Le moulin du Frau
Vous réclamez en vain vos droits:
Vos droits nous saurons les proscrire.
Courbez-vous tous, nous sommes rois!
A cet ordre, loin de se rendre.
Le Peuple souverain
S'est levé soudain.
Sa grande voix s'est fait entendre:
C'est le cri de toute la France,
Et désormais indépendance,
Union, force et liberté!
Tout ça était trop beau pour durer; mais beaucoup des écoliers d'alors ont senti plus tard se réveiller dans leur cœur l'enthousiasme de leurs jeunes années pour la République et la Liberté, et se sont remémoré ces jours où tous les enfants du peuple étaient réunis dans un fraternel sentiment.
Quelque temps après, le conseil de révision m'exempta comme fils unique de veuve. Comme si elle n'eût eu plus rien à faire sur la terre, ma pauvre mère tomba malade. Elle languit quelque temps et mourut tout doucement, sans douleur, sans agonie, contente, disait-elle, d'aller rejoindre son cher mari.
Cependant, mon père avait refusé de se confesser à l'article de la mort; mais la pauvre bonne femme pensait qu'un si brave homme que son défunt mari ne pouvait être allé en enfer, mais tout au plus en purgatoire, d'où ses prières et toutes les messes qu'elle avait fait dire l'avaient sûrement tiré. Cette manière de voir n'était peut-être pas très catholique, mais elle était bien raisonnable et humaine. Les dernières recommandations que ma mère nous fit à mon oncle et à moi, furent de ne pas la faire enterrer à Périgueux; ce grand cimetière froid lui faisait peur, mais de la porter là-bas chez nous, dans le petit cimetière ombragé de noyers qui est autour de l'église, et de la mettre tout à côté de son cher homme.
Ainsi fut fait. Après le service nous mîmes le cercueil dans un char-à-bancs qu'on nous avait prêté, et avec M. Masfrangeas qui nous accompagnait, nous prîmes le chemin de chez nous. Sur la route, à la traversée des paroisses, les sacristains venaient réclamer les droits des curés et les leurs. C'est une chose bien forte, qu'on puisse demander le salaire d'un travail qui n'a pas été fait. Les gens simples comme nous autres, nous trouvions ça injuste; mais M. Masfrangeas nous assura que les curés étaient dans leur droit, et mon oncle paya, non sans dire que c'était des mendiants.
Devant l'église, chez nous, étaient la demoiselle Ponsie, des parents à nous, venus de Sorges, de Tourtoirac, d'Hautefort, et puis tout le monde du Frau, et des voisins des villages.
Le curé Pinot était là aussi, il fit un autre service et puis, après, nous mîmes la pauvre femme dans une fosse, à côté de la pierre de mon père. Quand tout fut fini, nous nous en fûmes au Frau, avec nos parents qui couchèrent à la maison et s'en retournèrent le lendemain.
En partant, ma tante Françonnette me fit promettre d'aller les voir la prochaine foire d'Hautefort. J'aimais beaucoup cette tante, chez qui j'avais demeuré deux ou trois ans, tandis que mon père et ma mère changeaient souvent de ville, à cause des nécessités du métier. Il n'y avait pas de régent dans notre commune en ce temps-là, et pour aller à Coulaures, c'était trop loin; voilà pourquoi on m'avait mis chez elle, où j'allais en classe avec mes cousins. Il fut convenu avec ma tante donc, que le jeudi d'après je trouverais à Excideuil mon cousin Ricou, et que nous nous en irions coucher à Hautefort.
Le surlendemain, nous retournâmes à Périgueux avec une charrette pour déménager. Le soir nous soupâmes chez M. Masfrangeas, et mon oncle lui dit alors, que maintenant, il ne trouvait pas bien à propos que je restasse à Périgueux tout seul. M. Masfrangeas convint que c'était bien un peu épineux pour un jeune homme de vivre seul à la ville, où il y a tant d'occasions de faire des bêtises. Il ajouta que s'il avait eu trois garçons au lieu de trois filles, il m'aurait pris chez lui; qu'au reste la première chose était de savoir si j'avais dans l'idée de continuer la carrière des bureaux, parce que si cela était, il me trouverait une maison pour me mettre en pension, où je serais en famille.
Mais outre que d'aller vivre avec des étrangers, ça ne me riait pas, il y avait longtemps que je ne restais à la Préfecture que pour faire plaisir à ma mère, car le métier et le genre de vie ne m'allaient point du tout. Je l'avouai franchement, et M. Masfrangeas dit alors, qu'on ne réussissait pas à ce qu'on ne faisait pas avec goût, et que par ainsi, je faisais bien de revenir au Frau.
Ayant chargé la charrette, nous partîmes de Périgueux sur les onze heures du matin. Nous n'allions pas vite, parce que ça pesait un peu pour la Grise, qui se faisait vieille. A Savignac, il fallut s'arrêter pour lui faire manger la civade, et nous autres pour le mérenda.
A Coulaures, Jardon, notre bordier, nous attendait avec les bœufs, car d'aller avec une jument aussi chargée dans nos chemins, il n'y fallait pas songer. Il fallut donc décharger la plus grande partie des affaires pour les recharger sur la charrette des bœufs; tout ça prit du temps, en sorte qu'il était neuf heures lorsque nous fûmes au Frau.
III
Ici commence pour moi une vie nouvelle, toute simple, toute unie, réglée par le soleil, les saisons, les époques des travaux de la campagne, le cours naturel des choses, c'est-à-dire une bonne vie paysanne, la meilleure, à mon avis, et la plus saine de toutes pour le corps et l'esprit.
Je ne trouvai pas de grands changements dans le pays; la Révolution n'avait fait que le toucher un peu, sans le bouleverser. Le maire était changé; à la place de M. Lacaud, gros bourgeois orgueilleux, qui restait l'hiver à Périgueux, on avait nommé Migot, son adjoint, sur les conseils de mon oncle qui voulait le gagner à la République, en quoi il avait du tout réussi, car Migot, qui, auparavant, ne voyait et ne parlait que d'après M. Lacaud, un philippiste enragé qui ne jaugeait les hommes que sur leur avoir, était devenu un bon républicain: il n'avait fallu pour ça qu'une écharpe à franges d'or. Les hommes sont ainsi, beaucoup du moins, le meilleur gouvernement est celui où ils sont quelque chose. Mon oncle était conseiller, tout bonnement; il aurait pu être adjoint et même maire, mais il disait qu'il fallait laisser les places à ceux qui en avaient besoin pour s'attacher à la République. Avec ça, Migot, content d'être maire, ne faisait rien que d'après ses conseils.
La garde nationale avait été aussi mise sur pied dans la commune, et comme de juste, les gens, bêtes ainsi que toujours, avaient nommé M. de Puygolfier pour la commander. De cette affaire, il en avait vendu un taillis pour se faire habiller et équiper. Mais si le capitaine était tout flambant neuf, les gardes nationaux ne brillaient pas par la tenue. Deux ou trois sergents ou caporaux s'étaient fait faire des blouses d'uniforme à Excideuil; mais les autres venaient comme ils étaient: en sans-culotte, en blouse; les uns avec des souliers, les autres avec des sabots. Et quels fusils! A cette époque, la loi sur la chasse n'avait pas encore fait disparaître toutes les vieilles patraques qu'il y avait dans les campagnes, et les gardes nationaux venaient faire l'exercice avec. C'étaient des fusils à pierre bien entendu, et à un coup le plus souvent, dont les crosses quelquefois cassées, étaient raccommodées avec des bandes de fer posées par le maréchal, et dont le canon était maintenu par un fil de fer, lorsque la grenadière était perdue. Les bretelles étaient faites presque toutes avec des lisières de drap; ceux qui en avaient de cuir étaient comme des aristocrates, et les autres les enviaient.
On avait planté aussi un arbre de la Liberté, avec la garde nationale sous les armes et en présence de quasi toute la commune. M. Silain était là, à la tête de ses hommes, car dans le commencement, il ne disait trop rien, au contraire; il approuvait beaucoup ceux qui avaient chassé l'usurpateur, comme il disait, et il ajoutait que la République valait bien mieux que Philippe: plus tard, il les mit dans le même sac.
L'arbre fut donné par mon oncle, et transporté de notre pré jusqu'au bourg par une vingtaine de jeunes gens qui marchaient au pas, en chantant la Marseillaise. On le planta en grande cérémonie sur la petite place en face de l'église, et lorsque la terre fut bien tassée autour et que laissé à lui-même il commença à se balancer doucement au vent, il fut salué par la décharge de tous les fusils des gardes nationaux qui partaient les uns après les autres: ça fit une belle pétarade à ce qu'il paraît. Après ça, le curé Pinot en surplis, suivi de Jeandillou, son marguillier, qui portait un seau à l'eau bénite, fit un discours où il dit que l'Eglise pouvait avoir des préférences en fait de gouvernement, mais qu'elle n'en repoussait aucun, et vivrait en paix avec la République, pourvu que celle-ci respectât ses privilèges, révoquât quelques mesures prises par le gouvernement de Juillet, et remit les choses comme avant. Oh! il ne demandait pas qu'on en revînt au temps de l'ancien régime, il savait bien que les ordres ne pouvaient être rétablis, mais en fait, le clergé devaient être le premier dans l'Etat, comme sous la Restauration, et il fallait que la République fît de bonnes lois pour faire respecter la religion.
Ceux qui comprenaient, étaient goguenards, mais il n'y en avait guère, car dans notre contrée arriérée, beaucoup n'entendaient pas le français et le curé prêchait ordinairement en patois, à cause de ça.
Son discours fini, le curé Pinot prit le goupillon et fit le tour de l'arbre en marmottant des oremus, et en l'aspergeant d'eau bénite avec un petit coup sec, comme qui dit: Si tu pouvais en crever! Cela fait, il se retira toujours suivi de Jeandillou.
Pendant ce temps les gardes nationaux avaient rechargé leurs fusils, et cette fois bien guidés par leur capitaine, ils firent une seconde salve avec un peu plus d'ensemble. Après ça, on alla vider quelques pintes à l'auberge.
Mon oncle me racontait ces affaires-là, le soir, pour me distraire un brin, car j'étais bien triste comme on peut penser. J'allai me coucher de bonne heure et je me mis à penser à ma pauvre mère; puis accablé par la fatigue et la peine, je m'endormis comme une souche.
Le lendemain je descendis au moulin, et je me mis à demander choses et autres à Gustou, sur la conduite des meules et les affaires du métier. Ho! dit mon oncle en survenant, tu ne veux pas faire sans doute le meunier, avec ton habillement de monsieur? Demain nous irons à Excideuil chercher de l'étoffe pour t'habiller. Toi, aujourd'hui, va-t-en chez Lajarthe; il ne doit pas y être, mais quelqu'un des voisins te dira où il travaille par là, et tu iras lui demander quand est-ce qu'il pourra venir pour te faire tes habillements.
Je pris un bâton et je traversai la rivière en passant sur les gros quartiers posés exprès le long du gué, puis prenant par de petits chemins et des sentiers, je montai jusqu'au village où demeurait Lajarthe. Il n'y était pas en effet, et personne ne put me dire où je le trouverais. Au reste, il n'y avait pas grand monde là, que quelques vieux; tout le monde était dans les terres. Une bonne femme me dit pourtant que le matin il avait dû passer au bourg chez Maréchou l'aubergiste. J'y allai, et Maréchou me dit que Lajarthe travaillait dans une maison à Lavergne, du côté de Clermont-d'Excideuil. Chez qui, il n'en savait rien. Mais le village n'est pas bien grand et quand j'y fus, j'eus bientôt trouvé mon homme. La femme me fit tourner vers le feu, et quand Lajarthe eut dit que j'étais le neveu de Nogaret le meunier, elle déclara qu'elle m'avait vu au moulin lorsque j'étais petit, mais qu'elle ne m'aurait pas reconnu, et elle répéta ça, comme si c'eût été quelque chose d'extraordinaire. Après ça, elle me convia à boire un coup, et mit le chanteau sur la table avec une touaille et alla tirer à boire. Les hommes de la maison n'étant pas là, je trinquai avec Lajarthe, qui me dit que ça tombait bien, qu'il en avait encore pour le lendemain, céans, mais qu'il viendrait au Frau, le surlendemain, sans faute.
Il vint, en effet, le surlendemain au matin. Il fallut commencer par boire le vin blanc; après ça Lajarthe regarda le drap que nous avions porté d'Excideuil, il le fit claquer dans ses doigts, demanda le prix, et quand mon oncle eut dit qu'il l'avait payé sept francs quinze sous l'aune, il déclara que Dameron ne nous avait pas trompés. Ensuite il me prit mesure. Oh! c'était bientôt fait; il ne le faisait même que pour contenter les pratiques qui auraient eu peur, sans ça, qu'on leur gâtât leur drap. Je crois bien qu'il ne se servait guère de ces mesures, qu'il logeait dans sa tête; mais il avait le coup d'œil et ne se trompait pas. On racontait comme exemple de son habileté, qu'un jour ayant une culotte à faire pour un homme d'Autrevialle et l'ayant trouvé tout en haut d'un noyer qu'il récurait, comme l'homme voulait descendre pour se faire prendre la mesure, Lajarthe lui avait crié: Ça n'est pas besoin; tiens-toi droit! c'est bien, je vois ton affaire! et qu'il s'en était retourné ainsi. Et l'homme assurait que jamais de sa vie il n'avait eu une culotte où il fût plus à son aise.
Il était bien curieux ce Lajarthe. C'était un petit homme sec et brun, avec des petits yeux noirs qui brillaient comme des chandelles. Le moyen que ses parents avaient employé pour les lui éclaircir avait réussi, car ils lui avaient fait percer, à ce qu'il disait, les oreilles à cette fin, en sorte que Lajarthe portait des pendants d'oreille comme des anneaux de mariage. A ce moyen, lui avait ajouté le tabac, et lorsqu'il travaillait, il tirait souvent sa tabatière à queue de rat, étendait la main, le pouce bien détaché, et dans le petit creux qui se formait, il faisait couler doucement une forte prise qu'il reniflait en deux coups, un dans chaque nasière, sans en perdre un brin.
Il était plein de malice et d'esprit, et il ne faisait pas bon passer par sa langue; mais il n'attrapait que ceux qui le méritaient. Ce qu'il pensait, il le disait, et il en pensait long. Bon homme au fond et facile avec les pauvres gens, il n'aimait pas les riches, ni les nobles, ni les curés, et il était dur pour leur égoïsme et leurs vexations. Il savait toutes les vieilles histoires du pays, pour les avoir ouïes des anciens, et il les racontait avec une bonne humeur endiablée. Quand on venait à parler de quelque riche bourgeois de nos cantons celui-ci ou celui-là, il savait l'histoire de leur fortune. Et il racontait comment le père avait gagné quelques écus en faisant le peyrolier, et en courant les campagnes pour acheter la vieille ferraille; comment le fils avait fait profiter ces écus en achetant des coupes de bois pour les forges aux gens gênés, en prêtant à usure, et en faisant exproprier les pauvres diables qui tombaient sous sa coupe.
C'est comme ça, par exemple, que le défunt M. Chabannet avait eu pour un morceau de pain de bonnes propriétés, et même la papeterie du Coudreau, dans le haut de la rivière. Et aujourd'hui son petit-fils faisait le gros monsieur, voulait être député, et il avait tout un attirail de maison, et ne fréquentait que les nobles, qui riaient joliment d'ailleurs du sot orgueil de celui dont le grand-père avait étamé leurs casseroles.
Et cet autre, dont l'aïeul avait porté le bonnet rouge, et était un des plus chauds Jacobins de la Société populaire d'Excideuil: pourquoi était-il royaliste à cette heure? pourquoi suivait-il le parti des nobles, lui dont cet aïeul faisait les motions les plus féroces, et parlait couramment de l'accolade fraternelle de la hache révolutionnaire?
Et pourquoi aussi était-il si grand ami des curés pourquoi portait-il le dais aux processions, lui dont le même aïeul avait fait mettre en réclusion, avec raison d'ailleurs, les curés des environs qui prêchaient contre la République?
Comment! il avait encore dans son héritage des biens nationaux, ou des écus en provenant, et voici qu'il reniait son grand-père et la Révolution! Quel malheur!
C'est en dévoilant impitoyablement les origines des bourgeois vaniteux, c'est avec des brocards cruels contre les mauvais riches, qu'il consolait les pauvres gens de leur misère. Et lorsqu'on lui parlait des nobles d'avant la Révolution, il disait que la plupart d'entre eux avaient des origines semblables, seulement que c'était plus vieux et qu'on ne s'en souvenait plus. Et là-dessus il citait ce riche maître de forges de Jumilhac, fait baron par Henri IV, à qui il avait prêté de l'argent et des canons. Oh! il y en avait de plus anciens sans doute, qui descendaient de ces brigands féodaux qui pillaient et tuaient les pauvres paysans, comme Archambaud, mais il n'y avait pas là de quoi être fier. Quand je pense, disait-il, que ce bandit a fait enfumer et étouffer dans un cluzeau, près de Périgueux, une trentaine de paysans qui s'y étaient cachés pour lui échapper, je me demande comment il s'est sauvé un seul noble à la Révolution!
—En finale, ajoutait-il, c'est tout la même chose. Les nouveaux riches sont plus ridicules, les anciens étaient plus méchants; mais les uns et les autres ont fait et font encore au peuple toutes les misères qu'ils peuvent. Le pouvoir et les moyens ont changé, mais l'intention y est toujours. On ne peut plus tuer un paysan, mais on le fait crever de misère, ça revient au même, sans compter que c'est plus long.
—Pourtant, lui disait-on quelquefois, il y a des riches et des nobles, qui sont de braves gens, pas fiers et charitables. Chez nous, répondait-il, il y en a quelques-uns de bons, pas beaucoup, mais il y en a. Et d'une manière c'est tant pis, parce qu'ils font supporter tous les autres qui ne valent rien.
D'ailleurs, ce n'est pas de la charité qu'il nous faut, c'est de la justice!
Il nous disait encore, le petit pique-prune, comme on appelle les tailleurs par chez nous, que la terre devait appartenir à ceux qui la travaillaient, et les outils aux ouvriers.
—Il ne doit plus y avoir de maîtres pour les travailleurs de terre, ni de patrons pour les ouvriers.
—Alors, disait Gustou étonné, il n'y aurait plus de métayers?
—Non certes. Tiens, vois les Geoffre, qui sont métayers de Puygolfier de père en fils dès longtemps avant la Révolution. Crois-tu que ce n'est pas eux qui ont fait la métairie ce qu'elle est? Sans leur travail, que serait-elle? Rien. Que donnerait-elle? Rien. Depuis quatre-vingt-dix ans qu'ils sont là, est-ce qu'ils n'ont pas plus de droits sur cette terre que depuis près d'un siècle ils tournent, retournent et bonifient, sur laquelle trois ou quatre générations ont sué et peiné, que les messieurs de Puygolfier? Tu me diras peut-être: comment feront les gens qui ont beaucoup de terres? Et je le répondrai à ça, qu'une famille ne doit pas avoir plus de terre qu'elle n'en peut travailler.
Non, il ne doit plus y avoir de métayers, ni de domestiques si ce n'est comme apprentissage. Une fille irait servante pour apprendre la tenue d'un ménage; puis après, ayant épargné ses gages, elle se marierait. De même pour un domestique. Ainsi toi, Gustou, une fois que tu as bien connu ton métier de meunier, tu aurais dû t'établir si les affaires marchaient comme il faut.
—J'aurais pu le faire, répliqua Gustou; il y a pas loin d'ici, dit-il en regardant mon oncle, quelqu'un qui m'aurait aidé, je le sais; mais moi j'aime mieux rester ici, où je suis comme chez moi, sans en avoir les tracas.
Tout le monde se mit à rire, et Lajarthe reprit:
—Tout ça, c'est très bien, tu te plais ici, restes-y, la liberté avant tout; mais ça n'empêche pas que ce que je dis soit vrai.
C'est des idées comme ça, qui faisaient que le curé Pinot appelait Lajarthe: révolutionnaire, communiste; car on parlait beaucoup de communistes alors. Mais lui s'en moquait, et disait qu'il n'était pas communiste, ne voulant pas renoncer à sa liberté, à seule fin de travailler pour les fainéants; qu'il ne demandait que deux choses: chacun pour soi et chez soi, et de bonnes lois pour tous. Ce pauvre Pinot n'entend rien à ces affaires, faisait-il. Il devrait savoir que Jésus-Christ, les apôtres et les disciples, étaient communistes, comme le disait l'ancien curé Meyrignac, qui avait posé la soutane à la Révolution. Lui-même l'a lu dans son livre d'évangiles, mais il ne comprend pas seulement ce qu'il lit; pourvu qu'il ait sa pipe et sa nièce, il trouve que tout est bien.
Et on riait.
Lorsque tous mes habillements de meunier furent finis, je m'habillai avec, le matin, et la Mondine serra mes effets de la ville dans la grande lingère; ils doivent y être encore, pour moi, je ne les ai jamais revus. Dans l'après-midi, mon oncle allait partir avec la mule pour rendre de la farine à Puygolfier. Donne-moi le fouet, lui dis-je; je vais y aller; et me voilà parti. J'avais ressenti, je ne sais quelle sotte honte à l'idée de me montrer ainsi vêtu devant la demoiselle Ponsie, mais je fis comme j'ai accoutumé de faire depuis, de marcher droit à ces fumées vaniteuses, ce qui est le vrai moyen de les dissiper.
Arrivé dans la cour, j'attachai la mule à un anneau et je portai le sac à la cuisine. En entendant ouvrir la porte, la demoiselle vint, et ne fit aucune attention à mon habillement. Avec son grand bon sens, elle trouvait tout ordinaire que puisque je me faisais meunier j'en eusse le costume. Mais qu'elle était changée, la pauvre! Je n'y avais pas pris garde à l'enterrement de ma mère, mais ce jour-là, je m'en aperçus bien. Ses yeux si beaux étaient mâchés par dessous, son front avait déjà quelques fines rides, elle avait maigri, et surtout, il y avait sur toute sa figure une tristesse qui me faisait mal à voir. Elle avait la trentaine passée, la pauvre demoiselle, et elle voyait bien qu'elle ne se marierait jamais, elle si aimante et si bonne pour les petits enfants. M. Silain continuait toujours son train de vie; voyageant d'un côté et d'autre, mangeant son bien morceau à morceau, de façon que la pauvre, elle voyait venir la misère pour ses vieux jours.
Elle fut bonne pour moi, comme d'habitude, et me parla de ma mère, et m'en dit tout le bien possible. Puis elle fit cette réflexion, que pour ma mère qui avait un fils qui l'aimait bien, ce n'était pas le cas, mais que souvent ceux qui s'en allaient étaient bien heureux. Je redescendis au Frau tout ennuyé de l'avoir vue comme ça.
Le jeudi suivant, je trouvai, comme il avait été convenu avec ma tante, mon cousin Ricou à Excideuil. Nous étions du même âge ou guère s'en faut, et pendant le temps que j'étais resté chez lui, nous étions grands amis. C'était un fort gaillard maintenant, toujours content, toujours chantant et aimant à s'amuser. Dans la journée il me fit passer au moins dix fois dans une petite rue assez déplaisante, sans que je me doutasse pourquoi. Nous nous attardâmes un peu à l'auberge, et en mangeant un morceau, il m'apprit que dans cette petite rue demeurait une fille qu'il avait vue à la vôte de Tourtoirac, et qu'il avait fait danser, et que cette jeune fille était sa bonne amie. Mais les parents d'elle, qui avaient quelque chose, ne voulaient pas le mariage; ils le trouvaient trop jeune, et avec ça, pas de position car il était garçon maréchal. Malgré tout, il avait la promesse de la fille, et il espérait bien qu'elle tiendrait bon jusqu'à ce qu'il eût trouvé à s'établir. Et afin d'y arriver, il tracassait son père de lui avancer quelques sacs d'écus pour lever boutique. Mais mon oncle qui avait besoin de son argent pour son commerce de veaux, n'entendait pas à ça, joint qu'il le trouvait, comme les parents de la fille, un peu trop jeune pour s'établir.
Après qu'il m'eût tout conté, il me demanda si j'avais aussi une bonne amie. Je lui répondis que non, ce à quoi il répliqua que cependant à Périgueux ça ne devait pas être difficile de s'en faire une, et il s'étonnait que je n'en eusse point.
A l'entendre, c'était chose ordinaire, nécessaire et même indispensable à un jeune homme que d'avoir une bonne amie.
Il était nuit lorsqu'il eut fini de me parler de ça et il fallait partir. Pour couper au plus court, nous allâmes monter à Saint-Raphaël, pour de là aller passer l'Haut-Vézère au Temple-de-l'Eau. Il était dix heures, lorsque nous passâmes le long du cimetière de Saint-Agnan; un quart d'heure après nous étions à Hautefort.
Ma tante était couchée, mais elle nous cria que la soupière était dans les cendres chaudes. Nous n'avions pas faim, mais après avoir marché, un bon chabrol ne fait pas de mal; quand ce fut fait, nous allâmes nous coucher.
Je me levai de bonne heure le lendemain, car il me tardait de revoir mes anciens camarades de classe et mes compagnons; aussi après avoir embrassé ma tante je sortis. En allant comme ça de maison en maison, je vis quelques connaissances; des femmes surtout, car beaucoup d'hommes étaient par les terres. Toutes s'exclamaient sur ma taille, trouvant que j'avais beaucoup grandi, comme si c'eût été quelque chose d'extraordinaire. J'appris que plusieurs de ceux de mon âge étaient partis pour leur sort; j'en trouvai quatre ou cinq qui avaient tiré un bon numéro ou qui avaient été exemptés, et nous parlâmes du temps où nous allions par les soirs de neige, chercher les oiseaux à l'allumade, dans les Bois-Lauriers ou courir le guilloniaou, comme nous disions, qui est plutôt: Lou gui-l'an-niaou, c'est-à-dire: le gui-l'an-neuf, un antique souvenir de nos ancêtres les Gaulois. C'était la nuit de Noël, que, malgré le froid et la neige, nous allions par les champs, les villages et les maisons écartées, avec des brandons allumés et des torches de résine, en chantant de vieux Noëls du pays périgordin.
Le bourg n'avait pas changé. Les maisons étaient toujours groupées en désordre au pied des hautes murailles de l'esplanade du château du côté du midi, et se chauffaient au soleil toute l'après-dînée. La place en pente raide, toute pierreuse et bordée de maisons avançant, reculant, sans souci de l'alignement, était toujours le lieu des ébats des poules, des oies, des canards, et parlant par respect, des cochons. L'hôtellerie du Lion-d'Or, bien renommée dès ce temps et encore, balançait toujours au vent son enseigne de tôle peinte, et tout joignant, la vieille halle, surmontée de la chambre d'audience, était toujours là, avec ses anciennes mesures de pierre, et son pavé gras où le boucher tuait une velle, de temps en temps.
C'est sur cette place, que le mercredi des Cendres, on montait un tribunal pour juger Carnaval. On l'apportait là, le pauvre diable, avec un vieux gipou, sorte d'habit-veste à pans courts, et un chapeau tout bosselé, et on le plantait devant les juges masqués. Puis le procureur l'accusait de toutes sortes de crimes, disant que les gens se grisaient, ou avaient des indigestions par sa faute, et qu'il était cause que des filles neuf mois après, échappaient une maille.
Après ça, l'avocat de Carnaval parlait pour lui, exposant qu'il réjouissait tout le monde, qu'il faisait manger de la viande à ceux qui n'en voyaient pas de toute l'année, et aussi qu'il rassemblait la famille, et la maintenait en paix et bonne amitié par le moyen des trinquements.
Mais toujours, Carnaval était condamné, le pauvre, et on le montait à la cime de la place pour le fusiller, et au moment où on lui tirait dessus, celui qui le tenait le laissait tomber, et puis on le brûlait.
En m'en allant de l'autre côté, vers l'hospice, je passai devant l'arceau du maréchal, où il ferrait à couvert par le mauvais temps. C'est là, que nous nous battions entre enfants, non toujours pour une raison quelconque, mais pour la gloire, comme le défunt empereur.
On se mettait une paille sur l'épaule, et on la présentait à un autre:
—Ote la paille!
—Tiens! la voilà!
Pan! pan! et nous nous bourrions de coups de poings: les nez saignaient et nous finissions par nous prendre au corps et par rouler dans la poussière noire et le frasi.
C'est sur ces chemins du bourg et sur la place qu'on faisait de belles processions. Une année surtout, où il y avait un drole de cinq ou six ans, un petit saint Jean, nu comme lui quasi, moins une courte peau de mouton attachée sur ses épaules, qui ne lui cachait pas ses pauvres petites cuisses. Il menait un agneau apprivoisé avec du sel, et la jeune bête venait sentir la main du petit, croyant y en trouver encore. Il y avait aussi d'autres droles habillés de longs frocs bruns, avec un grand collet plein de coquillages, et portant de grands bâtons où étaient attachées des gourdes à mettre le vin; et d'autres encore qui encensaient, et des filles tout en blanc qui jetaient des feuilles de roses. Et puis ces longues files de gens nu-tête sous le soleil, et les chanteuses, et les sœurs, et le curé sous le dais porté par des conseillers de la commune avec de grands bords-de-cou bien empesés; tout ce monde passait sur des jonchées de buis et de fenouil qui embaumaient, tandis que les cloches carillonnaient. Et lorsqu'on donnait la bénédiction au reposoir de la place, tout le monde était à genoux le front courbé, moins les droles qui encensaient le bon Dieu et ceux qui faisaient voler les fleurs en l'air, cependant que des remparts du château, le canon pétait à tout casser.
Tout au bout du bourg, vers le soleil levant, l'hospice était là, avec sa façade creusée en quart de cercle et sur la place devant où j'avais fait si souvent au vieux jeu de la Truie, des oisons paissaient l'herbe courte, ou se reposaient sur le ventre, allongeant de temps en temps le cou en piaulant vite et doucement, comme s'ils se fussent raconté quelque chose.
C'est sur cette place qu'on faisait de beaux feux de Saint-Jean, que le curé venait allumer en cérémonie. Les fagots étaient garnis de feuillage et de fleurs, avec un bouquet tout en haut que l'on s'efforçait d'attraper. Ceux qui n'avaient pas réussi, emportaient un tison pour garder leur maison du tonnerre, et personne ne s'en allait sans avoir sauté par-dessus le brasier pour se préserver des clous.
C'est aussi sur cette place qu'on bénissait les bestiaux, le jour de la Saint-Roch. Tous les paysans de ce côté de la paroisse qui regarde vers le Limousin, y menaient leurs bêtes; ceux du côté du Causse, allaient à Saint-Agnan. Que de belles paires de bœufs on voyait là. Rien qu'avec ceux des métairies du château, il y avait pour faire une petite foire, et les gens de la Nouaillette, de la Braguse, du Fornial, de la Charlie, n'en manquaient pas non plus, sans parler de ceux du bourg où il y en avait beaucoup.
Et puis, ce qui était beau à voir, c'était, rangés derrière les bœufs, ces grands chevaux anglais, avec leurs couvertures et des capuces qui leur venaient sur la tête avec des trous à l'endroit des yeux, de crainte des mouches, ce qui ne les empêchait pas de se tracasser et de gratter la terre. Jusqu'aux quites chiens on amenait là, pour les faire bénir: beaux chiens de chasse blancs et rouges, et grands chiens levriers gris de fer, avec des colliers d'argent.
A côté de ces bêtes bien nourries et bien habillées, on voyait de pauvres diables de paysans, avec des vestes déchirées, et des culottes effilochées, les pieds nus dans leurs sabots, se tenant devant la petite paire de veaux maigres comme eux, qu'ils tenaient à cheptel.
Ça faisait quelque chose, tout de même, de voir tous ces beaux chevaux, bien en point et luisants, et ces chiens bien soignés, à côté de ces pauvres gens qui, en ce temps-là, mangeaient de méchantes miques et du mauvais pain noir, chaumeni, où il y avait moitié de pommes de terre râpées, et qui tant seulement n'avaient pas vaillant le prix des colliers d'argent des chiens.
Mais l'habitude faisait que guère personne ne s'avisait de penser à ça, et de se demander comment il se pouvait qu'il y eût encore des hommes plus malheureux que des bêtes.
Les messieurs à qui étaient les chevaux et les chiens étaient d'ailleurs bien bons, bien charitables, et secourables aux malheureux comme il n'y en a guère; mais avec ça, ils ne pouvaient faire que la charité, et la charité ne remet pas les choses en leur place.
Je revins par le côté du nord, passant sous les allées de noyers pleines d'orties et de choux-d'âne, où on faisait aux quilles le dimanche, et remontant par le foirail des porcs, je redescendis sur la place, pour aller voir le régent. Devant la maison, je revis avec plaisir le vieux ormeau près de trois fois centenaire planté du temps de Sully. J'ai ouï-dire à des gens qui en savaient plus que moi, que ce ministre avait ordonné qu'on en plantât un dans toutes les paroisses, au devant de l'église, ou sur une place, pour servir de point de réunion aux gens de l'endroit.
C'est sur cet arbre, que les meneurs d'ours faisaient grimper leurs bêtes, à la grande joie des enfants; et, la nuit, les poules des maisons de la place juchaient sur ses hautes branches.
Il était toujours là avec son tronc noueux, plein de verrues, et ses grands mars, gros comme des arbres ordinaires. Les orages lui avaient bien cassé quelques branches, mais il était encore solide et vigoureux. Le pauvre arbre ne faisait de mal à personne, au contraire, il rendait des services, et ornait un peu la place; et puis il était si vieux qu'on aurait dû le respecter; mais quelques années après on l'a jeté à terre.
J'entrai chez M. Lamothe; il était à faire sa classe à ce que me dit sa sœur, Mlle Clélie. Ce nom m'avait toujours frappé; il me semblait que c'était un nom de roman du temps jadis, apporté dans le pays par quelque grande dame, et qui s'y était perpétué. Il avait l'air vieux, démodé, comme ces anciennes tapisseries de verdure toutes fanées, dont on voyait des morceaux à Puygolfier. La personne qui le portait était bien faite pour lui; habillée à l'antique mode d'avant la Révolution avec un fichu croisé sur sa poitrine, s'attachant par derrière, et une coiffe à barbes elle était déjà vieillotte et le paraissait encore davantage. Elle ne s'était pas mariée, non plus que son frère, et ils vivaient là tous deux, petitement, avec tout plein de souvenirs et de coutumes du passé.
Après avoir fait mes politesses à la sœur, je traversai la cuisine pavée de cailloutis. Au fond, un corridor aboutissait à une petite cour où s'amusaient les enfants pendant les récréations. A gauche, c'était le cellier, à droite, la classe: j'entrai. M. Lamothe était là, se balançant sur sa chaise adossée au mur, et il fit une exclamation en me voyant: Sapredienne! Dans la classe, c'était comme de mon temps; on n'était pas aussi bien installé qu'aujourd'hui. Trois grandes tables ordinaires, comme des tables de cuisine, avec des marelles tracées au couteau par les enfants, des bancs de chaque côté, une chaise pour le régent, les bissacs où les enfants portaient leur déjeuner, pendus aux murs mal crépis et pleins de petits trous où on prenait du sable pour sécher l'écriture; et voilà, c'était tout: de cartes, de tableaux, point.
L'hiver, chacun apportait une bûche, ou un petit fagot, et on faisait du feu dans la grande cheminée qui fumait quand soufflait le vent de travers.
—Allez vous amuser un moment, dit M. Lamothe. Et une vingtaine d'enfants se jetèrent dehors avec bruit.
Il n'était point trop changé, M. Lamothe; il avait bien quelques fils blancs dans ses grands cheveux coupés également sur le cou, et qu'il rejetait souvent en arrière avec ses cinq doigts étendus à mode de peigne. Sa figure longue avait bien quelques rides de plus, mais c'était toujours le même grand front comme un chanfrein de cheval. On dit que ces têtes-là sont les meilleures, mais je n'en sais rien. Avec ça il était vêtu toujours d'une veste à larges boutons, et son pantalon avait toujours dans le bas des traces de terre rouge.
C'est que le matin, il allait faire un petit tour à la chasse avant sa classe, et que le soir, il y retournait encore si le temps allait bien. Ça retardait quelquefois l'heure de l'entrée en classe, et ça avançait aussi de temps en temps l'heure de la sortie, mais les enfants ne s'en étaient jamais plaints.
Et encore, il arrivait des fois que, tandis qu'il était là, le dossier de sa chaise appuyé au mur, écoutant réciter les leçons en faisant tourner entre ses doigts son canif, d'un petit coup sec, sa chienne Diane, jolie bête à front bombé de la race Dupuy, venait s'asseoir en face de lui et le regardait en balayant le pavé de sa queue; alors il se trouvait qu'il avait quelque chose à faire à sa terre: des pommes de terre à semer, des haricots à ramasser, des gerbes à lier, un bouvier à aider, et il nous donnait congé.
La chasse était sa passion du jour. Le soir il en avait une autre, qui était le boston, espèce de poule qu'on appelle ainsi dans l'endroit. Tous les soirs il allait faire sa partie au Lion d'Or, et nous connaissions bien le lendemain s'il avait gagné ou perdu. Lorsqu'il avait gagné, en écoutant lire ou réciter, il avait la main dans la poche de sa culotte et comptait son gain tout le temps, et on entendait les sous tomber lentement dans le fond de sa poche: un, deux, trois, quatre... et il recommençait comme ça des heures, sans nous rien dire. Mais quand il avait perdu, par exemple, il n'était pas commode, il nous corrigeait ferme pour la moindre chose: son fort était de tirer les oreilles et les cheveux; il tapait aussi des coups de règle sur les doigts.
M. Lamothe me parla de chez nous, et me demanda des renseignements sur la manière dont on étudiait à Périgueux. Les plumes de fer lui paraissaient une mauvaise invention; aussi il continuait à tailler la moitié de la journée les plumes d'oie que les enfants arrachaient à l'aile de leurs bêtes et passaient sous les cendres chaudes pour les dégraisser.
Oui, et les encriers étaient toujours de petits pots de terre dans lesquels on mettait une mèche de coton qui buvait l'encre, et que l'on mouillait avec du vinaigre lorsque ça commençait à sécher.
C'était étonnant vraiment. Il faisait toujours faire la lecture dans le Télémaque. Ce livre m'avait beaucoup intrigué quand j'étais tout petit; je me demandais ce que pouvaient être cette terrible passion qui rendait Calypso si malheureuse, et ces feux qui faisaient brûler le fils d'Ulysse pour la jeune Eucharis. Depuis, je me suis pensé qu'on aurait peut-être trouvé mauvais la peinture de ces amours qui éveillaient l'imagination des enfants, si le livre eût été fait par un écrivain ordinaire; mais le nom d'un archevêque, de Fénelon, faisait qu'on trouvait ce livre très bien et tout à fait convenable pour apprendre à lire aux enfants.
Je quittai ce bon M. Lamothe, après avoir causé un moment, et procuré une demi-heure de liberté à ses élèves.
En sortant de là, je m'arrêtai devant un Auvergnat installé à l'ombre de l'ormeau, et qui étamait les casseroles du Lion d'Or. J'ai toujours aimé à voir faire ce travail: étant petit j'y aurais passé des journées.
Cet homme ne parlait pas le fouchtra comme ses pays. Je le lui dis et il se mit à rire:
—C'est que, voyez-vous, j'ai étudié pour être curé, mais au dernier moment, l'idée me vint de me marier avec une cousine.
—Et vous vous êtes fait rétameur?
—Hé oui, il faut bien prendre un métier, et vous savez, chez nous, il n'y a pas bien à choisir pour les cadets; nous étamons les âmes ou les casseroles, nous ramonons les cheminées ou les consciences: Ha! ha! ha!
Et il s'esclaffait de sa plaisanterie, le brave homme, la bouche fendue jusqu'aux oreilles.
—Moi, tous les ans, continua-t-il, je descends dans le plat pays étamer et faire des cuillers d'étain.
Après cela, le rétameur me demanda de quel côté j'étais. Lui ayant répondu que je demeurais par là-bas, entre Coulaures et Thiviers, il s'écria:—Tiens! comme ça se trouve: J'ai un pays par là, le curé Pinot.
—C'est notre curé, lui dis-je.
—Ha foutre! et comment qu'il se porte ce brave Pinot?
—Oh! il est solide comme un pont. Il aime un peu plus à aller dans les bonnes maisons que chez les pauvres, parce qu'on y est mieux, et il parle un peu trop de politique; mais autrement, ce n'est pas un méchant homme.
—Et on ne caquette point sur son compte? autrefois c'était un luron.
—Non, il vit tranquillement avec sa nièce, et on ne parle pas mal de lui.
—Sa nièce! mais il n'en a pas! c'est-à-dire il en a, mais elles sont au pays, mariées toutes deux: c'est une nièce pour rire, bien sûr! je les connais les Pinot de longtemps, vous pensez, nous sommes leurs plus proches voisins.
—Ma foi, dis-je, ça se peut bien, ce que vous me dites, mais là-bas, tout le monde croit que c'est sa nièce.
—Ha! ha! ha! le bougre! et le rétameur se faisait une pinte de bon sang à cette idée. Vous lui direz que vous avez vu son camarade Ragot, ça lui fera plaisir.
Mon cousin vint me chercher pour manger la soupe, et je quittai le joyeux Auvergnat, un peu étonné de ce qu'il m'avait dit, touchant notre curé.
Tout en me lavant les mains à l'évier je voyais par la fenêtre, le mur du jardin où pendant plus d'un an, j'allais me coucher au soleil quand les frissons des fièvres me prenaient. C'était une chose bien commune autrefois que ces fièvres, et on rencontrait par nos pays, force gens minés par cette maladie. Aujourd'hui, elles sont assez rares, bonne preuve que les gens sont mieux logés, mieux habillés et mieux nourris: la mère des fièvres dans nos pays qui ne sont pas malsains, c'est la misère.
Nous n'étions que quatre à table, ma tante, mon cousin, ma petite cousine Félicie, qui avait sept ans, et moi. Mon oncle et mon cousin l'aîné étaient en voyage dans le Limousin, et ils ne revinrent que deux jours avant la foire. Ils ne se tenaient guère à la maison, étant toujours en route pour leur commerce; allant aux foires de Limoges, de Pompadour, de Saint-Yrieix, de Juillac, de Ségur, acheter des veaux qu'ils venaient revendre dans les foires de Thenon, d'Excideuil, d'Hautefort, de Badefols, de Terrasson; et des fois à la Sainte-Catherine, à Montignac.
La foire ne fut pas des meilleures, j'en ai vu de plus belles, mais tout de même il y avait du bétail. Les bœufs de harnais et les veaux de corde ne manquaient pas. Dans le foirail tout se touchait, on aurait jeté une pièce de cent sous des terrasses du château, qu'elle ne serait pas tombée par terre. Dans l'allée des chevaux, il n'y avait, comme de coutume, que quelques rosses et de mauvaises bourriques. Sur la place des cochons, au-dessous du pont et des murailles du château, il y avait assez de nourrains qui se vendaient passablement; et à l'arrivée du bourg du côté de Saint-Agnan, près de la Grange-Neuve, il y avait des troupeaux de dindons avec des fils de laine bleus, ou blancs, ou rouges, à leur cou, pour les reconnaître chacun les siens, vu qu'il n'y a rien qui ressemble tant à un dindon qu'un autre dindon.
La place du bourg était pleine de marchands de chapeaux, d'indiennes, de couteaux, de fil, de boutons, de ferblanterie, de taillanderie et autres affaires comme ça. Les pétarous du bas Limousin, avaient apporté dans leurs bastes, des melons, des prunes, et autres fruits. On en voyait d'autres qui étaient venus chercher du vin, et qui le soir, s'en retournaient avec leurs mulets chargés de bottes de peaux de chèvres dans lesquelles était le vin. Tous les marchands et colporteurs apportaient de même leurs marchandises sur des mulets ou des bêtes de somme, car les chemins n'étaient déjà pas trop faciles pour les charrettes à bœufs. Mais outre ces marchands, il y avait aussi de ces individus qui courent les foires: vendeurs de chansons, diseurs de bonne aventure et autres gens de cette sorte. L'un, avec un petit bonhomme dans une carafe, qui montait dans le haut écrire le sort de ceux qui donnaient deux sous pour ça, était entouré de toute une jeunesse qui ouvrait de grands yeux et pensait bien qu'il y eût quelque sorcellerie là-dedans, car on n'était pas bien avancé à l'époque, dans le pays. Un marchand de chansons, monté sur une chaise, braillait tant qu'il pouvait, aidé d'une femme à voix criarde et aigre, qui distribuait les chansons, à raison de deux liards le cahier. Et celui qui vendait des images de couleur: le Juif-errant, Mon oie fait tout, Crédit est mort, les mauvais payeurs l'ont tué, et autres histoires de ce genre, en débitait des quantités, surtout des images du Juif-errant avec la complainte:
Qui soit plus surprenant,
Que la grande misère
Du pauvre Juif-errant?
Mais c'était un charlatan qui attirait le plus de monde autour de sa voiture, dont les roues étaient pleines jusqu'au bouton, d'une boue rouge, qui marquait bien qu'il ne faisait pas bon venir là avec les chemins qu'il y avait.
Ce charlatan, en tenue d'artilleur, arrachait les dents avec son instrument, avec un couteau, avec un clou, avec son sabre, et le mâtin était habile. C'était d'abord fait. Il vendait aussi de la poudre pour les vers et c'était là qu'il faisait ses affaires. Il commençait par raconter l'histoire d'un jeune drole de six ou sept ans, qui était malade, les parents ne savaient pourquoi. On leur avait bien dit qu'il fallait lui donner pour les vers, mais eux n'en avaient rien fait. Cependant, voilà que ce petit a une attaque de vers et meurt dans des convulsions épouvantables, que le charlatan racontait à faire tribouler les gens. Mais ce n'était rien; voici que tout d'un coup, il prenait dans le coffre de sa voiture le squelette de cet enfant et le montrait de tous les côtés à la foule. Oh! alors, en voyant ça et entendant le cliquettement des os, les pauvres bonnes femmes de mères qui étaient là, en avaient des tressaillements dans les entrailles, et prenaient pour cinq sous un paquet de la poudre qui tuait ces vers maudits. Et les hommes, quoique plus durs, en achetaient aussi.
A trois heures, la foire commença à se défaire, les gens s'en allaient par petites troupes. Les marchands se mirent à plier leurs marchandises pour partir. Quelques-uns couchaient à leur auberge, et repartaient le matin.
Le lendemain à midi, le bourg était retombé dans sa tranquillité habituelle; on n'aurait jamais cru qu'il y avait eu foire la veille, si on n'avait vu les enfants et les vieilles femmes ramasser la bouse dans le foirail des bœufs. Sauf les foires, le bourg était comme engourdi dans les vieilles coutumes d'autrefois. Il n'était sur aucune route, les chemins étaient mauvais, et il fallait expressément se détourner de son trajet pour y monter. Les étrangers y apportaient une fois par mois, comme un écho de ce qui se passait ailleurs, et des choses nouvelles; mais tout ce qui n'était pas connu, expérimenté, devenu commun, était regardé avec défiance, dans cet endroit où régnait la sainte routine. Pourtant, depuis la République, on y avait formé un club qui se tenait au-dessus de la halle, dans la chambre d'audience; et quelques-uns qui étaient sortis de leur village, essayaient d'y introduire les idées nouvelles et d'y faire connaître le progrès, mais sans beaucoup de réussite, à preuve que le club finit par tourner à la farce.
Deux souvenirs avaient survécu dans la mémoire des gens: celui des Anglais qui avaient assiégé deux fois l'ancien château, et celui du représentant Lakanal, qui, en 1793, avait fait réparer le grand chemin venant de Limoges, qui passait au-dessous de La Peyre et allait tomber au Cimetière-des-pauvres, pour se diriger sur Cahors. Ce n'était pas tant la réparation elle-même qui avait frappé les esprits, que les moyens employés. Sauf les femmes, les petits enfants et les vieillards, tous avaient dû travailler à cette réparation, paysans, messieurs, riches, pauvres. On se rendait sur les chantiers, avec enthousiasme, tambour et drapeau en tête, pour ne revenir que quand battait la retraite; on avait vu même des dames pleines d'un zèle patriotique, apporter au chantier civique des pierres dans leurs paniers.
Je restai chez ma tante encore deux ou trois jours après la foire, et puis je m'en retournai au Frau.
Mon oncle et Gustou m'eurent bientôt appris le métier, qui n'est pas bien difficile. Ils me montrèrent à conduire une paire de meules, à connaître quand la farine venait bien, et quand il fallait donner de l'eau, ou baisser les pelles. Je sus bientôt picher une meule, et connaître la pierre à œil de perdrix, qui fait les meules bonnes pour le seigle, et la pierre à fusil qui vaut mieux pour le froment. Je fus vite au courant de tout, et de la manière de faire le travail, et du nom des pratiques.
Dans le commencement, quoique je fusse plus grand et plus fort que Gustou, il chargeait plus facilement que moi un sac de blé. Mais lorsqu'il m'eut montré le petit coup d'épaule et le tour de reins j'enlevais un sac comme rien.
Ils me montrèrent aussi les mesures qu'on prenait pour la mouture, et là-dessus il me faut dire que nous ne prenions que juste ce qui était dû. Je suis sûr que l'on ne me croira pas; les meuniers ont mauvaise réputation, comme les tisserands et les tailleurs. Il y a même un dicton patois là-dessus, que voici en français: Sept tisserands, sept meuniers et sept tailleurs, font vingt et un voleurs. Mais il n'était pas vrai pour nous pas plus que pour bien d'autres. Gustou, qui était dans les anciennes coutumes, l'aurait fait peut-être, s'il avait été le maître, mais mon oncle ne le voulait pas.
Comme nous avions du bien à notre main, en plus de ce que travaillait le bordier, je me mis aussi à tous ces travaux de la terre que je trouvai bien un peu durs dans le commencement, pour ne les avoir accoutumés, mais ce fut l'affaire de quelque temps. Où je mis le plus longtemps, c'est pour apprendre à labourer, parce que outre la conduite de la charrue, il faut savoir parler aux bœufs, et s'en faire écouter.
Quelquefois, tenant le manche de mon araire, et piquant mes bœufs traçant le sillon, je pensais à ce changement total qui s'était fait dans ma vie. Je me rappelais ces journées passées dans le bureau empuanti de la Préfecture, assis sur une chaise à gratter du papier. C'était long ces journées, et j'en avais les fourmis dans les jambes, sans compter qu'il fallait être aux ordres de trois ou quatre chefs, recevoir des reproches, point mérités quelquefois, n'être pas libre si on voulait flâner deux heures, et pour mieux dire, sentir toujours sur son cou le collier de misère.
Au lieu de ça, j'étais au Frau, chez moi, avec mon oncle qui ne m'aurait jamais rien dit, quand même j'aurais manqué, me levant, me couchant, allant au travail quand je voulais, et ne voyant autour de moi que des figures joventes. Et puis le grand air, le beau soleil, le travail sain qui fatigue le corps et fait bien dormir; le plaisir qu'on a de voir pousser et mûrir ce qu'on a semé, de voir profiter des bêtes bien soignées; quelle différence avec le travail de bureau auquel on ne s'intéresse pas, qui vous tient toujours assis, vous casse la tête, et vous fait rêvasser la nuit.
Le métier de meunier, et la vie que je menais, me plaisaient donc, et il n'y a pas chose pareille pour faire un homme content. Après avoir bien travaillé la semaine, le dimanche j'étais de loisir et je m'amusais. Souventes fois, prenant notre chienne Finette, je partais à la pointe du jour pour aller chercher un lièvre. Des coups mon oncle venait avec moi, mais pas toujours. Bien entendu nous ne prenions pas de port-d'arme, car d'aller porter vingt-cinq francs au collecteur d'Excideuil pour l'avoir, ça nous surmontait. D'ailleurs nous ne craignions pas guère les gendarmes, ils étaient loin, et pour venir nous chercher dans un pays plein de termes, de combes et de bois que nous connaissions comme notre poche, ça leur était défendu. Il fait bon le matin monter sur nos coteaux pierreux où on trouve la lavande sauvage et l'immortelle qui fleurent fort; ou traverser les bruyères roses entremêlées de balais à fleurs jaunes et de hautes fougères. Les ajoncs ne manquent pas non plus par là, et il y en a dans des fonds qui ont huit ou dix pieds de haut, bien fourrés, sous lesquels les loups font leur liteau. Il ne fait pas bon les traverser, mais comme ils ont toujours des fleurs et sont toujours verts, ils ne sont pas déplaisants à voir comme ça en fourré, ou semés au milieu d'une lande, ou accrochés le long des termes et sur le coulant des ravins, au milieu des roches. Quel plaisir de s'en aller dans nos grands bois châtaigniers où on trouve de ces vieux arbres creux où logent les fouines, et de sentir l'odeur du thym, de la marjolaine et des feuilles mortes. Pour moi, il n'y avait rien de plus plaisant que d'être au milieu de notre pays un peu sauvage, le fusil sur l'épaule, et de me sentir libre avec des jambes solides. Il n'y avait si pauvre friche où pointait une petite palène fine, tondue par la dent des brebis, qui ne me parût plus belle que la place du Bassin à Périgueux avec ses allées d'arbres bien taillés, tout autour.
J'aimais aussi les vôtes dans les communes ou autrement dit les ballades, ou encore les frairies, et des fois, j'y allais chez des connaissances ou des parents. Il faut dire qu'en ce temps-là, les vôtes étaient plus suivies et bien plaisantes au prix d'aujourd'hui. Ça se comprend; les gens, anciennement, gardaient leurs affaires et faisaient leur plus grande dépense pour la frairie de leur endroit. On s'invitait comme ça les uns les autres, et on faisait durer la fête deux ou trois jours. Il n'y avait point de routes hormis les grandes alors, et guère de chemins que ceux creusés par les charrettes; aussi on allait de pied, ou à cheval. On voyait les dames campagnardes s'en aller sur leur bourrique, et s'il y avait des enfants on les montait en croupe, ou s'ils étaient trop petits, on les mettait sur du foin dans des paniers de bât, de chaque côté d'une de ces bonnes petites bêtes grises qui ont une croix sur les épaules, pour avoir porté le bon Dieu à Jérusalem, à ce qu'on dit. Dans les maisons on faisait sans fla-fla, à l'ancienne mode, la cuisine et tout. Après dîner on dansait dans une chambre; celui qui avait la plus grande la prêtait; ou dans une grange, ou sous quelque gros arbre de la place, quand le temps allait bien. Et, on ne buvait pas de la saloperie de bière comme maintenant, mais du vin blanc, ou de la piquette, ou de l'eau sucrée, et les dames de bonne bourgeoisie, n'avaient pas honte de manger une rave cuite, au sucre, et de boire de l'eau avec du vinaigre aux framboises. Le lendemain on allait se promener par là dans les bois, et les amoureux y trouvaient leur compte; et puis on faisait des crêpes qu'on mangeait avec du miel, et c'était à qui les tournerait le mieux et en mangerait le plus. Le soir après souper, on était fatigué, et alors on jouait à la poule, ou on chantait nos vieilles chansons, ou on racontait des histoires, ou on disait des contes, et c'était à qui dirait le meilleur. C'est dans ces fêtes champêtres que la jeunesse faisait connaissance, et que s'arrangeaient les mariages.
Aujourd'hui tout ça se perd: les vôtes dans les endroits, ce n'est plus guère rien, et on ne s'invite plus comme du temps jadis entre parents ou amis. On voit que ce n'est plus pour chacun, la grande fête où on mettait les petits plats dans les grands. Il y a tant maintenant de chemins, de routes, de chemins de fer, de voitures, et de ces autres machines qui vont le long des routes comme les chemins de fer; et tant de fêtes, de concours, d'expositions et de courses, que les gens de la campagne s'en vont porter leur argent à la ville, et y dépensent quatre fois plus qu'ils ne faisaient autrefois chez eux. Et encore souventes fois dans les villes, ils s'ennuient parce qu'ils connaissent qu'on se moque d'eux, et qu'ils ne comprennent pas grand'chose à ce qu'ils voient.
On dit: les routes, les chemins, c'est une bonne chose. Sans doute, c'est commode de pouvoir rentrer sa besogne plus facilement, et de porter sur une charrette, un tiers de plus qu'on n'aurait fait autrefois dans nos mauvais chemins; joint à ça qu'on ne risque pas tant de faire attraper du mal à ses bêtes, et qu'on ne se fait pas tant de mauvais sang.
Mais d'un autre côté, toutes ces routes, tous ces chemins font qu'on sort plus souvent de chez soi, pour aller dans les villes où on laisse son argent, tandis qu'autrefois l'endroit en profitait. Avec toutes ces facilités de voyager, on s'est habitué à aller se divertir dans les villes, ce qui coûte cher, et on méprise les divertissements de chez soi, qui ne coûtent quasiment rien et sont plus sains de toutes les manières. C'est à cause de cette facilité, que petit à petit, les gens trompés par les semblants, se sont dégoûtés de la campagne, et qu'on en voit tant vendre leur morceau de bien, et s'en aller dans les villes, croyant y trouver une place, ou un travail moins dur, ou mieux payé. En quoi les pauvres gens sont bien malavisés car le travail des villes est plus exigeant, plus attachant, et plus mauvais pour la santé, sans parler de la liberté: misère pour misère, mieux vaut celle des campagnes.
Tout ça, c'est pour dire qu'il n'y a pas de bonne chose qui n'ait ses défauts. Ainsi quand je parle des anciennes frairies, ce n'est pas que je veuille dire qu'elles étaient exemptes de toute chose blâmable. Il y a une chose, par exemple, que je n'ai jamais pu voir de sens rassis, c'est assommer un coq à coup de pierres.
On attachait le pauvre animal par une patte à un petit piquet planté en terre, et de vingt-cinq pas, pour deux liards, on lui tirait: tant de pierres. Celui qui le tuait l'emportait. Mais les coqs ont la vie dure et avant d'être morts ils souffraient bien. Une pierre leur cassait une patte, une autre leur démontait une aile, et lorsque quelque gros caillou leur arrivait en plein corps, les voilà sur le flanc dans la poussière, comme morts. Mais l'individu qui faisait tirer avait intérêt à ce qu'ils ne le fussent pas, il en aurait fallu un autre. Alors il faisait boire du vin au pauvre coq pour le ressusciter, et quand il pouvait se tenir encore on recommençait à lui tirer des pierres. Si le vin n'était pas assez fort pour le remettre sus, on lui donnait de l'eau-de-vie.
Ces amusements de sauvages ne sont plus de mode, et tant mieux; moi qui aime assez les vieux usages, les anciennes coutumes, je n'ai jamais pu souffrir ça.
Mais quand, au lieu de tirer des pierres sur un coq, les gens se les jetaient à la tête, c'était bien pis. Il y avait comme ça, autrefois, des communes qui étaient ennemies entre elles, de manière que quand les garçons de ces communes se rencontraient dans une vôte, ou au tirage au sort, ils se battaient comme si c'eût été d'un côté des Français, et de l'autre des Allemands ou bien des Anglais, et non pas tous des enfants du Périgord. D'où venait cette haine entre voisins? Aucun de ceux qui se battaient, ni personne ne l'aurait su dire. Peut-être que dans l'ancien temps il y avait eu quelque bataille entre deux jeunes gens de différentes paroisses et que les autres garçons s'en étaient pris chacun pour le leur. Ceux qui avaient été brossés avaient voulu avoir leur revanche, et de partie en revanche, cette bestiale haine s'était entretenue et envenimée entre voisins du même pays.
Pour en revenir, j'étais donc content de mon sort de meunier, mais bientôt, je le fus encore davantage.
Un jour étant sur le chemin qui passe au pied de Puygolfier, je trouvai Nancy qui portait le mérenda, autrement dit la collation, à ses gens qui travaillaient à la terre de la Guilhaumie. Je n'avais fait que l'apercevoir lors de l'enterrement de ma mère, et je ne lui avais point parlé, ni même fait attention. Comme elle avait changé! Quelle belle fille elle était devenue, et grande! Ce n'est pas ses hardes qui la faisaient valoir; elle n'avait sur le corps qu'un cotillon de droguet et un grand mouchoir à carreaux par-dessus sa chemise; mais elle n'avait pas besoin de beaux habillements. Sa poitrine ferme soulevait la grosse toile et tremblait à chaque coup de talon sur la terre; ses hanches s'arrondissaient bellement sous le droguet, et elle avait la démarche mesurée des femmes bien faites. Elle portait un panier sur la tête, et le tenait d'une main, en sorte que sa chemise découvrait jusqu'au coude, son bras fort un peu hâlé.
Je l'avais toujours tutoyée jusqu'alors, comme on fait aux petites droles, mais ma foi quand je vis cette belle fille, je n'osai plus. Nous parlâmes un peu, et elle continua son chemin, s'excusant sur ce que son père et sa mère devaient l'attendre.
Depuis ce jour, je commençai à penser à elle, et plus j'y pensais, plus je trouvais que dans tout le pays, il n'y avait point de fille qui pût lui être comparée, je ne dis pas seulement de celles de la campagne, mais même à Excideuil, où on voyait pourtant de belles filles. C'était surtout son regard clair et tranquille, et son sourire bon qui me plaisaient tant. On voyait rien qu'à ça, que c'était une fille point coquette ni mauvaise, mais une honnête créature à qui on pouvait se fier.
Dans ce moment, des parents que nous avions devers Brantôme, nous invitèrent à la noce de leur aîné. Mon oncle n'y pouvant aller, m'y envoya. Nous étions parents de vrai, mais éloignés, ne sachant à quel degré, et seulement que nous étions tous des Nogaret, venant du même auteur, qui avait été meunier du moulin des moines de Brantôme. Ces Nogaret qui mariaient leur fils étaient meuniers aussi, et leur moulin était sur la Drone en remontant, au-dessus des Roches. Ce fut une crâne noce, ma foi. Le garçon prenait une fille qui avait du bien, et rien ne fut épargné. Les choses se firent à l'ancienne mode; on fit bombance toute la journée, et les vieux principalement, chantèrent d'anciennes chansons assez gaillardes, sans parler des propos de circonstance, et des histoires salées dont on régala les mariés.
Mais la fille était une bonne grosse drole bien délurée, qui se moquait pas mal de ce qu'on disait; elle ne faisait attention qu'à ce que son mari lui contait à l'oreille en la tenant par la taille. Tandis qu'on était là, à table, elle fit un petit cri tout d'un coup; c'était le contre-nôvi qui lui détachait sa jarretière, un joli ruban rouge qui fut coupé à morceaux et distribué aux garçons de la noce qui le mirent à leur boutonnière.
Le soir on dansa, et les épousés ouvrirent le bal. Puis après, quand la mariée eut dansé avec tous les jeunes gens, tandis que le chabretaïre avait mis les danseurs bien en train, les novis disparurent.
Sur les une heure du matin, on parla de leur porter le tourin ou soupe à l'oignon, mais il fallait les trouver. Après quelques recherches, comme il n'y avait dans les environs que deux ou trois maisons, on les dénicha chez des voisins, où on les avait retirés. Le tourin prêt, toute la jeunesse partit, la chabrette en tête. L'un portait la soupière, l'autre des assiettes, un troisième portait un pichet plein d'eau, le quatrième une de ces anciennes cuvettes ovales à pieds. Un autre venait ensuite avec une serviette sur le bras, et d'autres portaient une bouteille de vin, un verre, deux cuillers, et enfin il y en avait qui ne portaient rien, comme dans la chanson de Marlborough.
Les mariés ne songèrent pas à résister, ils savaient que ça serait inutile, on aurait plutôt enfoncé la porte. Aussi elle était tout bonnement fermée au loquet, et la noce entoura le lit, avec des rires et des chants joyeux. La mariée, en commençant, se cachait bien un peu sous les draps, mais ma foi, elle en prit son parti, et s'assit bravement sur le lit, un peu rouge tout de même. On leur donna à laver tous deux en cérémonie, et quand ils se furent essayé les mains on leur servit à chacun une bonne assiettée de tourin, noir de poivre. Pendant qu'ils mangeaient, les plaisanteries marchaient et elles étaient aussi poivrées que le tourin. Quand ils eurent fini, on présenta au marié un verre plein: il en but la moitié et donna l'autre à sa femme. Après qu'elle eut bu, on remplit le verre de nouveau, et on le présenta à la mariée, qui en but la moitié et passa le reste a son mari. Quand ce fut fait, le contre-nôvi, un beau coq de village, chanta une antique chanson patoise de circonstance, qu'on avait dû chanter à la noce de l'ancien Nogaret, le meunier des moines.
Tout le monde reprenait le refrain en chœur, et chacun s'accompagnait en choquant les assiettes, la bouteille et le verre avec les cuillers ou un couteau; ceux qui ne tenaient rien tapaient dans leurs mains.
La chanson finie, par une signifiance cachée des mystères de la noce, le contre-nôvi cassa le verre où les mariés avaient bu, en le choquant contre la bouteille. Au nombre de morceaux, on leur prédit qu'ils auraient neuf enfants, ce qui les fit éclater de rire, et tout le monde se retira en les engageant à travailler à justifier la prédiction.
Le lendemain fut un lendemain de noce, c'est-à-dire la continuation des ripailles. Mais le troisième jour, mon cousin me mena à Brantôme où c'était la fête.
Ce jour-là, tous les meuniers du pays faisaient à celui qui ferait le mieux claquer le fouet. Il en venait de Champagnac, de Quinsac et des moulins en amont, et aussi de ceux qui étaient sur la Côle jusqu'à Saint-Jean. Du côté d'aval, il en montait de vers Valeuil, Bourdeilles, du moulin de Renamont, au-dessus de Lisle, de celui de Roufellier qui est au dessous, et même de celui de Bonas, près de Saint-Apre.
Tous ces meuniers habillés de blanc, avec leurs fouets à pompons autour du cou, se réunissaient à cette grande croze, d'où on a tiré tant de pierres de taille, qui se trouve presque au-dessous du clocher bâti sur le roc. Ce jour-là, ils étaient bien une trentaine, et chacun à son rang manœuvrait son fouet à tour de bras. Il y a dans cette grotte un écho qui répétait à n'en plus finir les pètements du fouet. On ne le dirait pas, mais pourtant, il y en avait qui étaient tellement habiles que leurs pétarades ressemblaient quasiment à une musique. Moi je ne suis pas connaisseur en cette partie-là, c'est vrai, mais des fois j'ai entendu des musiciens, avec un tas de pistons et de machines en cuivre et la grosse caisse et tout, qui faisaient un bruit assommant, et je me disais alors que j'aimais mieux la musique des fouets à Brantôme.
Ceux qui jugeaient les concurrents, c'était trois des plus vieux meuniers, de ceux qui ne pouvaient plus tenir le fouet, et celui qui était le plus fort à leur avis, on le nommait pour l'année le Maître du fouet. Ce jour-là ce fut le meunier des Roches qui gagna.
Les joutes de fouet se sont perdues et ça se comprend. Les meuniers d'aujourd'hui ne font plus porter les sacs à dos de mulet; il y a des routes et des chemins partout; ils se servent de charrettes et ont des fouets de charretiers. Or, ce n'est pas avec ces méchants engins qu'on fait de belle musique; il faut pour ça les anciens fouets à manche court, à lanières de cuir tressées avec de gros nœuds: fouets de meuniers et fouets de postillons.
Le lendemain de la fête, après déjeuner, je repartis pour le Frau. Le cousin et la cousine me firent un bout de conduite sur le chemin de Lachapelle-Faucher.
—Ah ça! me dit le cousin, je pense que tu ne tarderas pas à nous rendre la pareille?
—Ça se pourrait bien, fis-je en riant et sans réflexion.
—Vous aurez raison, voyez-vous, me dit la cousine franchement; il n'y a rien qui vaille d'être marié avec quelqu'un qu'on aime bien.
Je l'embrassai là-dessus, je secouai la main au cousin, et je les quittai, prenant mon chemin par Saint-Pierre-de-Côle et Vaunac.
Quelque temps après, mon oncle, revenant d'Excideuil, me dit avoir rencontré le notaire de Coulaures, qui lui avait appris que M. Silain cherchait à vendre quelques terres, pour payer un homme auquel il devait mille écus, plus trois ans d'intérêts, et d'autres dettes. Il proposait de nous vendre le pré qu'on appelait le Pré-Vieux, et toutes les terres dites: Terres-de-Lebret, la Chausselie et les Granières. Ça nous allait bien; le pré était sous nos fenêtres, pour ainsi parler, et les terres jouxtaient notre petit bien de la Borderie où étaient les Jardon. Mon oncle avait répondu que pour lui, il n'avait pas d'argent à placer mais qu'il m'en parlerait. Il m'expliqua alors, que, sans compter l'agrément de cette affaire qui nous mettait tout à fait chez nous, nous aurions avec ce pré assez de foin et de regain pour tenir toute l'année une forte paire de bœufs à la Borderie, au lieu d'y avoir de jeunes veaux pour le temps des labours seulement; que les terres, avec celles que nous avions déjà, feraient une bonne métairie de ce petit borderage. La maison était assez grande, il fallait seulement bâtir une grange. Pour faire cette affaire, il n'y avait, une fois d'accord sur le prix, qu'à céder les créances venant de ma mère que j'avais sur des pratiques du notaire. Je ne demandais pas mieux, mais avant tout il fut convenu que nous en parlerions à la demoiselle et que nous ne ferions rien qu'à sa volonté, ne voulant pour rien au monde la contrarier.
Un jour donc que M. Silain avait traversé le moulin, allant à la chasse devers Corgnac, nous montâmes à Puygolfier. Hélas! la pauvre créature, qu'elle dépérissait! ça me tournait l'estomac. Elle nous dit qu'il fallait bien vendre, puisque celui à qui devait son père parlait de le faire exproprier. Tout compte fait, il y avait quatre mille huit cents francs de dettes à payer; et comme M. Silain voulait des terres et du pré sept mille cinq cents francs, il se trouvait qu'il aurait touché deux mille sept cents francs qui auraient été mangés bien vite; elle avait peur de ça, la pauvre, on le voyait bien. Mon oncle lui dit alors qu'il y avait moyen d'arranger autrement les affaires: que nous verserions comptant ce qu'il fallait pour rembourser le prêteur, et que pour le reste, nous payerions cinquante pistoles par chacun an, et en deux pactes, à la Noël et à la Saint-Jean. Par ce moyen tout ne s'envolerait pas à la fois. La demoiselle nous remercia bien de cet arrangement, mais elle craignait que son père ne voulût pas y consentir.
Là-dessus, mon oncle entra en pourparlers avec le notaire, et alla sur les terres pour bien se rendre compte de l'étendue, car pour la qualité nous la connaissions assez. Après avoir bien calculé, il dit au notaire que ça ne valait pas plus de sept mille francs, et que nous donnerions ce prix, aux conditions dont j'ai parlé déjà. M. Silain se débattit bien tant qu'il put; il aurait voulu toucher plus d'argent, et il aurait fait une diminution pour être payé comptant du tout; mais je refusai de faire l'affaire à d'autres conditions, et comme le créancier criait, et qu'il n'y avait pas d'autres voisins à qui ces terres pussent aller, il fut obligé de mettre les pouces. Par ce moyen, on espérait que la demoiselle Ponsie avait devant elle trois ou quatre ans de tranquillité: mais avec M. Silain, on n'était jamais sûr de rien en fait de ces choses-là.
IV
En ce temps-là, sur la fin de l'année 1848, on commençait à parler de l'élection du président de la République, et nous connûmes que Louis-Napoléon serait nommé grandement, si ça allait partout comme chez nous. Nous recevions la Ruche, de Ribérac, qui portait Ledru-Rollin, mais ça ne prenait pas. Mon oncle avait beau faire passer le journal, distribuer des papiers et raisonner nos voisins les paysans comme nous, c'était à rien faire.
Ledru-Rollin, qu'est-ce que c'était? un civil, et puis? Ah! quand on parlait du grand Napoléon qui avait fait massacrer un million d'hommes et ruiné la France, pour en fin de compte, la laisser plus petite que sous la République, à la bonne heure! C'est ainsi que le pauvre peuple ignorant, adore ceux qui le ruinent, qui lui prennent son argent et ses fils, et le saignent à blanc.
Le neveu du grand empereur, par ma foi, c'était bien autre chose que Cavaignac, ou Ledru-Rollin, ou Lamartine!
Et puis, il y avait tant de gens qui cherchaient à tromper le peuple, qu'il était rare de trouver hors des villes ou des gros bourgs, quelqu'un qui osât parler pour un autre que Bonaparte. Les bourgeois effarouchés par la Révolution cherchaient par tous les moyens à reprendre le dessus. Les riches, les nobles, les gros commerçants, les curés, tous ces gens-là criaient sans cesse contre la République; elle ne pouvait durer.
Moi, j'en conviens, j'avais autre chose dans la tête. Plus j'allais, plus je pensais à Nancy. Comment ça se faisait, je n'en sais rien, mais toujours est-il que je me trouvais souvent sur son chemin, soit lorsqu'elle venait à notre fontaine dans la combe, ou qu'elle allait dans les terres, ou bien tout qu'elle faisait sortir ses brebis. Je l'arrêtais, lorsque nous nous rencontrions, et nous parlions un peu et toujours j'étais étonné de son grand sens, et réjoui de sa franche honnêteté. Son parler me semblait aussi du tout changé et bien mieux, au prix d'auparavant. Il me semblait qu'elle avait appris beaucoup depuis trois ou quatre ans, et qu'elle avait plus d'esprit que les filles de son âge et de sa condition. Un jour que je le lui dis, elle m'apprit que la demoiselle Ponsie continuait de lui faire quelque peu la classe, le dimanche et le soir quelquefois, et lui prêtait des livres qu'elle étudiait en cachette du vieux Jardon, qui trouvait que c'était du temps perdu, lorsqu'elle laissait un moment sa quenouille. Je fus bien content de savoir ça, et je m'en sentis tout obligé envers cette pauvre demoiselle.
L'hiver vint, et avec lui les veillées au coin du feu, et les histoires dont Gustou avait un plein sac. C'était bien toujours les mêmes, mais comme il y en avait beaucoup, et qu'il y changeait souvent quelque chose, on ne s'en apercevait pas trop.
Etant tout petit, il me faisait tribouler en racontant l'assassinat du père Antier, le prieur des moines du moustier de Lafaye, entre Jumilhac et la forge des Fénières. Ça s'était passé avant la Révolution, et c'était un noble des environs qui l'avait tué dans la forêt de Jumilhac, du côté de Saint-Paul. Pendant quelques jours, on ne savait ce qu'était devenu le prieur, mais il arriva qu'un chien rapporta une de ses mains, et l'anneau qui était encore à un doigt, fit reconnaître le corps, car les chiens et les loups l'avaient presque tout mangé.
Il savait aussi les histoires des voleurs fameux, comme Cartouche et Mandrin. Pour Cartouche, c'était un voleur et un assassin, et nous ne le plaignions guère d'avoir été roué. Mais ce brave Mandrin qui avec ses sauniers contrebandiers, se battait contre les soldats du roi, nous intéressait et nous trouvions qu'on aurait dû le gracier. Ça n'était pas un bas coquin, ce Mandrin, et sa mémoire n'est pas en horreur comme d'autres. Tant qu'il le pouvait, il faisait la guerre à cet abominable impôt du sel, et c'est ce qui a contribué à le rendre populaire.
Toutes les histoires de brigands lui étaient connues à ce brave Gustou, et il savait aussi tous les crimes célèbres du pays. Il les racontait bien, en les arrangeant un peu; les plus anciennes tournaient au conte, et il avait trouvé moyen déjà, d'enjoliver celle de Delcouderc.
C'est en pelant tranquillement les châtaignes le soir, que Gustou nous disait ces histoires. Il y en avait une surtout qui nous intéressait beaucoup, parce que le crime avait été commis tout près de chez nous et qu'on n'en connaissait pas l'auteur. Il y avait quelques années seulement que le curé de Nanteuil, en pêchant à la ligne, à cinq ou six portées de fusil au-dessus du moulin, avait amené une pincée de cheveux. Là-dessus on avait plongé, et on avait ramené un homme pris dans des racines de vergne. La figure était toute mangée par les poissons et on ne connut qu'aux habillements que c'était un porte-balle qui avait passé dans le pays, il y avait une quinzaine. Il avait une entaille à la tête, faite avec quelque hache, et on vit à des traces dans le bois, qu'il avait été assassiné à un endroit un peu au-dessus, où on traversait la rivière sur des arbres soutenus par des fourches plantées dans l'eau. Mais ce fut tout ce qu'on put savoir. Les gendarmes d'Excideuil, le maire, le juge de paix, les gens de justice, personne n'y avait vu goutte; en sorte que, comme le disait Gustou, il y avait un assassin dans le pays: peut-être nous le rencontrons tous les jours, disait-il, et il attend sans doute l'occasion de faire quelqu'autre mauvais coup.
Par chez nous, les gens sont farcis de toutes les vieilles superstitions: ils croient aux revenants, au Diable, au Loup-garou qu'ils appellent Lébérou, à tout; mais cela n'empêche qu'ils aiment mieux voyager de nuit que de jour: s'ils ont un charroi à faire, ils partiront de préférence le soir que le matin. C'est bien une économie de temps pour ceux qui sont pressés, mais il y a autre chose, nous aimons la nuit, qui repose du dur labeur de la journée; et puis, je ne sais pourquoi, mais le paysan aime à voir briller par une belle nuit, les millions d'étoiles qui sont au ciel. Il semble que la nuit soit plus marquante, plus solennelle que le jour, aussi nous disons: A net, comme si nous comptions par nuits et non par jours, comme les anciens Gaulois.
Tout ça c'est pour dire que quoique les voisins ne fussent pas épeurés la nuit, lorsque Gustou parlait de cet assassin qu'on rencontrait peut-être tous les jours, il y en avait à qui ça faisait une impression, et qui ne semblaient pas pressés de s'en aller.
Le soir où nous énoisions, il vint une dizaine de personnes pour nous aider. Les deux vieux Jardon et Nancy, Lajarthe, le fermier de la Mondine au Taboury, la grande Mïette qui était descendue de Puygolfier avec la permission de la demoiselle, et d'autres de par-là, des métayers du château et des voisins. Les énoisements, c'est comme une espèce de fête chez nous. Les hommes avaient porté leur petit maillet et cassaient les noix; les femmes triaient.
Lajarthe comme de coutume, lorsqu'il en trouvait l'occasion, prêchait un peu pour la République, il tâchait de faire comprendre ses idées, et expliquait à tous des choses dans leur intérêt. Mais c'était trop sérieux pour ce soir-là. En énoisant, on aime mieux rire avec sa voisine, écouter des contes et des histoires, et causer des vieilles superstitions apprises des grand'mères.
Ça c'était l'affaire de Gustou qui connaissait ces choses à fond: c'était lui qui mettait une souche au feu le soir de Noël, et il fallait qu'elle fût de cerisier, de prunier ou de quelque autre arbre à fruit. Et il pronostiquait toujours de bonnes choses en la voyant bien brûler, et faire une belle braise; mais c'était lui le sorcier, car il avait eu le soin de la mettre longtemps à l'avance sécher dans la fournière. Il gardait soigneusement des charbons et des cendres de la souche, pour guérir des maladies aux gens et aux bêtes, et pour d'autres affaires encore.
C'était encore maître Gustou qui le premier jour de mai, perçait un barriquot de vin blanc, et apportait l'ail nouveau, pour faire des frottes avec du lard frais, en buvant de bons coups:
—O mai! ô mai! ô le joli mois de mai!
A la Saint-Jean, c'était aussi lui qui plantait le feu à la cafourche du chemin, et le couvrait de feuillage vert avec un beau bouquet à la cime. Les tisons il les emportait à la maison pour la préserver du tonnerre. Il attachait aussi le matin à la porte de la grange, une croix faite avec des fleurs des prés. Sous son traversin, il avait toujours dans un sac, des herbes de la Saint-Jean, cueillies à reculons, avant le soleil levé, et il disait que ces herbes guérissaient les fièvres, en les mettant sur le poignet gauche.
Ah! il n'aimait pas à entendre chanter le coucou, pour la première fois de l'année, s'il n'avait pas déjeuné; ni à trouver des graules ou des geasses, à sa gauche: ni à ouïr clouquer une chouette sur la maison, car il disait que ça annonçait la mort; ni à rencontrer en partant en route, la vieille Catissou de chez Méry qui était mal jovente. Jamais on ne lui aurait tiré de l'idée, que les eychantis ou feux-follets, qui voltigent dans les cimetières, c'était des âmes en peine, et il était persuadé que les étoiles tombantes c'était des âmes de petits enfants morts sans baptême. Si notre Mondine avait voulu faire la lessive dans le mois des morts, il serait parti plutôt: mais elle s'en serait bien gardée, car elle croyait comme lui, que ça faisait mourir les hommes de la maisonnée.
Et lorsqu'il allait à une foire pour quelque affaire, il ne manquait pas de lever avec son couteau un petit copeau de la croix de bois qui est plantée le long de l'ancien chemin appelé La Pouge, qui passe à un quart de lieue du moulin, à la rencontre de celui d'Excideuil, et qu'on appelle: la Croix-du-mort.
A table, avant d'entamer le chanteau, il faisait toujours une croix sur la sole avec la pointe du couteau. Pour lui, le vendredi était un mauvais jour, et si mon oncle l'avait laissé libre, il aurait fait jeûner les bœufs le vendredi saint, comme ça se faisait encore dans quelques maisons.
Si on vendait un veau, il fallait le faire sortir à reculons de l'étable pour que la vache ne dépérit pas; il faisait semer le persil par un pauvre innocent du bourg qui venait des fois au Frau, dans la croyance qu'il réussirait mieux. Pour garder les bœufs de maladie, il mettait un peu de sel aux quatre coins de notre pré. Lorsque nous bladions, il portait le blé de semence dans la touaille de la Noël pour qu'il vînt bien; et quand le blé était épié, il mettait une rane de buisson dans un pot de terre et l'enterrait au milieu de la pièce pour empêcher les oiseaux de manger le grain. Il disait aussi qu'il ne fallait pas acheter des mouches à miel si on voulait qu'elles réussissent bien, mais les échanger contre autre chose.
Ce soir-là, il raconta de ses histoires longuement. Il n'avait pas affaire à des incrédules, mais quand même, il n'y avait pas moyen de douter de ce qu'il disait, car il expliquait point par point le pourquoi et le comment des choses, et nommait les gens à qui c'était arrivé.
Aussi, lui, pas plus loin que l'hiver d'avant, entrant de bon matin dans l'écurie, il avait trouvé notre jument toute en sueur, comme si elle venait de travailler à force; et elle était avec ça bien pansée, et sa crinière était joliment tressée: qui avait fait ça? Le lutin, bien entendu.
Et le Diable! qui donc avait fait blanchir les cheveux de Tuénou de la Mariette, si ce n'est lui? Tuénou rentrait un soir, ou pour mieux dire une nuit, du marché de Thiviers, où il s'était attardé à boire dans une auberge, avec un homme de Saint-Jean-de-Côle. Il traversait la lande des Fachilières, d'un bon pas, content de lui comme un homme qui a bien soupé, lorsque arrivé à la friche du Cimetière-des-Boucs, il vit à quatre pas de lui, planté à la cafourche du chemin un grand homme noir dont les yeux luisaient comme des chandelles. Epeuré, il voulut rebrousser chemin, mais derrière lui, marchait sur ses talons un chat noir, gros comme un fort chien, la queue droite en l'air comme un cierge, qui vint se frotter à ses jambes, en faisant son ron, ron, tandis que le diable ricanait d'une voix creuse et étouffée comme s'il eût eu la bouche dans une bonde de barrique vide.
De cette affaire le pauvre Tuénou s'était trouvé mal, et lorsqu'il était revenu à lui, tout avait disparu.
Tout ça ce n'était pas des menteries, on pouvait pamander à Tuénou. D'ailleurs, cette cafourche du Cimetière-des-Boucs était connue depuis les temps anciens, pour être hantée par le Diable. Jeantillou, le tisserand de Saint-Sulpice, l'y avait rencontré sous la forme d'un grand bouc noir.
Ceux qui n'y croyaient pas n'avaient qu'à essayer d'ailleurs. Ils n'avaient qu'à aller à cette croisée des chemins et appeler neuf fois: Robert! Mais rien que cette idée faisait frissonner tout le monde. Gustou assurait que c'était à cet endroit-là même que le vieux Baspeyras de la Raymondie, mort l'année passée, avait eu du Diable, la Mandragoro qui l'avait enrichi, tellement qu'il avait laissé à ses enfants un grand pot plein de louis. Il était allé à la cafourche sans se retourner, une poule noire sous le bras, et sur le coup de minuit, il avait crié trois fois: Poule noire à vendre! Le Diable était venu coup sec, sous la forme d'un homme noir avec des cornes et des pieds fourchus et avait cherché à lui faire peur: mais Baspeyras qui n'avait pas froid aux yeux, avait fait ses conditions, et il avait eu la Mandragoro.
—Ah ça, dit Lajarthe, tu crois toutes ces histoires-là, Gustou?
—Sans doute que je les crois: d'ailleurs ça n'est pas d'aujourd'hui seulement que ça se passe, n'est-ce pas? Du temps que j'étais petit, ma grand'mère m'en racontait de pareilles; mais toi, Lajarthe, tu ne crois à rien.
—Pour ça, dit le métayer de Puygolfier, on ne peut pas dire que le Diable n'existe pas, ni qu'on ne le voit pas paraître. Tous nos anciens ont ouï dire et ont vu des choses comme dit Gustou. Le curé parle d'ailleurs souvent du diable qui tourne autour de nous, comme un loup, pour nous manger.
—Mais mon pauvre, ça c'est une manière de parler, dit Lajarthe, ça ne veut pas dire qu'il se montre là en personne...
—Comment! dit un garçon du bourg qui avait servi la messe du curé pendant deux ou trois ans; mais quand le Diable emporta le bon Dieu sur une montagne pour le tenter, comme c'est dit dans l'évangile, il était bien là réellement présent en chair et en os, dis Lajarthe?
Le pauvre tailleur ne répondit rien, et se contenta de regarder sérieusement mon oncle.
—Que veux-tu, mon pauvre Lajarthe, dit celui-ci en riant, tu es né une cinquantaine d'années trop tôt.
—Lajarthe est un huguenot, dit le métayer de Puygolfier; et tous les énoiseurs se mirent à rire.
Moi, je n'écoutais pas Gustou; j'aimais mieux regarder Nancy et lui parler. D'ailleurs, je connaissais tout ça, et si, étant petit, j'avais eu peur de ses contes de vieilles, maintenant ils me faisaient rire.
Mais deux ou trois filles, à qui ces histoires faisaient passer le froid dans le dos, priaient Gustou d'en conter d'autres: c'était le convier à noces; aussi il ne se fit pas prier et continua:
—Vous avez tous ouï parler du Chaoucho-Vieillo; c'est un esprit malin qui vient vous tracasser la nuit, tandis qu'on dort. On a beau fermer la porte, il passe par le trou de la serrure. Il s'approche sans bruit, monte sur le lit par les pieds, et se couche sur vous pour vous étouffer. Ça m'est arrivé à moi-même; on ne peut pas dire que ça s'est passé loin d'ici, et on ne sait à qui: c'est dans mon lit, au moulin, et à moi.
Je m'étais donc couché et je dormais tranquillement, quand tout d'un coup, environ la minuit, je sens quelque chose de mou qui me montait sur les pieds. Je crus d'abord que c'était quelque chatte qui était entrée au moulin, et je donnai un coup de pied pour la faire descendre. Mais je sentais toujours cette chose molle sur mes pieds. On n'y voyait brin, et je la sentais monter, monter toujours, et la voilà qui s'étend sur moi et me pèse sur l'estomac...
—Oh! Gustou! faisaient les filles avec des petits cris effrayés.
Mais lui continua, suspendant le bruit des maillets:
—Je ne pouvais plus respirer; j'étends les bras et je l'empoigne: mais c'était comme si j'avais fouillé dans un lit de plume, tant c'était doux et mou: je n'y faisais rien. Mes bras s'enfonçaient jusqu'au coude dans cette sale créature, comme dans la pâte de la maie, et ça s'attachait tout pareil à ma peau. Tout de même je finis par la prendre au cou et à la serrer bien fort; mais j'avais beau serrer, serrer, je la sentais qui me glissait entre les mains, tout petit à petit, et s'échappait... Je m'assis alors sur le lit, et j'entendis quelque chose qui marronnait du côté de la porte, et puis je n'ouïs plus rien: la bête était repartie sans bruit par le trou de la serrure.
—Hé bien, que dis-tu de ça, Lajarthe?
—Je dis que tu avais mangé quelque chose qui te pesait sur l'estomac et que ça t'a donne le cauchemar.
—C'est ça; et la bête que j'empoignais?
—C'était ta courte-pointe.
—Et ce qu'elle marmonnait en s'en allant?
—C'était quelque chatte sur la tuilée.
—Voilà! dit Gustou; j'ai bien raison de dire que tu ne crois à rien. C'est une chose qui m'est arrivée à moi-même; tu sais que je ne suis pas menteur, et avec ça tu ne me crois pas.
—C'est, dit Lajarthe, que tu tournes les choses du côté de tes idées: je ne dis pas que tu n'aies rien senti cette nuit-là, mais je ne crois pas que ça fut le Chaoucho-Vieillo.
—Voyons, dit Gustou, tu ne crois pas à ce qui m'est arrivé; ni à la Mandragoro, de Baspeyras, ni au Diable; tu ne crois pas non plus aux Bujadières qui tordent le linceul des pauvres défunts, à la Biche-Blanche, à la Litre; à la Citre, cette bête qui semble une chèvre et qui est grande comme un cheval, qui court les chemins la nuit, galope après les gens attardés, emporte les enfants qu'elle rencontre, fait des dégâts partout, et s'évanouit en feu quand on la poursuit; mais au moins il y a deux choses auxquelles tu ne peux pas refuser de croire, dit-il très sérieusement: c'est la Chasse-Volante et le Lébérou. Ça c'est des choses trop connues pour que tu dises non: dans le pays il n'y a personne qui n'y croie bien.
—Pour ça, firent les énoiseurs, Gustou dit la vérité. Et chacun de raconter qu'il avait ouï la Chasse-Volante, et vu le Lébérou, c'est-à-dire le Loup-garou.
—Pas plus vieux que cette année, reprit Gustou, le vendredi d'après la fête des Morts, la Chasse-Volante a passé par ici, entre le moulin et le Taboury.
—C'est vrai, fit le fermier de la Mondine, je l'ai entendue sur les onze heures du soir.
—Tout juste, dit Gustou. Je revenais assez tard de la foire de Sorges, j'avais dépassé le bourg, et je n'étais plus qu'à un gros quart d'heure d'ici, quand la voilà qui arrive. Il faisait un vent du diable; de grands nuages couraient dans le ciel, et avec ces nuages, la Chasse-Volante. On entendait, comme vous m'entendez à présent, les chasseurs sonnant de la trompe, les rossignolements des chevaux, les abois des chiens courants, et avec ça un grand fracas, comme pourrait en faire une troupe de cavaliers galopant sur les chemins, en criant après la bête et en faisant péter leurs fouets. Je levai les yeux au ciel, et, aussi vrai que je suis là, qui vous le dis, entre deux nuages noirs, je vis la Dame-Blanche qui galope toujours à la tête des chasseurs, montée sur un cheval blanc...
Tous les énoiseurs qui étaient là, rangés autour de la grande table de la cuisine, regardaient Gustou et en triboulaient; lui continua:
—Après avoir passé du couchant au levant, la chasse se mit à tourner, à tourner, en faisant dans les airs un tapage d'enfer, comme si la bête de chasse fût presque forcée. Le bruit se rapprochait comme si elle descendait à terre; et, en effet, étant rentré au moulin, j'entendis par la fenêtre qu'elle était descendue à quatre ou cinq portées de fusil d'ici, le long de la rivière, et le bruit augmentait comme si les chiens avaient pris la bête et la déchiquetaient en hurlant.
Le lendemain je fus voir par là de bonne heure, et je trouvai la terre de Chabanou, nouvellement semée, toute piétée par les chiens et les chevaux, et les raves à côté toutes fourragées.
—Tout de même! dirent les gens ensemble, il ne ferait pas bon se trouver sur le passage de la chasse! et, ajouta un autre, d'un peu plus, Gustou, tu t'y trouvais.
—Tout ça pour un troupeau d'oies sauvages, dit Lajarthe à mon oncle.
Mais tous les énoiseurs protestèrent contre cette explication; ils aimaient bien mieux que ce fût la chasse fantastique.
Cependant, on avait fini d'énoiser, et on mettait les nougaillous dans les sacs, et les coquilles dans des paillassons pour les monter au grenier; ça sert à allumer le feu l'hiver. Quand tout fut ôté, on appareilla la grande table pour souper. Il était onze heures et demie, il était temps. Comme d'habitude, lorsqu'on énoise, il y avait des haricots qu'on mangeait avec des bons millassous faits par la Mondine, tandis qu'on travaillait. Avec ça, du bon petit vin pétillant qu'on versait à pleins verres, et tout le monde était content.
—Ah ça mais, dit quelqu'un, Gustou, tu n'as pas parlé du Lébérou?
—Laissez là le Lébérou, dit Lajarthe, parlons d'autre chose, n'est-ce pas, Sicaire?
—Mon pauvre Lajarthe, dit mon oncle, il me faut bien laisser mes voisins qui sont venus me donner un coup de main, s'amuser à leur façon; ce soir tu n'y ferais rien.
—C'est ça! c'est ça! parle du Lébérou, Gustou.
Et voilà Gustou parti.
—Vous connaissez tous, dit-il, cette vieille fontaine bâtie en gros quartiers et entourée de saules creux où nichent les chouettes, qui se trouve derrière Puygolfier, au nord, au fond de la grande combe entourée de bois, où est le pré de Migot. Vous avez vu que l'eau coule, de la fontaine à moitié écrasée, dans un bassin carré, où les gens du château lavaient autrefois la lessive, mais qu'ils ont abandonné depuis longtemps que l'endroit est mal fréquenté.
L'eau n'est pas sale, mais avec ça elle paraît noire et c'est à peine si on peut se mirer dedans. Eh bien, c'est là que les lébérous, quand il y en a dans le pays, viennent changer de peau. Le dernier lébérou connu, c'était Meyrignac, qui demeurait dans cette maison seule que son père avait fait bâtir dans les friches, près du sol de la dîme. La raison pourquoi l'ancien Meyrignac avait fait bâtir dans cet endroit perdu, c'est que les gens ne l'aimaient pas, parce que c'était un ancien curé qui, à la Révolution, avait posé sa soutane, et s'était marié. Avec ça il était sorcier, et j'ai ouï dire à des anciens qu'il avait le pouvoir de faire grêler en battant l'eau d'une fontaine, et de jeter des sorts sur les gens et les bêtes. Mais quoiqu'on ne l'aimât pas, on ne lui disait rien parce qu'on en avait peur.
Pour le fils, c'est une chose sûre et certaine qu'il était lébérou. Raynalou, le marguillier d'avant celui d'à présent, qui le détestait plus encore que les autres, parce qu'il entendait quelquefois son curé dire que c'était un coquin bon à traquer comme un loup qu'il était, l'avait épié et l'avait vu à la Font-Close donc, une nuit, entrer dans l'eau du bassin et la battre un moment, puis après sortir de l'autre côté, habillé d'une peau de loup que le Diable lui avait baillée. Raynalou avait bien apporté son fusil pour lui tirer dessus; mais quand il vit cette bête trottant à quatre pattes dans la combe et venant vers la lisière du bois où il était caché, il avait eu tellement peur qu'il l'avait manquée, et s'en était engalopé laissant là son fusil. Mais le Lébérou l'avait facilement attrapé, lui avait sauté à la chèvre morte sur les épaules, et s'était fait porter une grande heure de chemin, de manière que le pauvre marguillier était rentré chez lui à moitié crevé.
Il faut vous dire que ceux qui sont lébérous, ça les prend la nuit, lorsque la lune vient pleine. Ils se débattent, sortent du lit, sautent par les fenêtres sans se faire de mal, preuve qu'ils sont bien lébérous, et vont à leur fontaine.
Ce Meyrignac donc courait comme ça la nuit dans les terres, les chemins et les villages, et il mangeait tous les chiens qu'il pouvait attraper. Quand il rencontrait quelqu'un, il se faisait porter comme il avait fait à Raynalou. A chaque pleine lune on était sûr qu'il manquait quelque chien dans la commune. Le matin, avant la pointe du jour, il revenait à la fontaine poser sa peau de loup, et rentrait chez lui. On le rencontrait des fois bien de bonne heure, rendu de fatigue, ce qui montrait bien qu'il avait couru toute la nuit après les chiens. Il était souvent malade aussi et il avait de fausses digestions, lorsqu'il avait mangé quelque vieux chien trop dur.
Une nuit, en passant près du village de La Brande, il attrapa un coup de fusil qui l'empêcha de sortir, et le fit boiter assez longtemps. Enfin, il est au su de tout le monde qu'il creva après avoir mangé le chien du métayer de M. Lacaud, à la Bouyssonie, qui était très vieux. On trouva même chez lui une des pattes du chien qu'il avait vomie, mais il n'avait pu rendre l'autre, c'est ce qui l'avait étouffé.
Tout ce que je dis là ce n'est pas des menteries, et vous savez tous que le curé Pinot dit qu'un être comme ça ne pouvait pas être enterré comme un chrétien. C'est pour ça qu'on l'a mis dans un trou en dehors du cimetière, le long du mur, près de la porte.
—Et c'était tout bonnement un pauvre malheureux malade de la vessie, qui se promenait la nuit ne pouvant dormir, dit Lajarthe à mon oncle.
Mais aller dire ça aux autres, c'était inutile.
—Ça n'est pas étonnant après ça, disait Lajarthe, que le dix décembre il n'y ait eu dans la commune, que deux voix pour Ledru-Rollin, la tienne, Sicaire, et la mienne. Faut-il que le peuple soit innocent! Où les mènera-t-il le neveu de leur empereur? Il y en aura plus de quatre de ceux qui l'ont nommé qui quelque jour en paieront les pots cassés.
—Que veux-tu, disait mon oncle, les pauvres gens sont plus à plaindre qu'à blâmer. Tous les gouvernements ont eu bien soin de les laisser dans l'ignorance; et ceux auxquels ils ont confiance parce qu'ils sont instruits ne cherchent qu'à les tromper et à leur faire prendre le contre-pied de leurs intérêts.
—C'est vrai, répondit Lajarthe; il n'y a pas de bêtises qu'on ne leur ait contées: jusqu'à leur faire croire que Lamartine était la bonne amie du Dru-Rollin! Et il y en a qui n'en démordent pas, le vieux Francillou de la Toinette, entre autres.
Mais tandis qu'après souper, mon oncle et Lajarthe parlaient à demi-voix dans un coin du foyer; après les histoires de Gustou, les énoiseurs chantèrent des chansons, chacun la sienne, et l'on fit des jeux pour rire. On attachait une pomme par un fil à une poutre d'en haut, et après avoir bien tordu le fil, on le lâchait et la pomme se mettait à tourner comme une pirouette, pendue au fil. Le jeu était d'attraper la pomme avec les dents, sans y toucher du tout avec les mains, et ce n'était pas facile. C'était aussi le moment de faire passer le cacalou aux filles: j'en avais trouvé un bien formé comme une noix ordinaire, mais pas plus gros qu'une petite noisette. Je le donnai à Nancy et je l'embrassai sur les deux joues, ce qui la fit devenir toute rouge.
Vers deux heures, tout le monde s'en alla en gaité, sans plus penser aux histoires de Gustou, d'autant plus que les filles étaient accompagnées des garçons qui leur parlaient d'autre chose.
Cet hiver de 1848 à 49 fut assez dur, par chez nous; ça n'était plus l'année du grand hiver, il s'en fallait, mais avec ça, il y eut de la neige assez, et les loups sortant des bois, vinrent rôder la nuit sur les chemins, autour des maisons, et gratter à la porte des étables. Un soir que je revenais d'Excideuil, vers les dix heures, après avoir passé la Maison-Rouge, tandis que je suivais le long d'un bois, j'ouïs, un peu en arrière, un bruit dans le fourré. Je me retourne et je te m'en vais voir un loup qui avait sauté dans le chemin, et se planta en même temps que moi. Il était à une vingtaine de pas: ah! pensai-je, coyon que j'ai été de ne pas prendre le fusil! Je me remis à marcher et le loup me suivit; lorsque je me retournais, je voyais ses yeux luire dans la nuit; quand je m'arrêtais il s'arrêtait, quand je repartais il repartait: je lui tirai des pierres, mais il ne s'en allait pas. On dit que ces bêtes-là suivent les gens pour se jeter sur eux s'ils viennent à tomber; je le croirais assez. On a beau dire, c'est embêtant d'avoir comme ça sur ses talons une sale bête qui épie le moment de vous attaquer, s'il vous arrive quelque chose. Moi, j'arrivai au Frau au bout de trois quarts d'heure, toujours suivi par le loup. Aussitôt dans la cuisine, j'attrapai le fusil au-dessus de la cheminée et je sortis. Le loup s'était arrêté sur le chemin à une quarantaine de pas de la maison; quand il me vit armé, il jeta un hurlement, sauta dans la combe et gagna les bois.
Ce rude hiver donc, emmena quelques vieux. La Mondine tomba malade et ne bougeait plus du coin du feu, de façon que la Nancy venait tous les jours chez nous, pour faire les affaires, ce qui me plaisait fort. Et on ne pouvait pas dire autrement, sinon qu'elle était bien propre, vaillante et sachant faire tout à propos. Jusqu'à la Mondine, qui trouvait qu'elle faisait bien, chose extraordinaire, car les vieux se plaignent toujours des jeunes, surtout quand ils sont malades, parce que ça les rend de méchante humeur; mais aussi, Nancy avait bien soin d'elle, et la consultait toujours.
Le soir, après souper, quand tout était rangé en place, j'accompagnais Nancy jusqu'à la Borderie à cause des loups, car il en venait rôder autour de la maison. Elle disait bien qu'elle n'en avait point peur, les ayant fait fuir plus d'une fois d'autour de ses brebis, en tapant ses sabots l'un contre l'autre; mais moi je faisais celui qui n'est pas trop rassuré pour l'accompagner.
Nous causions en nous en allant, moi relevant le collet de mon sans-culotte, et Nancy sous une capuce de grosse laine. Nos sabots menaient grand bruit sur la terre gelée, mais ça ne nous empêchait pas de nous entendre. Un soir, en arrivant à sa porte, je l'embrassai par surprise; elle ne fit pas comme des filles qu'il y a, qui donnent des gifles, elle ne dit rien, mais le lendemain lorsque je voulus recommencer, elle était sur ses gardes et me dit en riant qu'il ne fallait pas s'embrasser si souvent.
Notre pauvre Mondine resta comme ça quelque temps à traîner dans le coin du feu, chafrouillant dans les braises avec un bâton, mais enfin il lui fallut se mettre au lit. Elle n'avait pas voulu voir de médecin jusque-là, disant que ça passerait, mais quand elle fut au lit, nous fîmes venir le médecin de Savignac qui nous dit en partant qu'il n'y avait point de remède, et qu'elle achèverait de s'en aller tout doucement.
Quand elle se vit au lit, la Mondine connut bien que c'était sa fin, et elle nous dit de faire venir le notaire pour arranger ses affaires.
M. Vigier, de Saint-Germain, vint en effet le lendemain avec ses témoins, et fit le testament. Après qu'il fut parti, la Mondine me fit demander, et, quand je fus là, près de son lit, elle me dit que n'ayant sur terre aucun parent, vu qu'elle n'avait connu ni père ni mère, elle me laissait tout ce qu'elle avait, ne me demandant que deux choses: la première, d'être enterrée auprès des Nogaret, puisqu'elle avait vécu auprès d'eux toute sa vie; et la seconde, de lui faire dire une messe tous les jours de bout de l'an de sa mort.
Je lui promis tout ça et je la remerciai, comme bien on pense. Alors elle ajouta que ce qu'elle en faisait, c'était pour me faciliter à me marier, si je venais à aimer une fille plus riche que moi; ou bien pour n'être pas obligé de regarder à quelque millier d'écus pour prendre une fille à mon goût.
Après cela, elle me demanda d'aller quérir le curé Pinot. Je l'embrassai, et j'y fus.
Le curé vint avec son sacristain, la confessa, la communia et l'huila: ça fut d'abord fait. Durant ce temps la vieille Jardon, Nancy, la femme du fermier du Taboury, étaient agenouillées dans la chambre, ainsi que la demoiselle de Puygolfier qui était descendue, sachant cela.
Lorsque le curé sortit de la chambre, mon oncle le convia à prendre quelque chose; alors il dit qu'il n'y avait pas longtemps qu'il avait déjeuné, et qu'il prendrait seulement une goutte. Tout en buvant l'eau de-vie, il sortit sa pipe de l'étui de bois et l'alluma. Quand il eut fait, il nous emprunta notre fusil parce qu'il était sûr qu'avec le temps qu'il faisait il y avait un lièvre dans les labours de Nardillou, et s'en fut avec son sacristain.
Trois jours après il revint pour faire la levée du corps; la pauvre Mondine s'en était allée tout doucement, comme avait dit le médecin.
Elle ne savait pas son âge, comme beaucoup de gens de chez nous en ce temps-là; elle savait seulement qu'elle était petite drole dans le temps de la Révolution et qu'elle avait été baptisée dans notre paroisse.
En cherchant à la mairie sur l'ancien registre de la paroisse pour faire la déclaration de décès, je trouvai son acte de baptême, et je l'ai relevé pour montrer comment ça se faisait jadis.
«Ce jour d'huy, 28e de mars 1783, feste de saint Rupert, évêque, Martissou, mon marguillier, allant sonner l'angélus du matin, trouva contre la porte de l'église, une petite créature, pliée de mauvaises nippes, et la porta chez lui, où elle fut reconnue être du sexe féminin, et âgée de deux ou trois jours. Elle a été baptisée le même jour sous condition; Martissou a été parrain et Mondine, sa femme, marraine, Carminarias, curé.»
Après la mort de notre vieille servante, il était clair qu'une jeunesse comme Nancy ne pouvait pas continuer à venir dans une maison où il n'y avait que des hommes. Mon oncle se mit en quête, et le jeudi d'après, il arrêta l'ancienne servante du curé de Saint-Raphaël, qui n'avait pas trouvé à se placer depuis l'arrivée du nouveau curé qui avait amené la sienne. Nous nous figurions bonnement que cette femme, ayant toujours vécu avec des curés, serait ennuyeuse pour les affaires de religion, la messe, les fêtes, et la viande aussi, car nous ne regardions pas si c'était un vendredi ou un samedi pour mettre un morceau de salé dans la soupe, ou faire sauter une aile de dinde dans la poêle s'il venait quelqu'un. Mais nous fûmes fort trompés, car elle allait bien à la messe le dimanche, mais avec ça point de grimaces, faisant cuire de la viande les jours défendus, et en mangeant même quelquefois, disant à ça, que quand on était chez les autres, on ne choisissait pas son manger, et que mon oncle en porterait le péché. Des fois, quand Lajarthe était là, et que nous parlions de la politique, ou de choses de la religion, ou des curés, Gustou lui disait: Vous ne vous signez, pas, Marion?
Mais elle se mettait à rire, et disait qu'elle en avait entendu d'autres, et qu'elle ne se troublait pas si facilement. Son grand refrain était, que les curés sont des hommes comme les autres.
Par exemple, comme elle l'avait de coutume, elle voulait être maîtresse dans la maison, pour les choses qui regardent les femmes, et les gouverner à sa façon. Mais comme elle était bonne servante d'ailleurs, et que tout allait bien, mon oncle lui laissait, couper le farci, comme on dit.
Moi, ce qui ne faisait pas mon affaire, c'est que je ne voyais plus Nancy aussi souvent. Je cherchais bien toutes les occasions de la rencontrer, mais ce n'était jamais que pour un petit moment; en passant devant la Borderie, ou le long d'un chemin lorsque j'allais porter de la farine ou chercher du blé. Je lui avais enseigné à reconnaître une batterie de coups de fouet, et lorsqu'elle l'entendait, si elle était par là, elle se montrait, quelquefois de loin, mais j'étais content tout de même. Je voyais bien, d'ailleurs, qu'elle avait du plaisir que je fusse occupé d'elle parce qu'elle ne se laissait pas parler le dimanche par les autres garçons. Mais où je le connus tout à fait, c'est un jour que je l'avais trouvée dans le chemin de Puygolfier. Tout en causant, je lui dis: Et ce cacalou, Nancy, je gage que vous l'avez perdu?
—Non point, fit-elle, je l'ai toujours.
—Faites-le moi voir donc?
—Puisque vous avez pensé ça, vous ne le verrez point.
Mais enfin, après l'avoir bien priée, elle me montra la petite noix nouée dans le coin de son mouchoir.
Une autre fois, j'étais seul au moulin; mon oncle était allé à Cubjac, et Gustou avait été reporter de la mouture. Pour raccoutrer quelques mailles de deux verveux que je voulais poser le soir, j'étais monté dans la chambre de mon oncle chercher du fil, lorsqu'en descendant j'entendis au-dessous du moulin le battoir d'une lavandière qui tombait fort sur le linge. Par une petite chatonnière, j'épiai; c'était Nancy. Elle était agenouillée sur la paille, devant une grande pierre plate qui servait de banche et elle lavait son linge, assise sur les talons, penchée en avant, la poitrine ferme et ses fortes hanches saillant sous le cotillon. Ses manches retroussées jusqu'au coude, laissaient voir ses bras ronds et forts qui aplatissaient le linge comme une crêpe en faisant jaillir l'eau au loin, et le tordaient ensuite comme si c'eût été un gros écheveau de fil. Je n'ai jamais aimé les femmes mièvres, car je ne compte pas Mlle Masfrangeas; il m'a toujours semblé que la beauté n'existe point sans la force et la santé. En voyant ainsi celle que j'aimais, je me disais qu'il naîtrait d'elle une race robuste et santeuse, et sur cette pensée, je me laissai aller à la regarder longuement. Elle croyait que je n'étais pas au moulin, d'autant mieux que je lui avais dit la veille que j'irais en route, et tout en lavant, elle chantait à demi-voix. Au bout d'une heure, elle eut fini, et comme son mouchoir s'était détaché, elle regarda de côté et d'autre et ne voyant personne, l'ôta pour se recoiffer. Mais il lui fallut arranger ses cheveux défaits: en deux tours de mains, elle tordit et roula derrière sa tête cette lourde masse qui lui tombait sur le cou et remit son mouchoir. Puis elle se releva, mit le linge sur son épaule, et s'en alla.
Le surlendemain, de notre jardin je la guettai, et lorsque je la vis suivre le sentier qui traverse la combe, pour venir à la fontaine, j'y fus aussitôt qu'elle. Je me mis à badiner un peu sur les chansons qu'elle avait chantées, et je lui fis des compliments sur ce qu'elle chantait bien. Elle me regarda étonnée, puis, ayant compris, elle devint rouge et me dit: Alors, vous étiez au moulin, l'autre jour? Vous aviez pourtant dit que vous deviez aller en route. Oui, lui répondis-je, mais Gustou avait besoin d'aller au bourg et il m'a remplacé; et je me mis à rire.
Mais elle resta sérieuse, et me dit que ce n'était pas bien de l'avoir épiée, comme ça. Il faut dire qu'autrefois, nos filles n'aimaient guère à se laisser voir sans coiffure; il leur semblait que d'être nu-tête ça n'était pas bien honnête. Je pense que cette idée venait anciennement des curés, car le nôtre prêchait quelquefois qu'un apôtre, je ne sais lequel, avait dit dans les temps que les femmes devaient toujours avoir la tête couverte, surtout en priant Dieu. Mais que ce soit ça ou non, Nancy était mortifiée de savoir que je l'avais vue les cheveux défaits. Aujourd'hui, les femmes s'en vont bien tête nue et n'y font guère attention, sinon lorsqu'elles vont à l'église, car alors elles se couvrent toujours, soit d'un mouchoir ou d'un bonnet, et les vieilles d'une coiffe.
Je raconte comme ça tout ce qui se passait entre Nancy et moi; je sais que ce n'est pas rien de bien curieux, et qu'il en est arrivé autant à d'autres. Mais peut-être il y en aura des vieux qui, voyant ceci, se rappelleront avec plaisir leur jeunesse. Pour moi, en le racontant, il me semble revenir à ce temps heureux.
Notre petite fâcherie, ou pour mieux dire celle de Nancy, ne dura pas longtemps, car elle était trop bonne pour faire de la peine à quelqu'un qui l'aimait. Il arriva bientôt une affaire qui nous attacha davantage l'un à l'autre, ou du moins força ma bonne amie à le montrer un peu plus.
Nous étions en 1849, et au mois de mai. Dans les premiers jours, la mère Jardon fut à Négrondes, où elle avait une sœur mariée, pour la vôte qui tombe le 9 de ce mois-là, et elle y mena Nancy. Moi qui savais ça, je m'y en allai aussi, et je me promenai bien du temps avec elle, après quoi nous fûmes danser. Il y avait dans le bal un garçon maréchal, de Sorges, grand mauvais sujet, qui dansa une contredanse avec Nancy en faisant le faraud et le joli-cœur, comme il y en a. Mais elle ne voulut plus danser avec lui, quoiqu'il fût venu la demander plusieurs fois. Comme moi je dansais souvent avec elle, il vint me taper sur l'épaule en disant:
—Sors un peu, farinier, j'ai deux mots à te dire.
—Et qu'est-ce que tu me veux, brûle-fer?
—Ce que je te veux, c'est que je te défends de plus danser avec cette grande fille, qui est chez les Jardon.
—Et de quel droit? lui dis-je.
—Parce que je ne le veux pas.
—Méchant goujat! et c'est toi qui m'empêcheras?
—Oui, et si tu y reviens, tu auras à faire à moi!
—Alors, comme je veux la faire danser tout d'abord, lui répondis-je, j'aime autant avoir à faire à toi de suite: allons dans le pré, là derrière.
Une fois dans le pré, nous posâmes nos vestes pour ne pas les gâter, et les coups de poings et les coups de pieds commencèrent à rouler. Après un instant, je vis que ce grand gaillard n'était pas si terrible qu'il voulait en avoir l'air. Il était dans une colère noire et rageait, mais ça ne l'avançait à rien. Moi j'étais en colère aussi, mais je voyais tout de même mon affaire. A un moment où il m'avait manqué je lui ajustai sur un œil un coup de poing qui lui fit voir trente-six chandelles, et en même temps un grand coup de pied dans l'estomac qui le démonta. Sur ce coup, je me jetai sur lui et l'empoignai à bras-le-corps. Il se défendit bien tant qu'il put, mais en finale, je le couchai tout du long sur l'herbe et, tombant sur lui, je le tins sous moi.
—Et à présent, lui dis-je, m'empêcheras-tu de danser avec qui il me plaira?
—Voleur de meunier! cria-t-il, et il se mit à se débattre, et à chercher à se relever, mais voyant qu'il n'y arrivait pas, il me mordit au bras.
Ah! cette fois la colère me monta tout à fait. Je le pris par le cou, et je lui mis un genou sur le ventre: Canaille! puisque tu mords comme un chien, je t'étrangle comme un chien!
Lorsqu'au bout d'un instant je le vis tirer la langue, je le laissai et, reprenant ma veste, je m'en allai.
—Tu me la paieras! dit-il, lorsque je fus loin.
En rentrant dans le bal, j'allai vers Nancy qui était pâle, assise sur une chaise.
—Vous venez de vous battre avec ce vaurien, je l'ai bien connu.
—Je l'ai un peu secoué, lui répondis-je, parce qu'il voulait faire l'insolent: ce n'est rien.
—Sortons, fit-elle, allons chez ma tante,
—Dansons cette bourrée avant, ma Nancy.
Après la bourrée, je l'accompagnai jusque chez sa tante, comme elle appelait la sœur de sa mère nourrice, et en chemin elle me fit raconter ce qui s'était passé. Alors elle me pria de m'en aller avant la nuit, de crainte que ce grand penlant ne m'attendît dans les chemins pour me donner quelque mauvais coup. Moi, qui avais compté passer la soirée à nous promener et à danser avec elle, ça ne m'allait pas du tout, mais elle me dit que ça ne me servirait de rien de rester, parce qu'elle ne sortirait plus de chez sa tante.
Je me décidai alors, et je lui dis que j'allais m'en aller, mais à la condition qu'elle m'embrasserait. Nous étions dans un chemin creux, derrière les haies, et personne par là: elle ne dit rien, et alors la prenant dans mes bras, je l'embrassai deux ou trois fois, tandis qu'elle fermait les yeux à demi, et je m'en allai.
Tous ces caquetages que nous avions ensemble, par-ci, par-là, et mes petites ruses pour rencontrer Nancy, ne pouvaient faire autrement que d'être vus. Mon oncle s'en doutait bien, mais il ne faisait semblant de rien. La mère Jardon s'en était aperçue dès longtemps; mais comme elle savait sa fille sage, elle ne lui en avait pas parlé. Mais lorsque le vieux Jardon s'en donna garde, ça fut le diable. Comme il était d'un caractère dur et rude, la pauvre Nancy n'était pas à noce. A l'entendre, et c'était sa principale raison d'avare, comme j'avais du bien, je ne pouvais vouloir que m'amuser d'elle qui n'avait rien, et la laisser ensuite. Et il lui disait qu'elle n'aurait que ce qu'elle méritait en m'écoutant; qu'on la montrerait au doigt; enfin, un tas de mauvaises raisons, et de méchantes prédictions. La pauvre fille ne me disait rien de tout ça, mais je la trouvais triste et je ne savais que penser.
Sur ces entrefaites, Gustou, rentrant un jour de tournée, me dit qu'il avait vu, dans les Bois-Noirs, Nancy qui gardait ses brebis, et que M. Silain, qui chassait par là, s'était arrêté longtemps à lui parler.
Là-dessus je me dis que bien sûr, ce grand mange-tout la pourchassait; ça me mit en colère contre lui, et je me promis de le savoir au juste avant peu. Pour ce qui est d'elle, je n'avais aucun doute; il n'y avait qu'à la voir pour connaître que c'était une honnête fille, incapable d'écouter un autre homme que celui qu'elle aimait, et il fallait être une vieille méchante bête, comme le père Jardon, pour faire de mauvaises suppositions sur elle.
Pour savoir à quoi m'en tenir sur M. Silain j'épiai Nancy, et trois ou quatre jours après, ayant vu où elle menait ses bêtes, j'y fus par un chemin détourné. Elle fut étonnée tout d'abord; mais je lui dis que j'allais voir si la bruyère était bonne à couper dans un bois que nous avions par là, et nous nous mîmes à causer. J'étais là depuis un moment accoté contre un gros châtaignier, quand tout d'un coup les brebis arrivèrent au galop, épeurées, et puis se retournant tout d'un coup, firent front toutes à la fois du côté d'où elles venaient, comme c'est la coutume de ces bêtes. Nancy qui était en face de moi leva la tête et me dit assez bas: C'est M. Silain et ses chiens.
Lui approchait, ne me voyant pas, et lorsqu'il fut tout près, il dit sur un ton aimable:
—Hé bien! petite Nancy! es-tu toujours méchante?
En ce moment, il dépassa le châtaignier et me vit. Il devint rouge comme la crête d'un coq.
—Ha! ha! maître Hélie, tu cours après les bergères!
—Mais au moins, Monsieur Silain, lui répondis-je, en riant, c'est de mon âge.
Il resta étonné comme un fondeur de cloches, et tout d'un coup s'en retourna en marronnant dans sa moustache.
Quand il fut loin, Nancy se mit à pleurer, pensant à ce qu'il allait dire par vengeance et dépit; mais je la consolai en l'assurant qu'il ne dirait rien, de crainte que je ne parle aussi, et que d'ailleurs il y avait un moyen d'arrêter sa mal voulance.
Depuis le jour où je l'avais vue laver à la rivière, l'idée du mariage m'était venue tout à fait, et je me disais tous les jours qu'il ne se pouvait trouver dans le pays, une fille aussi honnête et bonne ménagère qu'elle; sans compter qu'il n'y en avait pas d'aussi belle et aussi forte. Elle n'avait rien, c'est sûr, il fallait la prendre nue, comme on dit; mais, au dire de mon oncle, les femmes pauvres font souvent les bonnes maisons, tandis que les femmes riches les ruinent quelquefois.
De la savoir aussi tracassée par ce vieux Jardon, qui n'avait pas plus de cœur qu'une pierre, ça me faisait de la peine:
—Ecoute, ma Nancy, lui dis-je en la tutoyant comme autrefois, j'y ai pensé souvent depuis quelque temps, et toujours je me suis dit que je ne pouvais mieux faire que de te prendre pour femme.
—O! fit-elle; je ne suis qu'une pauvre fille sans parents ni bien, une bâtarde recueillie par charité; comment cela pourrait-il se faire!
—Ça se fera facilement, si tu m'aimes.
—Pour ça, dit-elle, vous le savez bien. Mais que va-t-on dire de moi? Que pensera votre oncle? Que je suis une fille rusée qui ai tout fait pour vous attirer!
—Mon oncle pense mieux de toi, répondis-je: ainsi ne pleure plus, dès ce soir je lui en parlerai. Demain, je m'en vais de bonne heure, mais tu connaîtras que tout va bien par ce moyen: j'ôterai le chapeau de sur la tête de l'homme de paille qui est dans notre jardin pour faire peur aux oiseaux.
Mon oncle se mit à rire tout doucement, lorsque je lui parlai de ça, comme un homme qui s'y attend. Il me dit que puisque j'y avais bien pensé, qu'il donnait de bon cœur son consentement, et qu'il ne restait plus qu'à avoir celui du père Jardon et celui des Messieurs de l'hospice. Nous causâmes longuement le soir de ça, et ce qui me faisait plaisir, c'est de voir tout le bien qu'il pensait de Nancy: moi j'en pensais tout autant, mais je n'osais pas le dire.
Le lendemain, j'allai dans le jardin de bonne heure, et d'un coup de pierre, je jetai bas le chapeau de l'épouvantail; puis après avoir bu un coup de vin gris, je m'en allai en route bien content.
Dans la journée mon oncle trouva le vieux Jardon et lui parla de l'affaire. Il y en a qui croiraient qu'il se pressa de toper, mais il n'en fut rien; c'était une occasion de tirer quelque chose pour lui et il n'y manqua pas. Oh! sans doute, il était bien content de voir sa fille prendre un bon parti, un parti qu'elle ne pouvait pas espérer, n'ayant rien; c'était bien de l'honneur qu'on lui faisait; seulement, il y avait beaucoup de si et de mais. Si, plus tard, je venais à me repentir d'avoir pris une femme pauvre, et que je la rendisse malheureuse, il en aurait, lui, Jardon, la responsabilité, n'est-ce pas? Il ne disait pas que ça serait, mais enfin ces choses s'étaient vues. Et puis, si Nancy venait à retrouver ses parents, qui devaient être riches, puisqu'on lui avait mis dans ses bourrasses la moitié d'un ancien louis d'or, en la portant au tour; oui, si quelqu'un ayant des centaines de mille francs, venait confronter l'autre moitié du louis à celle qu'elle avait à son collier; n'aurait-on rien à lui dire, à lui son père nourricier, de l'avoir mariée sitôt? car enfin elle était jeune encore et rien ne pressait.
Bien entendu, mon oncle n'avait pas grand mal à rembarrer les mauvaises raisons de Jardon, mais ça n'était pas les vraies. Le bonhomme se travaillait pour tâcher de profiter de la bonne aubaine de sa fille.
Ce n'est pas qu'il fût foncièrement mauvais, à faire du mal par plaisir, mais il était méfiant, dur comme le fer, et avare.
Ces défauts se rencontraient assez souvent chez nos anciens qui ont tant souffert, et qui ont si péniblement amassé sou par sou, le peu qui nous a fait indépendants. Durant des siècles, la misère du paysan l'a rendu insensible aux misères d'autrui; on ne songe guère à plaindre celui qui n'est ni plus ni moins malheureux que soi. Il était obligé de cacher le peu qu'il possédait, pour le soustraire aux brigandages de ses maîtres, et, pour l'augmenter, il lui fallait s'ôter le morceau de pain de la bouche, comme on dit. Et puis il a été si souvent et si méchantement trompé, que la méfiance est devenue chez lui une seconde nature. En vérité, quand on songe que depuis deux siècles et demi, le paysan attend en vain la réalisation de la grandissime gasconnade d'Henri IV, la poule au pot, on peut lui pardonner d'être méfiant. Ces défauts, nés de notre antique misère, passés dans le sang, et accrus de père en fils, deviennent quelquefois choquants chez ceux qui ne sont pas trop bons naturellement, comme le vieux Jardon. Mais, chez la plupart de nous, ils font, maintenant que nous avons un peu surmonté les difficultés, des hommes sobres, durs à la peine, économes, et prudents d'ordinaire, quoique nous laissant piper quelquefois, surtout pour la politique.
Après avoir dit ses mauvaises raisons, Jardon fut bien obligé de laisser entrevoir les véritables. Il commença à se lamenter: Voilà, sa femme avait pris cette petite à l'hospice après la mort de son dernier enfant, elle l'avait nourrie, élevée et soignée comme si c'eût été sa fille; et de fait lui et sa femme l'aimaient autant que si elle l'eût été de vrai. Et maintenant qu'ils devenaient vieux, elle allait les quitter; les abandonner; qu'est-ce qu'ils allaient devenir à cette heure? Si elle s'était mariée avec un travailleur de terre, par les moyens de ce gendre qui serait venu chez eux, ils auraient pu prendre une bonne métairie et se tirer d'affaire.
Après avoir écouté toutes les lamentations de Jardon, mon oncle lui dit que ce qu'il redoutait pour Nancy pouvait lui arriver aussi bien avec un autre sans le sou; que tout bien tourné et retourné, il valait mieux pour elle et ses père et mère nourriciers, qu'elle épousât un garçon qui l'aimait, et avait quelque bien, car les uns et les autres pouvaient s'en ressentir. Au reste, ajouta-t-il, il faut voir ces Messieurs de l'hospice de Périgueux. c'est d'eux que ça dépend, et je vais leur en faire parler par Masfrangeas.
Cette annonce fit de l'effet sur Jardon, et lorsque mon oncle le quitta, il protesta qu'il était bien content de cette affaire, mais qu'enfin les enfants ne devaient pas être ingrats envers leurs vieux qui les avaient élevés, et les abandonner à la misère, sur leurs derniers jours.
Le soir, avec mon oncle, pour arranger tout, nous convînmes de mettre les Jardon dans le petit bien du Taboury qui me venait de la Mondine, et de leur en laisser la jouissance. Je le faisais principalement pour la vieille, qui était une bonne femme qui aimait bien sa fille; si ce n'eût été que pour Jardon, je ne l'aurais pas fait. D'ailleurs, depuis que nous avions acheté de M. Silain, il fallait de toute force, mettre à la Borderie des métayers un peu forts; Jardon et sa femme ne pouvaient travailler ce bien.
Le lendemain, j'épiai Nancy, et lorsque je la vis aller à la fontaine j'y fus aussi. Je fus tout étonné de la trouver bien triste et les yeux rouges. Lui ayant demandé la cause de ça, elle me dit que Jardon s'était bien fâché après elle, et que de toute la soirée, il n'avait décessé de ramoner des histoires d'enfants ingrats et de vieux parents abandonnés dans la misère. Et puis, dit-elle, lorsque je suis sortie hier matin, et que j'ai vu le chapeau sur la tête de l'homme de paille, ça m'a donné un coup, et je m'en sens encore.
—Comment ça, le chapeau? mais je l'ai jeté à terre hier matin.
Et me retournant, je vis le bonhomme coiffé.
—Ho! Nancy, lui dis-je, ris, ma petite, ris, tout va bien: c'est sans point de doute notre Marion, qui venant au jardin après moi, aura remis le chapeau.
Et la prenant dans mes bras, je l'embrassai toute heureuse.
Puis après je lui dis que Jardon n'était pas si terrible que ça, qu'elle n'avait qu'à lui dire seulement que nous avions convenu mon oncle et moi, de le mettre au Taboury, sans lui demander notre part de revenu, et que ça l'adoucirait. Il s'adoucit, en effet; mais pour en finir sur cet article, lorsque tout fut décidé, il vint pleurer près de mon oncle, disant que le bien ne portait pas assez de blé pour les nourrir, et qu'il n'y avait que deux noyers, de manière qu'il lui promit par chacun an, trois quartes de froment et quatre pintes d'huile. Lorsqu'il eût la promesse, il était plus pressé, je crois, que nous, de voir faire le mariage.
Au moment où nous allions convenir de l'époque, il arriva à Gustou un accident qui nous retarda. Le pauvre diable, en descendant d'un grenier d'une pratique avec un sac de blé, tomba et se démit l'épaule. On nous le ramena un lundi, vers la nuit, dans cet état. Après que nous l'eûmes déshabillé et couché, mon oncle me dit de prendre la jument et d'aller vitement quérir le médecin de Savignac.
—Ecoutez, Sicaire, dit Gustou, ça n'est pas un médecin qu'il me faut.
—Comment! dit mon oncle en plaisantant pour le rassurer un peu, car il était épeuré; alors c'est un avocat que tu veux?
—Non, mais voyez-vous, j'aime mieux quelqu'un plus: les médecins ne voient pas souvent d'affaires comme ça; il faut quelqu'un qui l'ait d'habitude.
—Alors, tu veux le sorcier de Prémilhac?
—Si c'était, pour une maladie autrement, dans le corps, il serait bien bon; mais pour remettre un bras, ce n'est pas son affaire.
—Et donc, qui veux-tu?
—Ecoutez, nous dit-il, c'est un peu loin, mais Hélie fera bien ça pour moi. Il y a devers Rouffignac un homme qui m'aura arrangé le bras dans trois minutes, c'est Labrugère. Il n'y a pas son pareil dans dix départements, et on vient du diable le chercher. On le trouve tous les mardis au marché de Thenon, de manière qu'en partant cette nuit, Hélie, tu y seras demain matin de bonne heure, pour lui parler le premier. Il se tient sur la place devant l'église, ou à la petite auberge qui est en face; tu n'as qu'à aller là tout droit, on te le fera voir.
Je m'en fus de suite donner la civade à la jument, et je revins souper.
Après je mis la selle sur ma bête, j'attachai une limousine en travers, devant, et je partis sur le coup de huit heures.
En passant devant la Borderie, j'appelai Nancy qui arriva bien vite, étonnée de me voir partir à cheval à cette heure. Je lui dis où j'allais et pourquoi, et, me penchant vers elle, je l'embrassai, puis je continuai mon chemin.
Je passai par Coulaures, et de là, je pris par le village du Terrier pour aller passer l'Haut-Vézère à Tourtoirac. Dix heures sonnaient lorsque je fus sur le vieux pont en dos d'âne, où il y avait dans le temps un saint dans une niche. Depuis, on l'a démoli, ce pont, je ne sais pourquoi; mais il y a des gens qui ont comme ça la manie de renverser tout ce qui est vieux. Il était pourtant bien assez grand pour le monde qui passait dessus, le pauvre pont, et il était un peu plus joli que celui qu'on a fait en place: enfin!
En passant entre les parapets bâtis avec des angles de refuge, je pris garde que je n'entendais sonner que trois fers sur le pavé. Je descendis, et, levant les pieds de ma jument, je vis qu'elle avait perdu un fer de devant, ce qui n'était pas bien étonnant dans ces mauvais chemins pierreux où j'avais passé. Je m'en allai tout droit, voyant cela, chez un de nos parents, qu'on appelait le grand Nogaret, parce qu'il avait cinq pieds six pouces, et, cognant à la porte, je l'éveillai.
Il vint tout en chemise ouvrir, et quand il me vit, il s'écria: Hé! c'est toi, Hélie! est-ce qu'il est arrivé quelque chose, au Frau?
—Gustou s'est démis une épaule, et je vais à Thenon chercher Labrugère; mais la jument a perdu un fer, et il me faut le faire remettre: viens avec moi chez le faure, je ne sais où c'est.
—Attends que je mette mes culottes, fit-il.
Le faure n'était pas chez lui, mais sa femme nous dit qu'il devait être à l'auberge, chez Devayre. Il y était, en effet, qui jouait à la quadrette en buvant du vin blanc. Il voulait finir sa partie; mais le grand Nogaret lui expliqua que ça pressait et pourquoi; alors il donna son jeu à un qui regardait derrière lui, et vint avec nous.
Il fallut allumer la forge, ajuster un fer, le poser, tout ça prit du temps, en sorte qu'il était plus de onze heures quand je partis de Tourtoirac.
—Quand tu seras entre Chourgnac et Saint-Orse, à la cafourche du chemin de la Germenie, me dit le grand Nogaret, méfie-toi.
—Je n'ai guère d'argent, et puis j'ai une bonne réponse pour ceux qui me demanderaient: la bourse ou la vie! lui répondis-je en montrant le bon bâton ferré qui pendait à mon poignet par une lanière de cuir.
Je m'en allai tranquillement; il faisait un petit clair de lune et le temps était doux. Chemin faisant, je pensais à Nancy, à notre prochain mariage, et je me trouvais bien heureux de prendre une fille comme ça. Quand je venais à la comparer aux autres de ma connaissance que j'aurais pu fiancer pour être de même position que chez nous, comme la fille de Mathet, du Taboury, ou la grosse Rose de chez Latour, de Coulaures, ou Mariette Brizon, de Nanthiat, ou Félicité de chez Roumy, ou la jolie Nanon Férégaudie, de Corgnac, qui aimait tant les rubans et la contredanse; je me disais qu'aucune de celles-là ni d'autres ne lui venaient à la cheville.
Quelques milliers de francs apportés dans une maison, s'en vont vite lorsque la femme ne sait gouverner, ou qu'elle est dépensière. L'argent ne gâte rien, c'est sûr, mais il faut regarder premier à la convenance, et puis après s'il y a de l'argent, tant mieux; s'il n'y en a pas, tant pis: pourvu qu'on puisse vivre en travaillant, c'est tout ce qu'il faut. Pour moi, j'étais heureux de faire une petite position à celle que j'aimais, et je voyais déjà ma chère promise mettant tout bien en ordre chez nous, faisant la maison riante, et rendant tout son monde content et heureux, même les bêtes, même la pauvre Finette que Marion ne pouvait souffrir dans la cuisine, encore qu'elle vînt de chasser.
Ces pensers agréables me faisaient couler vite le temps. En passant à Chourgnac, je ne vis aucune lumière, excepté celle de l'église qui pointait à travers les vitraux, bien faiblement. Tout le bourg dormait. On se couche de bonne heure dans ces petits endroits, on s'y lève de même, et on y met la nuit à profit. Dans le cimetière, autour de l'église, tout était tranquille. Presque point de pierres, mais des croix plantées au milieu des hautes herbes marquant les fosses. Ceux qui sont là, me pensais-je, dorment aussi, et dorment bien. C'est là qu'il nous faut tous venir nous coucher un jour, riches ou pauvres, heureux ou malheureux, et nous confondre et mêler à la terre, jusqu'à ce point qu'on ne puisse retrouver un peu de poussière de nous. Et comme toutes mes idées se tournaient toujours vers Nancy, je songeai qu'un jour, nous serions couchés tous deux dans le cimetière de chez nous, à côté de mon père, de ma mère, et que nous mêlerions notre poussière à celle de tous les Nogaret enterrés là depuis une centaine d'années. Au moins, me disais-je, pourvu que ce soit après que nous aurons élevé nos enfants, lorsque nos cheveux auront blanchi; alors, à la garde de Dieu: après une longue vie de travail, il faut se reposer.
En rêvassant ainsi, j'arrivai à Saint-Orse ayant dépassé, sans m'en donner garde, la cafourche dont m'avait parlé le grand Nogaret. Les hautes murailles de l'ancien château se dressaient en noir sur le ciel, dominant la petite combe aux prés verts, d'où montait une bonne odeur d'herbes mûres. Il était une heure et demie à peu près, lorsque je traversai le bourg. Au bruit des pas de ma jument, un âne se mit à bramer au fond d'une étable et ce fut tout ce que j'entendis. Continuant ma route, je ne marchais pas vite, préférant ménager ma monture, sachant qu'il me faudrait attendre assez longtemps à Thenon.
A partir de Saint-Orse, on traversait un pays qui n'était guère beau, ni encore. C'était des bois de chêne repoussant sur les vieilles souches, chétifs et espacés, parce que, dans ce pays de causse, il n'y a presque point de terre, et les racines ne pouvant s'enfoncer, sont obligées de s'étendre dans la mince couche qui couvre la pierre. On faisait en ce temps de bons bouts de chemin, sans trouver une maison. Depuis il s'en est bâti quelques-unes sur des défriches plantées de vignes, dans les moins mauvais endroits, ou sur le bord des nouveaux chemins, dans lesquelles demeure quelque cantonnier. Mais ça ne vaudra jamais les bons pays des rivières de la Loue, de l'Isle et de l'Haut-Vézère, entre Excideuil et Périgueux.
En passant à la Font-del-Naud, je sentis le froid du matin et je mis ma limousine sur mes épaules. Le coq de la maison chantait à pleine gorge, et alentour, dans les maisons écartées, d'autres coqs lui répondaient. On entendait sur la terre sèche, sonner les sabots de quelque métayer allant à la grange donner aux bœufs; et au loin, du côté de Gabillou, tintait l'Angelus à une cloche fêlée. Le jour commençait à pointer sur ma gauche vers Azerat, tandis que j'étais au milieu du mauvais chemin qui montait à Thenon. Lorsque je fus en haut du bourg, quelques maisons commençaient à s'ouvrir; on se levait de bonne heure, à cause du marché. Je descendis du côté de l'église, et j'allai à l'auberge que Gustou m'avait enseignée. Les gens étaient levés déjà, et on mettait les marmites au feu, à seule fin que la soupe fût prête de bonne heure. Après avoir mis ma jument à l'écurie, je revins à la cuisine pour me chauffer un peu. Quand on a voyagé comme ça la nuit, sans dormir, on est, quoiqu'il fasse beau temps, tout de même un peu gourd. Les gens de la maison me dirent que Labrugère arriverait vers les huit heures, et sur ça je me mis à boire le vin blanc avec l'aubergiste. Tout en buvant, il me demanda de quoi il s'agissait; et lorsque je lui eus dit que notre garçon s'était démanché une épaule, il me versa à boire en disant: Ça n'est rien pour Labrugère, dans un tour de main il aura remis tout en place:
—A votre santé!
Il n'y en a point de pareil à lui pour ces choses-là, ajouta-t-il, pas plus à Bordeaux ou à Limoges qu'à Périgueux; ça vient de famille: son père était aussi des plus adroits.
—A la vôtre!
—Il n'y a jamais eu, voyez-vous, de médecins dans le pays pour arranger un membre cassé ou démis, comme les Labrugère.
Je le croyais sans peine, car en ce temps-là, il y avait dans nos campagnes des gens qui se disaient médecins et qui n'étaient que de mauvais drogueurs, saignant les gens à pleines cuvettes, et ne sachant guère rien faire de plus, ne l'ayant point appris. J'en ai connu un, qui avait raccommodé de travers le bras d'un enfant, de sorte que le dedans de sa main tournait en dehors.
Il aimait assez le vin blanc, l'aubergiste: Encore un verre, dit-il, mais je le remerciai en lui disant: Vous ne le plaignez pas!—Ma foi, dit-il, cette année nous avons plus de vin que d'eau; le puits de la place est à sec et il faut aller au diable chercher l'eau avec des barriques.
C'est vrai que l'eau est rare dans cet endroit-là, et j'ai ouï dire que la même eau de vaisselle y sert quinze jours; mais peut-être on dit ça pour rire.
Cette cuisine était pleine de mouches qui bruissaient réveillées, dans les paquets de fougères pendus au plafond, et couvraient la table; c'était déplaisant. Je sortis pour me secouer un peu: les marchands forains commençaient à arriver, portant leurs marchandises sur des charrettes ou à dos de mulet. Ils arrivaient de Montignac, de Rouffignac, de Périgueux. Leurs bancs étaient plantés par le placier; et aussitôt arrivés, ils déchargeaient leurs marchandises, les arrangeaient sur des planches, mettaient une toile sur leur banc en cas de pluie et pour le soleil, et s'en allaient déjeuner afin d'être prêts au moment de la grande poussée.
Vers les huit heures je m'en allai sur le foirail des bœufs, pensant que peut-être j'y trouverais mon oncle Gaucher, d'Hautefort. Il n'y était pas encore, mais comme je m'en retournais pour ne pas manquer Labrugère, je le vis qui arrivait par le chemin d'Azerat avec une bande de veaux entravés, qu'il conduisait avec mon cousin l'aîné. Ils furent bien étonnés de me trouver là, et lorsque je leur en eus dit la cause, mon oncle approuva fort Gustou de n'avoir pas voulu de médecin, vu qu'il n'y en avait pas dans toutes nos contrées d'aussi capable que Labrugère pour ces choses-là. Après que les veaux furent attachés aux barrières, mon cousin resta devant, et mon oncle vint avec moi à l'auberge. Comme nous étions là, devant la porte, nous vîmes venir Labrugère sur sa mule. C'était un grand bel homme d'une belle figure, et qui n'avait pas l'air sot. Mon oncle l'aborda tandis qu'il mettait pied à terre, et lui dit qu'on avait besoin de lui au moulin du Frau, pour le garçon qui s'était démis une épaule, et que j'avais marché toute la nuit pour venir le quérir.
—Et où est-ce le Frau? dit-il.
—Au-delà de Coulaures, à une heure de chemin.
—Ça n'est pas tout près.
Après cela, il me fit raconter comment c'était arrivé et quand, et ce que sentait notre garçon. Lorsque je lui eus bien tout expliqué, il nous dit: Ça ne sera rien. Je vais bien soigner ma mule, faites en autant de votre bête, puis nous déjeunerons et nous partirons.
Ce qui fut dit fut fait. Pendant que nos bêtes, mises à part, mangeaient un bon picotin de civade, nous entrâmes à l'auberge déjeuner tous les trois.
Tandis que nous étions là, un homme rentra et demanda à Labrugère s'il ne pouvait pas venir chez lui pour sa femme qui s'était foulé un pied. Lorsqu'il eut ajouté qu'il demeurait du côté de la Forêt-Barade, au Four-de-Marty, Labrugère lui dit qu'il avait pour le moment quelque chose de plus pressé, mais qu'il y passerait le lendemain matin en s'en retournant chez lui, à Barre, et d'ici là d'arroser le pied d'eau fraîche et d'y tenir des linges mouillés.
Après déjeuner, mon oncle s'en fut au foirail, et Labrugère et moi, bridant nos montures, nous partîmes au moment où les gens arrivaient à pleins chemins.
En descendant la côte, Labrugère me demanda où j'avais passé pour venir. Lui ayant expliqué mon chemin, il me dit alors qu'il valait mieux aller passer l'eau au gué du moulin, au-dessous de Sainte-Yolée, au lieu de Tourtoirac, et que ça nous raccourcirait. Quand nous fûmes donc à la Font-del-Naud, nous prîmes par le village de la Rolphie, de là à Goursac, et après, laissant Gabillou sur la gauche, nous allâmes passer sous le château de Vaudre.
Quand nous y fûmes, Labrugère dit:
—Voilà l'ancien château de mes cousins d'Hautefort.
Je fus un peu étonné, et je lui dis:
—De vos cousins?
—Oui, répondit-il, notre véritable nom n'est pas Labrugère, il est d'Hautefort. Mon grand-père s'appelait Bernard d'Hautefort, sieur de la Brugère, qui était un bien de famille dans la paroisse de Limeyrat. A la Révolution, il quitta le de, et nous ne nous sommes plus appelés depuis qu'Hautefort-Labrugère, et pour faire court on ne nous appelle plus que Labrugère. Mon grand-père Bernard fut maire de Rouffignac, pendant la Révolution. C'était un crâne homme, mais il n'était pas bien riche et il eut beaucoup d'enfants qui furent pauvres par conséquent. Notre famille vient d'un bâtard du premier marquis d'Hautefort, appelé Charles. Son père, qui l'aimait beaucoup, l'avait établi au château de Chaumont, dans la paroisse d'Ajat, et puis ensuite dans le bien noble de Nadalou, près de Montignac. Ce Charles, de son vivant, fut lieutenant du Prévôt des Maréchaux à Sarlat, et son fils, qui s'appelait François, lui succéda dans cette place. La famille était riche en ce temps-là, mais à force de se diviser entre les enfants, le bien s'éparpille et disparaît. C'est ce qui nous est arrivé; de manière que moi qui, en fin de compte, descends du même auteur et suis du même sang que les Messieurs d'Hautefort, je raccommode les membres, tandis que nos ancêtres communs les cassaient: voilà comment vont les choses.
—Ma foi, lui dis-je, raccommoder les membres, ça vaut toujours mieux que de les casser.
Il se mit à rire: Sans doute, mais avec ça, quoiqu'on ne soit plus que des paysans, on aime à se rappeler qu'on vient d'une grande famille. Vous me direz que c'est de la fumée; je ne dis pas le contraire, mais en y regardant de près, tout est fumée, et nous ne vivons que de ça.
Sur ma demande, Labrugère m'apprit que cette habileté à remettre ou à raccommoder les bras, jambes, côtes et os quelconques, venait de son bisaïeul, et que ce don de nature avait été transmis, avec des enseignements pratiques, à son grand-père Bernard, qui avait à son tour enseigné son fils aîné; en sorte qu'il y avait en ceci, un don naturel, des secrets de famille et une habileté héréditaire. Mais, ni le bisaïeul, ni le grand-père, n'en faisaient point un métier; ils se bornaient à rendre service autour d'eux par bonté, allant même assez loin si on les faisait demander, tandis que lui-même et son père aussi vivaient de cet état.
Tout en caquetant, nous cheminions bon train et bientôt nous arrivâmes au gué du moulin dont je ne me rappelle plus le nom. Ayant passé l'eau, nous piquâmes droit sur Coulaures, en passant par Fosse-Landry.
Il était sur le coup de trois heures et demie lorsque nous arrivâmes au Frau. Aussitôt les bêtes débridées, je leur donnai du foin, et mon oncle arriva.
—Salut, dit-il, en donnant une poignée de main à Labrugère; je suis content de vous voir, car ce pauvre Gustou se tourmente fort de la crainte que mon neveu ne vous ait pas trouvé. A présent qu'il a ouï les pas des bêtes il doit être plus tranquille.
Nous montâmes de suite à la maison, où nous avions mis Gustou, au lieu de le porter dans sa chambre du moulin, afin d'avoir plus de commodité pour le soigner.
—Voulez-vous boire un coup avant de le voir? dit mon oncle à Labrugère, quand nous fûmes dans la cuisine.
—Merci, non; après, je ne dis pas.
En entrant dans la chambre, Labrugère posa son chapeau sur une chaise, et puis s'approcha du lit de Gustou.
—Ah! ah! c'est vous qui avez fait cette bêtise?
—Eh! oui! fit piteusement Gustou.
—N'ayez crainte, nous allons arranger ça.
Et, soulevant doucement le pauvre Gustou, il nous lui fit ôter sa chemise, pour mettre l'épaule à nu. Puis il le plaça à moitié couché sur le coussin de manière à le dégager du lit. Après cela, il prit le bras de la main gauche et l'éleva en l'air, tandis que de sa main droite il tâtait l'épaule. Ses doigts nerveux, écartés, s'enfonçaient dans la chair, comme des instruments de fer. Il les relevait, les renfonçait, les rapprochait, écartait de nouveau, comme qui joue de la vielle, et pressait fortement en de certains endroits. Pendant ce temps, Gustou geignait comme notre mule quand on la sanglait un peu fort. Enfin, Labrugère ayant saisi le joint, pesa fortement de ses doigts en une certaine place, où la marque en resta, ce qui fit jeter un cri à Gustou; en même temps, de son autre main, il fit faire un mouvement au bras qu'il tenait en l'air et le reposa sur le lit en disant:
—Voilà, mon garçon, ça y est.
Tout cela avait duré trois ou quatre minutes.
—Maintenant, nous dit Labrugère, il n'y a qu'à lui remettre sa chemise et à le laisser reposer. Mais il ne faudra pas qu'il fatigue son bras de quelques jours.
Qui fut content, ce fut Gustou. Voyez-vous, Labrugère, dit-il, je vous ai envoyé chercher parce que je savais bien qu'il n'y avait que vous pour une affaire comme ça. Maintenant, ajouta-t-il, je ne suis qu'un garçon meunier, et je ne puis vous récompenser que selon mes moyens et non comme vous le mériteriez: mais écoutez, si jamais je peux vous rendre service, comment que ce soit, de jour ou de nuit, je le ferai, quand je croirais me démancher l'autre épaule.
—Merci, merci, mon ami, ça peut arriver que j'aie besoin de vous. Mais à cette heure, il vous faut reposer parce que ça vous a secoué un peu. Allons, je reviendrai vous voir avant de partir.
En revenant dans la cuisine, Labrugère alla se laver les mains et dit: Hé bien, maintenant, si vous voulez, je boirai bien un coup.
Après s'être rafraîchi, Labrugère voulait repartir, mais mon oncle lui dit: Ecoutez, il vous vaut mieux souper et coucher ici; votre mule se reposera, et vous pourrez vous en aller demain de bonne heure si vous voulez.
—Ma foi, dit-il, je veux bien. Quand je suis chez de braves gens, je ne fais pas de façons. Demain matin je partirai à la pointe du jour, et, au lieu de passer par Thenon, je m'en irai tout droit chez cet homme du Four-de-Marty, en passant par Ajat; ça me raccourcira.
Quand ce fut convenu, nous descendîmes au moulin, et mon oncle dit: De vos côtés, Labrugère, vous ne connaissez guère les poissons, attendu qu'il n'y a par là en fait d'eau, que les mauvais lacs de la Forêt-Baradé, qui sèchent l'été; il faut que je tâche de vous en faire manger. Disant cela, il décrocha l'épervier: Ça n'est pas trop l'heure, mais manque d'autre chose, nous aurons toujours une poêlée de goujons.
En montant le long de l'eau, mon oncle tira quelques coups d'épervier, mais il n'amena rien que quelques acées et de mauvaises libournaises. C'est à rien faire, dit-il; descendons au-dessous du moulin, nous attraperons du goujon dans le courant.
Et, en effet, dans quelques coups il remplit à moitié un crible que je portai à la maison.
Après cela, nous fûmes nous promener du côté de la Borderie, où pour lors, nous avions des maçons qui montaient une grange. Comme nous étions là, devisant du travail, Nancy sortit, entendant du monde, et dit le bonsoir en nous conviant à entrer.
—Merci, ma petite, répondit mon oncle, nous nous promenons un peu en attendant le souper.
—Voilà une belle drole, dit Labrugère à demi-voix.
—Oui, dit mon oncle, et, ce qui vaut mieux, elle est bonne et sage.
Tandis qu'ils regardaient les ouvriers, je m'en allai causer sur la porte avec Nancy, et je lui contai mon voyage, et que toute la nuit en cheminant, j'avais pensé à elle, tellement que le temps ne m'avait brin duré. Puis je lui dis comment en un rien de temps, Labrugère avait arrangé l'épaule de Gustou.
Tandis que je babillais avec elle, mon oncle s'était remis en chemin avec Labrugère, et il lui montrait une vigne que nous avions fait planter. Il n'aurait pas été honnête de laisser notre hôte; je dis bonsoir à Nancy, et je fus les rejoindre. Nous fîmes le tour du bien, tout doucement, nous arrêtant souvent, comme on fait entre gens de campagne, pour regarder une pièce de blé, ou un pré bon à faucher, ou une chenevière, ou même des choux dans une terre.
Ayant fait le tour, nous entrâmes à la maison et Labrugère fut voir Gustou, qui nous dit que ça allait bien maintenant, qu'il avait dormi, et qu'il mangerait bien un peu, s'il y avait moyen.
Quand il eut mangé et bu un bon coup, nous allâmes souper. Lorsque Marion avait vu que Labrugère restait, elle avait vitement tué un poulet, et l'avait fait sauter emmi des artichauts. Avec les goujons et des haricots, ça faisait un bon petit souper de campagne. Labrugère se régala de goujons, seulement il remarqua qu'ils étaient éventrés, et ajouta qu'il avait ouï dire qu'ils étaient meilleurs quand ils n'étaient pas vidés.
—Ça dépend, dit mon oncle, il y en a qui les aiment avec les boyaux, mais ça les rend trop amers à mon goût. Et puis, c'est de la fiente qu'il y a dedans, et fiente de goujons ou fiente de bécasse, pour finir c'est toujours de la fiente. Il faut vous dire aussi que dans la maison, nous avons toujours eu, de père en fils, la coutume de vider les goujons, comme étant nous autres, venus de Brantôme. Et alors il nous expliqua que l'hospice de Brantôme étant sur le bord de l'eau, on jetait par les fenêtres dans la rivière, les cataplasmes, les emplâtres et autres affaires des malades, en raison de quoi, les goujons des graviers du tour de la ville étaient bien gras, bien beaux, mais qu'il fallait les vider, parce que quelquefois, ils avaient de la charpie dans le ventre.
Cette explication fit rire Labrugère aux éclats; il n'était pas, ni nous non plus, de ces mauvais petits estomacs qui s'émeuvent pour si peu.
Après souper, Marion mit la dame-jeanne de pineau sur la table, de l'eau-de-vie et de l'eau-de-noix, et nous devisâmes un moment, mon oncle fumant sa pipe, et Labrugère prenant une prise de temps en temps; puis, tout le monde alla se coucher.
A la première chantée de notre coq, le lendemain, je me levai pour donner à la mule de Labrugère, puis je revins me coucher. Sur les trois heures, nous nous levâmes tous, et l'on but le vin blanc en cassant la croûte: il n'y a rien comme ça pour chasser la brume, quand on va en route le matin.
Quand la pointe du jour parut du côté de Puygolfier, Labrugère sortit avec nous; mon oncle lui donna un louis d'or pour ses peines, il nous secoua la main, enjamba sa mule et partit.
Dès le même jour Gustou se leva. Il ne pouvait s'aider de son bras, il lui fallut le porter dans un mouchoir attaché autour de son cou; mais quinze jours après il n'y connaissait plus rien.
VI
Le démanchement de l'épaule de Gustou nous avait un peu retardés pour les foins, de manière que la dernière charretée ne fut rentrée qu'à la mi-juillet. Quand ce fut fait, je dis à mon oncle, voir s'il n'était pas temps de penser à la noce. Mais il me dit qu'il valait mieux laisser passer le temps des métives et celui des battaisons, parce que c'était un moment où tout le monde était bien occupé, et que plusieurs de nos parents et amis ne pourraient pas venir, rapport à ça. Il ajouta que par ainsi, il valait mieux remettre la noce après les vendanges, lorsqu'on aurait écoulé et qu'il y aurait du bon vin nouveau, d'autant mieux que notre dernière barrique qui n'était pas encore en perce, était un peu piquée.
Je convenais bien que c'était de bonnes raisons, mais ça ne fait rien, c'était encore trois mois à attendre, et je trouvais que c'était bien loin. Va, me dit mon oncle, c'est votre meilleur temps, c'est celui où on ne voit que les fleurs, et où tout rit aux amoureux. Quand il s'agit, vois-tu, de s'attacher pour la vie ça n'est pas une mauvaise chose de se bien connaître auparavant, de s'éprouver un peu, et de se montrer qu'on a une amitié solide qui se bonifie en vieillissant comme le vin.
J'ai toujours été rétif à gouverner, lorsqu'on voulait me faire faire sans raison quelque chose, ou lorsqu'on voulait me faire prendre une opinion, sans me montrer qu'elle était la meilleure. Je passais à cause de ça pour entêté, parce que je ne changeais d'idée qu'après que je voyais que j'avais tort. Ça n'était pas le tout de me le dire, il fallait me le prouver; alors je cédais. Mais autrement non, quand ça aurait été le préfet qui me l'aurait dit. Je me souviens que lorsque ma mère me faisait aller au catéchisme, et que le curé nous parlait de la Sainte-Trinité, de l'Incarnation et du reste, et nous disait qu'il fallait croire à tous ces mystères sans les comprendre, j'avais beau me battre les côtes pour ça, je ne pouvais pas y arriver. Tout ce que je pouvais faire, c'était de n'y point penser, et de ne pas me poser la question à moi-même. En ce temps-là, je mettais de la bonne volonté à croire, bonne volonté inutile d'ailleurs; mais depuis que j'ai été jeune homme, il a suffi qu'on ait voulu m'imposer quelque chose par autorité, pour que je me sois toujours rebiffé.
Tout cela est pour dire que je finis par me rendre aux bonnes raisons de mon oncle. Mais celui qui fut le plus dur à entendre la chose, ça fut le père Jardon. N'oyant plus parler de la noce, il commença à s'inquiéter; il demandait déjà tous les jours à Nancy pour quand c'était; mais elle lui répondait que ce serait dans quelque temps. Ce retard et ces réponses en l'air ne faisaient pas son affaire. Depuis qu'on lui avait promis de le mettre dans le petit bien du Taboury, il avait une peur du diable que le mariage vînt à se manquer. Comme il était soupçonneux et méfiant comme tout, il se figurait sans doute qu'on avait mis la noce si loin, pour lui faire quelque tour, pour se passer de lui peut-être, et pour lui manquer de parole pour le bien. Ça ne veut pas dire qu'il nous crût canailles; non, il nous en aurait voulu à la mort de le faire, mais il aurait pris notre promesse pour une ruse et notre manque de parole pour un tour d'adresse; jamais de la vie il n'eût pensé que ce fût une coquinerie.
En attendant, c'était risible de le voir faire le bon enfant, avec sa figure dure, pleine de rides profondes, ses petits yeux gris et son nez pointu. Ah! Nancy n'était pas brusquée maintenant; lui qui lui avait donné plus d'une buffade lorsqu'elle était petite, il lui disait de bonnes paroles à cette heure, et lui faisait entendre tout doucement, qu'il valait mieux se presser. Que diable! une fois que le mariage est fait, il n'y a plus rien à craindre, il ne peut plus se défaire; mais tant qu'on n'a pas dit oui, on ne sait pas ce qui peut arriver. Sans doute, j'étais un brave garçon, et il aurait mis sa main au feu qu'il n'y en avait pas de pareil dans la paroisse, mais enfin, si je venais à changer d'idée? et puis, cette fréquentation trop longue faisait caqueter les gens. Et il mignardait Nancy pour qu'elle me fît entendre d'avancer la noce. Ce vieux rusé qui ne lui avait jamais tant seulement apporté de la foire un tortillon d'un sou lorsqu'elle était petite, lui acheta-t-il pas un beau mouchoir de cou, à la foire de juillet, à Excideuil! A moi, il ne me disait rien, connaissant bien que je ne l'aimais pas, parce qu'il avait été dur et brutal avec la pauvre drole; mais il tournait de temps en temps autour de mon oncle, qui ne l'aimait pas plus que moi, mais qui ne le donnait pas tant à connaître, et parlait par-ci par-là de la noce. Mais mon oncle qui le voyait venir de loin, avec ses gros sabots, comme on dit, faisait celui qui ne comprend pas, et Jardon n'osait pas s'expliquer franchement, de peur de montrer ses craintes; ça faisait que mon oncle riait en dedans de voir ce vieux renard chercher matoisement à lui faire entendre qu'il valait mieux faire le mariage de suite. Mais pourtant un jour, ennuyé de l'avoir comme ça de temps en temps après lui, il l'envoya au diable: Ah ça, Jardon, vous voilà plus pressé que les amoureux! et si quelqu'un apportait l'autre moitié du louis d'or! attendez donc en patience le temps qu'ils ont choisi.
Mon oncle avait bien raison; ces trois mois passèrent vite. Quand il se mêle avec l'amour des idées sérieuses de ménage, qu'on voit dans l'avenir ses futurs enfants, on n'est pas si pressé que les jeunes gens qui cherchent à s'amuser seulement. Depuis que tout était accordé, nous nous rencontrions souvent Nancy et moi, et nous nous parlions longuement. Certainement lorsque je m'étais décidé à la prendre pour femme, je l'aimais bien, mais je ne la connaissais pas encore assez. Pendant ces trois mois, j'en vins à l'aimer plus encore s'il se peut, et surtout à l'estimer davantage. C'est qu'elle avait tant de bon sens, de raison, de bonté, que des moments je me trouvais bien heureux qu'elle voulût de moi. Mais tantôt après, je me disais: qui se soucie dans le pays d'une bâtarde qui n'a ni bien ni famille? Comme elle est jolie, des garçons peuvent bien y faire attention, mais ce ne serait jamais que des pauvres diables sans le sou vaillant, pour le mariage, ou des mauvais sujets comme ce maréchal de Sorges pour l'amusement. Tout bien avisé, il vaut autant pour elle que ce soit moi. Quelquefois je racontais à mon oncle ce qu'elle me disait, et ses raisons et les réponses qu'elle me faisait, et lui, ça ne l'étonnait pas, attendu que toute petite étant, il avait connu qu'elle serait une femme comme on n'en trouve guère par chez nous, ni ailleurs.
Les vendanges furent bonnes au Frau, cette année-là; il y avait du raisin et bien mûr, ce qui promettait de bon vin. Le temps était beau, comme c'est d'ordinaire dans nos pays, où les étés de la Saint-Martin ne manquent jamais. Joint à ça que l'époque de mon mariage approchait, et que le raisin vendangé devait faire du vin pour la noce, et on comprendra de quel cœur je travaillais. On commença de vendanger les vignes qui sont au-dessus de la Borderie, puis la vigne jeune, plantée dans le terme de la combe, et en dernier, la vieille vigne au-dessus de la maison. La mère Jardon et Nancy nous aidaient. Gustou boulait le raisin dans les comportes, et mon oncle et moi, quand elles étaient pleines, nous les portions avec des barres au fond du coteau où était la charrette pour les emmener. Mon oncle n'avait pas voulu que Gustou m'aidât à les porter, à cause de son épaule, quoi qu'elle fût bien guérie et qu'il enlevât un sac comme auparavant. Mais en descendant, une comporte de vendange pèse sur les bras, et un faux pas peut faire un mauvais contre-coup. Marion nous aidait bien quelque peu aussi, mais il lui fallait porter à déjeuner et la collation, et tout appareiller, en sorte qu'elle n'y faisait guère. C'était un plaisir d'être comme ça jeune, bien sain sous le clair soleil, à ramasser de belle vendange qui bouillait dans la comporte sitôt écrasée. Je me tenais près de Nancy, lui emportant son panier plein aux comportes, et babillant en coupant les grappes. Et quand nous nous mettions à l'ombre d'un arbre pour le mérenda, je me seyais encore près d'elle, et je lui coupais des petits croustets sur lesquels elle étalait du bon fromage de chèvre, et je lui choisissais de belles noix fraîches, ou une belle grappe de pied-de-perdrix. Je lui versais à boire avec la dame-jeanne aussi, mais guère, car elle ne buvait presque point. J'avais grand plaisir à la voir, les joues comme un de ces beaux percés de vigne que nous mangions, et jolie tout de même sous la mauvaise paillote qui la gardait du soleil. Ah oui! c'est une belle chose que d'être jeune, fier, amoureux, de n'avoir point de soucis, et de vendanger gaiement à côté de sa mie, par un beau temps. On sent alors qu'il fait bon vivre, et on est tellement content qu'on voudrait voir tout le monde heureux.
La vendange de la vieille vigne fut mise de côté dans une petite cuve; il n'y en avait pas beaucoup, mais ça faisait du vin de première qualité du pays. Tandis que le vin bouillait dans les cuves, nous commençâmes à faire les apprêts de la noce. D'abord il nous fallut aller à Excideuil acheter des affaires et des affaires, et puis faire faire les habillements. La grosse Minou, la couturière de Coulaures, vint chez les Jardon pendant huit jours, et tout ce temps, ne fit que couper, coudre et essayer. Chez nous, Lajarthe vint aussi pour moi, et y passa une semaine. Il n'était pas content, ce pauvre Lajarthe; les affaires du pays n'allaient pas, et on voyait bien à cette heure, disait-il, que la République était foutue. Après ça, ajoutait-il, la République que nous avons, avec Bonaparte pour président, ça n'est pas la République. Ça n'est pas ça que nous voulions tous, quand on a jeté bas ce gueux de Philippe. C'est terrible voyez-vous, de penser que c'est le peuple lui-même qui s'est mis le clou au nez, et que tout ce qui lui arrivera de mal dans le temps sera son travail. Pauvre peuple! ajoutait-il, tu es comme le bœuf de labour, quand tu es détaché, tu viens de toi-même tendre ta tête au joug!
C'était un homme de bon sens que Lajarthe, sans instruction, comme celui qui ne sait lire, mais la remplaçant par un fier esprit naturel. Et puis il avait beaucoup fréquenté le ci-devant curé Meyrignac, qui avait connu Roux-Fazillac et Romme et Lacoste et Lakanal. Dans cette fréquentation du père du soi-disant lébérou, Lajarthe avait appris et retenu beaucoup de choses qu'on n'apprend guère que dans les livres, et que les paysans comme lui ne savent pas d'habitude. C'était son plus grand plaisir que d'apprendre quelque chose, et, comme tous ceux qui ne peuvent mettre par écrit, sa mémoire était grande.
J'avoue franchement qu'à ce moment-là les jérémiades de Lajarthe ne m'émouvaient pas beaucoup; je me disais que tout ça s'arrangerait pour le mieux. Et puis, quand on est jeune et qu'on va se marier, on a d'autres choses en tête. Mais c'est un tort, j'en conviens; il ne faut jamais se désintéresser des affaires publiques, pour n'importe quelle cause, car chacun de son côté ayant l'un, une raison, l'autre, une autre, et beaucoup se moquant de tout, il advient que les intrigants et les ambitieux s'emparent des affaires, ce dont nous pâtissons tous après. Si Lajarthe avait vécu jusqu'en 1870, il aurait eu beau jeu de reprocher à tous leur sottise d'autrefois; mais il mourut, le pauvre, deux ans auparavant, et non sans nous dire souvent: vous verrez que tout ça finira mal.
Mais personne ne le croyait, excepté nous autres. Mon oncle qui pensait comme lui, prêchait bien les gens tant qu'il pouvait, mais sans réussite. Ils étaient quelques-uns comme ça dans le canton, bons citoyens, solides républicains, bien estimés du peuple, mais ils ne pouvaient rien contre le nom de Napoléon.
—Quand je pense, disait mon oncle, que, manque une douzaine, j'ai toutes les voix pour le Conseil municipal; que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour empêcher de voter pour Bonaparte, et que, malgré ça, il n'y a eu dans toute la commune que deux voix contre lui, celle de Lajarthe et la mienne, car je n'ai même pas pu faire voter cet animal de Gustou; je suis bien forcé de voir qu'il n'y a rien à faire pour le moment. Pourvu que ça ne soit pas un chambardement comme en 1815 qui ouvre les yeux à tous les aveugles, encore ça ira bien.
Tandis que Lajarthe finissait son travail, il nous fallut écouler le vin, et ma foi, il était bon. Les gens qui venaient faire moudre, attachaient leur bourrique à l'entrée du moulin, et montaient à la maison pour le goûter, s'ils étaient bien familiers chez nous; et des fois, on leur criait du cuvier:
—Hé! Pierrichou, viens tâter un peu le vin nouveau!
C'était le bon temps, le vin abondait, et on n'y regardait pas de si près. Un verre était là, près de la cuve, sur une barrique, avec un chanteau, une tête d'ail, du sel dans une assiette et des noix. Après avoir mangé une bouchée, les gens remplissaient leur verre à la canolle d'où le vin coulait dans un grand baquet fait à l'exprès, en faisant une belle mousse rose.
Brizon, le piéton, vint ce jour-là. C'était un bon diable qui nous portait la Ruche et quelquefois des lettres. Il avait les yeux toujours rouges, et il expliquait ça en disant que durant l'été, en faisant sa tournée par les grandes chaleurs, il avait soif et buvait dans les ruisseaux et que les joncs lui piquaient les yeux; et les gens riaient. Mais il n'y avait qu'à voir sa figure rougeaude et son nez luisant pour connaître que ce n'était pas en buvant de l'eau que ses yeux étaient devenus rouges.
—Salut! fit-il en portant la main à sa casquette de cuir, comme un ancien troupier qu'il était. Voilà une lettre pour vous, Nogaret, et voilà aussi le journal.
—Merci, fit mon oncle.
Toutes les fois que Brizon venait chez nous, c'était réglé qu'il cassait une croûte et buvait un coup. C'est assez l'habitude en Périgord, que les piétons mangent et boivent dans les maisons où ils passent d'habitude. Au commencement de leur tournée, ils mangent la soupe et font chabrol; plus loin, ils mangent un morceau; ailleurs, ils mérendent, c'est-à-dire font collation; partout ils boivent un coup. Il n'y a pas si pauvres gens qui ne les fassent trinquer, lorsqu'ils leur apportent une lettre du fils qui est au service et qu'ils la leur lisent: il faut bien, puisqu'ils ne savent pas.
Brizon, donc, n'avait pas besoin d'être convié; il tira son couteau, coupa une bouchée au chanteau et s'assit sur une cosse de bois.
Dans le commencement qu'il était piéton, les gens lui disaient, voyant ses yeux rouges: Il vous faut y mettre de la pommade des messieurs Theulier, de Thiviers, ça vous guérira. Mais lui répondait qu'il en avait usé cinq ou six pots qui ne lui avaient rien fait; qu'il était vrai que cette pommade était tout à fait bonne pour les autres, mais que pour lui elle ne valait rien. Avant tout, il me faut marcher, faisait-il; un bon verre de vin m'éclaircit la vue et me donne des jambes. Si mes yeux restent rouges, tant pis. Je ne me sers plus que de la tisane vineuse.
—Hé! lui dit mon oncle en emplissant le verre à la canolle, un peu de tisane, Brizon?
—Ça n'est pas de refus, dit-il en se riant.
Et il prit le verre, le tournant vers le jour pour mirer la belle couleur, le mettant sous son nez pour renifler la bonne odeur. Puis, quand il l'eut bien regardé et flairé, il but lentement, par petites gorgées d'abord, s'arrêtant avec plaisir et branlant la tête tout doucement. On connaissait, rien qu'à le voir faire, que ce n'était pas un ivrogne, un avale-tout, mais un homme qui aimait le vin et jouissait lorsqu'il en tâtait de bon.
—Voilà un crâne vin, fit-il, je n'en ai pas bu de meilleur dans ma tournée; il n'y a que celui de Germillou de Magnac qui le vaille.
—C'est qu'il a de vieilles vignes tournées au midi, et qu'il les soigne bien, dit mon oncle; et au bout d'un moment:
—Un verre de plus, n'est-ce pas? tu ne pourrais pas t'en aller sur une jambe.
Allons-y, fit Brizon en se levant; et il prit le verre plein, et l'éleva un peu en l'air.—C'est une bonne chose tout de même que le bon vin, dit-il, il n'y a de mal qu'il ne guérisse. Avec lui, celui qui a des tracasseries les oublie un moment, et le pauvre en supporte mieux sa misère. Il fait profiter les enfants et il ragaillardit les vieux. Avec du pain et du vin, on marche, on ne craint point la fatigue; il donne du cœur aux couards et de la force aux faibles: c'est une bonne chose que le bon vin!
Et il regardait son verre avec plaisir en disant tout cela sérieusement:
—Supposons, continua-t-il, qu'il vienne un temps où nous n'avions plus de vin, qu'est-ce que nous deviendrions? Qu'est-ce qui nous soutient nous autres qui ne mangeons de viande qu'au carnaval? Un bon chabrol après notre soupe, et quelques verres après, en mangeant nos pommes de terre ou nos haricots: avec ça nous voilà prêts à continuer notre travail. Pour moi, sans vin, je ne marcherais pas, et si le temps venait où les vignes crèveraient, comme on dit que c'est arrivé il y a deux cents ans, je préfère être sous terre à ce moment-là; mais il faut espérer que nous ne verrons pas ça.
Puis il but son verre et le posa sur la barrique en disant;
—Allons, bonsoir à tout le monde, et merci.
—A Dieu sois, Brizon; et le voilà reparti.
La lettre était de M. Masfrangeas qui nous mandait que les Messieurs de l'hospice lui avaient donné procuration de consentir au mariage de Nancy, et qu'ainsi il viendrait pour sûr à la noce, mais qu'il fallait lui faire savoir, quelque semaine auparavant, le jour juste, afin qu'il s'arrangeât en conséquence.
Le soir il fut convenu avec mon oncle, que ce serait pour la fin du mois. Puis après, en comptant sur le monde que nous pourrions avoir, parents et amis, il se trouva que nous serions trente ou trente-cinq au moins. Sur ce nombre, il y en avait qui étaient de loin, et je leur fis un bout de lettre; mais quand je fus à deux cousins du côté de Jumilhac et de Saint-Paul, je ne sus comment faire, vu qu'ils changeaient souvent d'endroit, l'un étant ouvrier dans les forges, et l'autre charbonnier. Ma foi, que je dis à mon oncle, je vais aller par là; je les trouverai bien sans doute.
Le lendemain matin, à la pointe du jour donc, prenant le fusil et notre chienne, je suivis le chemin de Corgnac, et de là à Nantheuil et à la forge de Grafanaud. Quand j'y fus, je demandai à la cantine, si on connaissait un forgeron nommé Estève, mais on ne sut m'en rien dire. Je continuai donc mon chemin dans ce pays sauvage, où il n'y avait pas de route en ce temps-là, mais seulement de mauvais sentiers dans le fond des ravins, où passaient les mulets qui portaient le minerai et le charbon aux forges. Quand je fus à Fayolle, un forgeron que je trouvai dehors, me dit que mon cousin travaillait à la forge de Montardy dans la commune de Saint-Paul, en suivant l'Isle, à une lieue et demie avant d'arriver à Jumilhac. Me voilà reparti pour Montardy, où je trouvai en effet mon cousin qui fut bien content de me voir, surtout pour la cause que c'était. Nous fûmes manger à la cantine, car je crevais de faim, et tout en mangeant, il me dit que son frère était à faire du charbon dans une coupe de la forêt de Jumilhac, par là, entre Villezange et la Peyzie, il ne savait pas trop au juste. Quand j'eus fini de manger, nous trinquâmes une dernière fois, et Estève vint avec moi pour me montrer le chemin. Mais il y a de la place dans la forêt, et dans tous ces bois qui sont autour, et nous ne pouvions pas le trouver. En premier lieu nous fûmes sur une charbonnière qui fumait, mais il n'y avait personne. Enfin à force de chercher, un drole qui tendait des lacets pour les lièvres, autrement dit des setons, nous enseigna où il était, dans la Forêt-Jeune. Quand nous fûmes proches, un grand chien jaune courut vers nous en jappant, mais se tut bientôt en voyant la chienne:
—Ça n'est pas commode d'avoir ton adresse, que je dis en riant à mon cousin; et après lui avoir secoué la main, je lui dis pourquoi j'étais venu.
Sa cabane était là, auprès d'un gros chêne baliveau, recouverte de glèbes dont l'herbe était tournée en dedans. Il couchait là, avec une couverte, sur un lit de fougères sèches où il y avait deux peaux de mouton. Devant la cabane, une marmite pendue à trois piquets assemblés par le haut:—Tu vois, dit le cousin Aubin, c'est la soupe qui cuit, nous ferons chabrol dans un moment.
—Bah! dit Estève, moi il faut que je m'en retourne, il vaut mieux donc qu'Hélie s'en revienne avec moi, coucher à la cantine.
—Ne l'écoute pas, me dit l'autre, reste avec moi, nous souperons bien, n'aie crainte, et cette nuit nous irons à l'affût des porcs-singlars.
Cette idée me rit, et je restai.
Quand Estève fut parti, Aubin hucha son garçon, en joignant ses deux mains contre sa bouche: Hô ô ô ô, Marsaudoû, oû oû, oû!
Marsaudou, qui était à bâtir un fourneau, arriva un moment après, nu-pieds dans ses sabots pleins de fougère, ses culottes et sa veste toutes dépenaillées, un bonnet de laine brune sur la tête, les cheveux tombant sur son cou, la barbe embroussaillée; noir, la figure, la chemise et tout, comme un charbonnier, c'est le cas de le dire: on aurait dit un homme des bois, et de vrai il y passait sa vie. Après avoir fait un signe de tête il se planta sans rien dire.
—Tiens, dit mon cousin en lui donnant un havresac, va-t-en à Saint-Paul, chez l'Arnaud, tu porteras de la viande, deux ou trois livres, et ne t'amuse pas.
Marsaudou fit signe que oui, posa ses sabots et s'en alla d'un bon pas. En attendant qu'il fût revenu, je fus avec mon cousin voir des fourneaux allumés, et dans ce temps il me conta sa vie. Elle était sauvage, mais ça ne lui déplaisait point. Des semaines entières, il ne voyait souvent que les muletiers qui venaient charger du charbon, et c'était tout. Le dimanche, il allait quelquefois à Jumilhac ou à Saint-Paul, et portait des vivres pour huit jours. Quand il y avait moyen, il s'en allait tuer un lièvre, avec son chien qui était coupé de courant et de labri, maigre à le traverser avec une aiguille de bas, mais tout à fait bon à ce qu'il disait.
Marsaudou revint et donna sans rien dire l'havresac à mon cousin, qui en tira une touaille où était pliée une bonne grillade de cochon.
—Ça va bien qu'il dit; nous avons déjà des gogues; voyons la soupe maintenant.
Il se lava ferme les mains à une source à côté, mais tout de même elles étaient bien un peu noires encore. Après ça il tailla la soupe dans des petites soupières de terre, chacun la sienne à la mode du pays, et puis mit du bois sec pour faire de la braise.
Quand les trois soupes furent trempées, avec des baguettes de bois posées sur des petites fourches, il fit une manière de gril et y mit la viande et les boudins. Puis il alla tirer à boire, dans une espèce de pichet en bois, à un barriquot qui était dans la cabane, et porta une tourte de pain. Tout étant prêt, nous nous assîmes sur des troncs d'arbres pour souper.
La nuit était tombée tout à fait, et nous étions là, tous trois autour du feu, nos chiens assis sur le cul nous regardant faire. Mon cousin et moi, nous causions tout en mangeant, de choses et d'autres: il me demandait d'où était ma femme future, si elle était jolie, comment j'avais fait sa connaissance, et autres choses pareilles. Marsaudou, lui, ne disait rien, il mangeait, la figure dans sa soupière, comme un affamé.
Après la soupe, nous fîmes un bon chabrol, et ensuite mon cousin se mit à retourner la viande et les gogues, et y jeta du gros sel qui pétilla dans le feu.
Quand ce fut cuit, Aubin partagea la viande et chacun mangea sur son pain, jetant de temps en temps un morceau aux chiens qui l'attrapaient à la volée.
Après souper, mon cousin alla chercher une bouteille dans la cabane, versa deux doigts de goutte dans chaque verre et me dit, après avoir trinqué:
—Maintenant, tu vas prendre ma couverte et dormir un peu; moi, il faut que je veille aux fourneaux, je te réveillerai pour aller au guet.
J'allai me mettre sur la fougère, dans la cabane, et comme j'étais fatigué, je m'endormis d'abord.
Au milieu de la nuit, mon cousin me toucha les pieds:
—Lève-toi, Hélie.
Je sortis de la cabane avec mon fusil. Le temps était clair, les étoiles rayaient, mais il ne faisait pas trop froid encore. Je m'approchai un peu du feu, tandis que mon cousin mettait ses souliers, et je coulai dans mon fusil une balle qu'il m'avait donnée. Quand il fut prêt, après avoir attaché les chiens qui nous auraient dérangés, nous partîmes.
Après avoir marché un bon moment, mon cousin me fit signe de faire doucement, et en passant au long d'un boqueteau de chênes, me montra un gros pinier où les sangliers, que nous appelons porcs-singlars, avaient laissé des traces de fange en venant s'y gratter. Etant entrés dans ce petit bois, le cousin me mena à une fosse entourée d'une feuillée, où nous nous assîmes sur de grosses pierres, le fusil sur les genoux. Par les intervalles entre les branches, on voyait un champ de raves où les bêtes noires avaient déjà foui: autour, c'était des bois et d'un côté la lande grise. Nous attendions sans parler ni bouger. On entendait un loup hurler du côté de la Forêt-Vieille, et vers le Temple, des renards chassaient en jappant clair sur la voie d'un lièvre, comme des labris. Au loin, les gens de Rouledie et de Brétenoux, faisaient un bruit du diable avec des peyroles ou chaudrons, des bassins et des cornes, pour garder leurs raves et leurs blés d'Espagne. Autour de nous, un rat rongeait une châtaigne dans son trou, et de temps en temps un hérisson jetait son petit cri aigu dans le taillis voisin. Quelquefois nous entendions dans les bois prochains de légers bruits: un lièvre traversant le fourré, ou un taisson sorti de son terrier. Il y avait trois heures et plus que nous étions là, quand à un moment, nous entendons assez loin sur notre droite, un grand bruit de branches pliées qui allait se rapprochant. Mon cousin me toucha le coude, et tout d'un coup cinq ou six sangliers sortirent du bois en trottant. Seulement ils étaient trop loin à l'autre bout de la terre, et il fallait attendre qu'ils fussent plus près. En attendant, nous les regardions faire; avec quelques coups de nez, ils arrachaient une rave et la dévoraient en grognant. Petit à petit, ils approchaient et allaient être à bonne portée; malheureusement le vent avait tourné et nous l'avions dans le dos, de manière qu'à un moment donné le porc qui était devant, leva le nez en l'air de notre côté, grogna quelque chose aux autres, car ils firent comme lui, et coup sec tournèrent tête sur queue au galop. A tout hasard, je leur envoyai mon coup de fusil au moment où ils allaient rentrer dans le bois.
—C'est de la poudre perdue, dit mon cousin; à cette distance, tu n'y ferais rien; ça porte bien une balle, ces bêtes-là.
Nous revînmes à la cabane, en passant par les fourneaux, où Marsaudou était de garde. C'était un brave homme, je le crois, car mon cousin le disait; mais franchement avec ses longs cheveux, sa barbe et sa peau de bique, il avait plutôt l'air de quelque sauvage que d'un homme du Périgord; mais je crois qu'il était Limougeaud.
Une fois rendus à la cabane, mon cousin ralluma le feu et nous bûmes la goutte pour nous réchauffer, car la pointe du jour était proche et le froid du matin tombait sur nous.
L'Angelus sonna bientôt à Saint-Paul, puis à Jumilhac, et plus loin à Saint-Priest. Je vais te conduire jusqu'à Saint-Paul, me dit mon cousin, de là tu t'en iras à Grafanaud, c'est plus court.
En marchant, nous causions, et il me disait que ce pays de bois, de prés, de landes et d'étangs, qui me paraissait bien pauvre, ne l'était pas tant qu'il en avait l'air. Les bois donnaient beaucoup de revenu en feuillard, en charbon; et toutes les forges du pays qui marchaient, faisaient vivre les gens. Outre celles de Grafanaud, de Fayolle et de Montardy que j'avais vues, il y avait encore à ce qu'il me dit, les forges du Gravier, du Tendeix, de Vialette, du Cros, des Fénières, du Moulin-Neuf, de la Barde, de la Meynardie, de Mavaleix. Toutes ces usines, et les hauts fourneaux toujours allumés, étaient une richesse pour le pays et donnaient du travail à une masse de gens: forgerons, mouleurs, ouvriers des hauts fourneaux, bûcherons, charbonniers, muletiers qui allaient chercher le minerai du côté d'Excideuil, d'Hautefort; et tout ce monde donnait du débit aux cantines des forges, aux auberges, aux marchands; aussi le pays était à l'aise.
Depuis, ça a bien changé. Toutes ces forges qui entretenaient le bien-être dans le pays, sont arrêtées ou presque toutes. Les hauts fourneaux sont éteints. Aux Fénières on fait encore quelque peu de moulage de fonte, des pots, des marmites, des chaudières, et c'est tout. Ailleurs tout est mort. Ces forges cachées dans les fonds, où l'on entendait le bruit pressé des martinets, dont les hauts fourneaux dardaient en l'air des langues de feu qui se reflétaient sur l'étang, et dont les portes brillaient dans la nuit comme des gueules enflammées, sont désertes. Les roues qui faisaient marcher les marteaux et les soufflets sont arrêtées et pourries; les tuilées effondrées laissent voir à l'intérieur les poutres noircies; les murailles tombent, les levées des étangs sont ébréchées et les hauts fourneaux s'écroulent; il n'y a plus que des ruines partout et la misère est dans le pays.
Tout ça c'est l'ouvrage du dernier empereur. Pour faire plaisir aux Anglais qui nous voudraient détruire, il a fait avec eux des arrangements qui ont ruiné bien des gens dans nos pays, et dans toute la France à ce qu'il paraît.
Ah! c'est vrai que depuis lors nous payons le fer un peu meilleur marché. Mais d'abord, le nôtre valait mieux, et après ça, qu'est-ce que ça faisait de le payer un peu plus cher, du moment que l'argent restait dans le pays et faisait vivre nos ouvriers, qui le dépensaient chez les marchands, les artisans, et achetaient des denrées aux paysans?
Tout le monde y trouvait son compte, tandis qu'aujourd'hui notre argent s'en va dans la poche des ouvriers étrangers, au lieu de faire vivre les nôtres, qui sont minables.
A Saint-Paul, nous entrâmes à l'auberge, mon cousin et moi, et nous fîmes faire un bon tourin. Après ça un quartier d'oie passé à la poêle. Quand nous eûmes déjeuné, Aubin me montra le chemin et après lui avoir bien dit de ne pas manquer le jour de la noce, je le quittai.
Je fis le chemin assez lestement, et le soir après souper, j'allai voir Nancy pour lui dire que toutes les invitations étaient faites, et qu'il n'y avait plus à se dédire, quand même elle se repentirait d'avoir promis.
Elle se mit à rire et je l'embrassai. Après avoir causé une demi-heure, elle rentra, et je m'en fus me coucher.
Le lendemain je m'en fus à Périgueux acheter quelques petites affaires pour elle, comme une bague en or et un anneau de mariage, une chaîne de cou avec un cœur, des rubans, de la dentelle, un châle, des bas fins et quelques petits affiquets.
Après avoir fait toutes mes commissions, acheté du café pour le jour de la noce, de la vanille pour mettre dans les crèmes, que la bru de Maréchou m'avait bien recommandé de ne pas oublier, une bouteille d'anisette pour les femmes, deux autres de cognac pour les hommes, je m'en fus prévenir M. Masfrangeas du jour qui était convenu. Il voulait me garder à souper, mais il me tardait de revenir au Frau, et puis je n'aimais pas beaucoup à aller chez lui, parce que ses filles étaient toujours mijaurées, surtout l'aînée, et je repartis.
—Tout ça, c'est très bien, dit mon oncle, en voyant ce que je rapportais; nous avons convenu du jour, mais si nous sommes trente-cinq, où nous mettrons-nous? On ne peut pas démonter les lits de la grande chambre, parce qu'il y aura des parents à faire coucher; dans la cuisine, ça ne se peut pas, où nous mettrons-nous?
En cherchant bien, il nous fallut demeurer d'accord qu'il n'y avait que le cuvier où on pût mettre aisément une table pour tant de monde. Mais il fallait démonter la grande cuve, faire crépir les murs et blanchir le plafond. Ça ce n'était pas une affaire, d'autant mieux que nous avions encore les ouvriers qui finissaient de monter la grange, car chez nous, les bâtisses vont doucement comme on sait.
Ceci convenu, le dimanche d'après, nous fûmes à Saint-Germain, chez M. Vigier, pour passer notre contrat. Le père Jardon était là, et sa vieille aussi qui accompagnaient Nancy. De lui donner du bien, ça ne se pouvait, puisqu'ils n'en avaient point; mais la bonne mère nourrice ne voulait pas qu'il fût le dit que sa fille n'aurait rien apporté en mariage, et elle fit mettre dans le contrat qu'elle lui donnait six linceuls de brin tout neufs, autant de serviettes et deux touailles, qu'elle avait fait faire expressément au tisserand, après avoir filé le chanvre aux veillées. Elle avait fait ça sans consulter son homme, sachant bien qu'il n'aurait pas voulu; aussi il la regarda tout étonné et pas content, mais ne dit rien pour lors, car un moment après, il dit qu'en cas de mort de sa fille, sans enfants, tout ça devait leur revenir.
Mon oncle se mit à rire; moi j'étais en colère, et la vieille regardait son homme d'un mauvais œil. Mais M. Vigier arrangea ça tout de suite en disant:—Ecoutez-moi, Jardon, il vaudrait mieux ne pas parler de ça, c'est moi qui vous le dis; et ce fut fini.
Pour moi, par le contrat, je donnai à ma future femme, pour la mettre à l'abri en cas de malheur, le petit bien du Taboury en toute propriété, et je laissai l'usufruit à son père et à sa mère nourriciers, comme je l'avais promis. Je n'avais parlé de la donation à personne, sinon à mon oncle; aussi la vieille et Nancy tirèrent leur mouchoir pour s'essuyer les yeux. Quant à Jardon, il resta tout surpris de cette affaire, ne comprenant pas comment on pouvait donner comme ça son bien. Après ça il regardait le plancher, et on voyait bien qu'il se travaillait à chercher s'il n'y aurait pas quelque chose à tirer pour lui de cette donation. Quand nous eûmes signé, ceux qui savaient, M. Vigier prit ses droits et embrassa Nancy en lui disant: Ma drole, tu te places bien, mais tu le mérites, et ton mari n'est pas à plaindre.
Le soir nous soupâmes au Frau, et je donnai après à ma Nancy tout ce que j'avais porté de Périgueux pour elle. C'était peu de chose, et maintenant, il n'y a fille ayant cent écus de dot qui s'en contentât; mais alors, on n'en était pas encore venu au point d'aujourd'hui, où on ne connaît plus riche ou pauvre, chacun voulant être égal aux autres par la dépense, histoire de faire croire qu'on est égal par le bien. Nancy fut donc bien contente de tout ce que je lui donnais. Un châle tissé, de Lyon, surtout, lui semblait bien beau, car en toilette comme en tout, elle aimait mieux le solide que les fanfreluches. Ce châle m'avait bien coûté quatre-vingts francs chez Mayssonnade, mais je ne les regrettais pas en voyant qu'il lui faisait plaisir. Il faut dire aussi que la pauvre drole n'avait jamais été gâtée de ce côté. Sa mère aurait bien voulu quelquefois lui donner quelque petite chose, mais le vieux faisait un tapage d'enfer pour lâcher un sou, de manière que la pauvre femme était obligée de faire comme d'autres, de tricher son homme sur quelques douzaines d'œufs, ou une paire de poulets, pour acheter à sa fille quelque cotillon, ou un mouchoir de tête, ou un devantal, que du côté de Sarlat on appelle un faudal, et en français un tablier; mais le vieux Jean-foutre n'était pas facile à tromper.
Au moment de partir je dis à Nancy: j'ai encore quelque chose à te donner; et sortant de ma poche de gilet la bague que j'avais achetée, je la lui mis au doigt et je l'embrassai.
Le lendemain, mon oncle me dit:
—Ah ça, comment entends-tu te marier?
—Mais, lui répondis-je un peu étonné, comme on se marie; à la mairie en premier, puis à l'église ensuite. Je me serais bien passé du curé Pinot, mais la mère nourrice de Nancy ne la croirait pas mariée sans ça. A elle, on aurait pu faire entendre raison peut-être, mais l'Administration de l'hospice que M. Masfrangeas représentera, ne donnerait pas son consentement à un mariage sans curé, et d'un autre côté, de le dire seulement après le mariage à la mairie, ça serait pour faire avoir des désagréments à M. Masfrangeas. Il me faut donc me marier à l'église quoique ça me dérange.
—Je te comprends bien, dit mon oncle, mais tu ne te figures pas, sans doute, que le curé va te marier comme ça tout bonnement; il te va falloir te confesser, ajouta-t-il en riant.
—Ha! pour ça, non! il en sera ce qu'il en sera, je me passerai plutôt de lui. Mais je voyais à ça tant d'ennuis pour ma femme, tant de tracasseries et peut-être pis pour M. Masfrangeas, que j'en étais tout ennuyé. Mais quant à aller me confesser au curé Pinot, cet oncle de contrebande, ni même à aucun autre, je ne voulais pas le faire à aucun prix.
En pensant à ça, il me vint une idée; je racontai à mon oncle ce que m'avait dit Ragot le rétameur, et je lui dis d'aller au bourg, sans faire semblant de rien, de tâcher de voir le curé, et de lui parler de son pays, qui lui faisait dire bien des choses et à sa nièce, et que peut-être ça le rendrait plus aisé.
Mon oncle alla d'abord à l'auberge et trinqua avec Maréchou; puis ils sortirent sur la place, et se mirent à causer avec un voisin, contre l'arbre de la Liberté qu'on n'avait pas encore coupé. Un moment après, le curé sortit de l'église venant de dire sa messe, et s'arrêta avec eux. De suite, il se mit à parler de politique, comme c'était son habitude, mais bien entendu il n'était pas d'accord avec mon oncle, ni avec Maréchou; quant au voisin il écoutait tout, ouvrait la bouche et ne disait rien pour ne se mettre mal avec personne. Le curé était fort en colère contre les rouges, comme on disait en ce temps, et il faisait de grands gestes, disant qu'on devrait mettre ces gens-là à la raison.
—A la raison? ripostait mon oncle; mais moi, je suis un de ceux que vous appelez: rouges, et je crois en avoir autant que bien d'autres.
—Oui! oui! je m'entends; tous ces gens qui prêchent le désordre; ces journaux comme la Ruche, qui excitent à la haine du Président de la République, les démoc-soc, on devrait faire taire tout cela.
—Et laisser parler les curés seulement, n'est-ce pas? acheva mon oncle. Hé bien, écoutez-moi: je suis un de ces hommes dont vous parlez, et où voyez-vous que je prêche le désordre? Je voudrais au contraire que chacun fût tranquille chez lui, en travaillant, et je ne déteste rien tant que ceux qui exploitent les travailleurs, et les rendent tellement misérables qu'ils les forcent à se révolter: voilà les hommes de désordre.
—Mon Dieu, dit le curé, encore vous, quoique vous ayez des idées bien mauvaises, vous n'êtes pas un méchant homme, mais parmi les rouges et les socialistes, les gens honnêtes c'est l'exception.
—Oui, dit mon oncle, le triage que vous faites pour moi, parce que vous me connaissez, d'autres le font pour leurs voisins républicains qu'ils connaissent, mais moi qu'ils ne connaissent pas, je suis pour eux une canaille, comme pour vous le sont tous les républicains que vous ne connaissez pas: vous voyez comme c'est peu raisonnable.
Au bout d'un moment de cette discussion, mon oncle dit: Je m'en retourne au moulin; tout ça ne fait pas les affaires.
Le curé le suivit quelques pas, et lui parla de mon mariage, qu'il ne fallait pas prendre le jeudi prochain, parce qu'il n'y serait pas, devant aller à une conférence ce jour-là, et puis qu'il était temps de venir se confesser.
—C'est que, dit mon oncle, il n'en a pas bien envie.
Là-dessus, le curé tressauta, et s'écria que c'était la faute aux journaux qui semaient l'impiété, si on voyait des jeunes gens, baptisés, refuser de se confesser; mais que pour sûr, il ne me marierait pas...
—Je crois, interrompit mon oncle, qu'Hélie aimerait mieux ne pas se marier à l'église plutôt que de se confesser.
Ah! là-dessus, le curé s'emporta tout à fait.
—Alors, il se passerait de mariage? Tout honnête homme ne se croit marié qu'après le sacrement cependant, et sans doute ce ne sont pas les paroles de Migot qui marient? A la mairie, c'est une formalité civile, un enregistrement, mais le vrai, le bon, le seul mariage entre chrétiens, c'est le mariage à l'église.
—Je ne vous dis pas. Mais vous savez, mon neveu est entêté: il ne se confessera pas, et si vous ne voulez pas le marier sans ça, il se passera du sacrement, comme vous dites; déjà qu'il n'y est pas trop porté.
—Mais ça ne s'est pas vu, jamais! s'écria le curé. Tous ces fameux républicains se marient à l'église comme les autres, ce qui prouve bien qu'ils ne pensent pas ce qu'ils disent.
—Que voulez-vous, mon pauvre curé, fit mon oncle en goguenardant: Si ça ne s'est jamais vu, ça se verra la première fois dans votre paroisse.
—Quel scandale! mon Dieu! mais ça n'est pas possible, je verrai Hélie.
—A propos, dit mon oncle, en quittant le curé; il m'a chargé d'une commission. Dernièrement il a vu à Hautefort un de vos pays, un peyroulier appelé Ragot, et ce Ragot lui a fort recommandé de vous dire bien des choses, à vous et à votre nièce.
La colère du curé tomba tout d'un coup. Il ouvrit deux ou trois fois la bouche sans rien dire, comme une carpe qu'on a tirée sur le sable. On eût dit qu'il avait reçu un grand coup dans l'estomac; enfin, il finit par dire en bredouillant: Bien, bien, merci bien.
—Ma foi, me dit mon oncle en arrivant, tu pourrais bien gagner ton procès, avec la recommandation de Ragot.
Et nous nous mîmes à rire de bon cœur.
Quelques jours après, j'étais seul au moulin; mon oncle était à Coulaures, et Gustou avait été rendre de la farine aux pratiques. Jetant les yeux en aval, je vis venir, suivant la rivière, le curé Pinot. Il entra au moulin avec un air crâne, mais je voyais bien qu'il y avait un peu de semblant. Il s'était sans doute quelque peu rassuré à propos de Ragot, et s'était peut-être dit que mon oncle avait ajouté de son chef, la nièce à la commission: en tout cas, il faisait comme les gens qui sont dans une mauvaise passe; il payait d'audace.
—Hé bien, mauvaise tête, que m'a dit ton oncle?
—La vérité, Monsieur le curé, répondis-je en riant.
—Alors, tu ne veux pas te confesser?
—Ça n'est pas mon idée.
Là-dessus il se mit à me prêcher, disant qu'en ce cas, il ne pourrait pas me marier, que les sacrés canons s'y opposaient; que ce serait un grand scandale si nous n'allions pas à l'église; que les gens ne nous regarderaient pas comme mariés, et beaucoup d'autres choses.
—Ecoute, tiens, je suis arrangeant: je vais te confesser là, tout présentement, sur l'heure; tu n'as qu'à me dire bonnement en gros ce que tu as fait... sans quitter ton travail: voyons, ce n'est pas la mer à boire?
Mais j'étais entêté, comme avait dit mon oncle.
—Monsieur le curé, je ne veux me confesser d'aucune manière, ni debout, ni à genoux, ni au confessionnal, ni dans le moulin. Si vous ne voulez pas me marier sans ça, eh bien, je me contenterai du maire.
—Alors, tu ne seras pas marié; tu vivras tout simplement en concubinage!
La moutarde me monta au nez, comme on dit, et je ripostai vivement:
—Je ne serai pas le seul dans la paroisse! Vous savez bien que je pourrais en nommer qui vivent comme ça, pas sans curé si vous voulez d'une manière, mais sans maire et sans contrat!
Le curé comprit, resta coi un instant et me quitta en disant:
—Tu as tort de ne pas m'écouter, grand tort.
Je ne sais pas trop au juste ce qui le décida, mais deux jours après il s'arrangea pour rencontrer mon oncle, et lui dit que pour éviter de scandaliser les âmes pieuses, et pour que sa paroisse ne donnât pas l'exemple d'un mariage: laïque, comme il dit, il me marierait tout de même sans confession; que ce qu'il en faisait c'était pour éviter un plus grand mal; mais qu'il ne fallait dire mot de tout ça à quiconque. Peut-être bien que sa raison y était pour quelque chose, mais le diable ne m'ôterait pas de l'idée qu'il avait peur aussi de voir mettre au jour ce qu'avait dit Ragot, touchant sa prétendue nièce.
Cette affaire m'avait un peu tracassé, surtout à cause des chagrins que ça aurait pu donner à Nancy; aussi, lorsque le curé se fut décidé, je fus content. Les derniers jours, je ne la quittais plus, et je me complaisais à la voir arranger ses petites affaires bien en ordre. Nous parlions de ce que nous ferions lorsque nous serions mariés, et de la manière qu'elle tiendrait la maison et comme nous serions heureux au Frau, avec mon oncle qui était si bon homme. Je l'embrassais tant que je pouvais, et elle me donnait ses joues en riant; mais elle ajoutait qu'il fallait être sage et ne pas y revenir à chaque instant. Ça n'était pas par froideur qu'elle faisait ainsi, car des fois en l'embrassant je voyais ses yeux se fermer et je sentais son cœur battre bien fort; mais chez elle la raison ne s'endormait jamais; et puis, il faut le dire, j'étais moi-même assez sage et point aussi hardi que le sont quelquefois les garçons.
Quelques jours avant la noce je voulus que nous allions convier la demoiselle Ponsie. Un soir, ayant épié le jour que M. Silain n'était pas à Puygolfier, nous y montâmes.
Elle était dans le salon à manger, qui faisait là tristement son bas toute seule. D'abord qu'elle nous vit, elle se douta pourquoi nous étions montés, et venant vers nous, elle embrassa Nancy, et puis nous fit asseoir. Lorsque je lui eus dit que nous étions venus pour l'engager à notre noce, elle secoua la tête doucement, d'un air triste, et nous dit qu'elle n'avait pas le cœur à aller à noces, mais qu'elle viendrait à l'église prier le bon Dieu de nous rendre heureux.
—Tu as fait preuve de bon sens et de raison, Hélie, en choisissant Nancy; je la connais bien, et je te promets que tu n'auras jamais une heure de regret. Elle n'a rien, c'est vrai, mais tu as assez pour elle, et ce que tu as, elle est femme à le faire prospérer. Ce n'est pas tout les maisons, il faut surtout les conserver. Et on voyait bien à ça qu'elle pensait à la sienne, ruinée par son père. Lorsque nous fûmes pour nous en aller, elle tira de son doigt une petite bague à pierre bleue et la passa à celui de Nancy; puis elle l'embrassa encore, les yeux mouillés, la pauvre créature.
—Demoiselle, lui dis-je, vous savez que vous aurez toujours au moulin, des amis, bien petits, c'est vrai, mais qui vous aiment et vous respectent bien; et si jamais vous aviez besoin d'eux, de jour ou de nuit, comme que ce soit, ils seront toujours à votre service et à votre commandement; je vous prie en grâce de ne pas l'oublier!
—Merci, mon Hélie, merci, dit-elle en essuyant ses yeux, je te le promets; adieu, mes enfants.
Nous redescendîmes de Puygolfier, nous tenant par le bras, le cœur un peu gros des peines de la pauvre demoiselle.
Enfin le jour arriva. Ma tante Gaucher était venue d'Hautefort, deux jours auparavant, pour faire tout appareiller, avec mon cousin le maréchal qui devait être contre-nôvi. Dès le matin, au jour, les grandes marmites bouillaient au feu. Il y avait là cinq femmes: notre Marion d'abord, puis la fermière du Taboury, ensuite la mère Jardon, et sa sœur venue de Négrondes pour aider, et enfin la nore de Maréchou l'aubergiste, qui était une fine cuisinière pour la campagne. Ça n'était pas trop de toutes ces femmes pour tant de monde que nous étions. Nous avions compté sur trente-cinq, mais il se trouva que nous étions davantage; il y avait les parents d'abord:
Mon cousin Ricou et ma tante;
Martial Nogaret, à la noce de qui j'avais été, devers Brantôme, et sa femme;
Le grand Nogaret, le tanneur de Tourtoirac, avec un de ses fils, et sa fille la plus jeune, une belle drole qui s'appelait Francette;
Un autre Nogaret, qui était fermier du moulin du Bleufond, près de Montignac, et son aînée;
Un autre cousin Nogaret aussi, meunier au moulin du Coucu, près de Nailhac, avec un petit de quinze ans, bien eycarabillé, appelé Frédéry. Ce Nogaret était le plus pauvre de la famille, n'ayant qu'un petit moulin à une paire de meules où l'eau manquait l'été, en sorte qu'il lui fallait porter moudre le blé des pratiques, au Temple-de-l'Eau ou à Cherveix; et pour faire son travail, il n'avait que deux méchantes bourriques: avec ça, force petits enfants.
Après ça, il y avait un frère de ma défunte mère, mon oncle Chasteigner, de Sorges, venu avec sa femme et deux de mes cousins.
Puis mon cousin Estève et son frère Aubin.
Et les amis ensuite.
M. Masfrangeas, que j'avais été chercher la veille à Coulaures au passage de la voiture;
M. Vigier, le notaire qui avait passé notre contrat;
Migot le maire, sa femme et son fils le plus jeune;
Le fils Roumy, du bourg, et sa sœur Félicité, qui était contre-nôvie avec mon cousin Ricou;
Lajaunias, l'aubergiste du Cheval-Blanc de Savignac, avec sa fille Toinette;
Jeantain de chez Puyadou, venu tout seul; les vieux étaient restés à la maison;
Lavareille, d'Excideuil, un ami de mon oncle, et une de ses filles appelée Aimée;
Enfin l'ami Lajarthe.
Avec ça, le vieux Jardon, les deux chabretaïres, Gustou, mon oncle, ma femme et moi, ça ne faisait pas loin d'une quarantaine à table.
On partit le matin de la maison, en rang, les musiciens en tête, pour aller quérir la nôvie à la Borderie. Ma tante et la Félicité, qui l'avaient habillée, nous oyant venir, la menèrent.
Il y a de ça plus de quarante ans, et je la vois encore. Qu'elle était belle, ma Nancy, et qu'elle avait l'air comme il faut! Dans nos campagnes, ça n'était point la coutume en ce temps, ni guère encore, d'habiller les filles de blanc le jour de leur noce. Nancy avait une robe de fin mérinos bleu qui lui découvrait un peu le cou, et la naissance de la poitrine où brillait le cœur que je lui avais donné, suspendu par une chaîne d'or. Elle avait une coiffe avec des dentelles, à l'ancienne mode périgordine, qui laissait voir deux épais bandeaux de cheveux noirs. Avec ça, de grands pendants d'oreilles, son beau châle et des petits souliers avec des rubans et c'est tout. C'était une mise campagnarde, j'en conviens, mais je l'aimais mieux que celles des villes. Je n'oublierai jamais, quand je vivrais cent ans, le sourire avec lequel Nancy me reçut lorsque je m'approchai pour l'embrasser: Ma chère femme!
Ce n'est pas la coutume, chez nous, que le père conduise sa fille le jour du mariage. C'est le contre-nôvi qui la mène à l'église et le marié mène la contre-nôvie. Mais pour nous faire honneur, M. Masfrangeas, qui représentait les Messieurs de l'hospice tuteurs de Nancy, la conduisit à la mairie et à l'église. Quand je dis à la mairie, il faut dire chez Migot, parce que de bâtiment communal il n'y en avait pas en ce temps-là. Dans une chambre, chez le maire, il y avait sur une grande table les gros livres du cadastre, les registres de mariage et autres, et un tas de papiers pleins de poussière. Dans un coin, se trouvait un cabinet où l'on sentait qu'il y avait des pommes, et avec un banc et trois ou quatre chaises, c'était tout.
C'est une chose bien étonnante que cette négligence de presque tous les maires de nos campagnes, pour tout ce qui se rapporte à la vie civile. Les hommes de la Révolution avaient voulu affranchir leurs descendants de la tutelle des prêtres, et c'est pour cela qu'ils avaient donné au maire, représentant la commune, la mission de constater les faits de la vie du citoyen, la naissance, le mariage et la mort. Mais par notre bêtise, on a traité les actes civils par-dessous la jambe. Les maires, dupes ou complices des curés, n'ont jamais songé à donner quelque solennité à celui qui y prête le mieux, au mariage. Le peuple en a conclu que ce n'était là qu'une simple formalité. Ça commence à changer un peu; mais autrefois, le vrai mariage était à l'église; à la mairie, on se faisait enregistrer, et il y en a encore qui disent comme ça.
Nous eûmes de la peine à entrer, les époux les contre-nôvis, M. Masfrangeas et mon oncle, dans la petite chambre qui servait de mairie. Le père Migot savait tout juste écrire en grosses lettres, et c'était la demoiselle Vergnolle qui écrivait les actes, car nous n'avions pas de régent en ce temps-là, dans notre commune. Il mit ses lunettes de corne, et bredouilla ce qui était écrit sur les papiers. Enfin, nous ayant demandé si nous voulions nous prendre pour mari et femme, après que nous eûmes répondu oui, il nous déclara unis au nom de la loi. Quand tout le monde eut signé, Migot ne manqua pas de prendre ses droits en embrassant ma femme sur les deux joues.
En sortant de la mairie, nous voilà partis à l'église. En entrant, je vis à gauche près du chœur, dans le banc de Puygolfier, la demoiselle qui était agenouillée et priait Dieu, la figure dans ses mains. Aussitôt qu'il nous vit entrer, le marguillier alla quérir le curé Pinot qui, après s'être un peu fait attendre, sans doute pour finir sa pipe, vint et s'alla vêtir dans la sacristie.
Il faut bien dire que ni lui ni son marguillier n'imposaient pas beaucoup plus que Migot. Le curé, qui fumait tout le temps, empoisonnait le tabac, et avec ça n'était pas des plus propres. Jeandillou en pantalon de droguet, pieds nus dans ses gros souliers, avec son sans-culotte d'étoffe, et sa chemise attachée par des liens, qui laissait voir les poils rouges de sa poitrine, était bien le marguillier de ce curé, et tous deux étaient assez piètres. Jeandillou tenait un gros livre tout crasseux et estropiait les répons que c'en était risible. Moi, tout ça m'ennuyait fort; je pensais à la prétendue nièce, et il me répugnait grandement d'avoir affaire à cet homme pour mon mariage. Aussi, quand tout fut parachevé, je fis tout bas un: Ha! de soulagement, et nous sortîmes.
Et maintenant, je menais ma femme, et devant la porte, où étaient quelques gens du bourg venus par curiosité, comme nous sortions, des vieilles femmes dirent: A cette heure elle est sienne!
Quand toute la noce fut hors de l'église, les garçons sortirent des pistolets de leurs poches et les firent péter ferme: on connaissait bien qu'ils n'avaient pas ménagé la poudre. Les deux musiciens se mirent en avant avec leurs chabrettes garnies de rubans, et nous voilà allant vers le Frau.
Je serrais le bras de ma femme contre moi, comme si j'avais eu peur qu'on vînt me la prendre, et nous nous parlions tout bas en nous regardant avec amour.
—Tu as ouï, Nancy, lui dis-je, ces vieilles qui, tandis que nous sortions de l'église, disaient: A cette heure elle est sienne!
—Oui, dit-elle, elles avaient raison; maintenant je suis à vous dans le bonheur ou le malheur, pour la vie...
—Ma chère Nancy!
—... Et je vous promets que je serai pour vous une bonne et honnête femme.
—Oh! Nancy, que je voudrais t'embrasser pour ce que tu dis là!
—Je mettrai toute ma gloire à faire de manière que jamais vous ne vous repentiez, mon cher Hélie, mon cher mari, d'avoir pris une pauvre fille sans famille et sans fortune.
Tandis que je la regardais, au fond de ses yeux clairs il me semblait apercevoir la bonne conscience qui la faisait parler ainsi.
Puis nous continuâmes de marcher sans rien dire, nous tenant serrés l'un contre l'autre, et bien heureux. Les musiciens jouaient de temps en temps, les pistolets partaient; mais nous n'entendions rien.
—Ah ça! dit au bout d'un moment, derrière nous, mon cousin, vous n'êtes pas bien riants, les nôvis! Ça n'a plus d'air d'une noce, mais d'un enterrement!
—Il ne faut pas se fier aux apparences, que je lui dis; nous sommes contents sans que ça paraisse, et plus qu'on ne le peut dire.
—Ah! par ma foi, le jour de ses noces, il faut faire voir qu'on est content. Si je marchais devant avec Félicité et que nous fussions les nôvis, je serais bien content et je le ferais voir, par Dieu!
—Ne l'écoute pas, Félicité, que je lui dis, c'est un enjôleur de filles.
—Oh! dit la petite Roumy, n'ayez de crainte, je le sais bien; mon frère m'a dit qu'il avait une bonne amie à Excideuil.
—Comment! dit mon cousin, ça se sait jusqu'ici! Jamais je ne l'aurais cru. Mais ça n'empêche pas que je disais la vérité tout à l'heure. Parce qu'on parle à une fille qu'on a vue en premier, ça n'est pas une raison pour ne pas rendre justice à celle qu'on trouve en second lieu, et même pour ne pas regretter de ne l'avoir pas rencontrée la première...
—Ha! ha! ha! tu entends, Félicité, comme il sait arranger les choses.
—Oui, répondit la drole en riant tant qu'elle pouvait; je l'entends bien, mais je ne le crois pas.
—Et que faut-il donc faire, dit mon cousin; pour que vous me croyiez? dites-le, je le ferai, aussi vrai que je m'appelle Gaucher Henri, ou autrement dit, Ricou!
—Rien! rien! dit-elle en riant encore.
Tout en babillant comme ça, nous arrivâmes au Frau. Tout le monde s'écarta un peu, au moulin ou le long de l'eau, en attendant le dîner. Les jeunes gens se promenaient avec les filles en leur contant fleurette, et les vieux s'arrêtaient de temps en temps pour prendre une prise. Nancy alla poser son châle et vint me retrouver devant le moulin, où je causais avec mes cousins de Brantôme et d'autres. Au bout d'un moment, mon oncle, qui revenait de la cuisine dit à un des musiciens qui avait été soldat dans l'infanterie légère:
—Sonne la soupe, Cadet!
Et l'autre se mit à jouer en imitant la sonnerie de la soupe; mais nous n'y comprenions rien, excepté Lavareille et Estève qui avaient fait leurs sept ans, et nous dirent alors:
—Allons donc manger la soupe.
Le cuvier était bien arrangé, tout crépi de neuf et blanchi au plafond et partout. Par terre, on avait fait une épaisse jonchée de laurière qui lui donnait un air de fête. Quand nous fûmes assis tous, ma foi ça faisait une belle tablée. Ceux qui avaient les soupières en face d'eux servirent la soupe et on se mit à manger de bon goût, car il était déjà midi. Après la soupe, on apporta le bouilli de chez nous: de la velle avec des poules qui avaient le ventre plein de farce jaune. Le bouilli fini, tout le monde fut un peu plus tranquille, car c'était un bon fondement, et on commença à causer entre voisins. Ils étaient quelques-uns, mon cousin Ricou, mon oncle Chasteigner, le fils Roumy, Jeantain de chez Puyadou et Lavareille qui n'oubliaient pas de verser à boire, et avec ça, mon oncle Sicaire les rappelait à leur devoir de temps en temps:
—Hé! là-bas! vous ne versez pas à boire! Tu entends, Lajarthe!
—T'inquiète pas, répondait l'autre, ta barrique y passera: et on trinquait entre voisins.
Après le bouilli on apporta des tourtières pleines d'abattis de dinde, de salsifis et de boulettes de hachis, et en même temps des poulets en fricassée.
Puis après, on servit de la daube de bœuf; et il n'y avait personne pour la faire comme la nore de Maréchou, aussi il y en eut les trois quarts qui y revinrent: la daube est une bonne chose quand elle est bonne.
Ensuite de ça, les femmes portèrent sur la table deux grosses têtes de veau dans leur cuir, avec un bouquet de persil dans la bouche, et le petit Frédéry, qui n'avait jamais vu chose pareille, s'esclaffa de rire tant qu'il put.
Avec une sauce au vinaigre, ça remettait un peu en goût de manger, aussi on ne laissa que les os des têtes.
Puis après on servit des canards farcis et des fricandeaux.
Ça commençait à bien aller; pour faire passer tout ça il fallait boire, et on buvait sec. Avec ça il y en avait qui commençaient à renâcler et ne mangeaient plus guère, mais les plus crânes allaient toujours. Sans montrer semblant de rien, je regardais faire le père Jardon qui était au fond de la table; il revenait à tous les plats. Sans doute il se faisait cette réflexion que jamais plus il n'aurait une si bonne occasion, et il s'empiffrait tant qu'il pouvait, et buvait de même. Je crois que même en ce moment l'avarice le poussait, et qu'il se disait qu'en se remplissant bien la panse il n'aurait pas tant besoin de manger chez lui le lendemain.
De mouton, il n'y en avait pas, parce que les gens chez nous ne l'aiment point, je ne sais pas pourquoi. Avec ça, on leur en fait bien manger quelquefois dans les auberges, mais il ne faut pas qu'ils le sachent.
Il y eut un petit moment de repos, et chacun devisait joyeusement en trinquant, pour ne pas rester sans rien faire, quand tout à coup les femmes portèrent trois gros dindons rôtis, et ma foi tout le monde les regarda avec plaisir.
—Tandis qu'on les tranchait, les femmes ôtèrent les bouteilles qui étaient sur la table, et apportèrent du vin de cinq ans de notre vieille vigne, qui était de crâne vin.
A ce moment, on avait déjà pas mal bu, et tout le monde était un peu rouge et bavardait. Je n'écoutais guère ce qui se disait, je parlais tout bas à Nancy au milieu du bruit, et lui serrant la main sous la table, nous oubliions de manger.
Mais une fois que ces gaillards-là eurent fini le rôti, ils commencèrent à nous plaisanter et à nous brocarder, comme c'est la coutume aux noces; c'était salé quelquefois, mais avec ça rien de trop.
Pour la desserte, on couvrit la table de tourtes aux prunes, aux pommes, de massepains, de gaufres et de fruits: poires, pommes, raisins, noisettes, est-ce que je sais? et avec ça de grands saladiers de crème. On n'avait pas oublié non plus de ces grandes tartelettes qu'on appelle des oreilles de curé, je ne sais pourquoi, et qu'on casse d'un coup de poing sur les assiettes: c'est sec, ça ne coule pas aisément, et il est forcé de boire dur en mangeant.
A un moment, M. Masfrangeas tapa quelques coups sur son verre, et se levant, les joues rouges, les yeux luisants, fit signe qu'il voulait parler: quand on vit ça tout le monde se tut.
Il commença par faire son compliment à la nôvie, et à se féliciter d'avoir été chargé de représenter ses tuteurs au mariage. Ensuite il fit l'éloge de Nancy, de sa personne, de sa sagesse, de son bon sens, de son honnêteté et de son bon cœur, et il dit qu'une dot comme ça assurait la prospérité d'une maison, mieux que la fortune. Après cela, passant à moi, il convint que, quoique jeune et un peu original déjà, j'avais montré du jugement en préférant cet apport à l'argent, en prenant une fille pauvre de bien, mais riche de qualités.
Il continua, disant que c'était ainsi qu'il en devrait être toujours; que les jeunes gens ne devraient se décider que d'après les convenances de personnes, et les qualités du cœur et du caractère, parce que c'était là des richesses qui valaient mieux que les écus ou les meilleures hypothèques, et que l'on ne craignait pas de perdre.
Il parla ainsi un moment, et tout le monde l'écoutait en silence, car il disait de bonnes choses en patois, et ça faisait grand plaisir d'ouïr, dans notre langage paysan, de fortes paroles qu'on n'est pas accoutumé d'entendre, aux noces, ni ailleurs.
En finissant, il dit qu'il espérait que nous aurions beaucoup d'enfants pareils à nous, ce qui fit rougir Nancy qui pendant tout ce prêchement baissait les yeux; il ajouta qu'il ne nous souhaitait pas le bonheur, mais qu'il nous le prédisait, parce qu'il était force forcée que, dans les conditions où nous nous étions mariés, nous fussions heureux. Tout ce que nous pouvons désirer aux nôvis, braves gens, c'est la santé, et pour cela, si vous voulez, nous allons y boire.
Tout le monde battit des mains, et les verres étant remplis, chacun se leva et vint trinquer avec nous, après M. Masfrangeas.