Le Mont Saint-Michel, son histoire et sa légende
VII
Guillaume de Normandie.
Après le complet achèvement du cloître par Richard de Toustain, l’auteur de la tradition célèbre dont nous avons parlé à l’égard du monastère, survint la destruction de l’église par la foudre, en l’an 1300; et l’incendie, dit-on, fut si intense, que le métal coulait ardent sur les édifices.
Plusieurs fois encore, en 1350, en 1374, au commencement du XVIe siècle, et enfin en 1576, la foudre détruisit tantôt les bâtiments, tantôt l’église du mont; mais toujours, par le soins des vénérables abbés, dont la plupart furent vénérés dans leur mémoire comme des saints, les bâtiments détruits furent rebâtis avec plus de magnificence.
Les libéralités de nos rois leur vinrent plus d’une fois en aide, il est vrai. Ainsi Philippe le Bel aida-t-il les religieux à rétablir l’église et les bâtiments de la cité lorsqu’ils furent détruits par la foudre, et Charles VII envoya de même une forte somme d’argent en 1421, époque à laquelle s’écroulèrent la voûte du chœur, puis le chœur tout entier. C’est à cette époque que se rapporte aussi la fondation de quelques magnifiques vitraux qui ornaient l’église, et qui ont disparu depuis longtemps, ainsi que la plupart des verrières de Normandie, réputées cependant, après celles de Chartres, pour les plus belles et les plus savantes.
Le mont Saint-Michel a mit déjà pris une place importante dans l’histoire de nos guerres. Il ne cessa d’être en butte aux invasions des Normands que lors de leur installation définitive dans une de nos meilleures provinces. Une fois établis sur nos côtes, ces pirates semblaient devoir être un solide rempart contre les entreprises de l’Angleterre, la vieille ennemie de nos triomphes et de notre repos. Cette époque de l’installation des Normands en France, époque où la France et l’Angleterre rivales semblent malgré elles liées l’une à l’autre sur la carte de l’Europe du moyen âge, cette époque est sans doute une des étapes les plus intéressantes de notre histoire nationale, et nous sommes fâché de ne pouvoir en parler que si légèrement. Il y aurait beaucoup d’intérêt à suivre les effets progressifs du mélange des races, tant en France qu’en Angleterre, après la conquête de Guillaume. La fusion des idiomes, des coutumes, se remarque dans les chartes publiques et privées des deux royaumes. On retrouve du vieil anglais dans des chartes normandes de 1070 et 1080, et l’ancien idiome normand se retrouve dans des manuscrits anglais du XVe siècle. Il est encore plus curieux de suivre les migrations des familles normandes à la suite du grand Guillaume après la conquête, et il y a là une mine inépuisable des épisodes les plus intéressants. Cette révolution opérée si brusquement dans le peuple aimable d’Alfred le Grand et d’Edouard le Confesseur, par une race de barbares récemment baptisés et initiés à peine aux lumières de la civilisation chrétienne, est un grand drame historique qui, comme tant d’autres, n’a point encore été mis en lumière. La raison en est simple: c’est que, pour tirer de là des romans, il faudrait être un peu historien, et l’érudition n’est pas toujours le fait des romanciers. Autrement dit, tout le monde a de l’imagination de ce temps-ci, mais tout le monde n’a pas du savoir.
Ce fut donc à la suite du conquérant que s’établirent, en Angleterre, un nombre immense de nobles familles du pays d’Avranches. C’est ainsi que les seigneurs de Soligny, de Romilly, de Pesnel, de Brecey, les Saint-Pierre-Langer, les Sourdeval et quantité d’autres se fondirent avec la noblesse anglaise, en y transportant leurs biens et en y formant des alliances. La douce et fière rare saxonne lutta vainement contre l’influence des vainqueurs; elle fut dépossédée en faveur des barons normands, et après avoir épuisé ses forces dans d’inutiles combats, elle finit par plier sous le joug.
Les religieux du mont Saint-Michel, pour quelques revenus qu’ils avaient cédés à Guillaume, furent largement récompensés, et l’on croit que ce fut des bienfaits de ce monarque que l’abbé Renaud fit construire les bâtiments qu’on appelle encore la Merveille. Il fonda un prieuré dans le pays d’Avranches, et dota les religieuses de Sainte-Anne, auxquelles il envoya dans la suite ses deux filles, ainsi que nous l’apprend Prevot d’Exiles dans la vie de ce prince qu’il nous a laissée.
VIII
Les fils du conquérant.
Une histoire touchante se dégage ici des sévères annales du mont; c’est celle du prince Robert de Normandie, l’un des fils cadets du conquérant: figure aimable et mélancolique, sortie de ce type farouche des temps barbares comme une fleur d’un rocher, un rayon de miel d’une mâchoire de lion. Ce jeune prince, héritier de Guillaume dans son duché de Normandie, avait deux frères, Guillaume, successeur au trône d’Angleterre et surnommé le Roux, et Henri, sans apanage, qui acheta de son frère aîné le Cotentin et I’Avranchin. Tandis que les trois princes s’établissaient dans leurs domaines, une faction secrète tenta d’élever au trône d’Angleterre le duc de Normandie à la place de son frère. Les factieux prirent les armes et s’enfermèrent dans Rochester. Une invasion des Gallois fit diversion un instant à cette entreprise, et Guillaume le Roux, parvenu à pacifier ses États, jeta sur la Normandie des regards pleins de courroux. Il fit jurer à tous les barons de punir son frère de cette tentative d’usurpation. Les barons jurèrent de le suivre et de servir sa vengeance. Le roi descend sur les rivages de la Normandie et dirige ses troupes sur Rouen. De son côté, Henri, à la tête de la jeune noblesse d’Avranches, court à l’aide de son frère Robert, et taille en pièces les troupes saxonnes. Guillaume n’est pas découragé par cet échec. La colère fermente dans son cœur, et l’orgueil humilié y change en haine le ressentiment de l’injure. Il s’avance avec une nouvelle armée, et Robert, plein d’effroi et de repentir, demande la paix, en offrant pour prix du traité le mont Saint-Michel et Cherbourg. Mais le prince Henri se croit frustré dans ce partage, et se souvenant qu’il avait été injustement oublié dans l’héritage paternel, il rassemble lui-même des troupes et fait sa place d’armes du mont Saint-Michel. Guillaume se joint à son frère, et tous deux établissent leur camp sur les grèves. « C’était merveille, disent les chroniques anglaises de cette époque, de voir, sous les verts ombrages des côtes, toutes ces tentes de diverses couleurs, et les bannières étincelantes qui de loin flottaient parmi les arbres, pendant que sur les remparts du mont brillaient les panaches, et que le soleil, dardant sur l’acier des casques et des lances ses rayons ardents, jetait un éclat éblouissant. A la fin du jour, mille torches éclairaient dans la nuit le dôme du mont, qui semblait être un météore dans les cieux. Mais sitôt que reparaissait l’aurore, ces braves guerriers, l’arme au poing, s’avançaient, visière baissée, au milieu des grèves, brisant leurs lances les unes contre les autres. Tristes témoins de ces combats, les femmes, assises sur les coteaux, faisaient des vœux pour leurs époux ou leurs enfants, et alors bientôt sur la grève pleuvaient des débris d’armes, des tronçons de lances, de casques, de harnais et de caparaçons déchirés. La mer, mugissant dans le lointain, mettait fin au champ de bataille et le couvrait de ses flots. Bientôt Guillaume, fatigué des longueurs du siège, résolut de prendre la place par la famine. De la cité de Genêts où il avait assis son camp, au village d’Arvedon, de l’autre côté du mont, il ceignit la place d’un cordon de troupes, et pendant quarante jours le camp du prince Henri fut réduit aux dures extrémités de la soif.
Au bout de ce temps, le roi d’Angleterre se rencontra un jour avec un vaillant chevalier qui brisa sa lance, et après avoir fait mordre la poussière à son blanc coursier, le tua sous lui. Il l’avait acheté, le matin même, quinze marcs d’argent. Traîné longtemps par les pieds sur le sable brûlant, il ne dut son salut qu’à l’épaisseur de sa cuirasse. Mais voilà que tout à coup le chevalier, qui l’avait renversé, saisit son épée et s’avance pour lui couper la tête. « Arrête, chevalier, s’écrie en cette extrémité Guillaume, je suis le roi d’Angleterre. » A ce cri, le guerrier baisse la pointe de son épée et la remet dans le fourreau, tandis que la foule des soldats reste interdite, et que les assiégés et les assiégeants se réunissent autour du monarque. On amène à Guillaume un cheval frais sur lequel il monte. Mais avant de se retirer, il fait avancer le vaillant chevalier qui l’a terrassé. « Avance, lui dit le roi. Qui es-tu? — Je suis un obscur chevalier, dit le vainqueur. Je ne croyais combattre qu’un simple chevalier comme moi, car je ne pensais pas qu’un roi pût s’exposer à un grand danger; mais puisque j’ai eu cet honneur d’avoir à ma merci la vie d’un grand monarque, je demande pour toute grâce d’être conduit auprès du duc Robert. — Par la face de saint Luc, repartit le roi, tu tiendras une place parmi ceux que j’honore de mon amitié. Qu’il soit fait selon ta demande. »
Conduit au camp du duc de Normandie, l’inconnu resta seul avec lui et se jeta à ses pieds. « Je viens, lui dit-il, au nom du prince Henri, faire entendre à vos oreilles quelques paroles de paix et de douceur. Ne refusez pas plus longtemps à votre frère l’eau que Dieu accorde à tous les hommes. Il est glorieux de vaincre par la bravoure et le courage; mais triompher par la ruse et la force n’est pas digne d’un chevalier chrétien et d’un prince valeureux. »
Le duc Robert était brave et généreux. Ces reproches touchèrent son cœur, et il accorda de l’eau à son frère.
Le roi d’Angleterre l’apprit. Il entra en colère, et lui dit avec ironie: « Eh quoi! est-ce ainsi que vous avez appris à vaincre vos ennemis? Comment en viendrez-vous à bout en leur fournissant ce qui leur manque? » Mais Robert, ému de compassion pour le prince Henri, lui repartit: « Préférez-vous donc l’eau à la vie de votre frère et de tous les siens? Où trouverons nous un autre frère quand nous aurons perdu celui-ci? »
Le roi ne répliqua rien. Il se retira dans son camp, et, le lendemain, il leva le siège. Henri, à cette nouvelle, accourut. Il jeta au loin ses armes, et embrassant étroitement ses frères, leur demanda leur amitié. Cette réconciliation des trois frères dura tout le reste du règne de Guillaume le Roux.
La première croisade fut prêchée dans ce temps-là, et l’on vit Turgis, l’évêque d’Avranches, le crucifix à la main, prêcher la délivrance des lieux saints, au cri de Diex el volt! Dieu le veut! Toute la noblesse de l’Avranchin quitta ses antiques manoirs pour s’engager sous les drapeaux du duc Robert, qui fit des prodiges de valeur au siège d’Antioche et à celui de Jérusalem. Bien des fois son courage et les efforts de ses chevaliers soutinrent l’armée chrétienne dans les dangers, au passage des torrents et à l’assaut des forteresses. Robert déposa devant le Saint-Sépulcre ses trophées de victoire. On lui offrit la couronne de Jérusalem, et il la refusa pour revoir les chers rivages de sa patrie. En revenant de Terre-Sainte, il passa en Italie. Il y connut une charmante princesse, Sybille, fille d’un noble preux, douce et vertueuse. Il l’aima, la prit pour femme, et l’ayant emmenée dans son duché, s’en vint avec elle en pieux pèlerinage au mont Saint-Michel, pour rendre grâces à Dieu de son heureux retour, et il y demeura longtemps en retraite.
Un des plus salutaires effets de ces guerres saintes appelées les croisades, était surtout l’esprit de douceur et de paix qu’elles apportaient dans I'âme de tous ces rudes enfants d’une barbarie à peine effacée, pour lesquels la gloire des armes était la seule enviable, et le droit du plus fort le seul sacré. Les lointaines expéditions, saintes par leur but et leur caractère, terminaient souvent les querelles, apaisaient les haines, ouvraient les cœurs à la miséricorde ou au repentir. C’est ce qui était arrivé pour les fils de Guillaume; mais rendus à leurs foyers, à leurs convoitises et au brutal exercice de leurs droits, les passions mauvaises s’agitaient de nouveau en eux et les désordres recommençaient.
Ces frères, que l’esprit de paix avait touchés et réconciliés, redevinrent ennemis à la mort de Guillaume le Roux, qui laissait sans héritier direct le trône d’Angleterre. Robert et Henri mesurèrent leurs prétentions à l’héritage de leur frère. Des courtisans intéressés les excitaient tous les deux à soutenir leurs droits l’épée à la main. Tout l’Avranchin fut bientôt rempli de terreur et de maux. Les gémissements des femmes, les signaux de guerre, les cris funèbres des oiseaux de mer remplissaient les monts et les vallées; les enfants et les vieillards fuyaient épouvantés.
Tandis que les frères préparaient les camps ennemis, une comète parut tout à coup dans les cieux, et cette étoile flamboyante, présage redouté, répandit parmi les guerriers l’effroi et le remords. Mais cet avertissement du Ciel n’éteignit pas la haine dans le cœur des deux princes. Ils agitèrent leurs lances et en furent bientôt aux mains. Henri était roi, ce fut lui qui donna les premiers coups, et d’abord le brave Robert fit ployer les Anglais; mais malgré sa valeur et le courage de ses braves Normands, son armée fut mise en déroute par la cavalerie bretonne. Ce prince, brave et infortuné, forcé de se rendre, fut fait prisonnier. Ses lauriers furent brisés. Traîné comme un vil esclave dans les fers, au fond d’un affreux cachot, il y gémit trente ans, oublié de sa parenté et de ses amis; nul Blondel ne vint délivrer ce royal captif. De cruels bourreaux lui arrachèrent les yeux, et il mourut abandonné de l’univers entier qui avait retenti de ses aimables vertus et de ses exploits.
IX
Les rois suzerains.
Au commencement du XIIIe siècle, régnait sur la France un de nos plus glorieux monarques, Philippe-Auguste. Ce grand roi, souvent méconnu par les historiens, par les modernes surtout, avait de solides vertus, dont plus tard saint Louis vénérait le souvenir, et ce modèle des rois n’oubliait jamais de rappeler dans ses prières quotidiennes la mémoire chérie de son vénérable aïeul, disait-il. Après le meurtre odieux du jeune Arthur de Bretagne, le premier mouvement de Philippe fut celui d’une juste indignation. Comme suzerain du roi d’Angleterre et comme roi de France, il cita Jean sans Terre à comparaître devant la cour des pairs. La duplicité soupçonneuse du monarque anglais le retint prudemment dans ses États; il ne parut point. Ses terres furent déclarées forfaites, et les Bretons furent invités à prendre les armes.
Le beau-père du jeune prince assassiné, à la tête d’une nombreuse armée, attaqua le diocèse d'Avranches. Le mont Saint-Michel fut assiégé, et les Bretons, tantôt vainqueurs, n’ayant pu entrer dans l’abbaye, jetèrent le feu dans la cité. Excepté les murs et les voûtes, tout fut réduit en cendres. Le duc de Bretagne prit Avranches, défit ses fortifications et soumit tout le diocèse. Le roi de France venait de soumettre la Haute-Normandie; il céda au duc de Bretagne toute la chaîne de forteresses qu’il avait conquise, et ce prince, après avoir récompensé les seigneurs qui l’avaient accompagné, se fit prêter serment par les nobles du pays. La plupart ne se firent pas prier, ayant été récemment dépossédés et maltraités par le roi d’Angleterre. Enfin, peu après, l’Avranchin retourna tout à fait au roi de France, par la révolte du duc de Bretagne et du vicomte de Thouars. Dans cette révolte, la plus grande partie des seigneurs bretons demeurèrent fidèles au roi Philippe, et ceux-ci conservèrent leurs biens.
Le moine Rigord, chapelain et médecin du roi de France, et qui a écrit son histoire, raconte plaisamment qu’un des Seigneurs révoltés, Renaud de Boulogne, après avoir bien fortifié son château de Mortain et l’avoir garni de gens armés, le munit de provisions de bouche fines et délicates, qu’il avait fait venir à grands frais. Il s’établissait en sécurité au milieu de son abondance, lorsque, sommé par le roi de remettre la place, ce prince s’en empara après un siège très rapide. Il va sans dire que les troupes royales firent main basse sur ces friandises, et le comte Renaud vit avec désappointement passer dans la bouche des autres tout ce qu’il avait fait préparer pour lui-même. On ne dit pas s’il regretta ses peines et son argent.
X
La
trahison.
La domination des rois de France fut très favorable au peuple de l’Avranchin. La noblesse fut moins bien traitée. Par suite d’une excellente mesure politique qu’on ne saurait blâmer, plusieurs barons furent obligés d’opter entre leurs propriétés d’Angleterre et celles qu’ils avaient sur le continent. « Nous les avons vus, s’écriaient les paysans normands, passer la mer pour aller manger le pain de douleur sur la rive étrangère. »
Un assez grand nombre de seigneurs se fixa donc en Angleterre, et l’un d’eux, Eustache de Vescey, devint dans la suite maire de Londres et l’un des principaux rédacteurs de la grande charte qui régit plus tard les Anglais. Un autre, de la famille d’Avenel, le même qui a fourni à l’un de nos plus charmants petits opéras son principal personnage, fut établi bailli de Penbroke.
A l’occasion de sa conquête, Philippe-Auguste donna à l’abbaye du mont Saint-Michel une somme considérable, pour être employée à réparer la ville, le monastère et l’église. Il fit aussi bâtir un fort sur le mont Tombelène, parce qu’il craignait que les Anglais profitassent de cette situation pour diriger leur attaque contre le mont. Depuis nos premiers Capétiens jusqu’à nos princes, il est facile de constater toujours et partout cette même sollicitude et cette défiance instinctive et héréditaire envers nos voisins d’outre-mer. C’est que nos rois connaissaient bien nos ennemis!
Il y avait alors dans l’Avranchin une noble et illustre famille, celle des seigneurs de la Haye-Pesnel. Leur nom est célèbre dans l’histoire du mont Saint-Michel. Nous en détachons, en abrégé, l’histoire du baron Foulques, qui mérite cet honneur par l’éclat de sa trahison et de son repentir.
Ce seigneur, ambitieux et turbulent, comme la noblesse normande, avait cessé d’être fidèle au roi de France, son suzerain. Séduit par les Anglais et par le duc de Bretagne, il s’était joint aux révoltés, et, cantonnés dans Saint-James, ils attendaient les secours de Henri III, roi d’Angleterre, successeur de Jean sans Terre. La reine Blanche, veuve alors de Louis VIII si bien appelé Cœur de Lion, gouvernait sagement le royaume de France pour son jeune fils Louis; et le cardinal Romain, son ministre, voyant que l’armée des révoltés croissait de jour en jour, fit aussitôt partir à la tête des troupes le jeune roi Louis X, âgé de quatorze ans environ. Cet aimable prince, bien que la faiblesse de son âge lui permit à peine de supporter le poids d’une lourde armure, fit présager en cette journée ce que sa valeur serait plus tard. Il emporta Saint-James dès le premier assaut, du haut de Tombelène qu’il assiégeait; il encourageait par sa vaillance les Normands qui lui étaient restés fidèles, et qui, sur leurs montagnes agitaient leurs lances impatientes, lorsqu’il crut voir s’avancer de nouveaux ennemis. Un homme de grande taille et entièrement couvert d’une armure noire était à leur tête. Ce seigneur n’était point un ennemi: c’était Jean des Vignes, le plus courageux des guerriers après le roi de France. Louis reconnut son fidèle serviteur, et il remercia le Ciel, la victoire était gagnée. Le combat était rude cependant, et sous les murs roulèrent les lourdes machines de guerre. Une nuée de flèches courut dans l’air. Les assiégeants plantèrent des échelles et montèrent sur les épaules les uns des autres, les chevaliers se jetèrent dans les rangs ennemis, et on combattit corps à corps, la rage dans les yeux et l’héroïsme dans le cœur. Après bien des alternatives, les seigneurs de Pesnel, pleins de colère, furent contraints de se retirer. La tradition rapporte que le baron Foulques fit ferrer ses chevaux à rebours pour tromper les cavaliers qui le poursuivaient: ruse de Normand; mais se sauve qui peut!
Ce combat est resté célèbre dans les annales de la Normandie et du mont Saint-Michel. La ville de la Haye-Pesnel, qui était encore un lieu considérable, à demi démolie, ne fut plus habitée que par des étrangers fugitifs ou errants. Au XVe siècle, elle était réduite au petit bourg que l’on voit aujourd’hui.
Le château seigneurial des barons de Pesnel fut abattu, et les peuples voisins lui donnèrent le nom de Ganne, qui signifie trahison, parce qu’en latin gannire exprime le cri du renard, le symbole de la ruse et du mensonge; comme en italien ingannare signifie encore tromper. C’était aussi en mémoire du seigneur de Ganne, ce chevalier félon du temps du bon roi Charlemagne qui se laissa gagner des Sarrasins et fut cause de la mort du fier Roland et de ses braves chevaliers.
Le peuple fidèle croyait qu’une malédiction mystérieuse planait sur les sombres créneaux de ce manoir, et ses ruines délaissées devinrent la retraite des oiseaux de nuit au cri sinistre. On prétendit longtemps que ces décombres recouvraient des monuments précieux et de riches trésors; mais personne ne s’en assura jamais, car nul n’eût osé pénétrer dans ce lieu maudit depuis que la justice du roi y avait fait tomber la foudre de ses vengeances.
XI
Le
repentir.
Malgré tout le mal que les historiens — nos historiens français surtout — aient dit à plaisir des Français d’autrefois, tant sujets que rois, on n’y compte pas les tyrans, les traîtres et les débauchés en aussi grand nombre qu’on voudrait nous le faire croire. Le sang français a toujours été loyal et généreux. C’est le jugement même de nos rivaux et de nos ennemis, et c’est sans doute par humilité que nos historiens modernes ont pris si bien à tâche de nous prouver le contraire.
En effet, il est assez étrange — et nous ne le comprendrons jamais — que pour faire triompher simplement un parti politique ou une opinion individuelle, un écrivain ne recule pas à dénaturer les faits qui la contrarient, et à dénaturer, ce qui est pis, le caractère de toute une nation, et de la sienne encore!
Les désastres de sa maison, la honte dont sa trahison avait entaché son noble nom, et dont le mépris public, ce grand justicier d’alors, devait poursuivre ses descendants, firent rentrer en lui-même le baron Foulques. Il comprit l’étendue de sa faute aux proportions de son châtiment, et chercha en lui-même comment il pourrait se racheter envers la France, le roi son maître, et la postérité.
A cette époque, vint retentir encore le fameux cri de Dieu le veut! ce cri de notre antique ferveur, signal des guerres saintes des croisades. Toute la France se signait de la croix et s’en allait suivre son roi à travers les périls et les hasards de ces dernières entreprises lointaines. Le baron Foulques, saisi de repentir, jura de laver dans son propre sang l’outrage qu’il lui avait lui-même infligé. Il courut aux pieds du roi, s’humilia en confessant son indignité, et le supplia de lui octroyer la faveur de le suivre sur la Terre Sainte, et de payer en gloire et en courage la rançon de son honneur. Louis était le plus miséricordieux des juges et le plus équitable des rois. Il fut touché du repentir du baron, il le releva avec bonté, lui accorda son pardon et l’emmena en Palestine.
Foulques voulut que son repentir fût aussi éclatant que sa faute et sa disgrâce. D’accord avec les héritiers, il consacra la plus grande partie des biens qui lui restaient au soulagement des misères publiques, et peu après, il suivait son royal maître sur les rivages étrangers où l’Église et la France, ces deux grandes civilisatrices du monde, allaient défendre nos plus chères reliques et secourir les chrétiens opprimés.
Un jour — c’était la veille de Damiette, — le roi, le digne fils de Louis Cœur de Lion, entouré seulement d’un groupe de ces braves chevaliers, disputait la victoire à toute une troupe de Sarrasins. De nouveaux ennemis accouraient au loin, et quelques-uns des fidèles sujets qui faisaient de leur corps un rempart à la personne auguste de leur roi, écrasés par le nombre, ne résistaient plus qu’à force d’héroïsme à cette lutte inégale et féroce. Plusieurs étaient tombés expirants. Le roi, cette individualité sainte qui résumait toute la nation alors, demeura enfin, sans autre défense que son courage, aux prises avec ses farouches ennemis. Plusieurs fois déjà, Louis s’était dégagé d’entre eux; — car quel héros égala jamais dans les chances inégales de la vie ce prince à la fois fort comme le lion et doux comme l’agneau? — mais que peut la valeur contre le nombre implacable? A ce moment survient dans la mêlée un inconnu, revêtu d’une armure grise. La visière baissée de son casque cache son visage à tous les yeux. Il pénètre, suivi de trois chevaliers vêtus comme lui, au cœur de ce groupe terrible où le roi, resté seul, défend héroïquement l’honneur du nom français contre la fortune la plus contraire. Le nouveau venu n’hésite pas; il frappe à droite, à gauche, parvient jusqu’au roi, l’arrache au carnage. Ses trois chevaliers font au prince un rempart de leur corps, et le Dieu qui protège la France leur ouvre un chemin: Louis est sauvé!
Le roi veut connaître son libérateur; mais à peine a-t-il la force de se nommer, car tout son sang s’échappe de sa blessure. Le fer d’un Sarrasin avait traversé sa cotte de maille. On lève sa visière: c’est Foulques de Pesnel.
« Ah! sire, dit-il, le Seigneur a agréé le vœu de mon repentir. Mon sang infidèle a coulé à la place du plus pur sang de la France. Bénissez votre serviteur repentant; et Dieu sauve le roi! »
Il mourut dans les bras de son maître. Ainsi fut réhabilité et lavé de félonie le noble nom de la Haye-Pesnel, qui avait été jusqu’à la trahison de Foulques une des gloires de l’Avranchin.
Plus tard, saint Louis, poursuivant la pensée de Philippe-Auguste et de Louis VIII, son père, travailla à acquérir définitivement l’Avranchin, et il y réussit en gagnant la chaîne de forteresse qui défendaient la Normandie. Quand l’Avranchin fut ainsi tout à fait soumis à l’obéissance du roi, la liberté et le bonheur y régnèrent. Ce fut un nouveau membre de la grande famille de saint Louis.
XII
Nicolas le Vitrier.
En 1350 et en 1374, la foudre consuma de nouveau une grande partie des bâtiments du mont Saint-Michel. Ce fut grâce aux soins et aux talents de Nicolas le Vitrier, un de ses abbés les plus remarquables, que ses désastres furent sitôt réparés.
Ce surnom de Vitrier, que son époque donna à l’abbé Nicolas, lui vint sans doute de son goût à décorer les vitraux, ce qui était alors un art délicat et en grand honneur.
Il ne fut pas le seul homme remarquable qu’il y ait eu dans la série des abbés de Saint-Michel, nous avons encore d’autres noms à citer. Mais pas plus que les autres, il n’a reçu de la postérité ingrate et oublieuse la justice à laquelle sa belle conduite et sa vie studieuse avaient droit. On n’a eu garde de glisser ainsi sur le peu de scandales qui marquent de loin en loin nos mémoires et nos chroniques. Combien il y a de ces héros obscurs qui ont droit au souvenir et à la vénération de tout bon Français, et dont, à part quelques érudits, personne ne sait le nom; tandis qu’on a fouillé, jusque dans l’ombre la plus mystérieuse, la vie de tel ou tel héros d’aventure, qui ne fût jamais sorti de l’obscurité si sa vie n’eût prêté à des développements fantastiques, s’il n’eût servi de type à un roman ou de prétexte à un bon mot!
Et voilà comment on écrit l’histoire, dirons-nous aussi.
Le moindre des mérites des abbés du mont Saint-Michel fut l’érudition. Quelques-uns y joignirent même de hauts faits d’armes, et Nicolas le Vitrier fut un de ceux-là. Obligé de garder lui-même la forteresse du mont pour la conserver au roi, il y défendit si bien la cause de la patrie contre les Anglais, qu’il fut le premier abbé établi gouverneur et capitaine de la ville et de l’abbaye, de l’autorité de Charles V, depuis roi de France et alors duc de Normandie.
XIII
La famille de Duguesclin.
La France était alors au plus fort de cette longue et malheureuse période de cette lutte avec l’Angleterre, la vieille ennemie de sa gloire, la complice de tous ses revers. L’Avranchin fournit au roi ses plus illustres capitaines: Raoul de Guiton, Jean de la Haye-Pesnel, Ives de Chéruel, Guillaume de Thieuville, les seigneurs de Husson. Mais malgré leur défense, la ville d’Avranches fut assiégée mieux que jamais, après que Charles le Mauvais, ayant fait assassiner Charles de la Cerda, allié du roi de France, attira la guerre de ce côté.
Un héros fut envoyé pour s’opposer à ces désastres: c’était Duguesclin. Cet illustre capitaine avait coutume de se retirer à Sacey, sur les terres de sa mère, Jeanne de Malesmains, appartenant à la vieille noblesse de l’Avranchin. C’était là qu’il se délassait de ses laborieuses campagnes, et souvent il renfermait dans le fond de son donjon ses prisonniers de guerre. La contrée l’environnait de respect et de louanges, et son nom était vénéré et connu jusque sous le chaume. Ici, dans le coin d’un bois écarté, il avait été appelé en combat singulier avec un Anglais d’une taille gigantesque. On assurait que les armes de cet étranger étaient enchantées, et que la vaillante épée du héros avait vaincu au nom de la croix les artifices de l’enfer. Ailleurs, il avait livré, avec quelques compagnons d’armes, un mémorable combat où cent vingt Anglais étaient tombés sous sa hache. On montrait aussi aux petits enfants un lieu où il avait gagné cent louis d’or. Ses armes étaient bénites, et il avait fait mordre la poussière aux ennemis de la France les plus redoutables.
Il arriva donc à la tête de ses compagnies. Pour récompenser la noblesse d'Avranches, il donna sa plus jeune sœur à Praslin de Husson. Le pays eut beaucoup à souffrir, mais Duguesclin ne permit pas que les armes fussent déposées avant que l’ennemi fut repoussé. Sa glorieuse et héroïque famille prit part à sa renommée. Son épouse et sa sœur, Julienne Duguesclin, religieuse, se trouvant alors seules et sans défense dans le château de Pontorson, un capitaine anglais, Felleton, apprit cette circonstance favorable et se hâta d’en profiter. Dans le silence de la nuit, suivi de quelques soldats, il arrive aux portes de cette forteresse où il s’était ménagé des intelligences avec deux chambrières de la dame Duguesclin. On donne le signal convenu, et quinze échelles se dressent en même temps contre les murs de la tour. Mais l’épouse de Duguesclin, réveillée tout à coup, s’élance aux portes en s’écriant qu’on attaque la place. La jeune religieuse, Julienne Duguesclin, suit sa sœur, et cette fille intrépide, si digne du sang qui coulait dans ses veines, se saisit de la première armure qu’elle trouve, court au haut de la tour, renverse les échelles et crie alarme à la garnison. Réveillés en sursaut, les soldats courent sur les remparts, et les Anglais, confus et épouvantés, se retirent en désordre. Au même instant, et comme s’il eût été averti en secret par une inspiration du Ciel, Duguesclin revient. Il aperçoit de loin, à la faveur des premières clartés de l’aurore, et fuyant avec les ombres flottantes, les ennemis consternés. Ce héros les poursuivit vigoureusement, et force leur chef à se rendre. C’est de la bouche de Felleton lui-même qu’il apprend la trahison des deux chambrières. Duguesclin a l’âme généreuse comme son sang, et pleine de miséricorde; mais sa justice est inflexible pour les traîtres: il fait jeter les deux servantes infidèles dans la rivière qui baignait les flancs des tours.
La dame Duguesclin était une noble et puissante châtelaine, en haute renommée de piété et de courage. Elle se nommait Tiphaine, et était fille du vicomte de la Bellière. Son esprit subtil, et les secrets de la science qu’elle unissait à une beauté remarquable, la faisaient désigner, par les habitants de Bretagne et de Normandie, sous le nom de Tiphaine la Fée. Avant d’armer, pour la guerre d’Espagne, son vaillant époux, elle lui demanda la permission de venir habiter le mont Saint-Michel. Duguesclin fit construire pour elle un beau logis dans le haut de la ville, et il la conduisit lui-même à sa nouvelle résidence. Des débris de murailles où croît la mousse, quelques vieux arceaux couverts de lierre, dessinent encore aux yeux des voyageurs la place occupée jadis par cette maison célèbre. Tandis que son maître et seigneur guerroyait pour le roi de France, Tiphaine la Fée trompait les longueurs de l’absence en étudiant les astres et en observant leurs influences bienfaisantes ou malignes. L’aurore la trouvait presque chaque jour sur les hauteurs de ce roc, calculant, dressant des expériences. La fidèle épouse rapportait au profit du héros qu’elle aimait uniquement toutes ces découvertes, fruit précieux de ses veilles. Elle analysait et annotait soigneusement toutes les révélations de la science. Sa tendresse craintive et souvent alarmée entourait alors de ses défiances le téméraire capitaine de Charles V. Mais là encore n’était pas tout son mérite. Elle savait assister généreusement l’infortune, et plus d’un soldat ou d’un pauvre capitaine qui la venait visiter dans son honorable solitude, en revint chargé de ses libéralités. L’historien dom Huynes dit qu’elle employa de cette sorte cent mille florins que son époux lui avait laissés en garde. Et ainsi elle décida un grand nombre de soldats à aller retrouver en Espagne son mari et à combattre avec lui.
Il existait encore, il y a seulement quelques années, un petit cahier manuscrit, en vélin, avec des figures cabalistiques, des majuscules coloriées et des vignettes gothiques, qui, dit-on, était soigneusement conservé dans une paroisse de Normandie. C’était le manuscrit de Tiphaine la Fée, où elle avait inscrit le résultat de ses travaux astronomiques. Là se trouvaient des éphémérides indiquant les influences des astres et la prédiction des jours mauvais. Au commencement de chaque mois, un vers latin, car le latin entrait de rigueur dans l’éducation des grandes dames d’autrefois, indiquait les jours mauvais. Ainsi le premier et le septième jour de janvier étaient néfastes. L’influence maligne des astres, en février, s’exerçait le troisième et le quatrième jour. En mars, le premier et le neuvième jour n’épargnaient ni celui qui buvait ni celui qui mangeait. Le dixième et le onzième jour étaient des jours de deuil. Dans le mois d’août, le premier jour n’épargnait pas les forts, et le second détruisait une cohorte. En septembre, le troisième et le dixième faisaient sécher les membres. Enfin décembre, au septième et au dixième jour, était rempli de poisons.
Duguesclin avait emporté à la guerre des tablettes dans lesquelles Tiphaine avait coté les jours néfastes, et il se trouva tout justement que, le jour qu’il fut fait prisonnier et qu’il vit tomber à ses côtés le comte de Blois, il vit, en ouvrant ses tablettes, que ce jour était un de ceux où il lui était recommandé de ne rien entreprendre. La dame Duguesclin vécut longtemps au mont Saint-Michel, ne s’absentant que très rarement, comme il était d’usage dans la vie des femmes de bonne renommée alors. Elle y demeura jusqu’en 1374, et ne le quitta que pour aller mourir à Dinan d’un asthme qui abrégea sa belle et vaillante vieillesse.