Le Mont Saint-Michel, son histoire et sa légende
XIV
Les abbés du mont Saint-Michel.
En ce temps, l’abbaye du mont Saint-Michel florissait sous le gouvernement de Geoffroy de Scroon et de Pierre Leroy, et il sembla que la Providence eût voulu mesurer le mérite et le courage des gouverneurs du mont aux difficultés des temps. Déjà on n’entendait de tous les côtés que bruits de guerre, cliquetis d’armes, récits d’aventures guerrières. Dans toute la Normandie, il ne restait que le mont Saint-Michel que l’ennemi n’eût pas encore dévasté; Tombelène était pris. C’était encore le temps où l’évêque et le moine quittaient souvent la crosse et le bréviaire pour l’épée. L’abbé Geoffroi suivit le noble exemple que quelques-uns de ses prédécesseurs avaient déjà donné: il quitta sa cellule pour courir à la défense de sa patrie menacée, à la tête de ses religieux, transformés en soldats; et pendant quelque temps, les galeries du cloître demeurèrent silencieuses et les longues ombres des moines ne se dressèrent plus sous les sombres arceaux.
A cette époque, croit-on, se rapporte une ordonnance du roi Charles V, arrêtant qu’il serait défendu d’entrer dans l’abbaye avec des armes, et l’on croit que ce fut en mémoire de l’invasion de Jean Boniant, vicomte d’Avranches, qui, « portant un grand cutel à pointe, dit la chronique, s’est efforcé naguaire d’entrer en la dicte abbaye avec plusieurs autres compagnons. »
Le mont Saint-Michel gagna encore beaucoup à l’administration de Pierre Leroy, le Suger de son siècle. Ce grand homme fut moine, ministre et capitaine tout à la fois. Le monastère dut à son génie et à ses vertus religieuses d’honorables réformes. Ses règlements et constitutions, où respiraient la droiture, la prudence, la justice, révélèrent son mérite au roi Charles VI dans un voyage pieux que fit ce monarque au mont Saint-Michel. Revenu à Paris, ce prince pensa à faire son conseiller de l’abbé Pierre Leroy; il l’appela auprès de lui, lui assigna mille francs de pension et lui confia ses plus importantes affaires. L’abbé se gagna pour toujours l’affection du roi, et resta jusque dans l’infortune son plus sincère et loyal ami. Il avait acquis aussi les bonnes grâces du Pape dans un voyage qu’il fit à Pise, lors du concile de 1400. Fort de ces illustres amitiés et peut-être de son propre mérite, cet abbé fut le premier qui ait fait apposer en l’abbaye les armes de sa maison qu’on voyait encore naguère sur une des chaises du chœur qu’il avait fait faire. Si notre temps ombrageux se scandalise de trouver des blasons en pareil lieu, je lui répondrai qu’il n’y faut pas voir autre chose qu’un us de cette époque; que la vanité nobiliaire est précisément une faiblesse de nos temps modernes, et que nos aïeux du moyen âge, qui usaient de leur blason comme d’une signature, était de meilleure foi, en tout cas, dans leur naïve vanité que la plupart d’entre nous dans notre hypocrite humilité.
XV
Français ou Anglais.
Mais nous voilà un peu loin des abbés du mont Saint-Michel et des guerres d’Angleterre, quoique cette période de l’invasion anglaise ne soit pas la moins intéressante de nos étapes historiques. C’était vers 1412; et les Anglais, dont le système politique a toujours été d’entraver nos prospérités ou de profiter de nos revers, attirés par les troubles qui désolaient le royaume à cette époque douloureuse de la démence de Charles VI, ne manquèrent pas de se montrer sur les rivages de la Normandie au moment où on pensait le moins à eux, et leur roi commença ses spoliations par plusieurs abbayes de l’Avranchin, auxquelles il enleva leurs revenus. Déjà, sous Charles V, ils avaient témoigné leur ambition hostile en s’emparant de Tombelène, d’où ils avaient été promptement chassés, dit un historien du temps, « par le moyen et aux pourchaz coustages et dépends des religieux et habitants du Mont et d’Avranches. » Ce poste retomba en leur pouvoir, avec une partie du diocèse d’Avranches, où ils établirent un gouverneur à eux, Jean de Gray. La faible garnison d’Avranches capitula bientôt aussi; cette ville ouvrit ses portes après un siège de quelques jours, et les Anglais ne s’arrêtèrent guère plus dans la voie de leurs triomphes. Ils en usèrent comme les vaincus devaient s’y attendre, le plus largement qu’ils purent, et ils s’enrichirent de confiscations et de pillage. Les plus importantes spoliations se firent au profit des ducs de Bedford, des comtes de Suffolk et de quelques puissantes familles d’Angleterre, celles de Glacidas, de Nessefeld, de Trolopp, de Swinford; et on peut bien penser qu’ils ne furent pas embarrassés de partager le reste.
Le roi d’Angleterre ne prit pas de demi-mesures. Il fallut se ranger à son obéissance ou se laisser déposséder de la façon la plus arbitraire. A cette époque, la monarchie avait son culte en France; le peuple ne jetait point l’anathème aux princes malheureux. La fortune n’avait point encore fait de rois en France; le droit seul menait au trône, et on aimait le roi, quand même on eût pu détester l’homme couronné. La province de Normandie, il faut le dire à son honneur, garda noblement la fidélité au roi de France. Un registre qui fut dressé par les ordres du roi d’Angleterre à cette époque, nous a transmis les noms des félons sujets du roi Charles qui eurent la lâcheté de reconnaître la domination anglaise, et les noms plus nombreux des familles qui préférèrent l’oppression au déshonneur; qui, dans l’exil ou l’indigence eurent le noble courage de résister aux séductions dont l’usurpateur entoura leur fidélité. Peuple et noblesse s’unirent dans un serment sacré, prêts à mourir pour la France et le roi, ou à chasser l’ennemi. Et une troupe de ces héros, s’étant enfermés dans le mont Saint-Michel, conservèrent au roi ce poste important au milieu des périls et des plus rigoureuses épreuves. Ce qui sert à prouver clairement qu’il y a eu du patriotisme en France bien avant les patriotes.
Encore parmi le petit nombre de traîtres que comptait le registre du roi d’Angleterre, combien y eut-il de vieillards, de veuves, de familles sans chef et sans protection! Dans ce temps de calamités et de désastres, on eût pu voyager tout un jour sans trouver un habitant dans les bourgs, ni un champ cultivé dans les campagnes. Et cependant, à la vue de ces seigneurs, de ces riches propriétaires qui trahissaient sans rougir leur patrie et leur serment, le peuple s’emportait en des éclats sublimes de fierté nationale et de généreuse indignation; et les femmes, filant à la porte de leurs chaumières dévastées, élevant dans leurs bras leurs enfants, leur disaient, en désignant de loin les châtelains fugitifs: « Vois ce baron, mon fils; il vient de trahir son roi: le traître est déchu de noblesse! »
Il y eut, à l’occasion de ce schisme national, comme plus tard dans les guerres de religion, plus d’un épisode douloureux au milieu de ces divisions. Plus d’une famille eut son drame caché. Le frère reniait son frère en le voyant passer sous la bannière ennemie. Le père maudissait son fils qui avait acheté la vie et les honneurs aux chers dépens de l’honneur national. Le jeune homme repoussait sa fiancée entraînée loin du sol natal pour sauver les jours ou la liberté de son vieux père.
Une mère, la dame Guillemette-aux-Épaules, veuve de Messire Raoul Guiton, brave et loyal chevalier normand, venait jurer fidélité à Henri et lui rendre hommage pour ses terres, malgré les larmes et les prières de son fils Jehan Guiton, qui la suppliait de ne point entacher de félonie le nom d’un père vénéré. Ce fidèle sujet ne put fléchir sa mère. Séduite par les promesses du conquérant et l’amour des biens de ce monde, elle préféra sa sûreté et ses richesses à son fils et à la noblesse de son nom; elle partit accablée des malédictions du peuple.
Jehan Guiton racheta dignement la trahison de la dame Guillemette-aux-Épaules, sa mère, et celle de Guillaume Guiton, son oncle. Pendant que les rebelles allaient servilement et tête nue fléchir le genou aux pieds du monarque anglais, et prêter foi et hommage à l’usurpateur, leurs mains dans les siennes, ce jeune et brave chevalier, reniant hautement cette indigne parenté, appelait au secours de la patrie menacée la brave noblesse de Normandie, dont presque tous les fiefs et manoirs avaient été donnés par le vainqueur à ses courtisans et à la noblesse anglaise.
L’évêque d’Avranches et l’abbé du mont Saint-Michel venaient aussi de refuser leur serment au vainqueur. Cet abbé était Robert Jolivet, qui, à l’approche des Anglais, fit élever, pour la défense du mont, cette irrégulière mais belle enceinte de tours et de bastions qu’on y admirait.
On aime à voir le clergé, la noblesse et le peuple unis dans cette fidélité au roi, dans ce sentiment national, l’âme de notre vieille France, qui a vivifié si longtemps les membres de ce grand corps quelquefois souffrant, mais toujours debout, qui a enfanté toutes nos grandeurs et nos prospérités. Le clergé du moyen âge, surtout, ce clergé si courageux, si intelligent et si équitable en général, est digne des souvenirs de la postérité. Comme la noblesse, il eut quelquefois ses faiblesses et ses défections, mais si rares que nous n’en pouvons faire que cette citation: on vit dans la suite ce même abbé Jolivet, si loyal et si vaillant, abandonner tout à coup cette fière attitude, et devenir le principal conseiller du conquérant; mais on en est tout aussitôt consolé, en lisant la noble résistance du chapitre de Mortain, dont les chanoines perdirent à ce glorieux dévouement presque tous leurs biens.
XVI
Détresse et victoire.
Jehan Guiton et le comte d’Aumale.
Les guerres de cette époque sont trop fécondes en incidents historiques pour que les proportions de notre travail nous permettent de les recueillir en grand nombre. Nous ne parlerons ici que des expéditions les plus intéressantes dont le mont Saint-Michel et l’Avranchin furent le point de départ. La première fut celle dont le roi de France confia la conduite à Jean d’Harcourt, comte d’Aumale, et alors gouverneur du mont. Ce capitaine, à la tête des seigneurs de Clinchamps, de Pesnel, de Sohlerel, de Crux, de Sourdeval, de la Lugerne, de Chéruel, de Verdun, s’élança au-devant de l’armée ennemie pour lui fermer le passage. Pendant vingt ans, cette poignée de braves osa soutenir sur ce roc escarpé une cause désespérée, à l’abri de « son bon droit » et de l’épée victorieuse de l’archange qui faisait jaillir au soleil ses éclairs menaçants. Et pourtant, est-ce un prodige de la foi ardente de ces temps chevaleresques, ou un miracle de l’intercession de l’archange victorieux? Pendant vingt ans d’attaques et de sièges, et tandis que le duc de Glarence, ce lion d’Angleterre, faisait flotter le drapeau anglais sur tous les points importants de la France, les tours du mont Saint-Michel portaient fièrement le noble étendard blanc aux fleurs de lis d’or; et c’est là ce qui étonne tous nos historiens nationaux. On voit d’ici toute cette belle et vigoureuse noblesse normande, revêtue d’armes étincelantes et portant sur ses écus les marques de sa gloire antique. Au loin reluisaient sur les boucliers la couleur blanche, symbole de pureté et de foi; les pièces jaunes (or), qui marquaient la richesse et la force; la couleur rouge (gueula), qui indiquait la vaillance; l’azur, symbole céleste de la beauté dont l’idéal est au ciel, et de la bonne renommée qui conduit au salut.
C’est dans ces combats que le brave Jehan Guiton paya en gloire au roi de France la défection de deux membres de sa famille. Un capitaine anglais, d’une taille si gigantesque et d’une valeur si formidable que quelques-uns l’avaient cru armé d’une puissance surnaturelle, eut l’honneur de retarder lui seul la victoire des capitaines français. Jehan Guiton alors se détache de la mêlée où il combattait aux côtés du comte d’Harcourt, et fond sur l’ennemi qu’il renverse d’un adroit coup de lance. Il saute à terre, il va l’égorger; mais l’Anglais se débarrasse de ses étriers et se défend vaillamment. Leurs poignards se brisent, ils jettent les débris de leurs armes, et se saisissant corps à corps l’un l’autre, ils se tiennent étroitement serrés. Guiton, plus souple, fait tomber son adversaire, mais il est entraîné dans sa chute. Enfin il se relève fort et victorieux, et va suspendre à l’autel du grand archange, protecteur de la patrie, le bouclier, la lance et les éperons de son redoutable ennemi.
Consternés de cette défaite, les Anglais se retirent, et les héros normands rentrent dans le mont, il était temps. Déjà, au loin, la mer faisait retentir ses sourds mugissements, et ses flots menaçaient le champ de bataille. On se retira en hâte, et les flots montaient et gagnaient la grève. Des blessés gisaient çà et là, poussant des cris lamentables. On ne put les enlever: ils furent engloutis dans l’abîme.
Le comte d’Aumale, toujours accompagné de l’infatigable Jehan Guiton, continua ses fréquentes excursions dont le mont Saint-Michel fut toujours le théâtre. Un de ces sièges les plus remarquables fut celui de 1423. Les Anglais, alors à l’époque de leurs succès, avaient une artillerie formidable, quinze mille hommes d’armes, des bastilles tout autour de la place, et sur mer une immense quantité de petits bâtiments de guerre. La Normandie donna dans ce danger imminent tout ce qu’elle avait de plus vaillants et de plus nobles guerriers. Tout le trésor héraldique de la vieille Neustrie était là. Parmi ces noms, autrefois encore inscrits devant l’autel de Saint-Sauveur, en l’abbaye du mont, on voyait, outre la noblesse normande, figurer les noms et armes de Crépi, de Guémenée, de Thorigny, de Quintin, de Mesles, de Fontenoi, de Brezé, les plus respectables fleurons de notre couronne féodale.
Forts d’une confiance en leurs armes que justifiaient trop nos revers et leurs succès dans le reste de la France, les Anglais, avant de commencer l’attaque, envoyèrent un héraut sommer le gouverneur de se rendre au plus tôt afin de mériter son pardon, lui déclarant que, s’il refuse, il aura tout à craindre. Mais Dieu a permis que la patrie eût ses martyrs comme la foi. Le gouverneur répondit fièrement: « Va rapporter à ton maître que nous sommes résolus d’honorer la cérémonie du couronnement de notre légitime chef et maître Charles VII, et de lui conserver cette place ou de nous ensevelir sous ses ruines. »
Le général anglais frémit de colère à cette noble réponse, et, jetant des regards menaçants sur le drapeau blanc qui flottait au sommet du mont: « Superbe étendard, dit-il, tu seras ce soir abattu dans la poussière. »
Puis il s’élance à la charge, à la tête de l’artillerie, et foudroie les remparts, dont un pont s’écroule aux cris de joie féroces des Anglais. La brèche est large, l’assaut est facile. Les bataillons s’y précipitent assurés d’une prochaine victoire: les flèches des archers tombent sur nos braves chevaliers en une pluie mortelle. Les éléments eux-mêmes semblent se soulever contre les Français, et les sables de la grève, soulevés en tourbillons immenses, enveloppent le mont et protègent les assaillants. Tout semble perdu.
Du haut d’une plate-forme, un religieux de l’abbaye observe avec anxiété les mouvements du combat.
« Je vois, dit-il, les hommes d’armes courir aux murailles et y déployer un magnanime courage, et de temps en temps du milieu des clameurs et du cliquetis des armes s’élèvent des cris de « Montjoye, saint Denis, saint Georges, » comme la voix de l’espérance. Quel spectacle! Voilà que, sur la brèche, les chevaliers combattent seuls à seuls. Dieu des armées, défendez vos pauvres serviteurs!... Le gouverneur est entouré d’ennemis: il se dégage et monte sur le troisième bastion; il renverse tout ce qui lui résiste, et arrache les enseignes ennemies. L’épée de Guillaume de Verdun saute en éclats; il s’arme d’une hache, et porte des coups terribles. Avec quel courage aussi, cet homme couvert d’armes rouges fait ranger aux pieds des murailles les troupes anglaises! L’épée haute et le visage découvert, il les anime et les ramène au combat. On précipite sur eux des pierres, des poutres, des rochers. Saint Michel combat pour nous! Sus à l’ennemi: victoire! nous sommes sauvés! »
Ainsi parlait aux cavaliers normands le bon religieux, comme sous l’inspiration prophétique. Il disait vrai: la victoire était gagnée.
Le découragement s’empare de l’armée anglaise. Saisis d’un religieux scrupule, les soldats sont près de se refuser à l’attaque. On les fait combattre contre l’archange saint Michel, pourront-ils jamais remporter la victoire?
Le comte de Lescale commandait les armées du roi d’Angleterre. Il crut que la fortune leur serait plus favorable sur mer, et il couvrit la baie de navires au pavillon rouge. La légende rapporte qu’au moment où il disposait ses vaisseaux, un vieil ermite, qui vivait à Tombelène dans un grand renom de sainteté, vint l’avertir au nom de l’archange que le Dieu des armées était avec la France. Il lui rappela que, chaque fois que des flottes ennemies avaient menacé le mont, on avait vu le glorieux saint Michel exciter les orages et les tempêtes, et engloutir les vaisseaux. Le comte méprisa l’avertissement du vieux solitaire et fit ranger ses vaisseaux; mais il n’avait pas fini qu’une tempête effroyable s’élève de l’Orient, brise et disperse tous les navires ennemis; et le lendemain, la mer jetait sur le rivage d’innombrables débris.
Cependant les Anglais s’opiniâtrèrent et recommencèrent peu après l’attaque par terre. Cet assaut fut désespéré et terrible. Le carnage fut affreux, et nos braves chevaliers furent réduits à se renfermer dans le château. Tremblant pour leur liberté, les religieux se joignent à leurs défenseurs et prennent leur part du combat et de ses dangers. Un moment encore, et l’abbaye allait tomber au pouvoir des Anglais. Tout à coup une troupe des plus braves chevaliers, inspirés par l’héroïsme du désespoir, se font jour dans la mêlée, rompent l’ennemi, et foulent aux pieds ses enseignes. Les Anglais plient; leur chef voudrait les rallier; mais la déroute devient générale, et le champ de bataille, avec les bagages, les vivres, l’argent, tout reste au pouvoir de la garnison.
Mais la ruse ne réussit pas mieux que la force à l’armée anglaise. Le siège est converti en blocus, et des batteries flottantes interceptent pendant longtemps l’entrée des vivres et des secours. A ce moment, Guillaume de Montfort, évêque de Saint-Malo, apprend la détresse et le désespoir de l’héroïque garnison. Les religieux du mont avaient engagé les reliquaires et les bijoux sacrés. L’évêque rassemble plusieurs nobles bretons, arme et remplit de vivres tout ce qu’il y a de vaisseaux dans le port; et cette petite flotte, expédiée sous les ordres de Bryens de Chateaubriand, s’en va sous la garde de Dieu à la délivrance des braves chevaliers normands. Elle apporte avec elle les bénédictions et la victoire, et de ce moment, les Anglais ne purent qu’entretenir garnison dans la forteresse.
XVII
Jeanne d’Arc et l’Avranchin.
Ce ne fut que sous Charles VII que la France reconquit ouvertement Tombelène, après la merveilleuse intervention de la Providence sous la figure gracieuse et nationale de Jeanne d’Arc. Ce fut à cette époque aussi que les moines eurent la douleur de relater dans leurs annales ce schisme national si funeste à notre histoire, qui partagea en deux camps l'Avranchin où pesait encore le joug de l’étranger. La convoitise de l’Angleterre n’avait pas abandonné ce splendide rocher pour la possession duquel elle avait dépensé tant d’efforts et de sang. Alors des enfants de la mère patrie tournèrent l’un contre l’autre des armes françaises. A côté de Glacidas, le terrible ennemi de Jeanne d’Arc, et de ses barons anglais, se battaient un grand nombre de seigneurs normands, enrichis, au prix de leur lâche soumission, des dépouilles des fidèles sujets du roi de France... Dans cette lutte terrible, Pontorson fut détruit, vingt-six églises furent abattues dans l’Avranchin. La mémoire bénie de la Pucelle vient se mêler à ce point du récit: Jeanne délivre Orléans, et le bruit de sa victoire relève les vaincus, désarme les vainqueurs. L’Avranchin reconnaît sa mission providentielle et la salue comme une sainte. Son noble et doux exemple, ses succès raffermissent les cœurs, réchauffent le patriotisme, attiédi par ces longues luttes de la Normandie avec ses voisins redoutables.
Mais Jeanne d’Arc meurt: un indigne supplice satisfait la haine de ses ennemis et arrête nos victoires. L’Avranchin tout entier s’en émut: un plaidoyer plein d’autorité et d’éloquence s’éleva, en faveur de cette sainte victime, de la bouche de Jean de Saint-Avit, évêque d’Avranches, pour proclamer son innocence et anathématiser ses bourreaux. Ce généreux défenseur ne put rien contre les juges d’iniquité, et Jeanne fut sacrifiée, hostie pure et sainte, à la nationalité jalouse de l’Angleterre. Il est remarquable que ce fut un des successeurs du vénérable évêque Jean de Saint-Avit qui contribua le plus à faire réhabiliter la mémoire de cette messagère céleste des bontés de Dieu, et c’est encore de l’Avranchin que plus lard partirent plusieurs pièces démonstratives en sa faveur, qui ne furent pas sans poids dans la révision de son procès et dans la conclusion de cette importante affaire 1.
On dira ce qu’on voudra de cette époque de luttes et d’infortunes. Quant à nous, il ne nous est pas prouvé qu’il y ait dans notre histoire aucune période plus émouvante, plus dramatique, plus sympathique peut-être à des cœurs dévoués au pays encore plus qu’à leur drapeau, que ce temps où la patrie, à l’agonie, sentant s’agiter dans des angoisses déchirantes la dernière fibre de sa nationalité, voyait encore la main de Dieu étendue sur sa détresse, et s’écriait dans son cœur troublé: « Dieu protège la France! » Ces guerres brillantes de l’empire sont plus connues; toute cette génération a pris les noms de ces héros enguenillés qui couvrirent nos frontières menacées de forteresses vivantes, qui passèrent les fleuves pour détruire et créer des royaumes et des souverainetés nouvelles, qui partirent soldats et qui revinrent maréchaux; mais ces temps d’héroïsme, de candeur et de foi, ces exploits dont quelques moines obscurs et quelques discrets chroniqueurs nous ont à peine transmis la minute, toutes ces grandeurs modestes qui ont à peine trouvé quelque froid historien, n’ont qu’une place obligée dans nos souvenirs classiques. Et peut-être cette époque de troubles et de discordes n’est-elle que le laborieux enfantement d’où devait sortir la vraie nation française?
XVIII
L’ordre de Saint-Michel.
Le roi Charles VII, en reconnaissance de la protection mystérieuse que l’archange étendait sur l’Avranchin, avait eu la pensée d’établir l’ordre royal de Saint-Michel. Il mourut avant d’avoir accompli ce vœu, et ce fut Louis XI qui eut tout l’honneur de cette institution. Quand ce prudent monarque, après avoir soumis la pétulante Bretagne, eut réuni à la couronne le reste de la Normandie, ce fort de la féodalité, il se rendit en pèlerinage au mont Saint-Michel avec un cortège illustre et nombreux. Sa première offrande fut de six cents écus d’or, ce qui était alors une somme considérable. Debout et entouré des grands du royaume, il dicta au chancelier l’acte d’institution, à la gloire de Dieu et sous le vocable de la bienheureuse vierge Marie, des saints, et particulièrement du glorieux archange saint Michel. Le roi fit chevaliers les seigneurs de sa suite qu’il avait désignés à ce dessein; c’était toujours, comme au temps du preux Roland, l’accolade de l’épée nue. La fin de la cérémonie était la réception du collier de l’ordre fait de coquilles entrelacées d’un double lacs, posées sur une chaîne d’or d’où pendait une médaille représentant l’archange foulant aux pieds le dragon de l’abîme et le perçant de sa lance. Le chevalier était averti, selon la formule traditionnelle, que l’hérésie, la trahison, la lâcheté et la fuite dans le combat entraînaient l’exclusion de l’ordre. Ce fut le roi François Ier qui remplaça les doubles lacs du collier par une cordelière, parce qu’il portait le nom de l’instituteur des Franciscains, et pour se conformer aussi à la prière de la reine Anne de Bretagne, sa belle-mère.
XIX
Guillaume Postel.
Du mont Saint-Michel aussi nous voyons poindre en France nos premières aurores littéraires. Il fut en quelque sorte une pépinière, où, dans le silence et le recueillement, s’élevèrent quelques-uns de nos savants et de nos écrivains les plus distingués de la Renaissance. L’une de ces nobles et sévères individualités est Guillaume Postel, un des savants les plus remarquables que produira jamais notre patrie si féconde pourtant en grands hommes. Rien de plus intéressant que la vie de cet illustre érudit, dont la jeunesse studieuse et éprouvée offre une suite intéressante d’aventures et de vicissitudes de toutes sortes. Le cadre de ce travail ne nous permet pas de raconter cette belle et curieuse vie; mais nous la résumerons en disant, d’après les historiens eux-mêmes, que jamais aucun homme de lettres ne posséda en aucun temps une pareille universalité de connaissances. François Ier, ce puissant patron des lettres, des sciences et des arts, et la reine, sa sœur, cette charmante Marguerite des princesses, surent distinguer dans la foule ce mérite si humble, et le firent sortir de son obscurité volontaire. Le savant Châtel le leur désigna. Ce digne protégé du roi-chevalier est une des plus belles intelligences qu’a toujours tentées ce rêve sublime: la fusion de toutes les nationalités dans l’universalité du catholicisme. Aussi l’un des plus célèbres ouvrages de cet homme illustre, celui qui révèle tout entière sa pensée, est un livre intitulé: De la Concorde du monde, que l’auteur écrivit dans la pensée de ramener tous les peuples au catholicisme. Il entra dans la Société des Jésuites, parce que, disait-il, « leur manière de procéder est la plus parfaite après les Apôtres qui onques fust au monde. » Mais, nouvel exemple de la fragilité humaine, l’orgueil de la science et la vieillesse égarèrent sa raison; il se retira vers la fin de sa vie au monastère de Sainte-Marie-des-Champs, et il y mourut.
Il semblerait d’ailleurs que cette abbaye du mont Saint-Michel fut le refuge de la science sacrée au moyen âge. Un des plus célèbres rivaux de cet illustre savant est Cenalis, célèbre par le zèle et l’éloquence de ses prédications et de ses contestations avec le fougueux Calvin. On sait que cet hérésiarque n’était rien moins que poli dans ces disputes de controverse, et qu’il ne laissait pas payer d’injures lorsqu’il ne pouvait payer de raisons. Il traita le savant évêque d'Avranches de chien, de porc, en attendant qu’il le traitât de cyclope, et que, finalement, il le renvoyât à la cuisine à raison de son nom, cenal.
Un des derniers grands hommes qui furent la gloire de l’Église de France et du siège épiscopal d’Avranches fut le célèbre et savant Huet. Si l’on pouvait douter que la science, en germant dans une intelligence chrétienne, n’y devienne le principe de toutes les probités et de tous les renoncements, il ne faudrait qu’étudier cette belle et féconde vie pour s’en convaincre. Comme Hippocrate, insensible aux brillantes promesses d’Artaxerxès, ce grand homme résista aux offres brillantes d’une cour étrangère, et préféra une part modeste de gloire dans sa patrie, et les bienfaits délicats mais mesurés de Louis XIV, son roi bien-aimé, aux éclatants honneurs que Christine de Suède, cette protectrice illustre des sciences et des arts, faisait briller de loin à ses yeux. On raconte de ce savant évêque qu’il était constamment occupé à l’étude, et qu’absorbe presque sans relâche par les choses de l’infini, il avait peine à descendre de son ciel aux détails de la vie, quelquefois importuns à ses méditations. Un jour, pendant qu’il méditait les Écritures que, notamment, il avait lues vingt-quatre fois, rien qu’en hébreu, une femme d’Avranches vint lui demander une audience pendant ce temps. Elle s’enquit où il était; on lui répondit qu’il était à étudier; c’était la seconde fois qu’elle recevait de Sa Grandeur une semblable réponse. La bonne femme s’impatienta. « Ah! s’écria-t-elle, quand donc aurons-nous un évêque qui aura fait toutes ses études! »
On ne dit pas si le bon abbé Huet lui donna audience cette fois.
Mais le mont Saint-Michel ne fut pas qu’une école de savants, il fut aussi un des sanctuaires de notre poésie nationale. Au XIe siècle, le vicomte d’Avranches, Hugues, tenait dans cette ville une cour si brillante que toute la noblesse normande y accourait en foule. Longtemps auparavant, un des abbés du mont, le célèbre Robert, écrivait en latin les annales de son monastère, et un de ses religieux en rédigeait sous ses yeux le récit en vers. C’était un vrai tour de force, en raison de l’époque.
Plus tard, le jeune prince Henri, l’un des fils du Conquérant, qui n’avait eu que cette partie de la Normandie pour tout héritage, faisait aussi de sa cour le brillant refuge des lettres et des arts. C’est à Avranches que se jouèrent les premiers mystères. Mais ces farces et soties, qui corrompaient le goût du reste de la France, ne furent jamais goûtées dans ce vieux coin de la Neustrie, où semblait s’être réfugiée la langue nationale. Jean d’Avranches, un des évêques les plus éclairés d’alors, fit représenter de ces mystères rimés dans sa cathédrale. C’était l’histoire de la naissance du Sauveur, les bergers, les mages. Traduites du latin en français, ces pièces furent imprimées à Avranches sitôt que l’imprimerie y fut connue, et il doit se trouver encore de ces vieilles reliques de notre passé littéraire dans quelque rayon oublié de la bibliothèque de cette ville. Au XIVe siècle, les trouvères les plus distingués partirent de l’Avranchin.
Grâce au savant Pierre Leroy, la poésie avait beaucoup progressé dans l’Avranchin au XVe siècle. Henri d’Avranches, jongleur de Henri III, roi d’Angleterre, composait un poème sur les guerres des barons anglais, ouvrage curieux que l’Angleterre et la Normandie ne possèdent plus. Le mont Saint-Michel jouissait alors d’une si grande célébrité que tous les poètes français l’avaient célébré. Quelques-uns de leurs poèmes sont pleins d’onction, et le style en est clair et coulant. Nous regrettons que l’espace nous manque pour offrir quelques fragments à nos lecteurs.