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Le moulin du Frau

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The Project Gutenberg eBook of Le moulin du Frau

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Title: Le moulin du Frau

Author: Eugène Le Roy

Release date: November 18, 2010 [eBook #34364]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MOULIN DU FRAU ***

EUGÈNE LE ROY

LE MOULIN DU FRAU

Avant-propos d'ALCIDE DUSOLIER

PARIS

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

11, RUE DE GRENELLE, 11
1905
Tous droits réservés

AVANT-PROPOS

I

Je ne me rappelle pas avoir jamais eu, du temps que j'étais critique, l'occasion d'apprécier un roman rustique offrant la moindre ressemblance de facture avec le Moulin du Frau. Le Marquis des Saffras, de La Madelène, les Païens innocents, de Babou, non plus que le Chevrier, de Fabre, et le Bouscassié, de Cladel, ne sauraient lui être comparés. L'arrangement de la réalité, l'inquiétude constante de la forme, qui s'accusent également dans ces œuvres rudes ou délicates, ne s'aperçoivent pas une fois dans le Moulin. Ici, nul artifice littéraire, «l'auteur» est absent, il semble que le livre se soit fait tout seul, soit venu de lui-même.

Quand je lus dans l'Avenir de la Dordogne les premiers feuilletons, je fus pris d'emblée au charme, absolument nouveau, d'une naïveté d'exécution sans analogue dans mes souvenirs. Le récit se déroulait si simplement à travers les villages, les champs, les landes et les bois, qu'on eût juré l'histoire du meunier écrite par le farinier en personne. Rien de prémédité, d'agencé: le Périgord comme il est et les Périgourdins comme ils sont, voilà tout. Oui, c'est bien le meunier qui raconte au jour le jour la vie de sa famille et celle de ses voisins, qui nous dit bonnement leurs idées, leurs peines, leurs gaietés, au fur et à mesure que tels ou tels incidents les déterminent, sans qu'il tente jamais de combiner ces incidents pour en tirer un effet ou une situation. Et cependant, quel intérêt elles éveillent, ces existences tout unies, où les surprises et l'extraordinaire n'ont point de place! Quel attrait dans ces tableaux du monotone train-train rural!

On pourrait dire que, par là, le Moulin du Frau est un tour de force, si l'effort se trahissait en quelque endroit. Mais non. Si nous sommes conquis dès le début et gardés jusqu'au bout, cela tient avant tout à l'entière sincérité du narrateur, à ce qu'il a vécu son sujet:

«Le pays où l'on naquit, où l'on a grandi, où, petit enfant, on tendait des gluaux au bord des mares claires fréquentées par les linots et les chardonnerets; les taillis, les chaumes et les maïs que, jeune homme, on a tant de fois arpentés, guêtres au mollet, carnassière au flanc et fusil sur l'épaule; le paysage familier enfin, qui vous a pénétré insensiblement, voilà ce qu'il faut décrire, car voilà seulement ce que vous rendrez avec puissance, de façon à impressionner votre lecteur. C'est qu'il fait partie de nous pour ainsi dire, ce paysage, c'est qu'il est en nous, qu'en le donnant nous nous donnons nous-mêmes: il vit et, partant, il émeut.

«L'écrivain aura beau disposer d'une langue riche en mots qui peignent et qui sculptent, je le défie de me toucher par la description, quelque matériellement exacte qu'elle soit, d'un pays traversé en touriste ou vu par une portière de voiture. La nature n'a pas de ces facilités de courtisane et ne s'abandonne pas ainsi au premier passant venu[1]

[1] Nos Gens de lettres, p. 284.

II

Cette sincérité du narrateur, déjà si précieuse en elle-même, est servie, dans le Moulin, par une justesse de vision des plus rares—et mise en valeur par une prose singulièrement expressive, mais qui, par bonheur, n'a aucun rapport avec le style tendu, compliqué, surchargé, dont les professionnels du pittoresque font un usage si fatigant. Elle est au contraire aisée, courante, toute spontanée... Et comme elle convient, comme elle s'adapte aux choses et aux personnages représentés!

Personnages? Ce n'est pas le mot. Un «personnage» est toujours plus ou moins de convention, et je vous répète que nous avons affaire ici à la nature seule. Vous n'y trouverez donc point de personnages, vous y verrez uniquement les gens du terroir périgourdin, chacun avec son allure propre, ses traits, ses façons et ses dires, si fidèlement reproduits qu'on s'écrie à toute minute: Mon Dieu, que c'est vrai, comme c'est cela!—Et, notez-le bien, car ce n'est pas la moindre originalité de ce livre si particulier, jamais ils ne sont amenés de force dans le récit, ils y paraissent, ils y passent à leur heure, vous les y rencontrez comme on les rencontre dans la vie... Et si vous ne les reconnaissez pas à première vue, c'est que vous y mettrez de la mauvaise volonté, tant ils sont d'une ressemblance criante! Tenez, les voici, «messieurs» et paysans:

Les meuniers du Frau, les Nogaret, laborieux et rangés, mais de cœur généreux, accueillants aux porte-besace, serviables aux voisins dans la gêne, et qui, républicains fiers de leur quatorze quartiers de meunerie, ne s'en laissent pas plus imposer par la grosse importance des bourgeois tout neufs que par les grands airs des hobereaux en bottes molles et en casquette à deux becs;—M. Silain de Puygolfier, type du gentillâtre insouciant et dissipateur, chasseur de lièvres et de bergères, buveur, joueur, perdant aux cartes l'argent de la paire de bœufs qu'il vient de vendre sur le foirail; sa fille, «la demoiselle», qui vieillit au logis, délaissée et charmante, regardant avec une mélancolie résignée les métairies, attachées de temps immémorial au castel de famille, s'en aller une à une aux mains des marchands de biens;—le petit tailleur sec et taciturne qui, après avoir ruminé toute la semaine l'article socialiste de la Ruche en tirant l'aiguille sur son établi, s'évertue inutilement, dans les veillées d'hiver où l'on énoise, à catéchiser la tablée des métayères et des bouviers, lesquels réservent leur attention effarée à des histoires de l'autre monde: la chasse volante, le loup-garou, la biche-blanche, contées en tremblant par le garçon-meunier Gustou;—Nancy, la bâtarde de l'hospice; la bonne Mondine, servante chez les Nogaret; le facteur Brizon; le rebouteux Labrugère; et le curé, et le sacristain, et le sorcier, et le maréchal, et les muletiers, conducteurs de minerai, et les charbonniers de nos forges disparues, dont les hauts fourneaux flambaient toute la nuit, embrasant la nappe noire des étangs! qui sais-je encore? car ils y sont tous, nos ruraux, et saisis sur le vif, définitivement fixés par le meunier Hélie ou par le maître Eugène Le Roy, que, j'ai beau faire, je ne puis distinguer l'un de l'autre.

Nos paysages ont trouvé leur peintre, qu'on ne surpassera point: les coutumes, les travaux et les fêtes de nos campagnes, un conteur qui ne sera pas égalé. Si vous ouvrez le volume, vous ne le fermerez pas avant de l'avoir lu tout entier, d'une affilée,—et vous le reprendrez souventes fois, je vous le prédis: vous surtout, compatriotes, que les exigences de la vie retiennent dans la grand'ville, mais qui gardez au cœur le regret violent du «pays», où vous reviendrez sur le tard pour y vieillir doucement et reposer à côté de vos anciens.

Ah! quelle joie pour nous, les Parisiens, quel enchantement qu'un ouvrage pareil! Il est de ceux qu'on installe sur le bas rayon de la bibliothèque, dans la rangée des «amis», à portée de la main. C'est là que je le placerai. En attendant, je vais commander pour lui une de ces reliures solides et cossues d'autrefois, une reliure en veau fin, couleur des armoires de noyer aux veines foncées qui décorent nos fermes et nos manoirs périgourdins: je veux à ce livre un vêtement durable comme lui.

Alcide DUSOLIER.

LE MOULIN DU FRAU


I

C'était à Périgueux, le soir de la Saint-Mémoire de l'année 1844. Nous étions à souper dans notre petit logement de la rue Hiéras; il y avait là mon oncle Sicaire, le meunier du Frau, et son vieux camarade et ami, M. Masfrangeas, chef de bureau à la Préfecture, puis moi troisième, jeune drole de seize ans. La quatrième place était celle de ma mère; mais la pauvre femme ne s'asseyait que par moments, tant elle était occupée du service, comme c'est la coutume chez les petites gens, dans notre vieux Périgord. Parmi les amis de mon pauvre défunt père, ma mère était en grande réputation de bonne ménagère et de fine cuisinière, et ce soir-là elle ne la faisait pas mentir; aussi lorsqu'après la soupe et le bouilli, elle apporta un gros barbeau en court-bouillon, M. Masfrangeas ouvrit les nasières et, en se penchant un peu, renifla doucement le fumet bon sentant qui montait du plat: Ha! Ha!

—Tu vois Frangeas, dit mon oncle, que je suis de parole; je t'avais promis de te faire manger un barbeau de quatre livres pour le moins, et le voilà.

—C'est vrai, et tu fais bonne mesure, car celui-là en pesait au moins cinq.

Là dessus mon oncle servit à son ami, dont il écourtait le nom par coutume d'enfants, de même que l'autre l'appelait Rétou, un gros morceau de la bête, et la tête, à laquelle tenait un joli morceau du collet.

—Ho! Ho! faisait M. Masfrangeas, là! là! doucement! Mais on voyait bien, quoiqu'il ne fût pas façonnier, que c'était un peu par honnêteté, et que cette part ne lui faisait pas peur, et la preuve, c'est qu'il y revint.

—Tiens, cherche là dedans les instruments de la Passion, dit mon oncle, en lui donnant la tête, on dit qu'ils y sont tous; pour moi, je ne les y ai jamais vus.

—C'est que vous êtes un païen, mon pauvre Sicaire, dit ma mère, qui fort en retard, mangeait seulement sa soupe.

—Le gueux! reprit mon oncle en se riant, j'ai bien cru le manquer; j'en ai eu tout mon faix de le tirer de son trou, sous le roc de Marty.

—Tu finiras par y rester quelque jour, dit M. Masfrangeas, sans autrement s'émouvoir; mais il disait ça sans y croire, pour parler, et de vrai, il était bien attrapé à sa tête de barbeau.

—Bah! fit mon oncle, nous autres meuniers, nous plongeons comme des loutres.

Après le barbeau, ma mère apporta un beau plat d'oronges cuites sur le gril avec de l'huile fine et un petit hachis dedans.

—Diantre! madame Nogaret, vous nous traitez joliment bien, dit M. Masfrangeas.

—Je n'ai pas grande peine à ça, voyez-vous, monsieur Masfrangeas; c'est Sicaire qui a porté les champignons, comme le barbeau, et aussi l'autre bête qui est à la broche.

—Oui, oui, mais il n'y a que vous pour arranger les affaires aussi vous serez bien; toujours la plus fine cuisinière que je connaisse dans notre pays où elles ne sont pas rares pourtant. Le chef de la Préfecture n'est qu'un gargotier au prix de vous.

Et la pauvre bonne femme souriait, heureuse de voir son hôte content; toutefois allant à la cuisine et songeant à son défunt mari, mon père, qui aimait à se réjouir à table avec ses amis, elle essuyait ses yeux mouillés.

Nous buvions de bon petit vin du Frau, et mon oncle ne le ménageait pas. Les gobelets d'une roquille étaient toujours pleins, et il conviait souvent M. Masfrangeas à vider le sien en trinquant. D'eau sur la table, il n'y en avait point, selon l'ancienne coutume du pays, et personne n'en demandait.

Après un petit moment, pendant lequel j'avais levé les assiettes, ma mère revint apportant un levraut piqué de lard sur le rable et les cuisses, et allongé dans son plat, comme une grenouille qui saute à l'eau.

—Que dis-tu de cette bête, Frangeas?

—Je dis, mon vieux Rétou, que c'est un joli levraut d'avocat, et qu'il est rôti si à point qu'il y aura du plaisir à lui dire deux mots; oui.

—Surtout, ajouta mon oncle, avec une aillade comme les sait faire ma belle-sœur, hein?

—Seulement, reprit M. Masfrangeas, une chose me dérange; tu n'étais pas, bien entendu, en règle avec la loi.

—Quelle loi?

—Hé! la nouvelle loi du trois de ce mois. Dorénavant on ne pourra plus chasser qu'à de certaines époques, et avec ça il faudra un permis qui coûtera vingt-cinq francs.

—Une propre loi! s'écria mon oncle. Ah ça, ce vieux farceur de Philippe a donc encore besoin d'argent pour doter quelqu'un de ses enfants? S'il n'y a que moi, pour lui foutre vingt-cinq francs, il attendra longtemps!

Ah! il va bien, le fils d'Égalité; le mois dernier, c'était la loi sur les patentes: voilà que nous ne pourrons plus faire moudre, travailler, sans le payer; aujourd'hui, nous ne pourrons plus tuer un lièvre dans notre rétouble sans le payer encore!

—Allons! allons! faisait M. Masfrangeas en riant, pour le calmer; mais mon oncle était parti.

—L'argent! l'argent! ils ne connaissent que ça, lui et toute sa clique; il faut payer deux cents francs de taille pour être électeur; ça fait que des vieilles bêtes, comme chez nous ce grand Champalimaou de Loubignat, nomment nos messieurs à cinq cents francs, et moi et tant d'autres, nous n'avons que le droit de payer; de payer pour travailler, de payer pour respirer, de payer pour chasser!

Mais ça ne peut pas durer longtemps comme ça!

—Mon pauvre Rétou, dit M. Masfrangeas, ça durera plus que nous.

—Jamais de la vie! s'écria mon oncle, dans quelques années tu verras ça. Vous autres, dans les bureaux, vous ne savez pas ce qui se passe. Les maires ne disent à la Préfecture que ce qui peut faire plaisir au gouvernement. Laisse faire un peu, les gens sont bien sots, mais ils commencent à s'embêter d'être écrasés sous la charge et rondinés comme des ânes qu'on mène au moulin.

—Tu as raison, mauvaise tête, mettons-le, dit M. Masfrangeas; mais avec tout cela le levraut va se refroidir.

—C'est vrai; tu vas voir.

—Hélie, mon fils, dit mon oncle en aiguisant son couteau avec le mien, c'est le moment de descendre à la cave. A droite, dans le coin, tu prendras dans la grande caisse où il y a de la paille, trois bouteilles de ce vin de Saint-Pantaly que l'ami Cluzel avait donné à ton pauvre père... et ne les secoue pas, tu entends.

—Trois bouteilles! fit M. Masfrangeas, et qu'en veux-tu faire?

—Pardieu, les boire, dit mon oncle en attrapant le levraut.

—C'est trop, nous en avons déjà bu quatre.

—Ah, bah! quatre et trois font sept; qu'est-ce que c'est que ça à nous trois, car je ne compte pas ma belle-sœur.

Quand je remontai, M. Masfrangeas était en train de dire ses deux mots au rable du levraut. Mon oncle déboucha doucement une des bouteilles et remplit les verres, puis, prenant le sien, il le leva: Nous allons commencer par boire à la santé de l'ami Masfrangeas! Et les verres se choquèrent, et chacun vida le sien rubis sur l'ongle.

—Eh bien! Comment le trouves-tu, Frangeas?

—C'est un crâne vin, du bouquet, de la finesse, passablement de corps... Cela vaut mieux que tous les bordeaux du commerce.

—Qu'on fait avec du vin de Domme et de Bergerac, acheva mon oncle. Allons, mon vieux, un autre petit morceau de cette cuisse, tiens...

M. Masfrangeas fit bien: Oh! oh! mais ce n'était pas trop sérieux.

Une bonne salade de chicorée à l'huile de noix vierge, pressée au Frau, avec force chapons à l'ail, termina le repas.

Puis ma mère servit le dessert: de bons petits fromages de Cubjac, des noix, des pommes, puis une tourte aux confitures et un gâteau d'amandes. Ces pâtisseries campagnardes faites par elle étaient réussies à souhait, comme le remarqua M. Masfrangeas.

Cependant, mon oncle avait toujours de nouvelles santés à proposer. Après M. Masfrangeas, ce fut sa dame; puis l'aînée des demoiselles Masfrangeas, puis la seconde, la troisième...

Mais leur père se récriait en riant:

—C'est assez, allons! allons!

—Dans une famille il ne faut pas de préférence, disait mon oncle: la plus jeune n'est pas bâtarde, que diable!

Et M. Masfrangeas vidait son verre en déclarant qu'il ne boirait plus.

—Mange donc, lui dit mon oncle en lui donnant un morceau de la tourte bien coupé en coin.

Puis quand la tourte fut avalée:

—Si nous buvions à la santé de Gustou, qui a tué le levraut? dit mon oncle.

—C'est assez bu, Rétou, dit M. Masfrangeas en posant la main sur son verre.

—Allons, eh bien! à la santé de la petite Nancy, qui est allée, à demi-lieue, au Bois-du-Chat, pour ramasser les oronges! Hein?

—Ah ça! est-ce que tu voudrais me faire griser?

—Non pas, je te connais, mon vieux Frangeas, ce n'est pas trois ou quatre bouteilles qui te font peur.

—Autrefois, oui.

—Tiens, du gâteau d'amandes.

Au bout d'un moment:—L'ingratitude, dit mon oncle, est un grand défaut. Tu ne refuseras pas au moins, mon ami, de boire à la santé de ma belle-sœur, qui nous a fait si bien souper?

—Ha! pour ça non, et ce sera de bon cœur, dit M. Masfrangeas en tendant son gobelet.

Et nous trinquâmes tous à la santé de ma chère mère.

—Ah! dit-elle, si mon pauvre Nogaret était là, comme il serait heureux!

—C'était un homme comme il n'y en a guère, dit M. Masfrangeas, d'une voix devenue profonde tout d'un coup: bon comme le bon pain, franc comme l'or, droit, courageux et honnête, et toujours prêt à se sacrifier pour les autres...

Et il continua ainsi un moment, faisant l'éloge de son défunt ami.

Pendant ce temps, mon oncle, les paupières abaissées, tapotait de petits coups sur la table avec son couteau, et ma mère et moi nous essuyions nos larmes qui coulaient doucement.

Il y eut un instant de silence après cette pieuse ressouvenance; puis ma mère dit:

—Mes pauvres amis, je vais vous donner le café.

—Tiens, mon fils, me dit mon oncle en me donnant dessous, va chercher des cigares; Frangeas en fumera bien un ou deux.

Le café était servi lorsque je revins. Je posai les cigares devant M. Masfrangeas qui en prit un. Cependant mon oncle avait tiré de sa poche sa pipe que je trouvais si jolie, et qui était tout simplement une pipe de terre avec une garniture de cuivre brillant, et un couvercle retenu par une petite chaîne; et il la bourrait. J'apportai une braise pour allumer cigare et pipe, et puis chacun remua pour faire fondre le sucre. Après avoir vidé leur tasse à moitié, mon oncle et M. Masfrangeas firent un fort brûlot avec de bonne eau-de-vie d'Azerat. Ce faisant, ils se mirent à parler de Delcouderc qui allait passer aux assises dans quelques jours, et ils tombèrent d'accord qu'il serait condamné à mort. Pour les autres, ses complices, Marie Grolhier et Thibal, on ne savait trop.

—Ce sont tous de fameux coquins, dit M. Masfrangeas.

Là-dessus, mon oncle me dit en riant:

—Tu ne veux pas fumer un cigare, Hélie?

—Sainte Vierge! s'écria ma mère, y pensez-vous, Sicaire; un enfant de seize ans!

—A propos, dit M. Masfrangeas, puisqu'il sera un homme bientôt, vous êtes-vous décidée; que comptez-vous en faire, d'Hélie?

—Ça dépendrait un peu de lui, dit ma mère, mais il n'a d'idée pour aucun état.

Et c'était bien la vérité.

—Vous savez ce que je vous ai dit; s'il veut entrer à la Préfecture, dans les bureaux, je m'en charge. Qu'en dites-vous?

—Je voudrais bien assez, dit ma mère.

—Et toi, Hélie?

—Je veux bien, monsieur Masfrangeas, répondis-je, pour ne pas paraître ingrat devant tant d'intérêt. D'ailleurs, j'avais tant entendu vanter cette administration, que ça me flattait aussi.

—Il va aller quelques jours au Frau avec son oncle, reprit ma mère; alors, au retour, vous pourriez le faire entrer.

—C'est cela; je vais en parler à M. de Marcillac.

C'est ainsi que fut décidée mon entrée dans la carrière de bureaucrate. Si mon père eût vécu, qui était prote à l'imprimerie Lavertujon, il m'eût fait apprendre son métier; mais ma mère se figurait, la pauvre femme, que les bureaux c'était plus relevé. Tout ce qu'elle avait ouï conter à M. Masfrangeas, de préfets, de députés, ne lui en avait pas donné une petite idée.

Mon oncle et M. Masfrangeas achevaient tranquillement leur gloria, et je les admirais naïvement pendant ce temps. M. Masfrangeas était le bon vrai portrait du Périgordin: tête grosse, encadrée d'un grand faux-col qui lui guillotinait les oreilles, cheveux châtains ébouriffés, yeux bruns, figure rouge. Il avait les traits un peu forts, mais toute sa figure pétillait d'esprit et respirait le bon sens pratique de notre race.

Mon oncle Sicaire ne ressemblait en rien à son ami: il avait les traits réguliers, le nez droit et les yeux gris-bleu. Tandis que M. Masfrangeas était entièrement rasé, manque deux petits favoris qui ne dépassaient pas les oreilles, lui avait rapporté des chasseurs d'Afrique une barbe noire et frisée qui allait bien à sa figure hâlée. Sur son front carré ses cheveux coupés ras faisaient des pointes régulières. Mes yeux allaient de l'un à l'autre; il me tardait qu'ils eussent fini, pour aller voir les baraques de la foire.

Mais ma mère arriva avec une toupine de prunes:

—Ce sont des prunes du Frau, c'est moi qui les ai faites; vous allez bien en tâter, monsieur Masfrangeas.

—Pour sûr, j'en goûterai avec plaisir pour cette double raison.

Et nous prîmes une prune.

Je pensais que c'était fini; mais mon oncle allongeant le bras vers le cabinet me dit:

—Porte cette petite roquille, Hélie.

—Qu'est-ce que tu veux me faire boire encore? dit M. Masfrangeas.

—Ça, dit mon oncle, en prenant la petite bouteille, c'est de l'eau-de-vie faite par mon grand-père, en l'an onze.

—Bigre! fit M. Masfrangeas.

—Ça fait, reprit mon oncle, qu'elle a ses quarante et un ans. Après ça, si tu as peur qu'elle te fasse mal? ajouta-t-il en goguenardant.

—Les bonnes choses ne font jamais mal, dit M. Masfrangeas en tendant sa tasse après l'avoir bien rincée.

Cette vénérable eau-de-vie fut bue avec recueillement, et M. Masfrangeas exprima ainsi sa façon de penser:

—On devrait se mettre à genoux pour boire cela!

—Malheureusement, il n'en reste plus que deux ou trois pintes, ce sera pour quand Hélie se mariera.

Je me mis à rire, et ma mère dit:—Alors elle a encore le temps de vieillir, ça ne sera pas demain.

—Non, reprit mon oncle, et en ce moment, il pense plutôt à aller voir les baraques; nous allons y aller, tu vas voir, mon fils.

Nous nous levâmes. Après tous les remerciements et les compliments coutumiers, M. Masfrangeas embrassa ma mère:

—Eh bien, c'est entendu, n'est-ce pas, quand ce garçon reviendra du Frau, vous me l'enverrez; d'ici là, j'aurai arrangé tout cela.

En sortant, nous prîmes par la place de la mairie, parce que mon oncle voulait aller voir de sa jument, et au bout de la rue Saint-Silain, nous voilà descendant la rue Taillefer. Je les regardais aller devant tous deux. M. Masfrangeas avait une grande lévite bleu foncé, un pantalon gris et un chapeau de même couleur à longs poils. Avec ça une cravate haute, et un gilet à fleurs, sur lequel battaient les breloques de sa montre. Il représentait bien ainsi le petit bourgeois cossu de l'époque.

Mon oncle, lui, était habillé en meunier, de drap blanc en entier; veste dite: sans-culotte, gilet boutonné carrément, avec deux rangées de boutons de cuivre poli, culotte à pont-levis; tout cela était blanc, et le chapeau de feutre ras était blanc aussi. C'était un vrai chapeau périgordin, à larges bords, à calotte ronde, comme on n'en fait plus guère; les meuniers d'à présent suivent la mode. La seule chose qui ne fût pas blanche dans l'habillement de mon oncle, c'était une cravate de soie noire, nouée tout bonnement, et sur laquelle se rabattait le bord-de-cou de sa chemise en bonne toile de ménage.

Ces deux bons amis avaient bu, à eux deux, six ou sept bouteilles, puis le café, des glorias, de l'eau-de-vie, et ils s'en allaient tranquilles, la tête froide et les jambes solides; ils étaient contents, comme nous disons, et voilà tout.

Au fond de la rue Taillefer, l'hôtellerie du Chêne Vert flambait, et par toutes les fenêtres on voyait les servantes aller et venir en portant des piles d'assiettes.

—Romieu a fait bigrement des bons dîners là, avec M. Sauveroche et d'autres bons vivants, dit M. Masfrangeas. C'est une bien ancienne auberge, ajouta-t-il. Vergnaud, Ducos et d'autres députés de la Gironde y ont logé au commencement de la Révolution.

Tout en parlant, nous coulions par la rue de Condé, jusque derrière la tour Mataguerre et nous entrâmes dans l'écurie où était la jument. La Grise, nous entendant, tourna la tête et rossignola tout bellement en reconnaissant son maître.

—Tu vas voir, ma vieille... Et il alla la détacher et il la mena boire au bac dans la cour. Après il appela le garçon, se fit donner quatre litres de civade, les cribla bien, ôtant les petites pierres, et les donna à sa bête. Pendant ce temps, M. Masfrangeas s'était retiré dans un coin, et on entendait sur la litière comme un bruissement qui n'en finissait pas.

La botte donnée, la paillade faite, nous remontâmes vers le Triangle. La place était, en ce temps-là, élevée au-dessus du niveau des routes qui la bordent, et entourée de banquettes de pierre avec de beaux arbres; on a rasé tout ça depuis et on a eu tort, selon moi.

Ce soir-là, on menait grand bruit sur la place. Les lampions fumaient avec une sale odeur de graillon, car on ne voyait pas alors des baraques éclairées au gaz, comme aujourd'hui.

M. Masfrangeas s'arrêta devant une baraque assez propre pour l'époque. Sur l'estrade, un grand hussard rouge avec des tresses blondes qui lui plaquaient sur les joues, soufflait à en crever dans un trombone à coulisse. A côté de lui, un pierrot tout enfariné s'essoufflait dans un cornet à piston. De l'autre côté de l'entrée, un gamin faisait des roulements superbes sur le tambour et un paillasse tapait à tour de bras sur sa grosse caisse, avec accompagnement de cymbales.

Au milieu de l'estrade, devant l'entrée, se promenait les bras nus, les épaules décolletées, une belle fille en maillot rose et en jupe de gaze très écourtée que chaque coup de reins, lorsqu'elle se retournait, raccourcissait encore. Je ne sais pas ce qui décida M. Masfrangeas, mais la musique finie, il dit: Entrons là, et nous entrâmes, aux premières places, qu'il paya en faisant changer cent sous.

Après avoir vu des tours de force, d'adresse, d'équilibre, des farces comiques, la jeune fille aux jupes courtes dansa sur la corde avec beaucoup de joliesse, ce qui intéressa grandement M. Masfrangeas et me fit plaisir aussi à moi, sans que je susse pourquoi d'ailleurs.

Après cette représentation, nous allâmes voir un éléphant savant qui faisait aussi des tours d'équilibre, et soupait ensuite en public, servi par un singe habillé comme un petit pastronnet.

Au sortir de là nous nous promenâmes un peu dans la place, et en passant nous vîmes une baraque où on montrait des oiseaux savants. Dans une autre, des ours se battaient avec des chiens. Tous les bouchers de la ville étaient là en amateurs, et avaient amené leurs dogues et leurs boule-dogues pour les éprouver et faire des paris. Les abois enragés des chiens et les grognements féroces des ours faisaient un train assourdissant; aussi à peine entendait-on le bruit des chaînes de l'homme sauvage qui mangeait les poulets tout vivants, et dont la baraque était en face.

Tout en nous promenant, est-ce que nous n'allons pas voir sur la porte de l'hôtel Védrenne, le curé Pinot, de chez nous, qui fumait tranquillement sa pipe en prenant le frais. Comme ça m'étonnait, mon oncle et M. Masfrangeas se mirent à rire de ma bêtise.

—Il grille plus de tabac que moi, dit mon oncle, en bourrant sa pipe.

Après avoir passé devant le théâtre bien éclairé, où on jouait La Grâce de Dieu, M. Masfrangeas proposa de prendre un verre de punch, et nous entrâmes au café Rose Beauvais.

Fayolle l'improvisateur y était justement pour lors, et il chantait une de ses chansons patoises, qu'il coupait de brocards à l'adresse des assistants.

Lorsqu'il vit M. Masfrangeas, il le salua de trois couplets patois qui se peuvent tourner ainsi:

C'est monsieur Masfrangeas,
De la Préfecture,
Qui s'est certes fait friser
Chez Jean La Verdure!

Tout le monde s'esclaffa de rire, en voyant la tête broussailleuse de M. Masfrangeas, et en pensant à La Verdure, qui était un petit perruquier du côté du Pont-Vieux, qui ne savait point seulement ce que c'était qu'un fer à friser.

—Encore! encore! Fayolle! cria-t-on.

Et Fayolle continua:

Il aime le bouteillon,
C'est un franc Périgord,
Lorsqu'il voit un cotillon,
Il y court tout d'abord!

Les battements de mains et les éclats de rire recommencèrent, et M. Masfrangeas riait plus fort que les autres. Le silence un peu fait, il cria:

—Va toujours, Fayolle!

Et mon Fayolle reprit:

Vif comme il n'y a personne,
Bon homme tout de même,
Pour arranger quelqu'un
Il ne tire pas en arrière!

C'était bien la vérité, aussi tout le monde applaudit longtemps et quelques-uns qui connaissaient M. Masfrangeas vinrent lui toucher de main; et lui riait de bon cœur avec tout le monde. Aujourd'hui, ça ne se ferait plus, les messieurs de la Préfecture ne s'y prêteraient pas. Je ne veux pas dire pour ça qu'ils soient fiers, mais ce n'est plus le genre. En ce temps on était plus proche de la Révolution; la bourgeoisie sortie du peuple tout fraîchement, ne s'était pas encore élevée au-dessus de lui, et M. Masfrangeas n'oubliait pas que son père était un simple ouvrier tanneur d'Excideuil.

Au sortir du café, nous montâmes jusqu'au Pouradier, histoire de prendre l'air. Il y avait foule sur les boulevards, et en redescendant, étant en face du palais de justice fini depuis cinq ou six ans, M. Masfrangeas proposa d'entrer sur le Bassin, où il y avait beaucoup de marchands et de baraques.

Mon oncle acheta trois ou quatre bagues de la Saint-Mémoire en perles de couleur variées, et puis nous voici allant, vaguant de çà de là dans la foule, comme des badauds, regardant les marchands et les baraques.

Tout d'un coup, M. Masfrangeas s'arrêta devant la loge d'une géante. Une géante de quinze ans, appelée Caroline, disait un grand tableau où était tiré son portrait en grande toilette de soirée, avec force chaînes, carcans et le reste.

—Il faut voir cela, dit mon futur chef.

Mon oncle lui envoya, en se penchant un peu, quelque brocard que je n'entendis pas: je n'ouïs que la réplique faite en patois:

—Avec ça que tu craches dessus!

J'étais si nice alors, que je ne pus m'expliquer sur quoi mon oncle ne crachait pas. Depuis, je l'ai compris et je puis bien dire que M. Masfrangeas se trompait grandement.

Jamais je n'ai connu d'homme plus honnête avec les femmes que mon oncle.

Mais M. Masfrangeas, à ce moment-là, voulait lui rendre la monnaie de sa pièce, en le badinant sur les bagues qu'il venait d'acheter, parce que c'est de coutume chez nous que ceux qui vont à la Saint-Mémoire apportent une bague pour leur bonne amie.

A propos de ce patois, il me faut dire que ce soir-là, comme toujours, les deux amis employaient souvent notre langage paysan. C'était une coutume générale alors, même dans la bonne bourgeoisie, de parler le patois, et d'en faire entrer des mots et même des phrases dans les parlements faits en français. De là, ces locutions patoises, ces tournures de phrases translatées de périgordin en français dont nous avons l'accoutumance. J'en devrais parler au passé, car, si autrefois, chacun tenait à gloire de parler familièrement notre vieux patois, combien de Périgordins l'ignorent aujourd'hui! Cette coutume a disparu avec les bonnes coiffes à barbes, de nos grand'mères, avec nos vieilles mœurs simples et fortes, notre amour des coteaux pierreux, et ces habitudes de vie rustique, qui avaient fait cette race robuste et vaillante, dont Beaupuy, Daumesnil et Bugeaud sont des types remarquables. Aujourd'hui, on voit des Périgordins qui n'aiment pas l'ail, et ne savent pas le patois!

Mais il n'y a plus que quelques vieilles badernes comme moi qui regrettent ces choses.

Ce petit écart de mon récit, expliquera pourquoi j'emploie, en écrivant en français, des expressions qui ne sont pas françaises, et pourquoi je donne à des mots français leur signifiance patoise. Les anciens me comprendront tout de même, et ceux qui n'ont pas tout à fait oublié les coutumes du pays; les autres, non, mais je n'y puis rien. C'est que je ne suis pas un savant, il s'en faut de plus de cent empans. Je ne suis pas allé au collège, à mon grand regret, car tout enfant, j'avais bonne envie d'apprendre, mais mes parents n'avaient pas le moyen. Lorsque je voyais passer, allant en promenade, les collégiens d'alors, avec leur habit bleu de roi à boutons dorés, et leur chapeau haut de forme, ce n'était pas cet habillement dans lequel j'aurais été mal à l'aise que j'enviais; mais les facilités qu'ils avaient de s'instruire. Le latin surtout; oh! que j'aurais voulu l'apprendre. J'avais trouvé une vieille histoire romaine, et j'aurais aimé lire dans leur langue, les historiens de cette Rome antique que je trouvais si grande.

Depuis, j'ai attrapé quelques bribes de çà de là, mais rien qui vaille la peine d'en parler. Le fonds manque du tout; aussi je conviens qu'il m'est impossible d'écrire autrement que j'ai parlé depuis quarante ans que je suis revenu au Frau. Que l'on m'excuse donc si je patoise en français, et si je francise en patois.

Tant que j'y suis, il faut que j'explique une autre affaire. Si on trouve quelquefois, par-ci, par-là, des F et des B, il ne faut pas s'en étonner. Nous autres paysans nous lâchons un: foutre, ou un: bougre, assez facilement, de manière que si on n'en avait pas rencontré on aurait trouvé ça bien étonnant de ma part. D'ailleurs, voyons, on entend de ces paroles tous les jours, sans s'en fâcher, et que ça entre dans l'entendement par les yeux ou par les oreilles, c'est kif-kif, comme disait mon oncle. Et puis enfin, c'est sans malice que nous nous servons de ces mots-là, mais tout bonnement pour orner un peu notre langage et lui donner du nerf.

Pour en revenir à la géante, à bien dire la vérité, elle n'avait pas tant de chaînes et de colliers et de dentelles que sur le tableau, mais, au demeurant, l'enseigne ne trompait point. Ce n'était pas une de ces grandes créatures, de ces colosses de femmes aux allures de grenadier, aux traits homasses, avec des moustaches. Non, c'était comme le disait le tableau une fille de quinze ans à peu près, de six pieds de haut, bien faite, avec une jolie figure fraîche et un sourire tout jeune, qui contrastait fort avec ses formes très accusées.

Je ressentis, à la vue de cette belle créature, je ne sais quel sentiment encore inconnu. Il me semblait que j'aurais eu du plaisir à me coucher à ses pieds, à la regarder toujours, à dormir près d'elle comme un enfant près de sa mère.

M. Masfrangeas, dans ce temps, faisait quelques questions au jeune phénomène, qui répondait très bien avec une voix douce qui augmentait le plaisir que j'avais de la voir. Elle montra de très près ses bras superbes et les fit tâter aux gens qui étaient là; puis relevant honnêtement sa robe jusqu'au-dessous du genou, elle offrit un mollet magnifique à leur admiration: voyez, Messieurs, il n'y a rien de postiche, vous pouvez vous en assurer. M. Masfrangeas s'en assura assez longtemps, et quelques autres après lui; mais lorsque poussé, je ne sais par quel sentiment, je voulus vérifier à mon tour, elle laissa retomber sa robe, et me dit en se riant: vous êtes trop jeune mon petit ami!

J'étais timide d'habitude, mais ce soir-là, j'avais bu un peu plus que de coutume, et je répartis:

—Trop jeune! mais j'ai seize ans, un an de plus que vous!

Tout le monde se mit à rire, y compris la géante, et nous sortîmes là-dessus.

—Ce punch, dit M. Masfrangeas, ça altère; si nous prenions un petit bol de vin à la française!

—Tout à l'heure, dit mon oncle. Et nous continuâmes à nous promener dans la foule.

Nous voilà arrêtés devant une baraque de lutteurs. Ah, il n'y avait pas de luxe dans cet établissement; six ou huit grandes barres soutenaient une toile toute rapetassée. Sur le devant, des planches sur des barriques faisaient une estrade, ou étaient rangés cinq lutteurs éclairés par des lampions de suif qui puaient fort. Ils étaient là, en maillot, les bras croisés pour mieux montrer leurs muscles, et, bien campées sur des cous énormes, leurs têtes au front bas, avaient une expression ennuyée et bestiale qui n'était pas bien plaisante à voir. Au-dessus de l'entrée une bande de calicot faisait savoir au public que l'arène était dirigée par le célèbre Jeanty, dit Le Rempart du Périgord.

—Tiens! fit tout d'un coup mon oncle, le Canau!

En entendant ça, un des lutteurs se pencha vers la foule et dit:

—Qui parle du Canau?

—Ici, répondit, mon oncle en s'approchant.

L'hercule se pencha encore, cherchant son homme de ses gros yeux myopes qui lui sortaient de la tête. Sur son front ridé, ses cheveux roux se tortillaient en mèches courtes qui, avec sa grosse tête et ses yeux, lui donnaient la ressemblance d'un bœuf, d'un bon gros animal pas méchant.

Il lui fallut mettre le nez sur mon oncle pour le reconnaître.

—Ah, c'est toi! dit-il en lui serrant la main.

Puis après:

—C'est la dernière séance, il est dix heures et demie, entre avec ta société, et dans une demi-heure nous pourrons parler un peu.

Mon oncle se retourna, mais pour lors, je composais toute sa société, M. Masfrangeas avait disparu.

En regardant bien, nous le vîmes devant un musée de figures de cire, mais il n'était plus seul, Mme Masfrangeas et ses trois demoiselles le tenaient et n'avaient pas l'air de vouloir le lâcher.

Il vint nous dire qu'il se trouvait forcé de faire entrer toute sa famille au musée, ayant eu l'imprudence de le promettre, et il nous quitta en pestant, après nous avoir secoué la main.

Nous entrâmes dans la baraque des lutteurs, précédés du Canau. En passant devant le bureau représenté par une petite femme sèche qui n'avait pas l'air trop jovente, le bourgeois dit: Ce sont des amis, et après nous avoir installés, il alla à ses affaires.

Bientôt après entrèrent dans l'arène, entourée d'une corde tendue sur des piquets, deux des lutteurs de la troupe: ils se donnèrent la main et s'empoignèrent. La lutte dura quelques minutes, et l'un d'eux fut renversé tout bravement à terre, puis l'autre lui tendit la main pour se relever.

Un autre couple lui succéda, et ce fut toujours à peu près la même chose. Tout ça ne m'amusait guère, car il me semblait que ces gens-là n'y allaient pas bon jeu bon argent, et qu'ils paraissaient plus occupés de faire des effets de muscles, que de lutter pour la victoire qui paraissait arrangée d'avance.

Mais tout d'un coup, voici un meunier qui entre dans la baraque avec deux autres individus.

—Voilà Poncet, dit mon oncle, ça se passera mal.

C'est que la réputation de Poncet était grande. Ses tours de force étaient connus de tous. Il chargeait une barrique de vin sur une charrette, comme un autre un panier de vendange. On racontait aussi qu'un jour, luttant dans une baraque avec un ours, et se sentant un peu pressé, il avait cassé les reins à la bête en la serrant dans ses bras.

Mon oncle alla à lui, et l'emmena dans un coin de la baraque.

—C'est le Canau, tu sais bien, le Canau de Saint-Médard, qui est le patron; ménage-le, ça lui ferait du tort.

Ha foutre! c'est lui qui est le Rempart du Périgord, dit Poncet; eh bien! n'aie crainte, je ne lui veux pas de mal, le pauvre chien, je ne veux pas l'empêcher de gagner sa vie. Mais quant à ses hommes, je sais que dans leur auberge, ils se sont vantés de me tomber, et je les foutrai tous sur le cul!

Après cette déclaration énergique, Poncet se mit à regarder avec les autres.

En ce moment, le Rempart du Périgord était sur l'estrade, et invitait les amateurs qui pouvaient se trouver parmi le public à entrer, car il y avait déjà deux caleçons de demandés. Lorsqu'il revint, mon oncle lui dit deux mots à l'oreille pour le prévenir de ce qui allait se passer.

Le Canau revint aussitôt vers le public et dit: Messieurs, on m'apprend à l'instant que le fameux Poncet est dans mon établissement, et qu'il veut lutter avec tout le personnel de l'arène. Cet amateur distingué est trop connu à Périgueux, pour que je rappelle ses tours de force. C'est une vraie chance de tomber sur une séance comme celle-là. Entrez, Messieurs, entrez, nous allons commencer.

Cette annonce fit encore entrer une trentaine de personnes, curieuses de voir lutter Poncet.

Le premier amateur qui sortit du recoin où on se déshabillait derrière une toile, était un garçon boulanger, tout jeune, sans un poil de barbe, mais bien bâti: ses bras développés par la maie étaient énormes, mais ses jambes paraissaient un peu faibles en proportion.

Quoiqu'il n'entendît rien aux finesses de la lutte, il se défendit bien, donna du fil à retordre à son homme et se fit applaudir à plusieurs reprises. Il fut enfin couché sur le dos par un coup d'habileté plutôt que de force, comme on s'accorda à le dire.

Le deuxième amateur était loin d'avoir la force du premier; aussi ne pesa-t-il guère aux mains de son partenaire, l'Invincible Auvergnat.

Pendant ce temps, Poncet se déshabillait. Lorsqu'il arriva, enfin, trapu, carré, poilu comme un loup, en balançant ses bras noueux et longs, ces bras terribles qui avaient broyé la charpente de l'ours, il y eut de grands claquements de mains.

—Hé bien, vous autres, dit-il en se campant dans l'arène, il paraît que vous voulez me tomber: Je vous attends, venez comme vous voudrez.

Les lutteurs s'étaient entendus, et l'un d'eux s'avança au milieu de l'arène. Celui-là avait nom: Le Fort de la Halle; c'était un Parisien, ancien porteur à la Halle aux farines, bien fait, et connaissant toutes les ruses du métier.

Il donna en coyonnant la main à Poncet:

—Entre meunier et porteur de farine, on ne se fait pas de mal, n'est-ce pas?

—Que non, dit Poncet.

Le plan des lutteurs, qui étaient revenus de leurs vantardises, était de commencer par fatiguer le meunier, en lui dépêchant d'abord les moins forts, et de réserver le plus dangereux, le Colosse du Nord, qui, venant le dernier, le tomberait bien sûr.

C'est pour cela que l'habile Parisien commençait, mais il n'eut guère le temps de montrer son escrime; en moins de trois minutes, il était enlevé et posé à terre comme un enfant.

—Vous êtes mon maître, dit-il à Poncet en se relevant.

L'Invincible Auvergnat lui succéda, et ne pesa pas davantage dans les mains du meunier.

Celui qui vint après, avait nom: Le Tombeau-des-Forts, et sa personne était bien répondante à son nom. Il avait le regard en dessous et méchant, comme un taureau qui va donner un coup de corne, et de fait il passait pour traître.

Poncet vit d'abord qu'il avait affaire à une méchante bête, mais il ne s'en étonna pas.

Ce Tombeau-des-Forts avait, à ce qu'on disait, des moyens secrets et des coups de reins auxquels on ne pouvait résister. Cependant le meunier résista, et au bout de dix minutes il fut clair que le lutteur ne pensait plus qu'à se défendre. Toutes ses feintes, toutes ses habiletés ne servaient de rien, et le meunier restait là planté en terre comme un chêne, et ses bras serrant toujours davantage. Enragé, écumant, le Tombeau-des-Forts essaya de passer la jambe, ce qui fit crier tout le monde. Mais Poncet, furieux, ayant repris son aplomb, lui donna, de colère, une serrée terrible qui lui fit faire couic, et l'envoya à trois pas, les quatre fers en l'air, comme un chien dont on se débarrasse.

—Bravo! bravo! Et pendant deux minutes, les mains battirent ferme en l'honneur de Poncet.

Le Tombeau-des-Forts se retira en s'époussetant, l'oreille basse et le regard mauvais.

C'était au tour du Colosse du Nord, il s'avança pesamment au milieu de l'arène.

—Si vous êtes fatigué, dit-il à Poncet, nous pourrions remettre la partie à demain.

—Merci bien, mais je ne suis pas fatigué. Le temps de souffler un peu seulement.

Ce Colosse du Nord, n'avait pas volé son nom. C'était un homme de cinq pieds neuf pouces, avec des membres à proportion. Ses cuisses étaient grosses comme le corps, et ses bras gros comme les cuisses d'un homme ordinaire; avec ça des épaules à porter un bœuf et des poings à l'assommer. Par exemple; il y avait de la graisse dans ce grand corps, et son ventre commençait à le gêner un peu. Jusque-là, il n'y avait pas eu de gageures, tout le monde était pour ainsi dire sûr de Poncet. Mais le Colosse du Nord, avec cette taille et ces membres de géant, imposa à quelques amateurs, qui parièrent pour lui. Voyant ça, mon oncle s'écria:

—Une pistole contre un écu pour Poncet!

—Tenu! tenu! firent plusieurs.

—Voyons, vous êtes, un, deux, trois, quatre, ça va.

Et les enjeux furent mis entre les mains d'un tiers.

Puis les deux hommes se crochèrent.

Ils commencèrent par se tâter l'un l'autre, chacun cherchant à deviner le côté faible de son adversaire. Puis ils s'engagèrent sérieusement, et sur leurs jarrets et leurs bras, les tendons se dessinaient en saillie. Le lutteur se méfiait des bras du meunier, et s'arc-boutait sur ses reins pour ne pas lui donner de prise; mais cette position qui l'éloignait de son homme le gênait pour l'attaque. Il réussit pourtant à le faire branler un peu sur ses jambes, mais tous ses efforts commençaient à le faire souffler. Alors Poncet raidit ses bras, et l'attira un peu à lui. Se sentant serré de près, l'hercule voulut se servir de sa masse, pesa sur le meunier et le poussait, afin de saisir, dans un mouvement de recul, l'instant de l'enlever. Mais Poncet porta un jarret en arrière, et ne bougea plus. C'était beau à voir, ma foi, ces deux hommes qui luttaient, butés l'un contre l'autre comme deux taureaux entêtés. Leur front luisant sous la flamme rouge des lampions, leurs nasières ouvertes à y fourrer le pouce, leurs yeux brillants, leur bouche serrée, marquaient que cette fois c'était pour de bon. Tous leurs membres accusaient leurs efforts; leurs tendons sortaient de la chair, comme des cordes, et les veines de leur cou se gonflaient comme prêtes à crever. Cependant Poncet sentant l'hercule souffler, serra peu à peu ses bras terribles, et finit par le tenir étroitement serré contre lui. L'autre, mâché par ces bras noueux durs comme des câbles, se laissa étreindre davantage, et tous ses efforts pour reprendre un peu de liberté furent inutiles.

Lorsque Poncet le tint bouclé, serré à en perdre haleine, il le porta à gauche, à droite comme un arbre que le vent va déraciner, augmentant à mesure ce balancement, et finalement par un effort vigoureux, l'enleva et le coucha à terre.

Si l'on claqua des mains, si on cria: Bravo! vive Poncet! point n'est besoin de le dire. Tous les gens qui étaient là, braillaient, grisés par la victoire du Périgordin. Lui, cependant, le maître de tous, s'essuyait le front avec son bras, et reprenait haleine. Mon oncle ayant empoché ses quatre écus, lui criait d'aller se vêtir.

Poncet leva la main et dit:

—Ce matin, j'avais fantaisie de lutter avec tous; mais à cette heure, je suis fatigué. D'ailleurs il ne reste plus que le patron, qui est mon ancien camarade Jeanty, et je vous dirai bonnement que quand nous étions encore des droles, et que nous luttions pour nous exercer sur la promenade où on fait des cordes, là-bas à Excideuil, il me couchait toujours. De longtemps donc il est mon maître, il n'est besoin de le montrer, je le reconnais.

Personne ne fut pris à cette défaite, on se mit à rire, et le Canau vint secouer la main de Poncet, pour lui marquer qu'il le comprenait bien, après quoi le meunier alla s'habiller derrière le rideau, dans le coin.

Cependant tout le monde s'écoulait, et en s'en allant, il y en avait qui disaient:

—C'est bien dommage que M. Savy ne se soit pas trouvé là.

Quand tout le monde fut sorti, Jeanty passa un paletot sur son maillot, et Poncet étant prêt, mon oncle dit: Il y a douze francs à manger, nous allons faire un vin chaud. Et nous voilà partis pour un petit café voisin. Sur la sortie de la baraque, la bourgeoise de Jeanty arrêta son homme:

—Ne bois pas trop, Jeanty, tu entends... Messieurs, ne le faites pas boire, il ne pourrait pas travailler demain.

—N'ayez crainte, lui dit Poncet; un petit vin chaud avec des anciens camarades, ça ne peut pas lui faire de mal.

Ce petit vin chaud de trois pintes fut servi au bout d'un moment, dans une bassine à faire les confitures, faute d'un bol assez grand. Et la quantité ne faisait pas tort à la qualité, car mon oncle avait commandé tout ce qu'il y avait de meilleur en fait de vin vieux.

Tandis que nous buvions en trinquant à chaque verrée, j'appris plusieurs choses, entre autres que le Canau avait été ainsi baptisé, parce qu'un jour dans la classe, le régent lui ayant demandé comment on appelait un cours d'eau artificiel, il avait répondu: Un Canau! ce qui avait fait esclaffer tous les autres, et lui avait valu une bonne gifle.

Puis il raconta sa vie, le pauvre Canau. A cause de ses mauvais yeux, il n'avait pu apprendre de métier. Faut y voir, pas vrai, pour taper sur une enclume, pour équarrir une pièce de bois, ou monter sur une tuilée, ou faire quoi que ce soit. Et alors ne pouvant, il s'en était allé à Bordeaux, travailler sur le port où il gagnait sa vie au jour la journée. Puis un soir à une foire de mars, il était entré sur les Quinconces dans une baraque de lutteurs et s'était essayé, et ma foi il s'était laissé embaucher.

Depuis ce temps, il courait les foires dans toute la France ou guère ne s'en fallait; et un jour, la demoiselle d'un café où il allait, à Beaucaire, pendant les foires, s'était amourachée de lui et l'avait suivi. Comme c'était une fille de tête, elle avait vendu ses petits bijoux, et ils avaient acheté une voiture et monté une baraque. Ah, c'était une crâne femme, qui faisait marcher tout son monde d'hercules à la baguette; et c'était elle qui tenait la bourse, et ils avaient cent pistoles de placées chez un notaire, dans son pays là-bas, et ils en auraient davantage, s'il n'avait pas fallu, il y a six mois, retirer cent écus pour acheter un autre cheval, le leur étant crevé à Orléans. Mais tout de même, cette vie ne lui allait pas trop, il aurait mieux aimé bûcher sur une enclume, ou quelque chose comme ça, à Excideuil, ou par là, tranquille avec sa femme...

—Alors, tu es marié? dit Poncet.

—Derrière la mairie!...

Et ils se mirent à rire tous.

Derrière la mairie? qu'était cela? mais je commençais à dormir sur la table, et je n'en entendis pas plus long.

Lorsque mon oncle me réveilla, il y avait plantés devant nous, deux agents de la police de la ville qui disaient bien tranquillement: Allons, Messieurs, il est minuit passé, il faut s'en aller.

—Pas avant d'avoir trinqué ensemble.

—Ha! té! c'est vous Poncet.

—Hé oui! mettez-vous là donc, que nous trinquions un peu. Bourgeois, deux verres!

Ils n'avaient pas l'air méchant du tout, ces deux sergents de ville. Il y en avait un grand maigre, avec de fortes moustaches, qui poussait de grosses bouffées d'un gros cigare de contrebande, et s'appuyait sur sa canne sans rien dire. L'autre avait la sienne de canne pendue par un cordon à un bouton de sa capote, et il bourrait sa pipe; c'était un bon gros vivant qui riait toujours. Ils étaient rouges tous les deux pour être entrés déjà dans beaucoup de cafés et d'auberges pour faire fermer. A l'offre de trinquer, le gros répondit:

—Sur le pouce alors, le commissaire ne badine pas aujourd'hui; il est en permanence à son bureau, et il faut que nous allions au rapport après notre tournée.

—Bah! dit Poncet, Claverie ne peut pas empêcher les gens de se rafraîchir, que diable!

Après avoir trinqué tous ensemble, il fallut repiquer d'un autre verre, et enfin nous sortîmes avec les agents.

Après que tout le monde se fut bien secoué la main, mon oncle me dit:

—Maintenant mon petit, nous allons aller nous coucher; il est bien temps. Demain, en nous levant nous irons voir si je peux m'arranger pour cette mule que j'ai vue aujourd'hui, ou pour une autre. Après ça, il me faut acheter une bastine, une bride et une casquette. Nous rentrerons déjeuner ensuite et vers les deux heures nous partirons pour chez nous.

Il mit le loquet dans la serrure, ouvrit doucement, et nous montâmes l'escalier sans bruit: Il faut prendre garde de réveiller ta mère.

Après nous être vitement déshabillés, nous nous couchâmes dans le même lit, car nous n'en avions que deux à la maison. Je songeai un peu à la jeune géante, et je m'endormis.

Le lendemain matin il fallut voir les écuries des marchands, et enfin, vers les dix heures, nous voici derrière la mule en question. Ce qu'il fallut de temps pour faire le marché, et de jurements, et de sacrements du maquignon, de coups dans les mains à tour de bras, histoire de se mettre en train, ce serait trop long à dire. Enfin, un accordeur vint là, qui fit couper la différence, mais ce ne fut pas sans peine, au moins on l'aurait dit. Cet homme prit une main de mon oncle et voulut prendre celle du maquignon pour les rejoindre, mais l'autre cachait la sienne sous sa blouse, derrière son dos. Oh! il ne taperait pas à trente-cinq pistoles, jamais de la vie! Est-ce qu'on voulait lui manger les foies? La mule lui en coûtait trente-huit, à la dernière foire de Niort! Une bête comme ça! douce comme un agneau! et il allongeait un petit coup de manche de fouet sur la croupe de la bête qui tressautait.

—Allons, disait l'accordeur, baillez-moi votre main!

—Non, ferai pas! le diable m'écrase!

—Donnez-la! je vous dis! allons foutre!

—Non! non! Je ne peux pas, là!

Et il détournait la tête comme s'il se fût agi d'avaler une médecine.

Enfin l'accordeur lui attrapa la main, et la tira de force pour la mettre dans celle de mon oncle: maintenant il fallait le faire taper.

—Tapez là! tapez là, je vous dis!

—Mais vous me saignez! criait le maquignon.

Et il avait la voix piteuse et la figure malheureuse. On aurait juré à le voir qu'il était contraint et forcé.

Enfin, comme tous ceux qui étaient là autour, à voir faire le marché, lui criaient: Tapez! tapez! La Jeunesse! Allons, tapez! moitié de son gré, moitié par force à ce qu'on aurait dit, il tapa: tout doucement d'abord, suivant le mouvement que lui donnait l'accordeur, puis plus fort, et enfin, s'étant décidé, il conclut seul le marché par deux ou trois fortes tapes dans la main de mon oncle en disant:

—Si je fais beaucoup d'affaires comme ça, je ferai banqueroute, c'est sûr.

Après le marché, il fallut aller boire le vinage au Coq Hardi, avec l'accordeur. Tout en buvant, mon oncle aligna sur la table trente-cinq pistoles en écus de cent sous qu'il tira d'une ceinture en cuir. Alors le maquignon demanda encore quarante sous pour le licol: il avait vendu la bête, mais pas le licol! Mais mon oncle se mit à rire, et se leva après avoir trinqué encore un coup.

La mule fut amenée à l'écurie auprès de la jument. Les deux bêtes furent bien soignées et après il fallut aller déjeuner.

En passant dans la rue Taillefer, mon oncle s'arrêta chez Coustou pour une casquette.

M. Coustou était un grand, gros, bel homme, qui était canonnier dans la garde nationale. Je ne sais pas si ça venait du canon, mais il était sourd comme un pot. Comme les gens sont sans pitié pour les infirmités des autres, on racontait qu'un jour de fête, étant près de la pièce et regardant d'un autre côté, il ne s'était pas aperçu que le coup était parti, et avait demandé au porte-lance:

—Ça a craqué, petit?

Mon oncle lui cria:

—C'est pour une casquette!

—Ah, bien!

Et il alla chercher un chapeau à grands rebords.

—Non! une casquette! une casquette de meunier!

—Ah! diantre!

Et M. Coustou ayant enfin entendu, ou plutôt guidé par le doigt de mon oncle, qui lui montrait les objets à travers les vitrines, mit sur le comptoir des casquettes en drap blanc. L'oncle en choisit une semblable de forme à celle de Louis XI, dans les petites histoires de France des écoles de ce temps-là.

—Ça va bien, dit-il, pour rabattre sur les oreilles, quand on va à l'affût des canards.

Après déjeuner, ma mère me remit mon petit paquet avec force recommandations. Puis l'ayant embrassée tous les deux, nous fûmes à l'écurie, où mon paquet fut attaché derrière la selle. Il fallut après mener la mule chez Lanusse pour la faire harnacher, et cela fait vitement, car les bastines ça va à toutes les bêtes, revenir prendre la jument. Enfin, la dépense d'écuriage étant payée, avec une bonne étrenne pour le garçon, me voilà grimpé sur la Grise. L'oncle me raccourcit les étriers, saute sur la mule, et nous voilà partis.

De crainte que tout ce tapage des baraques ne fît peur à la jeune mule, mon oncle aima mieux passer par le quartier bas de la ville. Devant la Préfecture, il dit: A cette heure, Masfrangeas doit être à son bureau. Ça l'a ennuyé de nous quitter comme ça sitôt, je l'ai bien connu. Il aurait mieux aimé être aux luttes de Poncet, que d'aller voir des assassins avec des figures de cire.

En suivant la rue du Gravier, une femme, avec un foulard jaune sur la tête, et des accroche-cœurs d'un noir luisant, nous cria de sa fenêtre comme une effrontée:

—Hé! meunier, il y a de la moulure à prendre ici!

—Alors ça sera pour une autre fois, dit mon oncle sans se retourner.

—Est-ce que tu la connais, oncle? dis-je dans mon innocence.

—Non, mon fils, c'est une folle qui crie comme ça à tous ceux qui passent.

Nous voici devant le vieux moulin de Saint-Front; puis nous traversons la descente du Grefle qui va au Pont Vieux; nous attrapons la rue du Port-de-Graule, et nous voilà hors de la ville sous la terrasse de Tourny. Il reste à passer les tanneries de l'Arsault qui puent fort, et nous sommes en pleine campagne.

Les montures bien soignées, marchent d'un bon pas, et le chemin se fait. Voici Trélissac et la maison de M. Magne, bien petite et simple à côté du château d'aujourd'hui. Puis c'est le petit castel de Trigonant et Antonne, et au-delà de l'Isle, Escoire avec sa façade blanche et le pont nouvellement fini. C'est près de là, à la rencontre de l'Haut-Vézère et de l'Isle, qu'était la villa de Boulogne dont parlent nos anciens.

Quel beau pays, et quel plaisir de voyager ainsi. Nos bêtes s'en allaient tranquillement; mon oncle devisait de choses et d'autres, et moi je l'écoutais comme un oracle. En passant le long du parc des Bories que ce vieux original de marquis de Saint-Astier vient de donner, avec le château et la terre, au petit-fils de Louis-Philippe, qui en avait bien besoin, le pauvre homme! l'oncle coupa une branche pour émoucher sa mule que les taons tracassaient. Le temps était beau, le soleil chaud déjà, mais l'air frais, et un bon petit vent mouvait les blés dans la plaine comme les vagues d'un lac.

Au beau milieu d'une terre, sans jardin ni arbres autour, voici une grande maison isolée. Les contrevents sont fermés et à moitié pourris. Les ardoises sont pleines de mousse, les murs sont noirs et sales.

—Voilà la maison du Diable! dis-je.

Mon oncle se mit à rire, et me raconta qu'on avait été obligé d'abandonner cette maison, parce qu'il y revenait. Des fantômes, sur le coup de minuit, descendaient les escaliers avec des bruits de chaînes. Il y avait pourtant des gens crânes qui avaient essayé d'y habiter. Le dernier, c'était un capitaine en retraite qui n'avait peur de rien, comme un homme qui avait sauvé sa peau de la retraite de Russie. Il s'était fait arranger une chambre, et la première nuit, s'était enfermé tout seul dans la maison. En se couchant, il avait mis ses pistolets sur une table à côté de son lit, et son sabre sous son traversin. Comme c'était un crâne homme, je l'ai dit, il s'endormit tranquillement en attendant les revenants.

A minuit, il est réveillé par un pas lourd qui marchait dans le grenier. Il allume sa chandelle, se lève, boucle son sabre autour de lui, prend le chandelier d'une main, un pistolet de l'autre, et ouvre la porte de la chambre, pendant que le revenant descendait l'escalier avec un grand bruit de chaînes. Tandis qu'il est là, le vent lui éteint sa chandelle; il la pose à terre, tire son sabre et s'avance sur le palier tout noir. Ça descendait toujours, lentement, et le capitaine attendait au débouché de l'escalier. Tout d'un coup il s'en va voir quelque chose de blanc comme un mort dans son drap, qui était là. Il lâche son coup de pistolet, et tombe à coups de sabre sur le revenant. Après avoir bien bataillé il ne vit plus rien, il n'entendit plus rien et fut se recoucher. Le lendemain matin, il trouva que sa balle avait fait un trou dans le mur et que la boiserie de l'escalier était hachée de coups de sabre.

De cette affaire il en eut assez. Des hommes en chair et en os, il n'en avait point peur; mais que faire contre des fantômes sur lesquels les balles et la lame d'un sabre ne font rien?

Entendre ça, en plein soleil, raconté par mon oncle qui n'y croyait pas et riait des revenants, ça n'était rien; mais quand c'était Gustou, notre garçon du moulin, qui racontait ça les soirs d'hiver, avec des triboulements dans la voix, tandis que le vent soufflait dans la haute cheminée, j'avais grand'peur.

A Laurière, nous laissons le chemin de Cubjac, et nous dépassons Sarliac et La Bonnetie. Sur la route, on connaissait mon oncle et les gens nous envoyaient leur: à Dieu sois! Sur la porte des auberges, ceux qui revenaient, comme nous, de la Saint-Mémoire, et qui s'étaient arrêtés pour boire un coup, sortaient pour voir qui c'était.

A la forge de Saint-Vincent, un grand diable tout noir sortit et dit à mon oncle:

—Ha! tu as fait foire, Nogaret?

—Hé oui, j'ai acheté cette petite mule.

—Ça te coûte dans les trente-cinq ou quarante pistoles, hé?

—Tu ne te trompes de guère.

—Et autrement? rien de nouveau? dit le forgeron.

—Toujours la même chose, mon pauvre. Les gros bourgeois cherchent toujours quelque moyen de nous tirer de l'argent. Est-ce qu'ils n'ont pas encore inventé de nous faire payer pour chasser?

—Tu coyonnes! ça n'est pas possible!

—C'est sûr, mon vieux. C'est Masfrangeas, tu sais Masfrangeas, d'Excideuil, qui est à la Préfecture, qui me l'a dit.

—Ça ne peut pas durer comme ça! dit l'autre; mais ces Jean-foutre ont tout dans leurs mains, l'argent, les juges, les gendarmes, les soldats; et nous autres nous n'avons que nos bras.

—C'est égal, reprit mon oncle, d'après ce que j'ai ouï dire, j'ai dans l'idée que d'ici quelque temps il y aura un chambardement pas ordinaire, et ce ne sera pas trop tôt.

—Non, dit le forgeron; tu n'as rien?

—Si, tiens, et fouillant dans sa poche, l'oncle lui donna un journal et deux ou trois petits papiers.

—Allons, bonsoir! et ils se secouèrent la main, après quoi nous continuâmes notre route.

La petite mule marchait bien et dépassait la jument.

—Allons! allons! dit mon oncle, fais-moi marcher un peu la Grise qui s'endort!

D'un coup de verge, je la fis avancer à la hauteur de la mule, puis je dis à mon oncle:

—Et pourquoi l'appelles-tu la Grise, puisqu'elle est rouge?

—Ah! voilà; elle est née au moulin, et comme on appelait sa mère la Grise, parce qu'elle l'était de vrai, nous avons donné le même nom à la fille.

—C'est drôle, tout de même, fis-je.

—Ça n'est pas plus drôle que de voir un petit homme comme le charron de Coulaures s'appeler Grand; ni un rousseau comme le tisserand du Taboury s'appeler Brun. On voit tous les jours des Gros qui sont minces, des Petit qui ont cinq pieds six pouces, et des Blanc qui sont noirs; mais l'accoutumance fait qu'on n'y prend garde.

A Savignac, il fallut nécessairement nous arrêter un peu. Un ami de mon oncle, l'aubergiste du Cheval-Blanc, se planta sur la route, les jambes écartées, les mains dans les poches, comme s'il eût voulu nous barrer le passage. Quand nous fûmes arrêtés, il tourna autour de la mule.

—Jolie petite mule; et tu as payé ça?

—Devine!

—Dans les quarante pistoles, hé?

—Pas tout à fait.

—Allons, attache tes bêtes à l'anneau, nous allons trinquer.

Quand il eut versé dans les trois verres au bout de la table, l'aubergiste dit:

—C'est ton neveu?

—Oui, répondit l'oncle en me regardant, c'est mon neveu, et depuis que mon pauvre frère est mort, il y a tantôt deux ans, c'est comme mon fils.

—C'était un brave homme, ton aîné, Sicaire, reprit l'autre. Cette gueuse de suette a tué bien des gens, mais je ne pense pas qu'elle en ait emporté un meilleur.

—C'est comme ça, mon pauvre, les bons s'en vont les premiers. Allons, à ta santé, nous allons partir.

Et l'oncle ayant bu, alluma sa pipe.

En sortant de Savignac, je questionnai mon oncle.

—Pourquoi donc que vous vous appeliez tous deux Sicaire, mon père et toi?

—Mon petit, c'est que le père de mon arrière-grand-père, qui vint comme garçon au Frau, il y a une centaine d'années, était de Brantôme, et s'appelait Sicaire, comme de juste; car il faut que tu saches qu'à Brantôme ils s'appellent tous Sicaire, en l'honneur de leur saint, comme à Jumilhac, ils s'appellent tous Aubin; en Limousin, tous Léonard ou Martial; et du côté de Marseille, tous Marius, principalement les perruquiers. Il y a comme ça des pays où tous les enfants sont nommés de même au baptême. J'ai ouï dire à mon grand-père, qui le tenait de Roux-Fazillac, que tous les députés du département de la Haute-Saône, à la Convention, s'appelaient Claude, de leur petit nom. Mais pour en revenir à nous autres, tu sais que c'est la coutume du pays, que les grands-pères soient parrains de leurs petits-enfants. Le père de mon arrière-grand-père donc, qui s'était marié avec la fille du meunier du Frau, nomma ses petits-enfants tous du nom de Sicaire. Lorsque son fils, qui s'appelait Hélie, en eut à son tour, il leur donna son nom. Et ça s'est toujours continué ainsi: une nichée de Sicaires, et une nichée d'Hélies. Ça n'est pas toujours aisé de s'y reconnaître avec cette mode, mais on appelle communément l'aîné du nom de la famille. Ainsi, on appelait notre aîné à tous, qui est mort il y a six ans: Nogaret; ton père, on l'appelait Sicaire, et moi, le plus jeune, on m'avait fait un petit nom avec notre nom: on m'appelait Rétou.

Nous laissâmes, sur ces propos, Chardeuil à notre gauche, et au bout d'un petit moment nous voici à Coulaures. De passer là, sans s'arrêter, il n'y fallait pas penser. D'ailleurs mon oncle avait besoin de tabac. Il descendit et entra dans le bureau, qui était chez un épicier, qui tuait des cochons l'hiver et faisait auberge. Les rouliers s'arrêtaient là, et les postillons, pour boire un coup, en sorte qu'il y avait toujours dans le coin du feu une soupière qui se tenait au chaud.

Le vieux Puyadou sortit vers moi avec son bonnet de coton un peu jaune et ses sabots:

—Donne-moi tes bêtes et entre, je vais les attacher.

Lorsque j'entrai, la vieille qui pesait le tabac, et faisait le poids pincée par pincée, s'écria:

—Ha! mon pauvre, comme il a grandi ton neveu!

—La mauvaise herbe croit vite, dit mon oncle en riant.

—Oh! Je suis sûre, dit la Puyadoune, que ce n'est pas un méchant garçon; d'ailleurs il ne tiendrait pas de son pauvre père.

Tous ces témoignages d'estime qui me revenaient sur mon défunt père, me faisaient bien content, et aujourd'hui encore, après bien des années, je n'y pense pas sans plaisir.

Avant pesé le tabac, la vieille mit la soupière sur la table et nous convia à nous servir. L'oncle prit une pleine cuiller de soupe, histoire de réchauffer l'assiette et m'en donna autant. Après que nous eûmes fini, le père Puyadou, avec une grande pinte, nous remplit notre assiette de vin. Là! là! disait mon oncle, mais l'autre versait toujours.

—Ah! par ma foi, dit la vieille, pour faire un bon chabrol il faut que la cuiller baigne: et puis vous n'êtes pas encore au Frau.

—Il nous faut une grosse heure, dit mon oncle. Et votre Jeantain n'est pas encore rentré?

—Oh! il viendra demain matin sur le coup de onze heures ou midi. C'est lui qui ferme toutes les foires.

—Je l'ai vu en passant dans la rue Limogeanne devant chez Guillaumin; mais il y avait beaucoup de monde; je ne lui ai pas parlé.

—Oui; il avait pas mal d'affaires à prendre: un quintal de sel, du sucre, de la chandelle; ça lui a pris du temps; et puis tu sais, Nogaret, il aime un peu à s'amuser, dit la vieille.

—Ah! par ma foi, interrompit le vieux Puyadou, les garçons ce n'est pas comme les filles; pourvu qu'ils reviennent avec leurs deux oreilles, c'est tout ce qu'il faut.

Nous nous mîmes à rire et nous repartîmes.

En sortant de Coulaures, il nous fallut quitter la route pour suivre un chemin qui remontait dans la même direction que l'Isle.

—Avec tout ça nous nous sommes amusés, fit mon oncle, nous n'arriverons guère avant la nuit.

—C'est le tabac qui en est cause, dis-je.

—J'aurais bien pu en prendre à Périgueux, mais vois-tu, il faut toujours donner du débit à ceux qui nous en donnent. Les Puyadou font moudre chez nous et presser l'huile, et nous, nous leur prenons le sel, le poivre, l'empois et tout ce qui nous fait besoin. Par ce moyen chacun fait ses affaires, et l'argent ne sort pas du pays. Il faut qu'il circule entre tous les gens de métier: cordonnier, tailleur, tisserand, faure, menuisier. Tous ces gens-là vont chez Puyadou, n'est-ce pas, boire un coup ou acheter quelque chose; il est juste qu'il leur en revienne une partie en travail.

Ils vont aussi chez les marchands, et chez le notaire, et chez le curé, pour se marier, faire baptiser ou enterrer; il faut donc que les aubergistes, les marchands, le notaire et le curé fassent travailler ces gens-là, leur fassent faire des souliers, des habits, de la toile, des meubles, et leur fassent ferrer leurs chevaux et leurs bœufs, sans quoi ils sont bonnement perdus.

Ce qui ruinait nos pays avant la Révolution, c'est que les seigneurs recevaient tous leurs revenus, percevaient leurs rentes, leurs redevances, tiraient tout ce qu'ils pouvaient de leurs gens, et s'en allaient fricasser tout ça à Paris ou à Versailles. Aussi les pauvres diables de leurs terres crevaient de faim.

—Tiens, dit mon oncle en étendant le bras sur la droite; tu vois ce village? C'est Fazillac; c'est de là que le conventionnel Roux-Fazillac tenait son nom. Il est un de ceux qui nous ont aidé à sortir de cette misère. Malheureusement depuis, les bourgeois que le peuple a aidés à faire la Révolution, une fois établis dans les châteaux, enrichis par les biens nationaux, se sont mis du côté des nobles et sont aussi durs pour le peuple que les anciens seigneurs: il y en a quelques-uns qui sont restés avec nous, mais guère.

Ils ont changé le système; ce n'est plus la noblesse qui est dominante, mais la richesse. Il faut payer tant pour faire les lois, tant pour nommer ceux qui les font.

Quant au peuple, il est toujours esclave. Comme on a fait accroire aux gens que tous sont égaux, il n'y a pas moyen de rétablir les privilèges pour la bourgeoisie: alors, qu'est-ce qu'ils font? Sous la couleur d'un impôt, ces bons messieurs empêchent de chasser tous ceux qui n'ont pas vingt-cinq francs à leur donner, et voilà comment il n'y a plus de privilèges.

Tout en parlant ainsi, nous arrivons à la Croze, puis à Chaumont. Les chemins étaient mauvais comme partout; je conviens que c'était ennuyeux, mais on en avait plus de plaisir d'arriver. A la Pouge, nous prenons un petit chemin qui va au Frau.

Au bout d'un moment nous arrivons. Le moulin est sur la gauche et la maison à quarante pas sur la droite, un peu élevée sur le terme. Mon oncle envoie à ce moment deux ou trois coups de fouet à toute volée, et voici la Finette, notre chienne courante, qui s'en galope vers nous, en jappant de sa voix forte et les tétines pendantes, car elle nourrissait. La vieille Mondine sort sous l'auvent de l'escalier, avec sa quenouille dans son fichu. Elle lève les bras en l'air:

—Sainte Vierge! voilà Hélie!

Et elle rentre aussitôt pour faire le souper, pensant que nous sommes affamés.

Enfin, en dernier lieu, Gustou sort du moulin; Gustou qui ne s'est jamais pressé, qui n'a jamais dit un mot plus vite que l'autre. Il sort lentement, en pantalon gris clair, le gilet déboutonné, tout déparpaillé et un bonnet de coton sur la tête. Toute son attention est prise par la mule; les deux mains dans les poches de son gilet, il la regarde, tourne tout autour, tandis que mon oncle, toujours sur la bête, le regarde faire en riant un petit.

—Eh bien, qu'en dis-tu, Gustou?

—Ça fera une bonne petite mule.

—Bonsoir, Hélie! Tu es donc venu nous voir; allons, c'est bien pensé.

Et là-dessus, après m'avoir serré la main, Gustou prend les brides et mène nos montures à l'écurie.

Notre maison était une bonne vieille maison périgordine à toit aigu, bâtie sur la pente du coteau. On y accédait par une rampe pavée de gros cailloux de rivière, tout comme notre rue Hiéras, et on arrivait dans une cour formée par des murs de soutènement. Du côté de la cour, la maison tournée au levant, avait de plain pied, le cellier et le cuvier. La grange et l'écurie étaient dans un bâtiment séparé, en équerre sur la cour, à droite. Le premier et seul étage étant du côté de la cour, se trouvait de niveau avec le jardin, du côté du coteau. On y montait par un escalier de pierre extérieur, abrité par un auvent soutenu par des piliers massifs. Là, sous l'auvent étaient les seilles, ou les seaux si l'on veut, et le chambalou pour les porter, et la grande oulle à faire cuire pour les cochons. De l'auvent on entrait dans la cuisine, et ensuite il y avait d'un côté deux chambres où couchaient mon oncle et la Mondine, et de l'autre une grande plaisante chambre regardant sur la rivière et le moulin, avec deux lits à l'ange, où couchaient ceux qui venaient à la maison. Lorsqu'elle me vit entrer, la Mondine entortilla vitement la ficelle autour de la queue de la poêle qu'elle avait sur le feu, et vint m'embrasser à plusieurs fois en s'extasiant sur ma taille, ma force et ma bonne figure:

—Tu vas voir, mon petit Hélie, le souper sera bientôt prêt; tourne-toi vers le feu.

—Ah ça, dit mon oncle en plaisantant, tu le prends donc pour un étranger, que tu fricasses là quelque chose?

—J'avais fait de la soupe et des haricots, mais ça n'aurait pas de bon sens, vois-tu, Sicaire, de faire souper comme ça ce drole, pour le premier soir que le voilà chez lui.

—Comment, comment, chez lui?

—Sans doute chez lui, le pauvret. A qui donc que tu laisseras ça tien, Sicaire?

—Ha! ha! à ce compte-là, tu as raison, Mondine, il est bien chez lui.

—Oui, oui, j'ai raison, et je lui fais un bon petit saupiquet avec un quartier de dinde; je sais qu'il l'aime, le pauvre drole.

Je m'étais assis dans le coin du feu pendant ce temps, quoi qu'il ne fît pas froid, au contraire; mais c'est toujours bon de se mettre près du feu quand on a voyagé. Les pieds sur les grands landiers de fonte, je revoyais avec plaisir toutes les choses qui m'étaient connues dès l'enfance. C'était la maie avec son couvercle, le vieux buffet et son vaissellier au-dessus, où on voyait bien rangée d'ancienne vaisselle d'étain, puis des plats et des assiettes de faïence, rondes ou découpées à pans, avec des fleurs comme on n'en a jamais vu, et des coqs superbes, pourtraiturés comme ceux que je faisais sur mes cahiers, mais avec de si belles couleurs: du rouge, du jaune, du vert, du bleu. Les couleurs n'étaient pas toujours bien placées, mais que faisait cela.

Puis, dans le coin, la vieille pendule dans sa grande boîte de noyer, percée d'un rond vitré qui laissait voir le balancier battre lentement les secondes. Au mur étaient accrochés les chaudrons et les bassines de cuivre. Au milieu, la table massive avec une barre d'appui pour les pieds et ses deux bancs de chaque côté.

Je me levai et je fis le tour de la cuisine, reconnaissant tout ce mobilier campagnard: la chaise où j'avais mis mon nom en chicotant avec la pointe d'un couteau, et le crochet à peser pendu derrière la porte d'entrée. Je passe devant la porte de l'escalier du grenier avec son trou du chat, fermé par une planchette pendue à l'intérieur, au moyen d'une ficelle, et que nos chattes écartaient avec la patte pour passer. Puis voici les marmites, les tourtières, l'oulle aux châtaignes. Sur des planches sont les toupines de confit; et le râtelier au pain, garni de tourtes, est au fond de la cuisine solidement attaché aux poutres. Aux poutres encore, pendent des quartiers de lard et aussi de la graisse pliée dans la toile du ventre, et posée sur des cercles en vimes suspendus comme des balances.

Je reviens vers la cheminée: au-dessus, au râtelier, le vieux fusil à pierre à un coup, avec lequel mon oncle ne manquait guère le lièvre, et puis une grande canardière dont le canon a bien cinq pieds de long.

Il y a quarante-cinq ans de ça; mais je pourrais refaire l'inventaire, je crois qu'il n'y manquerait guère de choses. Mon grand-père reviendrait au monde, qu'il trouverait encore la plus grande partie des affaires qu'il y avait de son temps. Nous aimons beaucoup, chez nous, garder comme ça les vieilleries qui nous viennent de nos anciens et leur ont servi.

La nuit était venue cependant. La Mondine alluma le chalel de cuivre et le pendit dans la cheminée à seule fin de voir au fricot. Puis elle mit la touaille, les assiettes, les cuillers d'étain, les fourchettes. Pour ce qui est des couteaux, dans nos pays, chacun a toujours le sien dans sa poche; le couteau est inséparable de l'homme, et c'est la première chose que les droles demandent à leur père quand ils commencent à marcher.

Tout étant prêt, mon oncle prit une pinte et s'en fut tirer à boire. La Mondine sortit sur l'escalier et cria à Gustou, qui arriva un moment après sans se presser; puis elle accrocha le chalel à une cannevelle encochée qui pendait du plancher du grenier, au-dessus de la table.

Mon oncle, comme le maître de la maison, était assis au bout de la table sur une chaise; moi à sa droite, Gustou à sa gauche, sur les bancs, et la Mondine allant et venant:

—Tu vois, Hélie, dit-elle, je t'ai donné ton assiette.

C'était un beau coq, avec une superbe queue de toutes couleurs, que je voulais toujours avoir quand j'étais petit. C'est miracle que je ne l'aie jamais cassée.

Gustou mangeait sa soupe à l'ancienne mode avec sa cuiller et sa fourchette. Mon oncle avait perdu cette coutume au régiment, et moi à la ville. La Mondine, elle, avait l'habitude de manger debout en se promenant avec son assiette, allant de la table au foyer. Une habitude bien conservée, par exemple, c'est celle du chabrol; chacun de nous avala sa pleine assiette de vin.

J'étais bien de goût de manger, ce voyage à cheval m'avait creusé, et puis en ce temps-là, je n'avais pas besoin de ça. Après avoir mangé la moitié de l'aile de dinde, je pris une pleine assiette de haricots bien arrosés avec de l'huile de noix. Tout le monde me regardait faire avec plaisir.

—Bien manger, dit Gustou, c'est signe de bonne conscience et de bon estomac.

Tandis que nous étions à table, la Finette tournait autour de nous, attrapant un morceau de l'un, un morceau de l'autre, et mon oncle lui fit donner le reste de la soupe, car il n'aimait pas à voir pâtir les bêtes autour de lui.

Après souper, Gustou prit la lanterne pour aller soigner nos montures, et mon oncle alluma sa pipe.

—Puisque nous faisons la noce, dit-il, donne-nous un peu de pineau, Mondine.

Et nous nous mîmes à boire, en parlant de choses et d'autres.

—La demoiselle m'a bien parlé de toi l'autre jour, tu sais, Hélie, me dit la vieille servante.

—Il te faudra aller la voir, cette pauvre demoiselle Ponsie, ajouta mon oncle.

—Bien sûr, répondis-je en demandant de ses nouvelles.

—Elle est toujours brave et bonne, dit la Mondine, et point méprisante pour le pauvre monde. On pourrait chercher à vingt lieues à la ronde, pour trouver une demoiselle qui la vaille.

—Et avec ça, dit mon oncle, elle reste à la pendille.

—Ça veut dire que les messieurs de par ici sont bien bêtes, repartit la vieille: une demoiselle comme ça!

—C'est que vois-tu, il leur faut de l'argent avec la fille, et il n'y en a guère à Puygolfier.

—Les hommes ne valent pas cher! que veux-tu que je te dise, Sicaire.

—Tu veux dire les messieurs, hé Mondine!

—Oh! je ne parle pas pour toi. Je t'ai assez porté sur mes bras pour te connaître. Je sais bien que tu ne regarderais pas à l'argent, tant qu'à la convenance. D'ailleurs, les Nogaret n'ont jamais été avares; de tout temps, ils ont été de braves gens. Ton grand-père, celui du temps de la grande Révolution, n'était pas des plus tendres, mais c'était un homme franc, juste et courageux comme on n'en voit guère. Ton père et tes oncles étaient bons comme du pain de fleur de farine. Le père d'Hélie, le pauvre, ressemblait au grand-père, mais il avait avec ça, la bonté de son père en plus.

Lorsque Gustou remonta, il posa sa lanterne sur la table, but une goutte de pineau et s'en fut se coucher dans sa chambre au moulin. Nous en fîmes autant bientôt; la Mondine avait mis des draps à un des lits de la grande chambre, et lorsque je fus couché, elle vint me border dans les couvertures, comme lorsque j'étais petit, puis s'en alla après avoir fermé les courtines.


II

Je m'éveillai le lendemain à la pointe du jour. Des hirondelles faisaient leur petit ramage du réveil, et portant mes yeux en haut, je vis le nid attaché à une solive et les hirondelles sur le bord, prêtes à sortir. Juste au-dessous du nid, la Mondine avait mis un paillasson plein de sable pour la propreté. Les deux bestioles, après avoir jasé assez, s'envolèrent par un carreau cassé.

J'étais dans cet état de bien-être qu'on sent lorsqu'on a l'esprit tranquille, et le corps bien reposé. Le bruit des eaux qui passaient sur l'écluse, me berçait doucement, et je me laissai aller à des rêveries d'autrefois.

Je me revoyais petit enfant de cinq ou six ans, jouant au-dessous du moulin sur le bord de l'eau, et faisant dans le sable de petits lacs où je mettais des gardèches, ou quelqu'autre fretin que j'attrapais avec un crible. Couché sur le ventre je les regardais aller et venir tout étonnées de se voir enfermées.

Une fois la demoiselle Ponsie vint me chercher là. C'était alors une belle fille de seize ans, qui mordait dans mes joues rouges comme dans une pomme. Qu'elle était jolie avec son grand chapeau de paille fine, et sa figure rose encadrée de grappes de cheveux blonds annelés! Elle était venue faire laver la lessive, et comme c'était l'heure du mérenda, elle voulait me faire manger des crêpes. La charrette qui avait porté le linge était là-bas le long du pré du moulin, et, sur les haies, le linge blanc séchait avec une bonne odeur d'eau de rivière. A l'ombre des peupliers, la servante de Puygolfier avait posé son lourd panier et sa grande pinte, et les lavandières étaient assises sur l'herbe. Ha! les bonnes crêpes que c'était, et comme la demoiselle savait les replier joliment, après avoir épandu dessus de bon miel jaune qu'on prenait avec une cuiller dans un petit pot.

Après m'être bourré de crêpes, je m'endormis à l'ombre, et la demoiselle me mit sur la figure son voile vert, pour me garder des mouches.

Une autre fois, j'étais à cheval sur le mur de la cour, regardant dans le chemin, lorsque je la vis venir sur sa bourrique. Je m'encourus à son avance, et elle me fit grimper sur la pierre montoire du moulin et me prit en croupe, après avoir fait dire à chez nous, par Gustou, de ne pas s'inquiéter de moi. Nous voilà partis pour le Bois-du-Chat, à ramasser des marrons. A la montée des termes, elle descendait pour soulager la bourrique, et alors je passais devant et je tenais la bride, tout fier comme si c'eût été une chose difficile.

Dans le bissac attaché au panneau de la bourrique, il y avait des affaires pour la vieille Jeannillotte qui demeurait dans une cabane en plein bois de châtaigniers. C'était une bien pauvre demeure: les murs étaient moitié en bois, moitié en pierres et elle était couverte de ces genêts sauvages dont on fait les balais chez nous. Le foyer avait pour chenets deux pierres, et il était éclairé par le jour qui venait de la cheminée, tant elle était basse. Dans un coin, un vieux châlit piqué des vers, avec une paillasse bourrée de paille d'avoine et un méchant couvre-pieds tout rapetassé. Sous la table, une oulle pour les châtaignes, et une petite marmite de fonte où la vieille faisait rarement de la soupe. La table était faite avec des planches clouées sur des piquets. Dessus, deux ou trois assiettes, une soupière ébréchée en terre brune, une cuiller de fer et une cruche à l'eau, petite, car la vieille n'était pas forte, et la fontaine était loin. Et puis, avec un petit pilo de bois mort dans un coin, c'était tout. Quand on levait la tête on voyait le toit de balais. Sous la porte on aurait passé la main. Dans les nuits d'hiver, les loups qui hurlaient par les bois et trottaient sur les chemins, venaient fourrer leur nez sous la porte et reniflaient en grognant.

C'est là que vivait la vieille Jeannillotte, au grand regret de la demoiselle qui avait toujours peur qu'il ne lui arrivât malheur, de façon ou d'autre. Elle avait bien voulu la faire entrer à l'hospice d'Excideuil, mais la vieille ne voulait pas entendre parler de ça, ni même de venir demeurer dans le bourg.

Les gens de par chez nous la croyaient sorcière, et pas un n'eût voulu la rencontrer le matin en allant à la foire, sûrs que, s'ils achetaient une paire de veaux, ils se seraient écornés, ou, s'ils ramenaient des brebis, elles auraient eu le tournis. Et ce n'était pas seulement les paysans qui la fuyaient. Quand M. Silain, le père de la demoiselle, allait à la chasse et qu'il l'apercevait sur la porte de sa cabane, ou dans les châtaigniers, cherchant du bois mort ou des châtaignes, il désarmait son fusil, cornait ses chiens et s'en retournait à Puygolfier, où il ne faisait pas bon autour de lui ce jour-là.

Mais la demoiselle Ponsie n'avait peur de rien elle, et nous fîmes notre entrée chez la vieille après avoir attaché la bourrique à un arbre. La soi-disant sorcière, assise sur un petit banc, sommeillait dans la queyrio, autrement dit le coin du feu, les coudes sur ses genoux, la tête penchée dans ses mains, pliée en deux. La demoiselle tira du bissac et posa sur la table, un pain blanc, une bouteille de vin, un poulet, de la bonne cassonnade, des fromages de chèvre et un verre. La vieille oyant quelque bruit, tourna la tête sans la relever, et ne dit mot. Puis la demoiselle la fit manger, lui sucra du vin et la fit boire, et alors la vieille Jeannillotte se redressa un peu et commença à parler un brin, remerciant de son mieux: que le bon Dieu et la sainte bonne Vierge vous fassent heureuse, demoiselle!

Elle but encore un petit coup, et ça la remit tout à fait, et elle se mit à babiller. Elle parlait de sa jeunesse: c'était du temps du grand-père de M. Silain, qui avait un habit rouge, une perruque blanche, une épée à poignée d'or et un chapeau à trois cornes qu'il mettait souvent sous le bras. Ah! celui-là ne se détournait pas d'elle comme le M. de Puygolfier d'aujourd'hui. Quand il allait chasser, et qu'il la rencontrait dans les bois, jeune pastourelle gardant ses brebis, il lui prenait le babignou, comme elle disait pour le menton, et des fois l'embrassait. Puis ses souvenirs se brouillant, elle confondait avec les histoires ouïes dans sa jeunesse. Voilà, les Anglais étaient arrivés venant d'Auberoche, et ils avaient tout brûlé à Puygolfier, et le seigneur était parti après les Anglais qui allaient au château des Chabannes qu'ils brûlèrent aussi. Dans toutes ces affaires le seigneur avait été tué... Que le bon Dieu le garde dans son saint paradis! disait-elle en joignant les mains.

Au sortir de là, nous fûmes au Bois-du-Chat, ramasser des marrons, et comme nous avions emporté de chez la vieille, une braise avec de la cendre dans un vieux sabot, nous allumâmes du feu pour faire griller des marrons sous les charbons. Ah, que c'était bon de manger comme ça dans les bois!

Le bissac bondé de marrons fut attaché sur la bourrique et nous redescendîmes vers le moulin. Ma grand'mère remercia bien la demoiselle de m'avoir emmené; mais elle se mit à rire, m'embrassa encore, remonta sur sa bourrique et s'en fut vers Puygolfier.

Une autre fois encore... mais à ce moment mon oncle entra dans la chambre: Allons! allons! mon vieux, le soleil est levé depuis un moment; saute du lit. Il me faut aller du côté de Verdeney parler à un couvreur pour faire repasser le toit du moulin; ça te promènera.

Après avoir cassé une croûte, et bu un verre de vin gris, mon oncle prit son fusil en cas de bonne rencontre, et je le suivis.

A deux cents pas du moulin il y avait une drole d'une douzaine d'années, qui touchait un troupeau de brebis.

—Tiens, Nancy, dit mon oncle, ça tombe bien, te voilà ta foire. Et il lui donna les bagues de la Saint-Mémoire.

—Grand merci, notre Monsieur, dit la petite.

—Tu mènes tes brebis dans les raisses, ajouta mon oncle; donne-toi garde de les laisser entrer dans la coupe jeune.

Cette petite me fit impression par sa figure calme et sérieuse. Sous son bonnet d'indienne, devenu trop petit, d'épais cheveux noirs sortaient de partout. Ses sourcils étaient bien recourbés, et, sous de longs cils noirs, ses yeux gris bleu avaient une assurance tranquille qui m'étonnait, car les drolettes de chez nous étaient nices en ce temps, et n'osaient regarder les gens.

—C'est la petite bâtarde de chez le bordier, dit mon oncle.

—Je ne l'aurais pas reconnue.

—C'est qu'elle a grandi et s'est bien faite; et avec ça plus de raison et de sagesse que bien des filles de vingt ans. Ça aurait été dommage de laisser cette drole sans lui faire apprendre quelque chose. Mais j'ai eu bien du mal à obliger Jardon à la laisser aller ces hivers chez la vieille demoiselle Vergnolle. Elle n'y a pas appris grand'chose, car la pauvre fille ne peut enseigner que ce qu'elle sait, et elle n'en sait pas long. Ça m'a couté six écus, mais je ne les plains pas; aujourd'hui la Nancy sait lire, écrire et compter un peu. Il faut dire aussi que la demoiselle Ponsie lui montre quelquefois, et lui a prêté des livres de classe, moyennant quoi elle a étudié un peu par-ci par-là, en gardant ses moutons, ou le soir à la veillée.

Arrivé à Verdeney, mon oncle s'entendit avec le couvreur, et nous fûmes revenus pour manger la soupe.

Après déjeuner, Gustou chargea des sacs sur une mule et sur la jument; mon oncle prit son fouet, et partit pour rendre de la farine aux pratiques.

—Donne-moi la clef? lui dis-je.

La clef, point d'autre explication; mais il savait ce que je demandais. Il tira une clef de sa poche.

—Tiens, et ne dérange rien.

Là-dessus il fit claquer deux ou trois fois son fouet, et suivit ses bêtes.

Notre moulin était planté sur la rivière comme un pont. En le traversant, on allait, du bord, à l'îlot formé par le trop plein des eaux du goulet, autrement dit du bief, qui passaient sur l'écluse, et faisaient un bras de rivière qui allait à deux cents pas en aval rejoindre les eaux qui faisaient tourner les meules. De l'îlot, on passait sur l'autre rive, par un gué longé de grosses pierres que les piétons enjambaient tandis que leurs bêtes, quand ils en avaient, suivaient le gué.

A l'entrée du moulin était un espace libre, où on attachait les bêtes qui venaient porter le blé à moudre. A l'autre bout, c'était le pressoir pour l'huile; entre deux, les meules. Au-dessus, il y avait deux chambres où on montait par un escalier de bois. L'une était celle de Gustou, l'autre était à mon oncle, et c'est là qu'il serrait ses affaires et montait de temps en temps quand il avait un moment.

Avant d'entrer au moulin, Gustou me fit voir sur la clef de voûte de la porte ronde une raie qu'il avait faite au ciseau. C'était la marque de l'inondation de l'année d'avant. Les eaux avaient monté jusque-là, dans la nuit du 16 au 17 janvier 1843, et tout le moulin avait été inondé. Ce n'était pas chez nous seulement qu'il y avait eu de grandes crûes; notre nouvelle route de Périgueux à Saint-Yrieix, avait été tout abîmée, et les eaux avaient emporté le pont d'Eymet et celui de Mussidan.

Quand Gustou m'eut bien raconté tout ça, avec force explications sur les dégâts que le moulin avait eus, et toujours avec sa manière lente et tranquille qui me faisait bouillir, je montai vivement l'escalier, et je crois bien qu'il parlait encore tandis que je mettais la clef dans la serrure.

Pour sûr, la recommandation de mon oncle était bien inutile, car rien n'était rangé dans la chambre. Dans un coin était le lit à quenouilles avec des rideaux rouges à grands ramages, où mon oncle couchait quelquefois, s'il y avait du monde à la maison. Mais en ce moment il y avait sur le couvre-pieds des pelotons de fil à faire le filet. Contre le mur, un grand vieux cabinet à colonnes et à quatre portes taillées en pointes de diamant; à l'opposé, une grande table où étaient éparpillés de vieux livres à tranches rouges ou bariolées. Dans une grande écritoire de faïence à fleurs, étaient plantées des plumes d'oie venant de l'aile de nos bêtes. Dans un coin, le lourd fusil à pierre avec lequel l'aïeul avait fait les campagnes de la République. Aux murs, un shako moins ancien, large du haut, avec un grand pompon jaune, un havresac poilu et des vieilles images attachées avec des clous à ferrer les souliers.

A côté de la table, étaient accrochées une peau de bouc et une sacoche à je ne sais combien de poches, brodée de fils de soie et couverte d'une peau de bête sauvage; mon oncle avait apporté ça d'Afrique. Ailleurs, de grandes gourdes accrochées à des clous, contenaient des graines, et, du côté de la fenêtre, un épervier tôt fini pendait d'une poutre du plafond.

Parmi les images clouées au mur, il y en avait une au-dessus de la table que j'aimais plus que les autres. Cette image représentait la Liberté, patronne des Français. C'était une jeune fille de seize à dix-sept ans, coiffée d'un bonnet ramené par devant avec une petite floque; elle avait une ceinture tricolore et un sabre pendu à un baudrier: qu'elle était jolie!

J'aimais cette chambre de passion étant enfant et jeune garçon, à cause de toutes ces choses, et surtout pour ces vieux livres où on trouvait des histoires si belles. Le haut du cabinet en était bondé. Dans le bas, partagé avec une étagère, il y avait, pêle-mêle, de vieilles ferrailles, des pierres à fusil, des cornes à mettre la poudre, d'anciennes fioles verdâtres, des grelots, des boutons de cuivre, des bouts de galons d'uniforme, un pistolet à pierre, un coudouflet à appeler les perdrix, des balles de calibre, des tabatières, des bésicles de corne, enfin tout ce bric-à-brac qui s'amasse dans les maisons où on ne jette rien. J'aimais à farfouiller dans toutes ces vieilleries, m'amusant avec. Je recherchais aussi les antiques histoires, les anciens almanachs. Oh! les Quatre fils d'Aymon, que l'on voyait sur la couverture montés tous quatre sur le cheval Bayard, que de fois je l'ai relu! Il y avait aussi un vieux Plutarque dont je ne pouvais me déprendre. Mon oncle y avait fait des marques avec des morceaux de papier, et moi je mangeais ces vies des hommes illustres. Lorsque j'étais encore enfant, j'étais plus curieux des faits que de l'enseignement qu'ils donnent, mais plus tard, ç'a été le contraire, en sorte que le peu que j'ai acquis de ce côté, je le dois à ce livre.

Il y avait encore une vieille Maison rustique, tout abîmée, où je cherchais principalement la manière d'attraper les oiseaux, et les affaires de chasse.

Mais il y avait aussi dans cette chambre un tableau comme aucun peintre n'en a fait. Quand j'eus achevé le tour de la chambre, je m'assis, un coude sur la table, pour le regarder. Par la fenêtre ouverte, on voyait le bief du moulin dans toute sa longueur de deux cent cinquante à trois cents toises. La rivière sort d'une gorge, bordée d'un côté par une étroite lisière de prés dominés par des coteaux boisés, et de l'autre, par un grand terme de rochers presque à pic sur l'eau et pleins d'ajoncs, de houx, de bruyères et de genêts sauvages que nous appelons des balais. Tout à la cime, de grands châtaigniers, venus là par hasard, se penchaient comme pour regarder dans la rivière. Au bord, de chaque côté, les vergnes, les aubiers retombaient sur les eaux tranquilles.

En quelques endroits, un peuplier miné par les crues s'inclinait aux trois quarts tombé, comme pour jeter un pont sur la rivière. Tous ces arbres penchés sur l'eau, se rejoignaient quasi des fois, ce qui, vu de loin, faisait comme une longue voûte de verdure. Le soleil passant à travers le feuillage, tremblotait à la surface de l'eau. Les demoiselles aux ailes bleues et vertes, voletaient çà et là, et se posaient sur les crêpes et les marguerites d'eau, où les hirondelles qui chassaient en rasant la rivière les attrapaient quelquefois; sur les bords, des iris dont les feuilles semblent des baïonnettes. De temps en temps, un cabot ou une perche montait à la surface happer une chenille ou une barbote chue des feuilles, et le cercle formé par le remous, allait s'agrandissant toujours et finissait par disparaître. Des fois, un martin pêcheur passait d'une rive à l'autre comme une flèche empennée de bleu, en jetant son petit cri aigu; ou bien un rat d'eau traversait la rivière en laissant derrière lui un long sillage. Dans le bois, on entendait le bruit sourd du pic sondant un arbre à coups de bec.

C'était une vue plaisante que celle-là, aussi je restai là, toute l'après-dînée, lisant et regardant, et je ne descendis que vers le soir, lorsque le fouet de mon oncle se fit entendre. Je ne m'en suis jamais fatigué, et encore aujourd'hui, quarante-cinq ans après, de la vieille table où j'écris ceci, je pose souvent la plume dans l'écritoire pour regarder.

Voici un an, que les dimanches je m'amuse à coucher par écrit ces histoires de jadis, et j'ai vu ce tableau changer plusieurs fois.

Au printemps rien n'est encore formé; les bourgeons ne sont pas développés, la verdure est claire, l'herbe des prés commence à pointer; c'est le temps où les droles font des chalumeaux avec des branches de saule: sève, sève... c'est le renouveau de la terre; les oiseaux dans le taillis prochain, babillent et font l'amour, et on entend au loin le coucou chanter dans les bois.

Dans ce moment où j'écris, en novembre, les feuilles jaunissent et tombent. Dans les taillis, le feuillage couleur de tan du chêne se mêle aux feuilles jaunes du châtaignier et aux feuilles grisâtres des noisetiers, tandis que par places les cerisiers sauvages piquent sur ce fond leurs belles couleurs rouges. Toutes ces couleurs se nuancent selon l'âge ou la vigueur des arbres, pour se fondre vues de loin, dans ces belles teintes des bois à l'automne. Seuls les peupliers déjà dépouillés dressent tristement sur les bords de l'eau, leurs cimes pointues au-dessus des vergnes et des saules. Quelquefois une pluie serrée tombe lourdement sur l'eau comme des balles de plomb, et c'est triste. Mais en ces beaux jours de la Saint-Martin, où nous sommes, la rivière charrie lentement les feuilles mortes; elle fume, et cette brume fine se répand dans la gorge, amortissant encore les derniers rayons d'un pâle soleil qui se meurt pour renaître à la Noël.

L'hiver c'est encore autre chose: plus une feuille aux arbres; les prés sont morts, grisâtres et tristes; la terre est durcie par la gelée; les herbes folles et les grands chardons desséchés sont blancs de givre, et le long des rives dans les petits creux où l'eau dort, la glace est prise. En haut des rochers, les squelettes noircis des grands châtaigniers se dressent immobiles sur le ciel couleur de plomb. Tout est endormi et repose; pourtant dans le terme, les ajoncs vivaces au milieu des bruyères grises et des fougères séchées, éclairent leur verdure terne de quelques fleurs jaunes, et les houx aux feuilles luisantes montrent leurs belles grappes de graines rouges. Lorsqu'il gèle fort, on voit quelquefois tout là-bas, dans le fond du goulet, une troupe de canards sauvages qui cherchent leur manger, tandis que dans l'air monte lentement la fumée lourde de quelque feu de bergères, et que plus haut passent en couahnant des bandes de graules.

J'ai entendu quelquefois des gens de la ville dire: oui, la campagne, c'est joli l'été et pendant les vacances, mais l'hiver, c'est bien triste.

Hé bien, moi, je l'aime en tout temps la campagne; lorsqu'elle commence à s'éveiller, lorsqu'elle porte les blés mûrs, lorsqu'elle décline comme un malade qui s'en va, lorsqu'elle est morte l'hiver. Quelquefois de la cime des coteaux au-dessus de chez nous, je regarde une grande étendue de pays couverte de neige, jusque vers Saint-Raphaël. Plus rien: les gens sont chez eux au coin du feu, les bestiaux à l'étable, et les oiseaux des bois à l'abri sous les mères branches des arbres; plus rien, si ce n'est de temps en temps une pétée au loin qui rappelle aux soldats de l'hiver de 1870, les coups de fusil des avant-postes... Revenons au moulin.

J'ai oublié de dire jusqu'ici, que cette année-là, 1844, le 26 mai était tombé un dimanche, de manière que la foire avait été repoussée au lundi et mardi. Je ne parle pas du troisième jour qui, dès cette époque, n'était guère plus rien pour le commerce; on y voyait plus de gens faisant la noce que des affaires.

Le surlendemain de ma venue au Frau était donc un jeudi, jour de marché à Excideuil, et mon oncle y ayant des affaires, j'y fus avec lui.

Pour dire la vérité, je ne m'amusai pas beaucoup ce jour-là. Je fis souvent, en suivant mon oncle, le chemin du foirail au minage, et du minage à la place des cochons, où il fallut en acheter deux que Jardon, le bordier, emmena. Nous passâmes je ne sais combien de fois dans la rue des Cordeliers, sans parler des entrées dans les cafés ou les auberges pour chercher quelqu'un à qui mon oncle avait affaire. De temps en temps, nous rencontrions des gens qui l'accostaient, lui secouaient la main, et après les informations sur la santé: Comment ça va? et chez toi? disaient en me regardant: Qui est ce drole?

Sur la réponse de mon oncle, ils se mettaient alors à parler des affaires de la politique, et de ce qui se passait. Et ma foi on ne disait pas de bien des gens qui étaient à Paris à la tête. Les principales choses dont on se plaignait, c'était que le sel était trop cher et les impôts mal répartis. La loi nouvelle sur les patentes faisait crier les gens de métier ou de commerce qui payaient cet impôt. Mais tous et un chacun se révoltaient de bien travailler, de payer les tailles, les prestations des chemins, les patentes et tout, et de n'être rien, vu qu'il n'y avait d'électeurs que ceux qui en payaient jusqu'à deux cents francs, ce qui était beaucoup en ce temps. On se vengeait de ça, en brocardant sur quelques-uns du pays, qui avaient plus de terres que d'esprit et de bon sens. On ne disait pas guère de bien de nos députés non plus. Comme il était du pays, que c'était un général, et qu'il faisait beaucoup travailler à la Durantie, on ne parlait pas du maréchal Bugeaud, mais les autres députés étaient mal arrangés. Lorsque mon oncle disait qu'il y avait une nouvelle loi pour empêcher de chasser sans payer vingt-cinq francs, et un tas de règlements qui n'en finissaient plus pour tuer un lièvre, alors les gens juraient, et ne se gênaient pas pour traiter de canailles, de gueux, tous les messieurs qui voulaient rétablir à leur profit les anciens droits des nobles, au moyen de l'argent. Il y avait surtout un homme de Cubas qui se mit fort en colère. Il disait qu'il faudrait recommencer la Révolution, parce que les bourgeois et les nobles s'entendaient pour remettre le peuple à ce qu'il était autrefois; et il assurait que dans son endroit, tout le monde était de cet avis.

—Tant mieux! faisait mon oncle, et que tout le département et toute la France puissent penser ainsi!

C'a toujours été un grand sujet de mécontentement que cette loi sur la chasse. Chez nous, tout le monde a son fusil au-dessus de la cheminée, et celui qui s'en va couper de la bruyère, ou abattre un arbre dans les bois, ou faire le tour de son bien, emporte son fusil avec lui. Les charbonniers qui travaillent pour les forges, ont le leur dans leur cabane, et les mineurs qui cherchent le minerai, le cachent dans le creux d'un châtaignier. Dans les foires et les marchés, on ne voit que gens avec leur fusil. Aussi cette loi faite par les bourgeois, personne ne s'y trompait; tous nous autres paysans, nous comprenions bien, qu'elle était faite pour que nous ne chassions pas, nous qui nourrissons le gibier, afin que les messieurs pussent tirer plus de lièvres et de perdrix. Ce n'était pas tant pour l'argent qu'elle devait rapporter au gouvernement, que pour ça, qu'elle avait été faite. Aussi M. Chavoix qui nous connaissait bien, lorsque nous l'eûmes nommé représentant du peuple, il fit tout le possible pour la faire ôter, mais il y avait trop de gens intéressés à ce qu'elle restât, et il ne put jamais y arriver.

Tandis qu'on causait comme ça dans le foirail ou sur les places, lorsque les gendarmes venaient à passer, avec leur grand chapeau bordé, leurs habits à queue, leurs buffléteries jaunes croisées sur la poitrine on ne parlait pas haut, et on avait l'air de causer du prix du blé ou des cochons, ou de choses comme ça. Eux cependant n'avaient pas l'air commode avec leurs moustaches en brosse et leurs petits favoris, et je me donnai garde qu'ils nous regardaient beaucoup en passant, et principalement mon oncle. A cette époque, on ne voyait guère de gens barbus, surtout dans nos pays, et ceux qui avaient leur barbe étaient regardés, je ne sais pas pourquoi, comme des républicains, des pas grand'chose, des communistes, enfin des gens qu'il fallait surveiller. Mon oncle, barbu comme il l'était, passait pour un homme dangereux, à ce que j'ai su depuis. Mais ça, c'est des idées bêtes comme les gens s'en mettent quelquefois dans la tête. Roux-Fazillac, Elie Lacoste, Lamarque, Bouquier, et tous les autres conventionnels qui ont fait guillotiner Louis XVI, étaient bien rasés, et n'avaient pas tant seulement un poil aux joues, pas plus que ceux qui ont commencé la Révolution, Mirabeau et les autres. Ce n'est pas la barbe qui fait les révolutionnaires; mais à cette époque les gens en place croyaient ça.

Nous revînmes le soir avec quelques voisins. Tout en marchant, mon oncle leur parlait des affaires et leur disait qu'il fallait regarder plus loin que le clocher de son village, et s'intéresser à ce qui se passait en France. Ils trouvaient bien qu'il avait raison; mais voilà ils avaient peur, les pauvres gens: oui, ça peut sembler fort à ceux qui ont la vie et la liberté assurées; ils avaient peur des nobles, revenus aussi puissants que sous le roi d'avant; peur des curés qui faisaient la pluie et le beau temps dans nos campagnes; des notaires qui leur avaient fait prêter de l'argent; peur des maires aussi, qui représentaient le gouvernement, et des gros bourgeois qui vous faisaient des procès aux mauvaises têtes, comme ils les appelaient, et les ruinaient. Les métayers craignaient leurs maîtres; les journaliers, les propriétaires qui les occupaient; les artisans, les bourgeois qui les faisaient travailler: Faut bien du pain pour les droles, n'est-ce pas?

—Les pauvres seront toujours les pauvres! disaient-ils bonnement: que pourrions-nous faire? Nous ne sommes pas libres, nous ne votons pas, nous ne sommes rien, nous ne comptons que pour payer les tailles!

—Patience, cela viendra, disait mon oncle, Périgueux ne s'est pas bâti en un jour. Ceux qui travaillent, finiront par comprendre qu'ils sont les plus nombreux et les plus forts. Ce n'est pas les riches qui vous donnent le pain; c'est au contraire vous autres qui les nourrissez et les entretenez de tout. Que feraient-ils de leurs biens si vous ne les leur travailliez pas? Que produiraient leurs propriétés sans vous? des ronces, des chardons et du chiendent. Leurs revenus, ils les tirent de vos bras, n'est-ce pas? Le jour donc où les paysans ne travailleraient plus pour eux, que deviendraient-ils? ils crèveraient de faim. C'est le peuple qui fait tout marcher, vous entendez bien; qu'il se couche seulement comme un pauvre âne trop chargé, mal nourri, et tout s'arrête dans le pays.

Il ne faut pour ça que s'entendre. Quelque jour, je vous le dis, la terre sera au paysan. Nous autres nous ne le verrons pas, je crois bien, mais ceux qui viennent après nous, verront ça. En attendant, il faut prendre courage, se relever, se retourner quelquefois contre les gens méchants et durs. Ça ne sert de rien d'être craintif et soumis, au contraire: c'est sur le cheval qui tire le plus qu'on tape toujours. Rappelez-vous qu'une poule en colère fait fuir un chien, et ne craignez pas de résister à l'injustice, quoiqu'elle ait la force pour elle en ce moment.

Nous avancions en parlant ainsi, et la compagnie s'égrenait dans les villages. A Saint-Germain, deux nous donnèrent le bonsoir et restèrent. A la Maison-Rouge, un autre prit le chemin de Saint-Jory, et nous deux nous continuâmes le nôtre:

—Dire que nous en sommes là, cinquante ans après la Révolution! fit mon oncle quand nous fûmes seuls.

Le lendemain après dîner, je m'en fus vers Puygolfier, et, en chemin, je pensais à la demoiselle. Etant tout enfant, je l'aimais avec passion, et même quelque chose de plus, car j'avais pour elle une sorte d'adoration, tant elle était bonne, et belle plus qu'aucune femme que j'eusse vue. En suivant le chemin creux, pierreux et bordé de chênes qui contourne le flanc du terme, et où les roues des charrettes avaient fait des ornières dans le roc, voici que toutes mes innocentes admirations se ravivaient comme un feu dans les terres au souffle du vent.

Quand on était en haut, le chemin tournait en revenant un peu sur lui, et finissait à une allée de noyers d'une centaine de pas, au bout de laquelle on voyait, percée dans un fort mur de clôture de dix pieds, la grande porte charretière, accolée d'une autre petite porte ronde pour les piétons. De chaque côté, les murs étaient percés de meurtrières. Les portes, ferrées de gros clous à tête pointue, étaient coiffées d'un toit aigu d'ardoises mousseuses, dans la charpente duquel piaillaient les passereaux. Ce jour-là, au grand portail, était clouée, les ailes étendues, une dame-pigeonnière.

En entrant dans la cour, on voyait, à gauche, la maison du métayer, la grange, le cuvier, le fournil, le clédier, ou séchoir à châtaignes, et dans une autre petite cour entre deux bâtiments, le tect des cochons. En face, la terrasse bordait la cour et les bâtiments, et au milieu de la cour était un grand vieux marronnier, où la poulaille se juchait. A droite, contre le mur de clôture, les écuries et le chenil, et, après un espace vide, le long de la terrasse, le château dominant la plaine; petit château assez délabré, formé de bâtiments inégaux irrégulièrement assemblés autour d'une petite cour intérieure isolée de la grande. En entrant, on se trouvait en face d'une galerie soutenue par des arceaux de pierre. A gauche, la tour à toit pointu avec une girouette, qui contenait l'escalier. Sur la galerie s'ouvraient des portes, dont la première était celle de la cuisine, et la seconde celle du salon à manger.

La grande Mïette était là dans sa cuisine, qui s'exclama en me voyant, et se mit à me faire des questions sur ma santé, mon arrivée et le reste. Mais j'étais pressé, et lorsqu'elle m'eut dit que sa demoiselle était au salon qui repassait, j'y courus. La porte vitrée était ouverte et je la vis tout en blanc, cotillon et manteau de lit, et ses grappes de cheveux en boucles sur ses joues roses.

—Ho! c'est donc toi, mon petit! s'écria-t-elle; mais je m'étais déjà jeté dans ses bras comme je faisais étant enfant, et je l'embrassais. En sentant à travers le linge ses seins fermes sur ma poitrine, j'éprouvai une sensation qui me fit rougir, ce dont elle s'aperçut, sans doute, car elle se retira.

—Comme tu as grandi! dit-elle en riant; et ta moustache qui pousse, te voilà un homme! Tu es trop grand, maintenant, je ne t'embrasserai plus, tu me donnerais de la barbe!

Et moi je riais aussi, quoique pas trop content de ça, sans trop savoir pourquoi; seulement, je sentais qu'elle ne pouvait plus être avec moi, comme lorsque j'avais dix ans et elle vingt, et que, me menant pendu à son cotillon, j'embrassais sa main, ne pouvant me hausser jusqu'à elle.

Tout en causant, elle se remit à repasser des collerettes, des mouchoirs et des petites affaires de femmes, et m'interrogeait sur ceci, cela. Je fus tout fier de lui apprendre que j'allais entrer à la Préfecture, avec M. Masfrangeas. Dans ma sottise naïve, il me semblait que j'allais devenir un personnage. Lorsque la demoiselle me demanda pourquoi je ne restais pas avec mon oncle, pour lui aider et le remplacer plus tard, je lui répondis avec un petit air important, que M. Masfrangeas avait dit à ma mère, que je pourrais arriver à quelque chose dans l'administration.

—Et à quoi arriveras-tu? Masfrangeas a eu de la chance, tout le monde le dit; le voilà chef de bureau, c'est son bâton de maréchal. Si tu as autant de capacités et de chance que lui, tu y arriveras peut-être, après avoir gratté du papier pendant vingt-cinq ou trente ans, et avoir supporté les ennuis du métier, les caprices des chefs, les injustices des supérieurs. Vois-tu, mon petit, il te vaudrait mieux être tout bonnement meunier et vivre là, chez toi, libre et tranquille en travaillant.

C'était bien la vérité, mais je n'étais pas alors capable de comprendre ça. D'ailleurs, ma mère, à la persuasion de M. Masfrangeas, avait tourné de ce côté, tous les rêves d'avenir qu'elle faisait pour moi, comme font toutes les mères, et je ne pouvais bonnement guère penser autrement qu'elle, après avoir tant entendu vanter cette carrière, ni la contrarier, quand même j'aurais pensé autrement. Au reste, les quelques années que j'ai passées à la 3e division de la Préfecture ne m'ont pas été inutiles, car elles m'ont dégoûté pour toujours, de toute vie enfermée, malsaine, éloignée de la nature; elles m'ont appris les misères qui se cachent sous des apparences plus brillantes, et m'ont fait estimer à leur valeur, la santé, le grand air et la liberté. Combien de fois depuis, j'ai reconnu la grandissime vérité de ce dicton de mon oncle, que je translate ici de notre patois en français:

Maître de soi, maître chez soi; petite maison, grand cœur: voisin du bonheur.

Quand la demoiselle Ponsie eut fini de repasser, je lui aidai à monter dans sa chambre tout son linge qu'elle empilait sur mes bras étendus. C'était toujours sa petite chambre avec des boiseries peintes en blanc; ses rideaux de lit et de fenêtre, en ancienne toile à fleurs bleues; ses chaises à pieds contournés, et sa commode au ventre arrondi, avec des poignées de cuivre. Au-dessus de la cheminée, il y avait dans un cadre doré, une petite glace, et, plus haut, une peinture représentant un berger; non pas de ces bergers dépenaillés de chez nous, mais un berger en culotte rose et bien poudré, qui offrait à sa bergère deux tourterelles dans une cage.

Après que tout fut bien rangé dans les tiroirs, la demoiselle me fit monter au second, où personne ne couchait, et qui n'était même pas meublé. Dans une chambre tournée au nord, on mettait le fruit sur des couches de paille et sur des claies. Après avoir choisi quelques pommes, nous redescendîmes faire collation avec, et des fromages de chèvre au gros sel.

Quand ce fut fait: Si tu veux, me dit la demoiselle Ponsie, nous irons à Prémilhac: j'ai des affaires à porter à la femme de notre ancien métayer des Boiges. La pauvre a un petit enfançon nouveau-né, et pas de langes, pas de brassières, pas de bourrasses, rien, ils sont si pauvres! Je vais m'habiller, dis à la Mïette de mettre le panneau sur la bourrique.

Tandis qu'elle s'habillait, je renouvelai connaissance avec le salon à manger. Rien n'était changé: de chaque côté de la cheminée, de grands placards en noyer; au milieu, la table ronde massive à pieds tournés; autour, le long des murs tapissés d'un vieux papier imitant des boiseries, étaient rangées les chaises à dos façonné en forme de lyre. Au coin du foyer, un grand fauteuil à dos carré, recouvert d'une tapisserie assez fanée, où M. Silain, le père de la demoiselle, se reposait, après souper, d'une chasse fatigante. A l'autre bout du salon, en face de la cheminée, il y avait un grand buffet à dressoir, où se voyaient des restes d'un service d'ancienne porcelaine de Limoges, assiettes, plats, et des tasses à café en forme de gobelet, avec des filets d'or et des chiffres entrelacés.

Autour, étaient accrochées aux murs, dans des cadres à la dorure ternie, des gravures qui avaient fait le bonheur de mes premières années. Quand la demoiselle m'amenait au château, je les suivais une à une en montant sur les chaises pour mieux voir, et j'avais une réflexion pour chacune de ces images.

C'était d'abord un portrait en pied de Louis XVI, en manteau parsemé de fleurs de lys, et son bâton appuyé sur une table où était la couronne royale.

—Pourquoi, disais-je à la demoiselle, ce gros monsieur lève-t-il sa robe; c'est-il pour montrer sa belle culotte?

Et elle de rire.

En face, c'était Marie-Antoinette en robe de cour, la poitrine étalée, avec une haute coiffure qu'on aurait dit bâtie par un architecte, et qui ne devait pas passer aisément sous les portes.

Il y avait aussi le petit duc de Bordeaux en pantalon blanc, court, avec des souliers découverts à boucles, un petit justaucorps et une collerette. Il goûtait la soupe de l'ordinaire, dans la cuisine des hussards de la garde, à Fontainebleau. Derrière lui des généraux et des officiers, le chapeau sous le bras.

Comme le petit prince n'avait pas l'air d'y aller de bon cœur, je disais toujours:

—Il ne la trouve pas bonne, la soupe!

Puis c'était le duc d'Angoulême en général, arrivant sur le front des troupes pour passer une revue. Il était reçu par les généraux qui le saluaient tous ensemble, le chapeau au bout du bras demi tendu vers lui:

—Est-ce qu'ils lui demandent la charité? disais-je à la demoiselle.

Ils étaient curieux, ces généraux; ils se ressemblaient tous: ils avaient de grands nez droits, de petits favoris, pas de moustaches, et les cheveux frisottés ramenés sur le front.

Il y avait encore Henri IV à cheval, entrant à Paris; la prise du Trocadéro, où on ne voyait rien, rapport à la fumée; un portrait de feu Monseigneur de Lostanges, et quelques autres tableaux.

Sur la tablette de la cheminée, était toujours un gros chat sauvage empaillé, tué par M. Silain dans le bois que depuis on a appelé le Bois-du-Chat; au-dessus, était accroché un baromètre, que le Monsieur ne manquait pas de consulter en partant pour la chasse.

Mais de tout ça, ce qui m'amusait le plus, c'était un paravent curieux. Sur le papier de couleur claire, la défunte dame de Puygolfier et sa fille avaient collé partout des images découpées, qui n'étaient, pour la plupart, que des caricatures sur Louis-Philippe, sa famille et son gouvernement. Il faudrait une heure pour les mentionner toutes. Le roi des Français était toujours représenté avec une tête de poire! Il y avait une de ces images représentant un musée, où tous les tableaux, paysages, monuments, portraits, objets quelconques, ressemblaient à des poires; et parmi les messieurs qui regardent, en voici encore en tête de poire, avec un parapluie...

J'en étais là de ma revue, lorsque la demoiselle redescendit. Qu'elle était jolie avec sa collerette à pointes découpées, sa robe froncée avec une boucle dorée à la ceinture, des manches à gigot, et une jupe courte qui laissait voir le bas des jambes, où des rubans noirs s'entre-croisaient sur les bas blancs, pour tenir le petit soulier! Elle portait dans une couverture de berceau, tout plein de petites affaires d'enfant: drapes, maillots, brassières et des petits bonnets qu'elle mettait sur son poing pour me faire voir. Pauvre chère demoiselle! comme on voyait bien qu'elle avait fait tout ça avec affection, et qu'elle aurait été bien contente d'avoir à elle de petits enfançons à habiller. Elle avait pour lors vingt-six ans; elle aurait été une bonne mère; elle méritait d'être heureuse, mais le sort ne l'a pas voulu, et elle restait au crochet, ou à la pendille, comme disait mon oncle.

Toutes ces petites nippes furent bien pliées, et mises dans un grand cabas attaché au panneau de la bourrique, et après ça en croupe, la grande Mïette attacha encore un bissac plein de vivres. Quand tout fut prêt, la demoiselle noua un foulard sur sa tête, et nous voilà partis.

En sortant de la cour je demandai un peu tardivement des nouvelles de M. Silain.

—Ah! répondit la demoiselle, mon père est à chasser les loups à Jumilhac, avec des messieurs du Limousin; qui sait quand il reviendra.

Elle marchait, ou montait sur sa bête, suivant le chemin. Moi je tenais la bride, le long des grosses pierres, pour l'aider à monter, et ensuite j'allais derrière, touchant la bourrique avec une verge de châtaignier. Je ne me lassais point de la regarder, de l'admirer, avec ses petits frisons d'or dans le cou. Lorsqu'elle se tournait vers moi, je me baignais, il me semblait, dans ses beaux yeux bleus si bons. Quelquefois, je courais devant dans les taillis, pour écarter une branche qui pendait sur le chemin. Quelle belle journée! J'avais oublié le moulin, la Préfecture et tout: J'aurais voulu que Prémilhac fut aussi loin que Limoges.

Notre chemin était par la Boudelie et Magnac, mais nous prenions quelquefois des traverses. Au passage du ruisseau du Ravillou, ce fut le diable; la bourrique ne voulait pas passer.

—Descendez, dis-je à la demoiselle; quand vous ne serez plus sur la bourrique, je la ferai bien passer de force, et après ça, je vous traverserai sur mes bras, vous ne vous mouillerez pas.

Elle se mit à rire en secouant la tête:

—Nenni, tu me jetterais peut-être dans l'eau.

Je ne sais pourquoi, mais il me montait dans l'idée, une envie folle de la passer comme ça dans mes bras.

—N'ayez crainte, demoiselle, je suis fort, plus fort qu'il ne faut, vous ne risquez rien.

Mais elle ne voulut pas entendre à ça, et ayant inutilement essayé de la persuader, je mis mon mouchoir sur les yeux de la bourrique, et je la poussai dans le ruisseau que je lui fis traverser en reculant, la demoiselle toujours dessus et riant.

Nous arrivâmes enfin dans cet ancien village de Prémilhac, où on voit des restes d'anciennes constructions, des marques d'antiques murailles, que dans le pays on dit être l'ouvrage des Anglais. Ça n'est peut-être pas vrai, et il y en a qui disent que ces ruines viennent d'un ancien moustier bâti, il y a quinze cents ans, par un saint homme appelé Sulpice qui donna son nom à la paroisse dans laquelle était Prémilhac. Mais par chez nous, à entendre les gens, toutes les vieilles murailles, tous les anciens châteaux ont été bâtis par les Anglais, tant sont vivaces les souvenirs de la grande guerre de Cent ans.

L'accouchée était dans son lit, gardée par une vieille voisine, et son petit enfant à côté d'elle. Lorsqu'elle nous vit entrer, elle joignit les mains et s'écria: Oh! demoiselle! Elle n'en put dire plus long pour lors, mais ses yeux se mouillèrent.

Après les questions sur la santé, la demoiselle Ponsie prit le poupon qui était plié dans un mauvais morceau de drap tout percé, et l'habilla avec les affaires qu'elle avait apportées: et tout ce temps, elle le baisait et le rebaisait, puis comme il commençait à gimer un peu, elle le rendit à sa mère pour le faire téter.

Une poule toute plumée et vidée, fut tirée du bissac et donnée à la vieille, qui apprêta une marmite et la mit au feu pour faire de bon bouillon. Après ça, la demoiselle serra dans un mauvais cabinet une bonne miche blanche, du sucre, et deux bouteilles de vin vieux.

—Que vous êtes bonne, notre demoiselle! disait la pauvre femme dans son lit; que le bon Dieu et la sainte bonne Vierge vous le rendent! Je les prierai bien qu'ils vous fassent heureuse, comme vous le méritez!

—Oui, oui, ma pauvre Mariette, je vous en remercie bien, mais c'est peu de chose que tout ça.

—C'est bien quelque chose tout de même, notre demoiselle, et plus que nous ne méritons; mais ce qui vaut le plus de tout, c'est votre bonté d'avoir pensé à nous.

Le petit enfançon s'était endormi en tétant. La demoiselle l'embrassa encore, promit de revenir et nous repartîmes.

Il était déjà sur la brune lorsque nous fûmes à Puygolfier. Le souper fut vite prêt: une omelette à la vignette, et des bonnes rimottes de bouillie de maïs que la grande Mïette fricassa dans la poêle, là, devant nous. On ne faisait pas grande cuisine à Puygolfier, quand le monsieur n'y était pas. Je mangeai avec appétit et gaîté, et la demoiselle était heureuse, comme elle l'était toujours, après avoir fait du bien à quelqu'un.

Après souper, elle voulut me faire tâter de ses cerises à l'eau-de-vie. Et pour faire comme autrefois, lorsque j'étais tout petit, elle me les présentait comme on fait aux jeunes geais nouvellement dénichés, pour leur apprendre à manger. Elle riait de ce jeu qui m'amusait aussi, car en attrapant la cerise, je touchais quelquefois ses doigts de mes lèvres.

Sur le coup des neuf heures, je m'en redescendis au moulin bien content de ma journée.

Quel temps heureux! mes journées se passaient en paix et tranquillité, dans ce recoin perdu du Périgord, au milieu d'une nature paysanne et forte. Il me semblait que cette terre couverte pour lors de moissons, me communiquait sa vie.

Je me levais de bonne heure le matin, et j'allais lever les verveux ou les cordes posés le soir; ou bien, prenant le fusil de mon oncle, je m'en allais avec la Finette faire courir un lièvre. Cependant, je pensais toujours à la demoiselle Ponsie, et je cherchais toutes les occasions de retourner à Puygolfier, n'osant pas y aller de but en blanc, parce qu'il me semblait que tout le monde devinerait mes pensées. Je lui portais souvent du poisson qu'elle aimait beaucoup, lorsque j'avais pris quelque jolie perche au verveux, ou une truite en tirant l'épervier le soir au-dessous de l'écluse. D'autres fois, c'était une cordelette d'oiseaux, ou un bouquet de fraises des bois. J'étais attiré vers elle par une force à laquelle je ne cherchais pas à résister; pensant à elle, lorsque je ne la voyais pas, et avide de sa présence; la recherchant sans autre but que de la voir, de l'entendre, et d'être auprès d'elle. Je ne puis pas dire que j'étais amoureux, car je ne savais point au juste ce que c'était que l'amour; mais je trouvais un plaisir grand à être toujours occupé d'elle, à me faire sa chose par la pensée. Malgré les émotions que je ressentais quelquefois en sa présence, et le trouble que me donnait parfois un de ces désirs vagues, comme il en vient aux jeunes gens encore innocents, mes sentiments étaient ceux d'une respectueuse adoration. Je la trouvais la plus belle, la meilleure; elle était pour moi, la perfection même, et il me semblait qu'elle était d'une nature supérieure aux autres femmes. Le plus grand bonheur que je concevais, était de lui être utile et de me dévouer pour elle.

Cela dura une semaine ainsi; mais un jour en ouvrant le petit portail, j'entendis les chiens aboyer au chenil, et je connus par là que M. Silain était revenu. Il était là, en effet, planté près de la terrasse, les jambes écartées, les mains derrière le dos, regardant la plaine. Il se retourna en entendant les chiens, et je m'approchai pour le saluer avec un certain émoi, car outre qu'il m'avait toujours beaucoup imposé, je me figurais sottement qu'il allait deviner ce à quoi je pensais continuellement. Je ris maintenant de ma bêtise, car j'ai bien vu depuis que M. Silain ne pensait qu'à lui.

C'était bien toujours lui, vêtu d'un habit de chasse velours olive, avec des boutons de cuivre à têtes de loup et de sanglier, et d'un pantalon à pont-levis de même étoffe, de couleur grise. Avec ça, une casquette ronde en velours noir et des souliers à fortes semelles. Je ne lui ai jamais vu d'autre costume. Seulement lorsqu'il allait à cheval, il avait de grandes bottes au lieu de souliers, et l'hiver par le mauvais temps, il mettait un tablier en peau de bique qui lui donnait l'air d'un ours à cheval. Il était grand, et avait l'air de quelqu'un avec son nez recourbé, ses moustaches un peu rousses taillées en brosse, et ses petits favoris coupés carrément à la hauteur des oreilles. Il avait quelque chose de militaire dans sa manière d'être, et, en effet, il avait servi dans les gardes du corps de Charles X.

Il me reçut avec une rondeur joviale, selon son habitude avec les petits, les paysans, avec tous ceux qu'il regardait comme trop au-dessous de lui pour que ça tirât à conséquence. Mais avec les bourgeois, les gens du gouvernement, les messieurs, il était très raide, et éloignait toute espèce de ces familiarités que font naître souvent le voisinage, même entre gens de classes différentes. Lorsqu'il passait un acte pour vendre une terre, ou quelque bois, ce qui arrivait souvent, il ne manquait jamais de faire coucher tout du long dans l'acte, par le tabellion, comme il disait, ses noms, titres et qualités: Antoine Silain de Pons, vicomte de Puygolfier. Les soirs de chasse, à ce que contait un de ses voisins et camarades, après avoir bien bu et festoyé, il prétendait descendre d'un puîné d'une ancienne maison de Pons, illustre à ce qu'il paraît; mais ses amis ne faisaient qu'en rire.

Au demeurant, quoiqu'il fût égoïste, on ne peut pas dire qu'il fût un méchant homme. Avec ça, il faisait quelquefois des choses qui n'étaient pas de faire, par caprice ou par colère. Ses goûts n'étaient point luxueux: la vie large du petit noble campagnard lui suffisait. Pourvu qu'il eût une table bien servie, car il était gros mangeur et grand buveur, il se contentait des ressources du pays, buvait son vin à l'ordinaire et en extra s'arrangeait de vieux vin de Saint-Pantaly. Il mangeait sa volaille, chapons, canards, dindons; le gibier qu'il tuait, et le poisson, les légumes, les champignons et les truffes, qu'il avait pour ainsi parler sous la main. Les truffes surtout, car le puy qui, de dessous la terrasse, dévalait à la plaine, était couvert d'un bois de chênes clair-semés, où on en trouvait beaucoup. Avec cela, sa bonne jument limousine blanc-truité, sept ou neuf chiens courants, car en cette affaire, il avait la superstition des nombres impairs, et cela lui suffisait; pourvu, bien entendu, qu'il eût les goussets garnis quand il allait chasser au loin, soit à Jumilhac, soit dans le Limousin, soit dans la forêt de Born ou ailleurs. Il lui fallait aussi quelques louis pour aller faire ses petites tournées à Périgueux le mercredi, ou le jeudi à Excideuil et quelquefois le samedi à Thiviers.

Les ressources en nature de la terre de Puygolfier auraient été suffisantes pour lui assurer une bonne existence chez lui; mais c'était l'argent, c'était les écus pour le dehors, qu'il était difficile de trouver, car la plus grande part des revenus se mangeait sur place, et ce qu'on vendait de blé, de vin, ou le profit des bestiaux, passait à payer la taille et les réparations. Cependant, il lui en fallait pour solder les hôteliers, dans ses expéditions, sans compter que le soir après souper, ces messieurs faisaient une petite bête hombrée, assez chaude parfois à ce qu'on racontait.

Aussi, de temps en temps, M. Silain vendait quelque lopin de son bien, et avançait une coupe de bois, en sorte que ses revenus allaient en diminuant. Mais il ne s'en inquiétait guère; il était de cette race de bons vivants qui mangent bien, boivent sec, digèrent facilement, et, sans mauvaises intentions, font tranquillement le malheur de leurs proches, et ne s'en doutent même pas, loin d'avoir des remords, habitués qu'ils sont à tout rapporter à leur personne.

En me voyant grand et assez élancé, M. Silain me fit compliment sur ma poussée, et émit cette opinion que je ferais un beau lancier. Lorsque je lui dis que j allais entrer dans les bureaux de la Préfecture, il s'écria: Comment! tu veux te faire gratte-papier? bâti comme ça? Eh bien, mon garçon, je te conseille plutôt mille fois de te faire meunier, comme ton jacobin d'oncle!

Là-dessus, il rentra au château, prit son carnier et son fusil, siffla sa chienne couchante, et s'en fut. Moi j'allai rejoindre la demoiselle au grenier, où elle était pour lors, à ce que me dit la grande Mïette.

C'était un endroit curieux que ce grenier. Il y avait un pêle-mêle de meubles éclopés, de fauteuils défoncés, de tableaux crevés, de morceaux de vieilles tapisseries, d'objets de toute espèce, cassés ou hors d'usage, de vieilles hardes jetées sur des cordes tendues, de vieux coffres pleins l'un de débris de toute sorte, chiffons, ferraille, et l'autre bondé de papiers et de vieux parchemins.

La demoiselle Ponsie était au milieu de ce fouillis, cherchant un morceau de tapisserie assez bien conservé, pour recouvrir le grand fauteuil où M. Silain dormait le soir après souper. Je lui aidai à bouleverser et retourner toutes ces défroques qui sentaient le passé, et représentaient des modes défuntes et des usages perdus. Dans un coin, je retrouvai une ancienne coiffure militaire; une espèce de chapeau de fer, avec les bords en croissant, tout mangé par la rouille, qui avait jadis coiffé quelque piquier, du temps de nos guerres de religion. Je la mis sur ma tête, et la demoiselle me dit en riant:

—Tu aurais fait un joli petit parpaillot, du temps du capitaine Vivant.

Lorsqu'elle eut trouvé ce qu'elle cherchait, elle s'assit sur un vieux fauteuil et se mit à mesurer le morceau pour voir s'il y en aurait assez. Au milieu de toutes ces vieilleries, de tout ce bric-à-brac, sa jeunesse et sa fraîcheur semblaient comme une fleur venue sur un terreau noir, et ses cheveux avaient des reflets dorés qui éclairaient le grenier un peu sombre. Je restai là, à la regarder sans rien dire.

—Descendons, dit-elle en me réveillant.

L'après-dînée se passa pour elle en occupations diverses, mais la seule mienne était de me prêter à tout ce qu'elle voulait, soit qu'il s'agit de tenir son écheveau, ou de porter le panier à la grenaille pour aller donner aux pigeons. Elle me mena au verger où était le rucher, en me recommandant de ne pas courir, de ne pas faire de grands gestes, et de me tenir coi près d'elle. Les mouches à miel vinrent à notre rencontre, et, me voyant en sa compagnie, ne me firent rien, tant ces petites bêtes ont de la connaissance. Pour elle, elle les maniait sans crainte, les prenant sur ses mains au sortir de la ruche, et celles qui volaient, se posaient sur sa tête et sur ses épaules, comme des oiseaux apprivoisés.

Je m'en fus, ce jour-là, avant le retour de M. Silain, et je ne revins pas à Puygolfier le lendemain. Je m'en allai courir dans les bois, ruminant mes pensées, et de cette affaire-là, je manquai un lièvre que la Finette me ramenait au poste des Trois-Bornes.

Le jour suivant était un dimanche, et, comme ce jour-là je n'allais pas à Puygolfier, la demoiselle étant au bourg pour les offices, je voulus essayer de me revancher. A l'Angélus, je partis avec la Finette, mon fusil sur l'épaule, après avoir bu un coup. Le temps allait bien, c'était un plaisir; les dernières brumes de la nuit s'enlevaient dans les fonds, l'air était clair, la terre fraîche et point guère de rosée. En cheminant tout doucement tandis que la chienne donnait des coups de nez de çà, de là, cherchant une voie, dans les passages des haies, dans les cafourches, dans les coulées sous taillis, je respirais avec plaisir la fraîcheur du matin, et je reniflais les bonnes odeurs des bois faites des senteurs des feuilles mortes, de la mousse humide, de la bruyère, des champignons, du pipoulet. Pour retrouver mon lièvre de la veille, j'allai droit à une terre où je pensais qu'il devait avoir fait sa nuit. Je n'y étais que depuis un petit moment quand la chienne rencontra, et à la voir brandir la queue, je connus de suite que la voie était bonne. Pourtant elle eut assez de mal à débrouiller l'écheveau, mais lorsqu'elle eut trouvé la sortie, elle commença à s'en aller plus vite, tandis que sa queue venait lui battre les côtes. Elle rapprochait, et bientôt un premier coup de gueule dit que le lièvre était dans les alentours. Puis la voie s'échauffa; le lancer approchait. Tout d'un coup le lièvre lui part sous le nez, et voilà la Finette qui s'en va raide, donnant à pleine gueule, cognant après lui qui arpente de grands coteaux pour gagner de l'avance, afin d'avoir le temps de ruser, et d'embrouiller sa voie sur les chemins, et dans les friches pierreuses.

Une fois sur le terme, je n'entendis plus rien, la chienne était en défaut. A ce moment, le soleil montait lentement à l'horizon, comme une grande bassine de cuivre rouge bien écurée. J'attendis là ne migrant pas de la Finette, je savais qu'elle retrouverait la piste. En effet, au bout d'un moment, voici sa voix forte qui monte d'une grande combe du côté de Roulède. Lorsque je fus sûr de la randonnée du lièvre, je vis qu'il me fallait aller au poste du Châtaignier-du-guet. J'avais souvent accompagné mon oncle à la chasse, jeune, et je connaissais bien les postes. Lorsque je fus rendu au gros châtaignier planté à la cafourche de trois chemins sur une lande, j'attendis. Pendant que la chienne était dans les fonds, je n'entendais pas toujours sa voix, mais je savais qu'elle suivait, et lorsqu'elle passait sur un coteau, je l'entendais cogner à pleine gorge. Au bout d'une heure, voici venir là-bas mon lièvre dans un sentier. Il se plantait de temps en temps, se dressait sur son cul pour écouter la chienne et repartait. En approchant du carrefour, il s'allonge pour passer le découvert, mais quand il fut à vingt pas, mon coup de fusil lui fit faire la culbute. C'était mon premier lièvre et je m'en fus bien content, il pesait six livres un quart.

Le jour d'après, lorsque j'arrivai à Puygolfier avec un plat de brochetons sous l'herbe de mon panier, la jument de M. Silain était sellée et attachée par la bride dans la cour, près de la porte du château. Lui, il était dans ce qu'il appelait son cabinet. C'était le bas d'un petit pavillon, ou plutôt d'une tour carrée qui était en retour du corps de logis, et, du côté du dehors, enfermait la petite cour intérieure que la tour ronde de l'escalier closait du côté de la grande cour.

Il appelait ça son cabinet, parce qu'il y avait des livres, des papiers, des vieux journaux; mais au reste c'était là qu'il mettait toutes ses affaires. Ses pistolets d'arçon étaient accrochés au mur, à côté d'une épée. Les fusils de chasse étaient rangés à un râtelier; à un clou, pendait le carnier; à un autre, la bourse pour le furet et les grelots; sur la table étaient les accouples de ses chiens, la corne pour les appeler, sa poire à poudre, son sac à plomb, et une ancienne tabatière de corne ronde où il mettait les capsules pour son nouveau fusil. Tous ces objets étaient bien sous la main, on voyait qu'ils servaient souvent. Quant aux livres, M. Silain n'y touchait jamais, ça se connaissait de suite, car ils étaient pleins de poussière. Au reste, c'étaient les philosophes du siècle dernier, jadis choyés par la noblesse, et aujourd'hui honnis par elle. Il y avait: Voltaire, Diderot, et Rousseau, dont l'aïeul de M. Silain avait été si engoué, qu'après avoir lu l'Emile, il avait voulu faire apprendre la menuiserie à son fils; mais celui-ci avait préféré s'engager dans les dragons du marquis de Gontaut. Voyant cela, son père avait pris lui-même un état, en se mettant bravement à labourer sa réserve, ce qui l'avait rendu si populaire, qu'il était resté tranquillement chez lui pendant la Révolution.

Pour son petit-fils, M. Silain, il n'avait d'autre état que de chasser, et de mener une vie très active en ne faisant rien. Un noble de ses voisins, lui faisait passer des paquets de gazettes, mais il s'endormait en les lisant. A l'égard des livres, il ne les supportait que dans un cabinet de lecture de Périgueux, où il faisait quelquefois de longues pauses. Même encore, les mauvaises langues disaient que ce n'était pas pour les livres qu'il y allait, mais pour la dame du cabinet, jolie blonde devant laquelle les officiers passaient en retroussant leurs moustaches.

Que ce soit vrai ou non, M. Silain était alors dans son cabinet en train de mettre ses bottes.

—Ha! dit-il, te voilà, futur scribe! en attendant que tu grattes le papier de ce gueux de Philippe, tu vas m'aider à coupler les chiens; prends les couples, moi je prends mon fouet.

Les chiens hurlaient au chenil, sentant le départ. Une fois couplés, à la réserve d'un vieux sage chien, M. Silain les laissa aller de la cour du chenil dans la grande cour. Après ça il mit son fouet dans sa botte, détacha sa jument, l'enfourcha et partit pour la forêt de Lammary.

Où était donc la demoiselle Ponsie? Je ne l'avais pas vue. Ayant regardé dans le salon à manger, où elle se tenait d'habitude, puis dans le jardin, et ne la trouvant pas, je revins à la cuisine. A ma question, la grande Mïette répondit:

—Ah! la demoiselle est allée au bourg voir la nièce de M. le Curé.

Je redescendis au Frau tout déferré.

Le lendemain je la trouvai, mais il me sembla qu'elle était moins gaie que d'habitude. Presque toute l'après-dîner, elle se tint dans la petite cour à raccommoder du linge. Elle était assise sur une chaise, le long du mur, et appuyait ses pieds sur une autre chaise où était son linge. Sa fine tête et ses beaux cheveux, baignés de lumière, se détachaient en clair sur le vieux mur décrépi et tout écaillé. Qu'elle était jolie ainsi! Je dis toujours la même chose, mais c'est que de toutes les manières, je la trouvais belle. Je restai longtemps immobile à la regarder, répondant à ses questions, mais ne me souciant de rien, si ce n'est de jouir de sa présence.

Elle sentait mes regards attachés sur elle; c'était sans aucune mauvaise idée, je la regardais et l'admirais naïvement, mais cela la gênait sans doute, car elle me dit de lui lire quelque chose.

Je m'en fus dans le cabinet de M. Silain, et j'y pris un livre; c'était La Nouvelle Héloïse.

Je me mis à lire tout haut; mais ces lettres interminables, ce bavardage prétentieux, me fatiguèrent bientôt. Je l'avoue d'ailleurs, je ne comprenais rien à tout cet étalage de sentiments; tout cela me paraissait faux et artificiel, et partant ne m'intéressait point.

—Cela ne t'amuse guère, dit la demoiselle en souriant: laisse-le, va, en voilà assez.

J'allai replacer le livre et je revins. En même temps les sabots de la grande Mïette se faisaient entendre sous la galerie. Elle venait dire à la demoiselle que le métayer demandait à lui parler.

Sur cet avis je dis le bonsoir, et je m'en fus assez triste.

Le temps se passait cependant. Le surlendemain, chez Puyadou firent dire à mon oncle, par un homme qui venait au moulin faire moudre, que ma mère me mandait de rentrer; c'était le postillon de la voiture qui avait fait la commission.

J'allai donc bientôt à Puygolfier pour dire adieu à la demoiselle. C'était un samedi, M. Silain était allé au marché de Thiviers; je la trouvai seule dans la cour et je lui dis qu'il me fallait m'en retourner à Périgueux, et que cela me faisait grand deuil de ne plus la voir. Et à mesure que je lui expliquais tout naïvement que maintenant je regrettais de quitter le moulin, parce qu'à Périgueux je serais loin d'elle et que peut-être, quand je reviendrais, elle serait mariée; je me sentais prêt à pleurer.

—Pauvre enfant! dit-elle en me faisant asseoir près d'elle, n'aie crainte va, tu me retrouveras toujours; qui aurait soin de mon père si je n'y étais pas?

Et puis elle m'arraisonna, disant qu'il fallait bien prendre un état, et que puisque ça convenait à ma mère, il fallait entrer à la Préfecture et bien travailler; que d'ailleurs Périgueux n'était pas au bout du monde, et que je pourrais venir les jours de fête.

Cette espérance me consola un peu et alors je pris du courage pour le départ. Elle m'accompagna jusqu'au bout de l'allée de noyers, et quand nous fûmes là, elle m'embrassa sur les deux joues, comme si j'avais encore eu six ou sept ans, et s'en retourna lentement vers le château. Moi je descendais le chemin, la suivant des yeux. Au moment d'entrer dans la cour, elle se retourna: je levai ma casquette, elle me fit un signe d'adieu et la porte se referma.

Le lendemain mon oncle m'accompagna jusqu'à Savignac avec la jument. Tout en marchant, il me parla de ce que j'allais faire, et me dit que puisque c'était décidé, il fallait m'y mettre tout de bon et tâcher de faire quelque chose.

Moi, je lui dis que je ne tenais pas autrement à travailler à la Préfecture; mais que, puisque ma mère avait arrangé ça avec M. Masfrangeas, il me fallait bien y aller. J'ajoutai que j'aurais autant aimé rester au Frau avec lui maintenant.

—Plus tard, nous verrons, dit-il; mais en attendant il te faut contenter ta mère; la pauvre femme n'a plus que toi.

Le long du chemin, il me coupa un joli bâton dans une haie et il cheminait, l'arrangeant, tandis que j'étais sur la jument pour ménager un peu mes jambes.

Nous nous arrêtâmes au Cheval-Blanc, pour boire un coup. Quand ce fut fait, je pris mon petit paquet, mon bâton, et l'oncle vint me faire la conduite jusqu'à la sortie du bourg.

—Tu sais, mon fils, me dit-il en m'embrassant, si tu t'ennuyais trop, trop, là-bas, fais-le-moi savoir. Au Frau, tu seras toujours chez toi. Allons, adieu, porte-toi bien, et bonjour à ta mère.

Je marchais bien en ce temps, et je ne mis guère que trois heures, pour faire les cinq lieues qu'on compte de Savignac à Périgueux.

Ma mère fut bien contente de me voir. M. Masfrangeas était venu dans la journée, et lui avait dit de m'envoyer le lendemain. Pendant que j'étais au Frau, la pauvre femme avait préparé toutes mes affaires: ayant soupé, je me couchai et après avoir un peu pensé à la nouvelle vie qui m'attendait, je m'endormis.

Le lendemain, mieux habillé que de coutume, je passai chercher M. Masfrangeas et nous voilà partis pour la Préfecture.

La Préfecture! ce nom m'imposait, mais je fus bien vite rassuré, car en entrant dans le bureau j'en eus de suite une idée assez piètre. Ce bureau était une grande pièce sale, enfumée, avec des casiers montant jusqu'au plafond jauni et crevassé. Tous ces casiers étaient bourrés de cartons et de papiers, qui répandaient cette odeur particulière aux vieilles paperasses, odeur désagréable à laquelle je n'ai jamais pu m'habituer. Il y avait trois employés déjà arrivés: deux jeunes, et un vieux qui avait des manches de cotonnade noire par-dessus celles de son paletot. M. Masfrangeas me mit à une table où il n'y avait personne, et dit au vieux employé ce qu'il fallait me donner à faire. Celui-ci apporta des états pleins de colonnes de chiffres, qu'il s'agissait de copier. Après m'avoir fait donner devant lui toutes les explications nécessaires et m'avoir recommandé au vieux, M. Masfrangeas s'en alla dans son bureau qui communiquait avec celui-ci.

Lorsque la porte fut refermée, les deux jeunes gens vinrent près de moi, et me firent diverses questions auxquelles je répondis de mon mieux. Ils ne me laissèrent pas ignorer que la Préfecture était une sale boîte où il n'y avait rien à espérer pour un jeune homme. Sur ces entrefaites arriva un autre employé qui parut enchanté de la venue d'un surnuméraire, qui le déchargeait sans doute un peu du travail qui l'accablait. Il se mit à sa place et sembla travailler avec ardeur. Le vieux se nommait Serr, et il était sous-chef de bureau, mais c'était le dernier arrivé, M. Gignac, gros brun, prétentieux et beau parleur, qui donnait le ton, et recueillait des deux expéditionnaires, la considération due au sous-chef, auquel il n'en restait plus. Ce brave et digne homme méprisait ces jeunes gens auquel il servait de plastron, et ne paraissait pas s'apercevoir des sottes plaisanteries qu'ils lui faisaient. Ces Messieurs avaient trouvé joli de rechercher les mots dont la première syllabe avait la même consonnance que le nom du sous-chef. L'un commençait: Ser-pent, l'autre répondait: Ser-ment, le troisième ajoutait: Ser-gent, et cela continuait comme ça longtemps entre les trois complices: Serre-tête, Serre-file, Ser-pette, Ser-fouette, Ser-vante, Ser-vice, etc. Et ils imaginaient des farces bêtes dans le genre de celles-ci: M. Serr, sortant de sa serre, avec un serre-tête sur sa cer-velle, trouva un cerf-volant qui l'amusa, et un ser-pent qui l'effraya. Il appela un ser-gent qui fit le ser-ment de s'avancerr, et de pas-ser son coupe-choux au travers du reptile...

Quelquefois, lorsque ça durait un peu trop, le vieux M. Serr levait les épaules et disait tout haut, sans cesser son travail: tas de crétins!

Mais ce jour-là, ce fut moi qui servis d'amusement à ces messieurs. Le sous-chef étant sorti, M. Gignac s'écria tout à coup qu'il n'avait plus de guillemets et me dit: Jeune homme, allez donc à la 1re division, chercher la boîte à guillemets; c'est là au bout du corridor, la porte à gauche. Je soupçonnais bien quelque farce, mais ne sachant trop, j'y allai. A la 1re division un monsieur très sérieux, avec une calotte grecque soutachée, me répondit gravement que la boite était à la 2e division. J'allai à la 2e, où on me dit qu'elle était au greffe du Conseil de Préfecture qui venait de l'envoyer quérir. Je finis par comprendre, et je revins me mettre à mon travail.

—Hé bien, fit M. Gignac, et cette boite?

—Allez la chercher, répondis-je sans me déranger.

Derrière les pupitres, on entendait les rires étouffés des deux expéditionnaires.

Quelle différence avec le Frau! Etre enfermé dans cette sale boîte, comme disaient les jeunes gens, moi qui étais si libre là-bas! Des fenêtres, on voyait les toits en tuiles creuses, des vieilles masures étagées sur les pentes de l'antique Puy-de-Saint-Front, pleins de tessons de pots et de bouteilles, de sales chiffons, de vieilles savates, et où errait parfois un chat maigre et hérissé. Ah! ce n'était plus la vue du bief du moulin qu'on avait de la chambre de mon oncle. Et quelle odeur dans ce bureau! C'était comme un relent de vieux papiers qui prenait à la gorge, mélange de poussière et de pâtes aigries. Et quand on ouvrait les fenêtres, c'était bien autre chose: on avait les senteurs infectes de la rue du Lys, mal nommée, dont le ruisseau du milieu gardait les résidus de tous les vases de nuit. Et c'était là, plus que la vue, ce qui me déplaisait tant. J'ai toujours été assez délicat pour les odeurs, plus que nous ne le sommes d'ordinaire dans le peuple. En respirant ces sales puanteurs, je me rappelais le temps où je galopais partout dans les bois où le trifoulet fleurait bon; où je grimpais dans les termes pleins de genévriers, où venaient la lavande embaumée et les immortelles sauvages à l'odeur de miel. Ah! me disais-je, si je pouvais encore, traversant une terre, humer la forte senteur de la roberte et me rouler le matin dans les chenevières, dont l'odeur me grisait étant petit!

Quelquefois je restais là, la plume en l'air, regardant fixement le coq juché sur la cime en pomme de pin du vieux clocher de Saint-Front, autour duquel les martinets tourbillonnaient avec des cris perçants et je ruminais mon chagrin, tout triste comme un passereau encagé.

Ce pauvre clocher comme on l'a abîmé, en le refaisant, sous le prétexte de le réparer! ainsi que la vieille cathédrale, d'ailleurs qui a été traitée comme le couteau de Jeannot et a perdu, intérieurement, ce caractère de grandeur antique et de sévérité imposante qu'elle avait autrefois.

Mais il y en a qui la trouvent plus jolie.

J'eus bientôt comme la maladie du pays. Un grand dégoût me prit, et je fus au moment de m'en aller au Frau. Mais ma pauvre mère était aux anges de me voir dans une position qu'elle trouvait très enviable, car elle me croyait bonnement sur le chemin de la fortune et des honneurs. Je n'eus pas le courage de lui dire la vérité et de lui causer ainsi un chagrin qui eût été très grand.

Mais il me passait par la tête des envies folles de retourner là-bas, de revoir la demoiselle Ponsie. Même il me semblait que rien que de voir Puygolfier, de passer un instant dans le pays, de respirer quelques minutes le même air qu'elle, ça me ferait du bien. Cette idée me tenait tellement, qu'un soir, ayant soupé, je partis sans rien dire à ma mère, qui se couchait de bonne heure.

Quoique la nuit vînt, de crainte d'être reconnu, au lieu de passer sur la route d'Excideuil, je pris celle de Paris, par Sept-Fonds et Sorges. Une fois là, je suivis les chemins de traverse par Ogre et Lamigaudie, et après avoir laissé le château de Glane sur ma droite, je remontai en suivant presque la rivière.

J'étais parti avec un bâton, et je marchais d'un bon pas, n'ayant point de peur. Je conviens tout de même que si Delcouderc avait été par les champs, je n'aurais pas été fort tranquille, et bien des gens auraient été comme moi, qui étaient des hommes faits. Il faut dire aussi qu'en ces temps, on ne parlait que de lui le soir aux veillées: les assassinats qu'il avait commis, en passant par les langues de village, avaient doublé de nombre, et les conditions dans lesquelles ces crimes avaient eu lieu, étaient devenues tout à fait extraordinaires. On citait les tours d'adresse et d'audace de l'assassin, et je crois bien aujourd'hui, que dans le nombre, il y en avait qui appartenaient à d'autres fameux brigands de jadis. Bref, il se faisait une légende sur son compte, et l'ordinaire de ces contes, est de brouiller les époques, de confondre les faits, et surtout de les augmenter. Mais cela n'empêche, qu'en ce temps-là, dans nos campagnes, les petits enfants épeurés en oyant ces histoires, n'osaient pas tant seulement sortir devant la porte avant d'aller se coucher; il fallait les mener par la main.

Pour lors, donc, Delcouderc étant bien verrouillé dans la prison, là-bas près de Tourny, attendant son jugement, car son affaire avait été renvoyée par la Cour d'assises à une autre session, je m'en allais sans crainte, ne pensant pas qu'on pût sortir aisément de la prison, comme il le fit plus tard. Il faisait beau temps, les chiens jappaient fort lorsque je passais dans les villages, mais ça ne m'effrayait pas, connaissant le proverbe, et j'entendais sans m'en émouvoir le clou! clou! des chouettes sorties des creux des noyers.

Après avoir marché plus de quatre heures de temps, j'entendis les écluses du Frau devant moi. Je pris à droite par un petit sentier qui passait dans un bois, et ayant traversé l'Isle à un gué où il y avait de grosses pierres, je me trouvai à l'orée de la plaine en face de Puygolfier qui se voyait tout noir à la cime du terme. Je restai la un moment essayant de reconnaître la fenêtre de la demoiselle, mais je ne pus, étant trop loin. Je traversai les terres au plus court, et je me mis à grimper au milieu des chênes truffiers. A mi-côte, je m'arrêtai encore, et je reconnus la fenêtre. Je restai là un moment en contemplation, pensant à la demoiselle Ponsie qui dormait tranquillement sans doute. Aucune mauvaise pensée ne me troublait; j'étais seulement content, heureux, de penser à elle, d'être près d'elle, de voir la fenêtre de la chambre où elle dormait. On n'entendait aucun bruit au château; les chiens qu'on laissait la nuit en liberté dans la cour, s'étaient retirés au chenil sans doute. Je m'approchai doucement encore, jusque sous la terrasse, mais à ce moment, m'ayant ouï ou éventé, ils sortirent du chenil en hurlant et vinrent jusque sur le rebord de la terrasse; et tandis que je descendais en galopant à travers les arbres et les rocs, ils braillaient comme si un lièvre leur fût parti sous le nez.

Je repris mon chemin, et vers les cinq heures, j'ouvris tout doucement la porte de la rue avec le passe-partout et montai me mettre au lit. Comme je couchais dans un petit cabinet séparé de notre logement, ma mère ne s'aperçut pas de mon absence. A l'heure ordinaire, je me levai, et je m'en fus au bureau.

Je n'étais pas fier, un peu, de cette expédition de nuit. Il me semblait que j'avais fait quelque exploit digne des quatre fils d'Aymon, et dans ma pensée je prenais en pitié mes camarades de bureau, qui certainement n'en auraient pas fait autant, à ce que je me figurais. Pourtant ce qu'il y avait de mieux dans mon affaire, c'était d'avoir marché neuf heures, sans être trop las; pour un enfant de seize ans, ça n'était pas mal. Mais je mettais aussi en ligne de compte, d'avoir écarté les terreurs nocturnes auxquelles les enfants, et même des hommes faits, sont sujets, par suite des contes de vieilles qu'on débite dans nos campagnes.

Quoique n'aimant pas le travail que j'avais à faire, je m'y accoutumais cependant, et je m'en tirais à peu près, en sorte que ma mère, renseignée par M. Masfrangeas, était contente. Notre vie était bien simple, comme de juste avec de petites ressources. Ma mère avait depuis deux ans hérité de neuf ou dix mille francs d'une de ses tantes, et le revenu de cet argent, placé chez le notaire de Coulaures, était tout ce que nous avions pour vivre. C'était peu de chose, mais la vie était moins chère qu'à présent; et puis mon oncle nous envoyait du Frau, presque de quoi nous nourrir. Le vin, les haricots, les pommes de terre, les châtaignes ne nous manquaient pas. Lorsqu'on faisait le confit, il y en avait toujours quatre ou cinq toupines pour nous, et lorsqu'on tuait le cochon au moulin, il nous portait du lard, de la graisse, des boudins, un anchau, un jambon, et des bons grillons arrangés avec des ciboulettes.

Un an après mon entrée dans les bureaux de la Préfecture, j'étais un jeune homme et je commençais à me raser. Je n'étais plus aussi innocent; on ne vit pas longtemps à la ville dans cet état, et mes camarades avaient pris le soin de me déniaiser par les conversations qu'ils tenaient librement devant moi. Je commençais à regarder autrement les filles, et le dimanche j'allais avec les autres sur la place du Greffe, pour les voir sortir de la messe de midi. C'était la mode en ce temps; les messieurs s'assemblaient là, et nous autres, nous faisions les hommes en fumant des cigares d'un sou, et en regardant effrontément les femmes.

Mon oncle venait de temps en temps nous voir le mercredi, et il nous portait toujours quelque chose. De mon côté, j'allais quelquefois au Frau, lorsqu'il se trouvait deux jours de congé de rang. Au Carnaval, nous y allions tous deux, ma mère et moi, et nous y restions jusqu'au mercredi des Cendres. Je revis plusieurs fois la demoiselle Ponsie, et toujours avec plaisir, mais tout de même ce n'était plus comme autrefois; j'avais perdu ce sentiment naïf et innocent, qui me faisait voir en elle toutes les femmes. Elle restait bien pour moi, au-dessus de toutes les autres, mais j'étais distrait de mes adorations de jadis par d'autres pensées.

Un beau matin d'avril, nous apprîmes coup sur coup, l'évasion de Delcouderc, sa reprise et qu'on devait le guillotiner le lendemain.

Je fus avec des camarades, sur la place de Prusse, aujourd'hui place Francheville, où était l'échafaud. C'était un mercredi, le 16 avril 1845, jour de marché. Il y avait là une foule grande, car les crimes de ce jeune homme l'avaient rendu quasiment célèbre.

J'avoue qu'au dernier moment, je tournai la tête pour ne rien voir. Cependant, je m'étais bien promis de regarder cela courageusement, mais ce fut plus fort que moi. Pourtant, j'étais assez familier avec la guillotine. Derrière les jardins des maisons du fond de la place, dans un terrain vague, où on portait des décombres, du côté de Saint-Pierre-ès-Liens, il y avait une petite maison où on la serrait, démontée, et, enfant, j'allais avec les autres, regarder par le trou de la serrure ces grands bois rouges qui nous faisaient frissonner; mais voir tomber une tête, c'était bien autre chose.

Au bout d'un an et demi, je fus appointé; on me donnait vingt-cinq francs par mois, et je me croyais riche, avec les dix francs que ma mère me laissait pour faire le garçon. En ce temps-là, j'étais tombé amoureux de l'aînée des demoiselles Masfrangeas, et mon argent passait en pots de pommade, et autres bêtises de ce genre. Je ne manquais aucune occasion de la voir, le dimanche à la promenade, ou à la sortie de la messe ou ailleurs. J'aurais pu aller librement chez elle, étant donné nos relations, mais ces petites rencontres me plaisaient: à l'âge que j'avais alors, on s'amuse de ces enfantillages. Je crois bien que Mlle Lydia s'était aperçue de mon manège; mais qu'elle le sût ou non, je lui déclarai mes sentiments. C'était à un bal donné par une famille de leurs amis; j'avais eu une invitation par M. Masfrangeas et je m'étais préparé quinze jours auparavant à cette fête. Mais j'eus peu de succès: j'étais gauche et point fait pour les exercices qui se pratiquent dans les salons.

Je me tirai donc assez mal de la contredanse où je figurais avec Mlle Lydia, qui me le déclara sans barguigner. Or, comme elle ne parlait que d'élégance, de bon genre, de distinction, et disait couramment qu'elle n'accorderait sa main qu'à un cavalier accompli, on doit penser que ma timide déclaration fut assez mal reçue. Au reste, aurais-je été un cavalier fashionnable que ses visées étaient plus hautes. Elle ne se croyait pas faite pour le neveu d'un meunier; elle rêvait d'épouser un officier, capitaine au bas mot, jeune, riche, cavalier accompli toujours, et décoré.

Le soir en revenant, M. Masfrangeas demanda à sa fille des nouvelles de mes débuts:—Pitoyables! dit-elle; non seulement il ne sait ni polker, ni valser, mais il ignore même à peu près le simple quadrille; c'est inimaginable!

—Comment! fit M. Masfrangeas en faisant semblant de partager l'indignation de sa fille! malheureux! tu ne sais pas danser! Il te faut bien vite aller trouver ton voisin d'en face, le petit père Paravel, dont tu dois entendre le violon de chez toi; il t'apprendra.

Cette soirée coupa court à mes visées, à mes rêves amoureux sur Mlle Lydia. Ma mère serra tout mon habillement dans un tiroir de la commode et je ne l'ai plus remis.

Je passerai vite sur les années qui suivent, années qui me semblèrent longues dans leur monotonie uniforme, car je n'y vois rien qui mérite d'être rapporté. L'année 1848 approchait cependant, et comme j'étais né le surlendemain de la Noël, en 1827, au commencement de l'année je tirai au sort et j'amenai un mauvais numéro, ce qui m'était égal, d'ailleurs, puisque j'étais fils unique de veuve.

Et la Révolution était là. Lorsque la nouvelle arriva à Périgueux, de la journée du vingt-deux février, toute la ville fut agitée, comme bien on pense. Mon oncle se trouvait ce jour-là à Périgueux, et il se frottait les mains: Ça marche, disait-il, il y a des barricades à Paris, le vieux farceur va déguerpir. Le soir il repartit pour le Frau, en me recommandant de lui faire passer les nouvelles.

Tous les jours, sur la place du Triangle, une grande foule de monde attendait l'arrivée du briska qui apportait les dépêches. J'avais comme les autres déserté le bureau, et je me trouvais là, lorsqu'arriva la proclamation de la République. C'est une chose que je n'oublierai jamais, quand je vivrais cent ans. La poste aux lettres était alors dans une maison où fut plus tard l'étude Ranouil. Le seuil de la maison était plus élevé que la chaussée et se trouvait à peu près au niveau de la place. Un monsieur, je ne sais plus qui c'était, vint sur la porte et lut une dépêche. Peu l'entendaient, mais tous comprirent. Un grandissime et long cri de: Vive la République! monta de cette foule immense, se prolongeant, se répétant et finissant par un roulement de milliers de voix, pour reprendre un instant après. Les chapeaux, les casquettes, les bonnets, volaient en l'air; tout le monde se complimentait, se serrait la main, s'embrassait. Il semblait que jusqu'alors on n'eût pas vécu à son aise, et qu'on respirât plus librement.

En une heure, chacun eut sa cocarde tricolore à sa casquette ou à son chapeau. Les modistes étaient assiégées, et elles ne suffisaient pas à les faire assez vite; aussi beaucoup achetaient du ruban et allaient chez eux: leurs femmes, leurs sœurs, avaient vitement fait de plisser les trois couleurs en une rosette et de l'attacher. Le lendemain, les enfants des écoles même, avaient leur petite cocarde à la casquette, et suivaient les rues en chantant la Marseillaise et le Chant du départ.

Et ce n'était pas un parti, une classe, une catégorie de citoyens qui se réjouissait ainsi; c'était tous. Légitimistes, républicains, libéraux, prêtres, riches, pauvres, tous acclamaient la République. Il n'y avait guère de fâchés que les employés du gouvernement qui s'attendaient à être remplacés, et encore, parmi ceux-là, il y en avait qui criaient plus fort que les autres: Vive la République! pour conserver leur place.

Le préfet, M. de Marcillac, étant parti, il fut remplacé par des commissaires du gouvernement, dont était M. Chavoix, maire d'Excideuil, si connu et si aimé dans notre pays. Grâce à mon oncle qui lui parla, M. Masfrangeas fut conservé à la Préfecture et c'était justice. Du temps de Louis-Philippe, il se taisait parce qu'il était employé du gouvernement; sous la République, il en fit autant, par dignité, ne voulant pas avoir l'air de faire sa cour aux hommes du jour, mais à des paroles qu'il disait entre amis, à son air content, à ses actes, on connaissait bien qu'au fond il était républicain, et beaucoup plus même, que quelques braillards qui depuis ont tourné leur veste.

Dans notre bureau, tout était en l'air, on n'y travaillait guère, on faisait de la politique, on s'y entretenait des nouvelles. Les voisins du 2e bureau, ceux de la 1re division venaient, et on tenait là, comme un petit club, dissous quelquefois par M. Masfrangeas qui, impatienté, sortait de son bureau, et renvoyait les bavards, en leur disant que le meilleur moyen de servir la République était d'aller à leur travail.

Nous avions au reste des distractions, car il venait beaucoup de députations de toute espèce, pour complimenter les commissaires et leur faire part des vœux de leurs citoyens. Les petits enfants des écoles vinrent, sous la conduite de leurs régents, protester de leur jeune dévouement à la République. Les frères vinrent aussi avec leurs élèves assurer le gouvernement de leur patriotisme; il ne faut pas s'étonner de ça; c'était le temps où les curés bénissaient les arbres de la Liberté, et montaient leur garde comme les autres citoyens. La gravure du Curé patriote, les buffleteries croisées sur sa soutane, et l'arme au bras devant une mairie, fit fureur quelque temps après.

Les écoles des frères étaient les plus nombreuses, et leurs élèves, des enfants du peuple. Leur manifestation fut bien conduite et n'eut rien de commun. Ils arrivèrent en blouses vertes, cocardes à la casquette, avec leurs bannières et des branches de verdure, en chantant un hymne patriotique, et se rangèrent de front devant le perron de la Préfecture. Après que les commissaires eurent passé une sorte de revue, ils formèrent le cercle sur un signal, et chantèrent un chœur composé tout exprès pour la circonstance à ce que je crois; quelques bribes m'en sont restées dans la mémoire:

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