dit le mendiant qui s'était mis à marcher derrière les deux jeunes gens et qui les suivait d'un pas assez alerte encore malgré son grand âge. Le bouquet est ce qu'il y a de plus précieux dans la succession. C'est béni, vois-tu! c'est de la chapelle de Sainte-Solange.
—Comment un homme aussi dévot que vous vous en donnez l'air peut-il parler de ses maîtresses? dit Henri, à qui ce personnage ridicule n'inspirait qu'un profond dégoût.
—Tais-toi, mon neveu, répondit l'oncle Cadoche en le regardant de travers; tu parles comme un sot.
—Excusez-le, c'est un enfant, dit le meunier qui s'amusait du grand oncle par habitude. Ça n'a pas encore de barbe au menton et ça se mêle de raisonner! Mais où donc où allez-vous si tard, mon oncle? Comptez-vous coucher chez vous cette nuit? C'est bien loin d'ici!
—Oh non! je m'en vas de ce pas à Blanchemont pour la fête de demain.
—Ah! c'est vrai, c'est un bon jour pour vous! Vous y cueillez au moins quarante gros sous.
—Non; mais toujours de quoi faire dire une messe au bon saint de la paroisse.
—Vous les aimez donc toujours, les messes?
—La messe et l'eau-de-vie, mon neveu, et un peu de tabac avec, c'est le salut de l'âme et du corps.
—Je ne dis pas non, mais l'eau-de-vie ne réchauffe pas assez pour qu'on dorme comme cela dans les fossés à votre âge, mon oncle.
—On dort où l'on se trouve, mon neveu. On est fatigué, on s'arrête; on fait un somme sur une pierre ou sur sa besace, quand elle n'est pas trop plate.
—M'est avis que la vôtre est assez ronde, ce soir.
—Oui; tu devrais, mon neveu, me la laisser mettre sur ton cheval, elle me fatigue un peu.
—Non! Sophie est assez chargée. Mais donnez-la-moi, je vous la porterai jusqu'à Blanchemont!
—C'est juste! Tu es jeune, tu dois servir ton oncle. Tiens, la voilà. Ta blouse est-elle propre? ajouta-t-il d'un air dégoûté.
—Oh! c'est de la farine! dit le meunier en prenant le sac du mendiant; ça ne fait pas la guerre au pain. Mille tonnerres! il y en a là dedans, des vieilles croûtes!
—Des croûtes? je n'en reçois pas. Je voudrais bien que quelqu'un s'avisât de m'en offrir, je saurais bien les lui jeter au nez, comme j'ai fait une fois à la Bricolin.
—C'est donc depuis ce jour-là qu'elle a peur de vous?
—Oui! elle dit que je pourrais bien mettre le feu à ses granges, dit le mendiant d'un air sinistre. Puis il ajouta d'un ton patelin: Pauvre chère femme du bon Dieu! comme si j'étais méchant! A qui ai-je fait du mal, moi?
—A personne, que je sache, répondit le meunier. Si vous en aviez fait, vous ne seriez pas où vous êtes.
—Jamais, jamais, je n'ai fait tort à personne, reprit l'oncle Cadoche, en élevant la main vers le ciel, puisque jamais je n'ai été repris de justice pour quoi que ce soit. Ai-je fait un seul jour de prison dans ma vie? J'ai toujours servi le bon Dieu, et le bon Dieu m'a toujours protégé depuis quarante ans que je cherche ma pauvre vie.
—Quel âge avez-vous donc au juste, mon oncle?
—Je ne sais pas, mon enfant, car mon acte de baptême a été égaré dans les temps comme tant d'autres, mais je dois avoir quatre-vingts ans passés. J'ai environ dix ans de plus que le père Bricolin, qui parait cependant plus vieux que moi.
—C'est la vérité, vous êtes joliment conservé, et lui...mais il est vrai qu'il a eu des accidents qui n'arrivent pas à tout le monde.
—Oui, dit le mendiant avec un profond soupir de componction. Il a eu du malheur!...
—C'est une histoire de votre temps, cela? N'êtes-vous pas de ce pays-là?
—Oui, je suis né natif de Ruffec, près Beaufort, où l'accident est arrivé.
—Et vous étiez dans le pays alors?
—Oh! je le crois bien, bonne sainte Vierge! Je n'y peux pas penser sans trembler! Avait-on peur dans ce temps-là!
—Est-ce que vous avez peur de quelque chose, vous, qui êtes toujours tout seul à toute heure par les chemins?
—Oh! à présent, mon bon fils, que veux-tu que craigne un pauvre homme comme moi qui ne possède que les trois guenilles qui le couvrent? Mais dans ce temps-là j'avais un peu de bien, et les brigands me l'ont fait perdre.
—Comment! est-ce que les chauffeurs ont été chez vous aussi?
—Oh! nenni! je n'avais pas assez pour les tenter; mais j'avais une petite maison que je louais à des journaliers. Quand la peur des brigands s'est répandue dans le pays, personne n'a plus voulu l'habiter. Je n'ai pas pu la vendre; je n'avais plus de quoi la faire réparer. Elle me tombait en ruines sur le corps. Il a fallu faire des dettes que je n'ai pu payer. Alors, mon champ, la maison, et une jolie chenevière que j'avais, ont été vendus par expropriation forcée. J'ai donc été forcé de prendre la besace; j'ai quitté le pays, et depuis ce temps-là je voyage toujours comme les enfants du bon Dieu.
—Mais vous ne quittez guère le département?
—Sans doute, j'y suis connu; j'y ai ma clientèle et toute ma famille.
—Je vous croyais tout seul?
—Et tous mes neveux, donc!
—C'est vrai, j'oubliais; moi, par exemple, mon camarade que voilà, et tous ceux qui ne vous refusent jamais votre sou pour acheter du tabac. Mais, dites donc, mon oncle, ces chauffeurs dont nous parlions, quels gens étaient-ils?
—Demande-le au bon Dieu, mon pauvre enfant, lui seul peut le savoir.
—On dit qu'il y avait là dedans des gens riches et qui passaient pour huppés?
—On dit qu'il y en a qui vivent encore, qui sont gros et gras, qui ont de bonnes terres, de bonnes maisons, qui font figure dans le pays et qui ne donneraient pas seulement deux liards à un pauvre. Ah! si c'étaient des gens comme moi en les aurait tous pendus!
—C'est vrai, ça, père Cadoche!
—J'ai encore eu du bonheur de n'être pas accusé; car on soupçonnait tout le monde dans ce temps-là, et la justice ne courait sus qu'aux pauvres. On en a mis en prison qui étaient blancs comme neige, et quand on a eu la main sur les vrais coupables, il est venu des ordres d'en haut pour les relâcher.
—Et pourquoi ça?
—Parce qu'ils étaient riches, sans doute. Quand donc as-tu vu, mon neveu, qu'on ne faisait pas grâce aux riches?
—C'est encore la vérité. Allons, mon oncle, nous voilà tout à l'heure à Blanchemont. Où voulez-vous que je porte votre sac à pain?
—Rends-le-moi, mon neveu. Je vais aller coucher dans l'étable à M. le curé: c'est un saint homme qui ne me renvoie jamais. C'est comme toi, Grand-Louis, tu ne m'as jamais fait mauvaise mine. Aussi, tu en seras récompensé; tu seras mon héritier, je te l'ai toujours promis. Excepté le bouquet que je veux donner à la petite Borgnotte, tu auras tout, ma maison, mes habits, ma besace et mon cochon.
—C'est bon, c'est bon, dit le meunier; je vois bien que je serai trop riche à la fin, et que toutes les filles voudront m'épouser.
—J'admire votre coeur, Grand-Louis, dit Lémor lorsque le mendiant eut disparu derrière les haies des enclos, qu'il coupait en droite ligne sans s'inquiéter des clôtures et sans chercher les sentiers. Vous traitez ce mendiant comme s'il était véritablement votre oncle.
—Pourquoi pas, puisque c'est son plaisir de faire le grand parent et de promettre son héritage à tout le monde! Bel héritage, ma foi! Sa hutte de terre où il couche avec son cochon, ni plus ni moins que saint Antoine, et sa défroque qui fait mal au coeur! Si je n'ai que cela pour être agréé de M. Bricolin, mes affaires sont en bon train!
—Malgré le dégoût que sa personne inspire, vous avez pourtant pris sa besace sur vos épaules pour le soulager. Louis, vous avez l'âme vraiment évangélique.
—Belle merveille! Faut-il refuser un si petit service à un pauvre diable qui mendie encore son pain à quatre-vingts ans? C'est un brave homme, après tout. Tout le monde s'intéresse à lui parce qu'il est honnête, quoique un peu trop cagot et libertin.
—C'est ce qu'il me semble.
—Bah! quelles vertus voulez-vous que ces gens-là puissent avoir? C'est beaucoup quand ils n'ont que des vices et qu'ils ne commettent pas de crimes. Est-ce qu'il ne raisonne pas avec bon sens, malgré tout?
—A la fin, j'en ai été frappé. Mais pourquoi se croit-il l'oncle de tout le monde? Est-ce un grain de folie?
—Oh! non, c'est un genre qu'il se donne. Beaucoup de gens de son métier affectent quelque manie pour se rendre plaisants, attirer l'attention et amuser les gens qui ne feraient l'aumône ni par charité ni par prudence. C'est malheureusement l'usage chez nous que les pauvres fassent l'office de bouffons aux portes des riches...Mais nous voici à la ferme de Blanchemont, mon camarade. Tenez, n'entrez pas, croyez-moi. Vous pouvez être maître de vous, je n'en doute pas. Mais elle, qui n'est pas prévenue, pourrait faire un cri, dire un mot...Laissez-moi au moins la prévenir.
—Mais tout le monde est encore debout dans le hameau; la présence d'un inconnu ne sera-t-elle pas remarquée si je reste ici à vous attendre?
—Aussi, vous allez me faire l'amitié d'entrer dans la garenne; à cette heure ci, personne ne s'y promène. Asseyez-vous bien raisonnablement dans un coin. En repassant, je sifflerai comme si j'appelais un chien, sauf votre respect, et vous viendrez me rejoindre.
Lémor se résigna, espérant que l'ingénieux meunier trouverait un moyen d'amener Marcelle de ce côté. Il suivit donc lentement le sentier couvert qui traversait la garenne, s'arrêtant à chaque instant pour prêter l'oreille, retenant sa respiration et revenant sur ses pas, pour être plus à portée d'une bienheureuse rencontre.
Il ne fut pas longtemps sans entendre des pas légers qui semblaient effleurer le gazon, et un frôlement dans le feuillage le convainquit qu'une personne approchait. Il entra dans le fourré pour s'assurer qu'il ne se trompait pas, et vit venir vers lui une forme vague qui était celle d'une femme assez petite. On croit aisément à ce qu'on désire, et Henri, ne doutant pas que ce ne fût Marcelle, envoyée par le meunier, se montra et marcha à la rencontre du fantôme. Mais il s'arrêta en entendant une voix inconnue qui appelait avec précaution: Paul! Paul! Es-tu là, Paul?
Henri voyant qu'il s'était mépris et pensant qu'il tombait dans un rendez-vous destiné à un autre, voulut s'éloigner. Mais il fit du bruit en marchant sur des branches sèches, et la folle qui l'aperçut, au milieu de son rêve d'amour, s'élança sur ses traces avec la rapidité d'une flèche, en criant d'une voix lamentable: Paul! Paul! me voilà! Paul! c'est moi!... ne t'en va pas! Paul! Paul! tu t'en vas toujours!
XXIV.
LA FOLLE.
Lémor ne s'inquiéta pas d'abord beaucoup de l'aventure. Il pensait qu'à la faveur de la nuit il lui serait facile d'éviter cette femme qu'il n'avait pas distinguée assez pour soupçonner son état de démence. Il se flattait naturellement de courir beaucoup mieux qu'elle. Mais il vit bientôt qu'il se trompait, et que ce n'était pas trop de toute l'agilité dont il était capable pour se maintenir à quelque distance. Forcé de traverser toute la garenne, il se trouva bientôt dans l'avenue du fond, que la Bricoline avait l'habitude de parcourir pendant des heures entières, et dont l'herbe avait été rasée par ses pieds en certains endroits. Le fugitif, que les racines à fleur de terre et les aspérités du sentier avaient un peu gêné jusque-là, déploya toutes ses forces dans l'avenue pour gagner du terrain. Mais la folle, lorsqu'elle était sous l'influence d'une pensée ardente, devenait légère comme une feuille sèche emportée par l'orage. Elle le suivit donc si rapidement que Lémor, confondu de surprise, et tenant beaucoup à n'être pas vu d'assez près pour être reconnu plus tard, s'enfonça de nouveau dans le taillis et s'efforça de se perdre dans l'ombre. Mais la folle connaissait tous les arbres, tous les buissons, et, pour ainsi dire, toutes les branches de la garenne. Depuis douze ans qu'elle y passait sa vie, il n'était pas un recoin où son corps n'eût pris machinalement l'habitude de pénétrer, bien que l'état de son esprit l'empêchât de se livrer à aucune observation raisonnée. En outre, l'exaltation de son délire la rendait complètement insensible à la douleur physique. Elle eût laissé aux ronces du taillis les lambeaux de sa chair sans s'en apercevoir, et cette disposition, pour ainsi dire cataleptique, lui donnait un avantage non équivoque sur celui qu'elle voulait atteindre. Elle était d'ailleurs si menue, son corps atténué occupait si peu de volume, qu'elle se glissait comme un lézard entre des tiges serrées, où Lémor était obligé de se frayer un passage avec effort, et que plus souvent encore il lui fallait tourner.
Se voyant plus embarrassé qu'auparavant, il regagna l'avenue, toujours serré de près, et se décida à franchir le fossé sans en apprécier la largeur, à cause des buissons touffus qui le couvraient. Il prit son élan et alla tomber sur ses genoux dans les épines. Mais il avait à peine eu le temps de se relever, que le fantôme, traversant cet obstacle sans sauter par-dessus, et sans s'occuper des pierres ni des orties, se trouva à ses côtés cramponné à ses vêtements. En se voyant saisi par cet être vraiment effroyable, Lémor, dont l'imagination était vive comme celle d'un artiste et d'un poète, se crut sous la puissance d'un rêve, et, se débattant comme s'il eût été aux prises avec le cauchemar, il parvint à se dégager de la folle qui poussait des cris inarticulés, et à reprendre sa course à travers champs.
Mais elle s'élança sur ses traces, aussi agile dans les sillons hérissés d'une paille fraîchement moissonnée, raide et blessante, qu'elle l'avait été dans le fourré du parc. Au bout du champ, Lémor franchit une nouvelle clôture et se trouva dans un chemin couvert qui descendait rapidement. Il n'y avait pas fait dix pas qu'il entendit derrière lui le spectre criant toujours d'une voix étouffée: Paul! Paul! pourquoi t'en vas-tu?
Cette course avait quelque chose de fantastique qui s'emparait de plus en plus de l'imagination de Lémor. Il avait pu, en se dégageant de l'étreinte de la folle, distinguer vaguement par la nuit claire et constellée, cette apparition bizarre, cette face cadavéreuse, ces bras étiques couverts de blessures, ces longs cheveux noirs flottants sur des haillons ensanglantés. Il ne lui était pas venu à l'esprit que cette malheureuse créature fût aliénée. Il se croyait poursuivi par une amante jalouse, folle pour le moment puisqu'elle s'obstinait à le prendre pour un autre. Il hésita s'il ne s'arrêterait pas pour lui parler et la détromper; mais comment alors expliquer sa présence dans la garenne? Lui, inconnu, et se glissant dans l'ombre comme un voleur, n'éveillerait-il pas, dès le début, d'étranges soupçons à la ferme, et ne devait-il pas éviter, par-dessus tout, de marquer son apparition dans le pays par une aventure scandaleuse ou ridicule?
Il se décida donc à courir encore, et cet exercice étrange dura près d'une demi-heure sans interruption. Le cerveau de Lémor s'échauffait malgré lui, et, par instants, il se sentait devenir fou lui-même, en voyant l'obstination inconcevable et la rapidité surnaturelle du fantôme acharné à sa poursuite. Cela pouvait se comparer à ce qu'on raconte des willies et des fées malfaisantes de la nuit.
Enfin Lémor trouva la Vauvre au fond du vallon, et, quoique baigné de sueur, il allait s'y jeter à la nage, comptant que cet obstacle mis entre lui et le spectre le délivrerait enfin, lorsqu'il entendit derrière lui un cri horrible, déchirant, et qui fit passer un froid subit dans tout son être. Il se retourna et ne vit plus rien. La folle avait disparu.
La premier mouvement de Henri fut de profiter de ce qui pouvait n'être qu'un moment de répit pour s'éloigner davantage et faire perdre entièrement ses traces. Mais ce cri affreux lui laissait une impression trop pénible. Était-ce bien cette femme qui l'avait fait entendre? Le son n'avait presque rien d'humain, et cependant quelle douleur, quel désespoir atroce il semblait exprimer! Se serait-elle grièvement blessée en tombant? pensa Lémor; ou bien, en me perdant de vue derrière ces saules, a-t-elle cru que je m'étais noyé? Est-ce un cri d'agonie ou de terreur? Ou bien est-ce la rage de n'avoir pu me suivre jusque dans l'eau, où elle peut présumer que je me suis jeté?
Mais si elle-même était tombée dans quelque fossé, dans un précipice que je n'aurai pas vu en courant? Si cette malencontreuse rencontre coûtait la vie à une infortunée? Non, quoi qu'il puisse en résulter, il est impossible que je l'abandonne aux horreurs de l'agonie.
Lémor retourna sur ses pas et chercha l'inconnue sans la trouver. Le chemin rapide qu'il avait parcouru côtoyait l'extrémité de la garenne; il y avait là de hauts buissons de clôture et point de fossé; aucune mare, aucun puisard où elle eut pu se noyer. Le chemin sablonneux ne portait point, autant que Lémor put le distinguer, les traces de la chute d'un corps. Il cherchait toujours, se perdant en conjectures, lorsqu'il entendit siffler à plusieurs reprises, comme pour appeler un chien. D'abord il y fit peu d'attention, tant il était ému et préoccupé de son aventure. Mais, enfin il se souvint que c'était le signal convenu avec le meunier, et, désespérant de retrouver sa poursuiveuse, il répondit par un autre sifflement à l'appel du Grand-Louis.
—Vous avez le diable au corps, lui dit ce dernier à voix basse quand ils se furent rejoints dans la garenne, d'aller vous promener si loin, quand je vous avais recommandé de ne pas bouger! Voilà un quart d'heure que je vous cherche dans ce bois, n'osant vous appeler trop fort et perdant patience.... Mais comme vous voilà fait! tout haletant et tout déchiré! Le diable m'emporte, ma blouse a passé un mauvais quart d'heure sur vos épaules, à ce que je vois. Mais parlez donc, vous avez l'air d'un lapin battu de l'oiseau, ou plutôt d'un homme poursuivi par le follet.
—Vous l'avez dit, mon ami. Ou ce que Jeannie raconte des lutins nocturnes de la Vallée-Noire a un fond de réalité inexplicable, ou j'ai eu une hallucination. Mais il y a une heure, je crois (peut-être un siècle, je n'en sais rien!), que je me débats contre le diable.
—Si vous ne buviez pas obstinément de l'eau claire à tous vos repas, répondit le meunier, je penserais que vous vous êtes mis justement dans la disposition où il faut être pour rencontrer la Grand'Bête, la levrette blanche, ou Georgeon, le meneur des loups. Mais vous êtes un homme trop savant et trop raisonnable pour croire à ces histoires-là. Il faut donc qu'il vous soit arrivé quelque chose. Un chien enragé, peut-être?
—Pire que cela, dit Lémor en reprenant ses esprits peu à peu; une femme enragée, mon ami! une sorcière qui courait plus vite que moi et qui a disparu, je ne sais comment, au moment où j'allais me jeter à l'eau pour m'en débarrasser.
—Une femme? oh! oh! et que disait-elle?
—Elle me prenait pour un certain Paul qui lui tient fort au coeur, à ce qu'il paraît.
—Je m'en doutais, c'est cela! c'est la folle du château. Faut-il que je sois étourdi de ne pas avoir prévu que vous pouviez la rencontrer ici? Vrai, cela m'était sorti de la tête! Nous sommes si accoutumés à la voir trotter le soir comme une vieille belette, que nous n'y faisons plus d'attention. Et pourtant, c'est un malheur à fendre le coeur quand on y songe! Mais comment diable s'est-elle mise après vous? Elle a coutume de s'enfuir quand elle voit venir de son côté. Il faut que son mal ait empiré depuis peu; la dose était, pourtant assez bonne comme cela, pauvre fille!
—Quelle est donc cette infortunée créature?
—On vous contera cela plus tard. Doublons le pas, s'il vous plaît! vous avez l'air vanné de fatigue.
—Je crois que je me suis brisé les genoux en tombant.
—Pourtant, il y a là au bout du sentier quelqu'un qui s'impatiente à vous attendre, dit le meunier en baissant la voix encore plus.
—Oh! s'écria Lémor, je me sens plus léger que le vent de la nuit!
Et il se mit à courir.
—Doucement! dit le meunier en le retenant. Ne courez que sur l'herbe. Pas de bruit! Elle est là sous ce grand arbre. Ne quittez pas l'endroit. Je vas faire la ronde tout autour en cas de surprise.
—Y a-t-il donc quelque danger pour elle à venir ici? dit Lémor effrayé.
—Si je le pensais, je l'aurais bien empêchée d'y venir! Ils sont tous occupés, au château neuf de la fête de demain. Mais quand je ne servirais qu'à écarter la folle, s'il lui prend fantaisie de revenir vous tourmenter!
Henri, tout à son bonheur, oublia tout le reste, et alla se précipiter aux pieds de Marcelle, qui l'attendait sous un massif de chênes, dans l'endroit le moins fréquenté du bois.
Aucune explication ne trouva place dans leur première expansion. Chastes et retenus, comme ils l'avaient toujours été, ils éprouvaient pourtant une ivresse qu'aucune parole humaine n'eût pu exprimer à leur gré. Ils étaient comme stupéfaits de se revoir si tôt, après avoir cru presque à une éternelle séparation, et cependant ils ne cherchaient pas à se faire comprendre l'un à l'autre tout ce qui s'était passé en eux pour les amener à rétracter si vite tous leurs projets de courage et de sacrifice. Ils devinaient bien mutuellement quelles souffrances inacceptables et quel entraînement irrésistible les avaient forcés à courir l'un vers l'autre, au moment où ils venaient de jurer de se fuir.
—Insensé! qui voulais me quitter pour toujours! disait Marcelle en abandonnant sa belle main à Lémor.
—Cruelle! qui voulais me bannir pour un an! répondit Henri en couvrant cette main de ses lèvres embrasées.
Et Marcelle comprenait bien que sa résolution d'un an de courage avait été plus sincère à ses propres yeux que l'exil éternel auquel Lémor avait essayé de se condamner.
—Aussi quand ils purent se parler, effort dont ils ne furent capables qu'après s'être longtemps regardés dans le silence du ravissement, Marcelle revint-elle la première à ce dessein vraiment louable.
Lémor, dit-elle, ceci n'est qu'un rayon de soleil entre deux nuages. Il faut obéir à la loi du devoir. Quand même nous ne rencontrerions ici aucun obstacle à la sécurité de nos relations, il y aurait quelque chose de profondément irréligieux à nous réunir si vite, et nous devons nous revoir à cette heure pour la dernière fois jusqu'à l'expiration de mon deuil. Dites-moi que vous m'aimez et que je serai votre femme, et j'aurai toute la force nécessaire pour vous attendre.
—Ne me parlez pas de séparation maintenant! dit Lémor avec impétuosité. Oh! laissez-moi savourer cet instant qui est le plus beau de ma vie. Laissez-moi oublier ce qui était hier, et ce qui sera demain. Voyez comme cette nuit est douce, comme ce ciel est beau! Comme ce lieu-ci est tranquille et embaumé! Vous êtes là! c'est bien vous, Marcelle, ce n'est pas votre ombre! Nous sommes là tous les deux! Nous nous sommes retrouvés par hasard et involontairement! Dieu l'a voulu et nous avons été si heureux d'obéir, tous les deux! vous aussi, Marcelle! autant que moi? Est-ce possible! non, je ne rêve pas, car vous êtes ici, près de moi! avec moi! seuls! heureux! nous nous aimons tant! nous n'avons pas pu nous quitter, nous ne le pouvons pas, nous ne le pourrons jamais!
—Et pourtant, ami....
—Je sais! je sais ce que vous voulez dire. Demain, un autre jour, vous m'écrirez, vous me ferez dire votre volonté. J'obéirai, vous le savez bien! Pourquoi m'en parlez-vous ce soir? pourquoi gâter ce moment qui n'a pas eu son pareil dans toute ma vie? Laissez-moi me persuader qu'il ne finira jamais. Marcelle, je vous vois! Oh! que je vous vois bien, malgré la nuit! que vous êtes embellie depuis trois jours... depuis ce matin, où vous étiez déjà si belle! Oh! dites-moi que votre main ne sortira plus jamais de la mienne! je la tiens si bien!
—Ah! vous avez raison, Lémor! Soyons heureux de nous retrouver, et ne pensons pas maintenant qu'il faudra se quitter... demain... un autre jour.
—Oui, un autre jour, un autre jour! s'écria Henri.
—Faites-moi donc le plaisir du parler plus bas, dit le meunier en se rapprochant. J'entends malgré moi tout ce que vous dites, monsieur Henri!
Les deux amants restèrent pendant près d'une heure plongés dans une pure extase, faisant les plus doux rêves d'avenir et parlant de leur bonheur, comme s'il devait, non pas s'interrompre, mais commencer le lendemain. La brise secouait sur eux les parfums de la nuit, et les étoiles sereines passaient sur leurs têtes sans qu'ils voulussent s'apercevoir de la marche inévitable du temps, qui ne s'arrête que dans le coeur des amants heureux.
Mais le meunier, après avoir donné de loin plus d'un signe d'impatience, vint les interrompre lorsque l'inclinaison des étoiles polaires lui indiqua dix heures au cadran céleste.
—Mes amis, dit-il, impossible à moi de vous laisser là, et impossible aussi de vous attendre un instant de plus. Je n'entends plus chanter les bouviers dans la cour de la ferme, et les lumières s'éteignent aux fenêtres du château neuf. Il n'y a plus que celle de mademoiselle Rose qui brille; elle attend madame Marcelle pour se coucher. M. Bricolin va venir faire sa ronde ici avec ses chiens, comme il fait toujours la veille des jours de fête. Partons vite.
Lémor se récria: il ne faisait, disait-il, que d'arriver.
—C'est possible, dit le meunier; mais moi, savez-vous qu'il faut que j'aille à la Châtre ce soir?
—Comment! pour mes affaires? dit Marcelle.
—S'il vous plaît! Je veux voir votre notaire avant qu'il se couche, et je ne me soucie pas d'aller lui parler demain au jour pour que M. Bricolin ait avis que je conspire contre lui.
—Mais, Grand-Louis, dit Marcelle, je ne veux pas que, pour moi, vous risquiez...
—Assez, assez causé, répondit le meunier. Je veux faire ce qui me plaît, moi.... Et tenez! j'entends aboyer les chiens jaunes! Rentrez dans le pré, madame Marcelle, et nous, mon Parisien, prenons par le chemin d'en haut, s'il vous plaît. Détalons!
Les amants se séparèrent sans se rien dire: ils craignaient trop de se rappeler qu'ils devaient regarder cette entrevue comme la dernière. Marcelle n'avait pas la force de fixer un jour pour le départ de Henri, et celui-ci, craignant qu'elle ne le fixât, se hâta de s'éloigner après avoir dix fois baisé sa main en silence.
—Eh bien! qu'avez-vous décidé? lui demanda le meunier, lorsqu'ils eurent gagné la lisière du parc.
—Rien, mon ami, dit Lémor. Nous n'avons parlé que de notre bonheur....
—Futur; mais le présent?
—Il n'y a pas de présent, pas d'avenir. Tout cela, c'est la même chose quand on s'aime.
—Voilà que vous battez la campagne. J'espère pourtant que vous allez vous tenir tranquille et ne pas trop me faire trimer la nuit dans les bois avec des transes mortelles. Allons, mon garçon, vous voilà dans votre chemin. Vous saurez bien retourner tout seul à Angibault?
—Parfaitement. Mais ne voulez-vous pas que je vous accompagne à la ville où vous allez?
—Non, c'est trop loin. L'un de nous deux serait à pied et retarderait l'autre, à moins de faire à la mode du pays et de monter tous deux sur Sophie; mais la pauvre bête a trop d'âge, et, d'ailleurs, elle n'a pas encore soupé. Je m'en vas la chercher à un arbre où je l'ai attachée là-bas après avoir fait mine de reprendre le chemin du moulin. Savez-vous que ça m'a donné du souci, de laisser comme ça cette pauvre Sophie à la garde de Dieu? Je l'ai bien cachée dans les branches; mais si quelque vagabond, comme il en vient de toutes sortes pour l'Assemblée, s'était avisé de me la dénicher! Pendant que vous roucouliez là-bas, Sophie me trottait dans la tête!...
—Allons ensemble la chercher!
—Non pas, non pas! vous êtes toujours prêt à retourner du côté du château, vous! je le vois bien! Allez-vous-en dire à ma mère de se coucher sans inquiétude; je rentrerai peut-être un peu tard. M. Tailland, le notaire, voudra me garder à souper. C'est un bon vivant, un fin gourmand et un aimable homme. J'aurai comme ça le temps de lui parler des affaires de Blanchemont, et Sophie mangera son picotin chez lui sans demander de consultation.
Lémor n'insista pas pour accompagner son ami. Quelque affection et quelque reconnaissance que le bon meunier lui inspirât, il préférait être seul, après les émotions de la soirée. Il avait besoin de penser à Marcelle sans préoccupation, et de recommencer, en se le retraçant, le doux songe qu'il venait de faire à ses pieds. Il reprit donc le chemin d'Angibault à peu près comme un somnambule retrouve celui de son lit. J'ignore s'il suivit bien la route, s'il traversa la rivière sur le pont, s'il ne fit pas le double de son étape, s'il ne s'oublia pas maintes fois au bord des fontaines. La nuit était pleine de volupté, et, depuis le coq qui jetait sa fanfare aux échos des chaumières jusqu'au grillon qui chuchotait mystérieusement dans les herbes, tout lui semblait répéter, en triomphe comme en secret, le nom chéri de Marcelle.
Mais en arrivant au moulin, il se sentit tellement brisé de fatigue, qu'aussitôt après avoir averti la bonne meunière de ne pas attendre son fils, il alla se jeter sur le petit lit que Louis lui avait fait dresser dans sa propre chambre. La Grand'Marie ayant bien recommandé a Jeannie de ne pas trop faire attendre son maître pour se réveiller, quand il faudrait mettre Sophie à l'étable, alla reposer aussi. Mais la tendresse maternelle ne dort que d'un oeil, et l'orage s'étant élevé, la bonne femme s'éveilla en sursaut à tous les roulements de tonnerre qui passaient sur la vallée, croyant entendre son fils frapper à la porte de Jeannie, qui couchait dans le moulin. Quand le jour parut, elle se leva avec précaution et alla lui recommander de ne pas faire trop de bruit, parce que Grand-Louis, étant sans doute rentré tard, devait avoir besoin de dormir un peu plus que de coutume. Elle fut donc fort surprise et presque effrayée lorsque Jeannie lui répondit que son maître n'était pas encore rentré.
—Pas possible! dit-elle. Il ne découche jamais quand il ne va qu'à Blanchemont.
—Ah! bah! notre maîtresse, c'est la veille de la fête. Personne ne dort là-bas. Les cabarets sont ouverts toute la nuit. Les cornemuseux arrivent en jouant leurs plus belles marches. Ça met le coeur en danse. On voudrait déjà être au lendemain; on ne songe pas à se coucher, on a peur de se réveiller trop tard et de perdre un tant si peu de la divertissance. Notre maître se sera amusé, il aura fait nuit blanche.
—Le maître ne passe pas ses nuits au cabaret, répondit la meunière en secouant la tète, après avoir ouvert la porte de l'écurie pour bien voir si Sophie n'était pas au râtelier. Je croyais, ajouta-t-elle, qu'il serait rentré sans vouloir te réveiller, Jeannie. Ça lui coûte; il aime mieux se servir lui-même que de déranger un enfant comme toi qui dors à pleins yeux. Mais lui n'a pas dormi! Il a bien fatigué aussi avant-hier, il a été loin. Il s'est couché tard l'autre nuit, et celle-ci, pas du tout!...
La meunière alla faire sa toilette du dimanche avec un profond soupir. Scélérate d'amour! pensait-elle, c'est là ce qui le tourmente et le tient sur pied le jour et la nuit. Comment tout ça finira-t-il pour lui?