Le Mont Saint-Michel, son histoire et sa légende
XX
Les protestants et le mont Saint-Michel.
Après les guerres d’Angleterre étaient venues pour l’Avranchin les guerres de religion. Ce fut pour le pays une nouvelle source de calamités. En vingt-sept ans, il y eut plus de quatorze mille personnes massacrées dans le diocèse. Le chef des insurrections protestantes était alors ce même Gabriel de Lorges, comte de Montgommery, qui avait blessé à mort, dans un tournoi, le roi Henri II. De Pontorson, dont il avait fait le boulevard de son parti, Montgommery portait partout le fer et la flamme. Il n’y a pas cent ans, on se racontait encore aux veillées du soir, dans les campagnes du pays, les ravages et les cruautés qui de ce temps désolaient cette malheureuse province. Il y avait encore, vers 1840, dans mainte maison de la ville et de la campagne, des tableaux qui retraçaient ces vieux souvenirs, et les vitraux des vieilles églises de Normandie en offraient eux-mêmes quelques épisodes.
Plusieurs assauts célèbres, dans cette triste période de notre histoire, furent dirigés contre le mont Saint-Michel, cette forteresse du catholicisme par excellence. Un des plus remarquables est celui que conduisit le maréchal de Belle-Isle. Cet illustre ligueur perdit la vie dans ce combat, et, « une fois de plus, dit l’historien, ce mont, vénérable à toute la terre, prouve qu’il était destiné à résister à toutes les forces humaines, et à témoigner de la puissance du bras céleste qui l’a toujours protégé. »
Ce ne fut pas sans peine que Tombelène, qui appartenait à la famille de Montgommery, alors puissante, revint au roi de France, jusqu’à ce que le dernier coup fut porté à la réforme par la victoire de La Rochelle.
XXI
Les gouverneurs du Mont Saint-Michel.
L’ordre et l’esprit d’ensemble pénétraient de plus en plus dans l’administration du royaume. Nos rois sentirent la nécessité d’unifier partout l’autorité. Le gouvernement du mont Saint-Michel avait été retiré depuis assez longtemps aux abbés. Louis XIV, après la disgrâce de Fouquet, qui avait aussi possédé ce gouvernement, le rendit aux abbés qui l’avaient autrefois tant illustré. Mais le roi de France se conserva le droit de nommer et de destituer à son gré. Le mont Saint-Michel ne releva plus que de nos monarques.
Il était temps. S’il faut en croire les ouvrages authentiques qui sont allés jusque-là, cette réforme arrivait à propos dans l’Avranchin; ce n’était dans tout le pays que querelles et chicanes. Les procès étaient si communs, que les évêques étaient obligés de faire des lois pour les réprimer. On ne voyait qu’assignants et qu’assignés. La bonne foi, en Normandie, était devenue dans ce temps-là quelque chose de si légendaire, qu’on n’y croyait plus à personne qu’à Dieu, et qu’un étranger disait un jour dans sa prière: « Tu nous a promis, Seigneur, de nous aider dans nos tribulations; et tu ne t’en dédiras pas, car tu n’es pas Normand. »
XXII
Le pèlerinage des rois.
Nous avons donné, aussi abrégée que nous avons pu, la longue histoire de ce mont Saint-Michel, l’un des lieux les plus célèbres de notre France. Mais tout ce que nous en avons pu dire est évidemment bien au-dessous de la réalité. En parcourant de la pensée ces ruines illustres, nous nous sommes demandé souvent comment il se fait qu’on va chercher si loin des sites pittoresques et des monuments remarquables, tandis que, sous notre ciel même, dans notre pays, nous avons sous les yeux le plus brillant résumé que l’on puisse voir de toutes les merveilles européennes. Malheureusement, toutes ces belles choses ont pour les Français le tort d’être françaises. Tout le monde va en Italie ou en Suisse, mais tout le monde ne peut pas faire son tour de France.
Peut-être viendra-t-il un jour où nous serons plus fiers de nos richesses. Enfants gâtés de la Providence, nous avons fait de toutes ces magnificences les jouets de nos caprices. Elle nous en a bien puni depuis, hélas!
Plusieurs ouvrages modernes sur le mont Saint-Michel, qui ont obtenu quelque vogue, ont voulu insinuer que le pèlerinage du mont Saint-Michel, comme une foule d’autres, disent-ils, aurait été une affaire de mode uniquement. Si ce fut jamais une mode, il faudra convenir qu’elle a duré plus qu’aucune autre, et ceci n’est pas difficile à prouver.
Le premier roi de France qui se prosterna devant l’autel élevé sur ce rocher au prince des anges, fut Childebert III, qui y vint, en 710, humilier son front couronné.
Le bruit de quelques miracles opérés en ce lieu par l’intercession du patron de la France, des indulgences attachées à ce pèlerinage par le Souverain-Pontife, et l’exemple des rois, y attirèrent presque toute la chrétienté. Au XIe siècle, l’empereur Charlemagne, édifié des merveilles qu’il entendait raconter, fit peindre sur ses étendards l’image de l’archange, et il le proclama le protecteur céleste de ses États. Depuis, aucun roi de France, si ce n’est Louis XV, n’y manqua. C’est ce qu’attestent les respectables manuscrits du mont, le fameux Livre vert et l’histoire même du fameux abbé dom Huynes.
Le mont Saint-Michel vit se réconcilier ensemble, par les soins de l’abbé, le duc de Bretagne et le roi d’Angleterre Henri II, qui était encore maître de ces lieux. Le jeune roi Louis VII, le cœur encore ulcéré par le souvenir de l’ingrate Eléonore, se trouva avec ce monarque à l’abbaye quand il vint accomplir le pèlerinage de coutume au mont Saint-Michel. Ces deux rois dînèrent ensemble au réfectoire, entourés de l’évêque d'Avranches, des cardinaux et des grands des deux royaumes; puis l’abbé du mont ayant célébré solennellement la messe, ils revinrent ensuite à Avranches, où ils se firent voir à leurs sujets et tinrent audience.
Nous avons parlé ailleurs du pèlerinage de l’auguste Louis IX, lorsque, racheté des mains des infidèles, ce grand monarque vint remercier Dieu et le saint archange de sa miraculeuse conservation au milieu de tant de dangers. Avant de partir, ce saint roi déposa sur l’autel une somme d’argent destinée à augmenter les fortifications de la place du château. Son souvenir demeura longtemps après lui sur ce saint rocher.
Charles VI le Bien-Aimé vint aussi en pèlerinage au mont Saint-Michel. Ce monarque était alors jeune et plein d’espérance; il n’avait pas encore été trahi par l’épouse qu’il aimait. La France était encore heureuse et honorée. Le monarque entra au mont Saint-Michel sur un cheval blanc royalement caparaçonné; le clergé descendit au-devant de lui avec la croix d’or. L’abbé Pierre Leroy, docte et féal ami du roi, avait sa mitre couverte de perles et de pierreries, et de toutes parts on criait « Noël! » et l’on répétait: « Bon roi, amende le pays. »
François Ier et tous les Valois, puis Henri IV, Louis XIII, le grand Louis XIV, firent sans exception le pèlerinage du mont Saint-Michel. Sans doute nos derniers princes n’ont pas manqué à cette coutume, devenue héréditaire dans leur noble maison. Les princes d’Orléans ont cru eux-mêmes y être obligés; et Mme de Genlis, avec un peu de gloriole, parle de leur voyage dans ses Mémoires. Il va sans dire que les lecteurs de bon sens qui ont parcouru ces écrits, ont bien dû sourire un peu à l’occasion de la fameuse cage de fer, où avaient dû gémir, dit cette dame, tant d’infortunées victimes de la tyrannie des rois. La Bastille et la cage de fer du mont Saint-Michel sont des Croquemitaines assez bien trouvés pour les enfants de la Révolution; mais peut-être ces enfants terribles les ont-ils déjà regardés d’assez près pour n’y plus croire eux-mêmes.
XXIII
Le retour de l’archange.
La Révolution, qui avait tout osé, n’osa pourtant pas se mesurer avec ce colosse dix fois séculaire, et en jeter les pierres à la mer, qui brise chaque jour ses flots indomptables aux flancs altiers de cet immuable roc. Le mont Saint-Michel n’avait été réellement une prison que depuis que la Révolution les avait multipliées pour y ensevelir toutes les grandeurs et toutes les saintetés de ce monde. Aussi cette paisible abbaye, qui avait été si longtemps comme un pied-à-terre du ciel ici-bas, dut-elle être bien étonnée de recevoir dans ses murs, à titre de prisonniers, trois cents conventionnels, en temps de florissante république.
Cette indigne transformation dura soixante-dix ans.
Depuis longtemps, la France, avide des saintes dévotions qui la faisaient vivre par l’âme autrefois, tournait les yeux vers ce rocher d’où lui étaient venues si souvent les bénédictions célestes. Une pensée généreuse de restauration germait dans le cœur d’un de nos plus dignes évêques français, Mgr Bravard, évêque de Coutances et d’Avranches.
Enfin, en 1863, le saint archange reprenait possession de son sanctuaire, et les pèlerins antiques y étaient solennellement rétablis. Tous les vrais Français en béniront éternellement l’éminent prélat dont l’initiative courageuse a renoué dans notre histoire les souvenirs de notre cher passé et les espérances de l’avenir.
En automne, l’an 1867, par une splendide solennité, la sainte basilique, purifiée et rajeunie, se rouvrait aux vœux de la France et au culte si national de saint Michel.
Mais depuis deux ans que cette foi catholique, dont la sève intarissable survit à tous nos désastres, à toutes nos défaillances, refleurit comme de nouveau dans toutes les parties de notre patrie, les beaux jours de cette dévotion patronale semblent revenus pour jamais.
Le pèlerinage de 1873 a dépassé tout ce que nous aurions osé prévoir. Non, ce n’est pas la curiosité, ce n’est pas un simple attrait artistique qui a conduit là ces masses de pèlerins: il y avait une âme, une pensée dans cette procession de la France au saint lieu d’où plane sur nos destinées la protection de notre ange gardien.
« Quel spectacle, dit le compte rendu des nouvelles Annales du mont Saint-Michel, aussi religieux que pittoresques, de voir ces barques chargées de pèlerins qui glissent en chantant sur une mer calme, ou ces longues files de piétons qui se dessinent sur le sable, ces blancs habits du clergé, ces innombrables bannières qui flottent au vent. Les cantiques des pèlerins se rapprochent et viennent bientôt frapper les échos du vieux monastère; la grosse cloche leur répond, et, du haut des terrasses, les voix des missionnaires de l’abbaye alternent avec les murmures de la grève. C’est le dialogue de la terre et du ciel.
Les RR. PP. missionnaires, qui remplacent aujourd’hui les anciens et illustres abbés du mont, attendaient la procession à l’entrée de la petite bourgade qui échelonne ses maisons rustiques sur les flancs de la montagne. On monte au sanctuaire vénéré par la rue si curieuse et si accidentée du mont Saint-Michel, toute formée de terrasses et d’escaliers. Le chemin des remparts est encore plus pittoresque, s’il est possible; il longe ces magnifiques créneaux, d’où nous contemplent — oserons-nous dire aussi — dix siècles de luttes et de gloire, et qu’une poignée de chevaliers normands nous ont conservés, malgré les efforts de vingt mille Anglais. Quelle grandeur, quel prodige! Poètes, savants, pèlerins, vous tous dont les rêves appellent l’infini, venez et voyez!
La chrétienté gardera longtemps le souvenir de ce pèlerinage solennel. L’âme, l’intelligence y trouvèrent leurs émotions et leurs extases. Après la messe et l’office, couronnés par la bénédiction apostolique que Pie IX, par dépêche, envoyait aux heureux pèlerins, les voyageurs se répandaient dans toute la ville et visitaient curieusement ce donjon gigantesque qu’on a appelé si justement la merveille de l’Occident. Les cryptes, les tours, les cachots, les cloîtres, les salles, le promenoir se disputaient leur attention. Quoi de plus riche en curiosités archéologiques que ce sanctuaire dans son dénûment, qui ne lui permet même pas le modeste aménagement de nos plus simples églises de campagne?
C’est à nous chrétiens, à nous Français, de ressusciter dans ce vénérable tabernacle de notre nationalité son ancienne splendeur. Elle manque encore aussi au sommet du mont, cette statue vénérée de notre archange dont la durée a été la mesure de nos prospérités d’autrefois. Unissons-nous dans une patriotique offrande, et reconstituons cet admirable chef-d’œuvre, ce frontispice du mont Saint-Michel, l’archange qui dominait de toute la puissance de son épée victorieuse les éléments courroucés et les inimitiés menaçantes. L’œuvre est facile; les dimensions de l’ancienne statue ont été conservées, et celle qui surmonte une des tours de la ville de Bruxelles a été faite sur ce modèle.
Une pieuse croyance que rien ne déracinera jamais dans notre peuple fidèle, nous insinue que la France reverra ses beaux jours quand elle aura replacé, sur la cime qui lui a si longtemps servi d’autel, l’image triomphante du protecteur de la patrie. Ne fermons pas notre cœur à cette souriante prophétie. Nous avons assez détruit; il est temps de réparer.
FIN