Le moulin du Frau
Quand on se fut rassis, on parla de chanter, et ce fut le fils Roumy qui commença.
Tandis qu'il chantait, et que tout le monde écoutait en regardant, je vis mon cousin Ricou qui avait fait semblant de tomber son couteau, et se coulait sous la table. Je dis un mot à l'oreille de Nancy et elle rassembla ses cotillons, et ramena ses pieds sous sa chaise. Lui arriva à quatre pattes sous la table, et dit tout doucement:
—Cousine, laissez-moi prendre votre lie-chausse.
Nancy, sans rien dire, tira de sa poche un ruban bleu et tenant toujours ses jambes serrées, le lui donna et il s'en retourna. Lorsqu'il se remit à sa place, il avait l'air tout capot, et je me mis à rire en le regardant. La chanson de Roumy finie, mon cousin coupa la soi-disant lie-chausse en morceaux, et les distribua aux jeunes gens qui les mirent à leur boutonnière.
Et on continua à chanter, et dans les chansons, il y en avait de gaies, et ça faisait rougir un peu Nancy, comme aussi les plaisanteries qu'on nous faisait: plaisanteries de nos anciens, vieilles et naïves comme eux. Pour dire ce que j'en pense, j'aime encore mieux ces coutumes paysannes que celles des bourgeois, qui trouvent ça pas distingué, et s'en vont en voyage au sortir de table, comme s'ils avaient honte de dormir ensemble au vu de tous leurs parents et amis; que ne gardaient-ils leur ancienne cérémonie du coucher de la mariée, au lieu de s'ensauver comme deux amoureux qui se dérobent pour aller faire l'amour?
On porta enfin le café, et pour quelques-uns qui étaient là, comme le cousin du Coucu et d'autres, c'était une chose rare. Il nous avait fallu emprunter des tasses chez Maréchou, et Jeantain en avait porté de chez lui, et Lajaunias aussi, car on pense bien que nous n'en aurions jamais eu assez pour tant de monde.
Quand on eut fait force brûlots, rincettes, sur-rincettes avec de l'eau-de-vie du pays, et pris du cognac que j'avais apporté, mon oncle alla chercher une grande bouteille de pinte et dit:
—Voici de l'eau-de-vie faite par mon grand-père il y a de ça quarante-cinq ou six ans. Je l'ai gardée depuis longtemps pour cette occasion: rincez donc vos tasses et nous allons boire à la santé de mon neveu et de ma nièce, ou pour mieux dire, de mes enfants.
Entendant cela, Nancy me serra la main et ses yeux se mouillèrent.
Mon oncle fit le tour de la table pour servir chacun de sa main, et quand il eut fini, il revint à sa place et, levant sa tasse, dit posément:
—Il me semble qu'en buvant cette eau-de-vie faite par mon grand-père et conservée avec soin par mon père, nos anciens qui sont morts se joignent à nous en ce moment, pour boire à la santé de leurs enfants.
Et une dernière fois, après avoir trinqué et bu à notre santé, tout le monde suivit M. Masfrangeas qui s'était levé, et nous fûmes nous promener le long de la rivière, ce qui ne faisait pas de mal après être restés à table cinq heures d'horloge.
Le soir, la jeunesse parla de danser et on monta dans la grande chambre, où je dansai la première contredanse avec ma femme et les contre-nôvis. Puis après, tous les jeunes gens voulaient danser avec Nancy, soit une bourrée ou une sautière, et il fallut qu'elle les contentât par honnêteté. Tandis que nous étions là, mon oncle vint à la porte et me cligna de l'œil. Je sortis et il me dit alors d'aller au jardin, où la servante de Puygolfier voulait me parler.
J'y allai, et la grande Mïette me dit que la demoiselle Ponsie me faisait dire que si nous voulions monter, de peur d'être tracassés, elle nous avait préparé une chambre, et que M. Silain n'y était pas.
Malgré ça, quoiqu'il n'y fût pas, ça m'aurait gêné de coucher sous son toit, et Nancy encore plus, depuis ce qui s'était passé entre nous dans les bois-châtaigniers. Je fis donner le merci à la demoiselle, en lui disant que nous nous étions précautionnés de ce côté-là.
Etant rentré dans la chambre, je dansai encore avec ma cousine de Brantôme, et sur les dix heures, je sortis en disant que j'allais faire faire un vin à la française. Au bout d'un moment, Nancy vint me rejoindre derrière le mur du jardin; je lui mis son châle sur les épaules, car il faisait frais, et la prenant par le bras, nous nous en allâmes vers le Taboury, à travers les bois.
Quel heureux moment que celui où nous fûmes seuls tous deux, marchant doucement sous les étoiles, serrés l'un contre l'autre, sans rien dire, tant nous étions contents d'être mari et femme pour la vie! Je ne passe jamais dans les sentiers que nous avons suivis, sans me remémorer cette nuit-là.
J'avais fait le mot à la femme du fermier, et elle nous avait préparé un lit dans une petite chambrette bien propre, où on ne couchait pas d'habitude. Je pris la clef dans un trou de mur qu'elle m'avait enseigné, et étant entrés, je refermai la porte en disant à Nancy: C'est les autres qui seront attrapés quand ils nous chercheront.
En attendant, ils s'amusaient toujours tant qu'ils pouvaient; quelques-uns se remirent à boire, d'autres dansaient, tandis que les gens raisonnables parlaient d'aller se coucher. Mais auparavant, mon cousin Ricou et Roumy avaient fait faire un tourin à la Marion, et sur les deux heures du matin, il s'agissait de le porter. Mais il fallait nous trouver, ce qui n'était pas aisé, car aucun ne pouvait s'imaginer que nous nous étions en allés à plus de demi-heure de chemin par les bois. Ils cherchèrent dans toute la maison, et ne nous trouvant point, ils pensèrent que nous étions à la Borderie et s'y en furent. Comme ils ne nous y trouvèrent point, ils revinrent au Frau, et descendirent au moulin. Dans la chambre de Gustou, ils le trouvèrent couché avec mon cousin Estève, et allant dans celle de mon oncle, ils le trouvèrent aussi couché à l'ancienne mode dans le grand lit, avec M. Masfrangeas qui ronflait dur. Ils furent tous coyonnés, car aux noces, c'est à qui se moquera des autres: les nôvis se cachent de leur mieux, et les conviés cherchent de même; tant pis s'ils ne trouvent pas, on se moque d'eux.
C'est ce qui arriva aux nôtres: quand ils revinrent à la cuisine, la Marion et la femme du Taboury et ma tante les plaisantèrent, et leur dirent qu'ils ne savaient pas dénicher, que pourtant c'était bien facile de nous trouver, et autres choses pareilles. Enfin pour en finir, ces femmes leur déclarèrent que c'était inutile de continuer à nous chercher, que nous étions à Puygolfier où la demoiselle nous avait retirés. D'aller là, il n'y fallait pas penser, aussi ils mangèrent leur soupe à l'oignon, se remirent à danser un moment, et puis on alla se coucher.
M. Vigier s'en était retourné sur sa jument; Roumy emmena chez lui mon oncle Chasteigner avec sa femme, et Lavareille avec sa fille; Nogaret du Bleufond et l'autre Nogaret du Coucu s'en furent coucher chez Maréchou, et les autres s'eyzinèrent. On dédoubla les lits dans la grande chambre et partout; enfin on s'arrangea pour le mieux. Les plus enragés passèrent la nuit à boire, et sur les quatre heures du matin, Jeantain et mon cousin Ricou s'en furent tirer l'épervier, disant qu'ils voulaient prendre un peu de poisson pour se dégraisser les dents.
Le lendemain, il fallut recommencer. Après dîner, Nogaret du Bleufond, Nogaret du Coucu, et Lavareille s'en furent, ainsi que mes cousins les Estève, et Lajaunias, de Savignac. M. Masfrangeas s'en était allé le matin avec mon oncle, pour attendre la voiture de Périgueux. Le soir, nous étions bien encore quinze ou dix-huit à table. Après souper, les uns s'en furent de nuit et d'autres restèrent encore à coucher.
Pour dire la vérité, ma femme et moi, il nous tardait d'être un peu tranquilles, mais nous n'en faisions pas pour ça mauvaise figure à nos parents et amis; au contraire, nous les fêtions de notre mieux.
Le soir du troisième jour, nous soupâmes dans la cuisine comme de coutume; il n'y avait plus, en fait d'invités, que ma tante Gaucher et mon cousin, et les Nogaret de Brantôme. Le lendemain matin, ils partirent tous, et nous voilà seuls.
VII
La maison reprit son air habituel, et chacun de nous son train ordinaire. Moi je m'occupais du moulin avec Gustou, et mon oncle allait à la Borderie où se bâtissait la grange, pour laquelle il fallait mener du sable, des bois, et des tuiles afin de la couvrir. Quand je dis que la maison reprit son air habituel, c'est une manière de dire qu'elle redevint tranquille comme avant la noce; mais pour dire vrai, elle était autrement plaisante. Dix fois le jour je montais du moulin, pour voir ma femme et lui dire un petit mot d'amitié, et je m'en retournais au travail. Des fois, elle descendait avec son ouvrage et rapiéçait du linge ou des hardes, tandis que je faisais moudre. Lorsque je m'en allais en route, chercher du blé ou rendre de la mouture, il me tardait d'être de retour; et quand de loin je voyais les grands châtaigniers de la cime du terme, et ensuite fumer la cheminée de la maison, je me sentais tout réjoui. Alors en cheminant je me disais qu'il n'y avait pas de sort plus heureux que le mien; ayant une belle et bonne femme que j'aimais bien, et qui me le rendait, et vivant tranquille avec mon oncle en travaillant, ne craignant point la misère et n'enviant pas la richesse. Quelquefois, je me pensais combien j'avais eu raison de laisser la ville pour venir demeurer au Frau. Si j'étais resté à la Préfecture, j'aurais été pour ainsi dire toujours esclave et prisonnier dans un bureau; je me serais marié avec une demoiselle qui aurait voulu faire la belle dame, être cossue pour aller à la promenade, à la musique et au bal; j'aurais eu une femme que les officiers auraient guignée si elle avait été jolie, et qui m'aurait peut être fait tourner en bourrique et ruiné. Au lieu de ça, j'étais libre, maître chez nous, ne devant rien à personne, travaillant comme je l'entendais; et j'avais une bonne femme bien aimante, bonne ménagère, ne pensant qu'à bien faire à ceux qui étaient autour d'elle, et à faire prospérer la maison.
Lorsque j'étais à portée de chez nous, je faisais claquer mon fouet, ce qui faisait enlever nos pigeons picorant dans l'orge ou la garaube, et je voyais venir sous l'auvent, ou se mettre à la fenêtre, ma Nancy, qui me faisait signe de loin, et ça me donnait des jambes pour finir d'arriver quand j'étais fatigué.
Au bout de quelque temps, la Marion me dit:
—Ecoutez, Hélie, votre femme est une bonne femme, ça c'est sûr, et quelqu'un qui dirait le contraire, je lui dirais qu'il en a menti; mais, depuis longtemps, j'ai toujours été chez des curés, habituée à mener les choses à ma mode, n'y ayant pas d'autre femme chez eux, de manière que je ne sais pas faire autrement. Or, à cette heure, il est juste que votre femme soit maîtresse ici et qu'elle gouverne tout à sa fantaisie; mais moi, vous comprenez, j'ai quarante ans passés, et j'ai pris des habitudes que je ne saurais pas perdre comme ça. Il vaut mieux que vous preniez une chambrière jeune, qui aidera votre femme et qu'elle apprendra à sa manière, et moi je me chercherai une place: jeudi qui vient, j'irai avec vous à Excideuil, pour voir.
Je trouvai que Marion avait raison, et je le dis à mon oncle qui fut de mon avis. Nous prîmes une fille de Saint-Sulpice appelée Suzette, qui marchait sur ses dix-sept ans, et quant à Marion, elle se plaça chez le curé de Saint-Paul-Laroche, dont la servante venait de mourir.
L'hiver se passa tranquillement au Frau. Les eaux débordèrent, mais ne firent pas trop de dégât, et nous avons eu plus de mal d'autres fois. Le soir après souper, nous étions autour du feu réunis, mon oncle fumant sa pipe dans la queyrio, ma femme faisant son bas, Suzette filant sa quenouille, Gustou pelant les châtaignes en racontant ses histoires, moi lui aidant à peler. Je me pensais lors que nous étions bien heureux; mais tout de même, il y avait des choses qui nous tracassaient mon oncle et moi, c'était de voir comme les affaires du pays allaient mal.
Quelquefois, je lisais la Ruche, et mon oncle m'écoutait tout triste, se demandant comment tout ça finirait. En ce temps-là, on commençait à faire arracher les arbres de la Liberté à Paris, soi-disant parce qu'ils gênaient, et les soldats marchaient contre les citoyens qui se rassemblaient pour les défendre. Chez nous, les nobles, les curés, les bourgeois, disaient tout haut que la République n'en avait pas pour six mois. Le curé Pinot ne se gênait pas pour prêcher, le dimanche, que le seul remède aux maux de la France, c'était de la jeter à bas. Et lui, méchant petit curé de campagne qui aurait dû être respectueux pour un supérieur, il blâmait hautement l'archevêque de Paris qui, dans un mandement, avait dit que l'Eglise respectait tous les gouvernements qu'elle trouvait établis, même ceux sortis d'une révolution, pourvu qu'ils fissent leur devoir. Ça n'allait pas au curé, ça, et il traitait ce brave archevêque, comme si c'eût été quelque pauvre diable de socialiste pareil à Lajarthe: il ne se rappelait plus, la tête de citrouille, que lui aussi avait dit la même chose, le jour où il avait béni l'arbre de la Liberté devant son église.
Quant à M. Silain, il criait, partout et à qui voulait l'entendre, qu'il n'y avait pas à disputer avec les rouges, qu'il n'y avait qu'à les foutre à l'eau partout.
C'est une chose bien triste, quand on y pense, qu'une classe de citoyens cherche toujours à maîtriser les autres, sous prétexte de religion ou de gouvernement. Autrefois, c'était les catholiques qui traitaient les protestants comme des chiens, leur volaient leurs enfants, les envoyaient aux galères et les chassaient de France; c'était aussi les nobles qui se prétendaient les maîtres du peuple, et le tenaient dans une dure condition. Et pour lors, c'était les riches, ceux qui jouissaient, qui voulaient maintenir les pauvres, ceux qui travaillaient, ceux qui souffraient, dans leur misère. Le curé Pinot disait là dessus, croyant répondre aux républicains, que le travail était la loi de Dieu depuis la malédiction d'Adam, et que par conséquent ceux qui subissaient cette loi n'avaient pas à se plaindre. Mais il n'expliquait pas pourquoi, parmi les enfants d'Adam, il y en avait qui ne travaillaient point, et ne gagnaient pas leur pain à la sueur de leur front, mais, au contraire, vivaient, largement et à l'aise, du travail des autres. Si bêtes que nous fussions alors, nous autres paysans, nous comprenions bien ça: nous n'aurions pas trop su le dire, mais nous le sentions. Il n'y avait personne dans la commune, par exemple, qui ne trouvât que M. Silain était un mangeur, un homme qui toute sa vie avait été inutile et même nuisible; et quand il parlait de foutre les autres à l'eau, tout le monde pensait qu'il faudrait commencer par lui.
Plus il allait, plus il devenait méchant, M. Silain, quoiqu'il ne le fût pas de nature, comme je l'ai dit. Mais maintenant, il voyait qu'il s'enfonçait tous les jours davantage, et que dans quelques années, pas beaucoup, tout serait mangé, ça le rendait fou. Il y avait des moments où ça lui faisait même faire des bêtises contre ses intérêts, comme lorsqu'il renvoya ses métayers de dedans la cour, qui étaient là depuis une centaine d'années, et qui nourrissaient la maison, car c'était de bons travailleurs.
Je ne sais pas trop à quel propos ça arriva, mais il paraît qu'il était furieux après le frère plus jeune du métayer, qui venait de rentrer du service ayant fait ses sept ans, et qui lui répondit, un jour qu'il se fâchait pour des riens et les traitait comme des chiens:
—Vous savez, notre Monsieur, qu'il n'y a plus d'esclaves! même les nègres sont hommes, aujourd'hui!
Là-dessus il les avait renvoyés. Le métayer avait bien été le trouver et avait demandé pardon pour son frère, le pauvre diable; la demoiselle Ponsie avait prié, supplié et même pleuré, rien n'y avait fait. Le garçon qui lui avait répondu était allé se louer ailleurs, mais ça n'était pas assez, et il leur fallut partir tous.
Qu'avaient-ils à dire?
La terre était à lui, n'est-ce pas? Et s'il lui plaisait d'y mettre d'autres métayers, ou de la faire valoir par des domestiques, ou de la laisser en friche, qui pouvait l'en empêcher?
Sans doute ils auraient pu répondre que cette terre, sans eux, n'eût amené que des ronces, des chardons, de l'ivraie et de la traînasse; que leur travail seul lui faisait porter du revenu; que depuis cent ans les peines et les sueurs de quatre générations de leur famille l'avaient amendée, bonifiée et faite, pour ainsi parler, et qu'il était bien dur d'en être chassés. Mais quoi, il n'y avait pas de loi, pour estimer la plus-value donnée par le travail, et les récompenser; et puisqu'il n'y en avait pas, pouvaient-ils résister? Les gendarmes d'Excideuil n'étaient-ils pas prêts à empoigner, le procureur de Périgueux prêt à requérir, les juges prêts à condamner, et les geôliers de la prison, contre Tourny, prêts à enfermer? Triste chose que le pauvre soit toujours étranglé par la loi.
Les misérables gens se préparaient donc à partir; mais le curé Pinot, venant un jour au château, entra chez eux et les consola à sa manière. Il leur représenta que rien dans le monde n'arrivait sans la permission divine, et que, par ainsi, Dieu trouvait bon qu'ils fussent renvoyés puisqu'ils l'étaient en effet. Et il les exhorta à se soumettre aux vues de la divine Providence, qui sait mieux que nous ce qui nous convient. Les pauvres diables n'avaient rien à répondre à ça; la loi divine était aussi dure pour eux que la loi humaine, et ils se résignaient. Après ce petit prêchement, le curé s'en fut souper avec M. Silain, qui l'avait invité à manger d'un lièvre en royale.
L'injustice m'a toujours soulevé et révolté; je n'ai jamais pu la supporter ni pour moi ni pour les autres. Aussi cette méchanceté de M. Silain me mettait dans une colère noire. J'aurais donné je ne sais quoi pour que la grange de la Borderie fût prête, afin de prendre ses métayers et de les mettre bien à leur affaire tout près de lui, pour lui faire dépit. Je ne me gênais donc pas, comme on peut le croire, pour dire tout ce que je pensais de sa méchante action. Mais il faut le dire, guère personne ne faisait comme moi.
M. Lacaud disait partout, non pas à moi, car je l'aurais bien relevé, mais il disait à qui voulait l'écouter, que M. Silain avait bien fait de jeter ces insolents à la porte; et les pauvres gens à qui il s'adressait répondaient:
—Que voulez-vous, il est le maître! Lajarthe, lui, disait tout hautement que des hommes comme M. Silain étaient des bêtes nuisibles:
—Vois-tu, mon pauvre Hélie, nous autres pauvres paysans, nous avons été tellement écrasés pendant des siècles, que nous ne pouvons par finir de nous relever. Au lieu de faire comme les porcs qui courent tous au secours de celui des leurs qui est attaqué, nous ferions plutôt comme les chiens qui tombent sur celui de la meute que le maître bat: c'est triste!
—Il n'y a qu'un remède à ça, disait mon oncle, c'est l'instruction et la liberté. Les gens finiront par comprendre que c'est leur devoir et leur intérêt de se soutenir, et qu'ils seront les maîtres, le jour où ils sauront tous dire aux Silain, aux Pinot, aux Lacaud:—Non!
Le jour du départ des métayers de Puygolfier, ils passèrent devant chez nous, pour traverser au gué, emportant sur une charrette leur pauvre mobilier. Le père allait devant les bœufs, se retournant de temps en temps pour leur crier: Hâ! hâ! et les piquer de l'aiguillon. Sur le devant de la charrette, on avait fait une place où était assis le grand-père, infirme. Une table longue à pieds massifs, deux bancs, un vieux cabinet de cerisier noirci par la fumée, une maie, deux vieux châlits piqués par les vers, deux ou trois chaises à moitié dépaillées, un dévidoir fait à coups de hache, une barrique vide, s'entassaient sur la charrette. Par-dessus, étaient jetées les paillasses de grosse toile rapiécées de morceaux différents, et deux vieilles couettes jaunies. Deux seaux se balançaient sous la charrette, avec des paniers où il y avait des bouteilles vides, des fours d'oignons, des pelotons de fil, et d'autres où gisaient des poules les pattes liées. Aux ridelles étaient accrochées des affaires: une oulle pour les châtaignes, une tourtière à faire les millassous, une marmite, une poêle à longue queue et plusieurs paires de sabots usés. Dans les endroits où le chargement laissait des vides, on avait placé un sac de farine à demi plein, quelques pots de terre, des hardes, des chiffons et deux tourtes de pain noir. A la cime de ce pilo de meubles et d'affaires, étaient assis, sur les paillasses, deux enfants de quatre et de sept ans.
Voilà toute la richesse de cette famille; voilà tout ce que depuis une centaine d'années elle avait amassé par un travail dur et acharné! Et maintenant qu'on nous dise que la propriété vient du travail! pour quelques-uns, je ne dis pas; mais combien est grande la foule de ceux qui de père en fils travaillent, suent et peinent à force, et sont misérables!
Nous savons ça chez nous, et c'est pourquoi on dit communément: Les pauvres seront toujours pauvres!
Ah! quand donc se lèvera sur le peuple le soleil de la Justice!
A côté de la charrette, marchait une forte femme brune, avec un nourrisson sur les bras, et son bas dans sa poche de tablier. Un drole de seize ans se tenait près d'elle, et de temps en temps portait le petit enfantelet pour soulager sa mère, qui pendant ce temps, comme une vaillante femme qu'elle était, faisait un tour ou deux de bas; derrière, le labri suivait en trottinant. Tout ce monde était triste et dolent de quitter la métairie que la famille travaillait depuis si longtemps, et où le grand-père, infirme, était né avant la Révolution. Mais cette tristesse était muette et résignée, c'était la tristesse du pauvre paysan périgordin, qui depuis des siècles et des siècles mord les dures tétines de la Pauvreté.
Il tombait une petite brume fine. La charrette tressautait lourdement sur les pierres du chemin, et les enfants, juchés en haut, s'attrapaient à la corde qui serrait le chargement, afin de n'être pas jetés à terre.
Au moment où ils passaient devant chez nous, M. Silain se trouva justement là, revenant de la chasse. Cette rencontre le contraria peut-être, mais il n'y avait pas moyen de l'éviter; il s'arrêta donc pour laisser sortir la charrette du chemin étroit. Le père, qui allait devant les bœufs, souleva son bonnet et lui dit: Bonsoir, notre Monsieur; politesse prudente du pauvre, qui ne sait pas ce que le sort lui réserve. Le vieux infirme ne salua pas, lui; il n'en avait pas pour longtemps, et n'avait rien à ménager; partout on trouve six pieds de terre pour y dormir en paix... La mère ne dit rien non plus, mais dans ses yeux passa un éclair de haine, qui eût fait comprendre à M. Silain, s'il s'en fût donné garde, La Jacquerie et Quatre-Vingt-Treize, ces explosions de colères amassées et envieillies, pendant de longs siècles de misère et d'oppression.
Pendant ce défilé, les droles restèrent silencieux comme de petits sauvages, tandis que le labri, fourré sous la charrette, ne cessait de japper après les chiens de M. Silain, qui chassait tout son monde de Puygolfier.
J'étais monté sous l'auvent, ne voulant pas parler à M. Silain. Cet homme me faisait horreur maintenant, depuis qu'il rendait malheureux sa fille et tous ceux qui l'entouraient.
—Pauvres gens! dit ma femme.
—Ha! Je regrette bien, lui répondis-je, que la grange n'ait pas été prête, nous les aurions pris à la Borderie.
Mais j'ai été un peu devant tandis que j'y étais, pour faire voir toute la méchanceté de M. Silain. Il me faut maintenant revenir en arrière, pour raconter une affaire qui m'arriva, il n'y avait que quelques mois que j'étais marié.
Un samedi du mois de février, c'était en 1850, j'étais allé au marché de Thiviers, je ne me rappelle plus pourquoi, et tout en faisant mes affaires, je vis passer ce grand chenapan de maréchal que j'avais si bien frotté à Négrondes, le jour de la dernière vôte, parce qu'il faisait l'insolent avec Nancy. Il avait un fusil pendu à l'épaule par une bretelle de lisière, et en passant près de moi il me regarda d'un mauvais œil. Mais je m'en moquais bien à cette heure, Nancy était à moi, et il n'y avait rien à faire. Je m'attardai un peu dans une auberge, avec mon oncle Chasteigner qui était venu vendre des truffes, et l'Angelus sonnait quand je partis.
Je m'en allais tranquillement, marchant d'un bon pas, car il me tardait d'arriver, comme toujours lorsque j'étais dehors. J'avais passé Puyfeybert, et je n'étais pas bien loin de la Côte, dans le chemin qui traversait un bois-châtaignier, lorsque, en arrivant à un endroit où il y avait un gauliadis ou bourbier, il me sembla voir remuer quelque chose derrière un gros châtaignier qui se trouvait sur la gauche. Au lieu de passer par le sentier que les gens avaient fait dans le bois, pour éviter le gauliadis, ce qui m'aurait mené passer rasis le gros châtaignier, je traversai dans la boue en enjambant sur des grosses pierres qu'on avait mises dans ce mauvais chemin. J'étais presque sorti de là, quand tout d'un coup, je me sentis poussé par derrière et criblé, comme si on m'avait jeté une poignée de graves, et en même temps j'entendis un coup de fusil. Cette poussée, au moment où je n'avais qu'un pied posé sur une pierre, me fit trébucher et tomber. Etant étendu tout de mon long, j'entendis les pas d'un individu qui s'en galopait, et, tournant la tête tout doucement, je vis un grand gaillard avec un fusil. Pardi, que je me pensai, c'est cette canaille de maréchal; et je restai un moment tranquille, parce que je n'entendais plus ses pas, et que je me disais qu'il s'était planté et qu'il était capable de venir m'assommer à coups de crosse si je bougeais. Mais n'entendant rien et ne me voyant pas remuer, il crut m'avoir tué et reprit sa course.
Quand je fus bien sûr qu'il était loin, je voulus me relever, mais les plombs m'étaient entrés dans les reins et dans les cuisses, et j'eus du mal à me mettre sur mes jambes, tant je souffrais. Une fois debout, je repris mon chemin en m'aidant de mon bâton, marchant pas à pas. Je sentais que je n'avais rien de cassé ni rien d'abîmé dans la carcasse, et ça me faisait prendre courage. Il me fallut tout de même une demi-heure, pour aller jusqu'à la Côte, et quand je fus là, les gens me firent boire un coup et deux hommes me soutenant chacun sous un bras me menèrent jusqu'au Frau. Quand ma pauvre femme, bien inquiète déjà de ce que j'étais anuité, me vit dans cet état, elle jeta un grand cri et me prit dans ses bras, tandis que mon oncle et Gustou accouraient bien vite. On m'assit près du feu, et on m'ôta mon havresac qui était plein de gros plomb de loup. Gustou partit de suite pour aller chercher le médecin de Savignac. En attendant, on me mit au lit, et je m'endormis, après avoir conté comment l'affaire était arrivée. Mais je ne dis pas que c'était ce scélérat de maréchal, parce que ça aurait encore fait plus de peine à ma femme, de penser que c'était à cause d'elle que j'avais attrapé ça.
Le médecin vint le lendemain, me tira une dizaine de plombs, et me dit que j'avais eu de la chance d'avoir mon havresac avec quelque chose dedans, qui avait amorti le coup, parce que si j'avais reçu toute la charge dans le corps, j'étais un homme mort.
Aussitôt qu'il fut sûr qu'il n'y avait pas de danger, mon oncle prit la jument et s'en fut à Thiviers parler aux gendarmes, puisque c'était dans leur renvers que l'affaire était arrivée. Le brigadier monta à cheval et vint avec un gendarme pour me demander comment ça s'était passé; quand ils furent à l'endroit, ils trouvèrent une bourre de fusil; c'était une feuille de vieux livre. Lorsque je leur eus bien tout expliqué point par point, et que je leur eus dit qui je croyais que c'était, ils s'en retournèrent emportant les plombs qu'on m'avait ôtés du corps, et la bourre du fusil.
A Thiviers ils s'enquérirent. Au bureau de tabac, on leur dit qu'un garçon dont le signalement répondait assez à celui du goujat était venu acheter du plomb double zéro, pour tuer le loup qui venait souvent rôder la nuit autour de son village, à ce qu'il disait. Cet individu avait aussi acheté pour quatre sous de tabac à fumer. Le plomb et le tabac avaient été pliés dans des feuilles d'un vieux livre qui était sur le comptoir, et, vérification faite, la bourre ramassée sur le chemin était une feuille de ce livre.
Le maréchal fut amené à Thiviers et conduit au bureau de tabac. La marchande, interrogée, déclara que celui qui avait acheté le plomb et le tabac avait bien une figure à peu près comme celui-là, mais était bien moins grand.
Il était clair que cette canaille avait fait acheter le plomb par un autre, mais il fallait trouver cet autre. Autrefois la justice n'était pas si bien menée qu'aujourd'hui, et par-dessus le marché, à ce moment-là, les gendarmes avaient assez d'ouvrage pour surveiller les rouges, de manière qu'il arrivait assez souvent qu'il se commettait des crimes dont on ne trouvait jamais les auteurs, comme c'était arrivé pour l'assassinat de ce porte-balle, près du Frau. Ça arriva aussi pour mon affaire: les gendarmes cherchèrent, interrogèrent plusieurs individus, mais, en finale, ils ne purent mettre la main sur celui qui avait acheté le plomb. Pourtant, c'était un ami du maréchal qui ne valait pas plus que lui, comme on le sut trop tard; ils avaient déjeuné ensemble dans une auberge et il semble qu'on aurait pu le trouver, mais enfin on ne le trouva pas.
Au reste, il faut dire qu'en ce temps-là les gens ne tenaient pas beaucoup à témoigner en justice, et se cachaient, parce que c'était chose toujours pleine de dérangements et d'ennuis; sans compter que les avocats ne se gênaient pas bien, pour supposer de vilains motifs aux témoignages de ceux qui chargeaient leurs clients, et pour leur chercher, comme on dit, les poux dans la tête: on m'a assuré que ça arrivait encore quelquefois.
Moi, j'en fus quitte pour quelques jours de lit, et quinze jours de repos, après quoi je repris mon travail et mes habitudes. Mais il me faut dire ici que les soins de ma femme, et sa manière de bien faire, et l'affection qu'elle me montra dans cet accident, faisaient que je ne regrettais pas trop mon coup de fusil.
Environ dans les deux ou trois mois après, Nancy me dit un jour qu'elle croyait être enceinte, ce qui me fit grand plaisir, car nous autres paysans nous ne faisons pas comme des gens de la ville qu'il y a, qui vous disent tout sans façons qu'ils ne veulent pas d'enfants. Au contraire, il nous semble qu'un mariage n'est bien et totalement fait et consommé que lorsqu'il a produit des fruits. Je fus donc, comme je disais, bien content, et mon contentement allait en augmentant, comme la taille de ma femme. Je voyais faire les drapes, les bourrasses, les maillots, les bonnettous, pour ce petit être qui allait venir, avec un plaisir grand qui me faisait faire l'imbécile: c'était la première fois, il faut m'excuser.
Les nouveaux mariés ne sont pas toujours d'accord, pour désirer soit un garçon, soit une fille; mais ma femme et moi nous étions du même avis; c'est un garçon que nous autres voulions.
Le jour arrivé qu'elle sentit les douleurs, c'était au mois d'octobre 1850, le 25. On envoya chercher une vieille femme du bourg, qui s'entendait à ces affaires, n'y ayant pas de femme-sage dans le pays. La mère Jardon était venue aussi, pour aider à la soigner. Cette vieille me dit de m'en aller, que je ne faisais que la déranger, en tournant et retournant toujours autour de ma femme; alors elle en se riant, quoique ça commençât à piquer, me dit: Va au moulin, mon Hélie, va. Et moi je descendis au moulin, où je ne pus rester en patience, allant, venant, sortant, rentrant, sans tenir un instant en place, et me plantant souvent sur la porte, pour savoir plus tôt quand ça serait fini. Enfin, une heure après, la mère Jardon sortit sous l'auvent, en essuyant ses yeux avec son tablier, et me cria: C'est un mâle!
Ha! et je montai vivement à la maison. Le petit était déjà mailloté et dormait, tout rouge à côté de sa mère. La pauvre n'était pas rouge, elle, mais un peu pâle au contraire, et ses yeux mâchés se fermaient. Je l'embrassai longuement, comme pour la remercier d'avoir si bien travaillé. Mon oncle vint aussi tout content, et lui dit:—A la bonne heure, ma fille, tu as commencé par un drole et tu n'as point crié; tu es une femme! et il l'embrassa, et moi encore après lui. Gustou monta aussi du moulin, et il dit qu'il fallait faire boire du vin pur au petit, afin que plus tard il pût boire tant qu'il voudrait sans se griser. Mais nous ne le voulûmes point. Afin de les contenter lui et la vieille, il fallut tuer un coq pour en faire manger à ma femme; si elle avait eu une fille, ça aurait été une poule: le coq dans la soupe, ça ne pouvait faire de mal à personne, n'est-ce pas?
Après ça, la vieille nous dit:—A cette heure, il faut la laisser dormir: allez-vous-en tous. Et nous nous en allâmes, moi tout fier d'avoir un garçon; il me semblait qu'étant père maintenant, j'étais un tout autre homme.
Au bout de deux jours, ma femme commença à se lever, et après cinq ou six jours elle avait repris son train d'habitude.
Lajarthe vint le dimanche suivant, et nous fit compliment à ma femme et à moi:—Il faudra en faire un bon citoyen de ce petit, qu'il nous dit, parce que les bons citoyens sont rares.
Il resta à souper le soir avec nous, et il nous conta qu'il était allé le matin jusqu'à Coulaures, et qu'il avait ouï lire un journal, où il était question des voyages du président de la République, dans la Bourgogne, à Lyon et dans l'Est de la France.
—C'est fini, dit-il, nous allons avoir l'Empire. L'autre jour, à une revue, les soldats qu'on avait saoûlés ont crié: Vive l'empereur! Les nobles, les bourgeois, les curés, les riches, les gens en place, tous conspirent à ça. Pourvu qu'en finale le neveu ne nous ramène pas les Russes et les Prussiens comme son oncle, ça ira bien. Ça, c'était toujours son refrain, de ce pauvre Lajarthe, parce que c'était un homme de l'espèce de ceux de 1792, qui aimait fort son pays.
—C'est triste, disait mon oncle, mais c'est comme ça. l'Empire se fait comme tu dis. Il y aura peut-être bien au dernier moment des gens qui se lèveront, par-ci, par-là, mais la France ne bougera pas. Moi, tant que je pourrai, je tâcherai d'en détourner, quand ça ne serait qu'un; mais nos pauvres gens ont l'esprit tellement tourneboulé par le nom de Napoléon, que c'est à rien faire.
—Jusqu'à M. Silain, qui s'en mêle, dit Lajarthe. De tous temps la maison de Puygolfier a été pour le roi, et maintenant pour Henri V, comme ils disent; mais il paraît que M. Silain a un peu tourné sa veste, et qu'il s'arrangerait d'un empereur.
—Il ferait mieux de s'occuper de ses affaires, répondit mon oncle; l'empereur ne lui payera pas ce qu'il doit.
Mon oncle avait raison, et je le vis bien quelque temps après. Le surlendemain de la Toussaint, j'étais au moulin, à faire moudre, quand tout d'un coup, notre chienne Finette se mit à japper comme une enragée. Je sortis sur la porte, et je te vis venir un individu à cheval. Quand il fut à cent pas, je le reconnus; c'était ma foi l'huissier Laguyonias, sur sa jument grise, avec sa figure en lame de couteau, ses petits favoris jaunes, et son air chattemite. Il était habillé moitié en monsieur, moitié en paysan, ayant de gros souliers ferrés avec un éperon rouillé au pied gauche, une culotte de grosse étoffe bourrue couleur de la bête, une vieille lévite verte et un grand chapeau haut de forme à grands bords, recouvert d'une coiffe en toile cirée. Il avait à la main une de ces espèces de grosses cravaches de cuir roulé en torsade, communes autrefois, dont le manche était plombé.
Je n'aimais pas cet individu, ni personne d'ailleurs, car c'était un de ces huissiers comme on n'en voit plus, Dieu merci, ferrés sur la chicane, retors, madrés, coquins, poussant aux procès, les faisant naître, les entretenant, faisant foisonner les actes, et ruinant les malheureux en frais. Celui-ci avait déjà fait vendre beaucoup de biens de pauvres diables qui avaient eu le malheur de l'écouter et de suivre ses mauvais conseils. Mais ce n'était pas seulement ceux qui connaissaient sa manière de faire, qui ne l'aimaient pas; les petits droles même en avaient peur, tant il avait une méchante figure; et quand il passait dans un village, les gens le regardaient d'un mauvais œil, disant entre eux:
—Voilà encore cette canaille de Laguyonias, qui va faire de la peine à quelqu'un.
Moi, le voyant, je me disais en rentrant au moulin: Que diable vient faire ici cette sale bête?
Je le sus bientôt. Il arriva, attacha sa jument à un anneau et entra:
—Bonsoir, qu'il me dit, je vous porte là un acte; et en même temps il dévissait une petite écritoire de corne, et prenant une plume dans un étui, il mit au bas qu'il me le remettait à moi-même, en s'appuyant contre le mur.
—C'est bon, fis-je, donnez-le moi.
—Voilà, c'est une opposition au payement de ce que vous restez devoir à M. Silain de Puygolfier. Et il restait là, m'expliquant que c'était au requis de Merlhiat, l'escompteur de Saint-Yrieix, qu'il faisait cette saisie-arrêt, parce que M. Silain lui avait emprunté de l'argent, et qu'il ne payait pas seulement les intérêts. Je n'avais pas besoin qu'il me dît tout ça, puisque je lisais l'acte; et je le lisais tout du long, attendant qu'il s'en allât. Mais lui restait là, pensant sans doute que j'allais le convier à boire un coup. Mais il se trompait. Ah! si ça avait pu lui servir de poison, je ne dis pas. Enfin, voyant que je ne lui disais pas de monter à la maison, et que je recommençais de lire son papier par le commencement il s'en alla.
Je portai voir l'acte à mon oncle, qui me dit que ça devait arriver ainsi, vu que M. Silain continuait toujours son même train, et qu'il était entre les pattes de Merlhiat qui lui fournissait quelque peu d'argent, et l'exploitait tant qu'il pouvait comme un usurier qu'il était.
J'étais tout ennuyé de ça, par rapport à la pauvre demoiselle Ponsie qui en était la victime. Je n'ai jamais souhaité la mort de personne bien sûr, et ce que je viens de dire à propos de Laguyonias n'est qu'une manière de parler de chez nous, où on en dit un peu plus qu'on n'en pense, pour le mieux faire sentir. Mais, franchement, je me disais que ça serait un grand bonheur pour la demoiselle, si son père se cassait le cou en allant à cheval, ou bien s'il attrapait quelque coup de fusil par accident à la chasse.
Ça n'arriva pas de cette façon, mais ça arriva tout de même. Une huitaine de jours avant la Noël de l'année 1850, nous étions à la maison, finissant le mérenda, quand la nouvelle métayère de Puygolfier arriva en courant, nous priant d'y monter de suite, que M. Silain avait eu une attaque et qu'il n'en pouvait plus. Je m'y encourus avec mon oncle en coupant au plus court à travers les terres. En entrant dans le salon à manger, nous vîmes bien que c'était fini. M. Silain était sur son fauteuil, les jambes étendues, les bras ballants, ne bougeant plus. Le nez lui saignait, et sa pauvre fille l'essuyait avec un linge, en se lamentant, tandis que la grande Mïette tenait la tête qui roulait sur le dossier du fauteuil. Sur la table, les plats, les assiettes, tout était encore là. Mon oncle toucha la main; elle se refroidissait déjà.
La grande Mïette fut chercher un miroir, et le mit devant la figure, tout contre la bouche de M. Silain, mais il ne se fit pas la moindre buée:
—Allons, pauvre demoiselle, dit mon oncle, il est mort, il n'y a plus rien à faire.
La pauvre se remit à pleurer et à se désoler, disant que c'était impossible; qu'il y avait trois quarts d'heure, il était là, finissant de déjeuner, de grand'faim, car il était rentré tard de la chasse, et qu'il ne pouvait pas être mort comme ça; et ses sanglots éclataient.
Enfin, elle finit par entendre raison. Nous lui dîmes alors qu'il fallait le monter dans sa chambre; mais ce n'était pas peu de chose. La grande Mïette alla chercher une couverture, et appela le métayer de la cour, car le drolar qui avait soin de la jument et des chiens n'était pas fort assez pour nous aider. Une fois dans la couverture et tenant chacun un coin, la Mïette qui était forte comme un cheval, le métayer, mon oncle et moi, nous le montâmes à travers le corridor; mais ce n'était pas aisé, surtout en montant l'escalier en vis de la tour, car il était grand et lourd, M. Silain. Après qu'il fut étendu sur son lit, il fallut se dépêcher de l'habiller avant qu'il fût tout à fait froid. La demoiselle, toujours gémissant, alla chercher les meilleurs habits de son père, ceux-là qu'il mettait pour aller à Limoges aux foires de la Saint-Loup, et à Périgueux au grand Cercle, et on les lui mit pour son dernier voyage, après lui avoir ôté ceux qu'il avait. C'était triste à voir, quoiqu'on ne l'aimât pas M. Silain, ce grand cadavre qu'il fallait remuer, soulever, et qui se laissait faire comme un petit enfant qu'on maillote. Où ce fut le plus malaisé, ce fut pour lui ôter ses bottes, il fallut le tenir sous les bras, par la tête du lit, tandis que la grande Mïette les lui tirait à grand' peine.
Quand ce fut fait, qu'il fut habillé, la demoiselle alluma deux bouts de cierges, et la Mïette ayant étendu une serviette sur une petite table auprès du lit, mit dessus de l'eau bénite dans une assiette, avec un petit brin de buis du jour des Rameaux, et en jeta quelques gouttes dessus le corps, après la demoiselle.
Cela fait, nous descendîmes, et la grande Mïette nous raconta comment c'était arrivé. Le Monsieur était revenu tard de la chasse, il était une heure, ayant chaud, et il s'était tourné vers le feu dans la cuisine pour manger sa soupe, et avait fait un bon chabrol. Puis après il était passé dans le salon à manger pour déjeuner. Il avait mangé une grosse omelette aux pommes de terre, un reste de civet de la veille, et approchant la moitié d'un plot qu'on avait fait rôtir: avec ça il avait bu, bien deux bouteilles de vin, en sorte qu'il était rouge comme la crête d'un coq. Tandis qu'il se taillait un petit bout de bois pour s'écurer les dents, Laguyonias était venu, avait remis à la cuisine un papier timbré, et était reparti bien vite, parce qu'une fois il avait été un peu secoué par M. Silain. La grande Mïette, ne sachant point ce que c'était que ce papier, sinon qu'il était pour son Monsieur, le lui avait porté. Tandis qu'il le lit, voilà M. Silain qui devient cramoisi, puis violet; il veut se lever, retombe sur son fauteuil, en essayant d'arracher sa cravate, fait quelques mouvements des bras, des jambes, ouvre la bouche et puis ne bouge plus.
Le papier était encore là sur la table; c'était un commandement que faisait donner Merlhiat en vertu d'une grosse, d'avoir à payer de suite quatre mille cinq cents francs, plus des intérêts et des frais, faute de quoi, etc.: saisie, vente et tout ce qui s'ensuit.
Il fallut envoyer des messagers, pour prévenir les amis de la famille et les messieurs d'alentour. De parents, il n'y en avait pas dans le pays. Le métayer partit d'un côté, et nous autres, revenus au Frau, nous envoyâmes Gustou de l'autre. Mon oncle alla faire la déclaration chez Migot, et puis après avertit le curé, et lui demanda l'enterrement pour le surlendemain onze heures.
Il ne manqua pas de monde ce jour-là. Tous les nobles des châteaux de par là, et il y en a quelques-uns, étaient venus, et les bourgeois aussi, et quelques paysans, de proches voisins comme nous autres. Il avait neigé quelque peu, et la terre était toute blanche, comme le drap qui couvrait la caisse. Cette neige faisait que les porteurs se fatiguaient vite, sans compter la pesanteur, et il fallait souvent les changer. Le curé était venu faire la levée du corps au château, et il pouvait bien faire ça pour M. Silain, qui lui avait fait manger tant de lièvres en royale, dont il était si friand.
Jeandillou marchait devant, portant la croix; puis le petit de chez Rabier suivait, habillé en enfant de chœur, avec un pantalon tout braudeux qui dépassait, et de gros souliers. Ensuite venait le curé Pinot en bonnet carré et en surplis, escorté de trois autres curés du pays. Puis le corps suivait, porté sur les épaules de six hommes, et après, la demoiselle Ponsie avec un voile noir et pleurant dans son mouchoir. Derrière elle, venaient les messieurs et les dames; et, suivant le beau monde, les paysans. A cause de la neige, ça faisait un bruit de pas sourd, et tout ce monde noir avait l'air de couler doucement dans le chemin, comme la rivière au-dessus du moulin.
On n'entendait qu'un petit murmure de voix, des messieurs qui parlaient bas entre eux, et des bonnes femmes qui s'en allaient disant leur chapelet. Par moments, dominant le tout, la voix du curé récitait les chants de la mort.
C'était triste vraiment tout cela, au milieu de la campagne morte et gelée, où les noyers et les châtaigniers avaient l'air de se lamenter en levant au ciel leurs grands mars noueux et dépouillés, tandis qu'en haut, tout à fait en haut, des troupes de graules passaient avec leurs couah! couah! mal jovents.
Voilà, me pensais-je en suivant les autres, voilà où il nous en faut venir tous, petits et grands, riches ou pauvres, les uns plus tôt, les autres plus tard, mais sûrement. Il n'y a point de remède à ça, le mieux est d'être toujours prêt, et à cette fin ne point charger sa conscience de mauvaises actions. Et je me disais en moi-même: Supposons qu'il y ait un paradis, comme le prêche le curé Pinot, pour sûr que M. Silain n'y est point, car il n'a guère fait de bien et il a fait assez de mal autour de lui. Et même en y regardant bien, il n'est pas croyable qu'il y aille plus tard.
Sans doute, la demoiselle va lui faire dire assez de messes; mais c'est à savoir si le curé a le pouvoir de lui ouvrir les portes du ciel. Pour moi je ne le croyais pas, et je me disais que s'il y avait une autre vie où nous serions récompensés ou punis, ça serait d'après ce que nous aurions mérité, par nos bonnes actions ou par nos fautes, et non pas d'après les démarches d'autrui et des prières payées: autrement, ça ne serait pas juste.
A l'église, les uns se mirent dans le banc de la famille, les autres, dans les leurs, et au fond, du côté de la porte, les pauvres gens qui avaient coutume de se mettre à genoux sur les dalles eurent des chaises que la demoiselle leur avait fait donner. Le curé passa un habillement noir où il y avait des têtes de mort et des os croisés dans l'échine, et chanta une messe qui dura plus d'une heure. Puis quand tout fut fini, qu'il eut aspergé, encensé le mort qui était là dans sa caisse, en tournant tout autour, les porteurs qui étaient allés à l'auberge se chauffer et boire, pour ne pas attraper de mal en venant ayant grand chaud dans cette église glacée, les porteurs donc remirent la caisse sur leurs épaules pour s'en aller au cimetière. C'était là, autour de l'église: la fosse était creusée dans un terrain clôturé appartenant aux Puygolfier, et où il y avait des pierres des anciens avec leurs armoiries dessus.
Jeandillou, qui était fossoyeur aussi bien que marguillier, fit bien attention tant qu'il put, mais avec ça, en touchant au fond du trou, la caisse lourde fit un bruit sourd qui fit gémir la pauvre demoiselle Ponsie.
Quand chacun eut jeté sa goutte d'eau bénite, sa pelletée de terre, Jeandillou finit de combler le trou, et la nièce du curé emmena la demoiselle à la maison curiale, où les gens comme il faut, amis et voisins, allèrent lui faire leurs complaintes et leurs adieux. Ceux qui avaient laissé leurs chevaux à Puygolfier attendirent un moment, et revinrent avec elle, après quoi ils s'en allèrent, de manière que, le soir, elle était seule avec la grande Mïette.
La pauvre demoiselle n'était pas au bout de ses peines; dès le lendemain il vint un individu qui réclama de l'argent prêté à M. Silain, et montra une reconnaissance qu'il lui avait faite. Comme il n'y avait point d'argent à Puygolfier, il s'en retourna en menaçant. Après celui-là, il en vint d'autres, et pendant quelque temps ce fut une procession de gens à qui il était dû peu ou prou. Et ça, sans parler de Laguyonias qui venait pour le moins deux fois par semaine apporter du papier timbré. Il était content le vieux coquin, il voyait qu'il gagnerait gros sur les affaires de Merlhiat et d'autres. C'est dans ces débâcles, lorsque les gens étaient morts, qu'il n'y avait plus dans la maison que des femmes n'entendant rien aux affaires, ou des petits enfants, c'est là qu'il faisait ses orges.
La grande Mïette vint un soir, en cachette de sa demoiselle, nous raconter tout ça. Ma femme en pleurait de compassion, et moi, ça me mit dans une colère noire après ce Laguyonias et d'autres vauriens:—Ecoute, dis-je à mon oncle, maintenant que la grange est finie, que nous avons des métayers à la Borderie, tu n'as plus tant d'ouvrage. Gustou et moi nous ferons aller le moulin tout seuls, il faut que tu t'occupes des affaires de la demoiselle, autrement elle sera volée, pillée, et on ne lui laissera que les yeux pour pleurer. Il y a des dettes, pardi, qui sont véritables, mais il doit y en avoir qui sont autant de voleries; il faut tirer ça au clair.
—Ça n'est pas une petite affaire, dit mon oncle, et ce n'est pas un amusement; mais je me le reprocherais toute ma vie si je ne le faisais pas; va-t-en avec la Mïette et dis à la demoiselle que j'y monterai demain matin.
Lorsque j'entrai dans la cuisine, je vis la pauvre créature au coin du feu, toute pâle, toute maigre et les yeux rouges:—Ah! mon pauvre Hélie, c'est toi, fit-elle en pleurant: je suis bien malheureuse, va!
—Ecoutez, lui dis-je, tout remué en la voyant comme ça, mon oncle viendra demain matin et il vous faudra aller chez M. Vigier lui donner une procuration pour toutes vos affaires; il vous arrangera tout ça, n'ayez crainte. Sans ça vous seriez chicanée par des canailles qui vous mangeraient tout.
—Mais, dit-elle, ton oncle a ses affaires, et vraiment j'ai grand peine de le charger de toutes mes misères.
—Quant à ses affaires, ce sont les miennes aussi, et je ferai pour nous deux; ça ce n'est rien. Vous savez ce que je vous ai dit, lors de mon mariage: Si jamais vous avez besoin de quelqu'un, ne m'oubliez pas. Hé bien, maintenant me voici: mon oncle ou moi, c'est tout un; mais il vaut mieux que ce soit lui qui voie tous ces gueux qui vous tracassent, il leur imposera davantage, et puis il a plus la connaissance des affaires. Allons, tranquillisez-vous, tout s'arrangera, et reposez bien cette nuit.
—J'en aurais bien besoin, dit-elle, car depuis la mort de mon père je ne dors plus.
Pour en finir avec les affaires de la demoiselle, je dirai tout de suite que mon oncle éclaircit bien des choses qu'on voulait embrouiller exprès; qu'il réduisit plusieurs comptes qui étaient enflés plus que de raison; qu'il rogna les ongles de Laguyonias et enfin fit entendre raison aux créanciers vrais, qui ne demandèrent pas mieux, dès lors, que de lui laisser liquider la succession.
Quand tout fut réglé, payé, il resta à la demoiselle le château avec les bâtiments de la cour, le puy au-dessous avec les truffières, un pré dans la combe, quelques terres autour du château, avec une vigne et un bois-châtaignier; à peu près ce qu'on appelait autrefois: le vol du chapon.
Ce n'était rien comparé à l'ancien bien; mais quand elle vit ça, elle qui avait eu peur de s'en aller de Puygolfier sans rien, elle fut bien heureuse, et s'il faut le dire, moi aussi.—Ah! mes pauvres, vous m'avez sauvé la vie! dit-elle.
Mon oncle lui mit un bordier dans la cour, où étaient les métayers autrefois, et avec la Mïette qui faisait venir beaucoup de poulaille, et vendait des œufs aussi, les jeudis à Excideuil, elle pouvait vivre petitement, mais tranquillement, et c'est tout ce qu'elle demandait. Rien que les truffières de dessous la terrasse lui donnaient bien cinquante écus par an, une année portant l'autre, quoique Germa qui venait avec sa truie à la saison, pour les chercher, la trompât bien peut-être quelque peu.
Dans ce temps-là, notre petit croissait tout à fait bien. Mon oncle avait voulu lui donner mon nom, mais nous l'appelions Lélie pour le mignarder. Ah! ils étaient bons amis: quand le drole était sur les bras de sa mère et que mon oncle entrait, il se lançait vers lui en criant, et lorsque mon oncle l'avait pris, il s'attrapait d'une main à sa barbe à pleine poignée, et serrait que c'était le diable pour le faire lâcher. En même temps de l'autre main, il lui ôtait son chapeau, comme font tous les petits droles, je ne sais pas pourquoi, et autant de fois que mon oncle remettait son chapeau sur sa tête, autant de fois il le lui ôtait. D'autres fois, étant sur les genoux de sa mère en train de téter, s'il entendait mon oncle parler et s'approcher, il lâchait un peu de téter et le regardait un petit moment en se riant, comme qui dit:—Attends un peu, tout à l'heure! et tout d'un coup rattrapait son téti.
En voyant comme il aimait ce petit, et comme il était bon et complaisant pour lui, ma femme dit un jour:
—Oncle, c'est bien dommage que vous ne vous soyez pas marié, vous qui aimez tant les petits droles.
—C'est que vois-tu, ma fille, répondit-il en se riant un peu, bien peu, je n'ai pas trouvé une femme comme toi... Si j'en avais trouvé une pareille, je me serais marié.
Elle devint un peu rouge:
—Vous dites ça pour rire, oncle: il n'y en manque pas de femmes comme moi, et qui valent mieux.
Il ne répondit pas, comme quelqu'un qui dit: Ça n'est pas la peine de disputer là-dessus; je sais à quoi m'en tenir. Et certainement, on voyait qu'il pensait ce qu'il disait; et d'ailleurs, tout ce qu'il faisait le prouvait bien. Jamais il ne serait allé à Excideuil, ou à Thiviers, ou à une foire quelque part sans dire à Nancy: As-tu besoin de quelque chose? de ceci? de cela? Et elle avait beau dire de non, quand il était parti, et qu'il voyait quelque chose qu'il pensait qui lui conviendrait, il le portait.
Ce n'est pas parce que c'est ma femme, mais c'était bien vrai qu'il n'y en avait pas la pareille à Nancy. De l'heure et du moment qu'elle était entrée dans la maison, tout avait changé de façon. Je ne veux point dire du mal de la Marion, c'était une bonne chambrière, mais ça n'était plus la même chose. La maison était tenue maintenant avec une propreté qui n'est pas bien ordinaire dans nos pays. Les bassines de cuivre accrochées en haut du mur luisaient comme des soleils et en éclairaient la cuisine. Tout était mieux arrangé et placé. Le vaissellier était bien frotté, et les vieilles assiettes à ramages et la vaisselle d'étain, brillantes; tout ça était bien en ordre et propre comme un sou neuf. Sur des planches, les toupines de graisse et celles de confit étaient alignées par rang de grandeur, et toutes choses pareillement selon leur nature: marmites, poêles, tourtières bien écurées; jusqu'au quite chalel de cuivre, qui luisait d'un beau jaune d'or dans la cheminée noire. Le plancher de la cuisine était toujours bien propre et net. Autrefois, les poules, les canards, montaient tranquillement à la maison pour chercher les miettes de pain tombées sous la table, et ne s'en allaient pas sans laisser leur présent. Même les cochons, parlant par respect, quand on les ouvrait, arrivaient vite dans la cuisine, sentant leur baquade, du moins quand ils étaient lestes, car une fois gras, ne pouvant plus grimper l'escalier, ils restaient au bas, levant le groin en l'air et grognant, en remuant le bout de leur nez garni d'un clou pour les garder de fouir. Maintenant, toutes ces bêtes restaient dehors. Ma femme avait fait faire par Gustou une claire-voie pour mettre à la porte, et les poules et les habillés de soie n'entraient plus.
Dans l'été, d'ailleurs, on mettait la volaille dans l'îlot du moulin, où on avait fait une cabane pour la fermer la nuit, et elle y profitait beaucoup, cherchant des vers dans le terrain frais, les canards trouvant des lamproyons dans le sable mouillé, et toute cette poulaille mangeant tout plein de ces barbotes, de toutes ces bestioles, qui se trouvent dans les feuilles et dans les herbes, sur le bord de l'eau.
Ah! la Suzette était à bonne école, et faisait un bon apprentissage de ménagère. C'était une fille de bonne volonté, d'ailleurs, et forte, quoiqu'elle n'eût que dans les seize ans. Quand elle faisait cuire pour les cochons elle n'avait pas besoin de personne, pour monter et descendre la grande oulle; et elle revenait lestement de la fontaine, avec ses deux seilles d'eau, sans souffler tant seulement. Avec ça, un bon caractère, brin méchante, toujours riant, et prête à faire ce qu'on lui commandait.
Moi, j'étais heureux, je ne dis pas comme un roi, parce que je ne crois pas qu'on puisse être heureux dans cette place-là, mais heureux comme un homme qui est bien sain, qui ne manque de rien de ce qui est nécessaire pour vivre, qui a une maison plaisante, point de dettes, une femme qu'il aime et dont il est sûr, et ne voit autour de lui que des figures contentes.
Je dis, contentes, mais avec ça je voyais que mon oncle, depuis quelque temps, avait quelque chose qui le tracassait plus fort. Chez nous, il ne le donnait pas à connaître, à cause de ma femme, pour ne pas la tourmenter, mais dehors, il n'était plus content comme autrefois, ni si plaisant, lui qui avait de si bonnes rencontres. Je me doutais bien de quoi c'était, ou pour mieux dire je le savais. Tout le monde par chez nous disait que Bonaparte allait se faire nommer empereur. Le curé Pinot le prêchait le dimanche, et disait qu'on allait envoyer aux galères les rouges et les socialistes; c'était tout son refrain. Ça n'était pas les bavardages du curé, qui n'avait guère de cervelle et n'avait jamais su tenir sa langue, qui inquiétaient mon oncle. Il se disait que ça n'irait peut-être pas tout seul à Paris; alors qui serait le maître? c'est ça qui le poignait. Il espérait que les faubourgs allaient se lever en masse comme autrefois, en quoi il se trompait comme on l'a vu; à qui la faute, ça n'est pas à moi de le dire.
Lajarthe venait souvent nous voir le dimanche, et on lui disait les nouvelles du journal, et lui nous apportait tout ce qu'il oyait dire, de çà, de là, en allant travailler dans le pays.—Chez nous, bonnes gens, disait-il, je n'ai jamais rien vu de pareil, tout le monde est ensorcelé ou peu s'en faut, il n'y a rien à espérer de ce côté; tous nos paysans se laisseront mener comme un troupeau de brebis. Dernièrement j'étais à Savignac, et j'entendais ce mauvais Pierrichou le chiffonnier qui disait: Si les pauvres gagnent, nous sommes tous perdus! comme s'il y risquait quelque chose.
—Dans le Midi, disait mon oncle, les gens ne sont pas aussi innocents que chez nous, et ils n'ont pas l'air de vouloir se laisser brider par Bonaparte et sa bande. Si Paris marchait, tout irait bien, de tous les côtés on se lèverait et on balayerait ces gens-là. Mais tout ça, c'est toujours du sang qui va couler, et c'est triste de penser qu'il y a des gens qui vont mourir, parce qu'il plaît à un homme perdu de dettes de faire un coup pour gagner le pouvoir et la caisse.
Moi, entendant tout ça, je me tracassais aussi de ce qui allait arriver, et des malheurs qui pourraient s'en suivre, pour toute la France en général. Mais je dois le dire, j'étais aussi un peu inquiet à cause de mon oncle. Pourvu, me pensais-je, qu'on ne s'en prenne pas à lui par ici: il n'est qu'un paysan, mais avec ça dans les commencements de la République, les gens l'écoutaient bien et faisaient ce qu'il leur conseillait. Quand il y avait quelque mot d'ordre à donner par chez nous, c'est à lui qu'on le faisait savoir, car il était connu et avait connaissance de plusieurs qui étaient les chefs du parti à Périgueux. Et puis, il était abonné à la Ruche du citoyen Marc Dufraisse, qui était le grand épouvantail des bourgeois périgordins. Rien que ça, c'était assez; mais en plus, il faut dire que mon oncle était un homme carré comme un pied de coffre, qui ne se gênait pas pour dire ce qu'il avait sur le cœur. Je pensais aussi que d'aucuns lui voulaient mal, comme M. Lacaud, notre ancien maire, qui l'était redevenu, et ce Laguyonias, qui était le grand cabaleur des gens de Bonaparte. Ils avaient bien choisi pour la ruse, la menterie, l'habileté à tromper; mais autrement c'était une canaille. Ces individus, qui en veulent à mon oncle, me disais-je, et qui sont du parti de Bonaparte, pourraient bien lui faire quelque méchant tour. Et quand je venais à penser à la manière dont les gendarmes d'Excideuil l'avaient regardé un jour de marché, comme je l'ai raconté, je me disais qu'il devait être signalé comme un homme dangereux. Oui, dangereux, c'est comme ça qu'en ce temps-là les gens en place et leurs estafiers appelaient les républicains qui ne craignaient pas de parler tout haut, comme c'était leur droit de citoyens. Ah! et puis il y avait une autre bêtise, sa barbe aussi, je l'ai déjà dit, qui le faisait passer pour un homme capable de tout. Je ne sais qui leur avait cogné ça dans la tête. Maintenant, ils ne sont pas si bêtes; moi j'ai une barbe plus longue que celle de mon oncle et personne n'y fait attention.
Cette année-là, nous avions un cochon qui était si bonne bête, joint à ce qu'il était bien soigné par la Suzette, qu'au mois de novembre il était fin gras, et que quinze jours après la Toussaint, il ne pouvait plus se lever de dessus sa paillade; il fallut donc faire venir Jeantain de chez Puyadou pour le tuer. Jamais nous n'en avions eu un qui eut d'aussi beau lard. Le lendemain, on fit toutes les affaires, des boudins, des andouilles, des saucisses, du confit et des grillons. Jeantain était resté pour couper la viande, et le soir il nous fit faire la soupe à l'eau de boudin. Il disait que c'était bon mais moi je trouvais que ça sentait trop le graillon. Dans le temps qu'il resta chez nous, il nous raconta que le mercredi d'avant, étant à Périgueux, il avait ouï dire qu'il se préparait quelque chose; quoi, on ne savait au juste, mais à des ordres donnés, à des consignes nouvelles, à des changements d'employés du gouvernement, on soupçonnait qu'il se mitonnait quelque coup. Et puis les gens en place, ceux qui étaient connus pour haïr la République, et c'était les plus nombreux, presque tous, quoique ne sachant rien de sur et certain, sentant venir la chose, étaient insolents plus que jamais. On ne les entendait parler que de supprimer les journaux rouges, et d'envoyer les journalistes et tous ceux qui égaraient le peuple crever par delà les mers.
Il n'y a pas de fumée sans feu, comme on dit. Dans les premiers jours du mois de décembre, nous apprîmes ce qui se passait à Paris. Des départements, pas grand'chose, sinon que dans le Midi et dans la Bourgogne on se battait. Mais à cette époque, tenir Paris, c'était tout; quand on tient la tête on tient le corps, et puisque Paris ne s'était pas levé en masse, tout était perdu.
Un matin, nous déjeunions sans mot dire, assez tracassés, lorsque nous allons entendre des pas de chevaux dans la cour, et puis des gens qui venaient. Quand ils furent sur l'escalier de pierre, oyant les grosses bottes et les éperons, nous nous regardâmes tous avec la même pensée: ce sont les gendarmes!
Et en effet, c'était eux. Ils poussèrent la porte et entrèrent, puis le plus vieux dit:—Sicaire Nogaret, au nom de la loi, je vous arrête; il faut nous suivre.
Là-dessus ma femme jette un cri et devient pâle comme la mort, et le petit qui s'était endormi au téton de sa mère, réveillé d'un coup, pleurait et criait.
Cependant mon oncle disait aux gendarmes:
—Au nom de la loi, vous dites; et quelle est cette loi qui permet d'arrêter un citoyen qui n'a ni tué, ni volé, ni fait rien de mal?
—Ça ne nous regarde pas, nous avons des ordres, il faut nous suivre de suite.
—C'est bien, dit mon oncle, laissez-moi prendre mes souliers.
Pendant ce temps, j'essayai de tirer quelques explications des gendarmes, mais ils n'avaient d'autre réponse, sinon qu'ils avaient reçu des ordres. Je me figurais qu'ils allaient le mener à Excideuil, mais ils me dirent que c'était à Périgueux.
Le pauvre Gustou avait reçu comme un coup de masse sur la tête, et restait là, la bouche ouverte, ne disant mot. La Suzette geignait dans son tablier, et ma femme tout en pleurant, renversée sur une chaise, essayait de consoler son petit.
—Gustou, dis-je, va seller la jument.
Puis j'emmenai ma femme dans la grande chambre:
—Donne-moi une chemise, des bas, des mouchoirs; que veux-tu, on ne peut pas le garder, il n'a rien fait: que diable, on ne peut pas mettre un homme en prison, seulement parce qu'il n'aime pas Bonaparte. Allons, console-toi, je vais l'accompagner à Périgueux, et là je verrai M. Masfrangeas; peut-être qu'il nous aidera à le sortir de prison.
La pauvre créature, tenant d'un bras son petit serré contre elle, de l'autre prenait dans la lingère les affaires qu'il fallait; mais elle faisait ça machinalement, sans parler, ne sachant trop où elle en était. Je pliai tout dans une serviette, et je lui dis: Reste là; je ne voulais pas qu'elle vît mon oncle partir. Mais lui vint avec un air tranquille, et l'embrassa en lui recommandant bien de ne pas se faire du mauvais sang, qu'on ne le garderait pas.
Elle ne disait rien et pleurait. Sa poitrine se soulevait, étouffant de gros soupirs. Nous sortîmes, mais quand elle entendit les gendarmes descendre l'escalier, emmenant mon oncle, elle jeta un grand cri, et tomba par terre. Le pauvre oncle, entendant ce cri, voulut remonter, mais les gendarmes l'attrapèrent par le bras et l'emmenèrent. Moi j'étais remonté vitement, et avec la Suzette je mis ma pauvre femme sur un lit, et je la fis revenir avec du vinaigre. Je restai ensuite un moment avec elle, tandis que la Suzette tenait le petit, et je m'efforçai de la consoler, et de l'arraisonner. Pour lui faire reprendre courage, je lui disais que probablement mon oncle reviendrait avec moi, mais je ne le croyais pas. Enfin, elle se remit un peu, descendit du lit, et la voyant plus tranquille je m'en allai, en disant à Gustou de rester à la maison en tout cas.
Je pris la jument à l'écurie, et tenant le paquet attaché dans la serviette, je la fis courir un peu pour les rattraper. Je me disais en moi-même: L'auront-ils attaché? Quand je fus tout près d'eux, je vis que non, et je sus, après, que l'un des gendarmes, avant de monter à cheval au départ, avait tiré ses chaînes. Mais mon oncle l'avait regardé dans les yeux et lui avait dit:—Est-ce que vous voulez attacher comme un voleur un ancien maréchal des logis de chasseurs d'Afrique qui est innocent de tout crime? Je vous promets de ne pas chercher à me sauver.
Le plus jeune qui avait la chaîne, un Corse méchant, voulait l'attacher quand même, mais l'autre, un vieux brisquard qui avait femme et enfants, et n'était pas mauvais diable au fond, dit à son camarade:
—Je le connais, il ne se sauvera pas, laissons-le libre.
Lorsque je les eus rejoints, je descendis menant la jument par la bride, et mon oncle me dit:—Hé bien et Nancy? et le drole?
—Elle est mieux maintenant, et le petit dort.
Quand nous fûmes à Coulaures, les gens furent bien étonnés de voir le meunier du Frau entre deux gendarmes, et tout de suite ils se doutèrent de quoi il retournait, sachant bien que Sicaire Nogaret ne pouvait être arrêté pour aucune mauvaise action. Malgré ça, c'est triste à dire, il y eut de nos connaissances qui nous laissèrent passer sans nous parler, et d'autres rentrèrent chez eux, honteux de ne pas seulement dire bonjour au prisonnier, et n'osant le faire, crainte de se compromettre. Mais les Puyadou ne firent pas ainsi; ils vinrent au milieu de la route lui toucher de main, et la petite vieille l'embrassa, en criant tout haut et clair:—Si on met les braves gens en prison, qu'est-ce donc que ceux-là qui les y font mettre?
Là-dessus, le Corse dit:
—Allons! allons! marchons! et nous repartîmes.
Le long de la grande route, les gens nous regardaient passer, et ne disaient rien, tout épeurés. A Savignac, ce fut comme à Coulaures: les uns nous regardaient tristement; d'autres rentraient chez eux. Quelques bourgeois et messieurs qui se trouvaient là, dans un café, se mirent à la fenêtre et devant la porte, et ricanaient en nous voyant passer. Devant l'auberge du Cheval-Blanc, nous ne vîmes personne; pourtant Lajaunias n'était pas bien capon, mais peut-être il n'était pas chez lui. A la sortie du bourg presque, cependant, un cordonnier déjà sur l'âge, tout grisonnant, sortit de sa boutique, le tranchet à la main, comme s'il eût voulu tomber sur les gendarmes. Quand il fut tout près de nous, il leva sa casquette et s'écria en regardant les gendarmes, les yeux pleins de colère:—Salut aux bons citoyens persécutés!
—Merci Lafont, merci, dit mon oncle, en lui faisant signe de la main, et nous passâmes.
En arrivant à Saint-Vincent, je vis qu'il y avait deux chevaux de gendarmes, attachés devant la porte d'une auberge où se faisait la correspondance. Quelque ouvrier de la forge nous ayant vus, le dit aux autres et ils sortirent tous, et en tête ce grand à qui nous avions parlé un jour en revenant de Périgueux.
—Tonnerre de Dieu! cria-t-il, voilà qu'on emmène Nogaret! Et les gendarmes eurent beau faire, ces forgerons vinrent lui serrer la main. Ils nous suivirent jusqu'à l'auberge où les gendarmes d'Excideuil remirent leur prisonnier à ceux de Périgueux, et là nous trinquâmes, et tous se regardant dans les yeux, dirent:—A la santé de la Marianne! A la prochaine sortie de Nogaret! Les gendarmes de Périgueux, cependant, demandaient des renseignements à leurs camarades et se consultaient; puis ils dirent:—Allons! il faut partir.
Au moment où nous quittions l'auberge, les forgerons levèrent leurs casquettes et crièrent:—Bon courage, Nogaret! Vive la République! Après que nous eûmes marché un quart d'heure, les gendarmes s'arrêtèrent et descendirent de cheval, pour faire ce qu'ils n'avaient pas osé faire devant les forgerons. L'un d'eux prit une chaîne dans ses fontes et dit à mon oncle:
—Donnez vos mains!
—Comment! dit mon oncle, vos camarades ne m'ont pas attaché; je vous promets de vous suivre tranquillement.
Et j'appuyai de mon côté:—Ne craignez rien, il ne se sauvera pas.
—Avec ça, dit celui qui tenait la chaîne, que ça vaut quelque chose, la parole d'un rouge. Quand on a affaire à des gens comme ça, il faut prendre ses précautions. Allons! donnez les mains! et en même temps ils les prirent brutalement, et cadenassèrent chaque poignet.
Mon oncle devint pâle et me regarda, et nos yeux se parlèrent:
—Ha! brigand de Bonaparte!
Les gendarmes remontés à cheval nous nous remîmes en route.—Avec ces petits bracelets, dit l'un, nous sommes sûrs de notre démoc-soc; ça serait dommage de l'échapper, vu qu'on va le fusiller, ou tout au moins l'envoyer crever à Cayenne.
—C'est comme ça, répondait l'autre, qu'on devrait faire à toute cette crapule, qui ne veut que sang et pillage; à tous ces meurt-de-faim de partageux.
Et tout le temps ce n'était que des paroles comme ça, ignobles, et des propos dégoûtants. On voyait bien qu'on avait monté la tête de ces gens-là, car ordinairement ils emmènent sans mot dire les plus grands coquins comme Delcouderc. Moi je n'avais rien dit depuis que nous avions quitté Savignac, mais la colère me monta à la figure:—Ah ça! leur criai-je, vous êtes chargés de conduire le prisonnier, et non pas de l'insulter! C'est brave, à vous autres, d'agoniser de sottises un homme qui a les deux mains attachées!
Ils se retournèrent sur leur selle:
—Vous, vous allez nous foutre le camp de là!
—La route est à tout le monde, j'ai le droit d'y marcher, et j'y marcherai!
Ils s'arrêtèrent.
—Vous savez, dit l'un en fouillant dans sa fonte, si vous faites le méchant, nous avons une autre paire de bracelets!
—Hélie! dit mon oncle, songe à ta femme...à la maison: reste en arrière.
Je m'arrêtai sans rien dire, et je suivis à vingt pas.
Quel voyage! Encore aujourd'hui, je n'y pense pas sans colère.
La prison étant presque à l'entrée de la ville, sur Tourny, nous ne vîmes guère personne en arrivant; il faisait froid; ce n'était pas le temps de se promener. Les gendarmes s'arrêtèrent à la porte, et le guichetier étant venu, ils lui dirent:
—Voilà du gibier!
Et l'autre ricana.
—Ha! ha! ça donne depuis deux jours!
Nous nous embrassâmes bien fort, mon oncle et moi; il prit son paquet et suivit un geôlier, après quoi la lourde porte se referma.
Après avoir mis ma bête à l'écurie, je m'en fus vite pour voir M. Masfrangeas. J'entrai dans mon ancien bureau, où on me dit qu'il venait d'être appelé par le secrétaire général.
J'attendis un quart d'heure dans le corridor, puis je le vis venir.
—Mon oncle est arrêté!
—Que me dis-tu là!
—On vient de le fermer en prison.
—Attends-moi une minute, il faut que je sorte, je prends mon chapeau.
Quand nous fûmes dehors, je contai à M. Masfrangeas tout ce qui s'était passé.
Il pensa un moment, et me dit:
—Ecoute, ce que tu as de mieux à faire, c'est de t'en retourner au Frau. Ça ne t'avancerait à rien de rester ici, tu ne pourrais pas voir ton oncle, il y a une consigne très sévère. Moi, je ferai mon possible pour le tirer de là... Je parlerai au Préfet, je tâcherai de faire agir quelqu'un près du procureur...
—Mais pensez-vous réussir?
—Je n'en sais rien du tout, mon pauvre ami. Les ordres de Paris sont très rigoureux; mais je ferai l'impossible, tu le sais bien.
Je quittai M. Masfrangeas pas trop content, comme on pense, et je m'en fus à l'auberge. Lorsque la jument eut fini de manger sa civade, je repartis. Mes idées étaient bien tristes tout le long du chemin. Par moments je me disais: Ça n'est pas possible, on ne peut pas arracher comme ça un homme à son pays natal, à sa maison, pour le mettre en prison ou aux galères, rien que parce que c'est un républicain ferme et courageux. Il y a encore des honnêtes gens en France, qui ne souffriraient pas ça; l'opinion publique se soulèverait. Je me faisais là-dessus des idées folles qui me donnaient de l'espoir; mais tantôt après, quand je venais à penser comme les honnêtes gens étaient couards dans ces affaires, et combien Bonaparte et sa bande avaient de l'audace, je me disais que tout cela pouvait arriver sans que personne bronchât; et en effet tout ça s'est vu: des hommes, des femmes, des enfants ont été fusillés, éventrés par les baïonnettes; d'autres sont allés mourir à Lambessa minés par la fièvre et le chagrin, ou à Cayenne de la guillotine sèche. Bien sûr des milliers et des millions de gens pensaient qu'après tout, ces transportés n'étaient pas des scélérats, et que c'était une abomination de les envoyer mourir comme ça loin de la Patrie; mais personne n'a rien dit; la peur et l'égoïsme ont fermé toutes les bouches, et ce grand crime s'est accompli.
Il était sur les neuf heures du soir quand je fus au Frau. Je trouvai ma femme au lit, avec la fièvre, dormant un moment, et se réveillant en sursaut, la tête pleine de mauvais rêves. Le petit pleurait, lui, et lorsque sa mère lui donnait le téton, il le prenait et le lâchait d'abord.
A la cuisine, Gustou me dit qu'il était venu des messieurs avec le maire, M. Lacaud, et qu'ils avaient fait une perquisition dans la maison, et au moulin dans la chambre de mon oncle, fouillant les tiroirs, retournant tout dans le vieux cabinet, pour trouver des papiers et des listes d'une société, à ce qu'ils disaient entre eux. Heureusement, un mois auparavant, mon oncle, qui sentait venir le coup, avait mis des lettres et d'autres papiers dans une cache introuvable pour les plus fins limiers. Ces messieurs avaient trouvé seulement des vieux numéros de la Ruche et des petits livres républicains; mais de papiers et d'écritures point. Pour qu'il ne fût pas le dit, qu'ils s'en retournaient comme ils étaient venus, ils avaient saisi les journaux et les petits livres.
Je ne veux pas dire le nom de ces hommes qui avaient accepté, et dont l'un avait même demandé cette vilaine commission, pour faire valoir son dévouement à Bonaparte, et obtenir de l'avancement. Je ne le dis pas à cause de leurs fils, qui heureusement, valent mieux que leurs pères et sont de bons citoyens.
Le lendemain de grand matin, ma femme me dit: Mon lait est gâté, je n'en ai presque plus, je ne peux plus nourrir mon drole... Et elle se mit à pleurer à chaudes larmes.
Heureusement, le petit avait un peu plus d'un an, et avec du lait que nous prenions à Puygolfier, où la demoiselle tenait une brette, il finit par prendre le dessus; mais ce ne fut pas sans peine. Ma femme se remit aussi, mais elle était bien triste, et ne mangeait quasi pas, en voyant au bout de la table la place vide du pauvre oncle. Quelques jours se passèrent, et nous nous inquiétions de ne rien savoir, lorsque Brizon m'apporta une lettre de M. Masfrangeas qui me mandait qu'il avait vu mon oncle; qu'il n'était point malade, et que à part qu'il s'ennuyait de nous, il était aussi bien que possible. Il ajoutait qu'il avait bon espoir de le tirer de là, puisqu'on n'avait rien trouvé au Frau en fait de papiers dangereux. A la vérité, il y avait des dénonciations contre lui, et tous les rapports du maire et des gendarmes le chargeaient fort d'être un de ceux qui prêchaient les paysans, un rouge dangereux. Mais il avait plaidé le contraire, disant que des dénonciations comme celles d'un Laguyonias ne pouvaient pas nuire à un honnête homme, et que quant aux rapports du maire, il y avait entre M. Lacaud et lui une vieille haine qui les rendait suspects. En finale, M. Masfrangeas nous admonestait de prendre courage, et de ne pas nous chagriner plus que de raison.
La demoiselle Ponsie était toute malheureuse de savoir mon oncle en prison. Elle n'entendait pas la politique, la pauvre, et elle ne comprenait pas comment on pouvait enfermer un si brave homme; tous les jours elle descendait voir si on l'avait lâché.
Un qui était comme fou de ça, c'était le pauvre Lajarthe.—Si encore, disait-il, on m'avait pris, moi qui n'ai pas de maison à faire aller, point de famille, rien, ça ne serait pas une affaire; mais aller mettre en prison la crème des hommes! qui a rendu plus de services autour de lui que Bonaparte n'a fait de mal, et ça n'est pas peu dire! Quel tas de canailles! Mais on n'avait pas mis Lajarthe dedans; ça n'aurait pas produit assez d'effet dans le pays, un pauvre diable de tailleur à la journée, ne sachant guère parler français, ça n'en valait pas la peine. Il fallait que ça fût un de ceux qu'on regardait comme un des principaux du parti dans le canton, et un paysan, comme tous ces paysans qu'il s'agissait d'épeurer, pour leur faire voter l'Empire.
Quand il travaillait dans les environs, Lajarthe venait souvent à la veillée pour savoir si nous avions des nouvelles et bon espoir. Et il s'en allait toujours en disant:—Ces brigands-là finiront bien sans doute par le lâcher! Mais on voyait bien qu'il avait peur que non.
Un soir, nous étions là tous autour du foyer, et après avoir tourné et retourné toutes les chances et malchances, nous ne savions que croire, et nous regardions les braises que je tisonnais avec un bâton. On n'entendait au dehors que le bruit de l'écluse et au dedans que le lent tic-tac de la pendule, quand tout à coup nous entendons monter l'escalier. C'est lui! pensâmes-nous tous en même temps, et nous voici tous debout, tandis que la porte s'ouvrait. Déjà Nancy était crochée autour de son cou, et l'embrassait sans rien dire en pleurant, et elle ne le lâchait plus, comme si elle eût crainte qu'on revînt le chercher. Lui, l'embrassait tout doucement au front en la tenant par la taille, et enfin il la ramena vers le foyer avec de bonnes paroles. Alors ce fut notre tour et nous l'embrassâmes tous, ma foi, jusqu'à Gustou, jusqu'à Lajarthe, quoique nous autres paysans nous ne soyons pas de grands embrasseurs. Comme le petit Lélie dormait, mon oncle alla lui faire un poutou dans le lit.
Après ça, ma femme lui appareilla à souper, mais il n'avait guère faim et ne mangea qu'un tout petit morceau de quartier d'oie passé à la poêle. En mangeant, il nous raconta comment ils étaient traités à la prison, et c'était assez mal. Ils étaient là plusieurs, enfermés ensemble dans la même chambrée, pour la même cause, et les geôliers les regardaient d'un mauvais œil, et les traitaient plus mal que les voleurs, leurs pensionnaires d'habitude. Il nous dit aussi que M. Masfrangeas avait eu bien du mal à le faire lâcher, et qu'on ne l'avait fait, qu'en ce qu'il s'était engagé formellement, et avait promis pour mon oncle, qu'il se tiendrait coi. Il avait su aussi tous les méchants rapports que le fameux Lacaud avait faits contre lui.
—Quelle canaille! s'écriait Lajarthe. Voilà deux hommes dont les grands-pères étaient amis comme deux frères; deux hommes qui, étant petits, se tutoyaient et s'amusaient ensemble, et voici que l'un d'eux dénonce l'autre, et fait tout ce qu'il peut pour l'envoyer mourir delà les mers! Quelle canaille!
Quand mon oncle eut fini de souper, je fus chercher de l'eau-de-vie pour choquer de verre tous ensemble à l'occasion de son retour.
Revenus devant le feu, nous devisions tout doucement de toutes les choses qui s'étaient passées depuis un mois; mais, après le premier moment de contentement en retrouvant sa maison, sa famille et ses amis, nous nous aperçûmes que mon oncle était redevenu triste. Ma femme le lui dit et alors il lui répondit:
—C'est que vois-tu, ma fille, je pense à ceux que j'ai laissés à la prison, à ceux qu'à cette heure on transporte, entassés dans la cale des vaisseaux, en Afrique ou à Cayenne, où les attend la mort...
Et nous restâmes tous bouche close, les yeux dans le foyer.
VIII
Le premier jour de l'année 1852 fut triste à la maison. Ailleurs, dans la commune et partout on se réjouissait. Il semblait à tous ces pauvres gens épeurés par les arrestations, par le récit des fusillades et des transportations, et menés par les maires et les curés, que Bonaparte dût les rendre tous riches et heureux. Les gens qui ne sont pas à leur aise sont comme les malades, ça les soulage de changer de position; mais ça n'est jamais pour longtemps. Que de gens se figuraient bonnement que c'était eux qui avaient gagné à ce changement, tandis qu'ils n'avaient fait que changer de misère. En attendant de s'apercevoir de ça, ils étaient contents d'être dans le parti le plus fort, de faire partie des sept millions quatre cent et tant de mille, qui avaient voté Oui.
Comme bien on pense, tout était changé chez nous; M. Lacaud étant revenu à la mairie comme je l'ai dit, le pauvre Migot n'était plus rien, ce qui lui doulait fort, car il avait pris goût à l'écharpe. Quant à mon oncle, il ne s'occupait plus de politique, et même il ne sortait guère de chez nous, dans les premiers temps qu'il fut revenu, histoire de fuir les occasions. Il y avait, à cette manière de faire, doux bonnes raisons: d'abord ça n'aurait servi de rien, et ensuite M. Masfrangeas s'était engagé en son nom; la moindre chose lui aurait fait des affaires à la Préfecture. Ça lui coûtait bien tout de même à mon oncle, car il était de ceux qui ne se rendent que morts; mais il avait trop d'obligations à son ami, pour ne pas éviter tout ce qui aurait pu le compromettre. C'était donc le mieux, pour lui, de rester tranquille quelque temps, pour laisser passer le fort de la bourrasque. Les gens ne nous voulaient point mal, de n'être pas de leur avis, mais avec ça, ils n'aimaient pas trop nous parler longtemps, dans les foires ou les marchés, de crainte qu'on crût qu'ils étaient de notre bord. Mais il y avait aussi quelques mauvaises canailles, qui tâchaient de se venger de ce que mon oncle les avait empêchés de finir de dévorer ce qui restait à Puygolfier. Le plus enragé était ce méchant goujat de Laguyonias, qui disait partout que c'était malheureux de voir des scélérats, comme mon oncle, libres chez eux, tandis qu'ils devraient être à casser des pierres en Afrique. Mais, comme au fond cet individu était méprisé de tout le monde, ses clabauderies ne faisaient aucun effet.
Mon oncle restait donc chez nous, et c'était moi qui faisais les affaires du dehors, à Excideuil et ailleurs. Ma femme avait beaucoup d'idées, pour des arrangements qui rendaient le Frau plus plaisant, et c'était mon oncle qui les faisait. Quand la saison fut venue, au mois de février, il arrangea le chemin qui de notre jardin allait à la fontaine, et en fit une jolie allée qu'il planta de pommiers et de pruniers. La vieille fontaine aussi fut réparée, et autour du gros fraisse qui lui faisait de l'ombre, il fit un banc de pierre, où il faisait bon se reposer par les temps de chaleur. Après ça, le jardin fut soigné et bien arrangé; ses allées furent alignées et sablées, avec de la petite grave de rivière. Le long de l'allée du milieu, qui était plus large que les autres, ma femme planta ou sema des bouquets, comme des rosiers, des lis, des muguets, des passe-roses, des giroflées, d'autres qui sentaient bon, comme du basilic, de la menthe, du thym, de la lavande. Au bout de cette allée, mon oncle remonta un cabinet de verdure dont le bois était tombé en pourriture, et comme le chèvrefeuille était vigoureux et foisonnait, la même année il y eut de l'ombre.
Quand il ne faisait pas quelque besogne comme ça, mon oncle aimait à tenir le petit Hélie, à le promener, et quand le drole commença de marcher, il le menait tout doucement par la main.
L'hiver se passa assez bien, tout allant à peu près, malgré le mal vouloir de quelques coquins dont j'ai parlé, qui se servaient de la politique pour tâcher de nous nuire. Mais on a beau faire, chez nous autres paysans, on ne comprend pas les haines politiques, et quand même ceux qui nous voulaient mal auraient valu quelque chose, on ne les aurait point écoutés.
C'est bien vrai que cette sagesse commence à s'en aller, et que l'on trouve maintenant, dans des petites communes, des voisins qui se mangeraient les foies pour des questions de partis. Je crois bien que souvent la politique n'est que la couverture de ce mal vouloir, et que si ce n'était pas ça qui les rendrait ennemis, ça serait autre chose. Autrefois les querelles étaient entre papistes et parpaillots, et elles ont fait couler pas mal de sang chez nous en Périgord, sans parler d'ailleurs. C'est qu'il y a dans nous tous un vieux fond noiseur et batailleur qui a besoin de se faire jour. Aujourd'hui, on se bat dans les élections à coups de morceaux de papier, comme autrefois on se battait à coups de mousquets, de piques, de flèches, de pierres. Les bonnes gens qui accusent la liberté que nous avons aujourd'hui de faire naître ces haines ne pensent pas à tout ça.
Notre petit train de vie était réglé chez nous, et voici comment ça marchait. Le matin à la pointe du jour, nous nous levions, et, après que nous avions fait une frotte et bu un coup, Gustou allait soigner les bêtes, et moi j'allais ouvrir le moulin. S'il y avait du blé à moudre, je montais le sac contre la trémie et j'ouvrais la pelle. Après que j'avais réglé les meules, et que je sentais entre mes doigts que la farine venait bonne, nous allions avec mon oncle lever les verveux, ou les cordes s'il y en avait de tendues, et je mettais le poisson dans le réservoir. A huit heures, nous mangions la soupe ou les châtaignes; à midi on dînait, et ensuite Gustou ou moi, nous allions rendre la farine. Celui qui restait faisait moudre pour les petites pratiques qui venaient au moulin, portant leurs deux ou trois quartes de blé sur une bourrique. Vers les trois heures et demie, nous faisions collation, et s'il y avait quelqu'un au moulin, nous l'engagions à monter avec nous. Le soir, il était près des huit heures ordinairement, lorsque nous soupions. Tout ça n'était pas réglé à la minute, ça dépendait du travail; il y avait des fois où nous soupions à sept heures l'hiver, et à neuf dans l'été.
Voilà pour le travail du moulin. Mais en plus de ça, nous avions gardé à notre main assez de terres et de vignes, pour nous occuper les uns et les autres. Le travail changeait comme de juste avec les saisons. Au printemps il fallait donner quelques façons, enter des arbres et sarcler les blés. L'été, c'était les foins, la moisson, les battaisons. Plus tard, il y avait la récolte de la Saint-Michel, les vendanges, les noix et les châtaignes à ramasser, et les labours à faire. L'hiver il y avait les prés à nettoyer, la feuille à balayer dans les bois pour faire la paillade au bétail. Les occupations ne nous manquaient pas, comme on voit, et nous faisions tout ça nous seuls. Par exemple, pour les vignes, on les fouissait toutes en deux jours: il venait une douzaine de voisins nous aider, et le second soir à souper, on faisait un peu de festin pour les remercier.
Les jeudis nous allions l'un ou l'autre, mon oncle ou moi, au marché d'Excideuil; c'est là où nous avions nos affaires, où nous trouvions notre monde. Ma femme y faisait vendre assez souvent par Suzette quelques paires de poulets ou de canards, et quelques douzaines d'œufs. Elle avait beaucoup augmenté le revenu de la basse-cour, sans grande dépense; ainsi, tous les ans, nous portions au marché de Périgueux une vingtaine de dindons, en gardant notre provision. Elle faisait venir de même beaucoup d'oies, qui profitaient vite ayant la rivière à deux pas, et quand il était temps, la Suzette les gorgeait: une fois fines grasses, on les tuait et on les vendait un bon prix, les foies, la graisse et tout.
Quand la bourrasque politique fut un peu passée, mon oncle se mit à faire du commerce sur les blés, et pour ça il allait assez souvent aussi à Cubjac, et à Thiviers le samedi. A part ces sorties, les jours se ressemblaient fort, car la vie de la campagne est toute unie, sans changements. Le dimanche, pour ça, quand le temps allait bien, nous prenions la chienne, et nous allions tâcher de tuer le lièvre, et lorsque nous en savions un c'était rare que nous ne le portions pas, car notre Finette était bonne, suivait des quatre heures de temps sans lâcher, et mon oncle ne manquait guère son coup; et puis il connaissait bien les postes. Lorsque nous avions tué un beau mâle dans les huit livres, nous l'envoyions à M. Masfrangeas, et nous faisions de même lorsque nous avions pris quelque belle pièce de poisson. Quand nous mangions le lièvre à la maison, il y avait toujours quelque ami à qui nous l'avions faire dire: c'était Lajarthe, ou le fils Roumy, ou Jeantain de chez Puyadou.
Dans l'après-midi du dimanche, je descendais quelquefois jusqu'au bourg, histoire de voir les gens, de parler à des amis, et à l'occasion, nous buvions une bouteille nous deux Roumy.
D'autres fois, avec mon oncle, nous faisions le tour de notre bien, les mains dans les poches de la veste, un brin de marjolaine aux dents, nous arrêtant à chaque pièce, pour voir comment levait le blé, ou si la luzerne naissait bien, ou si le blé rouge s'épiait, ou si les noyers avaient des noix. On n'a pas d'idée du plaisir que nous avons, nous autres paysans, de voir naître, croître et mûrir le grain que nous avons semé; d'enfoncer nos sabots dans la terre que nous avons tant de fois retournée avec l'araire; de suivre le champ que nous connaissons sillon par sillon: ici il y a une mouillère; là, à cette place, on ne peut pas faire perdre le chiendent; et on se dit: Lorsque nous bladions dans ce fond, il faisait mauvais temps, aussi le blé est plein de coquelicots. Ce plaisir est autre chose que celui du riche, qui visite ses domaines qu'il ne cultive pas. Le plaisir de celui-ci est plein de vanité, et tout à la surface, comme s'il avait une belle femme, pour la vue seulement. Mais pour le paysan, c'est comme un vrai mariage entre la terre et lui; il la tient, la possède, la tourne, la retourne, la façonne à sa mode, la soigne avec grand amour, et jouit en la voyant fécondée par son travail. Et nos vignes donc! C'est là que nous nous arrêtions longuement, marchant pas à pas, regardant chaque pied l'un après l'autre, épiant les boutons à leur sortie, les comptant, comptant les formes, faisant des comparaisons d'années. Ah, c'était surtout notre vieille vigne, celle qui nous donnait ce bon vin dont nous ne buvions pas tous les jours; c'est celle-là qui était bien soignée et travaillée! Nous faisions de bon terreau avec des feuilles pour mettre aux endroits les plus maigres, et tous les ans nous y portions quelques tombereaux de terre pour l'arranger. C'en était risible; quand nous trouvions par là quelque vieille savate, ou quelque mauvaise peille de drap, nous la portions à la vigne pour l'enterrer au pied d'un cep. Et s'il y en avait quelqu'un de malade nous le déchaussions, et nous y mettions autour du purin de l'étable. C'était bien des soins, mais ils ne nous coûtaient pas: et puis, quand les grappes se gonflaient comme le tétin d'une femme grosse, quel plaisir de les voir profiter, et passer du rouge clair au brun noir et comme velouté!
D'aucunes fois, mon oncle nous laissait, ma femme et moi, deviser et nous promener aux alentours de la maison, et s'en montait dans sa chambre du moulin, lire un de ces vieux livres des grands hommes de l'antiquité. Il disait qu'il y avait de ces vies dont il ne s'était jamais lassé, comme celle de Caton et de Phocion, qu'il préférait à toutes les autres. C'était une chose pas ordinaire, cette lecture, pour un paysan un peu dégrossi seulement par l'école et le régiment. Le hasard avait voulu que ces livres se fussent trouvés dans un tas de vieilleries, achetées par mon grand-père à l'encan, et mon oncle en faisait son profit, et nous tous aussi.
Le 21 novembre de cette année-là, et le 22, on vota chez nous, comme dans toute la France, pour le rétablissement de l'Empire. Au Frau nous nous demandions, mon oncle et moi, comment nous devions faire. Si nous avions été bien libres, nous aurions été mettre un Non dans la boîte de M. Lacaud; mais, à cause de M. Masfrangeas, il fut convenu que nous ne voterions pas. Lajarthe, qui était venu voir comment nous faisions, fit comme nous, et passa la journée au Frau. Ce qu'il y eut de joli dans notre commune, c'est que hormis nous trois, mon oncle, Lajarthe et moi, il n'y eut pas un manquant: tout le monde vota même ceux qui étaient dans leur lit. Le plus beau c'est que ce pauvre Gustou, qui, jusqu'alors, avait toujours voté avec les gens comme il faut, fut porté par M. Lacaud comme ayant voté Oui, car il n'y eut pas un Non dans la boîte, bien entendu. Notre maire pensait que Gustou, qui n'avait pas quitté le Frau ce jour-là, n'avait pas changé d'opinion, ou pour mieux dire de manière de voter; mais il se trompait beaucoup, car depuis qu'on avait mis mon oncle en prison, il se serait fait couper en morceaux plutôt que de voter pour Bonaparte.
Notre maire nous en voulut beaucoup, de n'avoir pas pu envoyer un procès-verbal avec autant de Oui que d'électeurs. Il ne s'en fallait que de trois, ça n'était rien, mais avec ça, il en fut très vexé, vu que d'autres maires de par là avaient obtenu par les mêmes moyens que lui l'unanimité de Oui, et comme il couchait en joue la croix d'honneur, il craignait que ça ne lui fît du tort.
Pas bien longtemps après ce vote, nous étions allés au bourg, mon oncle et moi, pour nous arranger avec des scieurs de long qui devaient venir nous faire des planches. C'était un dimanche, et M. Lacaud se trouva là sur la place devant l'église, tout bouffi de graisse et d'importance comme toujours. Une grosse chaîne de montre en or s'étalait sur son ventre bedonné, et sa trogne rouge luisait sous un grand chapeau haut de forme. Il était là, les mains derrière le dos sous sa lévite, la tête en arrière, parlant à des gens de la commune du haut de sa grandeur. Lorsqu'il nous vit à quelques pas, il se tourna vers nous et, s'adressant à mon oncle avec sa grossièreté vaniteuse, lui dit:
—Vous avez bien mal reconnu la grâce qui vous a été faite, Nogaret; vous auriez dû voter au moins par reconnaissance pour celui qui pouvait vous envoyer à Cayenne et ne l'a pas fait.
Mon oncle le regarda de ses yeux clairs qui flambaient, en serrant les poings et les mâchoires; mais la pensée de Masfrangeas lui vint; il ne dit rien et s'en alla.
Moi, la colère m'avait monté, et, m'avançant vers ce gros enflé, je lui répondis rudement:
—Vous saurez, qu'on ne doit aucune reconnaissance à celui qui s'est emparé du droit de grâce, parce qu'il n'a pas fait à un citoyen tout le mal qu'il aurait pu lui faire injustement!
M. Lacaud ne s'attendait pas à cette réplique; il resta tout ébaubi, devint cramoisi, branla la tête d'un air menaçant, mais ne sut que dire.
Je crois que c'est la seule fois de ma vie que j'ai riposté un peu à propos. D'ordinaire j'ai l'esprit lent, et le mot me vient trop tard. Il m'est arrivé plus d'une fois de me dire en m'en allant: Animal! tu aurais bien pu dire ça ou ça.
Excepté ces paroles avec notre maire, nous restions bien tranquilles chez nous, ne nous mêlant de rien, ni de politique ni des affaires de la commune, et il nous semblait que cela étant ainsi, nous étions à l'abri de tout. Mais quand on a affaire à des mauvais gredins comme Laguyonias, et à des individus méchants et rancuniers comme M. Lacaud, on n'est jamais à l'abri de quelque mauvaise chicane, et nous ne tardâmes guère à nous en apercevoir.
Un jour que j'étais allé avec Gustou couper de la bruyère pour faire paillade à notre bétail, je vis venir un nommé Pasquetou, de Cronarzen, qui avait un bois touchant le nôtre. Quand il fut près de nous, il nous dit, sans tourner autour du pot, que nous coupions la bruyère sur un endroit qui n'était pas nôtre. Moi, c'était la première fois que je le voyais faire, et comme dans nos bois les limites ne marquent pas toujours très bien, je pensais que peut-être nous nous étions trompés. Mais Gustou répondit de suite à Pasquetou que c'était la troisième ou quatrième fois que lui y coupait la bruyère, sans parler des plus anciens de la maison, et que jamais il n'avait rien dit. Mais l'autre riposta que, s'il ne connaissait pas son droit auparavant, maintenant qu'il le connaissait, il voulait le faire valoir; et il ajouta que nous venions jusqu'au chemin qui s'en va vers Roulède. Gustou alors lui dit qu'ils étaient d'accord sur ça, mais que nous n'avions pas dépassé le chemin: à quoi Pasquetou répliquait que nous l'avions dépassé.
Pour faire comprendre ça, il faut dire que pour éviter un endroit un peu creux où l'eau s'assemblait, et où il y avait toujours de la fange, les gens qui passaient par là avec leurs charrettes avaient pris l'habitude de couper dans notre bois pour aller rejoindre, à cinquante pas de là, le chemin qui tournait un peu sur la droite. Comme il y avait longtemps que les gens faisaient comme ça, ce passage était devenu un véritable chemin bien frayé, pendant que la palène et la bruyère venaient dans le vrai chemin, mais pas assez tout de même pour qu'on ne le vît bien. Nous n'avions jamais rien dit aux voisins; c'était un peu de bruyère perdue, mais ça ne valait pas la peine d'en parler.
Quand je vis que Pasquetou s'entêtait à ça, et qu'il voulait nous faire lâcher de couper la bruyère, je lui dis de nous laisser tranquilles, et que, s'il avait des droits comme il le disait, il n'avait qu'à marcher.
Et en effet, il marcha, Pasquetou, et ça nous étonnait grandement, vu que nous avions toujours été bons voisins; mais nous pensions qu'il y avait quelqu'un qui le poussait. Le terrain disputé n'en valait pas la peine; il faisait un tiers de quartonnée, et ne valait pas cher, car il n'y avait pas de châtaigniers dessus. Il y en avait eu un autrefois, mais il n'en restait plus que la souche pourrie recouverte de terre et d'herbes. Ce châtaignier avait fait la limite autrefois, mais comme il n'existait plus, Pasquetou se fondait là-dessus, pour soutenir que notre limite était un gros châtaignier, contre lequel passait le chemin que les gens avaient fait chez nous.
Quoique ça fût peu de chose, quand on a droit, on ne veut pas se laisser manger par un mauvais voisin; et, devant le juge de paix, mon oncle déclara que, depuis qu'il avait souvenance, les siens et lui avaient toujours coupé la bruyère sur cet endroit sans contestations, et que nous continuerions à faire de même, jusqu'à ce que les tribunaux en auraient autrement ordonné.
Quelque temps après, vint au moulin ce gueux de Laguyonias, qui nous porta une assignation devant le tribunal de Périgueux; nous voilà obligés de prendre un avoué, un avocat et de plaider.
Nous ne manquions pas de témoins qui nous avaient toujours vu couper la bruyère sur le terrain en question; mais pour le passage, les uns ne se rappelaient pas bien où était le vrai chemin; d'autres n'avaient jamais passé que sur celui qui traversait notre bois. Le cadastre ne le marquait pas, en sorte que nous n'avions, pour soutenir notre droit, que la preuve de la jouissance.
Mais Pasquetou produisait un titre, où il était dit que son bois venait jusqu'au chemin qui était entre nous deux, et que ce chemin passait de notre côté, à raser un vieux châtaignier à trois mars, ou maîtresses branches, qui était sur notre fonds. Comme justement le châtaignier qui restait alors en avait trois, il se fondait là-dessus.
A l'audience, les gens de loi lurent des papiers à n'en plus finir, comme s'il se fut agi d'une affaire bien importante. Après ça, l'avocat de Pasquetou se leva pour plaider. Cet avocat avait une manie risible: tout en parlant, de sa main gauche il tenait sa robe serrée au corps et se penchait en avant, faisant craquer avec son gros ventre la boiserie où il s'appuyait, tendant le bras droit vers les juges, la main ouverte, comme s'il eût eu ses preuves dedans, et qu'il eût voulu les leur présenter. Avec ça, il avait une voix éraillée et criarde comme celle d'un canard, et mâchait et remâchait dix fois la même chose.
C'était un des premiers avocats de Périgueux pourtant, et on voyait qu'il savait bien des affaires, car il récita des articles de loi, parla d'un nommé Cujas, et fit des citations en latin, auxquelles je ne comprenais rien, pas plus du reste que quand il parlait en français, attendu sa manière d'embrouiller ses phrases. Quand il eut parlé pendant une heure et demie, il annonça qu'il avait fini et qu'il allait seulement, avant de s'asseoir, résumer rapidement les moyens de son client. Mais sous prétexte de ça, le voilà qui recommence de fond en comble à plaider. Tout le monde en soufflait; enfin, après une demi-heure de plus, il s'assit, tira un foulard rouge de sa poche, et se mit à s'essuyer le front.
Notre avocat se leva alors. Celui-ci avait un autre tic; il levait les bras tendus au-dessus de sa tête, par un mouvement brusque, comme font maintenant les élèves de notre école, lorsque le régent leur fait faire l'exercice du gymnase; et tout d'un coup, il les laissait tomber de même, collés le long du corps, avec la fin de ses phrases. Ses grandes manches lui couvraient les mains, et se confondaient avec sa robe, de manière qu'on l'eût cru manchot des deux bras. Il avait avec ça une figure toute rasée et pâle, et ses cheveux noirs plaqués étaient coupés en rond autour de sa tête comme une belle calotte de curé, de manière qu'on l'eût pris pour un masque de carnaval, un pierrot en deuil.
C'était M. Masfrangeas qui nous avait enseigné cet avocat; il passait pour un homme fort, et je ne doute aucunement qu'il ne le fût; mais qu'il était embêtant!
Il commença par une longue citation en latin, les bras levés comme j'ai dit, et les laissa retomber, la phrase achevée, comme si cet effort l'eut crevé. Puis il continua lentement, employant de longues phrases qui s'entortillaient, s'accrochaient les unes aux autres, et n'en finissaient plus; à force de les allonger, il en perdait quasi la respiration. Autant son confrère hachait et mâchait ses mots d'une voix désagréable, autant celui-ci les déroulait gravement d'une voix creuse et solennelle, comme s'il se fût agi d'une cause célèbre, et non pas d'un lopin de bois qui ne valait pas cent sous. Comme il ne voulait pas paraître moins ferré que son confrère, il cita toute une kyrielle d'anciens hommes de loi, et aussi ce Cujas, en prétendant que son excellent confrère l'avait mal entendu; à quoi l'autre riposta vivement: C'est vous, mon cher confrère, qui l'entendez mal! Tandis qu'il était lancé dans sa plaidoirie qui s'allongeait, s'allongeait toujours, la tête m'en tournait, et, n'y tenant plus, je sortis.
Au bout d'une heure mon oncle vint me retrouver, et me dit que l'affaire était remise à un mois; qu'il allait y avoir une enquête pour savoir si l'ancien châtaignier dont il ne restait que la souche pourrie avait trois mars, ou deux seulement, comme le disait Pasquetou. Quoique ce procès ne fût pas bien amusant, je me mis à rire à cette nouvelle, et nous nous en allâmes à l'auberge; après quoi, nous repartîmes pour le Frau avec un homme de Roulède qui avait témoigné pour nous.
—Certainement, disais-je à mon oncle en nous en allant, ces avocats avec leur fagot de science, sont bien inutiles dans des affaires comme ça. Il aurait mieux valu que les juges vous fissent expliquer tous les deux, Pasquetou et toi, et ils seraient mieux renseignés à cette heure. Pour des affaires si peu conséquentes il n'y aurait pas besoin de tant de paperasses et de plaidoiries; avec un peu de bon sens, le premier juge venu pourrait grabeler ça tout seul.
—Sans doute, dit mon oncle en riant, seulement que deviendraient les avocats, les avoués, les huissiers, et le gouvernement qui vend le papier marqué?
—Mais, disait l'homme de Roulède, pourquoi ces avocats parlaient-ils toujours de Cujat, vu que le bois est dans Saint-Sulpice?
—C'est que, dit mon oncle en riant un peu, ils ne parlaient pas du bourg de Cujat où l'on fait les bons fromages, mais, je pense, de quelque ancien homme de loi qui s'appelait comme ça.
D'après ce que je comprends, ajouta-t-il, ce procès rapportera gros à tout ce monde-là, car nous ne sommes pas près d'en voir la fin.
Et en effet, les hommes de loi se renvoyaient la balle. Le jour où l'avoué de Pasquetou était prêt, le nôtre n'était plus là, et d'autres fois c'était le contraire. Et puis il y avait toujours quelque chose qui accrochait; l'un attendait une pièce et demandait la remise; l'autre avait besoin de voir son client, et tous deux se faisaient signifier force actes pour s'entretenir la main.
L'enquête, plusieurs fois remise de quinzaine en quinzaine, de mois en mois, finit pourtant par avoir lieu; elle ne fut pas heureuse pour Pasquetou. Il fit venir des témoins qui dirent bien que le châtaignier mort n'avait que deux mars; mais nous en fîmes venir autant et plus, qui affirmaient qu'il en avait trois.
Il y avait un an que le procès durait, lorsque le tribunal ordonna le transport sur les lieux.
A ce coup, mon oncle dit:—Gare à celui qui perdra! il y a déjà beaucoup de frais de faits, et ce transport ne coûtera pas bon marché.
C'est étonnant, disais-je quelquefois à mon oncle, que nous n'ayons aucun acte pour ce bois. Nous avions cherché partout, dans le cabinet où étaient nos contrats et nous ne l'avions pas trouvé: tout ce que nous savions, c'est qu'il venait d'un nommé Crabanas de Salevert, et qu'il était à nous depuis l'année de la Grande-peur. Là-dessus, je m'en fus trouver M. Vigier et je lui contai l'affaire. Comme c'était dans cette étude que nos anciens avaient toujours passé leurs actes, je me disais que celui-là pouvait y être aussi: et dans ce cas, les confrontations peut-être nous donneraient raison. M. Vigier me dit de repasser dans quelques jours, qu'il ferait chercher par Girou.
J'y retournai huit jours après, et la première chose que me dit son clerc, le petit Girou, ce fut:—Qu'est-ce que tu payes si je te fais gagner ton procès?
—Un déjeuner sellé et bridé, que je lui dis.
Et il me montra l'acte, où il était dit, que le bois était limité au midi, par le chemin allant vers Roulède tout droit, passant contre un vieux châtaignier, et que la borne cornière avait été plantée à quarante-deux pas du châtaignier, en suivant droit le chemin du côté du levant.
—Ne dis rien de ça à personne, fis-je à Girou; fais-moi une copie de cet acte et tu la feras signer par ton patron; il me la faudrait pour après-demain matin, car la justice vient ce jour-là, et je veux servir ce plat à Pasquetou et à ceux qui le poussent, devant tout ce monde.
—Je te la porterai, me dit Girou, je suis curieux de voir la figure qu'ils feront tous.
Le surlendemain, le tribunal, le greffier, les avoués, les avocats arrivèrent dans deux voitures. Jusqu'à Coulaures il y avait la route, ça allait bien; mais après il fallait prendre des mauvais chemins jusqu'au bourg, où on était forcé de laisser les voitures, pour aller de pied jusqu'au bois des Fontenelles.
M. Lacaud se trouva chez lui au bourg, comme par hasard, car il demeurait le plus souvent à Périgueux. Il invita tous ces messieurs à entrer chez lui, et là étant, il les convia à déjeuner. Comme il était le maire de l'endroit, qu'il connaissait tout ce monde, ils acceptèrent facilement.
Tandis qu'on faisait sauter les poulets et qu'on mettait le couvert, M. Lacaud emmena le président et un juge, sous prétexte de leur montrer le jardin, et là, lorsqu'ils furent seuls, commença à parler en faveur de Pasquetou, expliquant à sa manière comme quoi il avait raison. Et ces deux messieurs écoutaient, ne se prononçant pas, mais ayant l'air d'ouïr complaisamment ce que leur disait ce bon M. Lacaud qu'ils rencontraient partout dans les soirées, à la Préfecture, chez le Receveur général, au Cercle, et qui se trouvait là si à point, pour les faire déjeuner dans un pays perdu, où il n'y avait qu'une méchante auberge de paysans. Je suis sûr que ces messieurs étaient de bien honnêtes gens, incapables de malverser et de juger contre leur conscience; mais les choses se présentent tout différemment, selon les dispositions dans lesquelles on les regarde. Le juge prévenu contre quelqu'un a beau être juste, il ne voit pas les choses comme celui qui ne sait rien de ce quelqu'un. J'imagine que lorsque M. Lacaud eut ajouté, comme pour renseigner ces messieurs sur ce que nous étions, que mon oncle avait été arrêté au Deux-Décembre comme un homme dangereux, ils n'étaient pas aussi bien disposés pour nous que pour Pasquetou.
Le hasard nous fit savoir cette manigance. Au-dessous du jardin au pied de la muraille, il y avait un vieux pauvre qui se chauffait au soleil et entendait tout ça, sans qu'on s'en doutât. Lorsque M. Lacaud et les juges rentrèrent pour déjeuner, le vieux Nicoud se leva, mit son bissac sur son échine et, prenant son bâton, s'en vint vers le moulin aussi vite qu'il put. Nous étions à table, nous autres aussi, avec Girou qui nous avait porté l'acte, lorsque nous entendîmes ses sabots sur l'escalier.
Quand il fut en haut, ma femme alla ouvrir la porte et lui dit:
—Entrez, entrez, mon pauvre Nicoud, vous allez manger la soupe.
—Grand merci, fit le bonhomme; et s'avançant, il souleva son bonnet en disant:—Bonjour, bonjour, braves gens!
Et tout le monde lui répondit:
—Bonjour, Nicoud, bonjour!
Quoique nous ne fussions que des paysans à notre aise, jamais il n'est venu un pauvre à notre porte à qui on n'ait donné. Et si c'était un vieux, des petits droles arrivant tandis qu'on mangeait la soupe, on leur en donnait avec un chabrol après, pour les gaillardir. C'était de coutume chez nous, d'ainsi faire; nos anciens n'y avaient pas manqué, et nous autres faisions de même. Ce n'était pas maintenant qu'il y avait à la maison une femme comme la mienne, que cette coutume pouvait se perdre.
Ce n'est pas pour nous vanter, mais il faut bien dire que ce n'était pas la même chose chez tout le monde. Dans nos pays, les gens ne sont pas bien donnants pour les pauvres. Ça n'est pas qu'ils aient mauvais cœur, non, mais ils ne sont pas riches non plus, et suent et peinent à force, pour affaner du pain. La différence entre le paysan pauvre et le mendiant n'est pas grande pour ce qui est de la vie. Le morceau de pain noir que reçoit celui-ci est coupé au chanteau de celui qui le donne; la mique de l'un est comme celle de l'autre, il n'y a pas guère de lard; enfin, la culotte et la veste du paysan sont déchirées, effilochées, rapiécées de morceaux de toutes couleurs, comme celles du pauvre qui lui demande la charité. C'est pour cela qu'il ne s'apitoie guère sur des misères qu'il subit lui-même. Le riche, qui connaît le bien-être, devrait compatir davantage au sort des misérables, le comparant au sien, quoiqu'il ne le fasse pas souvent malheureusement; il aime mieux dire pour s'excuser de sa dureté: Ce sont des fainéants!
Le vieux Nicoud était bien brave homme et puis propre, aussi on le fit asseoir sur le banc, et ma femme lui apporta une grande pleine assiette de soupe chaude qu'il se mit à manger. Si ça avait été Jean Gautrou qui avait des poux, on ne l'aurait pas fait entrer, et avec ça ma femme avait beaucoup de peine de le laisser à la porte, et de lui porter, quand il venait, une assiette de soupe sous l'auvent; elle disait qu'il lui semblait que c'était traiter un chrétien comme un chien.
—Que veux-tu, lui disait mon oncle, c'est sa faute: que ne se tient-il net comme Nicoud.
Quand le bonhomme eut mangé sa soupe, Gustou, qui était à côté, lui versa un bon chabrol dans son assiette, qu'il avala d'une coulée. Après ça, tout en mangeant un peu d'ordinaire, il nous raconta ce qu'il avait entendu, et nous engagea à nous méfier. Nous le remerciâmes de l'avis, et Girou lui dit qu'il n'y avait rien à craindre, qu'il nous avait mis en mains quinte et quatorze et le point.
—Tant mieux, dit-il, parce que voyez-vous c'est une mauvaise chose que les procès, ça ruine bien des maisons. Moi je n'avais pas grand'chose, mais enfin j'étais chez nous, et ce sont les procès qui m'ont fait prendre le bissac, par la faute de ce gueux de Laguyonias.
Nous ne nous pressâmes pas trop de déjeuner, de manière qu'en arrivant au bois des Fontenelles, nous vîmes tous ces messieurs de la justice. M. Lacaud était venu là, aussi, histoire de leur montrer le chemin: il n'y avait pas de mal à ça, n'est-ce pas? Possible aussi, voulait-il leur rappeler par sa présence ce qu'il avait dit pour Pasquetou. Ils étaient tous rouges jusqu'aux oreilles, ces bons messieurs, et bien repus, bien contents; pour sûr que notre maire leur avait fait tâter de son meilleur vin, et il en avait de bon. Dans ces dispositions, la manière de voir de l'hôte, quand on se trouve dépaysé et transporté de la salle d'audience au fond d'un bois, peut bien peser quelque chose, sans soupçon aucun de forfaiture.
Lorsque nous fûmes près, nous levâmes nos chapeaux pour saluer, mais aucun de ces messieurs ne nous rendit la pareille. Les uns tirèrent leur tabatière, un autre causait avec M. Lacaud, et l'avoué de Pasquetou le tenait par un bouton. Tous nous voyaient du coin de l'œil, pourtant, et avaient l'air étonnés de me voir avec une pioche sur mon épaule.
—Ça ne va pas bien votre affaire, me dit notre avocat en venant vers nous.
—Nous portons de quoi tout arranger, dit mon oncle en tirant l'acte de sa poche: Tenez, voyez ça.
Quand il eut lu, notre avocat dit:
—Ho! c'est une autre paire de manches!
Et il s'en alla vers les juges, et se mit à leur lire le titre. J'épiais les figures de tout ce monde pendant ce temps, et il y en avait de curieuses. Pasquetou, ne comprenant rien à ce qu'on lisait, voyait pourtant, à l'air de notre avocat, que c'était quelque mauvaise pièce pour lui, et restait là planté, badant. M. Lacaud colérait en dedans, ça se voyait; le greffier, les avoués, ça ne leur faisait rien, c'était visible; quel que fût le gagnant, leur affaire était bonne. Les juges, ça leur était quasiment égal aussi, sauf le petit dépit, d'avoir déjà pris peut-être une autre opinion qu'il fallait quitter, mais ils s'efforçaient de n'en laisser rien voir. Quand notre homme eut achevé, le président prit l'acte et se mit à le relire, et pendant ce temps nous autres fûmes à la vieille souche du châtaignier. Partant de là, je comptai quarante-deux pas en suivant tout droit le long de l'ancien chemin, qui marquait quelque peu. Je ne trouvai rien. Je m'écartai sur la droite, puis sur la gauche, rien. Ces Messieurs s'étaient approchés durant ce temps et me regardaient faire. Pensant que j'avais fait les pas trop grands, je reculais un peu, lorsque mon oncle me dit:—Va plutôt en avant, si c'est mon grand-père qui a compté les pas, il avait des jambes comme une grue. J'allai en avant, et après avoir gigogné un petit moment, la pioche rencontra une pierre.
—Tu y es, dit le petit Giron, et en effet, j'y étais. Après avoir nettoyé la place, raclé les feuilles pourries, j'ôtai comme un terreau qui s'était formé dessus, et la borne se vit bien plantée avec ses deux témoins.
Comme on peut bien penser, Pasquetou ne fut pas content; il vint voir tout près, mais quoi dire? les racines de bruyères enlevées montraient bien que la borne était là depuis longtemps, quand l'acte ne l'aurait pas dit, et qu'on ne l'y avait pas mise exprès. Mais c'est M. Lacaud qu'il fallait voir; on aurait dit qu'il allait avoir une attaque, tellement il était cramoisi. Pasquetou, lui, se tenait coi, les mains dans les poches de son sans-culotte, regardant par terre, et suivant ces messieurs de la justice qui s'en allaient.
Au moment où ils partaient, nous autres trois, restés les maîtres sur le terrain, nous leur tirâmes encore trois grands coups de chapeau, en nous gaussant un peu d'eux en dedans, c'est vrai: ils ne firent pas plus attention à notre salut que la première fois, mais ça nous était bien égal.
Plus tard, nous sûmes que M. Lacaud, outre sa haine contre nous, avait encore de bonnes raisons pour ne pas être content. C'était lui qui avait poussé Pasquetou à plaider et à faire faire beaucoup de frais pensant nous ruiner, et il lui avait prêté vingt-cinq pistoles pour les frais du procès, avec condition qu'il ne les remettrait pas s'il perdait. Pasquetou se consolait un peu pensant à ça; il se figurait bien qu'un procès qui durait depuis un an et demi, avec des témoins, des enquêtes, un transport de justice, coûterait plus de vingt-cinq pistoles, et qu'il aurait quelque chose à parfaire, mais il ne se doutait pas du chiffre. Quand on lui dit la note des frais, qui se montaient à près de cent louis d'or, il en devint tout innocent. Il lui fallut emprunter sur son bien pour payer, et, avec les intérêts et les mauvaises années, ça finit par le mettre dans les affaires, tellement qu'il ne s'en est jamais relevé, et que lorsqu'il mourut, ses enfants furent obligés de vendre.
Nous autres trois, en nous en revenant, nous parlions, tout contents et riant de la manière dont notre maire et Pasquetou avaient été coyonnés par cet acte. Quand nous fûmes à Magnac, Girou nous quitta pour s'en retourner à Saint-Germain:—Tu sais, lui dit mon oncle, c'est pour jeudi prochain, ne manque pas!
—N'ayez crainte de ça, Nogaret!
Ah! il ne manqua pas, le petit Girou. En arrivant à Excideuil, nous le vîmes planté devant l'auberge où nous mettions nos bêtes. Il croyait que nous allions déjeuner là, mais mon oncle dit:
—Pour un déjeuner sellé et bridé comme tu as promis, Hélie, il nous faut aller à l'hôtel de Provence.
Ça n'était pas un endroit pour les paysans, c'était là que descendaient le maréchal Bugeaud et tous les messieurs de par chez nous, et là aussi que s'arrêtaient les voitures de poste; mais, pour une fois, ça n'est pas coutume.
Le fait est, que c'était un des hôtels les mieux tenus qu'on pût voir dans tout le pays. En entrant dans la grande cuisine, toujours encombrée dans un coin, de paquets et de malles, car c'était aussi là le bureau de la diligence et le relais, on voyait bien, qu'il y avait à la tête de la maison une maîtresse femme. Tout était propre, bien en place; les chandeliers de cuivre brillaient, par rang de taille sur la cheminée, comme de l'or. Les casseroles et la batterie de cuisine accrochaient les rayons de soleil, et, sur la table massive, les couteaux étaient alignés par ordre de grandeur. Tout était net, luisant et arrangé avec goût. Et les servantes donc, en tablier blanc et le foulard sur les cheveux, propres comme des sous neufs, il fallait les voir aller et venir lestement, portant des plats et des bouteilles.
On nous mit à déjeuner dans une petite salle donnant sur la route, tapissée de papier vert à fleurs, avec des rideaux de coton blanc à franges aux fenêtres. Sur la cheminée, il y avait une ancienne pendule à colonnes sous un globe, et par côté, des bouquets de fleurs en papier, aussi sous verre. Au mur, étaient accrochées des images, représentant l'histoire de Geneviève de Brabant. La table était couverte d'une touaille, blanche comme des fleurs; les verres brillaient, et les fourchettes et les cuillers semblaient d'argent: c'était un plaisir de s'asseoir là autour. Ah! le petit Girou était content, et nous aussi, de lui faire cette honnêteté.
Et quelle cuisine! on ne sait plus la faire comme ça maintenant. Tout dernièrement, nous étions à Périgueux et mon gendre a voulu que nous allions dans un grand hôtel. Oh! la salle était bien assez belle, et le plancher ciré, mais que voulez-vous que je vous dise, ça n'était plus ça; on nous a fait manger des affaires arrangées à la mode de partout; ça n'est ni salé ni poivré, et puis point d'ail; ça avait du goût comme un morceau de bouchon. Ils disent qu'il faut une cuisine comme ça, pour les voyageurs et les étrangers. Le fait est que, comme ça ne sent rien, avec un peu d'idée, chacun peut se figurer manger de la cuisine de son pays. Mais tout de même, il devrait bien y avoir à Périgueux un endroit où on puisse manger à notre mode.
Et par-dessus le marché, on n'est plus servi par des filles accortes et avenantes, mais par des garçons avec des favoris, et la raie au milieu de la tête, qui semblent des juges d'instruction: ça finit de vous couper la faim.
Ah! ce n'est plus notre bonne cuisine bourgeoise d'autrefois, où on vous faisait manger de bons morceaux, bien choisis, bien soignés, bien arrangés à la périgordine. Cette cuisine s'est perdue avec les vieilles coutumes, depuis les chemins de fer. Et le vin! on ne boit plus maintenant que de la saleté de vins coupés, baptisés, remontés avec du trois-six, foncés avec du sureau, ou pis, avec quelque poison: c'est plat, ça n'a ni goût, ni bouquet, ni diable, ni rien. Autrefois, quand on voulait bien arroser une bonne daube, ou un gigot piqué d'ail, ou un fin chapon, ou un lièvre en royale, on demandait du bon vin de Brantôme, ou de Sorges, ou de Bergerac, ou de Domme, ou d'ailleurs, car le bon vin ne manquait pas chez nous, et c'était un vrai plaisir de boire ces bons vins en mangeant de bonnes choses, entre bons amis. Il paraît que maintenant, les gens se moquent de ça, et qu'il leur est égal de manger cette cuisine au gaz, ces rôtis au four de fonte, et de boire ces vins fraudés. Tout marche à la vapeur, et on n'a pas le temps de faire attention à ça. Les gens mangent, vite, vite, comme qui jette le charbon à pelletées pour chauffer la machine: aussi quels estomacs ont les gens d'aujourd'hui! A ce qu'on m'a dit, depuis vingt-cinq ou trente ans, les gens comme il faut, et principalement les femmes et les jeunes gens, trouvent que ce n'est pas bon genre de manger comme faisaient leurs pères, et de boire du vin de leurs vignes. Ça n'est pas distingué de bien manger, ça engourdit l'esprit, à ce qu'ils disent; et ils font la petite bouche, pour avoir l'air de ne vivre que de la cervelle; et la jeunesse laisse les vins de nos crûs, pour se gorger de cette cochonnerie de bière allemande.
Misère! avec ça que nos anciens ne valaient pas leurs petits-fils, pour l'intelligence, le courage, la force, la bonne humeur! Je voudrais voir les crânes d'aujourd'hui, près des bons compagnons qui se réunissaient autrefois au Chêne-Vert et chez la Blonde! Qu'on me montre dans la génération d'à-présent, sans dire de mal de personne, et sans remonter bien haut, beaucoup de bons vrais Périgordins en tous genres, illustres, célèbres, ou simplement connus, comme Desmarty, Sirey, Daumesnil, Beaupuy, Lamarque, Alary, Bouquier, Elie Lacoste, Roux-Fazillac, Jacques Maleville, Morand, Fournier-Sarlovèze, Mérilhou, Briffault, Bugeaud, Sauveroche, Lachambaudie, Morteyrol, Lambert, de Sarlat, qui a fait Lous dous douzils, et tant d'autres dont le nom ne me vient pas.
Je ne veux pas dire pour ça, entendons-nous bien, qu'il n'y ait pas de notre temps des Périgordins de valeur. Il y en a, c'est sûr, dans différentes parties qui dépassent ma portée, et dont pour cela je ne parlerai pas. Mais parmi ceux qui font honneur au vieux pays des pierres, et qui l'aiment, je nommerai, parce que je comprends son parler patois et que ses contes me plaisent, le collecteur de Sarlat, le félibre majoral Auguste Chastanet, qui a fait pour notre ébaudissement: Lou curet de Peiro-Bufiero, Per tua lou tems, Lou paradis de las Belas-Maïs, Lou chavau de Batistou, et tant d'autres jolies patoiseries que nous autres, paysans, devrions tous avoir dans notre tirette de cabinet. Oui, il y a encore chez nous de bons enfants du Périgord, qui ne méprisent pas la terre natale, et qui ont l'esprit alerte, la tête, le bras et l'estomac solides, toutes qualités qui font le vrai Périgordin, propre à tout, bon à penser et à agir; seulement la plupart de ceux-là, par leur âge et leurs habitudes, retirent plutôt vers les anciens: les jeunes sont trop parisiens, à mon goût, et ne sentent pas assez le terroir.
Mais me voilà loin de la table où nous étions assis tous les trois. Girou n'avait jamais été à pareille fête: c'était un pauvre garçon, d'une quarantaine d'années, fils de paysans comme nous, tout petit et chétif, l'échine un peu bombée, et noir comme une mûre, ce qui lui faisait dire quelquefois:—Moi, j'étais derrière la haie quand on tirait la couleur sur les merles! Il avait été instruit au hasard, par un vieux bonhomme qui enseignait à quelques enfants le peu qu'il savait. Il n'était, pour ainsi parler, jamais sorti de Saint-Germain. Trop faible pour travailler la terre ou pour être ouvrier, trop petit pour être soldat, M. Vigier l'avait pris pour clerc, et il vivait là, dans cette petite étude de campagne, attrapant tous les livres qu'il pouvait, pour tâcher d'apprendre quelque chose. C'était un vrai plaisir de le voir manger et boire, tout en causant et disant des histoires plaisantes, car il était malin, et tournait les choses comme il voulait. Il revenait aux plats qui lui convenaient, et le mâtin, quoique paysan, il avait du goût et ne se jetait pas sur les grosses pièces.
Il ne pouvait se rassasier surtout d'une terrine de foies gras aux truffes, ni d'un plat de champignons en sauce, comme jamais plus je n'en ai tâté. On aurait juré, à le voir faire, qu'il n'avait rien mangé depuis quinze jours; jamais je n'aurais cru que, dans ce petit homme, il y eût un estomac aussi chabissous, autrement dit, capable. Nous avions bu du vin du pays, du meilleur, et avec ça deux bouteilles de vin vieux, quand vers la fin du déjeuner Girou me dit:—Avec vous autres, je ne me gêne pas. J'ai ouï parler du vin de Rossignol; il paraît que c'est quelque chose de fameux. Il y a longtemps que j'ai envie d'en tâter, vous devriez bien en faire porter une bouteille?
—Ça va, dit mon oncle, mais fais attention que ce vin tape sur la cocarde.
La fille apporta une bouteille de Rossignol, et Girou se passa son envie. Enfin, quand nous eûmes bien déjeuné, bien trinqué, nous allâmes au café. Girou était bien un peu étourdi, pourtant il tenait bon tout de même. Mais enfin après le café, les brûlots, les petits verres, il en avait assez, surtout qu'il voulut fumer un cigare d'un sou ainsi que nous autres. Comme nous n'avions grand'chose à faire, nous le fîmes promener dans Excideuil, histoire de lui faire passer un peu les fumées et puis, à quatre heures nous nous en fûmes ensemble, et nous le quittâmes rendu chez lui, bien content de sa journée.
Le procès avait duré déjà dix-huit mois, aussi il est besoin que je revienne un peu en arrière. Un mois, ou guère s'en faut, après la première assignation de Pasquetou, au mois d'avril 1853, il nous naquit une petite drole que mon oncle voulut appeler Nancy comme sa mère, ce qui fut fait; mais depuis et toujours, nous l'avons appelée Nancette. Ma femme fut bien contente d'avoir une drole, parce que quand elles sont grandettes, les filles commencent à aider leur mère dans la maison, tandis que les garçons sont toujours dehors avec les hommes. Nous, nous étions bien contents aussi, principalement de voir que ça faisait plaisir à ma femme; mais quand ça aurait été encore un garçon, nous ne nous en serions pas fait beaucoup de mauvais sang.
Cette année-là, c'est l'année du gros brochet. Il faut savoir que, chez nous autres, c'était la coutume de nous rappeler les années par la chose la plus marquante; comme l'année du grand hiver, l'année des grandes eaux, l'année de la grêle, l'année des grosses vendanges, l'année de la mort de ma mère, l'année que le tonnerre tomba dans la cheminée, l'année de mon mariage, l'année qu'on avait mis mon oncle en prison, l'année du procès, et autres affaires comme ça.
Cette année-là donc, peu de temps après la naissance de la petite, une cane qui avait fait son nid dans un buisson, sur le bord de l'eau, au-dessus du moulin, nous amena une dizaine de petits canous. Aussitôt nés, aussitôt à l'eau comme de juste, et le soir lorsque la mère cane les ramena, nous vîmes qu'il en manquait un. Le lendemain soir, il en manquait encore un. Comme ils étaient toujours sur l'eau tranquille, dans le goulet, se reposant et barbotant de temps en temps sur l'écluse, nous nous demandions qu'est-ce qui pouvait les manger, quand mon oncle étant un jour dans sa chambre du moulin, tandis qu'ils étaient sur l'eau, vit un gros brochet en attraper un dans sa gueule, et l'emporter au fond. Le lendemain il guetta avec son fusil; rien. Le surlendemain il entendit, à un moment, la cane crier de peur, et prenant vitement son fusil, au moment où cette bête engoulait un pauvre canou, il lui tapa un coup de fusil dans la tête et le tua roide. C'était un brochet qui pesait douze livres et trois onces; jamais nous n'avions vu pareille pièce dans la rivière; il devait se tenir sous les rochers, dans de grandes caches qu'il y a; toujours est-il que nous l'eûmes comme ça.
Je l'arrangeai dans une grande panière avec des herbes, et je le portai à M. Masfrangeas. En le voyant il s'écria:—Ha! quelle bête! mais que veux-tu que j'en fasse? à la maison, nous en aurions pour huit jours. Réflexion faite, il l'envoya au Préfet qui le convia à en manger sa part le lendemain soir.
Tous les invités admirèrent cette belle pièce, et lui firent honneur, d'autant plus qu'on l'avait truffée et mise à la broche.
Lorsqu'il ne resta plus que l'épine de l'échine avec la tête, le Préfet dit à M. Masfrangeas:
—Parbleu, celui qui vous a envoyé ce brochet est un brave homme!
—Oui, dit M. Masfrangeas en riant pour faire passer la chose, et avec ça, il a failli aller à Cayenne!
—Ah bah! c'est votre meunier! dit le Préfet.
Et tout le monde se mit à rire.
Mais personne ne pensa qu'en Afrique comme à Cayenne, il y avait des braves gens comme mon oncle, et tout aussi innocents.
IX
J'ai donné ci-devant un aperçu de nos occupations et de notre travail, suivant les saisons, il est inutile de revenir là-dessus. Les événements sont rares en pleine campagne, du moins de ceux qui valent la peine d'être contés. Il y en a pourtant, auxquels les gens des villes ne font guère attention, et qui, pour nous autres paysans, sont une grosse affaire.
Un matin du mois d'avril 1855, je m'étais réveillé de bonne heure; la lune rayait, et sentant un brin de froid sous les couvertures, je dis à ma femme: J'ai peur que nos vignes gèlent. Ça me tracassait; aussi le jour venu je me levai. On voyait bien et on le sentait aussi qu'il faisait froid; mais de savoir s'il avait gelé, il fallait attendre le soleil.
Après avoir déjeuné, à huit heures, nous montâmes à la vieille vigne, mon oncle et moi, et, suivant rang par rang, il nous fallut bien voir que tous les boutons étaient gelés. De là, nous allâmes aux autres vignes, dans les termes au-dessus de la Borderie et de la Combe: elles étaient gelées aussi, mais comme étant plus éloignées de la rivière que la vieille, il n'y avait pas tout à fait autant de mal, mais peu s'en fallait.
—Allons, dit mon oncle, nous aurons de quoi faire deux barriques de piquette.
Nous revînmes à la maison bien ennuyés, et ma femme, venant au-devant de nous avec sa drole sur le bras, nous demanda ce qu'il en était.
—Tout est perdu ou à peu près, lui dis-je.
Et nous rentrâmes tous les trois sans rien dire.
Les marchands se font du mauvais sang, pour une banqueroute qui leur fait perdre; les propriétaires, pour un fermier qui déguerpit sans les payer; les gens qui sont dans les affaires, pour les événements qui arrêtent l'industrie, et les paysans pour la gelée, la grêle, la sécheresse, la brume et tout ce qui perd le revenu. Mais, tandis que dans les villes on agit, on se démène pour tâcher de se tirer d'affaire, nous autres, nous ne bougeons point et nous ne disons rien. C'est qu'après une gelée, une grêle, il n'y a rien à faire, ce qui est perdu ne peut plus être sauvé. Et puis, nous sommes de si longtemps habitués à ne compter sur le revenu, que lorsqu'il est serré, que le malheur nous touche bien, mais il ne nous surprend point.
Heureusement, nous n'avions pas vendu tout notre vin de l'année d'avant, et il nous fallut faire avec le reste, en buvant plus de piquette que de vin.
Quelque temps après, mon cousin Estève me manda de venir à la foire de Jumilhac qui tombe le 7 mai, parce qu'il était en marché pour acheter une maison, et qu'il avait plaisir d'avoir mon estimation. J'y fus donc et je le rencontrai sur la place devant le château, près du vieux arbre de la Liberté tout saccagé par les orages, comme la liberté par Bonaparte. Après que nous eûmes déjeuné, nous fûmes voir la maison, et, après l'avoir bien visitée, nous revenions dans la foire en causant du prix. Comme nous suivions la grande rue, je vis passer un individu en blouse, qui avait une belle paire de ciseaux pendus à son cou par un lien, et qui criait: Piaoux! piaoux!
—Qu'est-ce qu'il chante avec ses: Cheveux! cheveux! que je dis à mon cousin.
—Tu vas voir ça tout à l'heure, qu'il me dit.
L'individu rentra sous la balle, et bientôt un autre, qui venait de la place, criant aussi: Piaoux! piaoux! vint le retrouver. Ils avaient une espèce de banc monté dans un coin, avec des marchandises, cotonnades, indiennes, mouchoirs, fichus, et autres affaires comme ça. Et alors des filles vinrent là, parler à ces hommes, et ôtaient leurs mouchoirs de tête et détachaient leurs cheveux. Et eux les maniaient, les soupesaient, regardant de la finesse, de la longueur, de la couleur. Puis les filles voyaient les marchandises, cherchaient ce qui leur convenait le mieux, et paupignaient les étoffes, comme les individus faisaient de leurs cheveux. Et alors ils entraient en marché. Les filles dépréciaient les étoffes, et les marchands les cheveux, et ils disputaient sur la qualité, le prix et tout. Des fois ils ne s'entendaient pas; les filles remettaient leur mouchoir et voulaient s'en aller. Mais voyant ça, ces individus mettaient quelque chose de plus, un mauvais fichu de rien, un bout de ruban et ils tombaient d'accord. Dans le marché, les filles se réservaient qu'on leur laisserait quelque peu de cheveux par devant, de manière qu'avec leur mouchoir de tête ça ne se connût pas. Quand tout était bien entendu, convenu, ces hommes prenaient leurs ciseaux, et derrière une toile, ils tondaient ces pauvres bestiasses de filles, comme qui tond une brebis. Et pour une saleté de fichu, un tablier, une méchante robe de six francs qu'ils estimaient vingt, ils avaient de beaux cheveux qu'ils revendaient bien chèrement. Des fois, tandis qu'une y passait, il y en avait d'autres là, qui attendaient leur tour; d'autres qui ne savaient trop comment faire, qui voulaient bien une robe, mais que ça ennuyait de se laisser raser comme ça. Alors les marchands leur faisaient voir celles qui étaient tondues, quand elles avaient remis leur mouchoir de tête, les assurant que ça ne se connaissait point par le moyen des cheveux laissés dessus le front, et les faisaient entrer en marché.
—C'est un foutu vilain maquignonnage, que je dis à mon cousin, allons-nous en.
Le lendemain, je m'en retournai au Frau, emportant un couteau qu'Estève avait acheté pour notre aîné.
Au mois d'août de cette même année, ma femme eut un autre drole, qui fut enregistré sous le nom de Bernard, mais que nous appelions tant qu'il était petit, Berny. L'aîné s'en allait tout seul depuis longtemps, autour de la maison, et venait au moulin nous trouver. Quelquefois je le regardais, assis dans le sable au bord de l'eau, faisant de petits étangs et de petits ruisseaux, et sa manière de faire, ses petites inventions, réveillaient dans ma mémoire le souvenir de pareilles choses que j'avais faites. Il me semblait me voir moi-même à cet âge, me roulant dans le sable, et, couché à plat ventre, essayant d'attraper des petites gardèches. Et souventes fois lorsque la demoiselle Ponsie descendait de Puygolfier, et prenait mon aîné sur ses bras, ou l'emmenait par la main, je me revoyais petit enfant, et je me rappelais mes adorations pour la jeune demoiselle qu'elle était alors, si fraîche, si pleine de santé, si jolie, que ça réjouissait le cœur rien que de la voir.
Pendant l'hiver de 1857, les eaux devinrent fortes, et une nuit elles emportèrent un morceau de l'écluse, de manière qu'il nous fallut mander des ouvriers et travailler beaucoup pour la réparer. Le moulin chôma quelques jours, après quoi on put faire moudre. Mais, on n'avait rétabli que le plus gros, pour attendre le beau temps, en sorte que lorsque les eaux furent basses, l'été, il fallut refaire plus à fond et plus solidement une partie du travail. Cette affaire-là nous coûta près d'une centaine d'écus: il n'y a rien qui coûte d'entretenir comme un moulin.
Notre quatrième enfant vint au mois de mai 1858; c'était une petite nommée Rose, qui mourut à quatre mois. Certainement nous en eûmes du chagrin, surtout ma femme, mais nous avions trois autres enfants pour nous consoler. Le plus petit avait déjà trois ans et était encore pendu au cotillon de sa mère, ce qui fait qu'étant occupée de lui à chaque instant, elle en portait mieux sa peine. Et puis on a beau dire, nous n'avons qu'une somme d'amitié à dépenser pour nos enfants, et quand ils sont plusieurs à se la partager, elle se divise nécessairement. Il arrive bien des moments, dans une maladie, un petit accident, où on porte toute son affection, sur celui qui dans l'instant en a le plus besoin, mais c'est pour un temps; la chose passée, les autres reprennent leurs droits. Une mère a beau faire, elle ne peut avoir autant de petits soins et de mignardises pour cinq ou six enfants que pour un seul, et je crois que ceux-là en valent mieux; les enfants uniques sont des enfants gâtés souvent.
De nos jours, on voit beaucoup de bourgeois, des villes principalement, qui n'ont qu'un enfant, afin qu'il soit plus riche. Ils l'élèvent à faire toutes ses volontés, à voir tout lui céder, et en font des petits bonshommes pleins de vanité, de suffisance, capricieux comme des femmes qui le sont, dégoûtés de tout pour n'avoir eu rien à désirer, et pour tout dire, pas bons à grand chose. Ce résultat devrait les détourner du système, sans compter que, comme on dit, n'avoir qu'un enfant, c'est n'en avoir pas.
A la Saint-Jean de 1859, tandis que l'Empereur, soi-disant de la paix, après la guerre de Crimée, faisait tuer notre monde et manger nos millions, pour les Italiens, qui nous en sont bien reconnaissants, comme nous l'avons assez vu, le vieux Jardon attrapa du mal pendant les fauchaisons. Le médecin fut mandé, trop tard comme toujours, aussi il dit d'abord que c'était un homme perdu. Je montai au Taboury avec ma femme, et, en effet, on voyait de suite qu'il était bien fatigué. Il était là, étendu sur le lit garni de courtines de vieille serge jaune, respirant avec peine et ayant une grosse fièvre. Sous sa tête, on avait mis un joug à lier les bœufs, pour adoucir ses souffrances et lui donner la force de les supporter. Ça n'était pas à cause de ça, sans doute, mais sa figure, dure comme toujours, était tranquille et même résignée.
Il se mourait d'une pleurésie, qui est la maladie des paysans, comme la goutte est celle des riches. On avait rapporté au vieux la sentence du médecin, pour l'avertir qu'il fallait faire venir le curé, et il avait dit que bien, mais qu'il fallait aussi aller vitement quérir le sorcier de Prémilhac, qu'il n'y avait que lui qui pût le tirer de là. Le curé était venu avec Jeandillou, l'avait confessé, communié, olivé, et s'en était retourné. Il n'y avait guère qu'un petit quart d'heure que nous étions là, quand arriva le sorcier.
C'était un homme de moyenne taille, bien carré et charpenté, un paysan point du tout dégrossi, comme celui qui n'était pas tant seulement allé à Périgueux, et ne sortait de son village, que pour se rendre aux environs où on l'appelait. Avec ça, dur à soi et aux autres, ne faisant aucun cas des choses nouvelles, mais attaché avec entêtement aux anciens usages, et, comme de bien entendu, plein de toutes les superstitions d'autrefois. Il était habillé d'un pantalon à pont-levis en laine burelle, couleur de la bête, d'un vieux gilet à fleurs, boutonné carrément jusqu'au col, et garni de deux rangées de boutons de cuivre, polis et brillants, qui avaient usé bien des gilets et se transmettaient de père en fils dans sa famille. Avec ça, il avait un gipou de grosse étoffe bleue de Miremont, comme en ont les gens du Périgord noir qui touche au Quercy, et qu'on voit aux foires de Terrasson. Dans les pans écourtés de cet habit-veste, deux larges poches lui servaient à mettre des herbes et ses affaires de sorcier. Sa tête, garnie de longs cheveux blancs frisés, était couverte d'un bonnet de laine brune, tricoté à l'aiguille, sans pompon et ramené en avant, comme ceux de la République qu'on voit sur les anciens sous du temps.
On le consultait assez le sorcier, dans le pays, parce qu'on croyait à son pouvoir et qu'on le craignait. Il y avait bien des gens qui l'invitaient aux noces, pour éviter les embarrements si désagréables pour les nôvis, et les chevillements qui font qu'on ne peut tirer de vin à une barrique, quoiqu'on ôte le douzil.
On l'appelait, pour les maladies des chrétiens et pour celles des bêtes; il guérissait les gens, des fièvres, avec neuf brins d'herbes cueillies à reculons, avant le lever du soleil, le premier jour de la saison d'automne, et ceux qui avaient le cours de ventre, en les faisant passer par un écheveau de fil retors. Il guérissait aussi les chevaux et les bœufs malades, en les faisant tourner trois fois autour de la pierre-levée du Puy-de-Jou. Il enseignait à chercher la Mandragoro, et on disait même, que c'était lui qui l'avait fait trouver à ce Baspeyras, dont Gustou avait parlé le soir que nous énoisions; il levait les sorts jetés par les gens mal jovents; il donnait aux garçons, le moyen de se faire aimer d'une fille, au moyen de l'herbe de Moto-Goth, ramassée avec certaines cérémonies, et cachée adroitement sous le livre des évangiles, à seule fin que le curé dît la messe dessus; il retrouvait les affaires adirées en faisant tourner le tamis avec des ciseaux; enfin, il y avait des gens qui croyaient même, qu'il pouvait faire grêler en battant l'eau de la fontaine de la Fado, et mettre le trouble dans les ménages, en nouant l'aiguillette aux hommes, comme on disait autrefois, ce qui est, à ce qu'il paraît, un moyen sûr pour ça.
En entrant, le sorcier, afin d'éloigner le Diable, prit un peu de sel dans la salière accrochée à la cheminée, et le jeta dans le feu, où il pétilla; puis il s'approcha du lit, et le vieux Jardon tourna ses yeux vers lui, comme celui qui en attendait le salut. Lui, releva la couverte, et mit à nu la poitrine du malade, maigre, hâlée, couleur de vieux cuir et couverte de poils gris hérissés. Alors il se pencha, écouta, se releva, leva les bras en l'air comme pour implorer quelqu'un et récita une sorcellerie qui commençait ainsi: Din lou vargier dé Josaphat uno dâmo sé troubet, saint Jean la rencountret... C'est-à-dire: Dans le jardin de Josaphat une dame se trouva, saint Jean la rencontra... Puis il se baissa de nouveau, souffla par trois fois sur l'endroit où était le mal, y fit avec le pouce, des signes mystérieux, en marmonnant tout bas des paroles qu'on n'entendait pas. Après ça il tira de sa poche son petit sac de cuir le déposa sur le creux de la poitrine de Jardon, lui remit la couverture dessus, et resta là sans bouger, remuant seulement les babines sans qu'on entendît aucun son.
Au bout d'un moment, il releva la couverte, écouta de nouveau, puis remit le sac de cuir dans sa poche, et recouvrit Jardon. Puis il alla à l'évier, demanda un bassin, des plats de terre, les remplit d'eau, et les plaça aux quatre coins de la chambre afin que l'âme du vieux Jardon s'y lavât avant de monter au ciel. Cette cérémonie dernière prouvait qu'il n'avait aucun espoir. Cela fait, il revint vers le lit, fit au-dessus de la tête du mourant, quelques conjurations pour adoucir son agonie. Malgré ses gestes et ses paroles, Jardon commença à râler fortement; sa poitrine allait comme un soufflet de forge et soulevait les couvertes. Ma femme était au pied du lit, et, quoique le vieux n'eût jamais été bon pour elle, le voyant agonisant, elle penchait la tête tristement. Dans la ruelle, la mère Jardon était là, assistée d'une sœur de son mari et d'une de ses nièces, et tout ce monde épiait bien désolé, mais l'œil sec, qu'il eût: fini de souffrir! Belle manière de parler, qui fait bien connaître la résignation native du pauvre paysan, pour qui la cessation de la vie est la cessation de la souffrance. La peine de la vieille Jardon, de sa belle-sœur, et des autres, très vraie pourtant, ne se marquait pas par des pleurs et des lamentations; elle restait muette. Ils plaignaient le vieux, bien sûr, mais ils savaient que son père était mort d'une fluxion de poitrine, et qu'une mort à peu près semblable les attendait: A quoi bon se roidir contre la destinée? Le sorcier, voyant que le père Jardon tirait à ses fins, ôta son bonnet, le posa sur le lit, et la tête levée, les yeux en haut, se mit à réciter la Patenostre-Blanche, s'interrompant de temps en temps pour faire de la main gauche des signes de sorcellerie. Le râle dura encore un petit quart d'heure, puis il se ralentit et cessa tout à fait: le vieux homme ferma les yeux à demi, il avait fini de souffrir!
Alors, le sorcier acheva de lui clore les paupières, ramassa dans un seau l'eau qu'il avait mise dans les gages autour de la chambre, et alla la vider dans le verger afin qu'elle ne servît pas à d'autres usages, maintenant que l'âme de Jardon s'y était baignée. Quand il fut revenu, avant que le corps fût froid, il lui mit ses habillements des dimanches avec un parent qui lui aida, et, cela fait, s'en retourna.
Quand on eut fait les honneurs au vieux Jardon, et qu'il fut là-bas couché dans sa fosse derrière l'église, ma femme emmena sa mère nourrice au moulin, où elle resta deux jours, après quoi elle s'en alla, disant qu'elle s'arrangerait bien toute seule, et qu'il fallait que chacun fût chez soi; mais elle venait souvent chez nous, principalement pour voir les enfants, qu'elle aimait beaucoup.
Je crois que cet enterrement fut le dernier que le curé Pinot fit dans la paroisse. Il fut forcé de s'en aller quelque temps après, rapport à sa nièce prétendue. Jamais mon oncle ni moi, nous n'avions parlé à personne de ce que m'avait dit son pays, Ragot le rétameur, là-bas sous l'orme de la place d'Hautefort. Mais comme ce Ragot venait tous les ans faire sa tournée, jusqu'à Cubjac, Excideuil et Tourtoirac, sans doute il en avait parlé à d'autres, car on commençait à en babiller dans le pays. Les uns soutenaient ferme que ce n'était pas sa nièce, pour l'avoir ouï-dire seulement, d'autres qui ne le savaient pas davantage, soutenaient aussi ferme, que c'était bien sa nièce et que tous ces bruits c'était des méchancetés: c'est comme ça, que les trois quarts du temps, les gens parlent plutôt selon leur idée, que selon la vérité. Les dames de la paroisse, et les gens comme il faut, disaient qu'il n'y avait que des impies, des malhonnêtes gens, qui pussent dire des choses pareilles. M. Lacaud, lui, parlait de verbaliser et de dénoncer au procureur de Périgueux, les canailles qui débitaient ces calomnies. Les gens qui n'avaient aucun parti pris, ni d'un côté ni de l'autre, ne savaient trop que croire de tout ça, lorsqu'une farce vint faire découvrir le pot aux roses.
Il y avait dans le pays, à une heure de chemin du bourg, un noble, vieux garçon, appelé M. de Cardenac, qui était un bon vivant, point méchant du tout, mais aimant bien à rire et à faire de ces grosses farces, comme on en faisait autrefois chez nous. Le curé et lui étaient grands amis, dînaient de temps en temps l'un chez l'autre, et faisaient ensemble la bête hombrée avec les curés des environs, en sorte qu'ils ne se gênaient point entre eux. Le jour de Notre-Dame-d'Août, M. de Cardenac vint à la maison curiale, comme le curé était en train de chanter les vêpres, avec sa nièce et d'autres chanteuses. La porte de la cure était ouverte, car dans nos pays, il n'y a guère de voleurs à aller dans les maisons, de manière que M. de Cardenac entra par le jardin, sans que personne le vît, tout le monde étant aux vêpres, excepté sept ou huit hommes qui buvaient chez Maréchou. Comme il n'était guère dévot, M. de Cardenac ne voulait pas aller à l'église, et pensait attendre en lisant le journal du curé, que les vêpres fussent finies. Malheureusement, il ne trouva pas le journal sur la cheminée de la salle, et, s'ennuyant de ne rien faire, il alla à la cuisine prendre les pinces à feu, et les mit dans le lit de la nièce du curé, bien arrangées, entre les deux draps, de façon qu'on ne s'en serait jamais douté. Puis après, il s'en fut faire un tour sur le chemin, et quand il vit de loin que les gens sortaient de l'église, il revint, et fit celui qui ne vient que d'arriver.
Lorsque la demoiselle Christine voulut appareiller le souper, et se servir des pinces pour arranger le feu, elle ne les trouva pas, et force lui fut de s'en passer. Le curé avait beau lui dire qu'elle les retrouverait, elle qui n'était pas trop de bonne humeur ce jour-là, répondait qu'en attendant, elle ne pouvait pas se servir de ses doigts pour manier le feu. M. de Cardenac qui restait à souper, faisait le bon apôtre et semblait chercher les pinces, en se gardant bien de les trouver.—Peut-être, qu'il dit, votre enfant de chœur sera venu chercher du feu avec l'encensoir; qui sait où il les aura mises? Le curé alla voir, mais il revint disant que le drole avait garni son encensoir chez Maréchou. Impatientée, la demoiselle Christine alla prendre celles qui étaient dans la chambre de son oncle prétendu.
Le lendemain, le surlendemain point de pinces: le curé et sa nièce commençaient à trouver ça étonnant. On avait eu beau chercher partout, impossible de savoir ce qu'elles étaient devenues. Quinze jours se passent ainsi, et, comme la nièce avait conté l'affaire aux voisines, on en parlait dans le bourg, et, il y en avait qui disaient que le Diable avait bien pu faire ce tour, pour induire la demoiselle Christine, et possible le curé lui-même, en péché d'impatience et de colère. Mais d'autres, comme Migot et le fils Roumy, disaient que le Diable n'avait nul besoin de leur faire commettre ce péché-là, pour raisons à lui connues, et que d'autre part, il n'avait pas besoin de ces pinces, en étant amplement fourni, ainsi que de fourches, de broches, de chaudières et autres instruments à faire rôtir et bouillir les damnés.
Pour qu'une farce soit bonne, il faut avoir quelqu'un avec qui on puisse en rire à son aise. Pendant quelques jours, M. de Cardenac garda la chose, mais enfin, n'y tenant plus, il la conta après souper à un de ses amis, avec recommandation, bien entendu, de n'en souffler mot. Cet ami trouvant la farce jolie, la raconta à un autre avec la même recommandation; celui-ci en fit de même et ainsi de suite, en sorte que bientôt tout le monde le sut.
Il n'y avait que deux lits chez le curé, de manière qu'il fallait nécessairement conclure de cette histoire, que la nièce couchait avec son oncle. Là-dessus grand tapage dans le pays; les nobles des environs se visitaient pour déplorer ce scandale; et ce qu'il y avait de curieux, c'est que ceux qui avaient le plus soutenu que la demoiselle Christine était la nièce du curé, à cette heure soutenaient non moins fermement qu'elle ne l'était pas, afin de diminuer un peu la grosseur du péché. Les contradictions ne coûtent guère aux gens, lorsqu'un intérêt qui les touche est en cause.
Les curés du voisinage levaient les bras au ciel, lorsqu'on leur parlait de ça, mais leurs gestes désolés et leurs paroles affligées, n'arrangeaient rien. Pour faire cesser ce scandale, dont riaient les impies et les libertins, l'un d'eux prévint l'évêché, et le pauvre curé Pinot, mandé par Monseigneur, fut tancé de la bonne façon, et puis envoyé dans le fond du Nontronnais, prêcher la continence à d'autres ouailles.
Quand M. de Cardenac vit la tournure que prenait cette affaire, il regretta bien assez de n'avoir pas tenu sa langue; mais il était trop tard. Pour réparer autant qu'il était possible, le mal qu'il avait fait, comme c'était un bon homme, il prit la demoiselle Christine, sans place, comme gouvernante. Cet arrangement allait assez à la demoiselle grandement fatiguée du curé, lequel n'était guère aimable, mais il ne convenait pas à celui-ci, qui était un peu jaloux; pourtant il lui fallut bien en passer par là, ou par la porte, comme on dit, car il ne pouvait plus garder son ancienne nièce avec lui, et il lui était même interdit de la revoir.
Quand le nouveau curé fut arrivé, on ne tarda pas à connaître, que nous avions troqué notre cheval borgne pour un aveugle. Le curé Pinot était bien braillard, surtout en temps d'élections, et bien mauvais quelquefois, lorsqu'il s'agissait de ces canailles de rouges, comme il disait. Mais depuis que ceux-ci étaient réduits à rien, et que sous la surveillance des gendarmes, du commissaire du canton, et des maires, ils ne bougeaient plus, de crainte d'aller en prison, ou pire, il s'était radouci un peu. Pour le reste, la danse, la viande les vendredis et samedis, la messe, la confession de Pâques, il faisait son métier, mais n'était pas des plus terribles. Il aimait à être tranquille, et ne se faisait pas de mauvais sang pour toutes ces choses: pourvu que ça allât à peu près, en gros, c'était tout ce qu'il demandait.
Mais le curé Vignolle qui le remplaça, c'était autre chose. Celui-là n'aimait ni les lièvres en royale, ni les beaux barbeaux, ni les chapons truffés, ni le bon vin, ni le café, ni le vieux cognac, ni la pipe, ni la bête hombrée, ni les femmes, ni rien. C'était le fils d'un pauvre paysan du côté de Lanouaille, appelé de son sobriquet: Crubillou, qui avec un bien de mille écus, avait six ou sept enfants qu'il ne pouvait nourrir. Le curé de l'endroit ayant remarqué le second de ces enfants, qui était assez éveillé, le prit chez lui, et, comme il apprenait bien, le poussa à se faire curé. Le garçon, qui préférait prêcher à ceux qui piochaient la terre, plutôt que de la piocher lui-même, et de s'exterminer à nourrir des enfants comme faisait son père, eut tout de suite la vocation, comme ils disent. On le mit au séminaire, pour apprendre le métier, et on disait que c'était les jésuites qui l'avaient élevé. Eux ou d'autres, ceux qui l'avaient dressé ne l'avaient pas manqué. Dès le séminaire, il avait une si grande idée de son état, que lorsqu'il allait voir ses parents, il ne se familiarisait point avec eux, ne les tutoyait pas, ni eux non plus, et n'embrassait pas tant seulement sa mère. Eux, les pauvres gens, tout fiers d'avoir un curé dans leur famille, le respectaient comme le bon Dieu, et s'il leur faisait la grâce de déjeuner, vite, on tuait un poulet et on faisait une omelette, et les sœurs servaient M. l'abbé, qui mangeait seul, pour ne pas compromettre la dignité de son caractère religieux.
Le premier dimanche après son arrivée, il prêcha sur la supériorité du prêtre, sur le grand respect qu'on lui devait, à cause de son caractère sacré. Les histoires de son devancier ne le gênaient guère, et il semblait à l'entendre, qu'on n'eût jamais connu dans la paroisse l'histoire des pinces à feu, ni ouï parler des fredaines des curés. Et pour faire comprendre à ses paroissiens, combien était puissant et vénérable le prêtre, il leur disait:—Le prêtre commande à Dieu tous les jours de descendre sur l'autel, et de s'offrir victime résignée, et Dieu lui obéit, et il ne peut faire autrement que de lui obéir: on peut donc dire, avec vérité, que le prêtre est en un sens plus puissant que Dieu.
On peut croire qu'un gaillard comme ça, le prenait de haut avec les brebis de son troupeau, et ne se familiarisait point avec elles, comme le bon curé de Peiro-Bufiero. Quand il fit sa tournée dans les maisons et les villages, pour connaître son monde, il refusait tout ce qu'on lui offrait, soit de se rafraîchir, soit de faire collation. Il semblait qu'il n'eût jamais ni faim, ni soif, et ne fût point sujet à toutes les misères des autres hommes. Mais s'il n'avait pas soif de vin, il avait soif d'être le maître, de dominer tout le monde et de gouverner les gens selon ses idées.
Avec les riches, les nobles, les gros bonnets connus à l'évêché pour être bons catholiques, et dévoués à la religion, il était plus doux, car il était ambitieux et ne voulait pas se faire d'ennemis capables de lui nuire. Et puis, il avait vu de suite, que si d'un côté, chez les nobles, on lui rendait une déférence due à son état, de l'autre, on le regardait comme un inférieur. Chez M. le comte de la Bardonnie, on lui avait fort bien fait sentir, en le recevant avec les égards de convention dus à un allié naturel, qu'on n'oubliait pas sa paysannerie, et tout ça le rendait prudent. Je raconte ça par ouï-dire, car on pense bien que je n'y étais pas. Mais avec les paysans, le commun du troupeau, il était roide et hautain. Cette conduite n'était pas tout à fait dans l'esprit de l'Evangile, mais il y a belle lurette que les prêtres l'ont perdu de vue, si tant est qu'ils s'en soient jamais inspirés.
Moi, je croyais que ce diable de curé ne serait pas venu à la maison, sachant que depuis longtemps nous ne fréquentions pas l'église, et que même nos enfants n'étaient pas baptisés. Mais il vint tout de même, ne voulant pas sans doute avoir l'air de reculer devant des impies, et peut-être aussi espérant de nous ramener. Mais il se trompait du tout au tout; jamais nous n'aurions dit, ni rien fait qui pût faire de la peine aux personnes dévotes; nous n'avions point de haine contre les curés et la religion; et nous ne parlions pas mal du bon Dieu: nous n'étions donc pas des impies, comme le disaient les vieilles bigotes; mais, par exemple, nous étions tout à fait indévots et incroyants.
Tous les ans nous faisions faire exactement le service promis à la pauvre défunte Mondine, mais quant à ce qui est de nous autres, notre dernier acte de religion, avait été mon mariage à l'église, pour les raisons que j'ai dites, et encore je m'en suis toujours repenti. Quant à nous signer devant les croix, ou à croire tout ce qu'on enseigne au catéchisme, à aller à la messe, à nous confesser et à faire nos Pâques, c'était chose impossible, tant nous étions peu portés à la religion. Quand on parlait devant nous des mystères, de miracles, qu'on racontait des légendes pieuses et autres choses semblables, il me semblait ouïr de ces contes qu'on fait pour divertir les petits droles; et de fait, je crois que tout ça a été inventé, pour amuser les peuples encore dans leur enfance.
Il y en a qui vous certifient ces choses tout de go, comme s'ils les avaient vues: que voulez-vous que je vous dise, j'ai eu beau m'écarquiller les yeux, je n'ai pu rien voir. Tous les raisonnements que j'ai ouï faire sur ces questions de religion, pour persuader les mécréants comme moi, m'ont surtout prouvé qu'elles sont très obscures et incompréhensibles. Mais s'il y en a qui ont meilleure vue que moi et ne sont pas aussi infirmes d'esprit, ce qui est bien possible, tant mieux pour eux.
On me dit quelquefois: mon pauvre Nogaret, vous serez damné comme une serpe! Mais c'est à savoir: qu'on me montre d'abord où est l'enfer!
Entre nous, je crois que si toutes ces affaires-là étaient aussi certaines et aussi nécessaires qu'on le dit, elles éclateraient à tous les yeux, bons ou mauvais, sans tant de discours. En finale, pour moi, j'avoue tout bonifacement que je ne suis pas assez habile pour affirmer, ni assez roide de col pour nier; mais pour en croire quelqu'un sur parole je ne le peux. Dans tout ce qu'on dit là-dessus je trouve qu'on se paye de mots qui dépassent notre entendement.
Mais quand même je serais très sûr que le Dieu de nos curés existe; que nous avons une âme qui ne meurt point avec nous, et sera récompensée ou punie, cela ne me ferait changer en rien de conduite, ni être catholique, ou protestant, ou juif, parce que je crois pas qu'un Dieu nous ait damnés pour une pomme, ni que ce Dieu ait besoin de prières et de cérémonies pour être honoré, pas plus que de prêtres pour nous faire connaître ses volontés.
Voilà comme nous étions dans la maison, et ça venait de famille, car ni mon grand-père, ni mon père n'avaient voulu se confesser à l'article de la mort, et mon grand-père répétait souvent un proverbe patois qui se peut traduire ainsi: Les prêtres et les pigeons gâtent les maisons. Ainsi, nous étions honnêtes avec eux, mais nous n'étions pas de ceux chez lesquels ils sont toujours fourrés. Dans la famille, si quelquefois les uns ou les autres s'étaient un peu relâchés en quelque chose, c'était sur quelque affaire de peu d'importance, et afin de ne pas contrister les femmes, qui n'avaient pas été élevées dans ces idées. Je conviens que c'est un tort, et qu'on doit être, ou bon catholique et pratiquer exactement, se confesser, faire ses Pâques, jeûner, etc., ou ne l'être pas, et s'abstenir en conséquence de tout acte et de toute cérémonie de religion: mais l'homme n'est pas parfait. En ce qui me regarde en particulier, je n'avais point à me plaindre de ce côté, car ma femme faisait comme nous, et avait laissé là, depuis notre mariage, toutes les pratiques auxquelles elle avait été habituée. Dans les commencements ça paraissait fort aux gens de chez nous. Qu'un homme ne fasse pas ses Pâques, encore ils le comprenaient à toute force; mais une femme, jamais on n'avait vu ça. Dans les commencements ça faisait aller les langues; mais quand on vit comment cette même femme gouvernait sagement sa maison, ses enfants et elle-même, et quand elle eut fait connaître dans plusieurs occasions, combien elle était bonne et pitoyable pour les malheureux, les langues se turent.
En voilà bien long, mais il me fallait expliquer dans quelles dispositions nous étions, lorsque vint le curé. Il avait un peu chaud en entrant, et ma femme lui présenta une chaise pour se tourner vers le feu; mais il remercia, disant qu'il ne faisait point attention à ces choses, qui n'en valaient pas la peine.
Mon oncle lui répondit que la santé n'était pas peu de chose, et que nous autres, ne trouvions pas mauvais de prendre quelques précautions pour la conserver.
Après ça, nous lui offrîmes de se rafraîchir, de prendre quelque chose, mais il refusa tout: vin, eau, pineau, eau-de-vie, eau de noix, disant qu'il ne prenait jamais rien.
—A votre volonté, lui dit mon oncle; mais vous serez le premier homme qui sera entré ici, sans choquer de verre avec nous.
Je ne sais si, de l'appeler homme, ça lui déplut, ou l'idée de trinquer avec nous, mais il répliqua un peu hautement:
—Un prêtre n'est pas un homme comme un autre; je suis venu pour autre chose que boire.
Et il commença à nous entreprendre sur le chapitre de la messe, de la confession, de tous les devoirs du chrétien; nous dit combien nous étions coupables de les négliger; s'efforça de nous faire peur de l'enfer, et enfin enfila toutes ses raisons pour nous persuader. Nous l'écoutâmes comme ça pendant dix minutes; mais à la première pause, mon oncle lui dit:
—Ecoutez, Monsieur le curé, vous perdez votre temps à essayer de nous convertir; nous ne sommes plus des enfants; moi j'ai deux fois votre âge, mon neveu est votre aîné, et pour vous parler franchement, nous n'aimons pas qu'on blâme notre manière de nous conduire. Si j'allais chez vous en faire autant, vous ne le prendriez pas bien sans doute, ainsi vous comprendrez qu'il vaut mieux ne plus parler de ces affaires-là.
—Comment! fit le curé en tressautant, mais ce n'est pas la même chose! J'ai mission de Notre-Seigneur Jésus Christ de ramener les âmes à lui; Monseigneur m'a donné les pouvoirs nécessaires, je suis votre pasteur, et à ce titre j'ai le droit de vous remontrer ce que je crois être pour votre bien.
—Eh bien! Monsieur le curé, riposta mon oncle, vous êtes chez des gens qui ne croient pas à votre mission, comme vous dites, ni aux pouvoirs de l'évêque, ni à plus forte raison aux vôtres. Nous ne sommes pas de vos brebis, puisque pour vous les gens de la commune sont un troupeau, et vous n'êtes pas notre pasteur. Que ceux qui reconnaissent votre autorité reçoivent vos remontrances, c'est leur affaire; mais ici vous n'avez point à nous en faire.
Il se leva les yeux méchants, jaune de bile remuée, et s'adressant à moi:
—Mais au moins, dit-il, que votre femme et vos enfants innocents ne soient pas les victimes de vos funestes principes; laissez-les être chrétiens!
J'allais lui répondre, mais ma femme qui était là debout, son dernier enfant sur ses bras et les deux autres tenant son cotillon, fut plus prompte que moi et lui dit:
—Monsieur le curé, dans une maison et dans une famille, il ne doit y avoir qu'une croyance et une religion, celle du père: nous restons unis en ça comme en tout.
—Allons, fit-il en remettant son chapeau, je vois que je suis dans une maison où le démon est tout-puissant; il ne me reste qu'à me retirer.
—Du moment que vous parlez ainsi, lui dis-je en remettant aussi mon chapeau, c'est ce que vous avez de mieux à faire.
A la porte il se retourna, et étendant le bras il nous dit:
—Je prierai Notre-Seigneur de toucher vos cœurs impies, et de me faire la grâce d'être l'instrument de votre réconciliation avec Dieu. Je vous attends un jour au tribunal de la pénitence! D'ici là, souvenez-vous qu'on ne peut être honnête homme sans religion!
Cet animal nous embêtait à la fin; aussi, mon oncle lui dit en goguenardant, pour ne pas se fâcher:
—Allons! allons! Monsieur le curé, vous ne nous ferez jamais croire, que sans le fils de Crubillou, de Sarlande, nous ne puissions pas être honnêtes!
Et tandis qu'il s'en allait furieux, mon oncle ajouta:
—Le diable m'emporte, j'aime mieux les curés qui ont des nièces!
Et nous nous mîmes tous à rire.
Mais ce viadaze ne faisait pas rire tout le monde. Chez nous, les femmes, à cette époque, avaient le cou un peu découvert; leur fichu, en croisant par-devant, laissait voir un tout petit peu le haut de la poitrine, tout juste la place pour la croix qu'elles portaient autour du cou. Voilà-t-il pas que le curé va s'imaginer que ça n'était pas honnête! Il se mit à prêcher contre les nudités, comme il disait: Selon lui, c'était le diable qui avait appris cette mode aux femmes pour plaire à leurs galants. Eh bien, je me pensais, ayant souvenir du seul bal où je sois allé, avec les demoiselles Masfrangeas, si le curé voyait les dames de la ville, qui ne manquent pas la messe pourtant, valser avec des jeunes gens, avant leurs tetons tout découverts, qu'est-ce qu'il dirait donc?
Une autre chose qui ne lui allait pas, c'était la danse. Tous les dimanches il parlait là-dessus longuement, et disait sans se gêner qu'il n'y avait que les filles de mauvaise vie qui allaient au bal; que c'était des coureuses d'hommes; est-ce que je sais tout ce qu'il ne disait pas. Mais pour ça il n'y faisait rien. Aux vôtes des communes d'alentour, à la Sainte-Constance à Excideuil, les filles allaient danser tout de même; et le jour de notre ballade, la petite place était pleine de jeunesse, qui se trémoussait sous les ormeaux. Du temps du curé Pinot, quand après déjeuner il s'en allait chanter vêpres, avec les curés du voisinage venus pour la fête, tous bien rouges et repus, il se contentait de dire en passant:—Allons! allons! maintenant il faut aller à vêpres! Et garçons et filles entraient à l'église et reprenaient après. Mais son successeur voulait empêcher totalement de danser, et il aurait fallu que le maire le défendît. Mais M. Lacaud lui dit que ça n'était pas de faire; que si on ne laissait pas les jeunes gens et les filles danser sur la place, ils iraient danser ailleurs, et que ça mettrait la commune en révolution. Voyant ça, il imagina de refuser l'absolution, ou de la faire attendre longtemps aux filles qui avaient dansé; mais tout ce qu'il y gagna, c'est qu'il y en eut quelques-unes qui s'en passèrent, et aucune ne renonça à la danse.
Pendant le temps du carnaval on dansait chez Maréchou, et de temps en temps, lorsqu'on était en train, le chabretaïre, au milieu d'une danse, faisait avec sa musique: lirou! lirou! lirou! C'était le signal pour les garçons d'embrasser leurs danseuses. C'est ce fameux lirou! lirou! qui faisait tant crier le curé. A l'entendre, toutes les filles qui étaient là, avec leurs mères pourtant, c'était des bringues, des dévergondées, et il protestait qu'elles ne feraient pas leurs Pâques. Mais il y en aurait eu trop; sans compter que de leur côté les garçons s'étaient donné le mot pour ne pas aller se confesser. Il ennuyait tout le monde, ce curé, aussi un dimanche matin, comme il sortait de chez lui pour aller dire la messe, il vit pendre à l'ormeau proche de l'église, un crible tout percé.
Le sobriquet de chez lui: Crubillou, c'est autant à dire comme petit crible, aussi le curé comprit ce que ça voulait dire et devint tout pâle, mais il n'en dit mot.
Pourtant il avait une bonne commune, et tous les paroissiens, une dizaine s'en faut, ne demandaient pas mieux que d'aller à la messe le dimanche, avant d'aller boire quelques chopines chez Maréchou en mangeant des tortillons. Ils voulaient bien aller prendre les cendres, le lendemain du Mardi-Gras; faire bénir une branche de laurier ou de buis, le jour des Rameaux; donner de l'huile au curé pour entretenir la lampe de l'église; lui laisser les serviettes qu'on mettait en croix sur le cercueil de leurs morts; en un mot faire tout ce que leurs anciens avaient fait de tout temps; mais il ne fallait pas non plus les empêcher de s'amuser: Que diable! avant les Cendres il y a le Carnaval, et si le curé voulait l'abolir, les Cendres ne rimeraient plus à rien! Ce Crubillou était bien terrible, pour tout ce qui touchait la religion; pourtant, je crois qu'il était comme d'autres curés, que la jalousie le faisait agir, et qu'il voulait interdire à ses paroissiens les plaisirs qui ne lui étaient pas permis.
Il était tellement peu endurant pour toutes ces choses, qu'ayant ouï dire que chez Maréchou on ne faisait pas toujours bien attention au vendredi et au samedi, rapport aux gens qui venaient des fois à l'auberge, est-ce qu'il n'eut pas le toupet d'y aller un vendredi, lever le couvercle de la marmite pour voir s'il n'y avait pas de viande? C'est vrai qu'il n'y retourna pas deux fois: Les femmes de la maison, pauvres bestiasses, l'avaient laissé faire, mais Maréchou qui survint là, le renvoya au diable sans se gêner. Ça n'était pas un mauvais homme, mais il n'aimait pas trop les curés, et il ne lui en fallait pas tant pour le mettre en colère.
Mais en voilà assez sur ce curé Crubillou; j'aime mieux parler de choses plus aimables. Au mois de février 1860, juste le 24, ma femme accoucha d'un drole, et mon oncle dit:
—Celui-là sera bon enfant, car il est né le jour anniversaire de la République. On l'appela François.
Ça me faisait quatre enfants, mais nous ne nous inquiétions pas de ça, car vivant tout simplement, ne faisant point de dépenses inutiles, le blé ne manquait pas au grenier, ni le vin dans le cellier. Nous ne calculions pas, comme font les gens riches, qui n'ont qu'un enfant, parce qu'il faut tenir son rang et autres belles raisons comme ça. D'ailleurs ça aurait été dommage qu'ils ne vinssent pas, les pauvres petits, ils étaient tous bien fiers, et profitaient comme des arbres plantés en bon terrain. Hélie, l'aîné, marchait sur ses dix ans, et c'était un bon petit homme, hardi comme une ratepenade, qui montait sur la jument, grimpait sur les arbres, ne craignait ni froid ni chaud, et faisait déjà des commissions assez loin. Tous les jours il montait à Puygolfier avec sa petite sœur Nancette, et la demoiselle Ponsie leur apprenait à lire et écrire. Celui-là était quelque peu le préféré de l'oncle; il le mettait quelquefois devant lui sur la jument, et l'emmenait à Excideuil ou ailleurs les jours de foire. Né dans un moulin, ce drole allait dans l'eau comme une loutre, et il piquait sa tête dans les endroits profonds de la rivière, que c'était un plaisir de le voir faire.
J'ai laissé tous mes enfants s'élever comme ça à ne rien craindre, ni la pluie, ni le soleil, ni le vent, et ça leur a bien réussi. Ces petits, aussitôt qu'ils pouvaient marcher, couraient à l'eau comme des canous sortis de l'œuf, nus comme des petits sauvages, et grenouillaient là toute la journée, sans crainte de s'enrhumer ou d'attraper des coups de soleil. Eté comme hiver, ils étaient toujours dehors, les cheveux comme des broussailles, pleins de poussière ou de boue, suivant le temps, déchirés, dépenaillés, nu-pieds, se roulant partout dans les prés, courant dans les bois, dormant sur la palène, et ne venant à la maison que pour demander à manger. Par exemple, ça revenait assez souvent; mais une fois que leur mère leur avait coupé un morceau de pain, les voilà repartis à galoper. Cette vie leur a fait un bon tempérament, et, sur huit enfants que nous avons eus, il ne nous en est mort qu'un, la petite Rose, mais c'est le mal de cou qui l'a tuée à quatre mois. Les autres n'ont jamais été malades, et ils sont tous forts, et bons enfants, comme de vrais Périgordins.
Il y a des parents qui ont comme ça des préférences pour quelqu'un de leurs enfants; moi non. Je mignardais bien davantage, le dernier, le plus petit, mais je les aimais tous pareillement.
Avec ça, ma petite Nancette était si jolie drolette, si aimante pour moi, que l'on aurait pu croire que je la préférais, parce que je l'embrassais plus souvent que ses frères. Elle ressemblait à sa mère cette petite, comme deux gouttes d'eau; c'était la même figure tranquille et bonne, les mêmes traits fins, les mêmes yeux clairs et aimants, et le même caractère: tout ça faisait que j'étais plus porté à l'embrasser que ses frères, qui étaient toujours bouchards, qui est à dire barbouillés, et souventes fois tapageurs et polissons. Mais avec ça, je me disais quelquefois: voyons, si on venait te dire: Il faut qu'il y en ait un qui meure; lequel préfères-tu voir porter au cimetière? Et je sentais que ça m'aurait été totalement impossible de le dire, ce qui me prouvait que je n'avais pas de préférence injuste.
Mon oncle les aimait bien aussi, les petits, surtout l'aîné; mais leur grand ami, celui auquel ils s'adressaient pour avoir quelque chose, s'ils craignaient un refus de nous autres, c'était Gustou. Il leur faisait des virebriquets avec une noix et de la ficelle, des pétards et des clifoires avec du sureau, des pirouettes, des quilles, des sifflets, des petits paniers, des trappelles pour tendre aux oiseaux, des pièges pour attraper les merles dans les haies, des lignes pour pêcher, des petits fouets qu'ils faisaient péter que c'en était fatigant; il n'y avait chose dont il ne s'imaginât pour les contenter, et le soir, il leur disait des contes.
C'était l'hiver principalement, quand nous étions tous autour du foyer; Gustou n'avait pas plutôt commencé à peler, qu'ils criaient tous:
—Gustou, dis un conte!
Et lui qui en savait à force, disait tantôt celui du voleur d'enfants; tantôt celui de la fade ou fée Papillette; tantôt encore celui du sorcier Grillon; ou celui de l'âne qui faisait des crottes d'or.
Le conte fini, c'était des questions de toute manière que les enfants faisaient à Gustou, pour avoir des éclaircissements. Quelquefois les questions étaient un peu embarrassantes, mais il trouvait moyen de s'en tirer à peu près. Et puis ensuite, c'était des devinettes à n'en plus finir, connues de tout temps dans nos pays, mais ça amuse toujours les jeunes droles.
Notre chambrière la Suzette aimait bien les petits aussi, mais elle aimait encore mieux un garçon du côté de Corgnac, qui venait la voir souvent le dimanche, et avec lequel elle se maria au carnaval de cette année 1860. Notre parent du moulin du Coucu ayant su ça, nous fit dire si nous voulions prendre sa drole l'aînée pour la remplacer, à seule fin de s'eysiner un peu, car il avait tant d'enfants qu'il avait peine à leur entretenir le pain. Lorsqu'il nous l'amena, il nous raconta qu'il avait trouvé un bon moulin du côté de Génis, mais qu'en vendant le sien, il lui manquerait bien encore quelque millier d'écus pour payer, et que ça empêchait le marché. Voyant qu'il avait bonne envie de travailler et de se tirer d'affaire, mon oncle se rendit caution pour lui, et il acheta ce moulin qui était sur l'Haut-Vézère et ne chômait jamais.
C'est cette même année, que je fus à Domme pour acheter une paire de meules dont nous avions besoin. Le premier jour, je m'en allai coucher chez le cousin Nogaret, au moulin du Bleufond, à toucher Montignac; c'était une bonne étape, mais la jument ne craignait pas la fatigue. Le moulin est grand, c'est une ancienne papeterie où il y aurait pour faire une jolie minoterie. L'eau n'y manque jamais, elle naît au-dessus du moulin; c'est un abîme comme celui du Toulon, près de Périgueux; on n'a jamais pu trouver le fond.
Il y en a qui croient que cette eau vient de la Dordogne, par des conduits souterrains: moi je le croirais assez, car l'eau qui sort de là est bleue comme le dit le nom de l'abîme, et claire et pareille à celle de la Dordogne; tellement que lorsqu'elle tombe à cent pas plus loin dans la Vézère, les eaux ne se mêlent pas de suite, et l'on voit cette belle eau bleue le long de l'autre, qui est souvent trouble à cause des ruisseaux du Limousin qui tombent dedans.
Le cousin fut bien content de me voir, et tout le monde chez lui. Le soir en soupant, il me fallut leur conter tout ce qui s'était passé depuis mon mariage, et combien nous avions d'enfants, et comment ils étaient, et tout ceci, et tout ça, de manière qu'il était neuf heures quand nous nous levâmes de table.
En sortant, mon cousin me mena au Café du Commerce, où nous trouvâmes beaucoup de gens de sa connaissance, des ouvriers, des artisans, des marchands, avec lesquels il fallut trinquer.
Il y avait plaisir à être avec eux; ils étaient intelligents, bons enfants, et en grande partie républicains: mais il n'y a bonne compagnie qu'on ne quitte; nous fûmes nous coucher vers les onze heures.
Le matin de bonne heure, je partis pour Sarlat, en passant par Lachapelle, Saint-Quentin et Temniac. Le pays n'est pas beau, c'est des bois et des bois, des petites combes avec des mauvais prés dans les fonds, et des rosières qui ne sont bonnes qu'à faire la paillade. Il y a des bois châtaigniers et des taillis, et aussi des jarrissades où on coupe les chênes pour faire le tan. Ce pays n'est pas à comparer avec chez nous. C'est sauvage et noir, et je me figure que dans le temps il ne faisait pas trop bon voyager seul par là, avec de l'argent dans sa poche. Il y a un endroit qu'on appelle à: Prends-toi-Garde, sans doute parce qu'autrefois on y arrêtait les gens. Il y a aussi un autre endroit, dans les taillis, où on attaqua la voiture qui portait l'argent de la taille, de Sarlat à Périgueux. Mais ceux qui firent ce coup n'étaient pas des brigands ordinaires, à ce qu'on dit, mais des nobles qui faisaient la guerre au premier Bonaparte, en lui coupant les vivres. Ça n'était tout de même pas une manière bien honnête de faire la guerre; mais tout ça est loin maintenant, et s'il en existe, ce que je ne sais pas, les arrière-petits-fils des cavaliers masqués qui attaquèrent la voiture, tuèrent le postillon, un gendarme et volèrent les fonds, sont, sans doute, d'honnêtes gens qui ne feraient rien de pareil.
Tout ce pays, en plein Périgord noir, semble fait exprès pour les vols de grand chemin, et les assassinats de nuit. On marche, quelquefois une demi-heure, une heure, sans trouver une maison, et quand on est au fond de ces combes, entre les bois, on pourrait crier au secours, que personne ne vous entendrait.
Mais après que l'on a passé Sarlat, à mesure qu'on approche de la Dordogne, le pays s'arrange, et quand on arrive à Vitrac et qu'on voit cette large plaine, avec sa rivière bleue, et les hautes collines et les rochers qui la bordent, on ne peut s'empêcher de dire que c'est plus beau que chez nous. Les fonds ne valent peut-être pas mieux que dans la rivière de l'Isle, mais c'est plus grand et ça impose plus. Je pensais aller passer le pont à Domme-Vieille, et monter ensuite jusqu'à Domme; mais à Vitrac, je fus attrapé par un homme qui me dit qu'il allait à Domme aussi, et que c'était plus court de passer l'eau au bac de Vitrac, sans compter que ça ne coûtait pas aussi cher que le péage du pont. C'était un courtier qui allait pour acheter des vins, et qui avait ce voyage d'habitude. Nous entrâmes en ville par la porte des Tours, et il me mena à son auberge, qui était tout contre la porte Del-Bosc, par où on arrive de Domme-Vieille; il était déjà nuit quand nous y fûmes. Comme j'étais assez fatigué, ayant soupé, je m'en fus au lit après avoir soigné ma jument.
Le lendemain, je me levai de bonne heure, et je montai dans le haut de la ville, sur la promenade qu'ils appellent: la Barre. Le soleil rayait déjà, aussi je fus bien étonné en arrivant là-haut, de voir toute la plaine de la Dordogne, couverte de brume qui venait s'arrêter aux rochers taillés à pic au niveau de la promenade, tout à mes pieds. C'était tout à fait beau, et quoique nous autres paysans, nous aimions mieux ordinairement voir un joli champ de blé, que des choses comme celle-ci, ça me fit plaisir. Tout au loin, la brume entrait dans les ouvertures des petits vallons, s'arrondissait autour des hauts mamelons et suivait tous les contours des coteaux, de manière qu'on aurait dit un grandissime lac de plusieurs lieues de traversée, bien tranquille, tandis qu'au-dessus le soleil éclairait ses bords, faisait briller les maisons blanches à mi-côte des puys couronnés de chênes verts, et roussissait les vieilles ruines campées sur les hauts rochers.
Cette ville est curieuse; les rues sont coupées à droit, larges et bien alignées. Autour, du côté de la Dordogne, elle est gardée par les rochers à pic, que le fameux capitaine Vivant escalada, lorsqu'il la surprit le 25 octobre 1588. La Crozo Tencho, où il se mit en embuscade avec ses soudards huguenots, se trouve dans ces rochers, à droit de la gendarmerie. Des autres côtés, Domme était défendue par de fortes murailles percées de quatre portes. Mais à présent, depuis des années, ceux qui veulent bâtir, vont chercher des quartiers aux vieux murs comme à une carrière, et puisque ces murailles ne peuvent plus être utiles à rien, il vaut tant qu'elles servent à faire des maisons, que de s'en aller morceau par morceau, par la pluie et la gelée.
Le jour que j'y étais, c'était un dimanche, et je vis des meuliers de Domme-Vieille. Il fallut aller au café, bien entendu, et se promener en causant de nos affaires. Le patois du pays est plus nerveux, plus vif et mieux signifiant que le nôtre du Périgord blanc qui est lourd, traînant et mou. Les gens de Domme me convenaient assez aussi; ils sont bons enfants, disent ce qu'ils pensent et ne sont pas flaugnards. On dirait qu'ils se souviennent que leur ville était libre anciennement.
Dans cet endroit, ils ont des coutumes originales. Ainsi, ils aiment le lard rance, et pour être sûrs de n'en pas manquer, ils en ont dans les maisons pour un an d'avance, grandement. Je pense que cet usage date du temps où la ville, lors frontière de France contre les Anglais, était souvent assiégée et où il fallait se munir de provisions en conséquence.
Une chose bien curieuse, c'est l'antique farce qui se fait le Mercredi des Cendres. Ce jour-là, au rappel des cornes qui brâment comme des taureaux en folie, tous ceux qui se sont mariés dans l'année carnavalesque finie un an auparavant, à pareil jour, se rassemblent, déguisés et masqués, sur la vieille place de la Rode. Le dernier marié de ceux-là porte une fourche à foin ainsi accoutrée: Dans les deux dents sont plantées deux cornes de bœuf, les plus grandes qu'on a pu trouver. Des branches de lierre et de laurier attachées avec des rubans jaunes, masquent la naissance des dents de la fourche et enguirlandent le manche. On dirait, par ma foi un trophée, ou quelque simulacre antique, dédié au grand Pan, seigneur des troupeaux, ou à quelque autre divinité rustique.
Quand tout le monde est assemblé, la troupe de masques, vielle et chabrette en tête, se rend en procession, chez le premier marié de l'année carnavalesque qui finit ce jour. Devant la porte on se range en demi-cercle; la musique donne l'aubade, puis se tait. Alors, le plus ancien marié de la troupe s'avance, et comme un héraut sommant une place, appelle trois fois l'homme par son saffre ou surnom: Cadenet! Cadenet! Cadenet! ou Pichil! ou Mourel! n'importe. Lui, ne renâcle pas, il sait que tout le monde y passe et qu'on le monterait quérir plutôt. Il arrive donc, et lorsqu'il est sur le pas de la porte, la musique éclate avec rage. Puis, le silence se fait, et l'homme s'avance assez embêté, conduit par le maître des masques. On lui fait d'abord saluer bien bas la fourché tenue au centre du cercle. Après ça, toujours devant la fourche, on le fait mettre à genoux sur une grosse pierre bien ruffe, et on lui fait des questions farcesques, en forme de catéchisme à l'usage des maris. Lorsqu'il a répondu, on lui fait réciter, en la lui dictant mot à mot, une profession de foi à crever de rire, par laquelle il promet, entre autres choses, d'être sourd et aveugle. Enfin, on lui fait jurer, sur les sacrées cornes, de ne jamais croire qu'il l'est, quand même il le verrait!
Lorsqu'il a fait ce serment, ces grandes diablesses de cornes s'abaissent vers lui et couronnent un moment sa tête, et puis on les lui fait embrasser, le pauvre! Après ça, le chef de la troupe prononce une formule burlesque de réception dans l'illustre confrérie, fait relever l'homme et lui donne l'accolade, tandis que la musique reprend à grand bruit.
Pendant ce temps, la femme épie derrière les carreaux, et rit ou rougit, ça dépend.
La farce étant finie pour lui, le nouveau reçu prend la fourche, et toute la troupe s'en va vers la maison du second marié où on la recommence. Quand elle est finie, ce dernier prend les cornes à son tour, et on va chez le troisième, et ainsi de suite, jusqu'au dernier marié, qui porte l'engin cornu jusqu'à l'auberge où la troupe s'en va souper en grande joyeuseté.
J'ai dit, et c'est bien vrai, que suivant eux, tout le monde est égal devant l'emblème terrible; mais avec ça, c'est ici comme partout, la sacro-sainte majesté des écus ne pouvait être méconnue; aussi, les riches esquivent la réception, moyennant quelque pièce de cent sous qui se mange entre tous.
J'aurais été curieux de voir cette antique farce, qu'ils appellent: Les Cornes, mais comme il faut se trouver là le Mercredi des Cendres tout juste, je me suis contenté de la vue de la fameuse fourche, avec ses cornes et tout son harnachement de feuillage flétri, qu'on me montra à l'auberge où ils l'avaient laissée la dernière fois.
Il se fait encore le même jour, une autre cérémonie pour les maris. On prend le pauvre emplastrum qui s'est laissé battre par sa femme; on l'habille avec une robe, un fichu, une coiffe, on le monte sur un âne, une quenouille au côté, la tête tournée vers la queue, et on le promène par toute la ville, de la porte des Tours au sol de la Dîme, de la Barre à la porte de la Combe, de la place de la Halle à la porte Del-Bosc, toujours escorté d'une grande troupe de masques qui se moquent de lui, le brocardent, et s'en vont chantant la vieille chanson: