Le moulin du Frau
Tu t'en bas et yo demori,
Per mintza le soup 'o l'oli!
Ah, on ne s'embête pas à Domme, le Mercredi des Cendres!
Le soir, après avoir soupé avec le courtier, qui avait ses affaires de son côté, nous fûmes dans un café où il y avait un bal. On dansait là des contredanses, des bourrées, des sautières à peu près comme chez nous; mais on y dansait aussi une danse que je ne connaissais pas, et qu'on appelle: le congo, danse très plaisante, ma foi.
Ils sont plusieurs couples, de danseurs qui tournent autour d'une grande salle. Le jeune homme se présente devant une danseuse, et là, fait des pas, des entrechats, des pirouettes, arrondit ses bras au-dessus de sa tête, fait claquer ses doigts en l'air, tape du pied, enfin fait le beau, le galant, et celui qui cherche à plaire, tout comme un pigeon qui tourne autour de sa pigeonne. La fille, elle, se défend, recule, fait la coquette, prend des airs, tandis que le garçon s'efforce de se faire agréer. Lorsque celui-ci a fini son manège, il passe à une autre danseuse, et est remplacé près de celle qu'il quitte par un autre garçon, et toujours comme ça, de manière que cette danse ne s'arrête pas. De temps en temps, un garçon, une fille, entrent en danse, tirent doucement en arrière un danseur, une danseuse, et prennent sa place; quand ils sont fatigués, ils sont remplacés à leur tour de la même façon. Il y avait là, une grande fille brune, bien faite, qui dansait le congo dans la perfection. Elle avait une manière de se contourner, et de mettre tout son corps en mouvement, qui faisait plaisir à voir. Tantôt elle avait l'air hardi en s'avançant à la rencontre de son danseur, puis paraissait se laisser toucher par les efforts qu'il faisait pour lui plaire, et tantôt après s'en retournait en pirouettant, comme se moquant de lui.
Ça n'est pas pour dire, mais le congo est autre chose que la bourrée d'Auvergne, quoique celle-ci ne soit pas laide, quand elle est bien dansée.
Après ça, nous passâmes dans une petite salle, boire du vin chaud avec les meuliers, et il se trouva là un jeune monsieur, dont je ne me rappelle point le nom, qui nous récita Lous dous Douzils, un conte gaillard, en patois sarladais vif et nerveux. Et comme il le disait bien!
Mais il n'y a pas moyen de le traduire ici, tant nous sommes devenus coyons au prix du bon compagnon qui a fait ce badinage. Si encore nous en valions mieux! mais nos mines chattemites sont pures simagrées.
Le lendemain matin, je descendis à Domme-Vieille et je m'arrangeai pour une paire de meules. Sur les deux heures, ayant fait mon affaire et déjeuné, je repartis pour aller coucher à Montignac, et le surlendemain j'étais le soir à la maison.
Quoique le pays fût plus beau là-bas, et qu'on y dansât le congo, ma foi je fus bien content de me trouver chez nous. C'est l'effet que ça m'a toujours fait en y rentrant, preuve que nous étions tous bien d'accord. Les droles furent de suite après moi, pour savoir ce que je leur avais porté, parce que c'est une affaire entendue, que toutes et quantes fois, on va quelque part en voyage, il faut leur porter quelque chose. J'avais acheté un couteau pour les deux aînés garçons, un dé pour la Nancette, et tout le monde fut content. Pour le plus petit, il n'avait encore besoin de rien que du tétin de sa mère, et quelquefois d'une petite croûte de pain qu'il s'amusait à mâchotter.
Le temps marchait tout de même, quoiqu'il ne me durât pas, et il y avait plus de dix ans que j'étais marié, qu'il me semblait que c'était d'hier. Si ça n'avait pas été les enfants qui étaient là, comme bonne preuve, je n'aurais jamais pu me le figurer. Ma femme n'était point fatiguée de ses couches, ni de nourrir ses enfants. Elle était devenue plus forte; sa taille s'était épaissie et sa poitrine s'était renforcée, mais elle était toujours fraîche et jolie, du moins pour moi. Elle n'avait pas de ces airs de mijaurée, comme les femmes des villes qui font un enfant ou deux, ne les nourrissent tant seulement pas, et trouvent que c'est trop pénible pour y revenir. Quelquefois regardant ma femme, gaie et contente de son métier de mère et de nourrice, je venais à penser à Mlle Lydia, qui m'avait dans le temps rendu amoureux à ce que je croyais; je me demandais, comment j'avais pu seulement regarder cette poupée bien habillée, serrée dans son corset, minaudière et pleine d'idées extravagantes. A cette heure, je comprenais qu'une femme pour être belle, doit être ce que la nature l'a faite, forte et féconde, et non pas une créature faible, bonne pour les plaisirs stériles, mais incapable de supporter les travaux de la maternité. La première des conditions pour une femme, c'est de pouvoir faire des enfants robustes et sains, et de les nourrir sans en pâtir. Autrefois, on estimait une femme par ses enfants; en avoir beaucoup était regardé comme une bénédiction, tandis que la stérilité passait pour une punition d'en haut. Ce qu'on a fait de tout temps chez nous, pour les femmes mules, montre bien comme autrefois on regardait ça. Quand une femme n'avait pas d'enfants, elle allait en pèlerinage à Saint-Léonard, auprès de Saint-Jean-de-Côle, ou à Brantôme, et après la messe et les dévotions, elle se rendait à la porte de l'église et faisait aller le verrou. Après cette cérémonie assez claire, son mari la ramenait chez elle par la main. Mais ces mœurs saines se perdent; on ne craint plus la stérilité; il y en a qui la désirent, et qui s'en vantent, comme si ce n'était pas un malheur ou un crime.
Vers ce temps-là, revenant un jour, mon oncle et moi, de la foire des Rois à Périgueux, nous fîmes halte un moment à Coulaures, et le vieux Puyadou nous dit que Jeantain irait un de ces soirs au Frau, pour trouiller, qui vaut autant à dire comme presser l'huile, mais qu'il nous fallait envoyer quérir les nougaillous par Gustou, parce que leur jument était boiteuse. Gustou y fut le surlendemain, et le soir Jeantain vint portant des boudins et des côtelettes de veau. C'est la coutume qu'on trouille aussi de nuit, et alors il faut réveillonner. Ordinairement, mon oncle et moi puis Gustou, nous passions la nuit, chacun notre tour avec les presseurs, qui étaient du bourg, et restaient au moulin dans le temps des trouillaisons. Mais ce diable de Jeantain nous y fit rester tous les deux avec mon oncle, et quand Gustou vit ça, il resta aussi. Ça n'est pas un travail bien propre de faire l'huile; et de passer la nuit à remuer dans la chaudière les nougaillous déjà écrasés par les meules, ça n'est pas bien amusant non plus, ni de voir faire des serrées. Heureusement, Jeantain était un homme avec qui on ne s'ennuyait pas, et qui tournait tout en risée. Sur la minuit, il fit cuire des pommes de terre dans l'huile bouillante, et il faut convenir que c'était bon: elles avaient un goût de noisette. Avec les boudins et les côtelettes, nous fîmes le réveillon en buvant de bons coups de notre vin du Frau.
Et tout en réveillonnant, Jeantain nous conta des histoires et nous fit rire tous. Comme il était toujours dehors de chez lui et qu'il connaissait tout le monde, il savait tout ce qui se passait dans le pays: les marchés faits, ceux en train, les mariages et toutes les affaires des galants, car il était bien un peu mauvaise langue. Mais ce qu'il en disait, c'était histoire de faire rire et de bavarder, et non pour porter tort à personne.
Cet animal-là nous fit crever de rire avec ses Vêpres sauvages, sorte d'enfilade de calembredaines en patois qui se chantaient sur l'air d'In exitu Israël. Il était si plaisant en les chantant du nez pour contrefaire Jeandillou notre marguillier, que les trouilleurs s'en esclaffaient et ne pouvaient faire leurs pressées.
Je ne suivrai pas année par année, ce qui se passait chez nous, parce qu'il me faudrait trop souvent répéter la même chose. Il me faut pourtant parler un peu des métayers qui étaient à la Borderie. C'était de braves gens qui travaillaient dur, et étaient à leur aise pour des métayers, c'est-à-dire qu'ils avaient quelques petites avances, et n'étaient pas toujours à tirer le diable par la queue, comme on dit de ceux qui sont dans la gêne. On sait que c'est la coutume dans nos pays de faire la Gerbe-baude, ou fête de la moisson, chez les métayers et les bordiers; mais du temps de Jardon, qui était avare comme un chien, nous n'y avions jamais bu seulement un verre de piquette. Nous allions partager quand il fallait, le froment, le blé rouge, les haricots, les pommes de terre et les autres revenus, mais c'était tout.
Au contraire, ces métayers étaient de braves gens avec qui nous étions tout à fait bien. Dès la première année, ils nous vinrent convier à faire la Gerbe-baude. Nous fîmes porter chez eux du vin, de l'eau-de-vie, d'autres affaires et nous y fûmes mon oncle et moi, et deux de nos droles.
C'est un dur travail que la moisson. Etre toujours plié en deux, la tête en bas, sous un soleil qui brûle, à respirer la chaleur que la terre renvoie, et ça toute une journée et des semaines, on se demande comment des femmes y peuvent tenir. Les pauvres, pourtant, elles le font, les jeunes et les vieilles, et il y en a qui sont nourrices de ce temps, et qui couchent leur petit à l'ombre d'un pilo de gerbes, et vont le faire téter de temps en temps quand il s'éveille. C'est un malheur et une honte, que de voir les femmes dans nos pays, travailler la terre comme des hommes: c'est un malheur, parce que ce travail trop fort les crève et nuit à la race, et c'est une honte, quand on voit tant d'hommes qui ne font rien et qui se plaignent! On comprendrait pour les femmes, des petits travaux point trop fatigants quand ça presse, comme de faner, de vendanger, de ramasser les haricots; mais de les voir moissonner, travailler la terre avec de grosses pioches, battre le blé, ou même fouir la vigne avec des hoyaux de cinq ou six livres, c'est une chose à laquelle je n'ai jamais pu m'habituer et qui me met toujours dans des colères noires.
Il ne faut pas s'étonner après ça, si on voit tant, par chez nous, de ces pauvres vieilles cassées en deux par les reins: à force de s'être courbées vers la terre, elles ne peuvent plus se relever. Et comme la grossesse ne les arrête pas, les enfants qui en sont venus de ces pauvres femmes, se ressentent de toutes ces fatigues trop fortes et de la nourriture mauvaise, et c'est pour ça qu'on voit aux conseils de révision, tant de conscrits chétifs et qui n'ont pas la taille. Le travail des femmes anticipe par là sur les populations à venir; c'est comme si nous mangions notre blé en herbe. Je le dis comme je le pense, rien que le travail des femmes, ça justifie toutes les jacqueries!
Mais je me suis laissé aller à dire ce que j'ai sur le cœur, comme ça m'arrive souvent, et ça m'a un peu détourné de mon chemin. Ce que j'ai dit du pénible travail de la moisson, est pour faire comprendre combien les gens sont contents quand on finit de moissonner. Le dernier jour on chante plus clair, et hommes et femmes se renvoient plus vivement les chants de la moisson, La Parpaillolo, Lou bouyer de l'aurado, et autres sans lesquels on ne pourrait soutenir ce travail écrasant.
Le jour de la Gerbe-baude on est content, et l'on mange de bonne soupe grasse, et des poulets en fricassée, et de la daube, sans laquelle il n'y a pas de bonne Gerbe-baude; et aussi on boit de bons coups de vin, pour dédommagement de toute l'eau qu'on a bue en coupant le blé.
Cette première année donc, nous étions allés faire la Gerbe-baude à la Borderie comme j'ai dit, et nous avions déjà fini de dîner, quand notre chambrière, la Fantille, entra portant un panier et des tasses dedans, avec une pinte et du café. Ma femme avait pensé que nos métayers n'en buvaient pas souvent, et elle en envoyait. Tout le monde fut bien content de ça, et on commença bientôt à chanter, chacun à son tour, des chansons patoises. Durant ce temps on buvait, et puis après on versa le café et on fit des brûlots qui faisaient crier d'aise les enfants, contents de voir cette jolie flamme bleue.
Et tous les ans, nous faisions donc comme ça la Gerbe-baude.
Mais il y eut une année où nous ne la fîmes pas: c'était en 1867. J'étais allé au bourg, le dimanche d'après la Saint-Jean, pour régler un compte avec un menuisier qui nous avait fait du travail; et comme c'est la coutume chez nous, qu'on ne règle qu'à table, nous devions déjeuner ensemble chez Maréchou. Le temps était vilain; il faisait une mauvaise chaleur, et sur la place, au sortir de la messe, les gens regardaient en haut, et disaient: pourvu qu'il ne nous fasse pas de coquineries ce temps, ça ira bien. Du côté d'en bas, c'était tout noir, et on entendait le tonnerre au loin, de manière que beaucoup s'en allèrent chez eux, de crainte de l'orage. Mais d'autres entrèrent à l'auberge pour boire une chopine avec des tortillons tout chauds. Lajarthe se trouva là, comme nous entrions, et je le conviai à déjeuner.
Nous nous assîmes à table tranquillement, après avoir regardé le temps, qui avait l'air de s'arranger un peu. Après déjeuner on porta le café; nous fîmes nos comptes, je payai le menuisier en lui disant:—Nous voilà quittes et bons amis! à quoi il répondit;—Oui, et à une autre fois.
A ce moment Lajarthe qui était sorti, rentra et nous dit:—Mes amis, nous sommes foutus! il y a un grand nuage blanchignard qui vient du côté de Coulaures, en suivant la rivière, et il va nous crever dessus. Il n'avait pas dit ça, que nous sortîmes sur le pas de la porte. On entendait venir l'orage; les arbres se pliaient et restaient dans cette position, ne pouvant se relever contre le vent; de tous côtés, les passereaux arrivaient pour se mettre à l'abri dans le clocher, quoique la cloche sonnât à toute volée, brandie par trois ou quatre garçons, pour détourner l'orage, comme c'est de coutume dans nos campagnes. De temps en temps un coup de tonnerre éclatait sec, comme des noix tombant sur le plancher. Il tombait quelques gouttes d'eau, lourdes comme du plomb. A chaque éclair les gens se signaient. La vieille Maréchoune alluma un bout de cierge bénit, puis elle alla chercher à la tête de son lit un brin de buis des Rameaux, le trempa dans son bénitier de faïence et aspergea autour de la cuisine. Ni les signes de croix, ni le cierge, ni l'eau bénite, rien n'y fit. Les nuages, poussés par un vent d'enfer, arrivaient se suivant les uns les autres, se pressant, se poussant comme un troupeau de moutons épeurés, et quand ils furent sur nous, voici la grêle qui tombait à grand bruit...
—Pauvres gens! nous sommes perdus! s'écrièrent les femmes; et elles se mirent à pleurer et à se lamenter. La nore de Maréchou, à genoux près du lit, se cachait la figure dans ses mains. Maintenant l'orage était en plein sur le bourg; la grêle tombait grosse comme des œufs de pigeon, et même plus encore, car on en ramassa qui semblait des œufs de poule. Avec ça drue et serrée, comme qui décharge un tombereau de cailloux. Les tuiles des maisons volaient en morceaux; les feuilles des arbres tombaient en masse, et disparaissaient emportées par le vent; en cinq minutes, le grand ormeau de la place fut comme à la Noël, sans parler des branches cassées. Puis la pluie commença à tomber comme qui la vide à seaux. La pièce de blé de Maréchou qu'on voyait par la fenêtre, touchant son jardin, était foulée comme si on y avait fait manœuvrer des escadrons de chevaux. Et la grêle tombait toujours, et dans la terre détrempée maintenant, les grêlons finissaient d'enfoncer les morceaux de paille hachée qu'on voyait encore.
Ça dura un quart d'heure comme ça; les tuiles cassées laissaient pisser l'eau dans le grenier, qui, par le plancher mal joint, tombait dans la cuisine; il pleuvait sur les tables, sur les lits, partout, mais on n'y faisait pas attention. Chacun pensait à son blé, à tout son revenu perdu. Les hommes ne disaient rien; ils regardaient tomber la grêle comme écrasés, ayant perdu la parole; d'aucuns marronnaient entre leurs dents, on ne sait quoi, des prières ou des jurements:
—Tonnerre! s'écria Lajarthe, et on dit qu'il y a un bon Dieu!
—Taisez-vous! malheureux! crièrent les femmes de chez Maréchou; mais les hommes ne dirent rien, et je crois qu'il y en avait qui pensaient tout au moins que le bon Dieu n'était pas trop bon en ce moment.
Quand ce fut fini, qu'il ne tombait plus qu'un peu de pluie, nous sortîmes, et les gens du bourg en faisaient autant: chacun semblait pressé de voir son malheur, comme s'il pouvait en douter.
Autour du bourg, c'était partout la même chose; dans les prés envasés, l'herbe était sous la boue, les terres à blé étaient foulées comme un sol à battre. Les chènevières semblaient de cette pâtée d'orties qu'on donne aux dindons; les vignes et les arbres étaient hachés, les jardins saccagés; tout ce qui était sorti de terre était perdu. Et de tous côtés on entendait les cris des femmes, leurs exclamations: Sainte Vierge! nous sommes ruinés! quel malheur! nous pouvons bien prendre le bissac!
—C'était bien la peine, criait la vieille de chez Fantou, c'était bien la peine, que je porte sur la pierre de la croix, le jour des Rogations, un gâteau de fine fleur de farine! de quoi ça nous a-t-il servi?
Le pauvre Jandillou, le sacristain, était comme les autres, il avait tout perdu, et encore on lui disait des sottises. Comme il passait pour aller voir à sa terre, il y en eut qui lui dirent:—C'est foutu que tes processions et les litanies de ton curé ne valent guère!
Lui s'en allait baissant la tête, ne sachant que dire à ces gens, qui avaient suivi les Rogations et fait des offrandes, pour protéger leurs récoltes, et qui, les voyant détruites, étaient furieux. La plupart ne s'en prenaient pas au bon Dieu, mais l'idée leur vint que le curé Crubillou n'était pas jovent, et ça se répandit tellement que bientôt tout le monde en fut persuadé; d'autant mieux qu'on remarquait que du temps du curé Pinot il n'avait jamais grêlé.
Moi je m'en fus chez nous, et à mesure que j'approchais, je voyais que c'était là comme autour du bourg: tout était perdu, le blé, les noix, le chanvre, les vignes; il ne restait rien, et par-dessus le marché, quatre noyers étaient par terre. Pour la vigne, ce n'était pas seulement la vendange de l'année, perdue, mais le bois était tellement écrasé qu'on eut du mal à tailler l'année d'après, et que beaucoup de pieds crevèrent. Joint à ça, la ravine qui avait entraîné toutes les terres dans les fonds. Pour ce qui est des bâtiments, il fallut faire resuivre toutes les tuilées, car il pleuvait partout comme dehors.
Nos métayers de la Borderie vinrent, les pauvres gens, tout désespérés, ne sachant plus où ils en étaient. Ils parlaient d'aller se louer chacun de son côté, de manière qu'il nous fallut les rassurer un peu et leur dire que nous leur aiderions à se tirer de ce mauvais pas: et en effet, il nous fallut leur fournir le blé toute une année.
Mais, ce n'était pas eux seulement qui avaient recours vers nous. Il se trouvait que, comme les apparences de la récolte étaient très bonnes, le prix du blé était descendu beaucoup, ce pourquoi mon oncle en avait acheté dans les environs de deux cent cinquante sacs. Aussi les gens venaient au moulin emprunter une quarte, deux quartes, un sac de blé, et nous le prêtions, sans autre condition que de le rendre l'année d'après.
Tout le monde ne fit pas comme ça, entre autres M. Lacaud. Il disait qu'il était aussi en peine que ses métayers, ayant perdu sa part de récolte comme eux. Mais il ne parlait pas de ses rentes qui n'avaient pas grêlé, ni de ses maisons à Périgueux, et c'était une vraie dérision d'entendre ce gros, je ne veux pas dire le mot, se mettre sur la même ligne que ses métayers et ses pauvres voisins, qui avaient perdu leur pain, tandis que lui n'avait perdu qu'une partie de son revenu, ce qui ne lui ferait pas manger une bouchée ni boire un coup de moins. Mais il faisait ça pour ne rien donner aux autres, ni même prêter.
Cette grêle, avec la naissance de mes autres enfants, c'est à peu près tout ce qui soit à dire pendant plusieurs années. Depuis François, j'avais eu encore Yrieix, qui était né au mois de septembre 1863, Michel au mois de mai 1866, et le dernier, Bertrand, vint au mois de juillet 1868.
C'est cette même année-là que mourut le pauvre Lajarthe. Il tomba subitement un jour dans une maison où il travaillait, et ne s'en releva pas. Cet homme était tracassé par les affaires du pays, d'une manière extraordinaire pour quelqu'un qui n'avait ni instruction ni bien. J'ai toujours pensé que s'il avait appris, avec son esprit de nature et son caractère, ça aurait été un homme pas commun.
Nous avions eu huit enfants, il nous en restait sept, six garçons et une fille: c'était assez joli; aussi, quand le dernier vint, mon oncle dit comme ça en riant:—A cette heure, je n'ai plus peur que la race des Nogaret se perde! Mais tous nos enfants étaient si bons petits, si sains, qu'il disait aussi: Ma foi, ça aurait été dommage qu'ils ne fussent pas venus.
J'ai oublié de dire que nous avions un régent dans notre commune depuis quelques années. M. Lacaud ne le voulait pas trop; il disait que ça n'était pas utile pour les enfants des paysans, d'apprendre à lire et à écrire, parce que ça les détournait de travailler la terre, et que, lorsqu'ils seraient tous instruits, on ne trouverait plus de métayers. Mais un jour, comme il disait cette raison dans le conseil, le vieux Roumy, qui en était toujours, lui répondit:
—Ça ne sera pas un malheur, au contraire, parce qu'alors les travailleurs de terre seront tous propriétaires, et ne travailleront plus pour les autres.
Mais, malgré sa mauvaise volonté, il lui fallut faire comme dans les autres communes: on acheta une grande baraque de maison dans le bourg, et on y mit le régent après qu'on l'eut un peu radoubée.
Ça fait que nos garçons allaient en classe tous les jours, ceux qui étaient en âge. Mais pour Nancette, c'était toujours la demoiselle Ponsie qui lui montrait. Les droles apprenaient assez, mais pour être de ceux qui sont toujours devant les autres, ils n'en étaient point, ayant toujours en tête leurs amusements: pêcher, attraper des oiseaux, monter sur la jument, grimper sur les arbres, courir dans les bois, se baigner l'été: ils étaient fous de liberté et ne restaient pas facilement assis.
Je ne me faisais pas de mauvais sang de les voir à peu près dans le milieu, au rang de ceux dont on ne dit rien. Les enfants extraordinaires pour travailler et apprendre, ça fait plaisir aux parents, à ce qu'on dit, mais pour moi, ils me font l'effet de quelque chose de pas naturel, comme qui dirait un octogénaire amoureux, et je me demande quand est-ce qu'ils seront enfants: si ça doit être plus tard, il vaut mieux qu'il le soient en bas âge. Et ce qui m'a maintenu dans cette manière de voir, c'est que celui qui était toujours le premier, dans le temps que j'allais en classe, et qui avait tous les prix, et qui aimait tant le travail qu'il en oubliait de s'amuser, s'est bien rattrapé depuis. Il est devenu le plus fameux bambocheur qu'il y ait à Périgueux, et, au bout du compte, une fois entré dans la vie, pas plus fort qu'un autre.
Mais si mes enfants n'étaient pas des plus habiles pour l'instruction, je pense qu'il n'y en avait pas, dans toute la classe, qui fussent au-dessus d'eux pour les bons sentiments; aussi étaient-ils prêchés comme pas beaucoup d'enfants le sont. C'était d'abord leur mère, qui, dès qu'ils commençaient à comprendre, leur enseignait à être honnêtes avec tout le monde, surtout avec les vieux, et bons pour les malheureux. Jamais elle n'aurait souffert ce qu'on voit dans des maisons, où, pour amuser un petit drole, on lui donne un pauvre oiseau, qu'il plume et fait souffrir jusqu'à la mort.
Ces amusements, c'est de la mauvaise graine de méchanceté, ou de dureté au moins, qu'on sème en eux. Si nos enfants voulaient, comme tous les droles, attraper un petit poulet, leur mère le prenait elle-même, le leur faisait un peu manier, caresser, puis embrasser, et leur apprenait à le lâcher d'eux-mêmes, pour aller retrouver la mère clouque. Quand il venait des pauvres à la maison, c'est toujours un des enfants qui allait lui porter un croustet de pain, et en tout elle leur enseignait à être bons et secourables aux misérables.
Et puis, elle leur apprenait comme c'était mal de mentir, et honteux: le menteur est pire que le voleur! leur répétait-elle toujours. Et elle leur faisait comprendre aussi, qu'il ne faut pas même être trop adroit, parce qu'alors on en arrive à tromper les autres, et qu'il faut aller tout droit son chemin où l'on veut aller, et non pas marcher comme les serpents.
Mon oncle et moi aussi, de notre côté, nous tâchions de les affermir contre les contrariétés, de les endurcir contre le mal, afin de les préparer à savoir souffrir plus tard. Nous nous efforcions de leur donner de bons sentiments, de leur inspirer des idées de dévouement au pays et à toutes les grandes choses. S'il n'y avait eu que nous, nous n'aurions pas été capables de dire ce qu'il fallait pour ça, mais nous nous aidions des livres dont j'ai déjà parlé. L'hiver, mon oncle en montait un de sa chambre du moulin, et, tandis que nous étions tous rangés autour du feu, chacun ayant son occupation, Gustou pelant, Fantille filant, ma femme tenant son plus petit sur ses genoux, mon oncle fumant sa pipe; moi, je lisais, quelqu'une de ces anciennes histoires, où l'on voit ce que c'était en ces temps que des hommes. C'était pour les enfants, ce que j'en faisais, mais tout le monde en profitait, parce que ces livres sont pleins de choses très belles.
J'ai dit déjà que ces livres s'étaient trouvés avec un tas de choses achetées à l'encan par mon grand-père. Il est arrivé de ça, que ce qui était prisé moins qu'une vieille serrure, qui semblait bon seulement à faire des cornets pour le tabac, a été pour nous d'un prix inestimable, car on ne peut pas estimer la valeur qu'on se donne à soi-même en devenant meilleur. C'est comme ça, que chez nous, au fond d'une campagne du Périgord, on avait appris à connaître les Grecs et les Romains, dont les paysans, d'ordinaire, n'ont seulement point ouï parler, bien loin de se douter quelles gens c'était.
Il y en a qui, oyant conter ces histoires, disent: tout ça c'est très beau, mais nous ne sommes pas à Rome ou à Athènes, et nous ne sommes pas consuls, ou capitaines d'armée, ou magistrats grecs ou romains, et ces vertus que nous admirons, ne sont pas à notre portée.
Mais ils se trompent. On peut être juste comme Aristide, au fond d'un petit village périgordin. Un conseiller municipal, voyant une cabale montée dans l'intérêt de quelques-uns, peut se mettre en travers pour le bien de la commune, et ne se jamais décourager, et combattre les intrigants avec la constance et la fermeté de Caton au Sénat romain. Et qui empêche que dans la pauvreté, la médiocrité, nous ne nous trouvions heureux comme Tubéro, le gendre du consul Emilius? rien: il suffit que nous n'égarions pas nos fantaisies sur une foule de choses inutiles, nuisibles même, mais devenues nécessaires aux riches. On peut être courageux, désintéressé, dévoué à son pays, dans le cours de la vie obscure que nous menons à la campagne, et dans des occasions ordinaires, comme ces grands hommes l'étaient sur un grand théâtre, et dans des circonstances où il s'agissait des intérêts de tout un peuple. L'objet est infiniment plus petit, sans doute, mais la vertu peut être grande, sans égaler pourtant celle de quelques-uns, comme Caton ou Phocion, qui est non pareille.
Quand je parle des hommes de l'antiquité, ça n'est pas que je renie nos Français. Il y en a assez qui pourraient servir d'exemple; malheureusement, ils n'ont pas trouvé un bon historien comme ceux-là. Pourtant ça serait utile et profitable, de connaître la vie de Bayard, de Michel de l'Hospital, de la Boétie, de Sarlat, du maréchal Catinat que les soldats appelaient le père la Pensée, de la Tour d'Auvergne le premier grenadier de France, du général Beaupuy, de Mussidan; grands hommes comparables à ceux d'autrefois, et d'autres encore.
Pour en revenir, nos enfants en âge allaient donc à l'école de la commune, manque Hélie, l'aîné, qui maintenant travaillait au moulin avec nous. Nancette était une belle fille de quinze ans qui aidait beaucoup à sa mère, de sorte que, la Fantille s'étant mariée, nous ne prîmes pas d'autre servante. Les classes n'étaient pas aussi savantes, et on n'y enseignait pas tant de choses que maintenant. J'ai dit que mes enfants n'apprenaient pas très facilement, mais en revanche, ce qu'ils avaient une fois appris, ils le savaient peut-être mieux que les autres; joint à ça, que, pour en raisonner et l'appliquer, ils ne craignaient guère personne de leurs camarades. Aujourd'hui les enfants ont tant et tant de choses à apprendre, qu'il ne reste pas un moment pour exercer leur jugement et leur montrer à mettre en pratique ce qu'ils ont appris. Le savoir et l'acquis priment du tout les qualités de nature. Un troupier qui serait brave comme Ney, le brave des braves, qui aurait du sang-froid, du coup d'œil, de la décision, toutes les qualités militaires, à quoi ça le mènerait-il? A commander une escouade. Il faut bûcher et accrocher à force, des bribes de science pour aller plus haut. Mais il arrive trop souvent que des gens farcis de savoir se trouvent incapables de le mettre en œuvre, faute des qualités naturelles nécessaires pour ça.
Il en est de même dans tous les états. Il ne manque pas de conducteurs plus capables que leurs ingénieurs, de praticiens plus ferrés que des avocats, d'entrepreneurs plus habiles que des architectes; mais voilà, ils n'ont que la pratique, les sacrements scientifiques leur manquent. Tout est sacrifié au savoir des livres maintenant, et je trouve que ce n'est pas raisonnable, car il ne suffit pas d'avoir des connaissances, mais il faut encore savoir s'en servir pour son état, et s'en aider aussi pour se perfectionner comme homme. Pour moi, il me semble que la première chose à faire, la plus pressée, la plus essentielle, la plus indispensable, c'est de faire de nos enfants des hommes. De la manière dont ça marche aujourd'hui, ce point reste en arrière; on veut avant tout faire des savants. Je crois que c'est une mauvaise chose; nous aurons peut-être plus d'ingénieurs, de médecins, de pharmaciens, d'avocats, de notaires, de professeurs et d'apprentis sous-préfets, mais moins d'hommes: déjà ça se sent; nous avons assez de talents, peu de caractères.
De tous nos enfants, il y en avait un, Bernard, qui aimait assez à apprendre, et qui, quoiqu'il n'apprît guère plus vite que ses frères, savait davantage, parce qu'il travaillait avec plus de goût. Lorsque ce drole eut une douzaine d'années, voyant qu'on ne faisait à l'école que lui répéter ce qu'on lui avait déjà appris, il se mit dans l'idée d'aller au collège d'Excideuil. Il commença par en parler à sa mère en cachette, et elle pensant que c'était une fantaisie qui lui passait par la tête, dit que ça coûtait cher, et que point n'était besoin de tant étudier pour être meunier. Lui, ne dit rien, mais depuis il n'était plus content comme auparavant, et il était toujours à farfouiller dans la chambre de mon oncle, après les livres, et se retirait dans un coin pour lire. Je finis par m'apercevoir qu'il n'était plus le même, et un soir en soupant, je lui demandai ce qu'il avait. Il répondit comme tous les enfants, qu'il n'avait rien. Mais sa mère, voyant que je n'en pouvais plus tirer mot, nous dit ce qui en était.
Je regardai le drole et je lui dis:
—Et que veux-tu aller faire au collège?
—Pour apprendre des choses qu'on n'apprend pas dans l'école de M. Malaroche, dit-il.
—Mais de quoi ça te servira-t-il pour être meunier? Tu sais bien que je ne veux pas faire de vous autres des messieurs, quand même je le pourrais. D'ailleurs, voilà ton aîné qui n'y a pas été au collège, et les autres n'y iront pas: ça coûte cher, penses-tu bien, et il ne serait pas juste de faire pour toi des dépenses qu'on ne fait pas pour les autres.
—Mais Hélie, et tous, dirent alors: père, ça ne fait rien, s'il veut y aller, nous ne sommes pas jaloux.
—Pourtant, dit mon oncle, si ce drole avait bonne envie d'apprendre, et qu'il eut des moyens, ça serait malheureux de ne pas le mettre à même de faire son chemin.
—Je suis bien un peu de ton avis, que je dis, et je me souviens qu'à son âge j'avais grande envie d'apprendre tout ce qu'on enseigne dans les collèges; je ne m'étonne donc pas qu'il soit de même. Mais au bout du compte j'y serais allé, à quoi ça m'aurait-il servi? peut-être à rien du tout, comme il arrive à tant d'autres. Je veux que je sois arrivé à une position plus grande que celle de meunier; je n'en serais pas plus heureux, et probablement je le serais moins. Certainement l'instruction est une bien bonne chose et désirable pour tous: un paysan bien instruit en vaudrait deux. Malheureusement, ça rend souvent ambitieux, et ça fait mépriser la terre. Et puis après, j'y reviens, c'est une dépense que nous n'avons pas le moyen de faire.
—Ecoute, dit mon oncle, pour ce qui est de la dépense, tant que je pourrai travailler, je gagnerai bien dans mon commerce de quoi l'entretenir là-bas. On pourrait le mettre en pension chez quelqu'un; Lavareille le prendrait, pour sûr, et il irait au collège; ça ne coûterait pas autant de cette manière. Il faut bien que les enfants des paysans, s'ils ont des capacités, apprennent pour se rendre utiles au pays, puisque beaucoup de riches ne veulent plus travailler et ne pensent qu'à faire la noce. Le tout est de savoir si le drole a des moyens. Je le mènerai jeudi à M. Tallet, qui verra la chose.
Bernard, entendant ça, leva les yeux et dit:
—Oncle, je te remercie.
Et tout le monde fut content de cet arrangement, et les enfants se mirent à babiller là-dessus, après souper, demandant à Bernard ce qu'il voulait faire: s'il voulait être instituteur, ou juge, ou curé, ou médecin? Et lui ne voulait pas être curé, oh! non; pour le reste, il ne savait pas trop. Pourtant, il aurait aimé à être médecin pour nous soigner dans nos maladies.
En finale, tout s'arrangea comme mon oncle avait dit. Les Lavareille prirent le drole en pension et le voilà allant au collège.
J'approche d'une triste époque, et il me fait deuil de parler de nos malheurs. Mais il le faut pourtant, pour ne point laisser de vide dans mon récit et aussi pour expliquer des choses qui suivront. Mais, avant de commencer, il faut que je dise qu'en 1869, M. Masfrangeas prit sa retraite. Il y avait quarante ans qu'il était entré à la Préfecture, et il y en avait plus de vingt-cinq qu'il était chef de bureau. Il avait espéré un moment passer chef de division, et il en avait eu la promesse, mais d'autres plus heureux et bien protégés, lui avaient passé sur le ventre, comme c'est l'habitude. Pourtant, c'était un homme travailleur, consciencieux, d'un jugement sûr, qui maniait bien les affaires et les expédiait vite. Mais voilà, il n'était pas flatteur, ni intrigant, il n'avait pas l'échine souple et ne savait pas se faire valoir; toutes choses sans lesquelles on n'avance guère dans les administrations.
La retraite de M. Masfrangeas nous rendit toute notre liberté vis-à-vis du maire, M. Lacaud. Tant qu'il avait été dans sa place, nous nous étions retenus, de crainte qu'il ne lui fît du tort, en essayant de le rendre solidaire de notre conduite. Mais, depuis que nous n'avions plus cette crainte, nous ne nous gênions plus, mon oncle surtout. Dans leur jeunesse, ils se tutoyaient tous deux, M. Lacaud et lui; mais depuis longtemps, M. Lacaud,—du Sablou,—comme son père l'avait fait enregistrer à la mairie, avait cessé ces familiarités, et de son côté, mon oncle ne lui parlait plus, à cause de M. Masfrangeas.
Ce pauvre homme, voyant ça, ne s'était-il pas imaginé qu'il nous imposait; que nous avions peur de lui! mais il fut bien détrompé.
Dans les premiers mois de 1870, on commença à parler dans nos campagnes qu'il fallait voter pour l'Empereur. Personne ne comprenait ce que ça voulait dire. Pourquoi voter encore, puisqu'il était empereur, qu'il faisait tout ce qu'il voulait, qu'il disposait des places, des hommes, de l'argent et de tout, et qu'on lui nommait les députés qu'il voulait? A quoi ça rimait-il? à rien. Mais les maires, et les fortes têtes qui étaient pour l'Empire, disaient que cette votation cachait de grands projets, et qu'en consolidant par des votes unanimes le pouvoir de l'Empereur, il en aurait plus de force pour faire de grandes choses.
Pardi, comme ça, dans nos pays, ça ne pouvait pas manquer de réussir: on ne demandait aux gens que de voter encore une fois, ce qu'ils avaient voté vingt fois; ça n'était pas une affaire. Les plus innocents, d'ailleurs, comprenaient bien que c'était une farce, et que quand même l'Empereur n'aurait pas eu la majorité, il ne s'en serait point en allé pour ça. Lacaud, son représentant dans notre commune, le disait assez, et de plus, il laissait entendre, qu'on prendrait des mesures contre les perturbateurs comme il y avait dix-huit ans.
Tout ça faisait que l'Empire était bien sûr d'avoir presque toutes les voix; mais ce n'était pas presque toutes, que notre maire aurait voulu avoir; c'est toutes. Ah! s'il avait pu enregistrer sur son procès-verbal rien que des Oui, comme il aurait été heureux. Du coup, il en aurait cru avoir la croix, après laquelle il a couru toute sa vie sans l'attraper. Mais voilà, il y avait les Nogaret du Frau, comment faire? Et il nous faisait parler par les uns, par les autres, disant que c'était bien inutile de s'obstiner à voter contre l'Empire, puisque la France le voulait: à quoi ça pouvait-il servir?
Mon oncle et moi, nous répondions à ceux qui nous en parlaient: à quoi bon voter alors, si on n'est pas libre; si on doit de rigueur voter pour celui qui fait voter, ça n'est pas la peine de déranger les gens pour ça.
Depuis que le pauvre Lajarthe était mort, nous n'étions plus que trois voix républicaines dans la commune, mon oncle, Gustou et moi. Et encore je compte la voix de Gustou parce qu'il votait toujours comme nous, depuis 1851 qu'on avait arrêté mon oncle. Mais ce n'était pas qu'il fût républicain; non, en fait de gouvernement, il ne comprenait qu'une chose, c'est qu'il fallait des gens pour commander et le reste pour obéir. Tout ce qu'il demandait, c'est que ceux qui commandaient, ne fissent pas de coquineries: mais c'est là le difficile justement, quand la grande masse est toute disposée à s'en rapporter à eux.
Nous n'étions donc que trois voix, mais c'était trois: Non, bien sûrs, et M. Lacaud les aurait payées cher. Il les voulait tellement, qu'il alla jusqu'à nous proposer de faire mettre Bernard au collège de Périgueux, pour rien; de faire exempter Hélie l'aîné, lorsqu'il tirerait au sort l'année prochaine. Mais nous répondîmes à celui qui s'était chargé de la commission que nos voix ne s'achetaient pas avec des injustices, ou autrement. La veille du vote, ne sachant plus comment faire, notre maire nous envoya le régent, qui était aussi secrétaire de la mairie, pour demander à mon oncle de ne pas venir voter, puisqu'il ne voulait pas voter Oui. Ce pauvre M. Malaroche vint le soir, assez ennuyé de cette commission, mais il fut tout de suite à son aise avec nous. C'était un brave homme qui, je crois bien, n'approuvait pas tout ce qui se passait, ni tout ce que faisait le maire, mais il avait quatre enfants et sa place lui faisait besoin, aussi il ne disait rien, tâchait de passer inaperçu, faisant le moins de bruit possible, et répondant en toussant: Hum! hum! aux questions qui lui paraissaient dangereuses. Mais tout de même, il y avait des moments, où quand il était avec des gens sûrs, comme chez nous, on voyait que ça lui pesait.
Nous choquâmes de verre ensemble, car nous finissions de souper, et après s'être excusé de la commission, disant que dans la vie on était obligé souventes fois de faire des choses qu'on n'aurait pas voulu, il nous conta l'affaire. Mon oncle lui répondit que, puisque tous les électeurs étaient convoqués, nous irions voter comme les autres; qu'il n'avait qu'à dire ça à M. Lacaud. Et au reste qu'il ne lui en voulait point du tout de la commission, bien sûr qu'il ne la faisait pas de bon gré. Et pour preuve, ajouta-t-il, je veux vous faire goûter notre vieille eau-de-vie. Là-dessus, il dit à Nancette de porter la bouteille à long col et nous trinquâmes derechef, après quoi M. Malaroche s'en retourna porter la réponse au maire.
Je pense que M. Lacaud passa une mauvaise nuit, car le lendemain, lorsque nous le vîmes sur la place, tandis que son adjoint le remplaçait au bureau, il n'avait pas bonne figure.
N'ayant pas réussi à ce qu'il voulait, il rageait, cet homme, et nous regardait venir, tous trois avec Gustou, d'un mauvais œil. Lorsque nous fûmes près de passer devant lui pour aller voter, il interpella mon oncle, avec son arrogance ordinaire:
—Hé bien, Nogaret, vous ne voulez donc jamais être sages au Frau?
Il se croyait encore en 1852, mais il se trompait d'époque, les raisons qui nous faisaient taire n'existaient plus.
Mon oncle se planta devant lui, les mains dans les poches de sa culotte, le regarda de son air narquois, et lui dit tout goguenard:
—Allons! allons! mon pauvre Bernou, tu sais bien que les Nogaret n'ont pas besoin de toi pour savoir ce qu'ils ont à faire; laisse-les donc tranquilles!
Appeler M. Lacaud,—du Sablou—Bernou, c'était l'attaquer par son plus sensible; aussi il s'écria:—Vous êtes un insolent! je vous dresse procès-verbal, pour outrages dans l'exercice de mes fonctions!
—Mon pauvre vieux, riposta mon oncle, tu n'exerces pas tes fonctions en ce moment, et je ne t'insulte pas en te tutoyant, comme il y a cinquante ans, et en t'appelant Bernou comme ton grand-père qui valait cent fois mieux que toi: ton procès-verbal, je m'en fouts!
Et nous passâmes.
M. Lacaud devint de toutes les couleurs, et resta un moment comme interdit, tandis que derrière lui les gens se riaient tout doucement, car on le craignait, mais on ne l'aimait pas. Puis coup sec, il rentra chez lui, comme s'il allait faire son procès-verbal.
Quand nous sortîmes de la chambre où on votait, quelques-uns de ceux qui étaient présents vinrent taper dans la main de mon oncle, comme pour lui faire compliment, n'osant rien dire par prudence, mais contents au fond qu'il eût rabroué cet insolent parvenu.
Le dépouillement acheva de tomber notre pauvre maire. Il s'attendait à trois: Non, ceux du Frau, mais il s'en trouva sept. Sur cent quarante électeurs, ça n'était rien, mais pour lui c'était beaucoup, car il se vantait à la Préfecture que sa commune était une commune modèle, toute dévouée à l'Empereur, et voici qu'elle se gâtait, car, s'il y avait sept électeurs ayant le courage de voter: Non, il fallait compter qu'il y en avait beaucoup d'autres derrière, moins hardis que ceux-là, mais prêts à les suivre à la moindre secousse. Parlant de ça le soir après souper, nous cherchions quels pouvaient être ces quatre de renfort, et nous trouvions que ça devait être Pierrichou de chez Mespoulède, dont le fils avait été tué au Mexique; puis le vieux Roumy qui y avait perdu un des siens mort de la fièvre jaune, et après, Mazi Chaminade, que M. Lacaud avait fait exproprier d'une chènevière, pour le tracé d'un chemin vicinal passant devant sa métairie de la Villoque, et qui n'avait pas été payé assez, pour le tort qu'on lui avait fait. Pour le quatrième nous ne savions: je me pensais en moi-même que ça pourrait bien être M. Malaroche, mais je n'en dis rien.
Le temps passait tout doucement, et les gens bonifaces attendaient en patience les grandes choses que devait faire l'Empereur, lorsqu'un jour, étant au marché d'Excideuil, j'entendis parler que nous allions avoir la guerre avec la Prusse. Pourquoi? celui qui le disait n'en savait trop rien; mais M. Vigier qui se trouva sur mon chemin me dit que c'était parce que le roi de Prusse voulait mettre un de ses parents pour roi en Espagne, et que ça ne plaisait pas à l'Empereur.
—Ma foi, que je lui dis, ce n'est pas la peine de faire la guerre pour ça. Les Espagnols ne sont pas gens à se laisser brider, ainsi tout tranquillement, par un roi étranger: il n'en aura pas pour six mois. Si les Prussiens veulent le soutenir, il leur faudra envoyer des armées, et il en restera plus de quatre; c'est une guerre comme ça qui a perdu Napoléon. Au lieu de chercher à l'empêcher, on devrait pousser les Prussiens dans ce traquenard.
M. Vigier se rit un peu et me dit: C'est que vous n'entendez rien à la politique, mon pauvre Nogaret. Avec tout ça, si nous avons la guerre, ça ne fera pas marcher les affaires: allons adieu, bonjour chez vous.
Tout le monde sait comment la guerre commença, par cette prétendue bataille où le petit Badinguet ramassait des balles prussiennes; on l'affichait partout, et les partisans de l'Empire se carraient de cette affaire, et disaient que nous serions bientôt à Berlin. Tout le monde aussi sait comment elle continua. Les journaux du gouvernement avaient beau mentir et tâcher de cacher la vérité, on la savait tout de même, car il ne manquait pas de gens chez nous qui avaient leurs garçons à l'armée, et leurs lettres ne disaient rien de bon. D'ailleurs, ce qui le prouvait, c'est que les Prussiens avançaient en France.
En ce temps-là, les foires et les marchés, ce n'était rien; les gens n'y venaient guère plus, car les affaires étaient comme mortes. Ceux qui y venaient, les trois quarts, c'étaient des pauvres gens, qui avaient des enfants à l'armée et voulaient tâcher d'avoir des nouvelles. Mais les nouvelles étaient mauvaises toujours, et ils s'en retournaient tout tristes, et portaient ça dans leurs villages. L'inquiétude se propageait de maison en maison dans les campagnes, et les imaginations travaillaient. Les malheurs particuliers de ceux-ci et de ceux-là, dont les fils avaient été tués, et il n'en manquait pas, touchaient un peu tout le monde, car il n'y avait guère de familles qui ne fussent exposées à apprendre un pareil malheur. Et puis, beaucoup de gens chez nous ne savaient pas seulement le nom de la géographie, tant s'en fallait qu'ils sussent ce que c'était que la chose, en sorte qu'à force d'entendre dire: les Prussiens sont entrés ici, là; à tel endroit ils ont réquisitionné le blé, les bestiaux; à tel autre ils ont emmené le maire, ils ont fusillé deux habitants; à force donc d'entendre dire ça, bien des paysans se figuraient qu'ils étaient tout proches. Aussi, tous les étrangers qui passaient par le pays, on les prenait pour des espions, surtout s'ils avaient la barbe rousse, et on les arrêtait quelquefois. C'était bête à en rire, si ça n'avait pas été si triste en même temps.
Dans les premiers jours de septembre, notre aîné s'en fut à Excideuil, chercher pour faire prendre pour les vers à notre petit Bertry qui était un peu fatigué. Le soir, il était neuf heures qu'il n'était pas revenu. Sa mère commençait à s'inquiéter, et nous nous demandions pourquoi il n'était pas rentré, lorsque tout à coup nous entendîmes le pas de la jument qui s'arrêta devant la porte de l'écurie. Un moment après le drole entra et tout de suite je connus à sa figure qu'il y avait quelque chose de nouveau qui n'allait pas.
Sans attendre nos questions, il nous dit tout triste:
—L'armée a été écrasée à Sedan: tout ce qui n'est pas mort est pris; Mac-Mahon est blessé, l'Empereur est prisonnier, et la République est proclamée à Paris.
En d'autres temps, cette dernière nouvelle nous eut fièrement touchés, mais au milieu des désastres de la France, nous ne pensions pas à nous en réjouir.
—C'est trop tard de trois mois! dit mon oncle.
Et nous restâmes longtemps bouche close, pensant à tous ces effroyables malheurs qui tombaient sur nous. Puis, comme le drole ne savait rien de plus, nous fûmes nous coucher bien ennuyés.
Le lendemain, tandis que nous déjeunions, Hélie nous dit:
—Je veux m'engager et partir soldat!
Ni mon oncle, ni moi, nous ne dîmes rien; seule ma femme lui répliqua:
—Mais tu n'as pas l'âge d'être soldat!
—Pas pour tirer au sort encore, répondit-il, mais si bien pour m'engager. Dans les volontaires qui partirent lors de la grande Révolution, il y en avait qui n'avaient que seize ans, comme le grand-père de mon père, et moi j'en ai vingt.
La pauvre mère, voyant son drole bien décidé, ne dit plus rien, et lui continua:
—Quand nous oyons lire une de ces belles histoires de ces anciens qui se dévouaient pour leur pays, nous disons: Comme c'est beau! Mais à quoi ça nous servirait-il de les admirer, si nous ne tâchions pas de les imiter, lorsque l'occasion le veut? Mère, laisse-moi partir, mon oncle et mon père ne disent pas de non.
J'avais été un peu surpris, mais, en même temps, j'étais tout fier de mon aîné:
—Tu as raison, mon drole, lui dis-je, et je suis content de voir que tu as profité des bonnes leçons que nous ont données les anciens, et des exemples de nos grands-pères.
Ma pauvre Nancy, oyant mon consentement, essuya ses yeux et se raffermit un peu.
Une fois la chose décidée, il fallut lui préparer son paquet, des bas, des chemises, des mouchoirs, pour partir le lendemain de grand matin; ce soin amortit un peu la peine de ma femme, et quand tout fut prêt, nous allâmes nous coucher.
Au petit jour, nous étions tous debout. Ma femme fit chauffer de la soupe, et voulut faire déjeuner son drole; mais quand il eut fait chabrol, il dit qu'il ne pourrait pas manger, que c'était inutile d'essayer.
Alors il embrassa ses frères, sa sœur qui pleurait, la pauvrette; puis Gustou, l'oncle et enfin sa mère. Ce fut là le plus dur: la pauvre femme n'avait pas dormi de la nuit, mais elle se maîtrisait, ses yeux étaient secs et brillants. Elle embrassa plusieurs fois son aîné, comme ne pouvant se déprendre de lui et, enfin, après l'avoir serré une dernière fois sur sa poitrine, elle lui dit: va mon petit, et conduis-toi toujours comme les braves gens!
Nous partîmes tous deux, Hélie et moi, pour aller attendre à Coulaures le passage de la voiture de Périgueux. Elle en avait encore pour une demi-heure quand nous y fûmes, et en attendant nous entrâmes chez les Puyadou. Le vieux était mort, mais la petite vieille était toujours là. Une grosse fille qui n'avait pas l'air d'avoir froid aux yeux la remplaçait, servant à la boutique et à table les gens qui venaient acheter du tabac ou boire un coup. Quant à Jeantain, il était en route comme toujours, rentrant tard à la maison, et repartant de bonne heure: j'ai passé bien des fois à Coulaures et je ne crois pas l'avoir rencontré quatre fois chez lui.
La voiture s'arrêta devant la porte, et le postillon descendit pour faire chabrol. Quand il eut fait, il demanda si on avait des commissions, et, comme il n'y en avait pas, il remonta sur son siège et, nous, étant grimpés derrière lui, il donna un coup de fouet tout doucement à ses bêtes, comme qui leur chasse les mouches, et ayant crié en même temps, hue! la voiture repartit.
C'était un bon diable que ce postillon appelé La Taupe, sans doute parce qu'il était noir comme cette bête, mais il ne passait pas une auberge d'Excideuil à Périgueux, allant ou revenant, sans s'y arrêter pour faire un chabrol. Ça c'était réglé; il mettait une pleine cuiller de soupe dans son assiette, histoire de la réchauffer un peu, et après, la remplissait aux trois quarts de vin. Puis quand il avait avalé ça, il se passait la main sur les babines, et en route. Comme il était tout à fait complaisant et qu'il faisait journellement des commissions gratis pour tout ce monde, jamais de la vie on ne lui aurait demandé un sou dans ces auberges.
Tout le long de la route il se trouvait des gens qui lui disaient: Tiens, La Taupe, rends-moi ce paquet chez monsieur un tel, ou: te voici cent sous, porte-moi un gigot, j'ai du monde demain. C'était lui qui allait chercher le tabac à l'entrepôt pour les débitants, et portait les paquets au collège. Et les lettres donc, il en ramassait tout le temps sans s'arrêter. Au débouché des chemins, on voyait des gens qui attendaient, venus des villages écartés, et aussi à la sortie des endroits: c'était des gens qui avaient des affaires pressées, ou qui se méfiaient des bureaux de poste des bourgs où on est curieux; principalement les filles qui ne voulaient pas qu'on sût qu'elles écrivaient à leurs galants.
Tout ça nous retardait un peu, mais enfin après bien des pauses, ayant passé les tanneries de l'Arsault, la voiture monta au petit pas jusque devant la prison. Une fois là, La Taupe fouailla ses chevaux pour faire son entrée en ville, contourna le Bassin, longea le Triangle et s'arrêta au milieu de la descente du foirail, devant le bureau des Messageries.
En descendant de voiture, je trouvai là, habillé en officier, le fils d'un minotier du côté de Saint-Astier, que je connaissais assez. Sur ce que je lui demandai, il me dit qu'il était officier de la garde mobile, et qu'il allait rejoindre son bataillon.
—Et vous, que faites-vous ici?
—Je viens faire partir notre aîné qui veut s'engager.
—C'est bien, ça, et dans quel régiment?
—Ma foi, je n'en sais rien. S'il y avait moyen, j'aimerais mieux qu'il fût avec ceux de chez nous.
—Faites-le engager dans notre bataillon, je l'emmènerai, il sera là en pays de connaissance. Voyez-vous, autrement, s'il s'engage dans un régiment, on l'enverra dans un dépôt et ce n'est pas ça qu'il veut, sans doute.
—Non pas, dit le drole.
—Mais, dis-je, est-ce qu'on peut s'engager dans la garde mobile?
—Je n'en sais rien, mais en ce temps on n'y regarde pas de si près: d'ailleurs, si vous voulez, nous allons aller à la mairie et nous verrons bien.
A la mairie, l'employé ne savait pas trop, mais il crut qu'il ne pouvait pas refuser un homme de bonne volonté, et, après avoir vu tous les papiers, il reçut l'engagement.
Quand ce fut fait, il nous fallut aller déjeuner, et il était temps, car c'était près de midi. Après déjeuner, M. Granger nous quitta en donnant rendez-vous à Hélie pour cinq heures. Lorsqu'il nous eut quittés, nous nous promenâmes tous les deux, le drole et moi, et je lui fis toutes mes recommandations, de nous faire savoir de ses nouvelles toutes les fois qu'il pourrait, et principalement après qu'il y aurait eu quelque affaire, afin de ne pas nous laisser dans l'inquiétude. Que si par malheur il était malade, ou blessé, de nous faire envoyer une dépêche à seule fin d'aller le soigner. Après ça, je lui achetai une ceinture de cuir, dans laquelle je mis de l'argent, et je le fis ceinturer avec, par-dessous sa chemise.
A quatre heures, nous étions devant les Messageries, où La Taupe attelait. Lorsque tout fut prêt, j'embrassai deux fois mon aîné, faisant un peu le crâne devant les gens, mais au fond ça me faisait quelque chose. Lui, il n'avait l'air de rien; mais moi, sachant combien il nous aimait, surtout sa mère, je me disais: ce drole a de la force et du caractère. Lorsque je fus là-haut, La Taupe prit ses guides, fit péter son fouet, cria hue! et les chevaux montèrent lourdement jusqu'au Triangle.
Lorsque je fus le soir à la maison, je trouvai tout le monde triste mais tranquille. Ma femme avait consolé les petits et Nancette, en leur faisant comprendre que leur frère était parti pour nous défendre. Tout le monde fut bien content de savoir qu'il était dans les mobiles; au moins là, dit la Nancette, il trouvera des pays des connaissances; il n'y en manque pas de chez nous: le petit Vergnou le fils de chez Magnac, Jean Coustillas et tant d'autres.
Le départ de notre aîné, comme bien on pense, ne fit que nous rendre encore plus ennuyés. A tous nos malheurs, s'ajoutaient les inquiétudes que nous avions pour cet enfant: aussi ce fut un triste hiver que celui-là pour nous. En voyant toute la campagne couverte de neige, nous nous disions: peut-être le pauvre drole couche-t-il dehors avec ce temps. Et quelquefois, la nuit, ma pauvre femme, songeant à ça, ne pouvait se tenir de soupirer. Je tâchais bien de la consoler et de lui faire entendre qu'il n'était pas dans un pays désert; qu'il y avait des maisons et des granges où on logeait les soldats. Mais c'est que ce n'était pas tout; il y avait tant de choses qui la tourmentaient pour son drole: les maladies, la picote, surtout, qui faisait beaucoup de morts, et les balles des Prussiens et les obus, qu'elle n'était jamais rassurée qu'à moitié et par raison. Ce qui lui faisait du bien, c'est quand il écrivait. Comme il n'était pas malade, montrait ne s'inquiéter de rien, et se trouvait content de faire son devoir, la pauvre mère prenait confiance avec lui, et serrait bien soigneusement ses lettres, pour les reprendre, lorsqu'il tardait à en venir une autre.
En ce temps-là, on aurait dit qu'elle n'avait que cet enfant: c'est qu'il était le seul en danger, et que toute son inquiétude et son affection de mère allaient vers lui: les autres à l'abri autour d'elle n'en avaient pas le même besoin. Tout ça revient à ce que j'ai déjà dit là-dessus. Son plus grand bonheur était de pouvoir lui faire passer quelque chose: ou une bonne paire de bas bien chauds qu'elle avait faite avec Nancette, l'une reprenant quand l'autre lâchait, ou un bon gilet de laine pour le garder du froid. S'il partait quelqu'un du bataillon, allant rejoindre après s'être guéri au pays, elle avait toujours quelque chose à lui envoyer, des affaires qu'elle avait faites, et aussi quelque louis d'or, et ça amortissait un peu sa peine.
Un jour, nous reçûmes une lettre pleine de fier espoir; c'était après la bataille de Coulmiers, où nos mobiles du Périgord firent si bravement leur devoir. Le drole nous racontait, non pas la bataille car un soldat n'en voit qu'un petit coin, mais comment ça s'était passé là où il était, à l'enlèvement du parc. Et il nous disait le bruit assourdissant du canon, le sifflement des balles, le fracas des obus, et cette brave jeunesse courant en avant, dans la fumée, laissant à chaque pas des camarades couchés à terre. Il nous donnait le nom de ceux de notre connaissance ou des environs, tombés, morts ou blessés. Que dirai-je! en apprenant cette victoire il nous vint un rayon d'espoir qui ne dura guère malheureusement.
Et puis vint le découragement qui rendait inutile le dévouement de quelques-uns. C'est alors que revinrent chez nous deux ou trois jeunes gens, soi-disant malades ou en congé, mais qui étaient tout bonnement des traînards, qui avaient perdu exprès leur corps et s'en étaient revenus au pays. Le sentiment de l'honneur et du devoir était tellement éteint chez eux, qu'ils n'avaient point de honte de leur conduite, et se montraient comme s'ils n'avaient eu rien à se reprocher. Et les autorités, molles et sans patriotisme, fermaient les yeux, au lieu de les signaler comme déserteurs.
C'est terrible à dire, mais moi je crois fermement que, si toutes les villes fortes s'étaient défendues comme Belfort, toutes les villes ouvertes comme Châteaudun; si tous les soldats avaient fait leur devoir comme l'ancienne armée, les marins, les mobiles de la Dordogne et quelques autres corps; si tous ceux qui tenaient un fusil avaient été enflammés par le patriotisme des volontaires de la République; si toutes les autorités, civiles et militaires, avaient été animées de cet esprit de résistance et d'indomptable énergie qui débordait dans celui qui n'est plus, la guerre se serait terminée autrement.
Mais tout se paie, et ce n'est pas sans en pâtir, que tout un pays se livre comme la France l'a fait en 1852; ce n'est pas sans en valoir moins, qu'un peuple s'abandonne et s'endort pendant dix-huit ans, oublieux de toutes les vertus civiques.
Je passe sur ces tristes choses, il me peine trop de penser à ce qui aurait pu être et à ce qui a été.
Quand tout fut fini, notre Hélie revint avec les autres, et je fus l'attendre à Périgueux. Le pauvre était maigre, noir, tout dépenaillé, mais point malade ni trop fatigué. D'un côté, toutes les misères de la guerre lui avaient fait du bien, car il était parti jeune drole et il revenait homme fait. On pense si je l'embrassai avec plaisir, et comme je fus content de le trouver en aussi bon point comme on peut l'être après une campagne comme celle-là. Une fois que je lui eus donné des nouvelles de la maison, de sa mère surtout, car il en revenait toujours à elle, il voulait partir de suite, sachant combien il tardait à la pauvre femme de le revoir. Mais auparavant, je le menai déjeuner avec trois ou quatre de ses camarades, et puis après nous partîmes pour le Frau.
Tout le long du chemin, les gens nous arrêtaient pour se faire raconter les choses par quelqu'un qui les avait vues; mais lui qui ne pensait qu'à sa mère, disait après les premières honnêtetés qu'il n'avait pas le temps, et nous passions. Pourtant il nous fallut bien nous arrêter quelques minutes au Cheval-Blanc en passant à Savignac, et à Coulaures chez Puyadou; ça n'aurait pas été fait honnêtement, de passer comme ça, sans parler aux amis, d'autant mieux que le matin, ils me l'avaient fort recommandé. Bien entendu, il fallut trinquer au Cheval-Blanc, et même chez Puyadou, car cette trulle de Jeantain s'y trouva, ce qui était comme un miracle, mais nous ne nous y amusâmes guère.
Nous marchions bon pas, et nous étions déjà au-dessus du bourg, à moitié chemin du Frau, quand voici venir à nous toute la famille. Hélie se mit à courir en les voyant, et alors sa mère s'arrêta toute saisie. Lui, l'ayant jointe, se jeta à son col et l'embrassait sans la lâcher, ayant la figure toute mouillée des larmes qui coulaient des yeux de la pauvre femme, qui ne pouvait se déprendre de son aîné, et qui ne savait que dire: mon drole! mon pauvre drole!
—Hé bien, dit mon oncle au bout d'un moment, et les autres?
Là-dessus sa mère le lâcha, et il embrassa son oncle, sa sœur, ses frères et Gustou, qui était pour nous comme un parent. Ayant vu tout son monde, il revint vers sa mère qui l'embrassa encore, et lui, la prenant après ça tout doucement, le bras sur les épaules, nous revînmes à la maison. Mais auparavant, les petits se disputèrent à qui porterait la musette de leur aîné, et sa gourde à mettre le vin, et il fallut les contenter chacun à leur tour.
Le soir il nous conta tout ce qu'il avait vu, les affaires où il s'était trouvé, toutes les misères qu'il avait fallu supporter, et enfin tout ce qui lui était arrivé. Comme bien on pense, tout le monde lui faisait des questions à n'en plus finir. Mais à neuf heures, sa mère se leva et dit:—Il faut le laisser aller au lit, il est fatigué! Viens, mon Hélie.
Le lendemain le drole se remit au moulin comme si de rien n'était, et depuis, jamais on ne l'entendit bavarder comme tant d'autres, de cette malheureuse guerre. Si quelquefois nous autres lui demandions quelque chose, il nous disait ce qui en était, mais tout juste; on voyait qu'il n'aimait pas à parler de ça. Pour ce qui est des étrangers, si quelqu'un lui faisait de ces questions, il répondait tout bonnement que les soldats ne voyaient pas grand'chose, et que lui ne savait rien qui valût la peine d'être conté.
Son retour fut bien à propos, car le pauvre Gustou commençait à se faire vieux. Il était de l'âge de mon oncle à ce qu'il disait; mais ce n'était pas tant ça qui le gênait, que des douleurs qui le travaillaient. Petit à petit, il lui fallut laisser son ouvrage, ayant peine à remuer un sac. Au mois de juillet, il ne marcha plus qu'avec un bâton et ne descendait au moulin que par la force de la coutume. Mais il ne pouvait rien faire, que de regarder si le blé passait bien, ou si la farine était bonne. Il se mettait des fois au grand soleil couché sur le ventre, ayant fiance que la forte chaleur lui ôterait les douleurs qu'il avait dans l'échine, les reins, les jambes, et pour mieux dire, un peu partout. Je n'ai pas besoin de vous dire que lorsqu'il vit qu'il ne pouvait plus guère aller, Gustou fit venir le sorcier de Prémilhac. Ah! il en fit des remèdes de toute façon: des herbes séchées, de l'eau de la Font-Troubade, des papiers où il y avait tracé des figures qu'on ne comprenait pas, des cailloux chauffés qu'il se posait dans les reins, mais rien de tout ça n'y fit. Il lui fallut se contenter de marcher tout bellement autour de la maison, dans le jardin, de descendre au moulin quand il faisait beau temps, et l'hiver de rester au coin du feu. De cette affaire, c'est lui qui gardait notre Bertry, le plus jeune, qui avait trois ans, et c'était risible de le voir le faire amuser: je crois qu'il s'amusait autant que le petit. Bien entendu, de médecin, il n'en avait pas voulu entendre parler, disant que, si le sorcier ne le guérissait pas, personne n'y pouvait rien. Moi, un jour j'en parlai à M. Farget, le médecin de Savignac, qui me dit qu'il pensait que ce fut des rhumatismes, et que si je voulais il viendrait le voir. Mais Gustou ne trouvait jamais le moment bon pour ça: des fois il disait qu'il était en train de faire un remède du sorcier; d'autres fois, il allait mieux, et pour faire plus court, toujours il trouvait quelque raison pour renvoyer plus loin la consulte. Il traînait comme ça depuis passé deux ans, lorsque le sorcier s'avisa d'un nouveau remède. Il vint, mandé par Gustou, un jour que nous avions cuit. Celui-ci prit sa couverture de laine et ils se fermèrent tous deux dans le fournial. Là, Gustou se déshabilla tout nu: le sorcier le plia bien serré dans la couverture avec des herbes, l'entortilla avec une petite corde et le coula tout doucement dans le four d'où on venait de tirer le pain. On pense bien qu'il n'était pas à son aise là-dedans, Gustou; il étouffait dans son empaquetage, et au commencement, il avait peine à prendre la respiration; aussi le sorcier le tirait un peu et lui amenait la tête à la bouche du four, pour lui faire prendre un peu d'air, et le renfonçait après. Quand Gustou se fut un peu fait à cette chaleur, l'autre le laissa allongé dans le four sans plus le tirer, et mon Gustou cuisait tout doucement dans la couverture en geignant comme bien on pense. Au bout d'une demi-heure ou guère moins, quand le sorcier vit que Gustou tirait la langue et n'en pouvait plus, il le sortit du four et le posa sur la maie, puis il appela mon oncle qui, pas plus que nous autres, ne s'était donné garde de tout ça. En entrant dans le fournial, où ça sentait le crâmé, mon oncle dit au sorcier:—Qu'est-ce que vous avez fait-là? Mais avisant Gustou entortillé comme un javelou sur la maie, il se pensa l'affaire et commença à se fâcher après le sorcier. Mais Gustou se sortit un peu la tête de sa couverture, dit qu'il allait mieux et demanda qu'on le portât dans son lit. Comme je montais du moulin dans ce moment, nous le mîmes sur un bayard avec une couette, et nous le portâmes dans sa chambre. Il resta bien trois ou quatre jours avec une fièvre de cheval, plein de bouffioles, comme un chapon rôti, et ne pouvant se rassasier de boire de la tisane faite avec une herbe portée par le sorcier. Au bout de ces quatre jours, toute sa peau s'en alla comme celle d'un serpent et il resta tout rouge comme une écrevisse. Puis il nous dit qu'il était guéri et parla de se lever, ce qu'il fit de fait le lendemain, marchant sans son bâton, et depuis ses douleurs ne revinrent pas.
Cette guérison fit parler beaucoup du sorcier de Prémilhac qui était déjà bien renommé; mais comme il était très vieux, il ne jouit pas longtemps de ce regain de réputation, car il mourut à la Noël d'après.
Encore aujourd'hui, quant on voit dans le pays quelque pauvre vieux plein de douleurs, on parle du défunt sorcier, comme de quelqu'un qui l'aurait guéri.
Peu après ce rissolage de Gustou dans le four, rentrant un jour du marché d'Excideuil, je trouvai les droles qui étaient revenus d'en classe, disant que le régent les avait renvoyés. Pourquoi, ils n'en savaient rien et n'avaient rien fait pour ça. Moi, je me pensai qu'il y avait quelque canaillerie de M. Lacaud là-dessous, et je me demandais quelle mauvaise raison on avait pu donner, pour renvoyer des enfants qui étaient tranquilles.
Il faut dire que depuis le récent chambardement du 24 mai, M. Malaroche avait été changé. Son remplaçant était une espèce de pauvre innocent, qui fréquentait beaucoup le curé et l'église, et toute sa famille aussi. Sa femme et ses quatre filles étaient enrôlées dans une confrérie des Enfants de Marie et portaient, pendue à un grand cordon bleu, une médaille large comme une pièce de cent sous. Jamais on ne les voyait sans cette décoration; dedans, dehors, en classe, à la cuisine, à table, ou à se promener, toujours elles avaient leur médaille; Roumy disait qu'elles couchaient avec. C'était elles qui avaient soin de l'église, mettaient des fleurs dans les vases, en faisaient en papier, tenaient le linge propre, et faisaient tomber la poussière de partout. La dame était une grosse boulotte de quarante-sept ans, qui, avec sa médaille, faisait la plus risible enfant de Marie qu'on pût s'imaginer: et n'oublions pas, qu'avec ces petits airs de jeunesse qu'elle se donnait, elle portait les culottes à la maison.
Il était tout clair qu'un régent comme ça était prêt à faire la volonté de M. le Maire et de M. le Curé; mais encore il fallait un prétexte, pour renvoyer mes droles, et je me promis bien de tirer ça au clair. Le soir je voulais descendre au bourg pour parler à ce régent, mais mon oncle me dit:
—Tu ne le verras pas, il sera au prêche de la mission.
Car nous avions une mission; oui, on avait envoyé deux moines, pour ramener les gens de la paroisse dans le bon chemin. Ces moines étaient deux gaillards bien découplés, chacun dans leur genre. Celui qu'on appelait le père Fulgence, était un homme de belle taille, bien fait, la figure bien en couleur, avec une belle barbe blonde. Les gens au courant des affaires des sacristies, disaient qu'il était noble, et vrai ou non, ça préparait bien les bonnes âmes disposées à se laisser tomber.
C'était lui qui était chargé de catéchiser les gens comme il faut, et comme il avait la langue bien pendue, les paroles emmiellées, les manières douces, il réussissait beaucoup dans ce monde-là: on racontait aussi, que ses pieds nus bien blancs attendrissaient aux larmes les dames qui l'écoutaient.
Le père Barnabé, lui, était un gros moine trapu et pansu, noir comme une mûre, avec une barbe frisée qui lui montait jusqu'aux yeux. C'était lui qui prêchait pour les paysans, avec une grosse voix brâmante qu'on entendait de chez Maréchou, et de temps en temps il faisait un prêche, rien que pour les hommes, et ceux qui y avaient été racontaient qu'il en disait de bonnes.
Depuis que les Cordeliers d'Excideuil avaient été renvoyés chez eux à la Révolution, on n'avait pas vu de ces gens dans le pays, de manière que la curiosité était grande dans les premiers jours, et que l'église était bondée tous les soirs. Mais, si ça changeait un peu des curés qu'on avait d'habitude, au bout du compte c'était toujours la même antienne: il n'y avait que la robe de changée et la barbe en plus, alors les gens se ralentirent. Mais ça ne faisait pas l'affaire de ces moines; aussi le père Barnabé se mit à courir les villages pour racoler les gens. Il entrait dans les maisons comme un effronté, appelant les gens par leur nom ou leur surnom, que lui disait le fils de Jeandillou le sacristain, qui lui faisait voir le chemin, et les entreprenait sur la religion. Comme il parlait fort et avait du toupet, les gens lui promettaient d'aller à l'église, n'osant pas lui refuser, car il se serait fâché. Jusque dans les terres, il allait attraper ceux qui travaillaient, et leur faisait promettre de venir à ses prêchements.
Il paraît qu'on ne s'ennuyait pas trop à l'entendre prêcher, surtout aux hommes, car il avait toujours des histoires risibles à raconter, et, quand au fond de l'église quelques badauds en riaient, il leur envoyait des brocards qui faisaient rire les autres d'autant plus.
Bien entendu, ces deux moines parlaient de sauver la France, et ils disaient que nos malheurs, en 1870, étaient l'effet de notre peu de religion. Ils n'expliquaient pas pourquoi les Prussiens, qui, au bout du compte, n'étaient que des hérétiques, avaient été favorisés de Dieu: mais s'il leur avait fallu expliquer tout ce qu'ils disaient, ça aurait été long.
Ils donnaient à foison des petits papiers, où il y avait des prières qui vous tiraient un défunt du purgatoire, coup sec, et des images avec des cœurs saignants, et aussi des médailles.
Et justement c'est leurs médailles qui furent cause qu'on renvoya mes droles de la classe. Ils étaient allés un jour à la maison d'école, et avaient interrogé quelques enfants sur le catéchisme; ils avaient fait chanter des cantiques, et finalement avaient distribué des médailles. Lorsque le gros moine brun passa devant mon François, qui avait ses treize ans, le drole, qui ne te voulait pas de médaille de cet individu, lui dit:
—Merci, monsieur le curé, je n'en ai pas besoin.
L'autre, qui ne se doutait de rien, lui répondit:
—Gardez-la tout de même, mon petit ami; si vous en avez une, déjà, vous donnerez celle-ci à quelqu'un des vôtres.
Le drole ne répliqua pas et posa la médaille sur la table.
Quand les moines furent dehors, le régent leur expliqua que l'enfant qui avait refusé la médaille appartenait à une famille impie; et eux lui dirent alors de la reprendre, pour qu'elle ne fût pas profanée.
Comme il resta assez longtemps à faire le cagnard avec ces moines, tandis qu'il n'y était pas les enfants s'amusaient, et celui qui était à côté de François poussait la médaille vers lui, disant:
—Prends-la!
Et lui la renvoyait de même, disant:
—Je n'en ai que faire!
Tant ils la poussèrent, qu'à la fin elle alla tomber dans l'écritoire encastrée au ras de la table.
Quand le régent rentra, il vint pour chercher la médaille; le drole lui dit qu'elle était tombée dans l'encre.
Alors il leva les bras au plafond en disant:
—Malheureux, qu'avez-vous fait! C'est une abominable profanation!
Et il emporta l'écritoire et versa l'encre doucement, prit la médaille avec un bout de papier, et la porta à sa femme pour la laver.
En un rien de temps, la maison fut tout en l'air, et la mère et les quatre filles, ces cinq Enfants de Marie, avec leurs grandes médailles, vinrent à la porte de la classe, pour voir le malheureux qui avait commis ce crime.
Puis le régent alla chez le curé, chez le maire; on lui fit faire un rapport là-dessus, et il y ajouta que l'impiété de mes enfants était d'un mauvais exemple, etc., etc.; bref, il fut autorisé à les renvoyer.
Quand je fus le trouver pour savoir le motif de ce renvoi, il fit le cafard, me raconta les choses tout du long, avec des exclamations dévotes, et fit d'un enfantillage une grosse malice pleine de mépris pour la sainte religion.
—Et les deux autres qui n'ont pas jeté la médaille dans l'encre, lui dis-je, pourquoi les avez-vous renvoyés?
—Ils l'ont méprisée en la laissant sur la table, me répondit-il.
Et il continua, enfilant un tas de raisonnements de cagot, sur le mauvais exemple, sur les brebis galeuses qui gâtaient tout le troupeau, sur la nécessité de séparer le bon grain de l'ivraie, est-ce que je sais tant.
J'écoutai cet imbécile un moment, le regardant en face, sans pouvoir jamais rencontrer ses yeux fixés sur mes boutons de gilet; enfin, impatienté, je lui tournai le dos en lui disant:
—Vous êtes un rude coyon!
Le jeudi d'après j'allai à Excideuil, trouver M. Masfrangeas, qui me fit une lettre pour le préfet, et, quoique ce préfet fût un grand ami des curés, il vit que notre régent était un pauvre sot; aussi, huit jours après, mes enfants étaient rentrés en classe.
Ces moines ou du moins l'un d'eux furent encore la cause d'une autre affaire, qui fut le changement du curé Crubillou. D'après ce que j'en ai dit, on doit bien penser qu'il n'était guère aimé chez nous. Et ça n'était pas seulement les paysans, la jeunesse qui ne l'aimaient pas, c'était tout le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres: il avait trouvé moyen de se faire mal vouloir de tout le monde, à l'exception de M. Lacaud et d'une vieille demoiselle dont il pensait hériter. Les nobles avaient bien parlé de lui à l'évêché, à ce qu'il paraît, et avaient remontré qu'au lieu de ramener les gens à l'église, il les en chassait plutôt, tant il était dur et méchant, ce qui faisait du tort à la religion. Ces messieurs-là, c'était des gens bien dévots, bien amis des curés, bien zélés pour la religion, mais au bout du compte, ça n'était que des civils, et on sait qu'un curé vaut dix civils, même nobles, pour tous ces messieurs prêtres. Et puis les gros bonnets sont là, comme ailleurs, ils n'aiment pas qu'on se mêle de leurs affaires, ni qu'on leur fasse voir comment ils doivent agir. Ce fut ça, ou autre chose, mais toujours est-il que Crubillou resta malgré tout.
Mais, par exemple, quand le père Barnabé s'en mêla, ça ne fit pas un pli.
Ce gros moine aimait à se bien nourrir, à bien boire, à bien manger; il lui fallait la quantité et la qualité. Il disait qu'il mangeait assez de carottes, au couvent, pour accepter tout ce qu'on lui donnait en voyage, même des truffes. Il était surtout difficile pour l'eau-de-vie; la nouvelle, sentant l'alambic, ne lui allait pas; aussi, les curés des paroisses où il allait, connaissant son goût, avaient soin d'en avoir de bonne, à seule fin de se tenir bien avec lui, car avec ses manières communes, il était assez influent. C'était bien une dépense, car une bouteille ne lui faisait que deux jours, et encore; mais pour le contenter, les curés ne regardaient pas trop à ça. Et puis, il y avait des paroissiens généreux qui, ayant de fine eau-de-vie, faisaient, à cette occasion, cadeau de quelques bouteilles à leur curé.
Mais non pas chez nous, par exemple; M. Lacaud aurait pu le faire, mais il était trop avare pour ça. Le premier soir que les deux missionnaires soupèrent chez le curé, le père Barnabé fit la grimace en tâtant de la bouteille qu'on servit avec le café.
—Elle n'est pas fameuse, cette eau-de-vie là, mon cher curé! Vous n'en auriez pas d'autre, par hasard?
Le curé, qui avait acheté tout ce qu'il y avait de meilleur marché, répondit que non, et alors le père Barnabé demanda s'il n'y avait pas moyen de s'en procurer de meilleure par là, à quoi le curé répondit sèchement, qu'il avait pris de la première qualité du pays.
Cette eau-de-vie fit qu'ils ne furent pas bien ensemble. Joint à ça que le curé rapiait tant qu'il pouvait sur la nourriture, de manière que le Père ne se gênait pas pour dire que le curé était un cuistre, et celui-ci ripostait que le moine était un ivrogne. Comme ces affaires-là se savent toujours, ces dires n'étaient pas faits pour mettre la paix entre eux; aussi se quittèrent-ils brouillés, d'une brouille de prêtres, ce qui est la plus méchante espèce de brouille, à ce qu'on dit.
Lorsqu'un mois après la mission, le curé fut envoyé dans une toute petite commune de la Double, il y en eut qui dirent que c'était le père Barnabé qui le faisait partir, et leurs raisons avaient du poids assez. Mais que ce fût lui ou non, toujours est-il que ce pauvre Crubillou s'en alla dans une paroisse bien petite et bien pauvre, ce qui lui était dur, car avec la domination, il aimait aussi l'argent.
Un curé ordinaire venant après lui aurait passé pour un ange, mais celui qui le remplaçait était bien le meilleur qu'il fût possible de voir. C'était un homme d'âge, bon et charitable à donner ses chemises, qui prenait les gens par la douceur toujours, ne faisait pas de politique, ne se mêlait point des affaires de la commune, ni de celles des particuliers, et ne disait point d'injures à ceux qui ne fréquentaient pas l'église, comme font la plupart de ses confrères. Aussi, fut-il aimé tout de suite chez nous de tout le monde, sans exception, et les cadeaux lui arrivaient de tous les côtés; mais ils ne faisaient que passer à la cure, car pour lui il n'avait pas besoin de tant d'affaires, et ce qu'on lui portait, il le donnait aux malheureux.
Ce brave homme de curé, je l'aimais tout plein. Quand je le connus bien, je lui dis un jour:—Monsieur le Curé, quand vous aurez quelque part, par là, des pauvres gens qui auront besoin de quelque quarte de blé, vous n'aurez qu'à me faire signe.
—Merci, merci bien, qu'il lit en me donnant une bonne poignée de main.
Et depuis, des fois il me disait:—Chez Chose, n'ont pas de pain; l'homme est au lit depuis quinze jours...
—Ce soir, ils auront de la farine pour pétrir, monsieur le Curé, vous pouvez en être sûr.
Et il me remerciait avec un bon sourire, le digne homme, tout heureux de faire du bien.
Moi, que voulez-vous que je vous dise, j'aime tous les braves gens, qu'ils soient enfants d'Abraham, de Mahomet, papistes, ou bien tout de ceux de la Vache à Colas.
XI
A mesure qu'on prend de l'âge, on change de soucis. Ceux du père ne sont plus ceux du jeune homme; c'est à ses enfants qu'ils se rapportent. Aussi, je me demandais ce qu'allait faire Bernard, car il finissait cette année-là d'étudier à Excideuil. Mais lui, ne fut pas bien embarrassé, car en revenant il se mit à travailler au moulin et dans les terres, comme son aîné. Nous fûmes un peu étonnés de ça; mais il nous dit que ce qu'il en faisait c'était pour avoir l'habitude du travail et le connaître, mais que d'ailleurs il voulait faire autre chose à l'occasion. En effet, quelque temps après, il alla trouver M. Vigier qui l'employa pour des arpentages, pour lever des plans, planter des bornes et faire des partages. Petit à petit il se fit connaître dans cette partie-là, sans nous quitter.
Les autres droles étaient encore jeunes, puisque celui qui venait après Bernard n'avait que treize ans, et il n'y avait, pas encore lieu d'avoir des soucis pour eux. Mais la Nancette avait ses vingt ans, et ce n'est pas pour dire, mais c'était la plus fière drole du pays; belle femme et jolie, comme était sa mère à son âge, et comme elle bonne et sage. Quelquefois en la regardant je me disais qu'il faudrait bientôt penser à la marier; mais nous ne lui connaissions aucune idée pour personne, ni encore aucun garçon ne lui avait parlé, ni n'était venu chez nous, et comme on dit, pour se marier il faut être deux.
Nous étions pour lors en 1873, et c'est cette année-là, qu'on planta la statue de Daumesnil, à Périgueux.
Le jour fixé, c'était le 28 septembre, et nous fûmes tous trois, mon oncle, mon aîné et moi, pour voir ça. Quoique je ne sois pas curieux des fêtes et que je haïsse les foules, j'étais content de voir faire cet honneur à un vaillant soldat patriote, comme il nous en aurait fallu à Metz et ailleurs en 1870. Ça faisait du bien de penser au défenseur de Vincennes, depuis le temps que nous étions poignés par la trahison de l'autre.
Ce fut un des premiers jours du réveil du pays. Il semblait que le brave à la jambe de bois, du haut de son piédestal, soufflât sur sa ville natale de mâles pensées, et criât à ses citoyens: Debout! et haut les cœurs!
Je ne dirai pas la fête, ni qui fit des discours, ni ce qu'on dit, ni ceux qui étaient sur l'estrade; je n'y fis guère attention, et puis j'étais un peu loin. Mais de ce rassemblement d'hommes venus de toutes les parties du Périgord, paysans, ouvriers, artisans, messieurs, qui, sans se connaître, fraternisaient ensemble, se dégageait la pensée d'une France républicaine qui nous consolait et nous faisait espérer des jours meilleurs.
Quand nous revînmes chez nous, ceux des nôtres qui n'avaient pu venir à Périgueux, nous demandaient: Qu'avez-vous vu? qu'a-t-on dit? que s'est-il passé? Et il fallait tout leur raconter, et l'espoir que nous avions rapporté, nous le leur faisions passer dans le cœur.
Les choses se suivent et ne se ressemblent pas. Quelque temps après, un jour du mois d'octobre, une huitaine après les vendanges, j'étais sous l'auvent pour regarder si Hélie, que nous attendions pour déjeuner, revenait du bourg où il avait été porter de la farine à des pratiques, quand tout d'un coup, dans le chemin qui passe contre chez nous, je vis le fils Lacaud avec sa chienne, son fusil sur l'épaule, qui avait l'air de s'en aller chasser du côté de Puygolfier. En passant, ce jeune homme, qui était de cinq ou six ans plus vieux que mon aîné, leva sa casquette et me salua. Tiens, que je me dis, ce garçon est mieux appris que son père; mais quoique ça ne fut pas difficile, il faut dire que je fus surpris tout de même, étant comme nous étions avec les siens. Depuis, je le vis passer par là assez souvent, soit en allant, soit en revenant, et toujours il me disait bonjour et aussi à ceux de chez nous. Moi, ça me semblait bien un peu extraordinaire, et un jour je dis à ma femme:
—Pourquoi diable, ce garçon vient-il toujours chasser du côté de Puygolfier, plutôt que du côté de chez lui?
Le lendemain du jour où je disais ça, comme j'étais sur la porte du moulin, je le vis venir vers moi, et quand il fut là, après avoir levé son chapeau, il me demanda la permission de traverser le moulin pour aller de l'autre côté de la rivière. Bien entendu, je lui dis que oui, et alors il me remercia comme si je venais de le tirer de l'eau. Dans ce temps-là, la demoiselle de Puygolfier était malade, et elle nous avait fait dire voir si Nancette pouvait y aller lui tenir un peu compagnie, tandis que la grande Mïette allait par les terres. La petite y montait donc les matins, et s'en revenait le soir avant la nuit, bien contente de faire ce plaisir à la demoiselle. Quelques jours après que le jeune Lacaud avait traversé le moulin, la Nancette nous dit qu'elle l'avait rencontré qui lui avait tiré son chapeau en la croisant: Ah ça, me dis-je, c'est-il à cause d'elle qu'il nous fait tant d'honnêtetés? Mais je n'en parlai à personne. Depuis, la drole se trouva un matin sur le chemin avec lui, allant tous deux du côté de Puygolfier et il lui demanda des nouvelles de la demoiselle, lui parla de choses et d'autres, honnêtement, en lui donnant à connaître qu'il se trouvait bien content de faire un bout de chemin avec elle.
Lorsque Nancette nous raconta ça le soir, mon oncle fit:
—Ah ça! que nous veulent encore ces Bernou?
Hélie, lui, tapa sur la table et dit qu'il allait descendre au bourg signifier à ce garçon de ne plus adresser la parole à sa sœur.
Entendant tout ça, elle cependant nous regardait avec ses yeux clairs et étonnés un brin, de manière que je vis bien qu'elle n'y était pour rien.
Alors, je dis à Hélie:
—Tu me feras le plaisir de rester tranquille; s'il y a quelque chose à dire, c'est moi qui le dirai.
Mais depuis cette rencontre, Nancette n'alla plus à Puygolfier ni n'en revint seule: un de ses frères, le François, l'accompagnait. De temps en temps, ils rencontraient bien le jeune homme, mais lui se contentait de tirer son chapeau et passait sans rien dire.
A quelque temps de là, étant à Excideuil, je le trouvai sur la place contre la halle. Il avait l'air de m'attendre, car aussitôt qu'il me vit, il vint vers moi. Après le bonjour, il ajouta qu'il avait quelque chose à me dire, et que si je voulais, nous irions sur la promenade, où nous ne serions pas dérangés.
Nous y fûmes sans parler, et, arrivés là, quoiqu'il n'y eût personne, et que les cordiers qui y travaillent par côté d'habitude, n'y fussent pas, nous allâmes jusqu'au fond, d'où l'on domine les prés du château qui vont jusqu'à la Loue. Une fois là, le jeune Lacaud me dit:
—Ecoutez, voici un an que j'aime votre fille; je ne lui ai parlé qu'une fois sur le chemin de Puygolfier, mais rien qu'en la voyant aussi jolie que sage, avec son air de bonté et de raison, j'ai compris que je n'aimerais jamais qu'elle, et je vous la demande en mariage.
Quoique sachant ce que je savais, je fus bien étonné de la demande, mais je n'en fis rien paraître, et je répondis tranquillement à ce garçon, que ma fille n'était pas riche assez pour lui: mais là, il me coupa la parole pour dire:
—Ça, ce n'est rien.
—Mais ça n'est pas tout, lui dis-je: avez-vous parlé de ceci à votre père?
—Non, j'ai voulu savoir auparavant ce que vous me diriez.
—Eh bien, si vous en aviez parlé à votre père, vous lui auriez peut-être fait avoir une attaque. Dans tous les cas, il vous aurait dit qu'une fille de chez les Nogaret n'était pas faite pour son fils, et il vous aurait dit encore qu'entre les deux familles il y avait des choses qui ne se pardonnent pas. Vous savez, bien sûr, en gros, que nous ne sommes pas amis, mais peut-être vous ne savez pas tout. Il faut donc que je vous dise que dans le temps, mon oncle Sicaire et votre tante Aglaé s'aimaient, comme vous me dites que vous aimez ma fille. Votre arrière-grand-père, qui était un ancien faure de village, était un grand ami du mien, et il trouvait qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de les marier. Mais lorsqu'il parla de ça à son fils, votre grand-père, qui lors était maître de forges au Sablou, celui-ci se mit en colère, et dit que sa fille n'était pas faite pour être meunière. Puis, à quelque temps de là, il la maria à un vieux noble ruiné de toutes les manières.
Mais s'il n'y avait que ça, ce ne serait rien. Il faut que vous sachiez encore que votre père nous en a toujours voulu depuis; qu'il a cherché tous les moyens de nous nuire, de nous ruiner, de nous faire des avanies. C'est lui qui, il y a quelques mois, avait porté cet imbécile de régent à renvoyer mes droles d'en classe; c'est lui qui dans le temps poussa Pasquetou, de Cronarzen, à nous faire un procès qui nous aurait grandement gênés à cette époque, si nous l'avions perdu; c'est lui qui a dénoncé mon oncle en 1851, et qui est cause qu'on l'a mené à Périgueux entre deux gendarmes, les mains attachées avec une chaîne, comme un Delcouderc. Et ça n'est pas sa faute s'il n'est pas allé mourir là-bas à Cayenne, comme tant d'autres: vous comprenez que c'est des choses qu'on ne peut oublier.
—Je ne savais pas tout ça, qu'il me répondit, et je comprends que vous me répondiez comme vous le faites. Mais dites-moi, est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux éteindre ces haines de famille en pardonnant le passé? Autant mon père vous a voulu de mal, autant moi je vous voudrais du bien: laissez-moi essayer près de mon père, et, de votre côté, ne m'ôtez pas tout espoir.
—Ecoutez, lui répondis-je, vous me faites l'effet d'un brave garçon, et il m'en coûte de vous le dire, mais ces haines dont nous parlons ne peuvent s'éteindre qu'avec ceux qui les gardent envieillies au dedans d'eux, depuis trente et quarante ans. Il ne vous faut plus penser à ça: ni du côté de votre père, ni du nôtre, vous n'auriez jamais de consentement. Si votre idée n'est pas un caprice,—là, il secoua la tête,—vous en serez peut-être malheureux pendant quelque temps; mais qu'y faire? d'autres l'ont été qui ne l'avaient pas mérité plus que vous; ainsi, il faut vous faire une raison. Allons, adieu, et si j'ai un conseil à vous donner, ne parlez pas de ça à votre père; ce serait inutile d'abord, et ensuite ça pourrait vous mettre mal avec lui.
Le soir, je contai tout à mon oncle et à ma femme, et je leur dis que ce jeune homme avait l'air d'être un peu tête légère, mais pas méchant.
—Il est bâtard, alors, dit mon oncle, ça n'est pas un Lacaud.
Mais ma femme répondit qu'il tenait de sa mère, qui était une bonne femme.
—C'est vrai, répartit mon oncle, aussi a-t-elle été malheureuse avec cet homme-là, tant qu'elle a vécu.
Et nous fûmes quelque temps sans entendre parler du fils Lacaud.
Environ un mois après cette affaire, étant au moulin à picher une meule, j'entendis la voix d'Hélie qui s'exclamait dehors, et une autre voix qui lui répondait tranquillement. C'était un de nos voisins de bien, qui venait faire moudre un sac de blé. Je fus tout étonné en le voyant, car c'était un jeune homme qui demeurait à Paris, où il était avocat, et je ne comprenais pas comment il se trouvait là en gros souliers, venant faire moudre. Moi, je ne le connaissais guère, car, durant ses études, il n'était jamais au pays qu'aux vacances, et je ne l'avais vu que trois ou quatre fois, dont l'année dernière, il y avait un an, à l'enterrement de son père. Mais Hélie le connaissait bien, car ils étaient aux mobiles dans la même compagnie, et, ainsi qu'il est de coutume entre soldats, ils se tutoyaient. Il connut bien que nous étions surpris de le voir là, au moulin, et comme Hélie lui demandait si son domestique était malade, il répondit que non, mais que, demeurant dans son bien maintenant, et n'ayant pour l'heure rien à faire, il était venu faire moudre, son domestique étant occupé ailleurs.
Nous n'en demandâmes pas plus long, bien entendu, et après avoir déchargé le sac et mis la jument à l'écurie, Hélie le convia de faire collation, ce qu'il voulut bien.
Quand nous fûmes là-haut, ma femme mit une touaille sur le bout de la table, tandis que Nancette allait quérir un fromage et des noix. Tout en cassant la croûte, il nous demanda des renseignements sur des ouvrages de terre, et comment il fallait faire telle ou telle chose, et le prix des ouvriers, et d'autres choses comme ça. Je lui dis tout ce qu'il me demanda sans le questionner; mais comme Hélie était assez libre avec lui, eux ayant vu bien des misères ensemble, joint à ça que la jeunesse est curieuse, il lui demanda:
—Alors, tu fais valoir ton bien?
—Oui, dit l'autre, me voici redevenu paysan comme mon père et mon grand-père.
Là-dessus, nous choquâmes les verres, et ensuite, au moulin.
Quand ce fut fini de moudre, et la farine sur sa jument, Fournier monta à la cuisine, donner le bonsoir à ma femme et à ma fille, et puis s'en fut chez lui.
Le soir à souper, nous causions de lui, et chacun dit son mot, cherchant à deviner le pourquoi de son retour au pays.
—Ma foi, dit Gustou, il n'a pas besoin de vendre ses paroles, son père lui a laissé assez d'écus pour vivre sans rien faire.
Peut-être un mois, six semaines après, voici revenir notre homme, encore avec un sac en travers sur sa jument.
—Alors ce n'était pas pour rire, dit Hélie, te voilà tout à fait campagnard?
—Tout ce qu'il y a de plus campagnard.
Tandis que nous faisions moudre, il se mit à pleuvoir assez dru, et comme c'était aux environs de midi, j'engageai Fournier à dîner, vu qu'il ne pouvait s'en aller avec ce mauvais temps.
—Mais, dit-il, si vous m'engagez toutes les fois que je viendrai faire moudre, vous ne gagnerez pas gros sur moi.
—Ha! fit Hélie, n'aie de crainte: tu sais que les meuniers savent tricher sur la mouture.
Et nous nous mîmes à rire en montant à la maison.
On sait comment font nos femmes dans ces occasions où elles sont surprises. Vite la petite s'en fut dans le jardin ramasser de la vignette et des fines herbes pour faire une omelette; ma femme descendit une toupine et mit deux quartiers de dinde dans la poêle et, avec la soupe, voilà pour dîner.
En mangeant de bon goût, nous causions, et Fournier nous racontait des choses qu'il avait vues à Paris et telle chose et telle autre, quelle grande ville c'était, les grands monuments et les beaux bâtiments qu'il y avait, et combien la vie y était agréable pour les riches.
—Et avec tout ça, dit Hélie, tu n'as pas voulu y rester.
—Mais moi, je ne suis pas riche pour rester à Paris sans rien faire; ensuite de ça, je me suis dégoûté de l'état d'avocat, et c'est pourquoi je suis revenu planter mes choux.
—C'est pourtant un état qui mène loin que celui d'avocat, dis-je alors: il n'y a guère que des avocats dans ceux qui gouvernent; celui qui est fort, bien ferré, qui a la langue bien pendue, est presque sûr d'arriver.
Il secoua la tête et dit:
—C'est vrai, vous avez raison, et c'est une des choses qui étonnent le plus, quand on y pense bien, que de voir des gens qui sont habitués par état à parler indifféremment pour la vérité ou l'erreur, à plaider tour à tour le faux et le vrai, être crus sur parole par la masse du peuple, et choisis pour gouverner, de préférence à ceux dont les actes parlent, eux dont le jugement est faussé par ces nécessités du métier. Sans doute, c'est un avantage que de faire partie d'une corporation qui a combattu et ruiné tous les privilèges, en conservant soigneusement les siens; mais ce n'est pas tout, voyez-vous, il faut avoir exercé une profession pour en bien connaître les ennuis; et puis, vous savez, il y a des choses qui vont à d'aucuns et ne conviennent pas à d'autres: ainsi, moi, je n'aurais jamais su plaider une cause injuste, ni bien défendre un coupable.
Fournier continua un moment sur ce sujet, et de temps en temps, lorsque ses paroles annonçaient l'honnêteté de ses sentiments, je voyais ma femme et ma fille lever lentement les yeux sur lui; et on connaissait que ça les intéressait.
Pendant que nous dînions, la pluie avait cessé, et nous descendîmes pour charger la farine de notre voisin sur sa jument. Tandis que nous étions à l'écurie, il s'en va voir notre furet qui était dans une caisse, et lors nous dit: puisque vous avez un furet, il vous faut venir prendre des lapins chez nous, j'ai cinq ou six clapiers où ils ne manquent pas; les métayers se plaignent qu'ils mangent tout.
—Nous pourrions bien y aller quelque jour, que je lui dis.
—Venez dimanche matin?
—Hé bien, tout de même, s'il n'y a rien de nouveau, nous viendrons dimanche.
Et en effet, nous y fûmes Hélie et moi, et après que nous eûmes tué une douzaine de lapins il fallut déjeuner.
Fournier demeurait dans une jolie maison que son père avait fait bâtir sur un coteau où il y avait encore cinq ou six vieux fayards ou hêtres, qui avaient donné à l'endroit le nom de La Fayardie. L'ancienne maison, qui était plus bas, à deux portées de fusil, servait pour des métayers. Sa servante était une vieille qui n'était pas bien fine cuisinière, mais avec ça nous nous en tirâmes bien, ayant grand faim tous.
De cette affaire-là, nous voici en connaissance, et nous nous voyions assez souvent. Je le trouvais des fois à Excideuil; d'autres fois il venait chez nous, chercher le furet pour faire tuer des lapins à des amis, ou pour pêcher, car il s'était fait apprendre par Hélie à tirer l'épervier, ou pour chose ou autre. Toujours quand il venait, il montait à la maison donner le bonjour à nos femmes, de manière que je vins à penser que peut-être il venait un peu pour Nancette.
Quelque temps après, je vis bien que je ne m'étais pas trompé, car il venait plus souvent à la maison, et il y restait plus longtemps à causer avec la petite. Où j'en fus sûr tout à fait, ce fut à Excideuil, où je le trouvai un jeudi:—Allons prendre le café qu'il me dit.
Nous nous étions assis dans un coin, où il n'y avait personne; c'était dans le moment que les gens étaient au foirail ou au minage, et, quand la fille eut servi le café, Fournier me dit rondement son affaire: Voilà; il aimait Nancette et il me la demandait en mariage.
Moi, je voyais à ça pas mal d'affaires. Il y a un proverbe patois de chez nous qui veut dire: Mariage, troc, trompe qui peut; mais ça n'est pas mon genre, et je lui dis tout du commencement que ma drole n'était pas un parti pour lui; que notre bien valait dans les vingt-cinq ou vingt-huit mille francs; que pour conserver la maison, nous donnerions le quart à l'aîné, et que par ainsi il reviendrait aux autres dans les trois mille francs au plus. Après ça, je lui dis qu'il était jeune encore, et qu'il pouvait se repentir du parti qu'il avait pris de quitter son état, et le reprendre, et qu'alors ma fille, qui serait pour sûr une bonne ménagère, était trop simplement élevée pour être sa femme à la ville, et qu'il pourrait regretter de l'avoir prise.
Mais il me répondit très bien, que s'il était quasiment pauvre à Paris, il était riche assez au pays, et que cela étant, il ne regardait point à la fortune; que de reprendre son état d'avocat, il était sûr et certain qu'il l'avait pour toujours délaissé, la vie de propriétaire allant mieux à ses goûts et à son caractère; que quant à se marier avec une demoiselle qui aurait trente ou quarante mille francs, il ne le ferait jamais, attendu que les filles de cette fortune sont élevées de telle façon, qu'elles ne veulent habiter qu'à la ville et qu'elles ont des goûts de luxe qui leur font dépenser bien au delà des revenus de leur dot, sans parler d'autres raisons; que Nancette d'ailleurs savait tout ce qu'il est utile qu'une femme sache, et qu'elle avait avec ça de la raison, du bon sens, et était loin d'être sotte; que lui, au surplus, la trouvait très bien comme cela, et se chargeait d'en faire une femme pas ordinaire, et de la rendre heureuse.
Pour lors, je lui dis que si son idée était comme ça bien arrêtée, je n'avais rien à dire, et qu'au contraire, il était pour ma fille un parti comme nous n'aurions jamais osé l'espérer, du côté de la fortune et du côté de la personne.
Après ça, nous sortîmes du café, et lui ayant donné une poignée de main, je revins au Frau. Le soir, je dis tout à ma femme, qui fut bien contente, et me dit de suite qu'elle avait bonne opinion de Fournier, à cause des motifs qui lui avaient fait quitter son état. Mon oncle qui était là aussi, pour lors, appela la petite, qui fut tout étonnée de nous voir tous trois seuls dans la grande chambre.
—Hé bien, ma drole, lui dit-il, il paraît que tu penses à quelqu'un?
La pauvrette devint toute rouge et ne répondit pas. Mais lorsque je lui eus dit que quelqu'un l'avait demandée, elle me regarda, ne sachant que croire, et fut tout inquiète. Mais sa mère la confessa sans peine, et elle nous avoua bonnement qu'elle avait pensé à notre voisin de la Fayardie, depuis le jour où elle lui avait ouï raconter pourquoi il avait quitté son état d'avocat.
Et alors, je vins à me rappeler comme ce jour-là, elle levait les yeux sur lui, en même temps que sa mère, lorsqu'il disait quelque chose qui annonçait la droiture de sa conscience, et je pensai en moi-même: telle mère, telle fille; il pouvait plus mal choisir.
—Hé bien, ma drole, lui dis-je au bout d'un instant, alors ça tombe bien: c'est lui qui t'a demandée, et il viendra un de ces soirs savoir la réponse; qu'est-ce qu'il faudra lui dire?
—Que oui, dit-elle bravement, et là-dessus, elle fut embrasser sa mère.
Le lendemain Fournier vint, et fut bien content de savoir qu'il était accepté. Pour dire le vrai, je pense qu'il devait bien s'en douter, car un jeune homme qui a un peu d'habitude de la vie, connaît facilement si une fille l'aime, et il avait bien dû le voir. Je n'étais pas au Frau dans le moment, ni Hélie; il n'y avait que mon oncle et nos femmes, de manière que Fournier resta souper, pour me voir à ce qu'il disait, mais je pense plutôt, pour être avec sa promise.
Quand je revins sur les trois heures, il me le dit, mais je me mis à rire et je lui répondis:
—A cette heure, je vois que vous avez bien fait de laisser l'avocasserie; vous avez beau dire, je connais que c'est pour être avec Nancette que vous êtes resté.
Il se mit à rire aussi et dit:
—Ma foi, c'est vrai; je ne sais pas cacher la vérité.
—Allons, venez, lui dis-je, puisque vous restez, nous allons essayer de tirer quelques coups d'épervier pour vous faire manger du poisson.
Le soir après souper, comme nous trinquions avec de l'eau de noix, en causant gaiement, tout d'un coup, mon oncle dit:
—Hé bien, Gustou, que penses-tu de cet accord?
—La Nancette fait bien, dit Gustou, mais le monsieur fait mieux!
Tout le monde se mit à rire, et le plus content fut notre futur gendre, de voir ainsi priser haut sa prétendue.
Nous étions pour lors approchant du carnaval, et de cette affaire, Fournier le fit au Frau. Nous avions pris des lapins à la Fayardie; mais Hélie et Bernard s'étaient mis dans la tête qu'il fallait un lièvre aussi, et deux matins de suite ils allèrent le chercher avec la Finette. Le premier jour Bernard manqua le poste, mais le second jour Hélie cueillit le lièvre. Cette Finette, bien entendu, n'était pas la même qu'il y avait trente ans, mais c'était toujours une qui venait de sa race, et c'était toujours une Finette; nous ne sommes pas changeants dans notre famille.
On ne travaille pas chez nous dans les jours de carnaval; on ne pense qu'à se réjouir à table, à deviser, et à se promener entre les repas. C'est des jours sacrés, personne ne vient vous ennuyer d'affaires, chacun est chez soi en famille, et tout le monde chôme. Il y en a qui nous prennent, nous autres Périgordins, pour des gourmands parce que nous festoyons largement en temps de carnaval, mais ce sont des coyons qui ne comprennent rien à nos usages. Le carnaval, c'est la fête de la famille; c'est le moment où les enfants dispersés çà et là, par les nécessités de la vie, reviennent à la maison paternelle; ceux qui sont mariés, viennent avec leur femme et leurs petits droles, et les vieux sont tout contents et tout ragaillardis de voir cette jeunesse qui leur rappelle la leur. Il n'y a qu'à voir les voitures publiques dans ces jours-là; elles sont bondées de gens qui reviennent au pays, et il y en a jusqu'en haut sur les malles. Dans les petits chemins, on trouve des jardinières, des petites charrettes, attelées d'une jument, ou d'une mule, ou même d'une quite bourrique, pleine de gens qui se rendent à la maison d'où ils sont sortis, pour voir leurs vieux et manger avec eux. Et tout ce monde qui se rencontre et se croise, se crie: bon carnaval! bon carnaval!
Et le soir, quand la porte est close, tandis qu'il fait froid dehors, autour de la table couverte d'une touaille bien blanche, et encombrée de plats et de bouteilles, toute la famille s'asseoit, et la vieille grand'mère tient sur ses genoux le dernier né de ses petits-enfants. Tout le monde oublie, ce jour-là, ses soucis, ses misères, et se rappelle les choses d'autrefois, le temps où on ne s'inquiétait de rien, comme font maintenant les enfants qui ne pensent qu'à se bourrer, surtout ceux qui ne mangent de viande que ce jour de l'année, les pauvres. C'est qu'on a fait de la dépense pour ce jour-là: le père est allé la veille acheter de la chair; du bœuf, de la velle, du porc, et il en a porté un plein bissac. La mère, de son côté, a tué des poulets, quelque canard, ou un piot si on est aisé, et on fête toutes ces victuailles en buvant de bons coups et en se réjouissant de manger ensemble de si bonnes choses. Mais ce n'est pas tout: pour la desserte, elle a pétri de ses mains, de ces bonnes grosses pâtisseries campagnardes, où il y a, sous un grillage de bandes de pâte, des pommes, des prunes; qu'on coupe en coin et qu'on mange en trinquant joyeusement.
Et puis quand on a soupé, il va quelques bouteilles de riquiqui, d'eau-de-noix, de goutte, et on trinque encore. C'est alors que les enfants vont se masquer et se déguiser, et s'amusent entre eux, et viennent se faire voir avec la figure toute charbonnée ou un mouchoir dessus. Et c'est alors aussi que l'on chante quelque ancienne chanson patoise, ou une vieille chanson française joyeuse, qui célèbre le vin; ce vin qui rajeunit les vieux et les fait chanter comme les jeunes.
Le carnaval, c'est la fête de la famille rassemblée autour de l'aïeul, de la mère; c'est la communion de tous, à la même table, dans un même esprit de paix et d'amitié familiales; et c'est pourquoi, ceux qui se sont privés des joies de la famille, ont eu beau chercher à le faire perdre, sous prétexte que c'est une fête païenne, ils n'y ont rien fait, et ils ont beau crier encore, ils n'y feront rien: le carnaval c'est la fête de la famille.
Quelquefois à cette table, il y a un étranger; mais cet étranger c'est un ami, sans femme, sans enfants, sans famille, qui serait réduit à faire le carnaval tristement tout seul, et alors on l'invite comme nous faisions tous les ans du pauvre défunt Lajarthe, et la présence de cet étranger à cette table achève de la sanctifier mieux que toutes les bénédictions, parce qu'il y est assis en vertu de la fraternité des hommes.
C'est bien vrai que maintenant le carnaval n'est plus ce qu'il était autrefois; on n'est plus si content, on rit et on chante moins: les vieux sont plus sérieux et les jeunes sont moins fous. C'est qu'il y a deux choses qui nous poignent: les départements du Rhin et celui de la Moselle aux mains des Prussiens, et nos pauvres vignes mortes.
Cette année de 1874, vu la présence de Fournier, le carnaval fut assez gai; les amoureux ça met de la joie dans une maison, et si on ne rit pas aux éclats follement, on rit tout de même un peu: que voulez-vous, l'homme a besoin de ça quelquefois.
Mais ce qui fut ennuyeux, c'est que, lorsque le fils Lacaud sut ce mariage, il devint jaloux de Fournier, et pas un peu. Partout, il ne décessait de mal parler de lui, disant que c'était un mauvais avocat sans pratiques, qui n'avait pas réussi à cause de sa bêtise: qu'il s'était amusé beaucoup à Paris et y avait mangé une grande partie de sa fortune avec les filles; qu'il était joueur autant que débauché, et un tas d'affaires comme ça. Fournier était un garçon bien droit, bien franc, mais il n'était pas des plus patients. Lorsque ces histoires lui revinrent, il se mit très fort en colère, et dit qu'il frotterait les oreilles de Lacaud. Ils se connaissaient bien, ayant été au collège ensemble, mais ils n'avaient jamais été bons amis, de manière que je craignais que de cette jalousie il n'en vînt de méchantes affaires: quand on ne s'aime pas déjà, il n'en faut pas tant pour que ça tourne mal. Et en effet, tout ça finit par un bon coup d'épée que mon gendre futur ajusta à l'autre.
Heureusement la blessure saigna assez, et avec les soins du médecin, Lacaud en fut quitte pour rester un mois sur l'échine. Mais de cette affaire, aussitôt qu'il fut guéri, son père l'envoya à Périgueux, où il s'amouracha d'une grande bringue de fille, et nous en fûmes débarrassés.
Le lendemain, Fournier vint à la maison comme si de rien n'était, et Nancette ne sut cette bataille qu'après son mariage. Mais nous autres, qui étions en bas lors de sa venue, nous lui serrâmes la main plus fort que de coutume, et mon oncle lui dit:—Vous aviez affaire à une méchante bête, mais vous vous en êtes crânement tiré. Et là-dessus, il fit comme les vieux, il se mit à raconter un duel au sabre qu'il avait eu étant aux chasseurs d'Afrique. Fournier, à qui il tardait de monter à la maison, l'écoutait pourtant par honnêteté, mais ça lui coûtait et pour aller plus vite, il aidait mon oncle à conter son affaire.
Ce même jour, tandis que Fournier était chez nous, se promenant dans le jardin avec Nancette, la pauvre demoiselle Ponsie dévala de Puygolfier, toute malheureuse. Voilà-t-il pas que vingt-quatre ans après la mort de son père M. Silain, on venait lui réclamer encore une de ses dettes! Un des anciens camarades de chasse, un ami du défunt, peu avant sa mort, lui avait prêté cent pistoles sur son billet. Cet ami n'avait jamais rien demandé à la demoiselle, ni capital, ni intérêts, sachant bien que la pauvre n'avait plus que juste de quoi vivre bien petitement. Tant qu'il avait vécu, il n'en avait pas parlé, se pensant en lui-même que c'était autant de perdu. Mais à sa mort, son gendre qui n'était déjà pas trop content, vu que l'héritage n'était pas aussi fort qu'il croyait, trouva le billet dans les papiers de son beau-père et le fit présenter à la demoiselle Ponsie. Elle venait donc chez nous pour se consulter à Fournier. Lui, dit d'abord que le billet était bien bon et valable, et que les intérêts étaient dus de vingt-cinq ans, mais qu'on ne pouvait lui en faire payer plus de cinq années. A cela elle répondit que, quand elle devrait aller à l'hospice, elle voulait tout payer, quitte à vendre le peu qui lui restait.
Mais ça n'était rien de bien facile que de vendre ce peu. Du côté du moulin nous la confrontions partout, mais nous n'étions pas en fonds pour acheter, surtout quelque chose qui ne nous faisait pas besoin. De l'autre côté, c'était une ancienne métairie du château, que le père de Fournier avait achetée il y avait trente-cinq ans de ça. Du côté d'en haut, c'était des bois qui appartenaient à des propriétaires assez éloignés. Fournier était donc le seul qui put acheter, mais ça ne lui était pas bien utile. Ce qui restait, valait peut-être bien dans les cinq ou six mille francs; je parle des fonds, car pour les bâtiments du château, ils n'avaient pas de valeur pour si peu de bien; c'était une charge au contraire, à cause des impôts et de l'entretien.
La pauvre demoiselle se lamentait tant d'être dans cette position, que Fournier lui dit de ne pas se tourmenter, et qu'il verrait à arranger ça. Mais comme il était plus occupé de venir voir sa future femme, que de chercher des acquéreurs, le seul arrangement qu'il trouva, fut d'acheter lui-même à la demoiselle. Le marché fut fait pour cinq mille francs, dont deux mille deux cent cinquante qu'il devait payer d'abord au créancier; deux mille cinq cents francs à la grande Mïette à la mort de la demoiselle; deux cents francs pour les pauvres aussi à sa mort, et encore cinquante francs pour la faire enterrer: C'est elle qui arrangea l'affaire ainsi. Et avec ça Fournier lui laissait la jouissance du tout, sa vie durant. Il ne faisait pas un bon marché, mon gendre futur, mais il était content en ce moment, et il voulait faire plaisir à Nancette qui aimait tant la demoiselle, que ça lui aurait fait quelque chose de se marier, la sachant dans l'embarras. Il réussit bien à ça, car lorsque tout fut arrangé, et qu'elle fut sûre que la pauvre demoiselle ne serait pas obligée de s'en aller, on voyait que la petite l'aimait encore davantage.
A la fin de mai, nous fîmes la noce: il fallut débarrasser le cuvier comme nous avions fait lors de mon mariage, et aussi inviter nos parents et amis. Mais il y en avait qui n'y étaient plus, et aussi il y en avait de nouveaux: c'est ainsi que les familles, comme le monde, se renouvellent petit à petit, un à un, les uns s'en allant, les autres arrivant.
Mou oncle et ma tante Gaucher, d'Hautefort, étaient morts, mais mon cousin le maréchal vint avec sa femme et une drole de quinze ans. En passant, je dois dire que sa femme n'était pas cette jeune fille dont il m'avait parlé à Excideuil; il avait eu encore deux ou trois bonnes amies avant de se marier. Martial Nogaret d'au-dessus de Brantôme était mort aussi tout jeune, mais sa veuve nous envoya son aîné qui était un fier drole. Le grand Nogaret, le tanneur de Tourtoirac, n'était pas mort, lui, mais il était vieux et ce fut son fils et sa nore qui vinrent à sa place. Le cousin Nogaret du Bleufond et sa femme étaient morts aussi; les garçons avaient quitté le moulin pour s'en aller à Paris, nous ne savions où; il ne restait dans le pays qu'une fille mariée à Montignac, qui ne put pas venir. Ceux qui avaient eu le plus de misère, les Nogaret qui étaient venus s'établir sur l'Haut-Vézère, du côté de Génis, avaient tenu bon; le vieux et la vieille étaient toujours là, mais ça n'était plus le temps pour eux d'aller à la noce si loin; ils vinrent deux de la famille, tous deux mariés. Mon oncle Chasteignier, de Sorges, était veuf depuis longtemps et bien vieux, mais il vint tout de même, ou plutôt Bernard alla le quérir avec la mule. Le cousin Estève vint aussi, mais son frère était mort de la picote pendant la guerre.
Dans les nouveaux, il y avait nos six autres enfants, qui étaient là, à la noce de leur sœur; les plus petits bien contents d'être habillés de neuf et de voir tous ces parents qu'ils ne connaissaient pas, et des messieurs; car, outre une tante de Fournier, nous eûmes aussi deux de ses amis dont l'un était médecin proche de Thiviers, et l'autre notaire du côté de Saint-Yrieix. Mais c'était de bons garçons, de vrais Périgordins, qui parlaient patois quand il fallait, et n'étaient pas à l'étiquette, ayant dans leur jeune temps vu leurs vieux grands-pères qui n'étaient que de bons paysans.
Et M. Masfrangeas était là aussi, toujours solide; ses cheveux étaient devenus tout blancs, mais il ne lui en manquait pas un, et ils étaient toujours embroussaillés comme autrefois. Lui et mon oncle, ça faisait une belle paire de vieux, étant dans leurs soixante-huit à soixante-neuf ans, mais ayant bonne tête, bonnes jambes et bon estomac aussi, car ils étaient les premiers à trinquer et à faire boire. Mon oncle était plus sec que M. Masfrangeas, et ses cheveux n'étaient pas aussi blancs, ni sa barbe, qui était grise seulement. Il était plus leste aussi, car M. Masfrangeas, qui était un peu pesant, se tenait encore mieux assis, surtout à table, que dehors à courir.
La noce fut bien jolie; avec ça je ne sais pas si c'est parce que je m'y trouvais pour mon compte, mais il me semblait que la mienne avait été plus joyeuse. C'est bien vrai que depuis cette époque, il nous est tombé de grands malheurs sur la tête, et on a beau être dans les fêtes, il n'est pas possible de les oublier, et ça n'est pas désirable non plus.
Pourtant Gustou chanta sa chanson, la chanson de la Mie, bien ancienne, je crois, vu qu'il y est question de la grande tour d'Auberoche, qui est écrasée il y a belle lune, depuis les grandes guerres des Anglais.
Le pauvre Gustou, ce fut la dernière fois qu'il chanta, car il mourut vers Pâques fleuries, après avoir traîné quelque temps dans le coin du feu. Il y avait déjà plusieurs années, qu'il ne faisait plus rien qu'amuser nos plus jeunes droles. Il avait toujours dit qu'il était de l'âge de mon oncle, je ne sais pas pourquoi, peut-être qu'il le croyait, mais ce qui est sûr, c'est qu'il avait sept ans de plus.
Au mois d'avril suivant, ma fille Nancette eut un beau drole, et je me trouvai tout étonné d'être grand-père, car je n'avais lors que quarante-sept ans, et je n'avais pas un cheveu blanc. Je dis que ça m'étonnait, parce que je me trouvais jeune encore, et parce que j'avais vu mon grand-père déjà chenu, et que je m'étais accoutumé à penser, comme je crois tous les enfants, que les grands-pères ont de toute force les cheveux blancs et l'échine courbée.
Ma femme resta huit jours à la Fayardie pour les couches de sa fille, et nous la trouvâmes tous à dire; d'abord, parce qu'il y avait au moins dix ans qu'elle n'était sortie de la maison, et aussi parce que la chambrière que nous avions prise depuis le mariage de Nancette, ne nous convenait pas, tant elle était fainéante, sale, et avec ça glorieuse comme un pou.
Nous lui avions dit de chercher une place à la fin de son année, mais ça n'empêchait pas qu'en attendant, nous en pâtissions. Quand ma femme était là, il n'y avait pas à dire, il fallait qu'elle fît son travail, et qu'elle tînt la maison propre; mais elle n'y étant pas, nous n'en pouvions rien faire: les hommes ne s'entendent pas à faire aller les maisons, et ça se voit là où il n'y a pas de femme.
Dans le temps que ma femme était chez notre gendre, la demoiselle Ponsie tomba malade, d'une petite fièvre lente qui la fatiguait beaucoup. J'y montai aussitôt que je le sus, et je la trouvai dans le grand fauteuil où était mort son père. La pauvre était toute pâle avec un peu de rouge sur la pointe des joues, et les yeux brillants comme des chandelles. Avec ça, elle avait toute sa tête et me dit que cette fois c'était pour tout de bon; qu'elle s'en allait au cimetière, et que c'était bien arrangé ainsi, que la famille de Puygolfier finissait, avec la terre.
La grande Mïette qui était là, lui dit:
—Oui bien si vous faites comme aujourd'hui, demoiselle, vous iriez; mais demain, je ne vous lèverai pas, vous direz ce que vous voudrez.
—Que je sois couchée ou levée, vois-tu, ma pauvre Mïette, ce sera toujours la même chose.
En revenant à la maison, j'envoyai de suite Bernard avec la jument pour dire au médecin de Savignac de venir. Il vint le lendemain, et il ordonna force remèdes, que Bernard fut chercher à Excideuil. Ma femme étant revenue dans ce temps-là, monta à Puygolfier, heureusement, car la pauvre Mïette avait bien bonne volonté, mais elle n'était pas des plus rusées, et il lui fallait quelqu'un pour la commander, autrement elle ne savait plus où elle en était.
Mais ni le médecin, ni les fioles, ni les soins, rien n'y fit, la pauvre demoiselle mourut trois semaines après. Ce que c'est que de nous! quand je la vis sur son lit, devenue à rien, la figure comme de la cire, la peau collée sur ses mâchoires, tous les os paraissant, je me pris à penser à la belle fille qu'elle était, quand elle venait au moulin, du temps que j'étais tout petit, et même lorsque j'avais été avec elle, voir à Prémilhac la femme de son ancien métayer nouvellement accouchée. Ses yeux bleus autrefois si beaux et si aimables, maintenant ternes et éteints, étaient cachés pour toujours sous leurs paupières amincies. Ses lèvres, jadis rouges et un peu épaisses, étaient violettes et comme desséchées; ses joues fraîches où on voyait transparaître le sang, étaient réduites à une peau jaunâtre; et à la place de ces touffes de beaux cheveux dorés qui lui tombaient en grappes épaisses jusque sur la poitrine, il n'y avait plus qu'un pauvre petit maigre rouleau de cheveux gris plaqué contre ses tempes! On dira ce qu'on voudra, les larmes m'en vinrent aux yeux.
Le juge de paix, averti par Fournier, vint poser les scellés, en cas qu'il y eut des héritiers, mais il n'y en avait plus. Le dernier de sa famille à ce qu'elle nous avait dit, était un cousin qui s'était perdu en mer, avec le bateau qui le portait aux Amériques. Le bien appartenait d'ailleurs à Fournier, et la demoiselle n'en avait plus que la jouissance. C'est bien vrai que le mobilier n'était pas compris dans la vente, mais c'est qu'il n'en valait guère la peine. Au reste, à la levée des scellés, le juge trouva un papier en manière de testament, où elle donnait à Nancette le meuble qui était dans sa chambre, et à nous autres tout le reste, à l'exception d'un lit garni, de six chaises, d'une table, d'un cabinet et d'une petite lingère pour la Mïette, avec des affaires de cuisine, de la vaisselle et du linge. Elle nous priait, la pauvre, encore que tous ses meubles fussent bien vieux et sans valeur, de les garder après elle, afin qu'ils ne fussent pas vendus à un encan, où les étrangers se moqueraient de ses misères...
En revenant de l'enterrement, la grande Mïette me toucha le bras:
—Ecoutez, Nogaret, il faut que je vous dise quelque chose. Me voilà toute seule à cette heure, ne sachant où aller. J'ai bien à toucher de votre gendre les deux mille cinq cents francs que m'a donnés la pauvre demoiselle, et je pourrais affermer une chambre et vivre en filant ma quenouille; mais moi, voyez-vous, il me faut quelqu'un à qui je puisse m'attacher, des gens que je puisse affectionner, je ne peux pas vivre sans ça, et j'ai pensé à vous autres. Puisque vous ne gardez pas cette chambrière que vous avez, prenez-moi, vous me rendrez service; voyez, je suis à cette heure comme un pauvre chien qui a perdu son maître!
Je la regardai: c'était bien une laide créature, ayant dans les cinquante ans déjà, grande et forte comme un homme, et taillée à coups de hache, figure et tout. Mais dans ses yeux bruns qui priaient comme ses paroles, on voyait qu'elle avait du cœur.
—Je le veux bien, ma pauvre Mïette, lui dis-je; la Margotille s'en va à la fin du mois, son année finie; tu n'as qu'à venir à ce moment: Jusque-là, tu garderas là-haut. Quant à ce qui est de tes loyers, tu t'entendras avec ma femme, ces affaires ne me regardent pas.
—Pour ça nous nous entendrons toujours, n'ayez crainte: merci bien, Nogaret.
Et à la fin du mois elle vint comme il était convenu, et mon gendre entra en possession de Puygolfier.
Pour dire la vérité, je n'avais pas vu avec beaucoup de plaisir Fournier acheter le château et le morceau de bien qui était autour. D'un côté, j'étais content qu'il eût tiré la demoiselle de peine, mais de l'autre, je craignais qu'elle morte, il ne fît comme tant d'autres fils de paysans enrichis, et qu'il ne voulût faire le Monsieur de Puygolfier. Ça m'aurait mortifié beaucoup, d'avoir des petits-enfants, qui, naissant au château, se seraient peut-être figurés qu'ils sortaient de la cuisse de messieurs, et auraient, possible, méprisé mes autres petits-enfants du moulin. Supposé que ça aurait été trop nouveau pour mes petits enfants, ça aurait été peut-être mes arrière-petits-enfants. Ces choses se voient tous les jours; il ne manque pas de petits-fils de meuniers, établis dans le château où leur grand-père portait la farine. Si encore ayant fait fortune, ils ne faisaient pas des embarras, passe; mais c'est comme une maladie, tout de suite ils cherchent à se faufiler dans la noblesse, et ils y réussissent. Et ce n'est pas seulement les meuniers qui font ainsi, mais tous ceux qui s'enrichissent dans le commerce, ou dans les forges, comme M. Lacaud, soit-disant du Sablou, ou ailleurs.
Quand je vois de ces:
..... parvenus entés sur les nobles,
faire leurs messieurs de la haute, et le diable sait s'il y en a! j'ai toujours envie de leur crier:
—Touche ton âne mon Coulou!
Pour en revenir, j'avais bien raison en général, mais j'avais tort en ce qui était de mon gendre. Mon oncle à qui j'en parlais un jour, me dit qu'il n'y avait pas à craindre cette affaire; que celui qui avait quitté son état pour le motif que nous savions, et qui avait épousé une fille sans fortune par rapport à lui, n'était pas homme à agir par gloriole.
Et en effet, Fournier ne quitta pas sa maison, qui, de vrai, n'était pas dans une aussi belle position que Puygolfier, mais qui était grande, propre, bien arrangée, et au milieu de son bien. Tout ce qu'il fit, c'est qu'il ramassa toutes les vieilleries qui lui semblèrent curieuses: un lit à colonnes, des vieux cabinets piqués des vers, des boiseries, des tableaux, mais tout ça ne lui coûta pas bon marché à mettre en état de servir. Le mobilier de la chambre de la demoiselle qu'elle avait donné à Nancette, je n'en parle pas, parce qu'on l'avait emporté de Puygolfier peu après sa mort; celui-là était le mieux en état; les fauteuils et les chaises avaient des pieds contournés, étaient peints en blanc, et l'étoffe était de vieille soie jaune. Il y avait aussi un lit dans le même genre, une commode ventrue à cuivres dorés, et quelques portraits que Fournier trouvait jolis. Mon gendre emporta aussi tous les vieux papiers, dont il y avait un grand plein coffre dans le grenier, et il nous donna des livres pour les droles.
Le reste ne valait pas le diable, et il y avait belle lurette que les cuillers et les fourchettes d'argent avaient été vendues.
Fournier aimait assez à farfouiller dans les vieux papiers, et il s'entendait bien à lire tous ces vieux actes auxquels nous ne comprenions pas un mot. En triant ces paperasses, il trouva des choses qui regardaient le pays; par exemple, que notre moulin avait appartenu, il y avait près de deux cent cinquante ans, aux seigneurs de Puygolfier, et que c'était un moulin banal où toute la paroisse devait faire moudre. Il trouva aussi l'acte de fondation de la chapelle de Saint-Silain, dans l'église de la paroisse, faite par une dame de Puygolfier; des papiers qui marquaient les redevances et les rentes qui étaient dues aux seigneurs de Puygolfier avant la Révolution, et beaucoup d'autres choses de ce genre. Mais ce qu'il trouva de plus curieux, c'est un acte de vente de la terre de Puygolfier en l'année 1625. Si le défunt M. Silain avait vécu, lui qui était si fier de sa noblesse, il aurait été bien estomaqué en le lisant.
Par cet acte, le seigneur François de Puygolfier, mousquetaire du roi, vendait à Guillaume Pons, notaire et procureur fiscal du marquisat d'Excideuil, les château, terre et seigneurie de Puygolfier, moyennant la somme de quarante-huit milles livres, dont vingt-deux payées comptant, et quinze en cinq années. Pour le reste, c'est-à-dire onze mille livres, Guillaume Pons donnait quittance de plusieurs obligations, consenties par le vendeur, à feu Jeannet Pons, en son vivant hôtelier en la ville d'Excideuil, et père dudit Guillaume.
On voit que les amis de M. Silain, quand ils riaient de sa prétendue descendance d'une grande famille de Pons, n'avaient pas tort. Mais, au surplus, aucun d'eux ne soupçonnait cette origine populaire. Plus de deux cents ans avaient passé là-dessus, et il y avait longtemps que les nouveaux seigneurs de Puygolfier, greffés sur les anciens, étaient nobles de fait et regardés comme tels partout dans le pays.
Le château resta donc abandonné, et c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. Les toitures ne valaient plus rien, il pleuvait partout; rien que pour les réparer, ça aurait coûté plus de mille écus. Le dedans était tout aboli; ça aurait été une ruine pour qui aurait voulu remettre tout en état.
XII
Ma fille Nancette étant mariée, et déjà mère, je pensais en moi-même que mon aîné Hélie, marchant sur ses vingt-cinq ans, il s'en allait temps de l'établir. Mais c'était une affaire qui demandait réflexion. Pour que le drole pût garder comme aîné la propriété et le moulin, il fallait qu'il prît une femme ayant quelque chose, à seule fin de pouvoir payer à ses frères leur part, quand, moi n'y étant plus, ils viendraient à partager. Il devait, comme je l'avais dit à Fournier, leur revenir à chacun dans les trois mille francs, et comme ils étaient six cadets ça faisait dix-huit mille francs que l'aîné aurait à compter. Là-dessus il y avait le petit bien du Taboury qui valait tout près de deux mille écus, et qui pouvait se vendre facilement sans faire tort au reste du bien, car la mère Jardon était morte; ça faisait donc qu'il resterait douze mille francs à payer aux cadets, et des filles qui apportent douze mille francs dans leur devantal, ça ne se trouve pas tous les jours dans le pas d'une mule, comme on dit.
D'ailleurs le drole n'avait, à notre connaissance, aucune idée pour une fille plutôt que pour une autre; il allait bien comme ça dans les frairies danser et s'amuser, mais rien de sérieux.
—Laisse-le faire, va, disait mon oncle, un an ou deux à son âge, ça n'est pas une affaire, le drole n'est pas de ces fous qui ont besoin d'être tenus; un jour ou l'autre il pensera au mariage, et d'ici là il pourra se trouver quelque bon parti pour lui.
Les choses allaient toujours leur petit train chez nous, comme le tic-tac du moulin; ça ne changeait guère. Pour ça, mon oncle se faisant vieux ne se mêlait guère plus du commerce, et c'est moi qui allais dans les foires, et tous les jeudis à Excideuil, où nous avions affermé un endroit pour mettre le blé, la civade, ou le blé rouge qui nous restait d'un marché à l'autre. Les jours où je n'étais pas dehors, je travaillais au moulin avec Hélie, et à nous deux nous le faisions bien marcher. Si nous étions obligés d'aller en route tous les deux, mon oncle restait à regarder de la marche des meules, et il apprenait le métier à François qui avait ses quinze ans et n'allait plus en classe. Bernard aussi nous aidait quand il était là, mais il allait souvent dehors pour faire des arpentages avec un marchand de biens que M. Vigier lui avait fait connaître.
D'ailleurs, au commencement de l'année 1876, il tira au sort et amena le numéro quatorze.
—Te voilà bien planté, lui dit en riant mon oncle, lorsque nous fûmes revenus le soir: il te va falloir partir, car tu n'as rien pour te faire exempter.
—Non, Dieu merci, qu'il fit, j'aime mieux faire mon temps et être bien sain de partout.
La mère ne disait rien, mais ça l'ennuyait bien un peu, la pauvre femme, qui n'était tranquille que lorsqu'elle avait tout son monde autour d'elle, pour être sûre qu'ils n'étaient pas malades ou en peine. Que veux-tu, lui dis-je, c'est comme ça; les enfants, il faut bien s'y attendre, quittent la maison: les garçons cherchent une position, les filles se marient. Depuis que le monde est monde, ça marche comme ça: il ne faut pas te faire de la peine de ce qu'il va au régiment; au jour d'aujourd'hui les soldats ne sont pas malheureux.
Trois ou quatre jours après le tirage, Bernard nous dit qu'il avait envie de devancer l'appel pour choisir son régiment. Puisqu'il était forcé qu'il partît, nous trouvions qu'il avait raison, et alors il alla dans le régiment qui était à Limoges, où il avait un de ses camarades du collège.
Quelques mois après son départ, je trouvai M. Vigier un jeudi à Excideuil, comme il sortait de porter des actes à l'enregistrement, et il m'engagea à prendre une demi-tasse. Tout en buvant le café, il me dit:
—Ah ça, qu'est-ce que vous faites de votre aîné, est-ce que vous ne pensez pas à le marier?
—Si bien, que je lui réponds, mais pour se marier, il faut être deux, comme vous savez, et je crois qu'il n'a d'idée sur aucune fille.
—C'est tant mieux. Ecoutez-moi, je sais une fille qui a bien, du côté de sa défunte mère, une dizaine de mille francs, et qui, du côté de son père, en aura bien trois ou quatre. Ils sont deux enfants dans la même maison; la fille est la cadette. C'est une bonne drole, pas jolie si vous voulez, mais bien plaisante; et puis élevée en bonne campagnarde: chez elle sont tout à fait de braves gens; qu'est-ce que vous dites de ça?
—Je dis que pour la position, ça nous irait assez; mais il faudrait aussi que la fille convînt au drole, ou pour mieux dire qu'ils se convinssent tous deux.
—Ecoutez, me dit M. Vigier, venez avec lui le jour de notre ballade, le premier dimanche d'août, la petite y sera et il la verra; si elle lui convient, alors nous en parlerons plus amplement.
Le jour de la vôte donc, nous fûmes tous deux à Saint-Germain, emportant un beau plat de poisson pour M. Vigier. Hélie avait pêché la nuit pour le prendre, et il n'avait guère dormi; mais le matin, après être resté deux ou trois heures au lit, il avait été piquer sa tête au-dessus du moulin, et il n'y a rien comme l'eau fraîche pour vous réveiller.
M. Vigier était un notaire de l'ancien temps, qui ne faisait pas de fla-fla, mais qui arrangeait bien les affaires, et sûrement. Quand on lui portait de l'argent à placer, il le serrait dans son coffre, et lorsqu'il avait trouvé un homme voulant emprunter, il passait une obligation. S'il ne trouvait personne et que les gens voulussent reprendre leur argent, il leur rendait les mêmes écus, dans le même sac, lié avec la même ficelle. Aujourd'hui on fait autrement, et on plaisante ces anciens, mais avec ça on n'en voyait pas, comme aujourd'hui, passer aux assises.
Chez M. Vigier, les choses étaient à l'ancienne mode. Dans l'étude il y avait un coffre, de même forme que nos anciens coffres, mais tout en fer, avec un tas de mécaniques à secret qu'on voyait lorsque le couvercle était levé. Les actes étaient serrés dans un grand cabinet; et, avec deux tables massives et cinq ou six chaises paillées, c'était tout le mobilier.
Toute la maison était dans le même genre de l'étude; on n'y voyait point de ces meubles nouveaux, que l'on trouve maintenant chez tous les gens un peu cossus ou qui veulent le paraître; meubles qui font de l'effet, mais qui ne durent pas. La maison était telle qu'il l'avait reçue de son père en prenant l'étude, il y avait quarante-cinq ans, et les meubles et tout; c'était solide encore, et le notaire aussi, qui était un bon homme tout à fait, et pas fier avec les paysans.
Lorsque nous entrâmes dans la cuisine, pavée de petits cailloux qui faisaient des dessins, la servante était en train d'arroser un dinde qui tournait devant le feu, par le moyen d'un tournebroche qui faisait grand bruit. Quand elle vit le poisson, elle dit:—Ha! le Monsieur sera content. Donnez-le vitement que je l'appareille, et en attendant, tournez vous autres vers le feu.
Au bout d'un bon moment, M. Vigier, qui était dans l'étude parlant avec des gens, vint avec Girou:
—Ha! Ha! vous êtes de parole, Nogaret; et comment que ça va? fit-il en me secouant la main.
—Ça va assez, merci, monsieur Vigier, et vous aussi?
—Ça ne va pas trop mal pour mes soixante-dix ans; je n'ai pas à me plaindre pourvu que ça dure. Ha! vous avez porté du poisson; c'est une bonne idée: vous allez voir, dans une petite minute nous déjeunerons. Girou, va-t-en tirer à boire, et toi, Poulette, trempe la soupe.
Nous déjeunâmes tous quatre seulement, M. Vigier, Girou et nous deux. Mme Vigier était morte depuis une quinzaine d'années, et, de deux enfants qu'il avait, sa fille était mariée à Lanouaille, et le fils était à Paris, soi-disant pour se faire recevoir avocat; mais il y mettait le temps, car il y avait dix ans qu'il y était, et on disait qu'il avait cassé déjà beaucoup de pièces de cent sous à son père, qui ne parlait guère de lui, tant ça lui faisait de peine.
Après déjeuner nous sortîmes sur la place, et M. Vigier, avisant trois filles qui se promenaient, les arrêta.
—Voyons, laquelle de vous autres qui veut se marier?
—Mais toutes trois! monsieur Vigier, répondit une grosse délurée, et elles se mirent à rire.
—Oui, c'est entendu; mais il faut passer par rang d'ancienneté: voyons, quel âge avez-vous, vous autres?
Quand elles eurent dit leur âge:
—Eh bien, Victoire, c'est à toi de donner le bon exemple; te voilà majeure, il est temps d'y penser.
—Mais j'y pense, Monsieur Vigier!
—A la bonne heure! Et fais-moi bientôt passer le contrat: je suis bien vieux, mais ce jour-là je ferai ma barbe de frais pour prendre mes droits.
—Oui, c'est ça, et elles s'en furent en riant.
—Tout en plaisantant, c'est un bon parti, cette drole, et puis elle n'est pas mal. Qu'en dis-tu, petit?
—Elle est un peu brunette, dit Hélie. mais point déplaisante.
—C'est que, vois-tu, elle va dans les terres porter le manger à son monde et que le soleil l'a crâmée. Depuis la mort de sa mère, c'est elle qui tient la maison; ce sera une bonne femme de ménage.
Au bout d'un moment, Hélie trouva des garçons de sa connaissance et ils allèrent danser. A ce qu'il paraît qu'il dansa avec Victoire et qu'ils se convinrent, car depuis, tous les dimanches, il s'en allait à Saint-Germain pour la voir.
La fin de tout ça, c'est que M. Vigier passa le contrat d'Hélie comme il avait passé le mien. C'est au carnaval de 1877, qu'ils se marièrent. Pour la noce de son frère, Bernard demanda une permission et vint, tout fier d'être caporal depuis quelques mois, quoiqu'il n'y eût guère qu'un an qu'il était parti.
Quand les nores viennent dans les maisons où il y a encore leur belle-mère, il advient souvent qu'elles ne marchent pas d'accord. Ça se comprend: les femmes qui ont depuis longtemps le gouvernement de la maison veulent rester maîtresses, et les jeunes qui arrivent, ont d'autres idées, et voudraient faire à leur mode. Heureusement Victoire avait bon caractère, et ma femme était si bonne, qu'elle cherchait toujours à faire plaisir à sa nore, de manière qu'elles s'entendirent bien.
L'année se passa comme ça, tranquillement, sans aucune chose qui vaille la peine d'être marquée. Mais quelque temps avant la Noël, Fournier vint nous trouver et nous dit que, les élections pour les conseillers municipaux devant avoir lieu au commencement du mois de janvier 1878, il avait idée de faire une liste contre celle de M. Lacaud, pour tâcher de le déplanter. D'après des choses qu'il avait ouï dire à quelques-uns, il pensait qu'on pourrait y arriver.
—Ça, je lui dis, ça serait une bonne chose et un grand bien pour la commune, car tant qu'il sera là nous resterons en arrière des autres, et il ne faut pas compter qu'il se retire de bonne volonté.
Là-dessus, nous nous mîmes tous à courir les villages avec Roumy, Maréchou, le fils Migot, et tant nous prêchâmes les gens qu'en fin de compte la liste de mon gendre passa toute, à une majorité de trente ou quarante voix, selon les conseillers, et quant à lui, il ne lui manqua que vingt-deux voix pour les avoir toutes.
Après que le résultat fut connu, tout le monde vint toucher de main à Fournier. Ceux qui avaient voté pour la liste de M. Lacaud, ne pouvant faire autrement, étaient tout de même contents de n'avoir plus affaire à lui; et ceux-là même qui n'avaient pas voté seulement pour Fournier, voulaient lui faire croire que si, de crainte qu'il ne leur en voulût; mais ils se trompaient sur son compte, il n'était pas un Lacaud.
Aussitôt qu'il fut maire, Fournier commença à s'occuper des affaires de la commune, et ça n'était pas sans besoin, car le régent que M. Lacaud avait mis pour secrétaire, tenait mal les papiers et les registres. Ce régent était toujours ce même qui avait renvoyé mes droles dans le temps, et il ne convenait pas à mon gendre ni guère à personne, parce qu'il n'apprenait rien aux enfants, était trop souvent à l'église et dans la sacristie, et pas assez à sa classe. Et encore, quand il y était, il faisait faire plus de prières et chanter de cantiques qu'il ne donnait de leçons. Fournier, ne voulant pas le faire partir sans le prévenir, lui dit de demander son changement, ce qu'il fit, et on l'envoya dans le Sarladais, par là du côté de Nadaillac-le-Sec, où il y a plus de rapiettes que de lièvres.
Quand M. Malaroche sut ce qui se passait, il vint trouver Fournier pour revenir chez nous, ce qui eut lieu, parce que mon gendre le demanda expressément.
Moi, je n'y connais pas grand'chose, mais il me semblait que M. Malaroche était un bon maître. Lorsqu'il n'eut plus peur de perdre le pain de sa famille, comme du temps de Lacaud, il fut à son aise pour enseigner aux enfants la bonne morale civique; leurs devoirs envers le pays et envers leurs camarades; pour leur apprendre l'histoire du peuple, et des paysans surtout, qui était totalement ignorée, vu que les historiens, presque tous jusqu'à nos jours, n'ont en souci que des rois et des grands personnages. Pourtant, pour nous autres paysans, c'est plus attachant de connaître la condition de nos pères aux différentes époques, que de savoir ce qui se passait à la cour. Comme disait M. Malaroche, quand on voit ça de près, il se trouve que sous les apparences de prospérité dont parlent les flatteurs qui écrivaient jadis l'histoire des rois, la misère des peuples était grande. Les fêtes royales et les habits dorés des seigneurs faisaient trop oublier les guenilles et la vie misérable des paysans. Par exemple, disait-il, on n'a jamais rien vu de plus beau que la cour de Louis XIV, et rien de plus minable que le peuple de son temps, surtout vers la fin de son règne. Et c'est bien vrai ça, car dans les papiers venant de Puygolfier, Fournier avait trouvé des choses bien curieuses et bien tristes, qui faisaient toucher du doigt et voir à l'œil l'état malheureux où étaient réduits nos pauvres ancêtres en ces temps-là.
Et puis, ce qui me plaisait chez ce régent, c'est qu'il ne se croyait pas lié par les dires rabâchés depuis longtemps. Il faisait très bien voir que du temps de Henri IV, le paysan n'était pas plus heureux que sous Louis XIV. Ce roi finaud, qui souhaitait la poule au pot aux paysans,—la poulo, canard d'Henricou, comme dit Clédat, de Montignac,—les faisait bellement massacrer lorsque, mourant de faim, foulés par les nobles, pillés par les soldats, écrasés par la taille et les rentes, le désespoir leur faisait prendre leurs fourches. Et ce n'est pas au loin que ça se passait, c'est dans notre pays même; mais qui connaît les pauvres Croquants du Périgord? La plupart des historiens n'en parlent guère, que pour faire des brigands de ces malheureux soulevés par la désespérance.
Les histoires anciennes sont pleines de menteries, disait M. Malaroche. Les flagorneurs qui ont écrit que Henri IV était un roi populaire, n'ont pas consulté le peuple. Ce gascon, grand prometteur, mince teneur, qui faisait du bien à ses ennemis et oubliait ses amis des mauvais jours, n'a jamais été si aimé que ça chez nous. Et la cause en est dans le vieux souvenir plein de rancœur de la répression des Croquants; dans celui de sa cruauté pour les pauvres braconniers qu'il faisait pendre sans merci, et enfin parce qu'il a fait couper la tête à Biron, dont toutes les veines avaient saigné à son service.
On n'a jamais ouï chanter en Périgord la chanson de Biron, sans abominer l'ingratitude monstrissime de Henri IV. C'est tellement vrai, qu'il était défendu de la chanter autrefois; cinq bourgeois de Domme furent mis en prison, du temps de Louis XIV, pour l'avoir chantée dans une auberge, et encore elle fait quelque peu son effet.
Ah! nous n'oublions pas aisément, nous autres gens du Périgord, et pendant longtemps on n'a pas fait la fête de saint Louis dans nos églises, parce qu'il nous avait donnés aux Anglais. Encore aujourd'hui on ne l'aime pas trop; aussi, on ne voit guère d'enfants de paysans appelés Louis.
Pour en revenir à Henri IV, on a beau dire, de sa bonté, citer de ses traits de clémence et de ses mots, aimables; ce n'était en fin de compte qu'un rusé gascon, bon quand ça lui était utile, et méchant sans miséricorde quand il y trouvait son intérêt.
C'est ainsi que notre régent faisait connaître aux enfants des paysans, aux descendants de ces Croquants maltraités par Henri IV, les nobles et les historiens, la vérité sur leurs ancêtres et vengeait leur mémoire. Et il faisait de même pour toutes les époques; pour les temps des comtes de Périgord et des seigneurs pillards qui rançonnaient sans pitié les, paysans et leur faisaient subir des traitements barbares, et pour ceux des guerres de religion où le pauvre paysan était pillé, incendié, torturé, massacré, tour à tour par les papistes et les parpaillots.
Quand il parlait de l'amiral Coligny, M. Malaroche, les yeux lui flambaient: on nous a apitoyés dans les histoires sur sa mort, disait-il. C'est vrai que Guise l'a fait lâchement assassiner, mais en fin de compte, ce n'était qu'un brigand tué par d'autres brigands.
Nous autres Périgordins nous devons nous souvenir que, sous prétexte que les paysans du côté de Mensignac, de Tocane et de Saint-Aquilin, avaient aidé l'armée catholique à exterminer les bandes huguenotes provençales à Chante-Céline, près de Fayolle, en 1568; lorsqu'il traversa le Périgord venant du Limousin, il massacrait tout sur son passage; on ne voyait que gens occis par les chemins. Rien qu'à Lachapelle-Faucher, dans une salle du château, il fit tuer de sang-froid deux cent soixante paysans, après les y avoir gardés tout un jour!
Qu'a fait de plus le féroce Montluc, le Boucher catholique? Qu'on nous laisse donc tranquilles avec ce brigand hypocrite, sa barbe blanche et son cadavre jeté par la fenêtre. Gardons notre compassion pour ses malheureuses victimes, pour ces deux cent soixante compatriotes, parmi lesquels nous avions peut-être des ancêtres!
A propos de ces rois qui font si bonne figure dans certains livres, je me souviens qu'un dimanche sur la place, il nous fit bien rire. Voyez-vous, qu'il faisait, quand on regarde de près notre histoire, on est de l'avis de ce Dauphin qui disait à son précepteur: mais, père Corbin, dans tous ces rois de France, je n'en vois aucun de bon!
Quand la question du régent, ou plutôt de l'instituteur, car moi je parle à l'ancienne mode, fut réglée, Fournier s'occupa de l'école et des chemins. Il fallut emprunter pour ça, mais quand on vit de belles salles de classe où les enfants étaient à l'aise, et les chemins bien arrangés et réparés, les gens dirent: à la bonne heure; nous voyons maintenant que notre argent est bien employé.
On pense bien qu'au Frau nous étions contents de voir les choses marcher comme ça, et d'autant plus que c'était notre gendre qui faisait tout. On ne pouvait pas dire que nous avions les préférences, puisque notre chemin avait été radoubé le dernier, et on ne pouvait pas dire non plus que nous cherchions à nous faufiler partout, puisque nous n'étions rien. Mon oncle avait depuis quelques années renoncé à être du Conseil, disant qu'il fallait faire place aux jeunes, et moi je ne pouvais pas en être, puisque mon gendre en était.
Je me trouvais donc heureux, car chez nous c'était comme dans la commune, tout marchait bien. Les droles venaient à souhait. François, qui était né en 1860, avait tout près de dix-neuf ans, et c'était un fier garçon qui nous aidait bien au moulin et partout. Celui qui venait après, Yrieix, avait trois ans de moins et commençait aussi à s'occuper: les deux derniers allaient encore en classe.
Mon oncle, lui, portait bravement ses soixante-treize ans passés, mais il ne faisait plus rien que quelque gigognerie pour s'amuser. Les droles lui disaient toujours:—Oncle, repose-toi, tu as assez travaillé, c'est à notre tour maintenant! Et lui les écoutait, et s'asseyait par là au moulin sur un sac, et leur parlait de choses et d'autres, mais ayant soin que ce fût quelque affaire propre à les instruire ou à leur donner de bons sentiments. Des fois il causait avec les gens qui venaient faire moudre, et quelquefois aussi, il dévalait jusqu'au bourg pour voir les anciens.
Ma femme, elle, était toujours la même. Je crois bien qu'elle avait quelque peu vieilli, mais moi je n'y connaissais rien. Elle était toujours vaillante, active, avisant au bien-être de chacun et de tous, aimant sa nore autant que sa fille, et ne sortant jamais de chez nous. Quelquefois les gens lui disaient:—Vous n'êtes jamais allée à Périgueux? ou bien: vous n'allez point à Excideuil? ou ici, ou là? et elle leur répondait:
—Que voulez-vous que j'y aille faire? j'ai tout mon monde autour de moi.
Mais le contentement ne peut pas durer toujours; les hommes étant toujours heureux, se trouveraient malheureux, faute de comparaison; il faut donc qu'il y ait de temps en temps quelque méchante affaire qui s'en mêle.
Un jour je revenais de porter de la farine et j'étais tranquillement sur ma mule, jambe de ça, jambe de là, regardant devant moi notre maison, dont la cheminée fumait, les termes au-dessus avec leurs bois châtaigniers, et la gorge boisée de la rivière, lorsque étant à un tout petit quart de lieue de chez nous, je portai mes yeux sur nos vignes de la Côte, et là, au milieu, je te m'en vais voir une place ronde, grande comme un sol à battre cinquante gerbes, où les feuilles étaient jaunâtres, au prix des autres d'autour qui étaient franchement vertes. Ça me donna un coup dans l'estomac: c'est la maladie de la vigne! que je me dis. Nous avions bien ouï dire que dans le Midi elle avait fait crever toutes les vignes: nous savions que du côté de Bergerac elle ravageait tout, mais je ne sais pas pourquoi, moi, comme bien d'autres, nous ne pouvions pas nous mettre dans l'idée qu'elle viendrait jusque chez nous.
Et pourtant c'était bien elle, c'était bien la maladie, marquée par cette tache ronde qui d'année en année allait s'élargir comme l'huile sur une touaille, et tuer toutes nos vignes! Je finis d'arriver chez nous tout ennuyé, ne pensant plus à faire péter mon fouet. comme de coutume, pour m'annoncer. Après avoir mis la mule à l'écurie, je montai à la maison, et après m'être lavé les mains, je m'assis à table pour dîner avec les autres. Moi, je déteste tellement de tromper, que sans que je m'en doute, sur ma figure on connaît quand j'ai quelque chose. Ma femme vit bien que j'étais tracassé, mais elle ne me dit rien devant chez nous. Quand j'eus mangé un morceau lentement, pensant en moi-même à ce gueux de phylloxera, Hélie me versa à boire un plein gobelet de vin.
—Doucement, petit, que je lui dis, il faut le ménager, car bientôt nous n'en aurons plus; la maladie est dans nos vignes.
—Comment! que dis-tu? firent-ils tous.
—Oui, malheureusement, je l'ai vu tout à l'heure. Dans nos vignes de la Côte il y a une tache jaune, d'ici deux ou trois ans tout sera mort.
—Nous voilà bien plantés, dit mon oncle; au lieu de vendre quelques barriques de vin, il nous faudra en acheter.
—Mais peut-être, reprit ma femme, que d'ici là, on aura trouvé un moyen de guérir cette maladie.
—Il ne faut pas compter là-dessus, répondit l'oncle, il y a quinze ans que les savants cherchent le moyen de tuer le phylloxera, et ils ne l'ont pas trouvé.
—Je me demande de quoi ils servent, alors, dit notre aîné.
Ça se passa bien comme je l'avais dit: l'année d'après nous ne fîmes pas le quart de vin comme d'habitude et encore pas bon, parce que les vignes malades ne pouvaient plus faire mûrir le raisin; et puis l'année qui suivit, rien. Je parle des vignes de la Côte, car la vieille vigne dans le terme, au-dessus de la maison, résista un peu plus, mais au bout de trois ans elle était comme l'autre: en tirant sur les pieds, ils suivaient comme qui arrache une rave.
Voyant ce qui nous attendait, je ne vendis pas de vin, me disant que celui que nous avions, il fallait le garder pour le temps où il n'y en aurait plus du tout: et puis, afin de le ménager, on fonça de la vendange dans des barriques pour faire de la piquette toute l'année. Nous avions aussi une demi-barrique de vin de la vieille vigne qui avait quatre ans, et d'autre de deux ou trois ans. Mon oncle me dit qu'il fallait tirer cette demi-barrique en bouteilles afin de le garder pour quelque grande occasion ou en cas de maladie. Quand ce fut fait, on mit les bouteilles dans des caisses avec de la paille.
La jeunesse qui a le temps devant elle, ne se tracasse point comme nous faisons pour beaucoup de choses, nous autres gens âgés. Peut-être si nous étions sages, devrions-nous faire comme elle, et porter les traverses qui surviennent sans nous en troubler. Ce qu'il y aurait de mieux, ça serait de regarder tranquillement les accidents et de tâcher d'en tirer le meilleur parti qui se puisse. Mais voilà, celui qui a la charge de la maison, porte le poids des inconvénients pour lui et pour les siens. Les jeunes gens libres de ce souci ont encore dans les yeux l'espérance, qui trompe souvent, comme les feux-follets qui dansent dans les prés, mais qui, en attendant, les fait marcher joyeux.
Les droles donc, chez nous, ne se faisaient pas beaucoup de mauvais sang de cette affaire, au moins en ce qui les touchait. Ils buvaient de la piquette au lieu de vin, et n'y faisaient pas attention. Nous buvions bien quelque peu de vin, le dimanche, pour faire chabrol, et puis s'il venait quelqu'un chez nous; mais autrement de la piquette. Il n'y avait que mon oncle qui ne bût que du vin, parce que l'ayant de coutume depuis si longtemps, ça aurait pu le fatiguer, joint à ça que l'on dit que le vin est le lait des vieux.
Au carnaval de l'année 1881, Bernard demanda une permission et vint nous voir sans nous avoir écrit. Il descendit du chemin de fer à Thiviers et vint de son pied pour nous surprendre. Il venait d'être nommé sergent-major, mais nous n'en savions rien. Le dimanche gras au soir donc, nous étions à souper, quand nous entendons japper la Finette, puis quelqu'un montant l'escalier et ouvrant la porte: Bernard! Tout le monde fut bientôt debout. Lui, courut à sa mère et l'embrassait comme du bon pain, tandis qu'elle, fière de son drole et heureuse de le revoir, avait les yeux mouillés. Après la mère ce fut le tour de la belle-sœur Victoire et puis nous autres. Quand il eut fait ses amitiés à tous, la grande Mïette lui mit une assiette à côté de sa mère et il s'assit à table. Tout en mangeant, on lui fit fête à cause de ses galons; lui, cependant, nous expliqua qu'il allait se préparer pour une école où vont les sous-officiers, afin de passer officier. C'est maintenant, dit-il, que je vais me servir de ce que j'ai appris à Excideuil, et je tacherai que vous ne plaigniez pas l'argent que je vous y ai mangé.
Officier! avec une épaulette d'or! cette idée faisait grande joie aux petits, et à nous autres, ça nous faisait quelque chose aussi. Le fils d'un paysan, d'un meunier, officier et en passe de monter haut; que voulez-vous que je vous dise, on est des hommes.
—Qui sait, dit mon oncle, vous autres le verrez peut-être commandant ou colonel; sous la grande République, il ne manquait pas de fils de paysans montés jusque-là et plus haut. Pour moi, tout ce que je demande, c'est de le voir simple officier avant de m'en aller.
—Oh! oncle, dit ma femme, vous êtes fier et bien en santé, vous le verrez mieux que ça.
—Oui, ma fille, je suis fier, mais j'ai soixante-quinze ans, et je ne suis plus qu'une vieille lure.
—Voyons, dit François, on a mis en bouteilles, il y a deux ans, une demi-barrique de vin vieux pour quand on serait malade. Personne ne l'a été, Dieu merci, et il faut espérer que personne ne le sera de longtemps. Mais comme ça on n'en boirait jamais et il se gâterait. D'ailleurs, il vaut mieux boire le bon vin quand on est fier que quand on est malade, on le trouve meilleur. Si le père le veut, je vais en aller chercher deux ou trois bouteilles pour arroser les galons de Bernard.
—Vas-y mon drole, tu as une bonne idée.
Et quand il fut remonté, on trinqua et on but à la santé du sergent-major.
Le lendemain je fus avec Bernard à la Fayardie, et le mardi Fournier vint faire carnaval chez nous avec Nancette et le petit. Nous étions treize de la famille en le comptant, ça faisait une jolie tablée. La grande Mïette au fond faisait quatorze. Ce soir-là, nous bûmes de bons coups, comme si jamais de la vie on n'eût ouï parler de phylloxera. L'ennui des premiers temps était un peu amorti, et après avoir attendu inutilement la guérison des vignes, nous nous prenions maintenant à espérer qu'on pourrait les refaire, comme de fait ça arrive.
Quelques années se passèrent comme ça, sans rien d'extraordinaire au Frau. Depuis assez longtemps, nous n'avions plus de métayers, et mes garçons et moi nous travaillions seuls tout notre bien. D'ailleurs, c'était toujours notre même train de vie d'autrefois; aussi je ne rapporterai pas des choses journalières pareilles à d'autres dont j'ai parlé déjà, ne voulant pas, si je puis, rabâcher encore. C'est bien assez que j'aie raconté des affaires qui, probable, n'intéresseront personne que les miens. Et puis, il faut que je le dise aussi, je me rappelle bien tout ce qui s'est passé dans le temps chez nous; je me souviens très bien de toutes nos anciennes affaires; mais pour celles d'hier, de l'année passée, d'il y a deux ans, même dix ans, je les ai quasi presque oubliées, et quelquefois je suis obligé de les demander à ma femme: je mentionnerai donc seulement les choses marquantes pour nous.
En 1882, il me naquit deux petits-enfants: une drole de ma nore Victoire, et un drole de Nancette. Elle avait déjà un garçon aurait tant aimé une fille, et Hélie, pour son premier enfant, aurait voulu un mâle; mais ces affaires-là ne s'arrangent pas comme on veut.
A la fin de 1883, Bernard fut nommé officier dans un régiment qui était à Brive. Ça fut une grande affaire chez, nous, et bien des gens m'en firent compliment; mais je ne fais pas grand état de toutes ces félicitations, parce que je sais que parmi les complimenteurs, il y a d'ordinaire beaucoup de flacassiers.
Lorsqu'il vint en permission, il y eut grande fête à la maison et à la Fayardie, comme bien on pense, et nous étions tous glorieux du cadet. Lui était plus raisonnable que ses frères, et le lendemain de son arrivée il prit ses anciens habillements de civil, et se mit à chasser pour se reposer d'avoir beaucoup travaillé à l'école. Qui l'aurait rencontré dans les bois sans le connaître, avec une groule de veste et un méchant chapeau, n'aurait jamais dit que ça fut un jeune officier de l'armée. Il n'alla pas tant seulement se montrer à Excideuil, comme ça aurait été pardonnable de le faire, preuve que la gloriole ne lui tournait pas la tête.
L'année d'après, François se maria avec la fille d'un meunier de sur la Cole, et s'en fut demeurer chez son beau-père, que j'avais connu dans le temps, à la noce de mon cousin de Brantôme. François entrait chez de braves gens, et le moulin était bien en pratiques. Ils n'étaient pas riches si on veut, mais avec ça la fille n'était pas un mauvais parti, parce qu'elle était pour lors seule de famille, son frère étant mort l'année d'auparavant.
En 1885 ça fut une bonne année pour les naissances. Il nous naquit un drole de Victoire. Nancette eut une fille, et mon autre nore, qui s'appelait Clara, en eut une aussi.
Mais l'année d'après ne fut pas aussi bonne. Un jean-foutre de boulanger avec qui je faisais du commerce, fit banqueroute et me fit perdre près de quarante pistoles. J'eus comme les autres onze pour cent, deux ans et demi après: le reste se mangea en frais, comme c'est de coutume.
Dans ce même temps, notre Yrieix, qui avait pour lors ses vingt-trois ans, s'amouracha d'une fille du bourg qui était bien une drole tout à fait comme il faut, et jolie de figure, mais qui n'avait pas un sol vaillant. Comme tous les soirs presque, il descendait la voir et revenait des fois assez tard, je m'en aperçus vite et je lui en parlai. A la première parole il me confessa la vérité: cette fille lui convenait, et avec notre permission il voulait la prendre pour femme. Moi je lui dis qu'il fallait bien y penser avant de faire cette affaire; que de prendre une fille n'ayant rien, lui qui n'aurait pas grand'chose plus tard, c'était se mettre dans la misère, les enfants venant; que dans la vie on ne pouvait pas toujours suivre ses goûts; qu'il fallait penser à l'avenir et consulter la raison, attendu que le mariage avait ses charges et qu'il était bon de se mettre en mesure de les supporter.
Je sais bien, continuai-je, que tu pourrais me dire que je n'ai pas tant calculé que ça pour prendre ta mère quoiqu'elle n'eût rien. Ça, c'est vrai; mais moi j'étais dans une autre position que toi, mon pauvre drole, ayant quelque dizaine de mille francs de ma mère, et assuré de plus de l'avoir de mon oncle.
Là-dessus il me répondit que j'avais bien raison en ce que je disais, mais que pourtant, si on ne se mariait jamais qu'ayant l'avenir assuré, il y aurait les trois quarts des gens qui ne se marieraient pas. Quant à lui, il se sentait force et courage pour nourrir une femme et des enfants; il affermerait un moulin et se tirerait d'affaire; il ne me demandait seulement que de lui aider un peu.
Le voyant décidé, je lui dis alors que dans tous les cas rien ne pressait; qu'il fallait attendre quelque temps, afin de ne pas prendre un caprice passager pour une amitié solide.
Il me répliqua qu'il attendrait donc, bien résolu qu'il était de ne rien faire sans mon consentement.—Ecoute, lui dis-je, puisque c'est comme ça, et que tu es bon drole, voici ce qu'il faut faire. Ça n'est pas en trimant dans un petit moulin de par là, que tu tireras d'affaire. Il te faut voir un peu la minoterie et travailler dans les grandes usines; tu apprendras là quelque chose qui pourra te servir à entreprendre les affaires pour ton compte. Je te chercherai une place, soit à Barnabé ou à Sainte-Claire, ou bien à Saint-Astier; je connais les messieurs et je pense y arriver.
—J'aurais mieux aimé attendre ici, qu'il dit, mais je vois que tu as raison, je partirai quand il le faudra.
Je ne trouvai pas à le placer dans les minoteries d'autour de Périgueux, et il lui fallut aller du côté de Ribérac.
C'était un garçon sage, Yrieix, attentionné à son travail et sachant se faire aimer. Aussi, d'abord qu'il fut là-bas, son bourgeois prit confiance en lui, si bien que l'année d'après, il lui augmenta ses gages.
Et puis il se maria avec sa bonne amie. Sa mère était veuve, et elles étaient si pauvres que ma femme en avait compassion; et, voyant cette fille rester sage pendant un an que notre drole fut là-bas, sans parler à personne, elle l'affectionna, et en cachette, pour ne pas la mortifier, elle lui donna des nippes et tout le linge pour monter son petit ménage. La noce se fit au Frau, bien entendu, et puis après Yrieix emmena sa femme.
Voilà comment ça va dans les familles; il y en a qui montent et d'autres qui descendent. La Nancette avait pris un homme riche, Bernard était officier, et le pauvre Yrieix, lui, était garçon dans une minoterie. Fournier élevait ses enfants bien simplement, à la mode campagnarde; mais avec ça, il les faisait instruire en pension et leur donnait des idées sur des choses dont la femme d'Yrieix n'avait jamais ouï parler; de manière que plus tard, les cousins germains, fils de Nancette et fils d'Yrieix, venant à se rencontrer, il y aurait eu tant de différence entre eux qu'ils ne se seraient jamais pris pour parents. J'imagine que beaucoup de gens pauvres, qui portent le même nom que des familles riches, proviennent de la même souche et de frères qui n'ont pas réussi ou se sont ruinés, tandis que les autres faisaient fortune.
Cependant, mon oncle avait ses quatre-vingt-deux ans passés, et il était toujours en bonne santé. Sa barbe et ses cheveux étaient blancs comme neige; mais au demeurant il n'avait point de grandes infirmités, entendant bien, lisant sans lunettes et marchant encore avec son bâton, quoiqu'il eût quelquefois des douleurs. Son ami Masfrangeas était mort il y avait un an, et il disait quelquefois que ça serait bientôt à son tour.
—Bah! faisait Hélie, toi, oncle, il faudra te tuer à coups de bonnet de coton!
Et ça le faisait rire, car rien ne plaît plus aux vieux que de leur dire qu'ils sont bien fiers. C'était la pure vérité pour mon oncle, mais, à cet âge, il ne faut pas grand'chose pour les déranger.
Dans le commencement de l'année 1889, il sentit quelque peine à remuer son bras gauche: encore tant mieux, dit-il, que ça ne soit pas le droit. Il ne sortit pas de tout l'hiver, ayant peine à se réchauffer, de manière qu'il fallait lui mettre le moine dans le lit. Nous avions fait arranger à Périgueux un de ces grands fauteuils qu'il y avait dans le grenier de Puygolfier, et il passait ses journées devant le feu, tisonnant avec son bâton, et quelquefois lisant quelques pages dans ses vieux livres, qui étaient marqués aux endroits qu'il prisait le plus. Dans la journée, ma femme ou Victoire, ou la grande Mïette, étaient toujours là, et ça le gardait d'ennuyer. Le soir, nous autres lui lisions le journal, et comme, dans l'Avenir, il était souvent question du Centenaire de la Révolution, il disait quelquefois:
—Je voudrais bien tout de même aller jusqu'au quatorze juillet!
Ça le réjouissait de savoir qu'on fêtait la République, et les souvenirs de la Révolution qu'il tenait de son père et de son grand-père, lui revenaient à la mémoire, et il nous les disait, s'arrêtant parfois de fatigue, et continuant à les suivre dans sa pensée.
Il vit ce quatorze juillet qu'il voulait tant voir. Ce jour-là, c'était fête chez nous, et les droles avaient débarrassé l'auvent des seilles et de la grande oulle, et l'avaient arrangé avec des branches de chêne. Sur la cime d'un piboul ou peuplier, qui était en face de la maison, au coin du pré, touchant le chemin, ils avaient monté un drapeau. Ce piboul était un mai qu'on avait planté en quarante-huit à mon oncle, lorsqu'il fut conseiller. Comme on l'avait planté avec ses racines, il avait pris, et avait profité beaucoup, de manière que maintenant il était très gros. Dans le temps nous l'avions entouré d'une petite muraille pour le garder d'accident, et depuis, nous l'appelions l'arbre de la Liberté.
Après dîner, sur les une heure, l'oncle nous dit:
—Menez-moi sous l'auvent que je voie ça.
Et tous deux, l'aîné, le tenant sous les bras, nous le menâmes sous l'auvent, où Victoire avait déjà porté son fauteuil. Une fois assis, il regarda un moment le drapeau qui flottait au vent et puis nous parla ainsi:
—Ça n'est pourtant que trois morceaux d'étoffe cousus ensemble, mais ces trois couleurs ont fait reculer les Autrichiens et les Prussiens! Il faisait bon vivre et être Français, quand nos volontaires, sans souliers, les abordaient à la baïonnette, les drapeaux au milieu des bataillons, tambours battant, et quarante mille voix chantant la Marseillaise!... Quel temps!... Un de mes oncles fut tué à Jemmapes, et quand la nouvelle en vint à la maison, mon grand-père dit: C'est une belle mort! Vive la République!
Il resta un moment sans rien dire, perdu dans ses souvenirs, puis, voyant le feuillage dont les garçons avaient guirlandé les piliers de l'auvent, il reprit:
—Du chêne, à la bonne heure!... Le chêne est fort comme le peuple... Point de laurier, c'est l'arbre des empereurs, des tyrans... La branche de chêne, c'est la marque du citoyen! Vous m'en mettrez sur ma caisse, quand je serai mort!
Il faisait bon là, à l'ombre. Dans la plaine, les blés mûrs se balançaient doucement, les cigales chantaient après le tronc des arbres, les eaux de l'écluse bruissaient, et on entendait au bourg péter le petit canon que Fournier avait acheté exprès.
Ma femme prit une chaise et vint se mettre près de l'oncle, pour lui faire compagnie, et Victoire en fit autant, ayant son drole sur les genoux. Nous autres, nous étions assis sur le petit mur ou appuyés contre, et nous regardions l'oncle, tranquille et content, avec sa bonne figure, tandis qu'un petit vent doux agitait un brin sa barbe et ses cheveux blancs.
De temps en temps, il nous disait quelques paroles:
—Cette fois, mes droles, la République a gagné pour toujours... Ils auront beau faire, les nobles, les curés et les autres, ils n'y pourront rien... Je suis content d'avoir vu ça... Mais il y a quelque chose que j'aurais voulu voir aussi... Là-bas, vous savez, les sales Prussiens!... J'aurais voulu les voir partir! Mais je suis trop vieux... Vous autres, vous verrez ça. Quelle belle fête, ce jour-là!
Il resta comme ça, l'après-dînée, se remémorant les choses d'autrefois, et de temps en temps nous faisant part de ce qu'il pensait.
Depuis, il continua de décliner peu à peu, tout doucement. D'un jour à l'autre on ne s'en apercevait pas, mais si bien de mois en mois, lorsqu'on voyait qu'il ne pouvait plus mettre ses souliers tout seul, ou ne se levait de son fauteuil qu'avec le secours de quelqu'un de nous. Lorsque Bernard vint en permission au mois d'octobre, il ne se levait plus que les jours où il faisait beau soleil, et seulement vers midi. Quand je dis qu'il se levait, il faut dire qu'on le levait, car il ne pouvait guère s'aider, surtout d'un bras. Il ne mangeait pour ainsi dire plus, de manière qu'il allait s'affaiblissant toujours davantage. Il le connaissait bien, car sa tête était toujours bonne, et il disait qu'il n'irait pas loin.
Il avait demandé qu'on le mît dans la grande chambre, parce que c'était la plus plaisante, et que de son lit il voyait la plaine des bords de la rivière et le moulin. Lorsqu'il ne put plus se lever du tout, il y avait toujours quelqu'un avec lui, ma femme principalement, ou Victoire, et leur compagnie lui faisait plaisir. Dans les derniers temps, il dormait beaucoup dans la journée, et ça nous annonçait sa fin, vu le proverbe: Jeunesse qui veille, vieillesse qui dort, sont près de la mort.
Un matin, avant jour, il dit à ma femme qui l'avait veillé la nuit avec la grande Mïette, chacune la moitié:—Ma pauvre Nancy, je crois que je ne passerai pas la journée... Avant de m'en aller, je voudrais vous voir tous à table... là, près de moi. Envoie quérir Nancette, qu'elle vienne avec ses droles... et puis François aussi.
On fit comme il l'avait dit. A une heure, François étant arrivé, on se mit à table pour dîner. Le petit bout était contre son lit avec son assiette et son verre; lui était accoté sur des coussins. Fournier était venu avec sa femme et les petits, et quand il s'approcha du lit, mon oncle lui dit en plaisantant, mais bien bas:—Salut, Monsieur le maire! je vais vous donner de la besogne. Et comme il vit que ma femme et Nancette s'essuyaient les yeux, il leur dit:—Mes enfants, ne vous faites pas de peine... j'ai fait mon temps... je m'en vais dans ma quatre-vingt-quatrième année... vous laissant heureux... je ne suis pas à plaindre.
Il ne voulut pas qu'il fût dit qu'il n'eût pas mangé avec nous autres une dernière fois. Bernard avait tué des cailles, et on lui en avait fait rôtir une. Après avoir pris un peu de bouillon de poule, il mangea la moitié d'une aile de cette caille; ça fut tout ce qu'il put faire. Quand ce fut sur la fin du dîner, il me dit: Va quérir du plus vieux vin... que nous trinquions ensemble.
Quand le vin fut versé dans les verres, on lui donna le sien, et tous, petits et grands, nous vînmes choquer avec lui. Après avoir bu une gorgée, il rendit son gobelet et se laissa aller sur les coussins.
—Mes enfants, je suis content de vous avoir vus tous, autour de moi... manque Yrieix... Mais le pauvre drole, je ne l'oublie pas. Ecoute, Hélie, dans mon tiroir, il y a des valeurs, tu sais, qui me sont dues... pour une douzaine de cents francs approchant: c'est pour Yrieix qui a pris une femme pauvre... pour lui aider à s'établir plus tard... fais-je bien?
—Oui, oui, oncle, dîmes-nous tous.
—Donc, alors, tout va bien, mes enfants... moi je pars la conscience tranquille... et je vais aller dormir à côté de nos anciens... Je ne regrette qu'une chose... vous savez quoi!
—Hélie, mon fils, le jour où on aura chassé de France, de là-bas, d'Alsace... les derniers Prussiens, tu viendras sur ma fosse, et te penchant vers moi, tu me diras:
—Oncle! ils sont partis!
Il avait parlé fort, et ça l'avait fatigué. Un moment après, il nous dit:
—Ouvrez les fenêtres, que je voie encore le soleil.
C'était un de ces beaux jours de l'été de la Saint-Martin, qui sont communs en Périgord. Le soleil rayait fort, séchant le long de la rivière les regains dont l'odeur montait jusqu'à nous. Le moulin était arrêté, et on n'entendait que le bruit des eaux tombant de l'écluse. En face de la fenêtre, le vent faisait bruire les feuilles de notre arbre de la Liberté qui commençaient à jaunir. Tout à la cime de l'arbre, le drapeau que les droles y avaient monté le quatorze Juillet flottait toujours au vent. L'oncle regarda tout ça un moment sans rien dire, puis il appela bien bas, bien bas le pauvre, l'aîné de Fournier, qui avait ses quatorze ans:
—Viens là, mon Robertou.
Quand le drole fut là, penché sur le lit, l'oncle lui dit tout doucement, comme un souffle:
—Chante la Marseillaise.
Et le drole émotionné, les yeux brillants, debout auprès du lit, commença de sa voix claire et tremblante un petit: