Le Mont Saint-Michel, son histoire et sa légende
LE
MONT SAINT-MICHEL
I
Origines.
Un grand évêque, saint Aubert, occupait, en 708, le siège épiscopal d’Avranches. Le mont Tumba s’élevait près de là. Aubert, frappé de la poésie grandiose et mystique du lieu, y fit bâtir une petite église en l’honneur de saint Michel. Ce sont les premiers vestiges que l’histoire nous offre de cette célèbre abbaye, que tant de titres recommandent à la religion, à la poésie, à notre culte patriotique pour les origines et les traditions de notre beau pays de France.
Tantôt isolé au sein d’une immense plaine de sable mouvant, tantôt entouré des flots de la mer qui se brisent sur ses flancs, le mont Saint-Michel est encore l’une des curiosités géographiques les plus étranges de l’Europe. Ce lieu semble créé pour toutes les luttes de l’esprit et de la matière, et il n’est pas étonnant qu’il ait été la scène gigantesque de nos luttes nationales avec le plus vieil adversaire de notre gloire: l’Angleterre.
Il n’y a pas encore si longtemps qu’une majestueuse basilique couronnait la cime de cette montagne, fréquentée dans ce temps-là par des processions de pèlerins, tant nobles que pauvres ou bourgeois, accourus de toutes les contrées de l’Europe pour honorer l’archange protecteur de la France et de sa brillante monarchie. Une hospitalité toute chrétienne attendait le voyageur dans le monastère, où de pieux cénobites, dignes des temps qu’a réveillés si éloquemment M. de Montalembert dans son Histoire des Moines d’Occident, s’étaient renfermés, attirés par la majesté et le silence de cette sainte solitude.
Saint Aubert était né dans le diocèse d’Avranches.
C’était un enfant béni de cette vieille et rustique terre de Normandie. Sorti d’une famille noble et riche, il renonça au monde pour embrasser la sublime égalité de l’Évangile, et distribua ses biens aux pauvres pour ne garder d’autres trésors que ceux que la rouille et les vers ne consument pas. Aussi fut-il bientôt assez riche en vertus et en sainteté pour que Dieu lui octroyât le don des miracles.
Dans son amour de la retraite, cet amour qui a isolé de ce monde presque tous nos saints, parce que Dieu ne parle à l’âme que seul à seule avec elle, saint Aubert avait choisi pour oratoire ce mont Tumba, où les beautés d’une nature sauvage et terrible semblaient appeler les harmonies du ciel autour de la prière. Au milieu des sables de ce désert, il s’est vu longtemps deux petits autels rustiques élevés par ses mains, où, devant son crucifix, il s’appliquait à cette science surnaturelle, la seule nécessaire, la sainteté. Une nuit que le saint évêque était resté là, oubliant le sommeil et la faim dans ses entretiens avec Dieu, il eut une apparition. Un archange, tout radieux de lumière, descendit vers lui sur les nuées. « Je suis Michel, lui dit l’apparition. Cette montagne est sous ma protection. Dieu t’ordonne d’y bâtir un temple. L’honneur qu’on me rendra ici, à la gloire du Seigneur, ne sera pas inférieur à celui qu’on rend aux anges sur le mont Gargan. »
A ces mots, il disparut. Surpris de cette vision, l’évêque en douta cependant, car il est écrit qu’il ne faut pas croire à toutes sortes d’esprits; mais voilà qu’une seconde fois saint Michel se montre à lui, en lui ordonnant d’accomplir ce qui lui avait été commandé. Il diffère encore.
Il arriva pendant ce temps qu’un homme vola le taureau d’un brave villageois du pays. Ce voleur alla cacher sa capture sur le mont Tumba, espérant qu’on cesserait de le chercher, et qu’il pourrait ensuite le vendre avantageusement. Alors, comme saint Aubert tardait toujours, l’archange lui apparut une troisième fois; il lui commanda avec sévérité d’exécuter promptement ses ordres, de fonder l’église sur le terrain foulé par les pieds du taureau volé, et de faire restituer au véritable propriétaire l’animal qu’il cherchait depuis longtemps. Saint Aubert, cette fois, ne méconnut plus le caractère céleste de cette apparition, et il ne quitta ce lieu qu’après avoir accompli les ordres de l’archange. C’est de ce moment que datent les pèlerinages dont cette sainte montagne est l’objet. On voit que ce n’est pas la plus moderne de nos dévotions.
II
Un
lieu prédestiné.
Il arriva un grand événement au mont Saint-Michel vers l’an 990. On vit apparaître une comète qui brilla pendant trois mois, en traînant sur l’horizon sa longue queue lumineuse. On sait ce que la rare apparition de ce météore inspirait de terreur aux populations d’alors. Elle était quelquefois justifiée par les événements. Peu de temps après, l’église fut dévorée par les flammes. Richard II, roi d’Angleterre, la fit rebâtir avec magnificence, et c’est à cette époque que remontent les grosses colonnes cylindriques, la nef assez bien conservée, du reste, et une partie des voûtes qui subsistent encore de nos jours.
Il survint en ce même temps des miracles assez éclatants au mont Saint-Michel. Le premier fut la découverte des reliques de saint Aubert, qui avaient été dérobées, et qu’on trouva sans que personne sût en quel lieu secret avait été déposé ce trésor. Ce fut ensuite une guérison miraculeuse. Deux vieillards étaient malades; toutes les ressources de l’art avaient été épuisées pour eux. L’un d’eux imagina, pour se guérir, une singulière potion; il voulut boire de l’eau où avait été plongée la tête de saint Aubert. Il proposa le même remède à son frère. Celui-ci refusa; il mourut presque aussitôt après, tandis que son compagnon de souffrance, parfaitement guéri, chantait les louanges de Celui qui accorde tout à la foi fervente et soumise.
Un autre prodige n’émut pas moins tout le peuple de l’Avranchin. Un noble seigneur de Bourgogne, étant en pèlerinage à Saint-Michel, emporta une pierre de l’église dont il fit une relique, et sur laquelle il fit bâtir, dans sa châtellenie, une chapelle en l’honneur du saint archange. Au lit de la mort, il recommanda à son épouse et à ses enfants cette chapelle qu’il chérissait. La veuve, ayant oublié la promesse sacrée de son mari, et ses enfants ayant dépensé follement leur patrimoine, leurs biens, ainsi que la chapelle, furent vendus à des étrangers. La malheureuse mère voulut faire un pèlerinage à Saint-Michel; mais en entrant dans l’église, elle se sentit repoussée par une main invisible. Elle voulut essayer une seconde fois, et elle éprouva alors des douleurs si aiguës en tout son corps, qu’elle tomba sans connaissance. Plusieurs religieux vinrent à son secours; ils l’engagèrent à confesser ses fautes. Elle avoua le mépris qu’elle avait fait des dernières volontés de son époux, et promit de réparer ses torts. Les religieux l’accompagnèrent jusque dans l’église; elle ouvrit son cœur au Seigneur, pria l’archange, et sortit toute consolée et la paix dans l’âme.
Le prélat d’Avranches reçut des dons considérables des ducs de Normandie, de Bretagne, des grands seigneurs du pays, et des pèlerins qui venaient en masse et sans discontinuer à la sainte montagne. Plusieurs abbayes y furent construites, tant pour les femmes que pour les hommes. La sainteté des évêques qui gouvernaient l’Avranchin était digne de la réputation de ce saint lieu. Les successeurs de saint Aubert furent tous des hommes remarquables par leur charité, leur bonne vie et leurs belles œuvres.
III
La prophétie de Richard de Toustain.
Les mémoires les plus spirituels du XVIIIe siècle, les souvenirs de la marquise de Créqui, signalent, comme les trois monuments les plus curieux du royaume, le château royal de Chambord, l’église de Brou-lez-Bourg, en Bresse, et surtout l’abbaye du mont Saint-Michel. J’ai, pour ma part, la plus confiante vénération dans les assertions de cet estimable auteur, et lors même qu’elle serait seule à l’affirmer, je crois aisément que le mont Saint-Michel défie en effet toutes les descriptions. Cela devait être vrai, surtout du temps où en parle cette dame, alors que l’ardente foi de tout un peuple entourait de splendeurs, sans cesse renouvelées, ce majestueux souvenir du dévot moyen âge. Ce devait être quelque chose d’imposant et de radieux que cette immense montagne toute formée de rochers arides et gris, couronnée de sa sévère basilique avec son svelte campanile à jour et ses beffrois aigus, et dominant l’océan de toute la hauteur de sa physionomie fière et recueillie, au nom de Celui qui commande aux vents et à la mer.
A cette époque, cet immense rocher sortit d’une ceinture de hautes murailles crénelées avec des tours en saillie dont chacune était nommée d’après le sens de la tradition qui s’y rattachait: c’était la Tour du Roi, celle de la Reine, la Tour de la Liberte, la Tour Marilland, la plus élevée de toutes; les Tours Stéphanie et Gabrielle. De petits édifices gothiques incrustaient les flancs du rocher, entremêlés de pins, de figuiers, de lierres, de chênes verts; la chapelle Saint-Aubert, cette mystérieuse chapelle, si simple, si naïve, ébranlée par les vents et les flots, et toujours debout, se montrait parée des offrandes d’illustres pèlerins, et puis enfin, au sommet de l’édifice, d’un travail si riche et si léger, dit Mme de Créqui, on voyait planer l’image du protecteur angélique de la France et de sa brillante suite de rois, « l’archange saint Michel terrassant le démon. » Cette belle image était colossale et toute d’or massif. Elle avait été érigée au XIIe siècle par l’abbé Rainulfe de Villedieu. Elle tournait sur un pivot, d’après la direction des vents, et cette épée flamboyante de l’archange, s’élevant dans le ciel, offrait dans son agitation un prestige surprenant pendant les orages. Une tradition miraculeuse de justesse s’y rapportait: un vénérable abbé du mont, Richard de Toustain, avait attaché à la conservation de cette image sainte la durée de l’abbaye. La ruine du monastère devait suivre la destruction de cette statue. La prophétie de l’abbé s’est trouvée tristement réalisée. Un coup de tonnerre pulvérisa, en 1788, la statue de l’archange; la tempête révolutionnaire passa ensuite, dispersant les hommes et les institutions, et le monastère fut emporté parmi les ruines de quatorze siècles.
L’ange retourna au ciel, et la France, comme rougissant de ses vieilles traditions et de ses pieuses croyances, ainsi qu’on rougit d’une parure passée de mode, la France fit de la monnaie neuve avec les débris de l’image gothique.
Tout le monde sait les phénomènes géographiques qui font du mont Saint-Michel une curiosité scientifique. La nature a contribué tout autant que la foi et l’art à sa juste célébrité.
On ne veut traiter ici que son importance historique, et il y a là assez de matière déjà pour donner lieu à un livre.
Il est assez connu aussi que la ville n’a qu’une seule rue qui aboutit en serpentant au portique de la vieille abbaye, vénérable relique de ce XIIe siècle, l’une des plus fécondes époques de notre moyen âge. Cette abbaye était à bon droit regardée comme une merveille de magnificence sévère et de construction savante.
IV
L’abbaye du mont Saint-Michel.
Des ouvrages spéciaux ont donné de ce monument des descriptions trop complètes pour y pouvoir rien ajouter, et trop étendues pour pouvoir être abrégées ici. L’église abbatiale avec ses colonnes élancées et ses roses de vitraux résumait bien l’archéologie du XIIe siècle. Le maître-autel était entièrement recouvert d’argent massif, ainsi que le tabernacle et ses gradins qui supportaient la belle figure sculptée de l’archange, d’après Raphaël, et qui était, dit-on, un superbe monument de l’art. Tous les gentilshommes de Normandie qui partaient avec Guillaume le Conquérant, en 1066 et 1067, avaient leurs armoiries coloriées autour du chœur et de l’abside, et c’étaient là des documents peu importants pour le peu d’anciennes familles nobles qui restaient encore en Angleterre. La salle des Chevaliers de Saint-Michel, galerie héraldique où semblait être réfugiée toute la pompe féodale de la vieille France, était encore, il y a quelques années, transformée en un atelier de tisseranderie et de filature. C’est pitié de voir avec quel dédain la France traite toutes ces magnifiques vieilleries dont quelques-unes seulement feraient la gloire et l’orgueil des autres nations. Je sais bien que les riches ont le droit d’être prodigues, et que, si elle gaspille si légèrement le trésor de ses souvenirs, c’est qu’elle a de quoi puiser dans son fécond et généreux passé. Cependant comme on peut être fier sans forfanterie, on peut aussi être économe sans avarice, et il n’y aurait ni mal ni ridicule à ce qu’on fût plus soigneux de nos vieilles reliques, à ce qu’on leur conservât surtout leur prestige. Nous ressemblons à des enfants qui joueraient aux billes avec les diamants de leur mère.
Ah! si les Anglais, ce peuple patriote par excellence, possédaient de telles richesses nationales, comme ils seraient fiers et comme ils en useraient autrement! Quand on les voit montrer avec tant d’orgueil, aux étrangers, sous verre et grillage, leurs diamants de la couronne, dont l’origine ne remonte pas au delà du règne d’Édouard III, on peut croire qu’ils seraient capables d’enchâsser tout entier un monument comme notre mont Saint-Michel, s’ils avaient le bonheur et la gloire d’en compter un pareil.
Le grand réfectoire des religieux et les anciens dortoirs, d’un style simple roman gothique, étaient presque des monuments à eux seuls, tant ces salles offraient de majesté et de grandeur. Mais tout cela a subi depuis la Révolution tant de vicissitudes, qu’il reste à peine quelque chose de leur grand air. Le cloître, formé de colonnettes de granitelle variée, ajustées vers la pointe des ogives avec des sculptures en marbre imitant des nœuds de cordage, est du travail le plus riche et le plus ingénieux que l’on puisse voir, et d’un effet sublime de prestige. Lorsque le soir, aux rayons de la lune, le vent de mer vint sur la cime du rocher ébranler ses arceaux gothiques, il semble qu’on voit s’agiter comme des feuilles les chapiteaux et les rosaces, et que les ombres pieuses des moines qui attendent dans le caveau le jour du réveil éternel, vont se lever et apparaître encore sous ces arches silencieuses avec leur rosaire et leur missel, pour se réunir comme autrefois à l’appel de la prière.
Les souvenirs de la marquise de Créqui, et elle se connaissait en belles choses, citent surtout comme un remarquable effort de construction la réunion de quatre immenses piliers gothiques qui supportent une voûte sur laquelle ont été bâtis le rond-point du sanctuaire et la base du grand clocher qui sont édifiés en dehors du plateau du rocher. On reconnaît bien le génie du christianisme, et surtout du christianisme gothique, dans cette conception si savante et si grandiose. « On parle toujours, dit l’auteur que nous venons de citer, on parle toujours de la Diplomatique des Bénédictins français et de l’Art de vérifier les dates; mais il m’a toujours semblé que le grand œuvre des Bénédictins était leur abbaye du mont Saint-Michel. »
V
La
légende du rocher de Tombelène.
A une demi-lieue du mont, on aperçoit, à fleur d’eau, un petit îlot sablonneux. C’est le rocher de Tombelène. Ce lieu avait été consacré par le culte des druides, qui, dit-on, y avaient élevé un temple au soleil qu’ils adoraient. Du temps où la Bretagne était couverte de monuments celtiques, le mont Saint-Michel offrait un piédestal au dolmen et une retraite mystérieuse aux druidesses. Avant la domination des Romains, c’était de là qu’elles rendaient leurs oracles. Neuf druidesses habitaient en ce lieu et dictaient aux peuples celtiques leurs lois vénérées. L’Histoire ecclésiastique de la Bretagne et les Essais de Sainte-Foix rapportent à ce sujet une curieuse tradition que voici:
« Les marins ne manquaient pas, avant de s’embarquer, d’aller acheter aux druidesses du mont Bélénus des flèches qui, lancées dans les flots par le plus jeune et le plus beau d’entre eux, devaient conjurer ou apaiser la tempête. Au retour du navire, le jeune voyageur venait, plein de reconnaissance, offrir des présents à la prêtresse; et elle, avant de le laisser partir, attachait de sa main, sur ses vêtements, des coquilles dont le nombre témoignait, aux yeux de ses frères, de sa valeur et de son mérite. » Peut-être faut-il voir là l’origine du premier costume de nos pèlerins du moyen âge.
L’auteur d’une savante notice sur le mont Saint-Michel fait observer, avec la naïveté superstitieuse d’un antiquaire, qu’il n’y a toujours eu jusqu’à présent au mont que des femmes occupées à tenir des boutiques de chapelets, de colliers, de médailles, d’écharpes couvertes de coquillages, et enfin de toutes ces curiosités locales dont les pèlerins n’oublient jamais de faire provision. Il a l’air d’insinuer que l’esprit druidique a continué de planer sur nous des extrémités de notre continent, et qu’il imprègne encore de sa poésie sauvage ces régions où notre moyen âge a passé avec les splendeurs de la foi, laissant derrière lui une longue traînée de parfums sacrés et d’encens.
Les traditions sont nombreuses et différentes sur l’étymologie du nom de Tombelène; mais la plus intéressante est celle-ci, que nous prenons au savant bénédictin dom Huynes.
« Il y avait autrefois un prince de Bretagne qui avait nom Hoël. Il possédait une fille blonde et blanche comme les ondines de la Scandinavie. Elle s’appelait Hélène. Elle était la joie de son père et l’ornement des bords de l’Armorique. Un jour, elle disparut. Un cruel ravisseur l’avait conduite dans l’île mystérieuse des druidesses. Son pauvre père pleurait et interrogeait vainement les voyageurs qui passaient dans sa contrée. Jamais il ne retrouva la trace de sa fille unique et bien-aimée. Le pauvre père mourut seul et désolé. La belle princesse conserva quelque temps l’espérance de voir arriver le jour de sa délivrance. Il ne se trouva nul pèlerin pour aller appeler à son aide les puissants de l’Armorique, ni porter un message à ce père qu’elle aimait plus que la vie. Après avoir attendu de longues années, elle sécha de langueur en cherchant des yeux les blanches rives de sa patrie. Sa nourrice l’enterra dans cet île et l’y pleura longtemps. On dit que c’est en sa mémoire que le peuple de Normandie donna le nom de Tombe-Hélène (Tombelène) au mont qu’habita cette belle et malheureuse jeune fille. »
Cette légende, que rapporte le savant Bénédictin, a été extraite d’un célèbre poème en langue romaine, le roman du Brut, qui est peut-être l’origine de tous les romans de la Table-Ronde.
Tombelène devint dans la suite un prieuré dépendant de l’abbaye du mont Saint-Michel, et le roi Louis XIV, qui pensait à tout, en fit le siège d’un de ses gouvernements de France. Ce fut le surintendant Fouquet qui y ajouta des constructions considérables et qui y mit une garnison.
Jusqu’en 89, les pèlerins ne manquèrent pas à Tombelène, et sa chapelle, dédiée à Notre-Dame et à sainte Apolline, vierge et martyre, était encore très régulièrement ornée de dons et d’offrandes avant la Révolution. Les navigants affluaient dans ce sanctuaire après les voyages maritimes; on y voyait suspendre des ex-voto et des ancres de sauvetage; des branches de corail, des mamelons d’ambre, des prismes d’aigue-marine, apportés par les matelots, décoraient les murs; et des cailloux, roulés par les vagues, ont servi de base à ce précieux petit édifice.
C’était une coutume des ducs de Normandie et de nos rois, leurs suzerains, de ne pas manquer, dès leur avènement, à se rendre pieusement en pèlerinage à la sainte montagne, in periculo maris, comme l’ont nommé nos chrétiens du moyen âge. Depuis Philippe-Auguste jusqu’à Louis XV, pas un de nos princes n’y manqua. Le régent, tuteur d’un roi de cinq ans, négligea, au milieu des désordres de sa folle vie, de faire remplir si scrupuleusement à son royale pupille une pratique de foi traditionnelle qui n’allait guère au scepticisme si connu de son caractère et de ses mœurs. Le jeune Louis XV fut donc le premier de nos rois dont l’avènement ne fut pas consacré par ce pieux pèlerinage, devenu l’un de nos us et coutumes monarchiques.
Or il y avait, dans les vieux chartriers de l’abbaye Saint-Michel, une ancienne prophétie dont nous avons déjà parlé, relativement à la statue de l’archange. Cette prophétie terrible annonçait les plus grands malheurs à celui de nos rois qui ne viendrait pas honorer, dans son sanctuaire, le glorieux archange, protecteur de la France et du trône, et cette prédiction atteignait aussi ses héritiers jusqu’à la troisième génération. Si la tradition existe réellement, ainsi que cela a été prouvé, on ne saurait disconvenir que l’abbé Richard de Toustain n’ait eu la vue longue, et juste surtout! soit dit douloureusement en passant.
Ah! si cette procession brillante de pèlerins qui vinrent sans interruption pendant plusieurs siècles apporter à cette magnifique solitude leur prière et leur souvenir, avait laissé quelques noms au mur du sanctuaire, quelles listes splendides nous aurions ici à reproduire!
Mais non; ces grands hommes, dont la plupart ont marqué de leur sceau leur époque ou nos institutions nationales, passaient silencieusement, au milieu de ces grandes choses, sans souci des clameurs de la postérité, faisant toute chose simplement, avec cette sublime humilité dont nous avons, en quelque sorte, perdu le sens, en même temps que celui de la vraie grandeur.
Où est le plus petit bourgeois de notre temps qui eût résisté à la tentation? Ne croirait-on pas faire tort aux archives historiques de notre pays, si, en tournée d’affaires ou de plaisir, on manquait de graver sur les murs d’un de nos palais, sur un des arbres de Fontainebleau ou de Compiègne, un nom que personne ne verra peut-être jamais, sinon les employés de monsieur le Maire?
VI
L’archange protecteur.
C’était la situation pittoresque du mont Saint-Michel, la justification souvent éprouvée de la dévotion à l’archange, et le patronage spécial qui lui était attribué dans les dangers de la mer, qui l’avaient fait nommer de ce vocable: in periculo maris. De nombreux miracles, racontés par les traditions les plus respectables, attestent, d’ailleurs, la protection de l’archange dont l’épée victorieuse semblait défendre contre les éléments et contre l’étranger ce rocher français suspendu sur l’abîme. Plusieurs pèlerins illustres en avaient rendu témoignage, et un manuscrit du mont raconte entre autres ce miracle:
« Une femme de Normandie allait en pèlerinage à la sainte montagne avec son mari; elle était près de devenir mère. Pendant qu’ils marchaient tous les deux sur la grève, un épais brouillard les environna tout à coup, le vent siffla horriblement, et la mer mugit au loin. L’épouse, saisie de frayeur, tombe évanouie, et quelques heures après, au milieu de cette furieuse tempête, naît l’enfant, leur fils unique. Cependant les flots avançaient et les entouraient déjà. Quelle horrible perplexité! Dieu permettra-t-il que ces pieux serviteurs, venus là pour chanter sa louange et implorer ses miséricordes, soient submergés par la mer en furie, et trouvent, au lieu de la vie et de ses prospérités, une mort horrible et imprévue sur cette grève périlleuse? Ils s’agenouillent, implorent, dans leur détresse, le souverain Créateur des éléments, le l’intercession de l’archange, qui veille sur les pèlerins. Le céleste patron du mont ne tarda pas à les secourir; il sauve cette malheureuse famille d’un désastre imminent. Pendant que l’enfant nouvellement né mêlait encore ses cris plaintifs aux effrayants mugissements des vagues, il sembla tout à coup que les flots s’élevaient à leurs côtés comme des montagnes. Au milieu la mère, désolée, élevait entre ses bras son fils vers le ciel, et le père, faisant couler sur lui l’eau régénératrice, le revêtait de Jésus-Christ.
» Dans ce baptême douloureux, le petit enfant ne reçut pas le nom de ces aïeux; mais le père l’appela Péril. Ainsi sauvé par un touchant miracle, l’enfant fut voué à Dieu et nourri dans les tabernacles. C’était bien vraiment l’enfant de la Providence. Il reçut plus tard les ordres sacrés, et rendit témoignage, par ses vertus autant que par son existence même, de la puissance et de l’appel du Seigneur en même temps que de la protection de l’archange. Ce saint prêtre existait à Lisieux, où la population l’avait en grande estime et vénération au temps où le manuscrit racontait ce fait. Le récit ajoutait que chaque année il ne manquait pas de venir visiter, en grande faveur, le mont du miracle, pour reconnaître les précieuses faveurs de Dieu à son égard. »
Quant à l’église du mont Tumba (Tombe-Hélène), elle a aussi son origine miraculeuse que rapporte la légende.
« Il y avait dans les temps reculés de la chrétienté, par delà l’Angleterre, une contrée où régnait un prince appelé Elga. On croit aujourd’hui que ce pays est l’Irlande. Un serpent monstrueux y exerçait d’effroyables ravages. Il avait quitté les rochers; il était descendu dans la plaine, gonflé d’écume vénéneuse, et avait jeté l’effroi dans les compagnes voisines. Il brûlait les herbes, infectait l’air, et son haleine pestilentielle tuait tous les habitants. Bientôt la contrée, devenue inhabitable, fut déserte. Souvent il se retirait près d’une claire fontaine, où une rivière prenait sa source, et tous ceux qui s’y désaltéraient y buvaient un poison mortel. Les habitants du pays, dans cette extrémité, recoururent au Seigneur. Le pasteur, touché de la désolation du peuple, enjoignit, pour fléchir le Ciel et en obtenir une délivrance prochaine, la prière, le jeûne, l’aumône, qui sont les armes ordinaires de l’Église. Le troisième jour, ainsi pressurés, peuple et pasteur marchèrent à la rencontre du monstre pour le terrasser. Le clergé, en longue procession, descendit de la ville, et bientôt on aperçut le monstre.
» Il était, dit la légende, horrible à voir et semblait un des produits de l’enfer. Sa gueule béante montrait, comme les dragons antiques, deux larges rangs de dents aiguës. Une écume verdâtre, mêlée de sang, découlait des deux cotés de sa mâchoire. Ils avançaient cependant avec terreur, mais aussi avec ce courage invincible que donne la foi dans le puissant auxiliaire du Seigneur. Le monstre, infatigable d’ordinaire, n’avançait pas. Il semblait méditer un mouvement terrible qui devait lui faire, de toute cette foule anxieuse, une large proie. On approche cependant. O prodige! l’horrible serpent était immobile et sans vie. Le fléau avait cessé. A ses pieds, une armure céleste gisait en témoignage du combat surnaturel auquel le peuple devait sa délivrance: c’était un bouclier carré et une courte épée dont, du reste, la forme n’était pas connue et qui n’étaient propres a aucun usage.
» Tous tombèrent a genoux, et tandis qu’ils s’humiliaient devant la puissance du Dieu des armées, saint Michel apparut à l’évêque prosterné:
« C’est moi, dit-il, qui suis l’archange saint Michel. Sans cesse je suis devant le trône de Dieu, et il m’a confié la défense des hommes. J’ai tué ce serpent. Envoie ces armes au mont qui m’est consacré. »
» L’évêque accomplit cet ordre, et à la tête du peuple, il se dirigea vers le mont Gargan. Mais ils avaient beau marcher, ils n’avançaient point. A la fin, ils se dirent: « Voilà longtemps que nous marchons, et nous n’en sommes pas plus près du but de notre voyage. Nous avons passé une montagne qu’on appelle Tumba, où l’on raconte que le saint archange a opéré, par son intercession, plusieurs merveilles. Ne serait-ce pas là qu’il faudrait déposer les armes que nous portons? »
» Ils arrivèrent en ce lieu sans obstacles, et déposèrent sur l’autel de saint Michel, dans Tumba, le bouclier et l’épée miraculeuse; puis, ayant raconté ce fait, ils le confirmèrent par serment. »
Ce n’est pas, du reste, le seul récit de ce genre que l’on connaisse; la fête de la Gargouille à Rouen, l’histoire de quelques cités du moyen âge et de plusieurs saints nous offrent souvent des situations et des circonstances toutes semblables.
Une légende complémentaire raconte que, dans la suite, un chanoine curieux et peut-être peu convaincu voulut éprouver par lui-même la puissance de l’archange, si vénéré par la foule des fidèles. Comme on rapportait que saint Michel et les saints anges visitaient l’église toutes les nuits, il se cacha derrière les piliers pour observer. Il aperçut toute l’église éclairée et l’archange rayonnant sous les cloîtres. Le saint patron de la France lui reprocha son incrédulité, le réprimanda de son audace, et lui ordonna de sortir et de faire pénitence. Il sortit, en effet, tout effrayé, et ce fut tout ce qu’il put dire. Trois jours après, il trépassa.
Ces événements firent grand bruit et parvinrent aux oreilles du pieux empereur Charlemagne. Ce prince était grandement dévot à saint Michel. Il fit peindre sur ses étendards l’image de cet esprit bienheureux; il le prit pour l’un des protecteurs spéciaux de son immense empire.
La première chapelle du mont avait été abattue environ trois siècles après sa fondation, par saint Aubert, et Richard Ier, duc de Normandie, de la famille de Hugues Capet, fit construire à sa place une vaste église entourée de bâtiments spacieux, destinés à des moines réguliers de l’ordre de Saint-Benoît. Mais cette même église fut consumée par un incendie quelques années après, et Richard II commença la fondation magnifique dont il reste encore aujourd’hui une partie.
Le samedi saint de l’année 1103, au moment où les religieux sortaient de l’église, la voûte de la nef s’écroula, emportant une partie du dortoir, et neuf ans après, le vendredi saint de l’année 1112, pendant l’office des Matines, la foudre mit feu à l’église, qui fut consumée avec tous ses bâtiments. Ce qui est curieux, c’est qu’aucun des religieux qui assistaient à l’office n’éprouva de mal, et que les maisons de la ville furent épargnées.
Enfin, en 1155, un tremblement de terre se fit sentir au mont Saint-Michel, et si affreux qu’on croyait voir à chaque instant s’écrouler tous les édifices.
Les abbés qui se succédèrent, et en particulier Robert de Thorigny, réparèrent avec tant de soin les édifices, qu’ils les firent plus beaux qu’avant l’incendie.
Lorsqu’en 1203 la Normandie passa enfin sous l’obéissance aux rois de France, le dix-septième abbé Jourdan, étant demeuré fidèle à Jean sans Terre jusqu’au bout, eut à soutenir un siège long et pénible contre les Bretons, conduits par Guy de Thouars, allié du roi de France, Philippe-Auguste. L’abbé, sommé de se rendre, s’y refusa, et les Bretons mirent le feu au monastère dont il ne resta que les édifices voûtés, l’église et les bâtiments en pierre. Lorsque Philippe II eut soumis et pacifié tout le pays, il donna lui-même l’argent nécessaire pour réparer l’abbaye, et l’abbé Jourdan s’acquitta de cette mission avec infiniment de goût et de magnificence.