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Le notaire de Chantilly

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The Project Gutenberg eBook of Le notaire de Chantilly

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Title: Le notaire de Chantilly

Author: Léon Gozlan

Release date: December 5, 2011 [eBook #38225]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NOTAIRE DE CHANTILLY ***

            COLLECTION MICHEL LÉVY            





LE NOTAIRE

DE CHANTILLY



 

OUVRAGES
DE
LÉON GOZLAN
PARUS
Dans la collection Michel Lévy
 
LES CHATEAUX DE FRANCE2—
LE NOTAIRE DE CHANTILLY1—
LES ÉMOTIONS DE POLYDORE MARASQUIN1—
LE DRAGON ROUGE1—
LE MÉDECIN DU PECQ1—
HISTOIRE DE 130 FEMMES1—
LES NUITS DU PÈRE LACHAISE1—
LA FAMILLE LAMBERT1—
LA DERNIÈRE SŒUR GRISE1—
LA COMÉDIE ET LES COMÉDIENS1—
LE BARIL D'OR1—
LE TAPIS VERT1—
 
 
——————
VERSAILLES —IMPRIMERIE DE CERF, 59, RUE DU PLESSIS

LE NOTAIRE
DE
CHANTILLY

PAR

LÉON GOZLAN

NOUVELLE ÉDITION


colophon
 

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
——
1860
Tous droits réservés

I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII

LE NOTAIRE

DE CHANTILLY


I

—Assez, Caroline, voici la nuit; vous n'y voyez plus: remettons à demain nos réflexions sur cette lecture qui a paru si vivement vous toucher. Essuyez vos yeux, mon enfant, et ne rougissez pas d'une sensibilité bien naturelle à dix-huit ans. Ce livre me plaît; sans me flatter d'en sentir comme vous tout le charme, je reconnais qu'il est écrit avec une rare simplicité. Les personnages y portent l'empreinte de ce roi qui l'imposait à tout ce qui l'approchait. Majestueuse et réservée, la passion s'y exprime en termes choisis. Mademoiselle de Clermont est un beau livre; mais ne l'oubliez plus sous cet acacia, comme hier au soir. Il est encore taché par la rosée de la nuit dernière. Vous êtes distraite, Caroline, depuis quelque temps. Voilà des branches qu'on n'a pas émondées: elles embarrassent l'allée des tilleuls; l'allée des tilleuls manque de sable, le bassin d'eau, l'eau n'a plus de poisson. Mais vous ne m'écoutez pas:—ce livre vous a tout émue; nous le relirons encore une fois cette année, Caroline.

—Je vous remercie, monsieur, de votre bienveillance. Je suis heureuse plus que je ne saurais dire de ce que vous partagiez quelquefois mes goûts; mais je n'ai pu retenir mes larmes en songeant que la catastrophe de ce livre a eu lieu à quelque distance de nous. Hier encore nous avons foulé l'allée où monsieur de Melun fut mutilé par un cerf. Nous apercevons les restes de ce château que Louis XIV honora de sa présence une fois dans sa vie; et si la révolution, comme vous me l'avez appris, n'en avait abattu les hauteurs, le soleil éclairerait à cette heure les croisées de l'appartement où mademoiselle de Clermont fut forcée de figurer, la mort sur le visage, au quadrille du roi, tandis que son mari expirait dans d'horribles douleurs. Quelle grande époque, n'est-ce pas, monsieur? Que de monuments n'a-t-elle pas laissés?

—La vertu et la liberté, mon enfant, en fondent seules de durables sur la terre. Voyez deux exemples qui se touchent: les Condés ont bâti un palais digne d'abriter des rois, et un hôpital bien modeste où sont reçus les sexagénaires du canton. Les révolutions et la mort ont détruit le palais et ses maîtres: l'hôpital est encore debout; écoutez: sa cloche sonne la prière du soir.

Caroline se tut: elle craignait d'avoir blessé les susceptibilités peu aristocratiques du vieillard.

Quittant le banc d'osier sur lequel elle était assise auprès de M. Clavier, elle se leva pour passer dans la serre. M. Clavier, rêveur un instant, puis cherchant tout à coup où sa jeune amie pouvait être, l'y suivit à pas lents.

Caroline donna un dernier coup d'œil aux camélias, et s'assura par le thermomètre que la chaleur intérieure de la serre s'élevait à quinze degrés; elle arrosa ensuite quelques amaryllis trop chauffées par le tan. M. Clavier ne tarda pas à lui faire remarquer le danger de rester plus longtemps exposée à la vapeur chaude et chargée de l'atmosphère; elle s'était plusieurs fois trouvée indisposée au milieu de la concentration de ces odeurs émanées d'arbustes vivaces de la Chine et du Japon, volatilisées par une température artificielle et la lente réverbération des rayons solaires.

Il est vrai que cette serre était à peu près la seule distraction de Caroline, et l'occupation favorite de M. Clavier, qui y consacrait les soins ingénieux d'un amateur passionné des belles plantes. Elle prenait une partie de la façade de la maison, et elle se prolongeait ensuite le long du mur latéral de clôture, opposant sa cloison de verre taillée à carreaux au souffle inégal de l'air. Des brassées de plantes grimpantes couraient à l'extérieur le long de ses carreaux, comme pour regarder leurs sœurs plus favorisées à travers l'obstacle transparent qui les séparait. Lorsqu'une journée sereine luisait, mille insectes ailés s'abattaient en bourdonnant autour du pavillon végétal, vaste cloche sous laquelle les quatre parties du monde étaient représentées par des enlacements, des jets, des grappes, des couleurs, des parfums. Mais son plus bel ornement était celle qui, chaque matin et chaque nuit, visitait cette famille étrangère, ranimant par un peu d'eau la vie des unes, et dorant par un rayon de chaleur le calice des autres. L'Ève de ce paradis diaphane était Caroline de Meilhan.

Caroline et M. Clavier sortirent de la serre. M. Clavier s'empara de l'arrosoir, redressa de ses doigts tremblants, sur son passage, les tiges des plantes abattues sous la rosée; et, par une allée bien sablée du jardin, il se rendit au corps de logis, appuyé sur Caroline, qu'il regardait de temps en temps avec des yeux pleins de sollicitude.

En ce moment, Chantilly, sa vaste pelouse, sa ceinture de chênes et de tilleuls, sa ligne de maisons blanches rangées l'une à côté de l'autre comme pour laisser passer avec respect le grand prince qui a planté ces tilleuls, ces chênes, et bâti ces maisons blanches; la forêt, le bourg, le château, tout était coupé par deux zones, l'une de lumière, l'autre d'obscurité. Le bois de Sylvie, et le château que ce bois couronne, étaient dans l'ombre. Quelle magnificence qu'un coucher de soleil en face d'un château, et d'un château assez antique et assez moderne à la fois pour faire dire à l'observateur sans poésie: Que c'est riche! et au voyageur respectueux envers les choses passées: Que c'est beau!

Derrière le glacis tendre et violet produit par la dégradation des tons lumineux, les parterres du château se montraient avec la même netteté de dessin que le Nôtre dut obtenir en les traçant sur le vélin avec la règle d'ivoire et l'encre de Chine. Le pastel de Watteau n'aurait pas disposé avec plus de coquetterie ces vases de marbre-Médicis, frappés, en guise d'anse, de têtes de béliers en plomb, ces petites statues allégoriques, ces bouquets de dahlias des parterres. Les parterres de Chantilly sont célèbres jusqu'en Angleterre, d'où l'on vient pour les admirer. Au loin, à droite et à gauche de ces parterres, resplendissent mollement aux yeux des plaines de gazon qui, d'ondulation en ondulation, vont se confondre et couler avec des pièces d'eau, où voguent à l'abandon des cygnes, des feuilles tombées et des batelets dorés, escadre montée jadis par des dames de la cour.

Ces eaux paresseuses ici, bruyantes là-bas; ces parterres, ces plaines, ces gazons, ces fleurs vives, ces choses coloriées comme un livre d'enfant, et ces bois sombres à la cime desquels crient les milans; ce château qui a treize tours féodales décapitées, et dont les tronçons étreignent un logement de bourgeois qui a douze croisées, un balcon tremblant, des rideaux orange, des fenêtres vitrées; ces écuries où des empereurs ont soupé, et qui seraient une des sept merveilles si elles avaient été bâties à Athènes au lieu de s'élever en Picardie; et ces pavillons chinois en briques rouges, ces chapelles gothiques en carton-pierre, ces laiteries en vertugadin, empruntées aux décors des opéras de Marmontel et de Grétry, ces statues mythologiques qui ressemblent à la Dubarry et à la Duthé, qui ont du fard; ces carpes centenaires qui sautent de temps en temps hors des lacs, et ces petits oiseaux auxquels elles font peur; cette grande forêt émondée comme un seul arbre, et ces roches venues de Fontainebleau par Paris à dos de mulets; ces cours d'honneur où becquètent aujourd'hui des poules; ces grandes, ces petites, ces majestueuses, ces ridicules choses, n'indiquent-elles pas qu'il y eut successivement un grand Condé qui s'est promené dans ce château avec Pascal, Bossuet, Molière, Fénelon, Luxembourg, Lesage; un autre Condé qui tint table ouverte pour Voltaire, Marmontel, la Pompadour; un autre Condé qui s'absenta vingt ans de son palais, et enfin un dernier Condé, simple bourgeois, grand amateur de la chasse et des vaudevilles de M. Scribe?

Le soleil avait disparu.

A l'horizon, le clocher de Senlis se montrait dans la brume.

M. Clavier et Caroline rentrèrent dans le salon de plain-pied, dont ils prenaient ordinairement possession l'été, et qu'ils abandonnaient l'hiver à cause de la fraîcheur des murs.

Le couvert était mis.

Caroline vérifia si rien ne manquait au service, alla faire un tour à la cuisine, et, quand sa revue de bonne ménagère fut faite, elle interrompit le vieillard dans la lecture de son Parfait Jardinier, pour l'engager à dîner. M. Clavier poussa son fauteuil vers la table: Caroline ne prit place qu'après une invitation.

—Je vous recommande bien, mon enfant, lui dit M. Clavier, quand vous irez à minuit allumer le poêle de la serre, de refermer soigneusement les portes du cabinet de communication, ce que vous avez négligé de faire l'autre jour; aussi, les deux températures s'étant confondues, les plantes du Japon ont eu les feuilles roussies par l'élévation inaccoutumée de l'atmosphère, et celles du Cap-Vert ont souffert du froid. A propos, vous ne m'avez point remercié, oublieuse, du tapis bien doux, bien épais, que j'ai étendu dans la galerie vitrée, de la dernière marche de notre escalier à la porte des serres.

Caroline prit la main de M. Clavier et lui sourit.

—Je dois vous gronder encore de l'inconcevable lenteur que vous mettez à chauffer les poêles. Hier vous êtes descendue à minuit—oh! je vous ai bien entendue,—et vous n'êtes plus remontée qu'à deux heures. Vous aimez beaucoup à lire dans la serre, la nuit, je le sais, Caroline; mais, prenez-y garde, les fleurs et nous ne pouvons guère vivre ensemble: notre haleine les flétrit; leur parfum nous asphyxie: il faut que nous les tuions ou qu'elles nous tuent.

D'après ces quelques paroles, bonnes sans doute, mais tempérées par beaucoup de réserve, il eût été difficile de dire le rang que Caroline occupait dans la maison. Elle ne se livrait point à de grossiers travaux domestiques; ses mains blanches le disaient assez: pourtant Caroline était habituellement éveillée, comme la bonne, à cinq heures l'été, à six heures l'hiver. On voit même qu'elle se levait à minuit pour renouveler la chaleur artificielle des serres: charge délicate, du reste, et qu'on ne doit pas confier à l'insouciance des domestiques, sous peine, le matin, en allant visiter ses baches, de trouver ses palmiers et ses ananas rôtis. Caroline repassait en partie son linge, et taillait elle-même ses robes. Auprès de M. Clavier elle accomplissait d'autres devoirs que l'usage lui avait rendus indifférents, mais qui eussent effrayé par leurs détails minutieux un moins bon caractère que le sien. Cette soumission que l'on conçoit très-bien chez le domestique qu'on paye ou dans l'enfant qui vous aime, étonnait chez Caroline, qui n'était ni la domestique ni l'enfant de M. Clavier.

Il résultait, pour elle, de cette nuance qui n'était pas l'autorité, qui n'était pas la servitude, une position singulière dont les voisins—et à Chantilly on a pour voisins tout le monde—n'avaient jamais deviné le sens en pénétrant curieusement dans l'intérieur de M. Clavier. L'inégalité d'âge entre lui et sa jeune protégée faisait taire la calomnie, mais elle ne suffisait pas pour retenir l'indiscrétion. Les rares amis que M. Clavier recevait dans l'intimité, son notaire, son médecin, quelques agriculteurs, avaient difficilement l'occasion de parler à Caroline, qui descendait peu lorsque des étrangers étaient au salon; mais ceux-ci, pour ne l'avoir aperçue que quelquefois à la dérobée, n'en avaient pas moins été frappés de sa modestie et de sa grâce. Elle eût été, du reste, fort embarrassée au milieu d'une société nombreuse: un respect continuel pour l'homme qui n'osait adoucir, par des caresses de père, la vénération qu'il inspirait, ni déshonorer la main où s'appuyait sa caducité en la remplissant d'or, avait imprimé à la jeune fille une défiance particulière. Caroline eût répondu avec dignité à qui se serait oublié en lui parlant comme à une servante; et pourtant elle n'aurait su répondre à la déférence qui l'eût traitée en maîtresse de maison. Sa condition douteuse était devenue pour elle une seconde pudeur. Caroline eût rougi de tout le monde.

—Pensez-vous, lui demanda M. Clavier, que M. Maurice soit actuellement à Chantilly?

—Je crois, monsieur, qu'il doit s'y trouver. Avant-hier soir encore, il se promenait sur la pelouse avec M. Reynier, son beau-frère.

—Ses affaires l'appellent si souvent à Paris depuis quelques mois, qu'on craint toujours de faire une course inutile en allant chez lui. Bientôt il faudra prêcher la résidence aux notaires comme autrefois aux évêques de cour. Cependant je lui ferai une visite demain.

—Il me semble, reprit Caroline, vous avoir entendu dire que M. Maurice s'occupait beaucoup de politique; ne serait-ce pas là le motif qui le force à s'absenter plus fréquemment?

—Vous dites juste: Maurice est dévoué aux idées nouvelles. Je suis témoin du sacrifice qu'il leur fait de sa fortune, de son temps et de ses plaisirs; c'est louable à son âge. Il a mille belles qualités, celle surtout que j'ai quelque intérêt à lui reconnaître, de m'écouter sans impatience et sans prévention contre ma vieillesse, dans les longues promenades où il me prête l'appui de son bras, lorsque vous me privez du vôtre, étourdie, pour cueillir des campanules dans les buissons. Oui, Maurice est né pour réchauffer les tièdes, et le monde en est empoisonné. Ce jeune homme a du patriotisme pour tout le canton. Je ne parle pas de sa réputation de notaire: il la mérite; c'est tout dire. Dans un bourg comme le nôtre, un notaire est le conseiller, l'ami des habitants: c'est ce qu'il est.

—Vous avez toujours pensé cela de lui, monsieur, il serait flatté d'entendre son éloge se confirmer si souvent dans cette maison.

—Je crois donc avec vous, Caroline, que ses affaires ne doivent pas souffrir de ses voyages réitérés à Paris. Il a une femme que j'estime, quoique fière, qui prend chaudement ses intérêts. Peut-être n'a-t-elle pas la circonspection de son mari. On parle trop dans ses salons, j'ai trouvé. Mon opinion ne serait-elle pas au fond dictée par la misanthropie de mon âge si peu indulgent, et le résultat de nos habitudes solitaires, à nous, mon enfant, qui causons peu? On nous appelle les sauvages dans le pays, et vous verrez que nous serons obligés de clouer des planches derrière la grille du jardin. Tandis que vous lisiez ce soir, les habitants nous épiaient du dehors comme des phénomènes effrayants ou curieux.

On sonna à la porte du jardin.

Caroline, toute rayonnante et tout empressée, courut ouvrir. Pendant ce temps, M. Clavier éclaircit ses lunettes et fit apporter de la lumière: son journal arrivait. En province, on ne se trompe pas plus sur le coup de sonnette du facteur que sur celui de l'ami de la maison.

—Passons les réflexions, dit M. Clavier en ouvrant le journal, ce sont toujours les mêmes; on les réimprime chaque six mois. Que se passe-t-il en Vendée?

Tandis que M. Clavier lit avec attention, sans perdre une syllabe, la correspondance de l'Ouest, Caroline enlève sans bruit les fourchettes et les verres, et glisse doucement sur sa base, auprès de l'étui à lunettes, la demi-tasse de café qu'accompagne le flacon d'eau-de-vie. Au bout de quelques minutes, elle tousse légèrement pour rompre l'attention du vieillard, qui, habitué à cet appel, relève sa tête blanche et sourit: Prenez-le donc, tandis qu'il est chaud, semble dire Caroline.

Elle déplie ensuite son ouvrage de broderie, et la veillée commence pour elle et pour son vieil ami.

Au-dessus de cette tête blanche immobile et de cette tête blonde, rapprochées par le travail et la méditation, plane un profond silence qui n'est interrompu que par les oscillations de la pendule.

Chantilly est plongé dans le même repos.

Il y a six ans, lorsque la forêt n'avait pas encore été dépouillée de sa population de cerfs et de sangliers, on était parfois surpris au milieu de la veillée par le cri d'une biche appelant ses faons. Mais depuis, la forêt est morte comme le château. Les cerfs et l'aristocratie s'en sont allés, comme autrefois la féodalité et les faucons; les nobles chasseurs ont suivi les nobles oiseaux.

Caroline n'offre aux lueurs de la lampe qui l'isole dans un centre de lumière, au milieu de l'obscurité du salon, que son profil fuyant, et que l'indication gracieuse de sa bouche, sur laquelle elle appuie dans ses poses méditatives les ciseaux d'acier dont elle se sert pour découper sa broderie.

—Misérables! s'écrie tout à coup le vieillard en frappant du poing sur la table, en froissant le journal: ces misérables Vendéens, ces fous qui ne valent pas le plomb qui les tue, ont encore égorgé ces jours derniers vingt soldats français logés dans un village. Ce sont bien là les dignes fils de ces fanatiques que nous avons hachés autrefois. Ils ont donc bien du sang à perdre, les royalistes de tous les temps? Eh bien! qu'on le verse, et finissons-en.

M. Clavier ne s'était pas aperçu que ses paroles avaient produit une sensation foudroyante sur Caroline; sa tête et son ouvrage étaient tombés sur la table; des sanglots frôlaient sourdement entre ses doigts et la nappe.

—Caroline! Caroline! pardon, mais je ne vous savais pas là. Ces maudits journaux! voilà à quoi ils sont bons. Tenez que je n'aie rien dit: ce que j'ai dit est si vieux! c'est de l'histoire:—Triste histoire! murmura M. Clavier, en hochant sa tête blanche.

Et comme cela avait toujours lieu après les tempêtes où sa colère politique éclatait, il ramena tendrement Caroline vers lui, l'appuya sur son épaule, et, après avoir séparé ses beaux cheveux sur son front avec des doigts maigres et tremblants, il y déposa un long baiser.

—Que ce soit la dernière fois, dit-il, étouffé par ses sanglots, que nous nous serons entretenus de pareils souvenirs. Le passé est à Dieu, qu'il en soit le juge, mon enfant!

Cette scène, qui n'était pas la première de ce genre, se renouvelait de loin en loin, comme une espèce d'expiation dans la maison de M. Clavier. Elle avait profondément altéré le calme dont jouissaient quelques heures auparavant la jeune fille et le vieillard. Un nuage sanglant avait passé sur un lac tranquille; mais il n'avait fait que passer.

M. Clavier se retira à pas lents dans son appartement, laissant Caroline abîmée dans la rêverie; rêverie douce où la haine n'avait aucune place. C'est le privilége des grandes douleurs d'être suivies d'une longue volupté de l'âme.

En s'assoupissant, le vieillard se répéta encore tout bas: «Ne pas oublier d'aller demain chez M. Maurice, mon notaire. Ce qui vient de se passer m'avertit qu'il est temps.»

Caroline, dès que M. Clavier fut parti, tira de la poche de son tablier une lettre que le facteur lui avait remise avec le journal, et la lut jusqu'à minuit: cette lettre ne contenait pourtant que dix lignes.

M. Clavier avait peut-être raison: il était temps.

II

Heureuse la vie de province! Qui ne s'est dit cela, du fond d'une diligence, en traversant, emporté par quatre roues, quelques-unes de nos jolies petites villes de France, et en voyant passer, comme le paradis passe devant les yeux des damnés, ces maisons basses et tranquilles, et qui ont un reflet de la mansuétude de ceux qui les habitent? L'âme des propriétaires n'est pas moins nette que les trois marches de leur escalier extérieur; elle n'est pas plus resplendissante que le marteau de cuivre des portes; elle est aussi blanche que les rideaux qui étalent la pureté de leurs plis à travers les carreaux. A travers ces carreaux, admirez la table mise; ne craignez pas de dérober un détail à votre curiosité: le coin du tableau qui vous a échappé, vous le retrouverez plus loin; la table est mise partout; abattez les cloisons avec votre imagination, et la ville vous offrira une seule table de trois mille couverts; car il est midi, et l'on dîne dans toute la ville.

Chantilly, malgré son voisinage de Paris,—il n'en est qu'à dix lieues,—ressemble déjà beaucoup à la province: la ville,—le titre est peut-être ambitieux, mais on exagère toujours le mérite de ce qu'on aime,—la ville ne se compose que d'une seule rue qui ferait honneur à une capitale; mais les maisons de cette unique rue, hautes et fières d'un côté, descendent à l'humble niveau d'un pavillon du côté qui regarde la pelouse. Ce contraste trahit l'origine moitié féodale, moitié libre, de Chantilly. Un des Condés, dans un jour de largesse, au retour de la chasse, distribua, par concessions égales, des morceaux de terrain à chaque pauvre habitant, tous alors serfs, domestiques, piqueurs ou gardes-chasses du prince; mais il leur fut défendu, en bâtissant sur ces terrains, de s'allonger, sous peine d'empiéter sur le domaine du voisin, ni de s'élargir sans mordre sur la pelouse. Les modernes systèmes égalitaires n'auraient pas mieux imaginé pour tracer un terme à l'ambition de la propriété. Aussi en est-il résulté que les pauvres et les riches de Chantilly sont toujours restés à la même distance les uns des autres. A la même distance, disons-nous, et non à la même hauteur; car, ne pouvant s'agrandir, les propriétés de Chantilly se sont élevées à raison de l'accroissement des fortunes. Quelques-unes ont cinq étages; beaucoup sont déjà au niveau du château. Ces bergers, ces gardes-chasses du prince sont devenus de riches industriels, et la considération dont ils jouissent se mesure à la hauteur des pignons. Dieu veuille qu'ils n'aient jamais des descendants des Condés pour valets de ferme!

Dans cette rue de Chantilly, vers le milieu, si vous avisez une maison dont la porte, toujours ouverte, laisse apercevoir une cour pavée où un cabriolet dételé repose sur ses brancards, au delà de laquelle le Parisien, avide de campagne, admire un paysage encadré dans les montants de la porte; si, par cette porte, d'où s'échappe, l'été, un parfum de chèvrefeuille et de troëne, vous voyez passer à peu près toutes les personnes qui pénètrent dans la rue pour d'autres motifs que celui de se rendre chez elles, et d'ailleurs, si vous n'êtes pas distrait au point de ne pas remarquer les deux écussons dorés qui s'élèvent sur leurs branches de fer aux ailes de l'entrée, vous reconnaîtrez la maison de M. Maurice, notaire.

Sa hauteur, trois étages; jalousies vertes, cour sur la rue, jardin sur la pelouse. Par une division bien entendue de logement, les appartements affectés aux affaires, à la partie sérieuse de l'existence, prennent jour du côté de la rue, et les pièces consacrées au repos domestique s'ouvrent en face de la forêt. On passe ainsi, sans quitter l'étage, du mouvement du bourg à la solitude de la campagne. Au printemps, la position est délicieuse: percée d'outre en outre par le soleil qui entre d'une part, et par l'air du bois, tiède et résineux, qui pénètre de l'autre, cette rangée de maisons, vue à la distance du bois, est d'un pittoresque effet. Lorsque les grilles vertes des jardins avancés tremblent dans la raréfaction de l'air comme des arbres dans l'eau, Chantilly semble une vaste serre chaude dépendante du château. A cette illusion de perspective se joint, pour la rendre plus complète aux yeux, le jeu de la lumière sur les vitres; son reflet au fond des glaces des appartements. Ce verre, ces barreaux, ces transparences, cet air, ce jour, fascinent la vue, qui ne peut renoncer à voir une serre chaude dans ce mirage.

L'étude de Maurice est au plain-pied, au lieu d'être à l'entresol, auprès de son cabinet, disposition locale peu commode pour la consultation des affaires, mais exigée par Léonide, la femme de Maurice, qui n'aurait jamais souffert que les paysans rayassent de leurs souliers ferrés les carreaux de la salle à manger. Et il faut la traverser pour se rendre dans le cabinet de Maurice. Cette fausse répartition d'appartements oblige celui-ci à se déplacer de l'étude au cabinet toutes les fois qu'un conseil nécessite un entretien particulier. Il est vrai qu'au moyen de cette division, on obtient le silence des clercs, relégués aussi dans les salles basses, à la portée des clients. Cette république plumitive ne franchit jamais les dix marches qui la séparent du patron, excepté pourtant le premier de l'an; le reste de l'année, le maître-clerc seul a le droit de surprendre Maurice à toute heure.

Neuf heures, l'étude s'emplit d'hommes et de femmes de la campagne. Fermiers, bûcherons, carriers, vignerons, bergers, meuniers, charretiers, maçons, cordiers, charrons, tous en blouse, les guêtres de cuir bouclées jusqu'au genou, sont assis en zigzag, de manière à confondre dans la ligne perpendiculaire du dos la ligne tangente au talon. Ils se briseraient le cou, au cas de quelque glissade, si leur bâton, planté en échalas, cessait de s'appuyer à terre et dans la fossette de leurs mentons. C'est dans cette attitude, commune à tous ceux qui se sont emparés les premiers du banc de chêne qui règne le long des murs, que l'arrivée de Maurice est impatiemment attendue.

Les jours de marché attirent une plus grande affluence au notariat. On profite du déplacement pour arranger les affaires. L'occasion est belle pour venir et s'en aller ensemble. Les affaires des gens de la campagne sont simples: une procuration à faire rédiger, un bail de ferme à renouveler, un dépôt à constituer ou à reprendre, selon que la récolte a permis de respecter les épargnes ou a forcé d'y toucher. De là des visages rayonnants, d'autres soucieux; beaucoup trahissent leurs bénéfices sur les foins de l'année par une transpiration métallique: le mouvement qu'ils font pour soulager leur gousset les désigne à la jalousie: parmi les femmes, malheur, dans l'opinion, à celles qui laissent déborder un angle de papier sous le pli de leur mouchoir! conjecture fâcheuse: on retire l'argent placé. Ce ne sont que des conjectures, il est vrai, mais ne suffisent-elles pas pour faire présumer des fortunes qui s'en vont? A tel signe on prévoit que tel champ sera bientôt vendu si l'on veut ensemencer l'autre; et ces prévisions, rarement en défaut, sont la mesure de l'accueil qu'on ménage à chacun. Il y a autant de mensonges personnifiés pour le moins dans cette assemblée grossière que dans les salons, où les moralistes prétendent exclusivement les y trouver. Ces corps frustes, ces âmes calleuses sont aussi bien partagés que les gens de la ville en cupidité, astuce et fourberie. Au lieu d'être planté dans un beau vase de marbre, l'arbre du bien et du mal est là planté dans la boue. Il y a longtemps que les Tityre et les Lindor ont été emportés par les torrents de lait qui couraient dans les plaines. L'âge d'or a été fondu à la Monnaie.

Les femmes abondent dans l'étude; on l'a dit, c'est jour de marché. Assises sur leurs paniers, elles récapitulent en gros sous le produit de la vente des carottes et des choux dont elles répandent le parfum végétal autour d'elles. L'étude est devenue une succursale de la halle; elle s'encombre de clients qui, tous, avant de s'enchaîner par les formes solennelles du contrat, sont bien aises de répéter une dernière fois la comédie de générosité dont ils ont, en chemin, étudié les rôles. A les en croire, n'est-ce pas par pure amitié que celui-ci vend, que celui-ci achète? n'est-ce pas à la seule fin de gratifier le notaire, le timbre et l'enregistrement qu'ils traitent et contractent? voyez. De plus hypocrites encore jurent leurs grands dieux qu'ils ont la plus intime confiance entre eux, mais qu'on est mortel dans ce monde et qu'on a des enfants. Un reçu ne nuit jamais: un bout de traité ne déshonore personne. Voilà pourquoi on aperçoit partout, dans l'étude, deux mains droites qui s'ouvrent pour dissimuler deux autres poignets serrés comme un étau.

Les protestations de désintéressement allaient leur train, en attendant Maurice dont il était parfois difficile d'admettre l'opportunité au milieu de tant d'honnêtes gens, lorsqu'un homme, qui ouvrait et fermait de temps à autre un livre de prières, d'où pendaient des nœuds et des rubans fanés, se leva et vint se placer entre deux villageois qui exposaient, avec la bonne foi précitée, les conditions de leur marché à conclure.

—Ah çà! mes amis, permettez-moi deux mots.

—Quatre, monsieur le curé.

—Toi, Valentin, tu vends ta récolte prochaine; toi, Gaspard, tu la lui achètes.

—Tout juste, monsieur le curé; vous savez ça de la tête à la queue, comme dit l'autre.

—Il est venu à mes oreilles, là, dans mon coin, où je vous ai entendus, sans chercher à vous écouter, que le prix de la récolte était cinq cents francs; les frais de vente à la charge à tous deux. Vous arrivez l'un et l'autre d'Écouen, n'est-ce pas?

—Oui, monsieur le curé, et prêts à y retourner, affaire faite.

—Bien! calculons: le voyage d'Écouen et retour, le déjeuner à Champlâtreux, l'air y est bon, le vin meilleur;—la journée à Chantilly,—journée de travail perdue pour tous deux:—c'est douze francs au moins: dix francs de contrat au notaire;—vingt-deux: à déduire de cinq cents francs, valeur de la récolte vendue, reste à quatre cent soixante-dix-huit; sur laquelle différence de vingt-deux francs, tu perds, toi, onze francs; toi, onze francs. Voulez-vous suivre mon conseil, mes amis? Valentin, mets ta main dans celle de Gaspard,—marché conclu:—toi, Gaspard, offre à Valentin une place sur l'âne que tu as acheté ce matin à Gouvieux, et partez tous deux pour Écouen: rebuvez un coup à Champlâtreux. Bon voyage! C'est vingt-deux francs que je vous remets dans la poche: est-ce dit?

—Monsieur le curé, nous sommes tous mortels.

—Sans doute, Valentin, mais vous êtes de braves gens, deux amis; à quoi bon ce papier? Irez-vous jamais, l'un ou l'autre, réclamer autre chose que l'argent ou la récolte, marché conclu sur l'honneur?

—Non, mais on peut passer d'un moment à l'autre: les enfants sont là.

—Mais, Gaspard, vos enfants ont connaissance du marché; tout Écouen aussi. Croyez-moi, soyez confiants, on le sera après vous.

—Pas possible, monsieur le curé, nous sommes sujets à mourir.

Le curé se retira en soupirant et reprit sa place et sa lecture dans le coin du mur.

Tous les clients se levèrent.

Maurice entrait. Des pressions de mains l'étouffèrent, le vent des chapeaux, agités par de violents saluts, faillit le renverser.

Maurice avait adopté la méthode ministérielle de recevoir debout, d'entamer la discussion à la cheminée pour la finir à la porte, dont il avait soin de toucher le bouton quand il jugeait être assez éclairé sur la question.

Il se servait en outre de la formule interrogative, par une précaution indispensable envers des gens toujours disposés à faire la généalogie de leurs affaires.

—Vous, monsieur Grandménil?

—J'apporte, monsieur Maurice, dix mille francs pour les placer sur première hypothèque.

—Passez à la caisse; versez: j'ai votre affaire. Toi, Robinson?

—Moi, monsieur Maurice, je voudrais devenir acquéreur d'un des lots de la propriété de la Garenne, entre Morfontaine et Saint-Leu.

—De quel lot?

—Du parc, monsieur Maurice.

—La mise à prix est de quarante-cinq mille francs, mon garçon.

—J'en déposerai chez vous quatre-vingt mille, et vous pousserez pour moi. Je pars pour l'Auvergne.—Si vous manquiez de fonds, écrivez à ma femme.

—Bien, Robinson. Et vous père Renard?

—Nous nous faisons vieux, monsieur Maurice.

—Je comprends: vous voudriez la rente viagère. Qu'abandonneriez-vous, père Renard?

—Dame! mes trois maisons de Pont-Saint-Maxence, ma petite carrière de Gouvieux, et mes deux moulins de Quoy.

—Et vous demanderiez?

—Six mille livres de revenus, ma vie durant.

—Ce n'est pas impossible, père Renard; votre âge?

—Soixante-deux ans: du reste, je vous apporte mon extrait de naissance et mes titres de propriété.

—Revenez dans la quinzaine, père Renard, entendez-vous? j'aurai à vous parler.

—Moi, monsieur Maurice...

—Ah! bonjour, Pierrefonds; les loups ne t'ont pas mangé, mon vacher? Qu'est-ce qui me vaut ta visite?

—Ma foi, vous feriez bien de me le dire, monsieur Maurice; en route, et comme je venais, chassant devant moi mon âne, sauf votre respect, j'ai ramassé une baguette de chêne,—on a mal à voir comme le vent les abat,—à cette occasion je me suis proposé de vous demander si de mon héritage, qui est de cent trente-trois mille francs, comme vous savez, je ferais mieux d'acheter la pièce de bois du vieux Guillaume, en plein rapport depuis deux ans, tout chêne de haute futaie: pas un pouce de jour; ou bien—voilà que j'ai vu sauter trois carpes; dieu de dieu! quelles carpes!—ou bien les étangs de Burigny; sauf votre respect, c'est assez l'avis de ma femme. Ce diable d'âne, comme je vous disais, s'est mis à manger de la luzerne,—c'est un bon commerce, monsieur Maurice! si j'en achetais quelque cent arpens, que j'ai pensé? il faut bien que je place cet argent quelque part.—Bonjour, monsieur Smith! que j'ai dit à M. Smith, qui m'a répondu sur ces entrefaites: Bonjour, Pierrefonds. M. Smith est ce brave homme qui a empesté le pays de fumée, le mécanicien qui construit des chaudières où il cuit du fer. J'avais pas plutôt marché quatre pas que j'ai dit: Conclu! Touche là, Pierrefonds, j'aurai une usine. Je mets mon argent là. Pensons plus à rien. Ah! oui; il y avait un séchoir de laine à traverser, et, sauf votre respect, je n'ai jamais vu de plus belle laine, et alors, tout naturellement, j'ai pensé que je ne saurais mieux placer mon argent que dans le plâtre; ou bien... Ma foi, votre serviteur, prenez-moi cet argent, et disposez-en comme vous l'entendrez, monsieur Maurice: dans dix ans je vous en demanderai compte. S'il a poussé, tant mieux! nous récolterons; s'il est mort en terre, eh bien! il n'y aura pas eu de votre faute ni de la mienne, la graine était mauvaise.

—Nous tâcherons d'être prudent, Pierrefonds; puisque la fortune est venue, elle restera. Nous allons d'abord nous occuper d'un solide placement. Plus tard, je t'écrirai pour te marquer l'emploi le plus avantageux que j'aurai trouvé à ton argent. En attendant, je vais te délivrer un reçu de tout, mon ami.

—Pas de ça! monsieur Maurice, pas de ça: c'est de la défiance. Tous les reçus du monde ne valent pas votre probité, sauf votre respect. Adieu, monsieur Maurice; je suis un peu pressé, je pars. J'ai encore deux sacs d'avoine à acheter au marché. Portez-vous bien. A propos, j'oubliais de vous remettre l'argent. Voilà trente mille francs en or, cinquante mille en papier: demain, le valet de ferme, en venant chercher votre fumier, apportera le reste. Salut, monsieur Maurice.

Pierrefonds sort.

Il revient aussitôt sur ses pas.

—Gardez-vous bien, au moins, monsieur Maurice, cria-t-il en passant sa tête entre les deux battants de la porte, de donner le pourboire au valet: ceci me regarde.

—Mille pardons, monsieur, dit Maurice en allant vers le prêtre, qui, à plusieurs reprises, s'était levé pour lui parler, mais qui, toujours devancé par de plus pressés, s'était rassis, avait recommencé sa lecture, attendant son tour avec résignation, mille pardons de ne vous avoir pas plus tôt donné audience: que puis-je pour vous?

Maurice avait attiré le prêtre dans un coin.

Celui-ci répondit en rougissant, à voix basse, et un peu humilié de sa condescendance envers un homme de la terre:

—Ma paroisse est pauvre, monsieur. Mes aumônes étant trop faibles pour suffire au soulagement des nécessiteux dont je suis le père, j'ai été forcé de recourir à la générosité des riches habitants. J'ai été bien inspiré. De leurs deniers, j'ai fondé une caisse de secours qu'ils alimentent, et dont ils ont bien voulu me confier l'emploi. La charge est sainte; mais elle n'est pas sans danger. Depuis quelques jours, des malveillants, qui s'exagèrent sans doute la valeur du dépôt dont j'ai la garde, rôdent autour du presbytère avec des intentions suspectes. Seul, sans défense, isolé, jugez de mes craintes. Un coup de main non-seulement me ravirait le trésor de mes pauvres, mais il ne me laisserait pas même, auprès de certains esprits prévenus contre la pureté de notre ministère, la ressource de mon innocence. On m'accuserait d'une complicité odieuse.

—Y aurait-il, monsieur, interrompit Maurice, des hommes assez pervers pour avoir cette pensée?

—Dans un pays où l'on essaye de voler les pauvres, est-il impossible que les innocents soient calomniés? Du reste, ma prudence n'est une offense pour personne; elle est une garantie pour les autres, autant que pour moi-même. Je viens donc vous prier, vous, monsieur, assez heureux pour exercer un ministère inaccessible au soupçon, et que je crois à la hauteur de cette confiance du siècle,—ici le curé éprouva une vive souffrance morale à s'exprimer, à conclure; il sentait son abaissement, et sa voix ne le subissait qu'avec peine. Lui, prêtre, il implorait une puissance, il lui avouait qu'il était au-dessous d'elle dans le crédit du monde: roi détrôné, il se mettait sous la protection d'un usurpateur. Une seconde fois, il reprit: Je viens donc vous prier, monsieur, à l'insu de tous, de me décharger de cette solidarité dont on me croit si peu digne.

Demain, à la nuit tombante, je vous apporterai la caisse de secours des pauvres de ma paroisse: on ne cessera de m'en croire le gardien, tandis que vous en serez le dépositaire. Par là, les âmes pieuses à qui la sainteté de mon caractère est un motif pour verser leur charité dans mes mains continueront à me la prodiguer; et désormais ceux qui chercheront à m'en ravir le fruit ne réussiront plus qu'à me tuer; s'ils me tuent, vous paraîtrez avec cette clef devant les méchants: ils resteront interdits. Les pauvres n'auront rien perdu; il n'y aura qu'un prêtre de moins.

Cette confidence, qui avait l'humilité d'une confession, avait altéré celui qui la faisait à Maurice. Le prêtre avait rougi, pâli, tremblé en un instant. Sa honte était consommée; il avait déchiré sa robe et courbé la tête. Si l'on remarque que la domination comme la vie ne respire jamais si bruyamment que lorsqu'elle s'en va, à quoi faut-il donc comparer son agonie quand elle s'affiche ainsi?

Le prêtre se tut; ses paupières étaient abaissées sur son regard.

Avec beaucoup de modestie, Maurice protesta qu'il était malheureux de sa réputation de probité en pareille circonstance, et qu'il n'en avait jamais si péniblement été fier: que, du reste, sans croire à ce mépris du siècle pour le prêtre, il consentait à sauver un ministre vénérable de doutes injurieux qu'il ne partageait pas. Bref, il accepta la responsabilité de la caisse de secours des pauvres. Ensuite le prêtre le salua, prit son bâton dans un coin et sortit.

Après avoir distribué encore à la volée quelques conseils, après avoir été forcé d'écouter les plus misérables détails d'intérêt cent fois sus et commentés, Maurice, accompagné des interpellations de ses clients, passa de l'étude à l'étage supérieur, et il entra dans la salle à manger, où il était attendu.

III

Maurice respirait à l'aise depuis qu'il n'entendait plus bourdonner à ses oreilles la criaillerie de ses clients, non que les devoirs de sa professions lui fussent antipathiques; mais, homme de repos parce qu'il était homme d'activité, il goûtait mieux les douceurs du paradis domestique après être sorti du chaos des affaires. Dans ce paradis, il y avait aussi une femme qu'il aimait avec toute la fraîcheur des premiers jours du mariage.

Léonide et son mari sont encore amants: la preuve peut-être, c'est que depuis une grande demi-heure que le déjeuner est commencé, ils ne se parlent pas, ils se boudent.

—Ce que vous demandez est impossible, ma chère Léonide.

—Qui prétend le contraire, monsieur? mon indifférence vous prouve assez l'importance que j'attachais à cette question: si vous m'en parlez davantage, vous m'obligerez à croire que vous y tenez plus que moi. Il y aurait prodigalité de ma part à épuiser, sur un sujet si mince, les licences que la communauté du mariage autorise. Je suppose de meilleures occasions d'importuner votre réserve.

Ironie ou allusion lointaine, Maurice répondit à Léonide avec beaucoup de douceur:

—Je tiens à vous voir toujours bonne, et c'est moi que j'accuse lorsque votre charmant naturel disparaît, comme dans ce moment-ci. Exigez de moi toute autre chose, mettez à l'épreuve ma générosité, mon dévouement à vos plus légers caprices, mon obéissance à vos ordres les plus difficiles, et je vous promets, si vous n'êtes pas satisfaite sur-le-champ, de m'accabler de cette moue tout à votre aise.

—Très-bien, monsieur; vous mettez à ma disposition ce que je ne souhaite pas, pour vous dispenser de m'accorder ce que je désire, ce que je désirais tout à l'heure: entendons-nous. On ne saurait être plus magnifique à bon marché. «Ne regarde pas tant cette étoile, car il n'est pas en mon pouvoir de te la donner.» Le mari qui usa de cette fade courtoisie, prévoyait que sa femme allait lui demander une voiture: il changea la question.

—En voudriez-vous une?

—Qu'ai-je dit? vous m'offrez une voiture parce que je vous ai demandé le motif qui a amené une jeune paysanne dans votre cabinet. Beau secret, pour s'en tourmenter, ma foi!

—Permettez, Léonide, mais ce mot est ma justification prononcée par votre bouche. Ma fortune est à vous; mais le secret des autres, non, puisqu'il n'est pas à moi.

—C'est donc un secret? repartit Léonide avec un étonnement presque sincère.

—Ou plutôt une confidence, Léonide; c'est peu grave, mais cela doit être tenu caché.

—Vous voilà donc le confesseur des jeunes fermières du pays? Vous ne laisserez bientôt rien à faire à monsieur le curé. Les femmes mariées appartiennent-elles également à votre circonscription morale? Et quand vous rencontrez les maris, vos paroles sont-elles verrouillées avec eux comme avec moi?

Ces derniers mots ne permirent plus à Maurice de douter que sa femme était au courant d'une visite qu'il avait reçue quelques jours auparavant, et que, pour tout au monde, il eût voulu tenir cachée. Il affecta cependant de suivre le fil du propos.

—Votre raillerie est presque une vérité, Léonide. Ma condition, trop peu comprise par vous jusqu'à présent, est toute de discrétion. Je ne suis pas coupable du tort qu'on fait au confessionnal en déposant dans mon cabinet les actes de la conscience; mais je dois, digne ou non des attributs de ma charge, la remplir avec rigueur.

—Quel air sévère vous prenez, monsieur! bientôt ce sera à mon tour de vous dire: Quittez cette moue dont vous m'accablez,—car vous m'accablez!—Croyez-le, je respecte fort les priviléges de votre charge, mais je suis bien peu rassurée par vous sur les graves exigences qu'elle impose. Vous riiez fort, ce me semble, lorsque, au sortir de votre conversation privée avec la jeune fermière, vous vous êtes mis hier à table?

—C'est que le conseil qu'elle est venue chercher avait apparemment son côté plaisant.

—Ah! vous donnez aussi des conseils. Je le présumais fort, sans en avoir la certitude. Je crois même qu'on vient d'assez loin en solliciter chez vous. Après les confesseurs, allez-vous ruiner les avocats? Je ne pensais pas qu'un notaire...

—Fût à la fois un avocat et un confesseur, n'est-ce pas, Léonide? cela est ainsi pourtant: c'est à notre défaut que les avocats vivent. Quand l'accord est impossible chez le notaire, l'office de l'avocat commence: nous sommes les bons génies des affaires; eux en sont les mauvais.

—N'y a-t-il pas encore de saints parmi les notaires?

—Non, Léonide, car je n'en connais pas qui résistassent à la séduction de deux beaux yeux.

Maurice baisa la main de Léonide.

—Songiez-vous à nous, ma bonne amie, il n'y a qu'un instant, lorsque vous me demandiez les secrets de mon cabinet? Vous êtes-vous figuré, non, cela n'est pas possible, l'affreuse position dans laquelle nous placerait celui qui, familier à notre intérieur, divulguerait ce qu'il couvre de son ombre et de son silence? L'immoralité que vous exécreriez alors chez un autre, la professerons-nous à notre avantage, sans trembler devant des représailles? Vous êtes-vous représenté une délation?

—Assez, Maurice... ce serait être trop cruellement puni. Parlez bas: vous faites penser à des choses qui révoltent. J'ai peine à croire que tous les malheurs causés à vos affaires par une imprudence de mes paroles égalassent jamais la douleur où une délation nous plongerait.

—Une délation!

Léonide se troubla et pâlit.

Quoique fâché d'avoir causé une douleur à sa femme, Maurice, d'un autre côté, imagina avec joie qu'il avait éloigné de l'entretien l'accident étranger qu'elle avait appelé du dehors.

—Craignez tout, Léonide; mais changeons de propos. Nos domestiques écoutent; Reynier, votre frère, entre à chaque instant, et il est impossible d'avoir rien de caché pour lui. Je propose la paix: conciliateur né des autres, que je le sois chez moi, s'il vous plaît. A la fin, vous avez souri. Non, vous n'avez pas eu la faiblesse d'imaginer, Léonide, que je tramais quelque intrigue avec cette fermière en sabots et en bonnet.

—Sous ce bonnet, Maurice, et dans ces sabots, j'ai aperçu une jolie figure, un charmant petit pied.

—C'est possible, Léonide.

—Vous l'avez donc remarqué?

—Où serait le mal?

—Je ne dis pas. Mais j'admire la rare prérogative de votre profession. Elle vous assimile à un ministre. Vous êtes les ministres de la police générale de la société. N'avez-vous pas un pied sur chaque seuil de maison? une oreille contre chaque mur? un œil dans chaque appartement? Ce que les autres ignorent, vous le soupçonnez; ce qu'ils soupçonnent, vous le savez, et ce qu'ils savent, vous, de par le droit d'être mieux informés, vous pouvez hautement le nier.

A l'accent décidé de sa femme, et surtout à la tournure infatigable qu'elle imprimait au dialogue, brusquement transporté de nouveau du terrain étroit d'un petit fait sur le champ perfide des allusions, Maurice vit qu'il n'éviterait pas les questions qui allaient lui être adressées. Cette opiniâtreté l'affligea. A son tour, il força la conversation à rentrer dans la ligne d'où il avait tenté de l'écarter, dût-il, pour obtenir ce résultat, avouer nettement à Léonide la frivole déposition de la fermière.

—Si vous saviez, Léonide, dans quel but cette enfant m'a consulté, vous chasseriez de votre esprit toute prévention.

—Me croyez-vous donc bien curieuse de m'assurer qu'il y a de l'amour là-dessous?

—De l'amour! Léonide?

—Sans doute; la petite fermière est jeune, elle est fort bien, elle est triste: donc elle aime... Mais passons.

—Oui, j'en conviens, elle aime un brave garçon qui l'épousera.

—A la Saint-Jean ou à Pâques; que m'importe, mon ami?

Il devenait de plus en plus évident pour Maurice que sa femme tenait à percer un mystère autrement intéressant pour elle que celui dont il s'efforçait maintenant de la préoccuper, et sur lequel il ne demandait pas mieux que de satisfaire sa curiosité. Mais le sacrifice n'en était plus un; on exigeait davantage. Par une concession promptement consentie, il espéra cependant détourner le coup dont il avait déjà éprouvé la menace. Il revint avec une condescendance malheureuse sur un sujet épuisé.

—Tenez, je n'ai pu m'empêcher de rire malgré moi de l'excès de prudence de ces deux amants. Le jeune homme, depuis quatre ans, apporte fidèlement à l'étude, et à l'insu de sa fiancée, six francs d'économie chaque dimanche, afin de réunir quinze cents francs pour acheter un remplaçant à l'époque où il sera appelé au service. C'est une surprise qu'il ménage à celle qui sera sa femme, et dont il ne lui fera part qu'au jour de la cérémonie nuptiale.

—Mais c'est très-louable, mon ami. Est-ce cela qui vous faisait rire?

—Sans doute; car, de son côté, la jeune fermière, ne supposant pas à son fiancé les moyens de se racheter du service militaire, amasse, à force de sacrifices et de privations, une somme égale qu'elle dépose aussi chez moi, chaque dimanche: sa joie est d'offrir un remplaçant pour bouquet de noces à son mari. Je me réjouis d'avance de leur étonnement lorsqu'ils se gratifieront l'un l'autre du même cadeau. Maintenant, vous comprenez, Léonide, qu'en révélant leur double confession, je romprais le charme qui lie par la générosité ces deux amants, et j'empêcherais peut-être un bon mariage et une belle action.

—Je comprends, en effet, que vous soyez discret, répliqua malignement Léonide, qui remportai, tout en la dédaignant, une première victoire sur l'impénétrabilité de Maurice,—je ne vous blâme plus de votre silence.

La petite guerre finit là. Léonide eut encore plus de finesse que son mari n'avait de peur. Elle ne poussa pas plus loin le succès, de crainte, en triomphant davantage, de paraître conquérir ce qu'elle tenait à mériter. La portée de son caractère, à défaut d'une longue expérience, lui avait appris que le droit conjugal, pour être maintenu, doit passer en habitude et n'être jamais une faveur ou une victoire.

Cette scène entre Maurice et Léonide, et provoquée par celle-ci, n'avait été qu'un long prétexte de sa part pour obtenir une explication sur la visite dont Maurice lui avait fait un mystère.

Mais si Léonide avait montré de la curiosité plus qu'elle n'en avait envie sur un incident bien léger, Maurice, de son côté, avait défendu son silence avec une raideur de principes un peu exagérée pour la circonstance. C'est qu'en réalité, ils étaient entraînés par des motifs plus graves, celui-ci à se taire, celle-là à interroger. Une comédie s'était jouée derrière le rideau. Ils s'étaient attaqués avec le trouble de la mêlée, de peur de s'avouer, en précisant leur rôle dans le combat, la cause qui les mettait en présence. Il est temps enfin de le dire: leur ménage avait sa plaie secrète comme presque tous les ménages: la leur veut un instant de commentaires.

Par suite d'arrangements de famille, Léonide avait été élevée à Beauvais chez une de ses tantes. La fille unique de cette tante, à peu près de l'âge de Léonide, partageait avec elle les caresses les plus tendres et les avantages d'une bonne éducation. Excellente femme, la mère d'Hortense se fût reproché comme une injustice la moindre faveur accordée à l'une dont l'autre n'eût pas joui. Pour elle, Hortense et Léonide étaient ses deux enfants. Dans le monde, elles s'appelaient cousines; mais, dans l'intimité, se dédommageant de ce titre qu'elles trouvaient trop réservé, elles échangeaient le doux nom de sœur. A l'âge où les âmes encore sans sexe sont sans rivalité, il était naturel que les deux cousines s'accordassent parfaitement dans leurs goûts. Jusqu'au terme de cet âge, rien de ce qui composait le bonheur de l'une n'avait été interdit à l'autre; bonheur il est vrai, dont il était facile de faire deux parts: celui de porter des robes de la même étoffe, et d'où résultait celui plus vif encore d'être prises l'une pour l'autre, à cause de la ressemblance.

Cette affection jumelle se prolongea jusqu'à dix-sept ans, bien qu'avant même cette époque, Hortense et Léonide n'eussent déjà plus aucune trace de conformité dans le caractère. Hortense était restée une femme petite, mais gracieuse avec embonpoint; mesurée dans ses mouvements pleins de rondeur; formée pour les jeunes gens de vingt ans; charmante enfant pour ceux de trente; ni brune ni blonde, ou plutôt brune le matin, en peignoir, quand ses cheveux tombaient en masse, et blonde le soir, quand, bien nattés, bien tirés à cent épingles, ils s'appliquaient plus rares à ses tempes; d'humeur égale, prisant un point de broderie bien au-dessus de la lecture la plus passionnée. L'adolescence venue, Léonide osa se dire qu'elle s'ennuyait aux jouissances tranquilles d'Hortense; ensuite elle la plaignit d'être si froide, et enfin elle se débarrassa d'une confidente si complétement dépourvue d'imagination. Bientôt arriva, pour les deux cousines, le moment où les jeunes filles, fatiguées de poursuivre l'idéal à travers les livres et les rêveries, se heurtent à la réalité; heure de désenchantement qui ne manque jamais de sonner. Hortense fut aimée la première. Un jeune homme de Beauvais,—c'était Maurice lui-même,—reçu depuis plusieurs mois dans la famille des deux cousines, et cachant, sous des dehors posés, de riches qualités d'âme, fut agréé d'abord comme ami de la maison. N'ayant pas encore arrêté ses projets d'avenir, il ne déclara pas tout de suite ses intentions à la mère d'Hortense: il aima mieux lui en laisser pressentir le but honorable que de les lui révéler sous des restrictions sans fin. Un de ses amis seulement,—Jules Lefort, négociant en laines à Compiègne,—eut son aveu formel d'épouser Hortense dès qu'il aurait réalisé quelques héritages de famille destinés à l'achat d'une étude d'avoué. Jules Lefort l'encouragea à ce mariage, regrettant beaucoup de son côté de n'avoir pas à consulter ses lumières sur une semblable résolution. Car Jules Lefort, ainsi que Maurice, adoptait de bonne heure la marche méthodique de la vie, et se soumettait à son niveau; il croyait plus sage de l'accepter à l'âge des fortes résolutions que de la contrarier pour la reprendre plus tard avec le désavantage du regret, de la vieillesse et du dépit. Les deux amis envisageaient le but de l'existence sans illusion: quelques années à vivre, des enfants pour continuer leurs noms, une fortune à gagner pour la leur laisser, et puis le repos dans un bon fauteuil ou dans la tombe. Les plus habiles, après s'être bien retournés, pensaient-ils, arrivent là: ils y arriveraient sans secousse et de plein gré: n'étaient-ils pas les plus raisonnables?

Dans sa correspondance avec Jules Lefort, Maurice se plaisait à détailler minutieusement les qualités distinctes des deux cousines; et les éloges qu'il en écrivait étaient confirmés par chacune des réponses de l'ami, qui louait sur parole. Il passa bientôt en habitude chez les deux amis de ne plus s'entretenir que de Léonide et d'Hortense, auxquelles les lettres et les réponses étaient communiquées. Au bout de six mois, Jules Lefort de Compiègne était de la famille: on n'avait plus que son visage à connaître, ce qu'on ne désirait pas le moins; Léonide surtout, qui poussait le roman par lettres jusqu'à croire que Jules serait infailliblement son mari. Elle fondait cette espérance sur la chaleur qu'il mettait à parler d'elle dans sa correspondance avec Maurice. Jules, qui n'était pas romanesque, justifiait peut-être la pensée de Léonide.

Sur ces entrefaites, mourut l'oncle d'Hortense, riche corroyeur de Compiègne, très-connu de Lefort qui n'avait jamais cessé d'être en relation d'affaires avec lui. Sa mort arrêta le vaste mouvement de sa tannerie. Cette suspension, trop prolongée, pouvait ruiner l'établissement entier; pour prévenir un tel malheur, la sœur du défunt, la mère d'Hortense, fut obligée, sous peine de perdre un magnifique héritage, de faire choix dans sa famille d'une personne attentive à ses intérêts et capable en même temps de continuer les affaires jusqu'à leur liquidation. Ce fut Hortense qu'elle désigna. Elle partit pour Compiègne, chargeant Léonide, sa confidente et sa cousine, de réviser les lettres de Maurice, qui, de son côté, donna à Jules Lefort la mission délicate de lui marquer la place qu'il occuperait dans la fidélité d'Hortense mise à l'épreuve de l'éloignement.

L'épreuve fut singulière. Rapprochés pour un règlement d'intérêts communs à dresser, Jules et Hortense s'occupèrent plus d'eux-mêmes que des absents; très-positifs tous deux, ils s'estimèrent d'abord sous le rapport commercial, et ils finirent par se persuader, sans songer à mal, qu'ils feraient une excellente maison en continuant celle du défunt, ou plutôt en en fondant une nouvelle.

Jules Lefort était moins coupable qu'on ne se l'imagine en s'installant dans le cœur d'une femme dont son ami était en possession. Maurice, quelque précision qu'il eût apportée dans ses lettres à distinguer une cousine de l'autre, n'avait pu si bien faire, que les qualités dont il s'était plu à parer Léonide répondissent exactement à sa figure et fussent justifiées de telle sorte que toute méprise fût impossible. Par l'interversion la plus bizarre et pourtant la moins surnaturelle, Jules Lefort ne sépara pas du visage d'Hortense, lorsqu'il la vit pour la première fois, les attraits qu'accordaient à Léonide les lettres de Maurice. Il vit tout à la fois la femme aimante, comme Maurice lui avait peint Léonide, dans la femme bonne, la femme d'esprit dans la femme d'ordre, et quand Hortense essaya de le détromper, sans y tenir beaucoup, il était trop tard: Jules se contenta de son erreur.

«Je serais heureux avec elle, si tu y consens, écrivit Jules Lefort à Maurice; d'ailleurs, je crois que ton refus arriverait un peu tard.»

«Sois heureux avec elle,» répondit Maurice, qui, ayant deux ans d'attente devant lui avant d'être en mesure d'acheter une charge d'avoué, eût craint d'empêcher Hortense de contracter un mariage d'où son bonheur dépendait, et devenu, s'il avait bien compris Jules Lefort, une espèce de réparation.

Celle qui fut inconsolable, ce fut Léonide: le mari que prenait Hortense était celui qu'elle perdait. Sa jalousie était d'autant plus poignante, qu'elle avait vu une passion déclarée dans l'attachement tout de raison de Jules pour elle, homme qu'en jeune fille exaltée elle aimait de tout le romanesque d'une intrigue dont le héros était inconnu. A cette douleur se joignit celle de l'amour-propre froissé. Hortense n'était pas une femme étrangère qui lui volait sans préméditation un amant, c'était sa cousine, c'était presque une sœur, c'était celle qui possédait toutes les faiblesses de son cœur pour l'homme qu'elle usurpait. Impitoyables dans leurs propos, les petites gens brodèrent sur le texte: il y eut des persiflages, des compassions railleuses. La santé de Léonide en fut affectée: Maurice eut pitié. Il se proposa pour réparer personnellement un tort qu'en réalité n'avait pas même son ami, bien plus blâmable à la rigueur envers lui qu'envers Léonide: il fut accepté par dépit. Maurice, à qui une famille noble et riche de la Vendée avança généreusement les fonds nécessaires à l'achat d'une charge d'agent de change en souvenir d'une amitié de collége toujours chère au fils aîné de cette famille, épousa Léonide, deux mois après le mariage d'Hortense avec Jules Lefort. Mais les deux cousines étaient à jamais séparées par une haine que les deux amis tentèrent inutilement d'éteindre dans des fêtes de famille. Léonide ne pardonna pas; vindicative autant qu'Hortense était oublieuse et bonne, elle altéra le bonheur domestique de celle-ci en répandant des doutes injurieux sur l'intimité où elle avait vécu avec Maurice. Après avoir plaisanté longtemps des propos que la haine de Léonide jetait entre leurs ménages, les deux amis jugèrent dans l'intérêt de leur réputation de ne plus se voir. Le silence de la calomnie ne s'obtient que par l'absence: ils se séparèrent; Jules Lefort accrut considérablement sa fortune dans le commerce des laines: Maurice acquit à Chantilly une étude de notaire après s'être défait de son titre d'agent de change, qu'il avait acheté au lieu d'une étude d'avoué, comme il en avait eu d'abord le projet. Victor Reynier, le frère de Léonide, avait déterminé chez Maurice ces différentes résolutions d'existence.

Dès que Jules Lefort apprit l'installation de Maurice à Chantilly, il entama avec lui une correspondance ignorée des deux cousines. C'est à Maurice qu'il voulut confier les épargnes de son commerce, heureux de remettre en de si fidèles mains ce qu'il enlevait aux chances de la fortune et qu'il s'assurait dans l'avenir. Une transaction grave et du plus grand poids pour le reste de sa vie l'ayant obligé de s'aboucher avec Maurice, il s'était rendu auprès de lui à Chantilly. Les deux amis s'étaient serré la main en pleurant. Mais, malgré leurs précautions, l'entrevue fut découverte par Léonide, et c'était pour en savoir à tout prix le motif qu'elle avait si indirectement persécuté son mari, sous le prétexte de connaître l'insignifiant entretien qu'il avait eu la veille avec la fermière.

IV

La paix était conclue entre les deux époux, aux dépens d'une confidence que Maurice, eût-elle été plus sérieuse, n'était pas en droit de refuser à Léonide: il n'en était pas moins récompensé par toutes les immunités de la reconnaissance.

Il eût été bien rigoureux, après tout, de ne pas céder. En échange de sa liberté de demoiselle, qu'elle n'avait perdue que depuis deux ans, comme une compensation à son éloignement de Paris, où Maurice l'avait conduite après l'avoir épousée, et comme adoucissement à la monotonie de leur résidence à Chantilly, il était juste que Léonide entrât en partage de la souveraineté domestique. A la condition de vivre sur le pied d'une parfaite égalité dans le ménage, peu de femmes se plaindront des privations qu'il exige. Mais ce n'est qu'à ce prix.

Outre le sacrifice de Paris et de sa liberté, Léonide faisait encore à son mari l'abandon de son orgueil de jolie femme. Elle s'était résignée à l'admiration unique que lui vouait Maurice, se contentant d'avoir pour lui seul des yeux noirs qui étonnaient même les gens de la campagne, eux qui les ont si beaux et qui ne s'étonnent de rien; d'avoir pour lui seul une coupe de figure italienne, ovale et olive, et une de ces tailles franches qui font qu'une femme est nue malgré ses vêtements.

Léonide porte au plus haut degré le caractère de femme soumise à son organisation ardente: l'impétuosité de ses penchants étincelle dans ses yeux vifs, mais cernés, dans son teint sombre qu'éclaircit une abondante chevelure du plus beau noir, dans le jet de son cou sans inflexion. Forte et nerveuse à la fois, on sent qu'elle serait assez complète pour écouter la volonté de toutes ses passions; qu'elle serait amante jalouse, implacable ennemie, rivale à redouter, si, en réalité, elle ne se montrait avec éclat femme soumise et attachée. Elle n'est pas coupable de l'exagération de ses instincts. Les démentis donnés à la civilisation par le naturel, qui prévaut si souvent, ne sont pas à la charge de ceux qui trompent: est-ce la faute d'une femme si, née pour vaincre un taureau à la lutte ou pour traverser un torrent à la nage, on a emprisonné ses bras dans une robe et amolli ses nerfs dans la soie? Dieu a fait la femme, et nous la dame. L'erreur perce toujours. Chacun, à des moments donnés, reprend sa place dans la création, en s'échappant aux liens de paille que nous appelons mœurs, religion, convenances.

Livrée aux opinions conjecturales, Léonide passerait pour hautaine, indomptable, méchante même, si l'on n'était forcé d'ajouter belle à chacune des suppositions morales dont elle ne serait pas irréprochable.

Au fond de ses traits se lit une tristesse pour tout ce qui l'entoure. Toujours mise avec recherche, elle semble provoquer une fortune plus digne d'elle que cette existence petite où elle a fait halte un instant.

C'est encore un contraste à remarquer, que sa virilité à côté de la mansuétude de son mari, homme de trente ans à peine, déjà chauve quoique sans décrépitude, mûr avec toute la fleur de l'adolescence, un peu replet, lui qui était hier le plus léger aux barres dans la cour de Juilly.

Si les harmonies ne résultaient des dissemblances, on condamnerait l'union de Maurice et de Léonide; on blâmerait ce contrat obligeant à rester éternellement ensemble le calme et l'emportement, l'homme de cabinet et la femme du monde, exposés à peser l'un sur l'autre comme le plomb sur la gaze.

Au milieu de leur traité de paix, Léonide et Maurice furent surpris par la visite de M. Debray, colonel de gendarmerie en garnison à Laval. Il avait obtenu une permission du ministre pour venir inspecter, accompagné de sa femme, la coupe de quelques biens patrimoniaux entre Creil et Chantilly. C'était un voyage annuel.

—Mes bons amis, dit-il en entrant, je viens vous faire mes adieux; je pars.

—Vous plaisantez, colonel; vous êtes arrivé depuis deux mois seulement. N'étiez-vous pas ici pour le semestre?

—Sans doute, mon cher Maurice, mon projet était de rester parmi vous jusqu'au milieu de l'hiver; mais j'ai reçu hier un ordre du ministre de la guerre qui m'enjoint de me rendre sur-le-champ à mon régiment, que je dirigerai, sur nouveaux ordres, vers le point où Son Excellence voudra le faire marcher.

—Oh! que j'en suis fâchée pour ma part! interrompit Léonide; moi qui comptais si bien sur vous, colonel, ce carnaval, aux bals de Beauvais et de Senlis! Nous enlevez-vous aussi madame Debray? J'espère que Son Excellence ne l'exige pas?

—Non, madame; l'obéissance passive n'étant pas réversible sur le ménage, j'ai laissé à madame Debray le choix de m'accompagner ou d'attendre, pour venir me rejoindre, que mon régiment ait une mission plus certaine. Elle s'est arrêtée à cette dernière proposition; elle restera donc avec vous. Maurice, je vous nomme son chevalier.

—Et l'on ne fait, colonel, s'informa Maurice, aucune conjecture sur ce mouvement de troupes qui s'opère à cette heure et simultanément sur toute l'étendue du territoire?

—Beaucoup. Les uns supposent que nous irons,—je ne parle que de mon régiment,—renforcer la garnison d'Oran; les autres, que nous serons envoyés aux frontières d'Espagne, en observation. Les avis ne se partagent qu'entre l'Espagne et l'Afrique, vous voyez! Il est bien question aussi de la Vendée, et, à ce propos, le bruit circule que des rebelles, condamnés par le tribunal d'Angers, sont cachés aux environs de Paris, et qu'ils ont même trouvé dans notre département plus d'un refuge. La gendarmerie de l'Oise est, dit-on, sur pied.

—Quelle extravagance! reprit Léonide,—glissant indifféremment, mais vite, sur cette dernière nouvelle qu'apportait le colonel au sujet des condamnés contumaces,—de disposer d'un homme, de dix mille hommes, à la minute, sur un caprice de diplomate, et pour tel point de la terre qu'il plaît à un ministre. Vous avez fait des préparatifs pour aller en Espagne, par exemple, vous avez étudié la langue de cette contrée, ses mœurs, compté sur tels incidents qu'elles offrent: tout à coup le télégraphe vous ordonne de vous embarquer pour Alger. Votre imagination avait rêvé les carnavals de Madrid, et vous recevez l'ordre d'aller camper sur l'Atlas, parmi les Bédouins.

—Qui a jamais prétendu, madame, que la guerre fût un voyage d'agrément?

—Ce n'est pas moi, colonel. Et je ne parle pas de vos femmes, qui passent six mois de l'année à douter si elles sont ou si elles ne sont pas veuves.

—En pareil cas, j'avoue, madame, répliqua en riant le colonel Debray, qu'une bonne certitude conviendrait mieux; surtout à présent que l'art de la guerre est si perfectionné, que certaines machines peuvent faire quinze cents veuves par coup. La vapeur a extrêmement simplifié l'état civil.

—Mais c'est odieux, colonel; on détruit par ce moyen une armée de cinquante mille hommes en quelques minutes. Ne serait-il pas plus raisonnable de se dire de souverain à souverain: Combien d'hommes avons-nous à faire tuer de part et d'autre?—Tant!—Tuons-les chez nous.

—La précision de votre raisonnement, madame, indique ce qui sera bientôt: on ne se battra plus du tout. Dès qu'on saura que la bravoure personnelle n'entre pour rien, absolument pour rien, dans le résultat d'une bataille; que la victoire dépendra de quelques chaudières de plus ou de moins de vapeur; dès que la valeur figurera comme deux roues, quelques sacs de charbon et quatre balanciers, et que la gloire enfin sera représentée comme une force de trois mille chevaux, chacun restera chez soi. Ainsi l'humanité doit compter, madame, sur la paix universelle, du jour où elle aura découvert le moyen de tuer trois cent mille hommes d'un seul coup.

—C'est consolant, colonel.

—Mais, comme ce procédé n'est pas encore inventé, et que chacun de nous est susceptible de remplir de sa vie la lacune qui nous sépare de sa réalisation, j'ai résolu, mon cher Maurice, de prendre quelques petites précautions avant d'entrer en campagne.

—M'apporteriez-vous votre testament, colonel?

—Non, cela est inutile: tous mes biens vont de droit à ma femme.

—Je le sais.

—Mes bons amis, j'ai des intérêts aussi chers, plus chers que les miens, à mettre à l'abri des coups du sort: ce sont ceux qui m'ont été confiés.

Avant de prolonger sa phrase, Debray marqua une longue pause; son regard indécis allait de Maurice à Léonide, comme s'il eût sollicité de lui ou d'elle une diversion indispensable à l'éclaircissement de sa pensée.

—Je sais ce qu'il espère, réfléchit Léonide tout en conservant son impassibilité; mais je resterai.

Maurice était au moins aussi gêné dans son attitude que le colonel Debray, qui, à trois fois, reprit et suspendit la confidence dont il avait fait l'unique motif de sa visite à Maurice.

Découragé enfin de la détermination de Léonide à ne pas s'en aller, et trop avancé pour changer de propos sans inconvenance, le colonel Debray entama son récit avec un dépit mal déguisé.

—Sous la restauration, j'étais intimement lié avec un officier des gardes-du-corps, jeune homme de famille noble, laquelle vivait en communauté de voisinage avec la mienne; il était d'un cœur élevé, d'un esprit vaste, de conduite loyale: nous avions commencé ensemble nos études militaires à Saint-Cyr, pour les achever plus tard à Saumur: c'était mon ami. La crise de 1830 vint nous diviser d'opinion, en nous apprenant que nous devions en avoir une. J'étais dans le 51e de ligne; il était dans le 1er de la garde: on nous fit marcher l'un sur l'autre dans les rues de Paris. C'était le 27 juillet. Voilà peut-être l'origine de l'obstination qu'il mit à défendre des idées pour lesquelles il avait tiré son premier coup de fusil. Mon régiment, vous ne l'ignorez pas, fut un des premiers qui passèrent du côté du peuple. Le 28, nous nous trouvâmes face à face, isolés, sur la place de l'Hôtel de-Ville, en présence de son parti armé et du mien, lui un fusil à la main, moi une carabine à l'épaule. Nous fîmes feu tous les deux en même temps: c'était un devoir; mais lui au-dessus de ma tête, moi à ses pieds. Le lendemain, jour décisif, il fut blessé mortellement à la défense des Tuileries. Je ne le revis plus que deux mois après, aux environs de Rennes, devenu inutile à sa cause comme soldat, languissant dans une de ses propriétés. Loin de l'affreuse mêlée où mon opinion avait triomphé de la sienne et non mon amitié, nous redevînmes frères. Vainement je l'engageai au repos: l'homme de parti ne m'écouta pas. Il voulut encore servir sa cause de sa puissante imagination stratégique, et des immenses ressources que lui offrait l'intelligence exacte des localités de la Vendée, où couraient des bruits sourds de guerre civile. En peu de jours, au moyen d'une correspondance active, servie à souhait par les inimitiés nées de la fermentation politique, à la faveur des appels d'insurrection que des émissaires défrayés par mon ami allèrent répandre avec de l'or dans les campagnes de l'Ouest, il devint l'âme d'une conspiration générale. Malgré la mort suspendue sur son lit, il dressa un travail qui, en dépit de quelques espérances exagérées, renfermait une organisation complète de résistance offensive. Dans ce travail étaient évalués les sacrifices de tout genre qu'avaient à supporter les riches propriétaires de la Vendée afin de procurer du pain et des munitions aux paysans: chaque bourg, chaque hameau, chaque feu, y était marqué avec la part qu'il lui était commandé de prendre à l'insurrection. Les balles de fusil étaient, pour ainsi dire, comptées. La part des trahisons et des dévouements était faite: rien d'imprévu. Sans une disproportion de forces inimaginable, ce plan devait réussir. Cet espoir nourri de science et d'exaltation retenait seul le dernier souffle de vie de mon ami. La mort fut plus forte que la volonté: il mourut dans mes bras; et c'est à moi, malgré mon opinion si opposée à la sienne, qu'il voulut confier ce plan de conspiration, de campagne et de guerre civile, me suppliant de ne le remettre qu'à un général dont il exhala le nom en expirant.

Ce général, mieux avisé depuis, moins dévoué en tout temps peut-être que ne le supposait mon ami, a, par sa conduite, rendu impossible cette restitution. Il a engagé son épée au service de l'État. Resté seul possesseur de ce plan, tant que les révoltés n'ont détruit que nos récoltes, n'ont incendié que nos granges, je l'ai respecté: en faisant sauter ce cachet, je pouvais sauver de la ruine mes propriétés et celles de ma mère: il n'y avait pas là assez de motifs pour violer un dépôt. Je laissai brûler. Aujourd'hui que les rebelles, suivant par induction le plan de mon ami, ont une armée, des chefs, presque un gouvernement, ma conscience hésite à céler ces papiers plus longtemps. Puisque le secret de la rébellion organisée s'y trouve, celui de sa destruction y est nécessairement enfermé aussi. Il y va donc du repos du pays. Le gouvernement me sait l'héritier de ce plan par suite de l'indiscrétion du général à qui il était primitivement destiné par mon ami. Le ministre de la guerre en connaît l'importance; il le réclamera, je m'y attends. J'éprouve, mon ami, quelque répugnance à le lui remettre, et je manque de courage pour le lui refuser. Tremblant devant ma conscience, tremblant devant mon pays, quelle que soit ma décision, j'ai peur du remords. Agissez à ma place. Vous avez plus de lumières, autant de patriotisme que moi. Votre erreur ne sera qu'une erreur: la mienne serait un crime. Que deviendraient ces notes si importantes si je venais à mourir pendant la campagne d'Afrique, où je puis être appelé? Les emporter avec moi, ne serait-ce pas les exposer aux vicissitudes de la guerre? En les laissant dans ma famille, qui m'assure que ma femme, très-insoucieuse de ces papiers sans valeur apparente, en acquitterait la restitution en temps opportun? Votre patriotisme m'est connu, Maurice, c'est à vous que je les livre. J'écrirai demain au ministre que ce funeste plan est entre vos mains; il s'adressera à vous lorsqu'il en aura besoin. Le voici. Un simple reçu de vous, Maurice, et ma conscience sera tranquille. A l'heure de nouvelles nécessités,—et cette heure paraît proche, de porter la guerre en Vendée,—ce plan de campagne serait bien autrement précieux, mon ami, qu'un testament ou un dépôt d'argent; il renferme l'extinction radicale de la guerre civile, le sort d'une province, la tranquillité de la France. Je n'ose vous remercier, Maurice, de la responsabilité que vous acceptez, que mon amitié vous impose. Vous vous chargez d'une tâche honorable et qui ne serait pas sans danger, si le parti contre lequel ce travail peut être tourné vous en soupçonnait le dépositaire. En Vendée, l'incendie ou l'assassinat, je ne vous le cache point, sauraient vous faire livrer ce plan d'extermination; mais ici, loin du théâtre où il aura sa terrible utilité, vous n'avez qu'à vous armer, pour sa garde, de cette fidélité qui n'est pas seulement un attribut de vos fonctions, mais que chacun se plaît à reconnaître en vous comme la marque constante de votre probité d'homme.

Debray remit le plan de campagne entre les mains de Maurice.

—Colonel, il sera fait comme vous l'exigez. Partez, l'esprit tranquille, pour votre garnison. Je m'efforcerai de justifier l'amitié que vous me témoignez en vous abandonnant à ma prudence. J'agirai avec la circonspection qu'exige un dépôt aussi sacré. Il ne sortira de chez moi, si la nécessité des temps veut qu'il en sorte, qu'après que j'aurai concilié mes devoirs de citoyen avec le respect dû à la volonté dernière de votre ami.

Le colonel Debray pressa Maurice contre son cœur.

Jamais la figure de Léonide n'avait été plus pensive.

—Maintenant, voulez-vous, colonel, que nous passions dans mon cabinet? dit Maurice, en qui tous les sentiments élevés avaient été remués par la preuve d'estime que lui donnait le colonel Debray. Maurice apportait un honorable orgueil à être cru digne de sa charge, qu'il n'exerçait que depuis six mois, et au milieu des susceptibilités si peu indulgentes d'une petite ville. Avide de considération, il confirmait la vérité de cette maxime, que le cas qu'on fait des hommes est presque toujours la mesure de leur ligne future d'élévation. Si on ne les estime pas un peu sur parole, si on ne se hasarde pas à les croire ce qu'ils aspirent à être, il est peu probable que, privés de cet aiguillon, ils arriveront au point où ils seraient allés avec de tels encouragements.

Maurice est un de ces hommes actifs auxquels notre société moderne a prêté un relief exubérant. Par la place qu'a prise la richesse sur la naissance et même sur le mérite, ces hommes nouveaux ont su, avec une naissance honorable, un mérite réel parfois et quelque fortune acquise, obtenir un grand ascendant sur nos mœurs. Maurice est bien mieux partagé que le simple propriétaire qui n'a que sa valeur unitaire et transitoire de juré, d'électeur ou d'éligible: car il tient dans sa dépendance la fortune de l'éligible, de l'électeur, du juré, qu'il peut, par ses conseils ou son exemple, entraîner dans des pertes où se trouveront anéantis leurs titres politiques.

Il les lie indissolublement à lui par l'autorité de son expérience qu'ils préfèrent à la leur, par sa fidélité qu'ils élèvent bien au-dessus des chanceuses fidélités d'amitié et de parenté, par le titre légal qui sacre ces qualités et qui pourtant n'en constitue aucune, puisque ce titre s'achète et ne se mérite pas.

Maurice, par sa profession, est plus que tout ce qui est de quelque valeur autour de lui. La société vit sur les intérêts: il les garantit. Il est la loi: il est mieux que la loi; car la loi est muette pour beaucoup: il l'explique, l'éclaircit, lui donne un son: il est la loi qui parle. La loi est inaccessible sur son tribunal, avec ses juges au haut de la montagne; lui, la met à pied, l'assied sous un chêne comme le bon roi saint Louis, et au milieu des moissons pour en régler le partage; il est la loi qui marche. La loi est juste, mais sévère pour les hommes; ses yeux sont beaux, mais ils n'ont pas de larmes; lui, il est la loi qui se penche sur le lit du vieillard,—près de l'oreiller d'Eudamidas,—comme un fils aîné qui vient, non réclamer sa part plus grande d'héritage, mais faire faire bonne justice à ses frères: il est la loi qui pleure.

Le contrat garantit la propriété, le contrat garantit le traité entre le domestique et le maître, entre le chef et l'ouvrier, entre l'argent et l'industrie, entre la tête et le bras, entre la pensée et l'exécution. Mais qui garantit le contrat? le notaire. Ainsi toutes les transactions sociales l'ont pour gardien. L'ancien blason du notariat exprimait pittoresquement ce pouvoir d'unir qu'a le notaire: c'étaient deux mains l'une dans l'autre.

La mission du notaire est d'autant plus grave qu'elle est sans contrôle: le prêtre relève de Dieu; le médecin, ce prêtre du corps, relève de la science. L'enfer nous répond des exactions de l'un; les universités sont la caution de l'autre. Celui-ci a un serment, celui-là un diplôme, le notaire n'a qu'un reçu de son prédécesseur. La vertu fait le prêtre, la science le médecin, l'argent le notaire.

Poussé aux limites extrêmes, l'abus que peut faire le prêtre de sa puissance, c'est de vous damner.

La plus excessive domination que le médecin soit entraîné à exercer sous votre toit, c'est de séduire votre femme ou d'épouser votre fille.

Le notaire n'arrive à son dernier développement d'action morale sur la société que par la ruine de la fortune privée.

Et qu'on juge des ravages plus grands que le notaire est en position de causer dans la société. Qu'importe que le prêtre, en colère contre le siècle, abaisse devant le front du pécheur la grille du confessionnal; qu'il lui refuse l'absolution; qu'il interdise l'eau du baptême aux enfants, le voile du mariage aux jeunes filles, et l'huile sainte aux mourants? La mairie de l'arrondissement est là: elle baptise, marie et enterre; qu'importe enfin que les prêtres nous chassent du temple comme des vendeurs? nous vendrons à la porte du temple.

Qu'importent aussi les séductions d'alcôve du médecin? Il a suborné une femme, épousé par surprise une riche héritière; où est le si grand mal? autant lui qu'un autre. En sommes-nous là aujourd'hui? D'ailleurs, pourquoi n'êtes-vous pas le médecin de votre femme? La civilisation nous a appris à nous passer d'une foule de servitudes que subissaient nos grossiers aïeux; nous sommes aussi forts en jurisprudence pour le moins que les avocats; en politique, un roi n'en sait guère plus que nous; mais nous ne savons pas seulement sonder une plaie. Avec la moitié du temps que nous perdons à apprendre à danser, nous deviendrions médecins,—souvent mauvais, sans doute; ceux qui ont des diplômes sont-ils infaillibles?

La société moderne ne reposant que sur les intérêts et non sur la vertu, le marchand vertueux qui n'a pas d'argent ferme boutique; le négociant vertueux sans argent n'est pas reçu à la Bourse; le citoyen vertueux sans argent ne sera jamais député, maire ou conseiller municipal. Eh bien! n'est-ce pas l'office du notaire de placer, de déplacer, de faire produire cet or, cet argent, ces capitaux, ce tout avec lequel on est tout? Changez les termes; appelez honneur, considération, vertu, la possession de ces capitaux, et le notaire sera le directeur de conscience auquel l'homme s'est livré.

Le colonel Debray s'était levé: Maurice le précéda pour lui ouvrir la porte de son cabinet, où il allait lui délivrer le reçu de ce plan de campagne de la Vendée, qui lui était confié avec une si haute preuve d'estime.

Pendant le récit du colonel, Maurice avait à plusieurs reprises adressé des signes à Léonide pour l'engager à passer dans une autre pièce, sa présence étant une haute inconvenance. En femme fière, Léonide eut l'air de ne pas comprendre l'injonction de son mari. Elle affecta même de prêter une attention soutenue à cet entretien que le caractère de la maison lui interdisait. Debray, comme on l'a vu, avait paru d'abord embarrassé de la présence de Léonide; mais il avait fini par penser que Maurice étant au moins aussi intéressé que lui à la discrétion des affaires, il avait sans doute autorisé sa femme à en partager la connaissance avec lui. Toute faible que fût la supposition, elle lui avait suffi pour oser s'expliquer devant Léonide.

Léonide s'était levée aussi, prête à suivre dans le cabinet Maurice et le colonel Debray, décidée à faire prévaloir jusqu'au bout sa volonté de femme, surtout devant une personne dans l'esprit de laquelle elle eût rougi de paraître fléchir sous son mari. Heureusement pour la dignité du ménage, que, sur ces entrefaites, arriva le frère de Léonide, Victor Reynier: ce fut un prétexte tout trouvé pour Maurice de se débarrasser de la sœur sur le frère.

V

—Vous boudez, Léonide, dit Victor Reynier à sa sœur. Le gouvernement domestique se conduirait-il mal?

—Très-mal.

—Alors, révoltons-nous, ma sœur.

—La plaisanterie n'est pas de saison, je vous jure, Victor.

—Elle n'a jamais rien gâté.

—Ce pays-ci m'ennuie, m'obsède; j'y mourrai si je n'en sors.

—Vous vous plairiez sans doute davantage à Paris: il n'y a pas d'habileté à penser ces choses-là. Le spirituel est de vivre en province pour s'y enrichir: nous sommes en chemin.

—Sera-ce encore bien long, mon frère?

—Cela dépend de Maurice. Un honnête homme s'enrichit en vingt ans, probité commune; un banquier dans huit ans, s'il a trois malheurs consécutifs; un fripon dans six, s'il ne fait aucune banqueroute; un notaire de Paris fait sa fortune dans cinq ans. Les notaires de province ne sont pas encore classés.

—Ne trouvez-vous pas que Maurice eût tout aussi bien fait de rester à Paris, exerçant sa charge d'agent de change, que de venir, je ne sais trop dans quel but bien clair d'intérêt, s'enfouir ici dans un tas de paperasses dont il ne sort pas?

—Non, ma sœur, mille fois non. Changez vite d'opinion là-dessus. C'est d'après mes conseils, vous le savez, que Maurice a vendu sa commission d'agent de change pour acheter son étude. Blâmez-moi le premier; ou plutôt comprenez mieux notre grandeur future. Le titre de notaire est magique en affaires: il résume ce qu'un homme a de supériorité, les lumières, la probité, le bon sens; qualités dont chacun se passe, mais que chacun exige en autrui. On sait dans Paris que Maurice m'éclaire de ses conseils dans les opérations financières que je tente; on le dit presque mon associé. Sa réputation protége la mienne. Hommes d'affaires tous deux, notre solidarité réciproque eût été illusoire; l'un des deux étant notaire, le crédit s'ouvre partout; il vient nous chercher, il est venu. N'est-ce pas là une de mes combinaisons les plus triomphantes? Qu'il se présente un bon mariage et je n'ai plus rien à désirer! Je conviens que notre étoile est brillante, et que j'ai trouvé non-seulement un excellent beau-frère dans Maurice, mais un honnête homme. A sa perspicacité en affaires, votre mari, ma sœur, joint le beau privilége d'être dévoué au pays; il est un des flambeaux du conseil municipal.—Ne riez pas, un homme adroit n'eût pas mieux calculé. Il a le mérite, dit-on, partout, d'avoir une conscience politique: qui sait? quand l'opinion n'est pas un métier, ma sœur, elle est peut-être une vertu.

—Je voudrais, moi, mon frère, qu'il fût un peu plus complaisant mari.

—Je lui en parlerai; mais jurez-moi de ne pas le dégoûter de la province par vos éternelles réminiscences de Paris. A quoi bon? Êtes-vous assez riche pour habiter un hôtel rue Laffitte? pour posséder un château dans la forêt de Saint-Germain? Avez-vous des chevaux dans vos écuries pour vous y transporter dans une heure? non. Restons ici. Je vous promets tout cela dans six ans.

—Y songez-vous, mon frère? c'est juste le délai que vous donniez à un fripon pour s'enrichir.

—Otons un an et n'en parlons plus. Voyez si, depuis six mois que nous sommes ici, j'ai perdu du temps. Il est vrai que, sans moi, ce cher Maurice en serait à ses bénéfices de rôles; il aurait bien gagné trois mille francs. Je lui ai fait acheter d'abord un champ de vigne entre deux champs de blé. La situation incommode du propriétaire des deux champs traversés par le champ de vigne a forcé celui-ci à nous les vendre,—c'est M. le marquis de la Haye.—Les trois champs ont été à nous: devenus ensuite acquéreurs pour quatre-vingt mille francs d'un tiers du bois qui limite ces champs, nous y avons interdit la chasse en vertu d'un vieux contrat, ignoré du marquis, qui laisse ce privilége à l'acquéreur du tiers. Il a plaidé: nous avons gagné. Il en est tombé malade, le noble seigneur. Le voyez-vous relégué dans son château comme au milieu d'une île; dévoré par les cerfs sans pouvoir tirer sur un seul? La conséquence forcée de la situation où il s'est mis, c'est de racheter à tel prix que nous voudrons le tiers du bois qui nous appartient, ou de nous vendre les deux autres tiers avec le château. Il se décidera: nous attendrons. En attendant, écoutez encore, ma sœur, de quelle manière je m'y suis pris pour arrondir notre propriété, qui a déjà cent arpents, d'un grand terrain vague où l'on pourrait construire une admirable tuilerie, ressource dont manque le pays. Un vieux fermier, plus dur que son terrain, ne consentait à se défaire de son bien patrimonial, où les os de ses pères étaient ensevelis, disait-il avec respect,—malice de fermier,—qu'au prix de vingt mille francs. La terre vaut le triple,—c'était énorme d'exigence.—On lui en avait offert une fois dix-neuf mille francs: il avait refusé. Quand nous nous présentâmes, Maurice et moi, chez ce terrible fermier, le malheur voulut qu'il nous reconnût pour ses voisins, les propriétaires du bois. Sous son enveloppe grossière, il devina qu'il y avait à fonder une bonne spéculation sur nous, et qu'il dépendait de lui de nous mettre absolument dans la position où nous avions relégué M. de la Haye, le seigneur du château; car il fallait traverser sa propriété pour aller au bord de l'Oise. A la rigueur, il nous aurait interdit l'eau, de même que nous avions supprimé à M. le marquis la chasse dans le bois. Pour visiter son terrain, nous avions la rivière à traverser; nous nous embarquâmes dans un batelet. Tout en coupant le fil de l'Oise, je m'avisai de prendre machinalement une pièce d'or dans ma poche, et de la lancer au loin.

—Une pièce d'or dans le fleuve, Victor?

—Oui, ma sœur, et cela aussi froidement que je vous l'atteste; par exemple, je ne négligeai aucun prestige d'optique pour faire luire aux yeux du fermier l'étrange caillou qui servait à mon passe-temps. A la vue de cette pièce d'or disparue, il fut sur le point de se précipiter tout habillé dans le fleuve pour aller la chercher au fond de l'eau, où il serait peut-être resté avec elle. Maurice le retint, en l'assurant que j'avais contracté cette habitude luxueuse de jouer aux ricochets par suite de la grande quantité d'or dont je disposais depuis ma jeunesse, et un peu par mépris philosophique pour ce métal. Maurice, dont j'avais eu beaucoup de peine à me créer un compère, m'accusait tout bas de folie.

—Vous demandez vingt mille francs de votre terre, voisin?

Et je fis voler un double napoléon à vingt brasses du bateau.

L'envie et les regrets du fermier ne se disent pas.

—Vingt mille francs! vous vous trompez, mon brave homme: votre terrain, ancien bien national, en vaut cinquante mille comme un rouge liard.

De nouveau un double napoléon partit au loin avec une portion de l'âme du fermier.

Ancien bien national! s'écria le fermier; que dites-vous là?

—Oui! un ancien bien national, et vous savez que le congrès de Vienne est terrible sur ce point-là.

—Bien national! bien national!

—Passons, mon brave, ne nous arrêtons pas à cette considération qui ôte à votre terrain les cinq sixièmes de son prix. Mais croyez-en un homme tel que moi, qui se moque de l'argent comme des petits cailloux, les propriétés ont énormément perdu depuis le changement de dynastie: un quart de la France a émigré, l'autre quart pour l'imiter n'attend qu'une circonstance. Des gens qui ont toujours le pied dans l'étrier n'ont guère, vous l'avouerez, notre voisin, l'amour de la résidence. Tout ce qu'ils possèdent est en billets de banque sur l'étranger: leurs propriétés sont vendues ou à vendre; Dieu sait à quel prix! L'or, mon brave homme, voilà la véritable propriété à cette heure: l'or est sans prix.

J'en jetai une poignée en l'éparpillant sur l'eau.

—Ne faites pas attention, dis-je au fermier qui bondissait à sa place.

Mais la propriété en nature, telle que la vôtre, c'est de la terre, de la boue: on ne l'entraîne pas avec soi. Qui est-ce qui en veut aujourd'hui? personne: des fous, moi. J'achèterais votre propriété, savez-vous pourquoi? parce que je suis amoureux de ce site, des petits poissons rouges des étangs, de la vue de la forêt que mon ami, monsieur, a acquise pour l'abattre et la convertir aussi en or. Dans cet état de désolation politique, qui durera plus ou moins, un jaune louis vaut mieux qu'un arpent de bois. Tenez! à franchement parler, le cœur sur la main:

J'avais dix napoléons dans la main que je secouai hors du bateau.

—Huit mille francs pour votre propriété, c'est bien payé: acceptez.

—Huit mille francs! et on m'en a proposé dans le temps dix-neuf mille! Et les os de mes pauvres parents!...

—A vos parents,—je m'inclinai,—nous élèverons un tombeau, ayant soin de ne pas percer un puits artésien au centre de leurs mânes. Quant aux dix-neuf mille francs proposés, j'y crois sans peine: votre propriété en vaut cinquante mille—le bel effort! et puis comment vous auraient-ils été payés ces dix-neuf mille francs fabuleux? On connaît les rubriques de ces acheteurs si faciles: des billets à termes, des termes sans fin, des fins de non-recevoir. Huit mille francs, c'est peu sans doute, relativement à la beauté du terrain, mais c'est sûr; mais les Cosaques, les Cosaques! les comptez-vous pour rien? Après tout, je tiens peu à vous convaincre,—les opinions sont sacrées,—et surtout à vous forcer la main: nous n'en serons pas moins bons voisins, bons amis. Hein? Nous en serons pour avoir fait ensemble une délicieuse promenade sur l'eau. Me retournant ensuite du côté de votre mari:—Ai-je été adroit aujourd'hui, Maurice! sur deux mille francs en or de ricochets, pas une pièce de vingt francs qui ait gauchi: elles sont toutes allées à l'eau comme des hirondelles.

Le fermier me prit la main et me dit:

—Avec un homme comme vous, il n'y a pas de danger d'être trompé. Vous me paraissez attacher trop peu de prix à l'argent pour tenir à mille francs de plus ou de moins. Tope! Huit mille francs: c'est dit:

—C'est fait, répondis-je: la propriété est à nous. Et nous mîmes pied à terre dans notre bien.

J'avais jeté mille francs en or dans le fleuve pour en gagner plus de trente mille: c'est le secret de toute affaire. Il faut, pour réussir, débuter toujours par jeter mille francs à l'eau.

—On dirait un apologue, mon frère.

—L'apologue a été enregistré hier aux domaines. Voulez-vous encore retourner à Paris, ma sœur?

—Je patienterai, mon frère, soit; mais du moins vous m'aurez clairement traduit nos espérances, et elles sont belles, j'en conviens: tandis que Maurice n'ouvre jamais la bouche sur rien, lui; il est tout mystère. Le peu que je sais, je l'arrache à l'insomnie de ses nuits. L'approuvez-vous? Ne me sacrifie-t-il pas trop à la prudence de son cabinet? N'être de moitié avec un homme que dans son existence physique, c'est le partage d'une maîtresse,—et c'est assez pour elle,—et non le lot exigible d'une femme. Je mérite mieux. Je souffre de son silence; je rougis d'être toujours de trop lorsque je me trouve en tiers dans son cabinet; enfin pourquoi suis-je déplacée chez moi? Les étrangers sont chez eux dans ma maison; moi seule y suis étrangère. Si j'avais épousé un prêtre, vivrais-je dans une plus rigoureuse abstinence de paroles? Au moins les prêtres ont eu le bon sens de s'interdire le mariage.

—Ah çà! ma sœur, une tempête a donc éclaté ici, tandis que j'étais à Paris? vous en êtes encore tout agitée.

—Je vous l'ai dit, mon frère, Maurice me tyrannise de mille contrariétés plus pointilleuses les unes que les autres, et cela, sous le commode prétexte que son cabinet ne doit être accessible à personne qui vive, en dehors des affaires, pas même à sa femme, à moi! Or, comme il y est les trois quarts du jour, une partie de la nuit même, voyez l'heureuse communauté d'existence qui règne entre nous. Et si, de mon côté, je m'autorisais de l'isolement où il me relègue pour recevoir aussi dans mes appartements mes amis, tout le monde, excepté lui, trouverait-il cela bien juste? Vous entriez, mon frère, quand j'achevais de lui infliger un premier exemple de résistance. J'aime Maurice: qui en doute? mais on aime les gens pour les qualités qu'ils ont, et n'ont pour les travers qu'ils s'imposent. Il eût été fort aise de m'éloigner, d'un signe, de son entretien avec le colonel.—Présomption! je suis restée. Debray pensera ce qu'il voudra. Au surplus, j'ai juré de n'ignorer aucune des affaires qui se traiteront dans le cabinet de Maurice. Ouvertement, ou par ruse, il en est une, mon frère, que je veux percer à jour: et pour cela j'ai besoin de les connaître toutes.

Victor se prit à sourire, à voir la pose fière et décidée de sa sœur. Pendant tout le temps qu'elle avait donné au libre épanchement de ses récriminations conjugales, il l'avait encouragée de l'assentiment tacite du geste. Quelqu'un aussi froid que Reynier aurait deviné en lui un complice; mais Léonide avait trop d'emportement pour faire preuve de finesse dans un pareil moment: aussi, sans laisser soupçonner où il voulait en venir, son frère put lui dire:

—A la place de Maurice, je vous aurais bientôt satisfaite, Léonide! je vous prendrais par la main, et, après vous avoir priée de vous asseoir dans le fauteuil de consultation, je ne vous ferais grâce, durant un jour entier, durant un mois, s'il le fallait, d'aucune des affaires, grandes ou petites, dont il est l'arbitre. Oh! que vous seriez bientôt lasse et dégoûtée de ce rôle, ma sœur! Vous vous imaginez donc, enfant, que le cabinet d'un notaire est la scène d'un perpétuel proverbe dramatique, un théâtre où Maurice occupe la première loge, et dont il vous interdit l'entrée, pour s'amuser en toute liberté, comme un mari en bonnes fortunes? Désillusionnez-vous: moins de poésie. Tout se passe à ras de terre, à demi-mots, à voix basse dans l'antre du notariat. Il y fait noir comme dans le cœur humain. Qu'y voit-on? Tantôt la stupidité inintelligible d'un paysan qui dévore trois heures de consultation pour savoir s'il achètera ou non une propriété large comme un mouchoir; tantôt un vieillard goutteux qui, frustrant la famille dont il a fatigué l'hospitalité, demande un avis ou plutôt une complicité pour gratifier quelque affection de halle du vieux sac d'argent qu'il doit à la reconnaissance. Il vient s'enquérir, le bon vieillard, de l'article du Code qui n'a pas prévu son ingratitude.

Victor absorbait l'attention de Léonide, sur l'esprit de laquelle cette peinture ne produisait pas l'effet qu'il avait feint d'en attendre.

Il continua:

—Qu'y voit-on encore? La fourberie la plus éhontée mise en pratique par les hommes: celui-ci cherche à passer pour mourant aux yeux de celui-là, afin d'en obtenir une plus grosse rente viagère; et il ne tient pas compte de la jeune femme qu'on lui fait épouser pour hâter le terme de la pension. Voudriez-vous être présente à la comparution de deux époux qui, pour tromper l'avidité de créanciers et la banqueroute, vont se séparer de corps et de biens, et donner à cet acte de désunion la publicité de l'enregistrement et de trois journaux? Afin de conserver une commode en sapin et six chaises en merisier, ils renieront vingt ans de mariage. Sont-ce là les mystères domestiques que vous brûlez tant de pénétrer, ou bien êtes-vous jalouse d'éclaircir l'intrigue de cette jeune femme qui, conciliant ses devoirs de maternité anticipée avec le décorum de chaste fille présumée avant le mariage, vole pièce à pièce son mari pour constituer un sort à un fils exclu de l'héritage? Vous importe-t-il encore de savoir que tel négociant, qui a déposé cent mille francs d'épargne chez Maurice, et qui accourt les retirer brusquement au milieu de la nuit, a été ruiné la veille? Est-ce à remuer ce linge sale de famille, ces choses souterraines et toutes humides des misères de la société, que vous sacrifieriez vos heures de toilette, vos promenades dans le bois, votre existence si douce et si mobile? Je crois vous avoir guérie pour toujours du désir de vous immiscer dans les affaires de votre mari, n'est-ce pas?

—Savez-vous, Victor, que vous méprisez d'un ton à inspirer le plus violent désir de connaître, reprit Léonide en lançant à son frère un regard que celui-ci ne fit aucun effort pour détourner. Vous n'avez pas été heureux dans vos exemples de découragement, mon frère, et ce sourire, qu'en ma qualité de sœur j'interprète dans le sens que vous n'êtes pas fâché que je lui donne, laisse percer en tout ceci un fond de comédie dont le spectateur n'est pas plus dupe que l'auteur. Est-ce vrai, mon frère?

—Quoi, vrai?

—Soyons francs, Victor.

—Parlez, Léonide.

—Eh bien, vous n'avez joué la contradiction qu'afin de ne pas vous ranger tout de suite à mon avis avec la partialité d'un frère; mais cette honorable résistance accomplie, avouons que nous nous comprenons à merveille.

—Il est si bon de s'entendre, ma sœur!

—Où est d'ailleurs le mal pour les autres?

—Le mal! mais, n'est-ce pas un grand bien, ma sœur, de guider ceux qu'on aime dans la voie de leurs intérêts?

—Sans doute, mon frère, et Maurice n'aurait qu'à gagner à ce qu'on tînt le fil de ses affaires.

—Puisqu'il n'en saurait rien, ma sœur, son amour-propre serait sauvé.

—Oh! oui, mon frère, il est essentiel qu'il n'en sache rien.

—Comment devinerait-il quelque chose, Léonide, si nous étions derrière une porte, à travers laquelle on entendît parler, par exemple, et qui fût dans son cabinet? Ceci n'est qu'un exemple, qu'une innocente supposition...

L'innocente supposition de Victor nous rappelle que nous avons omis de dire que trois portes drapées s'ouvrent dans le cabinet de Maurice: l'une a issue sur l'escalier extérieur, pour les clients; l'autre dans la salle à manger où se trouvent Léonide et Reynier; et la troisième communique avec la chambre à coucher de Léonide: c'est la plus secrète, celle par laquelle passe Maurice quand il se lève la nuit pour travailler.

Un bruit nouveau s'étant fait entendre à côté, le frère et la sœur suspendirent leur pacte et leur conversation. C'était M. Clavier qui entrait dans le cabinet de Maurice, au moment où le colonel Debray en sortait.

—Ma sœur, dit Victor en offrant la main à Léonide, nous nous rendrons dans votre chambre à coucher.

VI

Qu'est-ce que Victor Reynier?

Un homme d'affaires.

Qu'est-ce qu'un homme d'affaires?

L'école d'Athènes n'eût pas trouvé de réponse à cette question; ou bien elle eût répondu par cette autre demande: Qu'est-ce que Dieu?

Car tout est du ressort de l'homme d'affaires—les lois, les lettres, le commerce, les mœurs, les arts; à ces conditions pourtant qu'il est avocat sans diplôme, littérateur sans avoir jamais rien écrit, négociant sans maison de commerce, moraliste pour avoir concouru aux prix Monthyon, artiste, quoiqu'il n'ait fait ses études de peintre qu'à l'hôtel Bullion, les jours de vente. Si la société était un rocher, l'homme d'affaires en serait l'huître; le champignon, si elle était un arbre; le ver, si elle était un fruit. Comme elle se compose d'êtres honnêtes et bons, il est homme d'affaires. Que fait-il? rien: on fait pour lui. Vous avez une idée: en remontant de cause en cause génératrice, vous vous élèverez jusqu'à Dieu; son saint nom soit loué!—En descendant de résultat en résultat produit par cette idée, vous arriverez jusqu'à l'homme d'affaires. Aussi Dieu et l'homme d'affaires sont placés aux deux limites de la création intellectuelle, et vous avez parcouru, pour avoir une définition, un cercle de raisonnement qui vous ramène à la première question et à la première réponse: Qu'est-ce que l'homme d'affaires? Réponse: Qu'est-ce que Dieu?

Soyez peintre, et que la muse vous inspire un tableau;

Soyez poëte, et que la faim vous dicte un poème;

Soyez riche, et éprouvez le besoin de vous ruiner;

Soyez pauvre, et veuillez devenir voleur;

Croyez-vous que votre tableau, vous, peintre, vous appartiendra?

Que votre prose ou vos vers, vous, poëte, vous appartiendront? Que votre fortune, vous, riche, ira où il vous plaira?

Et vous, pauvre, que vous parviendrez à être voleur?

Un tableau peint, achevé, verni, encadré, est là: c'est un Roqueplan.

L'homme d'affaires entre et dit au peintre orgueilleux de son œuvre:—Vends-moi ton tableau?—Combien Zeuxis?

—Six mille francs.

—Prenez. L'homme d'affaires emporte le tableau et le remet à M. le comte, qui le lui paye dix mille francs. Au bout de trois ans, le comte meurt; les héritiers vendent sa galerie de peinture. Qui se présente pour l'acheter? Un homme d'affaires, qui cède à un banquier pour cinq mille francs le tableau de Roqueplan après l'avoir eu pour trois mille à la vente par suite de décès.

Le banquier fait banqueroute; c'est convenu. Sur tous les murs de Paris, des affiches jaunes annoncent que, parmi les meubles saisis, il y a des candélabres, des chenets de bronze et un Roqueplan. Pour le compte d'un épicier qui se marie, l'homme d'affaires achète le Roqueplan, et bénéficie dessus de quinze cents francs.

Additionnons. Le premier homme d'affaires a gagné quatre mille francs sur le tableau, le second deux mille, le troisième quinze cents francs: total du bénéfice du brocantage, sept mille cinq cents francs.

Ceci en moins de dix ans. Dans vingt ans, le tableau du peintre aura contribué à faire bien vivre huit hommes d'affaires, à doter leurs filles, à éduquer leurs fils. Les enfants de Roqueplan mendieront peut-être sous le guichet du Louvre.

L'écrivain est plus immédiatement placé encore sous la griffe de l'homme d'affaires. Par son nom qu'il signe au bas de son œuvre, le peintre échappe du moins en partie à l'engloutissement. L'écrivain n'a pas même ce privilége. Il ne signe que les bons à tirer; sa publicité nominale s'arrête au prote d'imprimerie. L'homme d'affaires peut être libraire sans brevet; alors il vous dépouille par volume; il vous dessèche par traductions, imitations, contrefaçons, faux mémoires; il vous enlève même votre nom légitime, consacré par l'Église, pour vous abâtardir du pseudonyme en vogue. Si l'homme d'affaires travaille sur le litigieux, il vous pompe la vie et l'esprit par consultations, mémoires à consulter pour ou contre, adresses aux tribunaux. Il est quelquefois directeur de journaux. A ce titre, il vous gruge l'imagination jusqu'à l'amer; aujourd'hui c'est un conte pour les enfants, une fable qu'il mendie; demain il sollicitera à votre porte un article de haute critique ou une brochure contre le ministère, si ce n'est la description d'un moulin à charbon ou d'une scie de forme nouvelle. L'homme d'affaires journaliste s'habille de vos plumes, comme le geai; il passe pour un homme d'esprit avec le vôtre, devient receveur-général à cause de vous, qui vous êtes laissé violer dans votre opinion pour quelques cents francs. Il a même la croix d'honneur; mais la croix est pour lui seul, l'infamie à vous deux. Il roule dans un landau dont les roues sont graissées avec votre moelle; et, au bout de cinq ans, lorsque ses chevaux et vous êtes crevés, il fait une pension à la veuve de son cocher, parce que son cocher a placé des fonds chez lui, sans doute.

Si vous n'appartenez pas à la catégorie de ceux qui produisent, mais, au contraire, à la classe de ceux qui consomment, si vous êtes riche, il n'est guère plus probable que vous échappiez à l'homme d'affaires.

Personne n'est riche dans le sens absolu du mot. Quel est celui qui possède vingt mille francs en or à toute heure?

Ensuite, que de gens qui ne seront riches que dans un mois, que demain, et qui veulent l'être avant l'accouchement de la fortune, si lente à porter! A toute heure, l'homme d'affaires a vingt mille francs en or dans sa poche; il ressemble aux paysans: il a en possession les plus beaux fruits, parce qu'il n'y touche jamais. L'homme d'affaires vend de l'or au lieu de fruits, mais le prix varie; il va de quinze pour cent jusqu'à vingt ans de galères.

Beaucoup de fils de famille ne peuvent décemment tuer leur père pour en hériter; le poison n'étant plus dans nos mœurs, l'homme d'affaires escompte le testament. Vous jouirez de trente mille francs de rente un jour; il vous compte tout de suite cent mille francs: cinquante mille en or, cinquante mille en marchandises. Les marchandises, ce sont quelquefois des cercueils, quelquefois des momies. Votre héritage désormais lui appartient. Appelez-le donc votre frère, puisque le voilà devenu le fils de votre père; il l'aime presque autant que vous, seulement, il le respecte davantage: il ne prend pas son nom.

On dirait par confusion l'usurier. Qu'est-ce donc que l'homme d'affaires, je vous prie? N'ai-je pas dit que tout était de son ressort? Les lois? puisqu'il achète des testaments en germe; les mœurs? puisque sans lui il n'y en aurait que de bonnes; les arts? puisqu'il vend et achète toutes les merveilles qu'ils produisent; le commerce? puisqu'il trafique de toutes ces choses.

—Vous songez à devenir voleur? Folie de croire que vous arrêterez un homme sur la grande route: pour cela, il faut du courage; vous n'en possédez pas, vous ne possédez pas ce courage-là. Vous volerez dans une promenade? Il faut avoir du courage et de l'esprit. Fatuité de prétendre être voleur dans un siècle où il y a tant de sergents de ville.

Non, vous ne volerez pas; mais vous volerez à un entresol obscur et humide, avec trois chaises, deux tables, des cartons vides et verts sur lesquels on lira ces étiquettes en français d'homme d'affaires: Lettres à répondre, lettres repondues; et vous ne répondrez à personne, pas même à Dieu, de ce que contiennent ces sacs intitulés: Affaires de M. le comte de... contre la princesse de... Ainsi, de voleur que vous espériez devenir en vous couchant, vous vous éveillerez homme d'affaires.

Il y en a d'honnêtes.

Victor Reynier, je le répète, est homme d'affaires. Rentre-t-il dans la catégorie à peu près universelle? Nous ne le pensons pas. D'ailleurs, il est à l'aurore de la vie et des affaires sur la place de Paris. Beau, vingt-sept ans, de l'esprit, pas la moindre sensibilité, il est adroit comme Grisier à l'épée; il met, au pistolet, vingt fois dans le blanc sur vingt coups; il boit le vin de Champagne à la poste; enfin, il a un huitième de loge aux avant-scènes de l'Opéra.

Maurice courut au devant de M. Clavier, le fit asseoir dans un fauteuil et s'informa de sa santé avec l'empressement d'un fils.

—Ne nous amènerez-vous jamais mademoiselle Caroline? la destinez-vous à être religieuse? Nous ne la rencontrons nulle part.

—Religieuse! non; vous savez combien, mon jeune ami, mes opinions sont loin d'appeler la tyrannie au secours de l'autorité domestique. Notre réclusion tient à nos goûts... peut-être à nos malheurs.

—Pardon! monsieur, reprit timidement Maurice; mais je n'ai cédé qu'au mouvement d'un attachement sincère en vous adressant une question qui vous paraît peut-être déplacée. Je me repentirais de l'avoir faite.

—Vous, Maurice, notre meilleur ami dans ce désert, vous, indiscret! Sachez, au contraire, que je prétends vous ouvrir mon cœur tout entier avant que le Maître de la nature le juge. Je viens chez vous dans cet unique dessein. Ma parole de vieillard sera lente; m'entendrez-vous jusqu'au bout?

Maurice prit la main de M. Clavier et la pressa.

—Ce sera long, dit tout bas Léonide à Victor: rapprochons nos siéges.

Appliquant ensuite son œil à quelques places transparentes de la porte drapée, elle aperçut M. Clavier dont le coude posait sur le marbre de la cheminée; la tête pensive du vieillard reposait dans sa main. Léonide invita son frère à satisfaire à son tour sa curiosité.

—Comme il a l'air abattu, ma sœur. Quelle tristesse! Qui peut donc l'accabler ainsi? Vient-il régler son compte avec le passé, avant de le régler avec Dieu?... s'il croit en Dieu, toutefois, car on lui connaît peu de faiblesses. Que va-t-il nous apprendre?

—Plus bas, mon frère.

—Ne craignez-vous pas qu'il nous entende?

—Non; mais si vous parlez toujours, nous ne l'entendrons pas. Taisez-vous.

VII

Au bout de quelques minutes de silence, M. Clavier poussa un profond soupir et commença:

—«La calomnie m'a poursuivi jusqu'ici, Maurice. Ne cherchez pas à me dissuader: je connais les hommes. Leur haine ne se brise que contre la tombe; le pied leur glisse sur le marbre; justice tardive qui n'est que l'oubli: ne croyez pas à leur pardon: je n'y crois pas. Quelques-uns cessent de se souvenir en vieillissant; voilà encore leur réparation: une infirmité.

»Dans cette solitude même ils m'ont flétri de leur silence: ils m'ont fui. J'ai vainement, pauvre vieillard, ouvert mon âme et ma porte à tous: aucun n'est venu. Alors je me suis enfermé, et je n'ai plus voulu voir la société, compagne de l'âme humaine, qu'à travers la grille de ma prison. Leur curiosité méchante s'est accrue de toute ma réclusion; ils ne passent jamais devant le jardin que j'ai planté, où le jour je travaille, où la nuit je pense, mon front dans la main, sans chercher mon visage derrière mes barreaux. Dans leur naïve terreur, ils s'étonnent sans doute de ce que je laisse vivre mes fleurs et de ce que je ne décapite pas mes arbres. La plupart,—mon jardinier me l'a rapporté,—ont remarqué des taches de sang à ma joue. Je suis le réprouvé du pays; ils m'appellent le régicide; ils craindraient de laisser tomber leur tête avec leur salut, s'ils honoraient de quelque signe de respect mes soixante-dix ans de vie. Mon ami, je n'ose embrasser les petits enfants à qui je ne fais pas encore peur; je frémirais d'épouvanter leurs mères.

»Ils doivent avoir d'étranges opinions sur l'ange, bâton fleuri, qui me soutient. Je ne leur pardonnerais pas cependant, moi si résigné pour moi-même, de souiller de leurs propos cette enfant qui croît à mes pieds comme une fleur au bas d'une tour, entre la pierre et le fer. Caroline est ma fille par la tendresse, par la reconnaissance; je n'ose ajouter par le sang. Si j'allais lui léguer pour ma dot ma renommée! Mieux vaudrait la laisser laide et sans pain au milieu de la rue: car mon nom est historique. Malheur, en politique, à ceux dont les noms restent, Maurice!»

La figure de M. Clavier était toujours pâle. Sa parole était presque tremblante d'embarras.

«J'ai besoin de m'assurer de vous, mon ami, un témoin à décharge qui déposera, après ma mort, contre des accusations terribles dont le contre-coup irait frapper Caroline: elle aussi doit être instruite. Vous l'instruirez. Si elle vous demandait un jour mon histoire, répétez-lui les paroles funèbres que je vais prononcer. Elle en sait déjà quelques-unes qu'elle n'oubliera point.

—Ceci promet, dit tout bas Victor à Léonide. Vous verrez, ma sœur, que notre essai sera heureux.

Léonide posa un doigt sur la bouche de son frère.

M. Clavier poursuivit:

«Mon adolescence fut terne; mon père voulut avoir un avocat dans la famille: je le devins. Après m'être marié, j'exerçai aussitôt ma charge dans un bourg situé aux frontières du Nord. C'était à l'époque où les états-généraux s'assemblèrent sur le vœu des parlements qui leur léguèrent l'alternative d'une banqueroute ou d'une révolution. Né du peuple, j'en partageai l'enthousiasme à ce lever si pur de notre émancipation. Disciple ardent de la philosophie nouvelle, ma conviction fut acquise à ces amis de l'humanité qui, les premiers, parlèrent de rendre la liberté à l'homme, à la pensée. J'avais vingt-quatre ans: jugez si je prêtai une attention passionnée aux discours prononcés aux états-généraux par les hommes de mon sang, de ma caste, par mes frères en esclavage. L'accusé innocent ne suit pas avec plus d'intérêt le plaidoyer de son défenseur. Quoiqu'à cent lieues de Versailles, pas une parole n'était perdue pour moi: je me rendais, la nuit, sous les allées de la petite promenade de notre bourg, et là, l'oreille collée à terre, comme la sentinelle lointaine, j'écoutais les bruits qui venaient du sud. J'imaginais entendre, j'entendais les pas pesants des députés du tiers entrant dans le Jeu-de-Paume; puis me relevant fièrement comme eux, j'enfonçais mon chapeau devant les députés de la noblesse et du clergé: ce que firent les députés de la nation, vous le savez. L'amour ne gonfle pas un cœur avec autant de plénitude que ces tableaux m'élevaient l'âme. En un jour, par l'effet de ce grand spectacle qui se préparait loin de moi, j'étais passé de l'indifférence de l'enfant à la sévérité du citoyen. Toutes mes passions se groupèrent autour d'une seule: celle-là devint formidable: la liberté! Je dus paraître bien ingrat à des amitiés délaissées. On ne me vit plus; je me cachai, j'étudiai, je pensai; ou plutôt je ne cessai d'être à Versailles, le bras tendu, la tête rejetée en arrière, le regard fier, répondant à Mounier: «Oui, je prête le serment de ne jamais me séparer de l'Assemblée, que la Constitution ne soit établie.»

»Rentré en moi-même, je ne tardai pas à m'apercevoir que si je m'isolais de la foule, c'est que mon opinion n'éveillait pas d'écho autour d'elle. Je finis par me convaincre, à de sinistres visages, à des paroles mystérieuses, à une inaction calculée, que j'étais seul à aimer cette opinion, seul à la défendre. Ancienne dépendance d'un seigneur issu de famille étrangère, notre bourg féodal, qui se composait au plus de deux cents habitants, me parut préférer un joug servile au bonheur d'en être délivré par quelques sacrifices. Placé aux extrêmes limites de la France, offrant aux étrangers, à la faveur du voisinage, la facilité de conspirer avec les ennemis de l'intérieur, notre bourg acquérait par la gravité des événements une importance extraordinaire. Je crois encore le voir avec sa colonie d'ouvriers plus allemands que français, avec sa population bâtarde comme toutes celles des frontières; gens conquis mille fois, sans avoir retiré d'autre avantage de la domination impériale et de l'occupation française, que des idées et un langage corrompus comme leurs mœurs. Je me rappelle surtout le vieux château bâti au temps de Charles-le-Téméraire, se dressant sur ses quatre tourelles, et prolongeant ses ailes crénelées aux flancs de notre bourg, qui n'en était que l'avenue, l'humble dépendance. De son balcon, le seigneur pouvait appeler les étrangers à ses fêtes: ils y venaient souvent étaler leurs débauches, et aider le maître à manger ses revenus. Le bourg était alors allemand, et passait de droit à l'empire. Songez, Maurice, à quels périls nous exposait cette fraternité à l'époque où nous vivions. Position militaire des plus redoutables, notre localité pouvait servir de plateau à une armée d'ennemis, de premier échelon pour descendre dans l'intérieur de la France. Et le bourg était sans défense, il était à eux.

»A Paris, on était trop occupé de Paris pour penser à se raffermir du côté des frontières: vous savez en quel état elles furent trouvées quand Luckner eut mission de les défendre. Perdue entre deux vallons, toujours couverte de brume, loin de la grande route, notre localité fut complétement oubliée. Les députés de la nation comptèrent trop d'abord sur une levée universelle de l'opinion à l'appui de leurs principes. Les habitants de beaucoup de villes, ceux du bourg que j'habitais, par exemple, n'envisageaient qu'en tremblant une autre manière d'être gouvernés; ils chérissaient leur obéissance sous un maître qui ne les tyrannisait plus, parce qu'il lui était impossible d'ajouter un anneau de plus à la chaîne. On l'estimait bon, de ce qu'il n'avait plus de méchancetés à commettre. Toute dignité était partie de ces corps battus de génération en génération. Sur leur dos courbé par l'avilissement, le mépris et le fouet avaient fait croûte.

»Oui, mon ami, l'abâtardissement de l'homme en était arrivé à ce point dans beaucoup de villes frontières, comme la nôtre: parce qu'elles avaient, à diverses époques de l'histoire, appartenu à l'Allemagne, elles s'imaginaient n'avoir aucun droit pour faire cause commune avec la France contre d'odieux abus. Comme si jamais le droit naturel qu'ont les peuples d'être libres et de se gouverner était susceptible de périr dans les transactions auxquelles ils n'ont pas souscrit!

»Mais, soit ignorance, soit engourdissement, mes concitoyens ne jugèrent pas que le moment était venu pour eux, non d'être Allemands ou Français, questions pour lesquelles avaient combattu leurs pères dans des guerres moins saintes, mais d'être hommes. J'élevai la voix pour répandre cette vérité: je ne fus pas compris.

»Alors je m'expliquai nettement deux vérités que l'histoire n'avait jamais dégagées pour moi de ses enseignements: l'une, que les temps d'esclavage finissaient quelquefois par être légitimes à force d'abnégation chez ceux qui s'y courbaient; l'autre, que ces temps avaient eu aussi des âmes énergiques qui, comme la mienne, s'étaient découragées dans une lutte inégale.

»Me voilà donc réduit à marcher seul avec mon opinion, rougissant presque de l'avouer, tant le silence qui l'accueillait la colorait d'une teinte paradoxale. On dira un jour l'histoire de la révolution française en province: elle ne sera ni moins curieuse ni moins tragique, ni moins morale surtout que la même histoire éternellement écrite à Paris et pour Paris. Si la torche de la révolution française,—il est superflu de l'avouer,—était Paris, chaque province était le miroir parabolique qui renvoyait des rayons de feu après avoir reçu des rayons de lumière. Revenons à moi. J'aurais mieux aimé combattre pour mon opinion à la lueur des canons, que de la laisser rouiller dans le silence. L'opinion, c'est la vérité; qui la possède doit la dire: c'est la foi: il faut la proclamer; en faire une ceinture pour soi, un drapeau pour les autres.»

Comme Maurice pressentit que, dans ce récit qui l'attachait vivement, sans doute à cause de ses convictions politiques, M. Clavier placerait les événements principaux de sa vie, il se leva pour s'assurer que les portes de communication étaient fermées. Dans cet examen, son visage effleura le drap où s'appuyait la joue attentive de sa femme.

Il retourna à sa place.

«Que j'aurais désiré d'appartenir à ce peuple de Paris qui ne se nourrissait plus que d'enthousiasme, attaché aux grosses lèvres de Mirabeau, parlant tout un jour! A force d'exaltation, je me crus à Paris. Je montais, au Palais-Royal, derrière la chaise de Camille Desmoulins, le brave jeune homme; et, comme lui, applaudi par cent mille mains, je piquais à mon chapeau la feuille d'un arbre, cocarde improvisée, symbole innocent et pur qui, deux jours après, devait passer par le sang et ne plus déteindre. Puis je sonnais le tocsin dans ma tête, j'illuminais mes yeux de l'incendie de Paris, et j'allais, suivi du bruit d'une ville, traînant avec moi des canons, fléchissant sous le poids des piques, jusque sous les murs de la Bastille que j'assiégeais. Couvert de la poussière de ses débris, je m'admirais, statuaire étrange, artiste procédant au rebours: la chute de la Bastille était bien la statue de la révolution, son premier chef-d'œuvre de destruction. Pour elle, détruire c'était faire; abattre c'était achever; anéantir c'était perfectionner. La Bastille détruite était donc une statue élevée. Dans les ères de révolution, l'œuvre de destruction est aussi une œuvre impérissable qui a ses noms d'artistes signés au bas. Au bas de notre statue nous écrivîmes: Peuple—Paris, 14 juillet.

»La pierre qui s'élève ou qui tombe, remarquez-le bien, c'est plus qu'une vengeance, et qu'une simple fondation commémorative: une phase de civilisation commence ou finit. C'est le bouleversement de la propriété; de la propriété du pouvoir ou de la propriété du sol. Laissez entre chaque borne des champs l'espace de cinq lieues, vous aurez tout de suite la féodalité; ne mettez entre chacune de ces bornes que la distance d'une lieue, apparaissent les majorats, la monarchie; rapprochez les bornes, ne comptez entre elles que l'intervalle de vingt pas, et vous avez l'industrie, la propriété divisée à l'infini, la république. La Bastille était la plus haute borne féodale. Elle abattue, les autres bornes furent poussées dans le fossé. L'arbre de la liberté fut planté à la place: image juste: la propriété recommençait par son attribut naturel: l'arbre!

»Quand les emblèmes tombent, les réalités qu'ils cachent ne restent guère debout. La Bastille, cet emblème, croule; et, à dix-sept jours de distance seulement et dans le court espace d'une nuit, on proclame sur ses ruines la liberté du serf, l'abolition des juridictions seigneuriales, la répartition égale des impôts, l'admission de tout le monde à tous les emplois, la destruction de tous les priviléges. Chose étrange! Tout le monde prêta ses deux mains à cette œuvre d'une nuit. On eût dit que ces hommes de la nation se hâtaient de peur que la lune ne vînt à se coucher; on eût dit encore que la lueur des flambeaux avait fasciné ceux qu'ils éclairaient. Pâles, fatigués, les bras nus, le front en sueur, ils brisèrent la féodalité avec la monarchie; la hache passait de main en main. Dieu employa sept jours à faire le monde: il suffit aux États-Généraux d'une nuit à Versailles pour le rendre libre. Dans cette mémorable nuit, chacun sacrifia aux yeux de tous, et jeta, au centre de cette salle où bouillonnaient tant d'idées, ses titres, ses aïeux, ses priviléges de dix siècles; on y précipita tout: le passé pour l'anéantir, le présent pour qu'il renaquît. Nuit de Versailles! nuit sublime! Le serf de dix-huit siècles tombant dans les bras, sur la poitrine d'un comte de Lally-Tollendal, et l'appelant: «Mon frère!» nuit qui enveloppa le chaos d'où un monde allait jaillir! On ne s'arrêta pas: l'œuvre marchait toujours pendant que le roi se livrait au sommeil dans son palais, et on l'enfanta debout; ainsi les femmes fortes accouchent. On manqua d'un tabouret pour faire asseoir le président. Dans ce chaudron sombre au fond duquel disparurent les membres dépecés de la vieille monarchie, personne n'hésita à remuer: prêtres avec la mitre, nobles avec l'épée, peuple avec le bâton. Ils travaillèrent ensemble et du même cœur, sans craindre de voir sortir de cette fusion quelque monstre portant tête de peuple et griffe d'hyène. Ils n'oublièrent qu'une seule chose: c'est qu'en abolissant la noblesse, ils avaient de fait aboli le roi; qu'en supprimant le privilége, on supprimait la royauté; et qu'en admettant tout le monde aux emplois, le peuple était l'égal du souverain ou bien le roi était du peuple. La nuit de Versailles fut la seconde œuvre de la révolution, autre chef-d'œuvre de négation comme la prise de la Bastille. On avait détruit d'abord la loi de pierre, on venait d'anéantir la loi écrite, il ne restait plus que la loi de chair.

»L'exemple de Versailles ne fut pas perdu pour la province. Les châteaux tombèrent, les titres furent brûlés; une poussière féodale s'éleva sur toute la France.

»Le château de notre canton resta debout. Vingt hommes de cœur ne se trouvèrent pas pour le renverser.

»Voulant enfin connaître au juste le nombre d'opinions que ralliait à ses principes dans notre bourg l'Assemblée constituante, je battis la caisse, et, au milieu du marché, je lus à haute voix la déclaration des droits de l'homme. Un seul paysan et un jeune marquis s'avancèrent pour m'écouter. Ensuite nous nous embrassâmes tous trois, comme Bailly, Lafayette et Grégoire; nous nous déclarâmes libres, le paysan refusa vingt sous de dîme au curé, deux heures de corvée au seigneur, et tua un pigeon dans la forêt. La révolution était accomplie chez nous. Quand le seigneur manda le paysan à son château, j'y parus moi-même et j'y lus la sanction royale donnée à la constitution. Je demandai ensuite l'arbre généalogique de la maison, et le jetai au feu.

»A quelques jours de là, j'instituai un club que je présidai: deux auditeurs y parurent, le marquis et le paysan.

»Le paysan nourrissait dans son âme la colère d'un peuple entier. Il avait six enfants nés de sa misère; géants de fer qui luttaient avec les ours, et dont la tête avait appris à s'abaisser sous le regard d'un enfant de leur maître. Quand je lui expliquai ses droits, il sembla les recouvrer, tant son instinct courut au-devant de la solution qu'il avait souvent pressentie sans la saisir. Dès cet instant, il comprit qu'il ne devait mettre sa force qu'au service de son intelligence, sa volonté qu'au pied de son libre arbitre, et que le droit naturel étant cela, l'acte politique qui le voilait était une tyrannie. Il rompit avec le passé dont il lava la souillure en se promettant plus d'une vengeance expiatoire. Il me détailla ses récriminations; il me fit l'histoire de sa famille: je crus encore entendre celle du peuple. Tout y était: la perpétuité de l'esclavage, de la misère, du travail, de la faim et de la honte: l'ignorance aggravait encore son abaissement. C'est une justice à rendre à la Providence: elle ne souffre l'esclavage qu'après l'abrutissement. Si elle consent à l'inégalité parmi les hommes, ce n'est qu'au prix de leur stupidité. Là où éclate la pensée, il y a vertu, courage, dignité. Dieu n'a toutes les libertés que parce qu'il a toutes les pensées; il n'est souverainement bon que parce qu'il est souverainement intelligent.

»J'avais rendu ce paysan mon égal et celui du jeune marquis; il comprit que je méritais d'être le sien. Nous réglâmes un bien qui était à nous trois. Ce jour fut notre fête de la fédération.

»Le marquis, que je désigne ici simplement par son titre, parce que sa famille vit encore, et parce que les délations n'ont qu'un temps, apportait avec nous, contre la monarchie, moins de raisons que de principes. L'exemple des Condorcet et des Montmorency l'avait entraîné. Il puisait ses griefs à une autre source que la nôtre. En apparence il sacrifiait plus que nous, mais il exigeait moins. En se constituant en révolte ouverte vis-à-vis de la royauté, il s'annulait: nous, au contraire, nous acquérions. Il était naturel qu'il s'arrêtât, une fois l'inégalité abolie, nous ne devions nous arrêter qu'après avoir constitué l'égalité. Homme de théorie, il agissait en vertu du principe généreux, mais vague, de la morale universelle, tandis que nous, nous travaillions pour nous-mêmes. Il réformait, nous détruisions. C'était un philosophe, nous des hommes. Il continuait Rousseau; nous, Rienzi.

»Les événements me confirmèrent bientôt que notre bourg était un nid de partisans de l'ancien régime. A l'époque où l'on parlait déjà du départ du roi pour Metz, quelques jours après la scandaleuse fête donnée à Versailles aux gardes-du-corps, je vis arriver et passer aux frontières des officiers de la maison du roi, mêlés à une foule d'hommes défiants qui entraient et sortaient pendant la nuit. Je crois vous l'avoir dit: par sa situation, notre bourg était admirablement placé pour favoriser l'évasion de la cour sur le territoire ennemi. Je proposai d'organiser la garde nationale. L'idée fut réalisée avec mépris, surtout par les gens du château, qui, par moquerie, me nommèrent le chef de cette milice. Si tous les habitants s'y enrôlèrent, il ne me fut pas difficile néanmoins de voir que pas un n'apportait sous les armes des dispositions patriotiques. J'avais armé des ennemis.

»J'acceptai le commandement qu'on m'avait donné par dérision, et je le partageai avec le marquis, le paysan et ses six enfants. En réalité, nous neuf seulement représentions l'effectif de cette singulière milice. Je m'arrangeai de manière, dans ma répartition des postes commis à la garde du bourg, que mon paysan et trois de ses fils feraient toujours partie de celui de la ville, tandis que ses trois fils, moi et le marquis veillerions à ceux des frontières, distantes d'une lieue, d'une demi-heure de marche.

»Cette mesure contint l'explosion d'une défection ouverte; elle força la trahison à s'observer. Neuf hommes déterminés en surveillaient deux cents: mais qui a jamais calculé la puissance d'une autorité soutenue par l'opinion; quelle est la ville qui n'est pas cent fois plus forte que sa garnison; quelle est la nation qui ne vaincrait pas sa propre armée? Appliquez un nom à cette force morale. Nous l'avions. J'eus besoin de m'en servir à l'époque où la noblesse française émigra en foule, nous menaçant de rentrer sous peu de jours à la suite de Condé. Ce prince, assurait-elle avec confiance, n'attendait plus pour marcher de Worms sur Paris que l'arrivée du roi dans une ville frontière; le roi, dont le danger était devenu plus imminent depuis la mort du comte de Mirabeau. Ces courtisans irrités ne semblaient déjà plus en France une fois dans notre bourg. Ils déguisaient à peine leur dégoût pour nos couleurs nationales qu'ils ne portaient pas, prompts à reprendre la cocarde blanche de l'autre côté des frontières.

»Une grande erreur, à mon sens, Maurice, fausse le jugement qu'on porte d'ordinaire sur la révolution française en ce qu'elle eut de puissance négative pour fonder, et de puissance réelle pour détruire. On s'imagine que, réglée au milieu des excès qui l'emportèrent, elle tint constamment l'équilibre entre les nécessités d'abattre et celles de réédifier. On indique un but à tous ses actes, en oubliant que ses actes se détruisirent l'un par l'autre, et qu'il est au moins absurde de considérer le 18 brumaire comme la conséquence naturelle du 10 août.

»La révolution française n'est que la négation d'un fait: de la monarchie, sa mission était le néant: elle l'a remplie. Ses tentatives de législation ne furent jamais que des prétentions d'hommes qui veulent répondre au cri de la logique, infirmité qui tua la Gironde sur la monarchie et la Montagne sur la Gironde. Ses mille constitutions s'entredévorèrent comme ceux qui les avaient faites. Cela est si vrai, que la Constituante,—pesez ici les mots,—renversa la monarchie, que l'Assemblée législative renversa la loi, et que la Convention nationale tua le chef de la nation, Louis XVI.

»La révolution ne fut qu'une armée marchant à la conquête, allant à la découverte; une invasion. Ceux qui allèrent le plus loin la devinèrent le mieux. Il y eut des erreurs; on a vu des crimes. Les hommes politiques ne sont d'ailleurs justiciables que d'un tribunal: le succès. De quel droit la morale interviendrait-elle dans ce qui n'est point de son essence? Au surplus, si Robespierre ou son parti fut cruel parce qu'il tua la Gironde, qu'étaient les Girondins qui tuèrent le roi? En révolution, je croirai à la moralité des principes, lorsque les vaincus en auront fait preuve dans leur ligne de conduite pendant qu'ils étaient vainqueurs.

»En appelant du chef-lieu voisin quelques secours d'hommes, il nous eût été facile de réduire à rien l'importance ridicule qu'affichaient dans notre bourg les partisans de la monarchie. Mais il eût fallu, dans ce cas, subir une soumission exigée par la reconnaissance; l'intérêt du bourg en eût trop souffert. Depuis un temps immémorial, en rivalité avec le chef-lieu pour la fabrication de la dentelle à point de Malines, nous devions, sous peine d'anéantir notre supériorité dans cette industrie, nous passer de sa protection. Pour rester indépendants, il y avait mensonge obligé au contraire à nous citer à nos voisins comme la population la plus dévouée à la révolution. Ce que nous fîmes. Nous altérâmes nos rapports; sous notre plume, notre ancien seigneur eut autant de patriotisme que Lally: les marquis, comtes et ducs des environs avaient, à nous en croire, brûlé leurs titres et dévasté leurs colombiers: les curés des communes environnantes avaient, les premiers, prêté serment à la constitution et proclamé en chaire l'abolition de la dîme sans rachat. Nous finissions toujours, dans notre procès-verbal envoyé au district, par souhaiter à la France beaucoup de communes comme la nôtre. Qui eût osé nous démentir? qui y avait intérêt? les royalistes? mais alors ils auraient demandé leur mort.

»Nous vivions donc tous les neuf, moi, le marquis, le paysan et ses fils sur le bénéfice de cette erreur; mais comme les royalistes connaissaient notre intérêt à ne pas les dénoncer, ils abusaient de notre fausse situation pour conspirer de plus en plus ouvertement avec l'étranger dont nous voyions blanchir les tentes à l'horizon.

»Sentez-vous combien, à mesure que les événements se compliquaient, le silence de notre dévouement pouvait nous être imputé à crime? Désormais même, un avertissement de notre part n'eût servi qu'à faire qualifier notre conduite de trahison, sans égard aux motifs qui l'auraient dictée. Les royalistes ne couraient pas de plus grands dangers. Nous méritions la mort si nous étions découverts.

»A la déchéance du roi, au 10 août, nos craintes augmentèrent. Entre le château et les frontières, les signaux étaient devenus plus fréquents; des munitions, malgré notre surveillance, furent nuitamment descendues dans les souterrains du château. Chaque habitant fut prêt à l'attaque. Notre perte était jurée; on ne suspendait l'heure de notre mort que par la crainte du district qu'on n'aurait pu longtemps tromper après nous. Nous ne nous effrayâmes pas.

»Nous nous constituâmes en tribunal pour juger l'ex-seigneur du canton: il fut mandé à notre barre. Louis XVI venait d'être appelé à celle de la Convention.

»Où était le droit? où il est toujours: entre la force et la justice. La force, nous la tenions; la justice, la voici.

»Le sol, c'est la vie, parce qu'on l'y puise, et parce qu'on la lui rend. Dieu et la terre, voilà les deux aboutissants de l'homme. Dieu qu'on adore comme on le sent; la terre, qu'on ne possède que d'une manière: en l'occupant. Cela est si exact, que les institutions auxquelles l'homme obéit, celles qu'il se crée, et celles qu'on lui impose, ont, ou Dieu pour auteur révélé, ou la force pour maintien. Libre à tous de croire que les lois bonnes descendent du ciel; mais libre à tous d'écraser les tables législatives que Numa n'a pas rapportées du bosquet d'Égérie. Les lois françaises étaient mauvaises, multiples, obscures, traditionnelles comme une légende, formulées en proverbe, tantôt niaises comme un jeu de mots, tantôt cruelles comme un assassinat; elles étaient de tous les âges, et, qui pis est, druidiques sans druides, romaines sans sénat, gauloises après l'invasion, féodales après Richelieu. Parmi ces lois, il y avait des luttes perpétuelles comme d'homme à homme. La même loi qui vous accordait droit d'asile vous assimilait, cent perches plus loin, au vaincu et à l'étranger. Dans telle province, la loi c'était le prêtre; dans telle autre, la loi c'était le seigneur. A l'entrée du moindre village, il fallait soigneusement s'informer de la loi ou de la coutume locale, sous peine de la violer et de mériter la mort en buvant un verre d'eau.

»Ces lois étaient donc mauvaises; elles ne venaient pas de Dieu?

»Qui les avait faites?

»Eh! qu'importe, qui a fait le trouble, l'erreur, la contradiction? demande-t-on cela?

»Un jour ces lois se trouvèrent en présence dans le palais de Versailles où elles s'étaient rendues pour s'accorder: dans leur rencontre elles eurent peur de leur difformité. Elles s'abdiquèrent dans l'unité, cette beauté de toute création. L'homme suivit l'exemple des lois: les lois furent sœurs, les hommes frères, le pays fut le père, la patrie.

»Il ne resta qu'un obstacle à la fondation du bonheur public.

»Cet obstacle n'était ni un homme, ni le pays, ni une loi: c'était ce qui participait de cette trinité sans en être absolument l'unité ni l'ensemble; c'était le roi; le roi plus qu'un homme, puisqu'il possédait le pays; moins que le pays, puisqu'il n'était pas tous les hommes; plus que la loi, puisqu'il la faisait. Le roi était la statue composée de trois métaux: en séparant les métaux, ce qui fut possible, que devenait la statue? elle disparaissait. Le roi allait donc s'évanouir comme la statue, comme la forme sans l'objet. Le roi, c'était une forme.

»Quand on trancha la tête de Louis XVI, on ne fit ni bien ni mal: on conclut.

»La conclusion, telle est l'éternelle pente de l'humanité. Arrêtez-la, l'humanité; tenez-la sous le pied, nivelez-la, appelez-la esclave ou républicaine: elle ne pleure ni ne se réjouit, mais elle arrive: où va-t-elle? où va l'espace, où va le temps? mais gardez-vous de nier sa marche: c'est le Rhin. Petit ruisseau, roulant sur des cailloux, les enfants le traversent; si un précipice l'arrête, il le remplit, s'arrondit un pont de sa nappe et court plus loin; le voilà torrent. On l'emprisonne, il se tait; on le resserre entre deux canaux, il coule au milieu des villes, il obéit. Ici on l'appelle fleuve royal, ici fleuve libre, ici fleuve esclave; c'est toujours le Rhin; soit qu'il réfléchisse le carrosse de l'empereur passant sur un pont, soit qu'il ne réfléchisse que les joncs du rivage. Enfin sa gerbe importune, sa grosse voix fatigue; on n'en veut plus, on l'étouffe sous des pierres, dans du plomb, on appuie sur lui des aqueducs, des montagnes, on ne le voit plus, on ne l'entend plus: où est donc le Rhin? Il est dans l'Océan: il s'appelle mer du Nord.

»L'humanité conclut que le roi était un obstacle; et elle le renversa, non pas comme un homme: elle ne le vit peut-être pas; mais comme un principe. On guillotina la monarchie.

»De ces nécessités qui commandent aux événements, si nous descendons à ces puériles justifications que, dans l'étonnement de sa victoire, le parti vainqueur réclame du parti à terre, on répond que, si la Convention n'avait pas le droit de faire mourir le roi, elle n'avait probablement pas celui de le juger; que ce droit lui étant ôté, celui de détrôner Louis XVI ne lui appartenait pas davantage; et que, le roi régnant, la Convention, qui se perpétuait après s'être constituée de sa propre autorité, était illégale. Dès lors le roi était libre de la casser, et de s'en tenir à la Constituante. Mais autre illégalité. La Constituante n'était que la prolongation des États-Généraux sans l'agrément royal; nouvelle rébellion. Les parlements seuls restaient avec la faculté illusoire d'adresser des remontrances à Louis XVI.

»Ainsi vous ne condamnerez pas une conséquence de la révolution, ou vous les condamnerez toutes. Vous n'arrachez Louis XVI à l'échafaud que pour y traîner tous les représentants de la nation. Comme ces représentants étaient la France entière, à l'heure du jugement de Louis XVI, il n'y avait plus qu'un choix à faire entre le pays et le roi.

»Notre marquis nous abandonna dès que l'ex-seigneur eut subi sa condamnation capitale. Il se repentit d'être allé si loin; il tenta de nous arrêter au milieu de la course. La Gironde lui servait d'exemple: nous suivîmes celui de la Montagne.

»Une grande pitié historique, et je ne la calomnie pas, s'est attachée à la vie et à la mort des Girondins: les vertus privées, le génie, l'éloquence, le courage même de ces citoyens, sont à jamais regrettables; mais, dans les temps où elles furent sacrifiées, ces qualités étaient funestes au bien public. La Gironde s'endormit dans un magnifique repos: elle prit sa lassitude pour le but, son désir d'inaction pour la fin de toutes choses; elle n'admit pas que les révolutions comme la vie n'existent que par le phénomène incessamment ramené de la reproduction d'elles-mêmes, et que de tous les despotismes, celui de la faiblesse est le plus odieux à imposer à des hommes qui n'ont vaincu, qui ne règnent que par la violence. De quel droit les Girondins osaient-ils dire à la Convention de rétrograder, eux qui avaient demandé avec la Convention la déchéance du roi, et voté la mort de Louis XVI? Couverts d'illégalités et de sang, ils accusèrent la Montagne d'être illégale et sanguinaire. Où en était d'ailleurs la France lorsque les Girondins voulurent faire halte? Était-elle riche, victorieuse, calme? non. Le peuple n'avait pas de pain, le pays était un polygone d'où partaient des boulets; l'intérieur était rongé par le fédéralisme; la trahison se glissait dans les armées, sous les uniformes de Wimpfen et de Custines. Au sein de cette misère, de cet effroi, Vergniaux, ce Grec, ce Platon des salons de madame Roland; Louvet, ce Properce de la tribune, se couronnèrent de roses et chantèrent: il nous fallait quatorze armées.

»Il nous fallait dire, crier au peuple, qu'il était perdu, ne le fût-il pas; trahi, ne le fût-il pas; vaincu, ne le fût-il pas; il fallait, oui, tuer Custines, fût-il peut-être innocent; tuer la Gironde, parce que l'effroi appelle aux armes, parce que la trahison fait veiller aux portes, parce que la menace de la défaite est souvent la prophétie de la victoire, parce qu'un général qu'on tue garantit la fidélité de tous les capitaines, parce que les têtes de vingt-deux orateurs qui tombent réduisent la parole aux faits, cette éloquence des révolutions. La cloche est fondue en canons. Elle sonnait, elle tonne. Vergniaux détruit fut coulé en Robespierre, Gensonné en Danton; la tribune s'allongea en affût; la Convention mitrailla la coalition.

»La mort des Girondins fut juste.

»Celle de notre marquis ne le fut pas moins.»

Léonide se leva avec effroi.—Victor, j'ai peur,—je suis glacée; je m'en vais. Quel est donc cet homme?

—Demeurez, Léonide; il est essentiel que vous restiez. Je prévois le dernier mot de tout ceci.

—Puisque vous le désirez, je reste; mais examinez le visage de Maurice.

—Il est superbe, ma sœur: s'il apportait cette illumination dans les affaires, quels succès n'aurions-nous pas?

M. Clavier continua:

»Après l'exécution du marquis, tous les nobles du canton émigrèrent; il ne resta plus que quatre-vingts habitants dans le bourg; nous prîmes les biens des uns, nous emprisonnâmes les autres.

»L'expropriation est un droit sacré dans les heures de guerre civile. Car qu'est-ce que la propriété sans l'occupation du sol? Qui fuit est vaincu; qui a la victoire possède. Argumenter du juste et de l'injuste, c'est discuter les droits du vainqueur; qui décidera? Je ne vois que l'étranger.

»L'étranger se présenta.

»Toute question fut désormais tranchée pour elle, la république entra en guerre avec le monde entier; les lois furent violées.

»Alors, au nom de qui parler à la nation, pour que pas une main ne se cache; pour que pas un vide ne se fasse où passerait l'ennemi?

»A qui la souveraineté? aux lois? elles sont abolies; au roi? il est tué.

»Une nouvelle cosmogonie se prépare: elle ne jaillira que d'un bouleversement. Le monde moral attend son déluge.

»La Convention nationale décréta une seule loi: la Terreur. Article unique, la Terreur.

»D'où naquit cette puissance? Qui l'avait enfantée? Dieu! comme elle passa sur les fronts et les fit pâlir! L'air la répandit au sortir de la bouche de la Convention, et tout homme qui la respira ne mourut pas, mais il donna la mort. La terreur fut la sauvegarde des villes, le général des armées, le juge du criminel, le dictateur du pays. La France change de dynastie: elle obéit à la Terreur, première du nom!

»Notre bourg n'offrait plus qu'un repaire d'ennemis exaspérés.

»Ils jurèrent d'en finir avec nous. Ils s'emparèrent de ma femme et de ma fille, et me menacèrent de les tuer, si je ne consentais pas à laisser la localité à leur discrétion. Je me résignai à ce sacrifice. Ils égorgèrent ma femme et ma fille.

»Mais quelques jours après, quand la Terreur fut proclamée, le château me vit, écrasant ses propriétaires sous mes pieds. J'y mis le feu et j'y entrai. Un prêtre, frère de l'ex-seigneur, me demande, au nom de Dieu, car nous en avions fini depuis longtemps, eux et nous, avec l'humanité, la grâce de sa famille. Point de grâce. Je tuai le prêtre, la famille entière. C'était celle de mademoiselle Caroline de Meilhan; mais je sauvai sa mère, inutile de dire pourquoi.

»Pourtant, on n'avait sauvé ni la mère de ma fille ni ma fille. Plus tard je ne pus empêcher la confiscation des biens de la mère de Caroline ni l'exil auquel elle fut condamnée. Elle portait un nom sans pardon pour la Convention; mais j'adoucis sa misère. Je m'attachai à la mère de Caroline avec l'opiniâtreté du remords, je l'aimai comme une leçon vivante qu'en homme de parti je m'imposai. Elle fut la borne tachée de sang que ma vengeance ne dépassa plus. De longs jours s'écoulèrent; elle se maria à un homme de son rang, sur le sol de l'émigration où nous nous rencontrâmes, car l'empire nous fit aussi expier le tort d'avoir été républicains.

»Ainsi, je ne vous l'ai déjà que trop révélé, Caroline est l'enfant d'une royaliste que j'ai sauvée, mais dont j'ai tué de ma main la famille entière. La mère de Caroline fut ma fille adoptive, comme à son tour Caroline l'est devenue. Voyez si je mérite quelque reconnaissance! Les siens ne m'avaient rien laissé sur la terre; je leur ai gardé deux enfants; ils m'avaient tué une fille, je leur en ai conservé deux; la mère de Caroline était morte, je pleurai sur cette mère que j'avais faite orpheline, mais qui avait dû à ma pitié d'être épouse et mère; j'allais ensuite vers le berceau de sa fille pour la prendre, pour la réchauffer près de moi, vieux soldat, vieux conventionnel, couvert de blessures et de calomnies. Depuis dix-sept ans je lui sers de père, moi qui ai tué celui de sa mère, et je l'ai nommée ma fille, elle dont les siens m'ont privé de ma fille.

»Le château détruit, mon pouvoir n'avait plus d'obstacles. C'est au moment des grandes crises que les questions se simplifient.

»L'instrument de mort fut élevé.

»Je me plaçai à sa droite, mon paysan, comme exécuteur, à sa gauche, ses fils armés se rangèrent autour de l'échafaud, et, durant tout un jour, nous ne nous reposâmes pas. La terreur était notre force, la terreur arrachait les traîtres à leur asile; la terreur les courbait et les poussait à nos pieds; la terreur en fit justice: la terreur sauva la France!»

M. Clavier était pâle, ses deux mains tremblaient dans celles de Maurice; il avait peine à achever.

»Quatre-vingts têtes restèrent sur le pavé. Nous incendiâmes le bourg.

»Je partis pour Paris. Arrivé, je me présente à la Convention, je monte à la tribune, et je déroule aux yeux des membres de cette formidable assemblée une carte de la France où cette localité était à jamais effacée.

»Que ce bourg soit sans nom! fit Robespierre.

»J'avais bien mérité de la patrie!»

M. Clavier s'affaissa dans son fauteuil. S'il eût reçu un coup de lance dans le foie, il n'eût pas été plus décoloré; ses bras pendaient, ses lèvres étaient noires.

Derrière la porte du cabinet, Victor seul eut la force de rester. Au fond de l'appartement, Léonide respirait des sels sans parvenir à se ranimer.

D'une voix agonisante M. Clavier reprit:

«Et maintenant, mon ami, que j'ai fini mon temps d'homme de parti, ma mission de colère et parfois de justice, je me retire à tâtons de la vie. Ni moi ni mes pareils n'avons été jugés. Trop vieux pour attendre la sentence que les générations prononceront sur nous, il faut que je me contente de la voix isolée de ma conscience. Elle m'impose l'obligation non de revenir sur mes principes, mais sur beaucoup de mes actes, toutefois sans les condamner honteusement. L'homme politique n'a jamais transigé en face de l'échafaud, le vieillard s'amende un pied dans la tombe. Si je n'ai ni à me blâmer ni à me repentir d'avoir versé du sang sur le champ de bataille des luttes civiles, je dois à ma propre estime de restituer ce qui m'est resté de dépouilles comme vainqueur. La révolution m'avait enrichi de toutes les confiscations exercées sur le seigneur dont je vous ai raconté la déplorable fin, ainsi que celle de sa famille; j'ai gardé les propriétés expropriées, je les ai fait valoir, j'en ai triplé les revenus, enfin je les ai possédées avec l'autorité d'un légitime maître. Ces propriétés étaient une arme; je m'en suis emparé, quand l'ennemi, en se retournant, pouvait les ramasser. Mais depuis qu'il a été exterminé jusque dans ses souvenirs, ces propriétés me pèsent comme si je les avais sur la poitrine. La vérité est que je n'en ai jamais joui. J'aurais peur de passer à l'ombre de ces forêts dont je suis possesseur. Jamais je ne les ai visitées; jamais aucun gibier de mes parcs, aucun fruit de mes jardins, aucun poisson de mes étangs n'a été servi sur ma table. Ce qui est cueilli sur l'arbre est vendu, converti en or; ce qui est cueilli dessous est partagé entre les pauvres. L'or, le voici; il a été changé par moi en nouveaux titres de propriétés. J'y ai joint mes comptes; tout y est réglé, mis à jour, facile à vérifier. Vous restituerez donc à leur légitime maîtresse, mademoiselle Caroline de Meilhan, le jour de ses noces, que je sois vivant ou mort, ses domaines, parcs, bois, étangs, forêts, enfin l'héritage de ses pères. Elle rentrera dans ses biens, comme si elle n'en était jamais sortie. En voilà les titres.

—Monsieur! s'écria Maurice tout palpitant de terreur et de respect, monsieur, voilà une action qui honorerait dix existences moins tourmentées que la vôtre!

—Avez-vous entendu, ma sœur? dit tout bas Victor Reynier à Léonide, et ne pensez-vous pas que celui qui épouserait mademoiselle de Meilhan ferait un riche mariage?

—Qui le sait, mon frère? Avons-nous la moindre idée du contenu de ces papiers? Le vieillard est un peu emphatique.

—Mais, ma sœur, vous l'avez bien entendu, ce sont des titres de propriétés: il a parlé de domaines...

—Richesses vagues.

—De parcs...

—Sans arbres, peut-être.

—D'étangs.

—Sans eau, je gage.

—Pourquoi supposeriez-vous cela?

—Et vous le contraire?

—Maurice nous le dira, ma sœur.

—Maurice ne dit rien. Pourquoi sommes-nous ici?

—Cependant, en tout ceci, il serait important de connaître le vrai.

—Important pour qui donc, mon frère?

—Mais... pour tout le monde, particulièrement pour celui qui aurait des vues de mariage sur mademoiselle de Meilhan. Les grandes fortunes sont si rares...

—Que les riches héritières s'acceptent, n'est-ce pas, mon frère?

—Ne m'approuveriez-vous pas, ma sœur? Vous êtes d'une ironie...

—Et vous, d'une témérité, Victor!

—Ne seriez-vous pas fière de me savoir riche et d'avoir contribué à mon bonheur?

—Sans doute; mais comment?

—N'entrez-vous pas tant qu'il vous plaît dans le cabinet de Maurice lorsqu'il est absent? Un coup d'œil est si vite jeté...

—Je l'accorde; mais me croyez-vous aussi habile, Victor, pour profiter d'une telle hardiesse? J'ai si peu l'habitude des affaires, que je craindrais de ne jamais me tirer avec honneur de la lecture de ces pièces, et que la tentative ne vous fût complétement inutile.

—Et si l'on vous accompagnait, voyons! si je vous aidais, ma sœur?

—Plutôt cela, mon frère.

—Ce soir nous partons pour Paris, Maurice et moi.

—Vous serez de retour demain tous les deux.

—Moi seulement. Votre mari, sous un prétexte quelconque, sera retenu à Paris, tandis que je retournerai à Chantilly. C'est dimanche: les clercs seront absents.

—Mais si c'était mal, mon frère, ce que nous allons faire là... N'avez-vous aucun scrupule, vous?

—Excellente Léonide!... Savez-vous qu'il y a mon bonheur peut-être dans cette démarche.

—Et le mien aussi, pensa Léonide en voyant, avec une joie qui éclata dans son cœur, son mari déposer sous la même poignée de bronze les papiers de M. Clavier et le plan de campagne du colonel Debray.

Maurice reconduisit M. Clavier jusqu'au bas de l'escalier, et il ne cessa de lui prodiguer, en lui prêtant son bras pour le soutenir, les plus affectueuses marques d'amitié. Le vieillard et le jeune homme se quittèrent parfaitement heureux: l'un, d'avoir déchargé son âme dans le sein chaleureux et impénétrable d'un ami, l'autre, d'être devenu le dépositaire de la plus vertueuse action dont il eût été témoin depuis qu'il exerçait sa charge.

VIII

La journée avait été fatigante pour Maurice. Ce ne fut pas sans exhaler un long soupir de délassement qu'il se mit à table, et qu'il vit servir le dîner.

Selon un usage singulier, mais établi depuis longtemps dans la maison, les domestiques déposèrent en un seul service tous les mets sur la table et se retirèrent. Les portes furent ensuite fermées pour toute la durée du repas.

Après avoir replié les persiennes, tiré les rideaux, adouci l'éclat des lumières, Léonide ouvrit la porte qui communiquait avec la chambre à coucher.

Cette porte était double.

Léonide souleva ensuite entre l'une et l'autre porte la planche de chêne qui formait la cloison intermédiaire du tambour; elle la fit glisser de bas en haut dans une rainure très-douce, et un passage oblong, de la longueur de deux pieds, se fit et laissa voir un escalier de plusieurs marches.

Un jeune homme sortit par cette ouverture.

Le panneau resta suspendu.

Ce jeune homme s'assit familièrement entre Léonide et Maurice. Sa présence au milieu d'eux n'étant pas un événement, elle ne fut marquée par aucune parole de surprise; le silence d'usage couvrit les premiers instants du dîner.

—A-t-on des nouvelles de l'ouest? demanda-t-il ensuite avec beaucoup d'indifférence, et en se versant à boire.

—De mauvaises, lui répondit Maurice.

—Ah!—Il vida son verre d'un trait.—Et que dit-on?

—Je t'apprendrai cela plus tard, Édouard.

—Dis toujours: je t'écouterai de sang-froid; maintenant j'ai l'estomac apaisé. D'ailleurs les nouvelles mauvaises pour moi, n'en sont-elles pas de bonnes pour toi? Nous sommes ennemis, n'est-il pas vrai?

—Fou, n'auras-tu jamais de générosité pour mes opinions que tu réveilles toujours pour en médire, sans te pardonner tes médisances? Sommes-nous assez forts, toi ou moi, pour qu'il dépende de nous de faire triompher ou ta cause ou la mienne? Quand je me convertirais à tes principes, ou toi aux miens, admettons, qu'y aurait-il de changé aux événements? Je permets qu'on sacrifie à son parti le repos, la fortune, le bonheur même, tout, excepté l'amitié, parce que les partis sont impuissants à la rendre quand elle est perdue.

—Monsieur de Calvaincourt, ne le comprenez-vous pas, Maurice, aimerait à vous faire dire ce qu'il pense, afin de se dispenser de parler à table.

—Je vous remercie, madame, de la bonne opinion que vous avez de mon silence. Poursuis! tu parles trop bien pour que je ne continue pas à t'engager à me valoir de nouveaux éloges de madame. Ce pâté est excellent: encore une tranche.

—Mon mari l'a rapporté hier de Paris.

—Où j'irai demain.

—Où tu n'iras pas demain.

—Pourquoi cela? J'ai à y voir plusieurs personnes que je n'ai pas besoin de te nommer. Depuis ma retraite, c'est-à-dire depuis deux mois, je n'ai pas de leur nouvelles; et pourtant il serait nécessaire que je m'abouchasse avec elles, moins pour les rassurer sur mon sort que sur celui d'une autre tête plus précieuse que la mienne.

Léonide fit le mouvement de se lever.

Édouard la pria de se rasseoir.

—Il serait imprudent, Maurice, de leur écrire d'ici, et je ne te chargerai jamais de ma correspondance. Je partirai donc.

—Non, encore une fois; car tu n'as plus personne à voir à Paris. Tes amis, ceux dont tu parles, sont en fuite ou arrêtés. En veux-tu la preuve?

—Du courage, monsieur Édouard, dit Léonide en prenant la main du jeune homme:—de la résignation surtout: vous avez fait à votre parti assez de sacrifices pour n'avoir pas à vous reprocher l'inaction forcée à laquelle les circonstances vous condamnent.

—Vous m'alarmez. Que se passe-t-il donc d'extraordinaire en Vendée? Instruis-moi, Maurice.

—Mieux que personne, tu sais, Édouard, que la Vendée politique est à Paris, et qu'on y attise la guerre avec autant d'ardeur que dans l'ouest; seulement le noble faubourg, retranché derrière ses paravents chinois, dresse les plans de campagne et ne reçoit pas les coups de fusil. Tu prévois d'ici que ces rebelles de salons, qui protestent par des cocardes vertes et des proclamations boueuses glissées sous les portes cochères, ont compromis leur cause par des bravades intempestives et des assurances de succès plus dangereuses qu'une trahison. Il paraît que, ne sachant contenir leur joie à la nouvelle de quelques triomphes dus au retour douteux d'un chef inespéré au milieu des populations soulevées de la Vendée, ils ont illuminé leurs hôtels, et arrangé, sous le feu des lampions, un plan de régence dont la police a fait son profit avant la personne à qui il était destiné.

—Fatale imprudence! fit Édouard en serrant les poings; c'est la dixième fois, oui! depuis l'insurrection, que la jactance de ces gens-là nous perd. Le plus grand service qu'ils auraient pu nous rendre, c'eût été d'émigrer comme en 93. Au moins leur expulsion ou leur fuite, en faisant haïr le gouvernement, eût excité une irritation salutaire dont nous eussions tiré quelque avantage: ils n'ont pas compris ce désintéressement.

Je vous demande pardon, madame, si je mêle si souvent à nos repas des propos politiques. Ce n'est pas le moindre inconvénient de loger des proscrits.

—Achève, Maurice, de me reconter leur funeste bouffonnerie.

—Avertie, la police est descendue chez tous ceux que le plan de régence désignait comme dignes de remplir dans le futur gouvernement les principaux emplois, soit à la tête des armées, soit sur le siége des tribunaux. On murmure les noms compromis d'un duc célèbre, et de deux vicomtes arrêtés au moment où ils se disposaient à brûler une correspondance que la police aurait précipitamment arrachée aux flammes.

—Sait-on le contenu de cette correspondance? s'informa Édouard avec anxiété, consterné d'apprendre l'arrestation des chefs les plus dévoués à sa cause.

—Tout le fait présumer; car de nombreux détachements ont subitement reçu l'ordre de se diriger sur la Vendée pour la cerner, l'envahir, l'occuper sur tous les points, avec latitude indéfinie de commandement laissée au général qui les guide; et on lit dans les journaux ministériels d'hier que voici, des détails arrangés sous forme de nouvelles, provenant à coup sûr de la correspondance saisie.

Léonide, lisez-nous cet article: nous écouterons mieux.

«Environs de Bressuire.—Parmi les actes de folie, de cruauté, d'exaspération, dont se souille chaque jour le parti légitimiste en Vendée, on est surpris de rencontrer parfois sur cette terre de sang quelques traits d'intelligence et de vrai dévouement. Deux cents soldats fouillaient au milieu de la nuit un groupe de châteaux désignés comme recélant un jeune homme courageux et téméraire qui est devenu l'âme de la rébellion: les crosses de fusil ouvraient les portes qui résistaient aux sommations, la flamme montait là où n'atteignaient point les balles.»

Édouard redoubla d'attention.

«Ces soldats avaient déjà ravagé sans résultat deux châteaux, lorsque, au pas de charge, de la boue jusqu'aux genoux, chantant la Marseillaise, torches allumées en tête, ils longèrent un troisième château que des camarades leur avaient enlevé la gloire d'assiéger. Comme c'eût été leur faire affront que de se proposer pour leur prêter main-forte contre une position qui ne tenait déjà plus, ces braves passèrent outre et laissèrent la besogne et l'honneur de l'achever à leurs frères d'armes. Ils se bornèrent à quelles saluts de reconnaissance à travers les claires-voies des haies, et se renvoyèrent des cris d'encouragement à distance. Ils n'avaient pas marché cent pas, qu'ils aperçurent un long jet de flamme suivi d'un bruit sourd: le château s'écroulait.»

Édouard sourit tristement.

«Au jour, et quand il ne restait plus de château à visiter, on s'avoua qu'on avait brûlé bien des fascines, bien des cartouches et bien des chaumières pour rien. L'ennemi, qu'on poursuivait avec tant d'acharnement, au sein de tant de dégâts, s'était encore échappé. Le miracle de son évasion n'a pu s'expliquer qu'aujourd'hui, où l'on vient d'apprendre que ces soldats, d'un même uniforme, qui faisaient le siége d'un château pendant la nuit, n'étaient pas moins que des rebelles exactement costumés comme la ligne, masquant par une attaque et une défense simulées la retraite de leur jeune chef, placé lui-même dans les rangs, s'assiégeant de bon cœur, et brisant les carreaux avec la joie d'un conscrit.»

—Quel roman! s'écria Léonide.

—C'est de l'histoire, reprit Édouard qui avait suivi tout haletant la lecture du journal, dont l'ombre portée sur son visage en cachait l'expression à l'éclat de la lumière.»

Maurice et sa femme s'aperçurent cependant de la tristesse que causaient à Édouard ces événements. Léonide voulut en suspendre le récit; elle fut priée de continuer.

Elle déplia de nouveau le journal et lut: «Bientôt nous communiquerons le commencement du procès criminel intenté aux personnes accusées d'avoir encouragé la rébellion dans l'affaire du château incendié de Calvaincourt. On dit les propriétaires gravement compromis, notamment madame de Calvaincourt et son fils, celui qui s'assiégeait dans son propre château, déjà coupable et poursuivi comme réfractaire. Ils seront jugés aux prochaines assises de Poitiers.»

Le journal tomba des mains de Léonide.

—C'était donc vous! votre position est affreuse, monsieur! Ne nous quittez pas.

—N'est-il pas de la plus haute prudence, mon ami, que tu ne te hasardes pas à aller à Paris, en ce moment où la découverte de cette correspondance met en si grand péril ta mère et toi?

S'apercevant du trouble extraordinaire de Léonide dont il avait suivi les mouvements trop marqués d'intérêt pendant la lecture du journal, qu'elle achevait par une exclamation, par un cri de désespoir, Édouard intervint brusquement et répondit à Maurice:

—Mais, au contraire, le devoir m'y appelle. Puis-je vivre et ignorer le sort de ma mère qui erre peut-être de village en village, qui me cherche dans chaque chaumière, et finira par tomber entre les mains des soldats? On instruit notre procès: vous avez des craintes pour moi, mes amis, n'en aurais-je pas pour ma mère? Pauvre mère qui rougirait de supposer que son fils est vivant et n'est pas à côté d'elle quand il y a un danger à courir! Quel autre que moi, Maurice, s'informera avec autant d'intérêt des lieux où elle se cache et sur lesquels j'appelle la protection du ciel, se dévouera aux souffrances qu'elle endure et auxquelles elle est si peu habituée, et partagera les douleurs que je lui cause et que j'apaiserai dès que son refuge me sera connu. Fallût-il traverser la France hérissée de baïonnettes, nos bruyères en flamme, je dois aller à elle et lui dire: On me poursuit; entendez-vous les balles? Ils vont vous tuer, ma mère! Me voilà. Pardon de m'être fait si longtemps attendre.

Édouard était trop agité pour ne pas montrer la trace de sa douleur; il porta son verre à ses lèvres; il y tomba une larme.

Léonide s'était baissée pour ramasser le rouleau de sa serviette: elle fut longtemps à le chercher.

Maurice ne porta pas ses yeux sur ceux de sa femme quand elle se releva. L'affreuse position de son ami l'accablait.

—Édouard, le jour où, sous le déguisement d'un vigneron, tu te présentas chez moi, me demandant asile contre tes ennemis politiques, je te reçus sans m'enquérir de la cause qui te proscrivait. J'aurais embarrassé mes opinions en interrogeant les tiennes; je ne voulus pas enchaîner mes principes à la merci de ta reconnaissance, comme de ton côté, tu aurais craint de gêner l'élan de l'hospitalité en me montrant autre chose que ton bâton de voyageur et ta figure d'ami. Aujourd'hui, les événements m'apprennent sur ton sort plus que je n'aurais désiré en savoir, je te l'avoue. Je ne serai pas plus injuste que les événements; d'ailleurs, les principes politiques ne sont jamais si clairs, qu'on puisse leur sacrifier un devoir. Je ne fais pas allusion ici à celui de te cacher tant qu'il y aura une tuile sur mon toit, mais je parle du devoir d'aller m'informer moi-même, à Paris, auprès des chefs de ton opinion, des lieux où est ta mère, afin de lui faire parvenir de tes nouvelles et d'en recevoir des siennes; car, une dernière fois, tu ne partiras pas pour Paris; ma conscience, s'il t'arrivait malheur, ne se le pardonnerait pas.

Les deux amis s'étaient tendu la main. Léonide était attendrie comme une sœur; jamais son mari ne lui avait paru si noble et si beau.

Son exaltation naturelle, jointe peut-être en ce moment à un sentiment moins avouable devant un mari, l'entraînait si fort hors d'elle-même; elle sentait si vivement battre son cœur dans sa poitrine, tant de larmes rouler sous sa paupière, une si ardente rougeur monter à ses joues, et sans pouvoir quitter sa place, qu'elle comprit la nécessité de dépayser spontanément un thème de conversation si aventureux pour elle.

Après un recueillement général, elle rapprocha son siége de celui de son mari, et lui prenant les deux mains comme pour forcer son attention, elle lui dit:—Vous passerez aussi chez ma modiste et lui rappellerez que je ne veux pas de fleurs à mon chapeau, mais un simple nœud sur le côté, ici l'humidité du bois fane tout, et chez mon relieur, Thouvenin, pour retirer mon album qui est prêt depuis trois semaines. Écoutez-moi donc: si vous traversez le Palais-Royal, ayez-moi le dernier roman qui a paru. Votre journal en dit du bien; on n'y trouve, assure-t-il, ni adultère, ni inceste, ni assassinat, ni parricide, ni moyen âge. Après tout, je suis lasse de ces horreurs, comme tout le monde. Nous ne sommes pas bons, j'en conviens; mais, à coup sûr, nous sommes moins mauvais que les livres qu'on écrit sur nous. C'est tout ce que j'ai à vous recommander.

Voyant que rien ne rompait la consternation d'Édouard et de son mari, Léonide recourut en une minute à tous les moyens imaginables pour paraître naturelle, en prenant un ton de légèreté qui eût fait deviner son embarras, si Maurice avait eu quelque raison pour le pénétrer. La sensibilité des femmes les compromet souvent plus qu'une faute.

Elle versa ensuite du café à son mari et à Édouard qui, les bras croisés sur la poitrine, dans une attitude pensive, était tout entier au sujet qui l'avait occupé durant le dîner.

Édouard n'est pas beau dans le sens classique du terme. Grand, il ne l'est pas; coloré, non plus; il n'est pas une bourgeoise, même de qualité, qui daignât le remarquer, fût-il seul dans un salon, en dehors de tout parallèle. On est fâché de le dire, mais un genre de beauté existe, que les personnes nées seules comprennent, qui coûte à connaître autant qu'une science, et dont il faut mériter l'intelligence comme un titre. La figure d'Édouard a plus d'expression que de chair: l'os y domine. Cette maigreur n'est ni de l'épuisement, ni de la souffrance. C'est du caractère. Si l'on dit avec certitude qu'un portrait est ressemblant sans qu'on ait jamais vu le modèle, le même instinct ne ment pas lorsqu'il aide à distinguer une figure de gentilhomme de celle d'un autre homme. Édouard a un profil de race, comme les Guise, comme les Condé. Nous avons dépouillé les nobles de leurs châteaux, de leurs priviléges, de leurs rangs, mais nous n'avons pu effacer la perpétuité de leur type, inaltérable comme leur nom.

—Je vous quitte, dit Maurice en se levant, Reynier m'attend à l'entrée de Chantilly, à l'hôtel des postes. Tranquillise-toi, Édouard, à mon retour, tu auras des nouvelles de ta mère...

Édouard lui serra la main et salua Léonide en se retirant vers les marches souterraines par où il était monté. La coulisse de la trappe tomba derrière lui.

IX

Rien n'est simple à comprendre comme la retraite souterraine d'Édouard. La berge des jardins de Chantilly qui, la plupart, se prolongent jusqu'à la rivière des Truites, aussi appelée le Grand-Canal, est très-élevée au-dessus du niveau d'eau. Pour éviter l'incommodité de plusieurs marches à descendre, toujours exposées à s'ébouler à la moindre décomposition d'un terrain sablonneux, les habitants, à qui leurs débarcadères sont de la première utilité, ont creusé des corps de logis à la rivière, des voûtes sous leur jardin. De distance en distance ce boyau est interrompu par des coudes qui communiquent, à la faveur d'un escalier, à de petits bâtiments isolés qui sont des dépendances domestiques: buanderie, bûcher, cellier, séchoir; ils conduisent même, chez quelques luxueux propriétaires, à de jolis pavillons d'été, de coupe chinoise, émaillés de verres de couleur, décorés du titre plus vrai que poétique de bouchon.

C'est dans l'un de ces pavillons, meublé par les soins de Maurice et disposé au goût de sa femme, qu'Édouard est caché depuis deux mois, lisant ou dessinant le jour, ne sortant que la nuit, et à l'insu encore de ses hôtes, pour aller se promener dans la forêt.

Une demi-journée de travail avait suffi à Maurice pour établir une communication secrète de ses appartements au chemin couvert aboutissant à la cachette d'Édouard.

Nous sommes en 1831, un Vendéen est poursuivi, il se réfugie chez un notaire de ses amis qui lui prête un pavillon dans son jardin. Est-ce naturel? Sans doute il s'agit d'un souterrain, mais par où ne passent remarquez-le, ni gnomes sulfureux, ni nains difformes, mais des buandières chargées de linge sec ou mouillé, et des jardiniers avec leurs arrosoirs.

Édouard semblait attendre que la nuit fût plus avancée pour prendre une résolution. Il consultait l'heure, apprêtait ses pistolets, regardait le ciel, et retombait ensuite au fond de son fauteuil, la tête cachée dans ses deux mains, il soupirait et pensait.

Il se leva, ouvrit son secrétaire; il plaça deux portraits de femme sous ses yeux: celui d'une jeune fille blonde et celui de Léonide. Son attention fut diversement partagée entre ces deux portraits, dont l'un, très-ressemblant, encadré dans un cercle d'or, monté avec luxe, était, à ne pas s'y méprendre, un gage de noces; tandis que l'autre, dessiné sur une simple feuille de papier, au crayon noir, ne paraissait que l'œuvre rapide du souvenir. Était-ce orgueil d'auteur ou tout autre sentiment? Mais Édouard attacha plus longtemps sa vue sur ce dernier; il était plus tranquille et plus heureux qu'en examinant l'autre. Celui-ci semblait l'obliger à demander pardon, celui-là le forcer de feindre.

L'heure venue, il ouvrit avec précaution la porte de la voûte donnant sur la rivière, et se dirigea, en suivant le bord, vers la grille du parc. Il pouvait être onze heures. Il y avait longtemps que les habitants dormaient du sommeil du juste, lorsque Édouard arriva à la grande entrée du château de Chantilly; il était attendu.

—Ce soir, lui dit-on d'abord à voix basse, il faut renoncer à la forêt; nous n'aurons que quelques minutes à passer ensemble. M. Clavier pourrait m'appeler, sa toux le fatigue et le tient éveillé. Si vous aviez plus de prudence que moi, monsieur Édouard, vous me renverriez bien vite.—Renvoyez-moi.

—Ayons plus de confiance, mademoiselle, en notre bonne étoile; jusqu'à présent elle a été si bienveillante! Non, je ne vous renverrai pas, quoique j'approuve,—voyez si je suis sage,—votre projet de ne pas nous promener ce soir dans le bois où les heures sont pourtant si douces avec vous; vous ne les avez pas oubliées?

Ces premiers mots étaient échangés entre Édouard et Caroline de Meilhan, sous la gigantesque arcade du château dont la lune blanchissait en ce moment les bas-reliefs, symboles de chasse où sont jetés en faisceaux les fusils, les pieux, les couteaux, les cors, toutes sortes d'armes. Jaillissaient encore, à cette clarté solennelle, les groupes hurlants de marbre, placés au fronton, chiens héroïques pendus aux flancs d'un cerf aux abois,—nobles animaux! les seuls qui soient restés de ces races précieuses élevées à tant de frais, les seuls de ces meutes dont le palais,—les chiens avaient un palais!—est aujourd'hui aussi désert que celui de leurs maîtres. Ils sont monuments, ainsi que cette hure, autre trophée de la cour d'honneur, ainsi que ces trois bustes de chevaux échevelés qui hennissent de douleur au fronton des écuries; pétrification comme ces écuries où trois cents chevaux avaient de l'air autant que sous le ciel, mangeaient l'avoine dans des auges de marbre ou dans la main délicate des princesses, s'éveillaient à la Diane sous des selles de velours, battaient de leurs sabots d'argent la grande pelouse, et buvaient de leur naseaux l'air rose du matin, fiers des dames de cour, belles et dédaigneuses, qui les montaient. Les écuries sont mortes comme les chevaux, comme les chiens qui aboyaient, comme les piqueurs qui les lançaient au bruit du fouet à travers les ravins, comme les princes de la monarchie qui les suivaient tous. Car la monarchie aussi est morte et de marbre!—cette belle et triste Niobé!—On a établi une école d'enseignement mutuel dans les chenils du château; et, dans les écuries même,—profanation!—la garde nationale, célèbre ses dîners de corps.

C'était un spectacle bien fait pour Édouard et Caroline de Meilhan, celui du château de Chantilly, éclairé par la lune, l'astre des ruines. Les châteaux sont l'histoire des nobles; ils leur racontent, à eux qui entendent leur langage et leurs soupirs, et ce qu'ils ont été et ce qu'ils ne seront plus. Ils ne sont pour nous que de belles pierres, de magnifiques débris; ils sont pour eux des actions, des titres, des priviléges conquis. Nos aïeux à nous n'étaient que des esclaves qui ne nous ont légués que de mauvais noms, des vaincus de l'invasion; les leurs étaient des hommes. Voyez ce qu'ils ont laissé.

Édouard avait enchaîné le bras de mademoiselle de Meilhan sous le sien, et il descendait avec elle un des sentiers raboteux qui, à l'ombre de murs chevelus de lierre, conduisent à la petite rivière des Truites, ligne d'eau limpide et pure qui sert d'encadrement à la pelouse de Chantilly, à l'opposite de la forêt; car Chantilly,—j'ai peur de ne l'avoir pas assez dit,—repose entre des tilleuls et de l'eau, entre une forêt et une rivière, aussi les oiseaux ne font que décrire d'éternelles courbes aériennes sur ce bourg, véritable volière, allant chercher en deçà la feuille jaune du tilleul et en delà la goutte d'eau pour se désaltérer.

—Vous êtes pâle ce soir, Caroline, et, si je ne me trompe, vos traits sont moins paisibles que de coutume. Vous m'avez si bien habitué à votre calme inaltérable, que c'est une douleur pour moi de vous voir ainsi changée; pourvu que ce n'en soit pas une pour vous de vous en parler!

—Je suis triste, oui, l'avenir m'effraye. Si une maladie me privait de l'appui de M. Clavier, que deviendrais-je? Il peut mourir cette nuit, il souffre beaucoup. Où aller demain? La servitude m'est douce près du vieillard qui m'en a fait une facile habitude; elle me serait horrible chez un autre. Et pourtant elle me menace, elle m'attend, elle est inévitable. En qui dois-je espérer? Vous comprenez maintenant pourquoi ma tristesse est visible...

Ces craintes de mademoiselle de Meilhan n'étaient pas un prétexte romanesque pour pousser Édouard à des éclats de dévouement, à des exagérations de sacrifices. Caroline ignorait que M. Clavier avait, la veille, et d'une manière si avantageuse pour elle, mis ordre à sa fortune, et elle savait qu'Édouard n'avait aucune protection à lui offrir, exilé, poursuivi, dépossédé d'une partie de ses biens, par la désorganisation de la Vendée, et très-douteux propriétaire de l'autre partie. C'était donc la plus sincère des plaintes, la plus désintéressée des douleurs que Caroline avait exprimée. Elle aspirait sans doute aux consolations, mais non aux bienfaits d'Édouard: aucun calcul n'entrait dans cette âme naïve.

Ils s'entendaient si bien sans efforts l'un et l'autre, qu'Édouard ne trouva d'abord aucune réponse aux pressentiments de Caroline. Il aurait eu pitié de ses propres mensonges s'il lui avait parlé de sa mère, heureuse de l'accueillir en fille chérie, en épouse de son fils, illuminant jusqu'au donjon ses châteaux, où elle, Caroline, aurait commandé. Ses châteaux brûlaient et sa mère fuyait en exil. Édouard ne put donc, comme tous ceux qui aiment, prodiguer des trésors de promesses à Caroline, dettes faciles cependant, dont on ne rend pas compte plus tard, car ce n'est jamais que le cœur qui contracte et qui paye en amour.

Ils étaient descendus au bas de la côte; ils s'arrêtèrent au bord du Grand-Canal, à la tête du pont rustique qui le traverse.

Caroline attendait toujours une réponse d'Édouard.

Tout à coup elle fut distraite par la singulière beauté nocturne du paysage; la même surprise frappa Édouard. Ils s'avancèrent jusqu'au milieu du pont, où leur cœur fut reposé comme dans le sommeil. Ils n'osaient se parler, de peur de briser le charme.

Édouard désigna seulement à Caroline une statue grêle et blanche, à une distance perdue dans le parc. Il sembla rattacher cette apparition à ce qu'il avait à dire à Caroline, dont le regard était doux et préoccupé à le suivre.

Le pont sur lequel ils étaient limite le parc et en laisse écouler les eaux qui, avant de se mêler à celles du Grand-Canal, sont purgées des feuilles d'arbre qu'elles entraînent à travers une grille. Par une confusion très-naturelle de mouvement, on croirait que les eaux sont immobiles et que la grille n'est qu'un grand peigne de fer qui les démêle, les laissant ensuite tomber échevelées en rouleaux bleuâtres dans le creux de l'écluse. Le gazon semble aussi s'épancher, tant l'eau s'étale sur lui, le courbe, le noie, le voile et se verdit de ses nuances.

—Cette statue est celle du grand Condé, dit enfin Édouard, un des géants de la noblesse française.

—Oui, répéta Caroline, la statue du grand Condé. Ce fut le socle de cette statue qui accrocha la longue robe blanche de mademoiselle de Clermont, et fit tomber, la nuit mystérieuse de ses noces, la noble amante de M. de Melun. Triste présage de l'événement dont elle fut victime! pourquoi me montrez-vous cette statue, Édouard? Pourquoi ce rapprochement? Pourquoi?... Devez-vous mourir aussi?—Caroline trembla, ses lèvres pâlirent, elle serra plus fort le bras où elle s'appuyait.

—Enfant, ne soyez pas superstitieuse; n'aggravez pas de réelles afflictions par des terreurs de roman. Quand je vous montre, à travers ce brouillard laiteux, derrière ces dahlias qui éclatent comme en plein midi et nous renvoient leur parfum amer jusqu'ici, la statue du grand Condé, je n'ai point d'effroi à vous causer, Caroline, je veux simplement vous citer en exemple les malheurs de cette famille. Elle aussi fut exilée, chassée de ses palais; elle aussi mendia à l'étranger pendant vingt ans; mais, au bout de vingt ans, elle revint frapper à la porte du château. C'étaient deux vieillards bien souffrants, bien mélancoliques. L'un se tenait en arrière, parce qu'il pleurait, l'autre parla au concierge. «Le château, mon ami, où est-il?—Abattu, monsieur.—L'orangerie?—Démolie, monsieur.—Le jeu de paume?—Détruit.—Et les écuries?—Sauvées!...—Sauvées! s'écrièrent les deux vieillards.—Mais vous êtes messieurs de Condé! car il n'y a que vous...» Ils étaient reconnus.

Pourquoi n'aurions-nous pas aussi nos retours de l'exil, Caroline? n'est-ce pas déjà une faveur du ciel, celle qui nous a rapprochés dans ce désert? Vous souvenez-vous du jour où je vous vis là-bas aux étangs de Commelle?

—Si je m'en souviens, Édouard!

—Vous disiez en entrant dans le petit château de la Reine-Blanche: «Voilà bien l'appartement de la châtelaine enchantée, la croisée gothique, la cascade écumeuse qui rafraîchit son front, les siéges de chêne et de velours sur lesquels elle médite au milieu de sa cour, mais où donc est le châtelain du lieu? serait-il en Palestine à la poursuite des infidèles à côté du roi Philippe-Auguste ou de saint Louis?»

—Et je vous aperçus aussitôt, Édouard, n'est-ce pas? Vous nous écoutiez de la pièce voisine.

—Je parus pour dissiper votre illusion, Caroline.

—Pour la continuer, mon ami.

—Je vous le répète donc avec confiance: une protection cachée, Caroline, nous a conduits l'un vers l'autre. Comme les princes, dont je vous parlais, nous nous rejoindrons toujours dans la vie. Ils se retrouvèrent ici, à cette place, après vingt ans d'infortune.

—Vingt ans! Où seriez-vous? Où nous retrouver?

—Si nous ne nous quittions pas, Caroline, ainsi que ces deux frères, nous n'aurions, quel que fût le lieu où nous allassions, rien à envier à notre patrie. N'êtes-vous pas, comme moi, un enfant de ces races qui s'en vont de la France chaque jour et qui ne doivent plus compter qu'avec le passé? La noblesse française n'a plus de patrie que dans son cœur et dans ses souvenirs. Dès qu'on n'inspire plus le respect qu'on mérite, il n'y a que de la dérision à recueillir, si l'on résiste dans sa dignité; il n'y a que des soufflets à recevoir, si l'on s'abaisse au niveau de sa condition. Heureux ceux de nos pères qui accompagnèrent la monarchie à l'échafaud! ils crurent du moins la sauver en nous laissant derrière; nous qui périssons sans gloire, nous n'avons pas même cet espoir. On nous tuera dans un coin: nos enfants seront citoyens!

—Vos paroles sont bien dures, Édouard! je souffre à vous entendre...

—A qui d'eux ou de nous appartient la France? Nos pères ne l'ont-ils pas conquise pouce à pouce sur l'étranger, chassant sous vingt règnes l'Espagnol et le Maure jusqu'à ses montagnes, l'Allemand jusqu'au Rhin, l'Anglais jusqu'à la mer? cela sans le concours de ce peuple qui vient bien tard, ce me semble, redemander ses droits! Tigre qui mangea un roi du premier bond, dès qu'il fut libre, et qui, au second, avait déjà un empereur sur sa croupe.—Ici Édouard pressa ses lèvres, s'apercevant que la colère lui inspirait des pensées peu faites pour la simplicité de Caroline, et des expressions qu'il aurait été le premier à condamner dans le sang-froid. Il était excusable: la circonstance seule le plaçait si en dehors de lui-même! elle était entraînante. Édouard était exilé, mis en accusation; sa mère subissait les mêmes conséquence de sa fidélité politique; la femme qu'il aimait le plus après sa mère était l'esclave d'un régicide, et ses récriminations bouillonnaient dans sa tête devant un monument de la toute-puissance perdue de la noblesse; c'était l'huile devant le feu, le Hindou fanatique en face de la pagode de Jaggernaut.

La colère d'Édouard tomba tout à coup; de longues larmes ruisselèrent sur ses joues. Le bruit mélancolique d'un cor venait de se faire entendre et rendait, à l'âme enthousiaste des deux jeunes gens, plus vivante et plus sensible l'illusion dont ils étaient enveloppés. Ce bruit, triste comme le regret, doux comme le souvenir, venait du fond de la forêt; il en était la respiration. Il y avait dans ce courant d'air harmonieux toutes les pensées des temps héroïques de la noblesse, fondues en notes attendrissantes pour le cœur: la joie des hauts chasseurs, les aboiements des lévriers, les hennissements des chevaux, les sanglots du cerf, la voix des nobles damoiselles intercédant pour lui.

Au loin, par delà les parterres qui fumaient comme un lac au lever du soleil, entre les échancrures des massifs à demi éclairés, l'imagination eût facilement entrevu, en s'abandonnant à l'enchantement de cette musique plaintive et d'un autre temps, le cortége vaporeux de ces chasseurs d'autrefois, leurs piqueurs aériens fuyant entre la pointe des herbes et la feuille des arbres, leurs chiens aboyant aux flancs de leurs chevaux nuageux, montés par eux, les chasseurs pâles, aux dorures fanées.

A ce bruit de cor, très-fréquent aux environs de Chantilly, Édouard éprouvait du calme, de la sérénité, le bonheur. Son regard se baignait dans le regard humide de Caroline, à qui sa parole exaltée avait en un instant rendu cette fierté du sang, cette dignité de race que seize ans de maximes républicaines enseignées par M. Clavier semblaient avoir détruites pour jamais. Caroline retrouvait ses titres.

Le cor sonnait toujours. Le bruit partait maintenant de l'allée du connétable: c'était peut-être quelque vieux garde-chasse du château qui se ressouvenait aussi, à sa manière, de son office auprès des princes. Il jouait dans la solitude, comme l'orgue dans les églises: le cor et les orgues, héroïques et pieux instruments perdus comme les grandes gloires, comme les fortes convictions.

Accoudés l'un et l'autre sur le parapet du pont, Édouard et Caroline s'enivraient de souvenirs; ils épuisaient une émotion qui ne parlait qu'à eux et qu'ils doublaient en la partageant. Ceux qui auraient savouré comme nous, par une soirée d'automne, les douceurs de leur solitude sur le pont du Grand-Canal, s'expliqueraient peut-être leur indéfinissable rêverie.

Une longue allée de peupliers borde les deux rives du canal dans la partie intérieure du château, et aboutit au pont, avec lequel elle forme une croix: cette eau et ces arbres divisent le parc. A droite les parterres, à gauche le canal. La ligne des peupliers, qui court d'orient en occident, cachait en ce moment la lune, et si complétement, que les parterres, la chapelle gothique, enfin la moitié du château était sombre comme à minuit, tandis que l'autre moitié était claire comme à midi. Point de nuance intermédiaire: on eût dit côte à côte une nuit de Rembrandt, une matinée du Poussin; deux tableaux se touchant par la bordure, et qui, au lieu de cadre, auraient pour baguettes des peupliers. Seulement dans la partie éclairée descendait parfois en tournoyant une feuille noire, et dans la partie obscure des gouttes lumineuses de rosée. Dans cet endroit, le canal est si large, qu'on y a bâti une île liée par un pont de voûte cintrée à la terre ferme. Cette île, toute chargée de vases, de petites statues, de petits bancs, n'a perdu que ses habitants: elle a gardé ses dieux, ses myrtes et son doux nom d'Ile-d'Amour. Autrefois, quand il existait une cour délicate et tendre, des pages de satin et des demoiselles y lisaient, à genoux, aux nièces du grand Condé, les romans de mademoiselle de Lafayette, ou les beaux vers de Racan.

—Qui dirait, Caroline, que ce point imperceptible a été le château des plus grands princes de la plus grande monarchie du monde? Vous l'avez sans doute visité quelquefois?

—Jamais; M. Clavier m'a toujours refusé ce plaisir.

—Il reste bien peu, Caroline, de ce palais; mais ce peu suffit pour comprendre la magnificence des anciens maîtres. La peinture surtout a éternisé, par des sujets allégoriques, l'histoire de leurs rivalités avec la cour. Watteau a été l'historien mordant des princes de Condé. Son pinceau a couvert de pamphlets les murs, les plafonds, les portes du château. Partout le régent de France et Louis XV sont immolés au vermillon et à l'azur dont Watteau raffolait. Mais, afin d'éloigner ces allusions, le grand peintre a caché la royauté, accusée de trop de faiblesses en amour, sous la peau ridicule d'un singe, qu'il montre à chaque panneau dans un acte particulier de la vie de cour. Ici le singe assiste à la toilette de son amante, ici il cueille des cerises avec elle; là il fait sa partie d'écarté en face d'elle; plus loin il l'emporte dans un char magnifique à travers la campagne. Autour de ces tableaux, les arabesques de l'Inde s'entrelacent et se croisent, et contribuent à présenter, comme un rêve d'artiste, une de ces satires qu'un prince du sang seul avait le droit de se permettre sans aller à la Bastille, et que Watteau seul, sous la protection d'un prince du sang, avait le talent de tracer.

—Quelle est cette lumière, demanda Caroline, là-bas, sous le bois de Sylvie, au-dessous du labyrinthe?

—C'est le hameau: comme il y eut un grand Condé bon, mais sévère dans ses mœurs, il y eut d'autres Condé, bons aussi, mais plus frivoles, exclusifs admirateurs de Watteau. C'est encore Watteau qui a donné l'idée du hameau. Le hameau a été le théâtre des fêtes dont le caractère d'originalité s'est perdu, et qui appartenait au temps, comme les excès dont on accuse ses fêtes d'avoir été le prétexte. Fatiguée de l'étiquette, du masque qu'elle impose, des habits massifs qu'elle attache aux épaules, la jeunesse de la cour de Louis XV venait réaliser au hameau, sous des costumes rustiques, les pastorales à la mode. Devenus jardiniers, des marquis, colonels de dragons, puisaient de l'eau, couronnés de roses, avec un œil de poudre, et un petit chapeau de paille sur l'œil de poudre. Ils soupiraient en arrosant des plates-bandes d'œillets; s'arrêtaient pour en former un bouquet qu'ils liaient avec des faveurs, et ils chantaient, appuyés sur leurs bêches. Boucher leur avait donné des leçons de nature. Nécessairement les bergères étaient cruelles. Les bergères, c'étaient des comtesses. Vous distinguez d'ici la chaumière d'où elles sortaient en filant du lin et en chassant devant elles leurs agneaux; de vrais moutons blancs et peignés, ayant des sonnettes d'argent au cou. Ces moutons, nourris d'amandes, étaient baignés dans des eaux parfumées.

Auprès de la chaumière s'élève le moulin. Costumés en meuniers, les pages du roi y apportaient le froment et en rapportaient la farine. Le roi aimait beaucoup à manger les gâteaux pétris avec la farine de ses meuniers de Chantilly. D'autres allaient soupirer dans les bois de Sylvie, et dire réellement leurs peines aux échos d'alentour. A midi, on déjeûnait à la laiterie, dont on a aussi respecté la frêle construction. Les siéges y sont en noyer, ainsi que le veut Fontenelle dans ses pastorales, et les vitraux peints en campagne. On mangeait à la laiterie des œufs frais, en s'y disant des choses tendres entre bergers et jardinières, meuniers et laitières. Ces travestissements d'existence duraient jusqu'à la nuit, heure à laquelle la bergère redevenait une haute dame de Montmorency, et le tendre bûcheron du bois de Sylvie, Louis de France, roi très-chrétien.

Caroline recueillait avidement ces récits où étaient empreintes les diverses splendeurs de la noblesse française avec tout l'héroïsme qui la rendait redoutable, avec toute la grâce qui tempérait cet héroïsme pour le faire aimer. Édouard, en les animant par son accent passionné, Caroline, en les écoutant d'une oreille neuve et prévenue, s'unissaient de cœur bien mieux et avec plus de réserve que s'ils se fussent entretenus uniquement d'eux-mêmes. Qu'importent les mots et les idées qu'on emploie? L'amour n'est qu'une fraternité d'âme, et la parole est moins propre à le peindre qu'à l'exagérer.

—Comme vous me faites aimer et regretter ces temps, Édouard! Qu'avons-nous aujourd'hui qui les remplace?

Le cor avait cessé de retentir.

Un nuage, monté de la grande pièce d'eau, avait caché le disque de la lune.

Après être passé du vert foncé au sombre, puis au noir, le paysage avait disparu.

Caroline et Édouard furent plongés dans la plus épaisse obscurité.

—Vous me demandez, Caroline, ce qui a remplacé la noblesse? Demandez ce qui peut tenir lieu de cette clarté céleste que nous venons de voir s'éclipser; car la noblesse était aussi un astre, foyer de toutes les lumières et de toute fécondité, levé sur les âges et par lequel on comptait des jours d'honneur et des jours de vertu. Autour de la noblesse, les races gravitaient en ordre pour prendre rang dans l'humanité: elles avaient un nom; elles n'en ont plus. Vivre aujourd'hui, c'est couler comme l'eau, voler comme le sable, aller de l'inconnu à l'inconnu.

Les belles qualités de l'âme ne se perpétuent plus, ce qui les tue: le fils de qui n'a rien été n'est rien, ne sera rien. L'homme a perdu la moitié de l'immortalité en perdant la noblesse.

Jour affreux, celui où cette séparation se fit. Esclave révolté, le serf entra dans ce château que la nuit nous voile, et il en chassa les maîtres. Les tours de cinq cents ans tombèrent dans les fossés; les vieux chênes sur les chemins: des coups de canon furent tirés à bout portant sur la statue de bronze du connétable, qui mourut ainsi deux fois: ce n'était pas trop pour un Montmorency. On égorgea les dames du château avec des couteaux de chasse, comme les biches et les faons de la forêt: on gratta avec les ongles les murs qui retraçaient les batailles du grand Condé; de celui qui avait vingt fois sauvé la France et ne l'avait trahi qu'une; puis on se lava les mains dans les eaux du canal, toutes colorées de Rocroy, de Denain, de Maëstricht, de Valenciennes: le sang, la couleur et l'histoire ruisselèrent. On blessa les statues; on trancha la tête à ces divinités silencieuses et bonnes comme des femmes qui ornaient le parc et le labyrinthe; on ne respecta ni les frais asiles où Bossuet écrivait l'oraison funèbre de mademoiselle Henriette de France, ni la pierre où Fénelon pleura sa disgrâce, ni le banc de gazon où Vauban médita ses fortifications de la France: on lâcha des moutons dans le parc, qui broutèrent tout.

L'urne d'argent même qui renfermait les sept cœurs des Condé fut brisée; et les cœurs, jetés par-dessus un mur, restèrent pendant plusieurs jours accrochés aux branches d'un arbre, balancés par les vents.

Voilà comment on a remplacé la noblesse!

Ces jeunes gens blasphémaient.

S'ils avaient pu se tourner et voir flamber, à l'extrémité du canal, une cheminée colossale remplissant l'air de fumée et de feu, éclairant la moitié de Chantilly; s'ils avaient pu se demander pourquoi cette bouche d'incendie poussait ainsi sa gerbe grondante vers le ciel; s'ils s'étaient rapprochés de cette lueur, phare au milieu de la brume du canal; s'ils avaient aperçu la presque population du bourg, laborieuse et infatigable, occupée à broyer des rochers, à les pulvériser, à les cuire, à les réduire en pâte pour les durcir de nouveau, mais transformés en coupes ciselées, en vases étrusques où s'épanouiront des fleurs, en pendules dorées, alors peut-être quelques-uns de ces Prométhées, qui créent des merveilles avec de la boue et du feu, leur auraient dit: Nous sommes les fils de ces vassaux, jadis gardes-chasse, vide-bouteilles, serdeaux, valets de chiens de messeigneurs de Condé; nous ne possédions qu'une terre aride, nous l'avons creusée avec nos ongles et nous en avons fait jaillir de la porcelaine; nous serions serfs, nous sommes ouvriers; nous n'avons gardé que nos droits de tous ces biens conquis un instant par nos pères. Le château était aux Condé, il est aux d'Orléans: que demandez-vous au peuple?

Mais Édouard et Caroline ne virent ni la fabrique de porcelaine ni sa superbe aigrette de flamme; pleins de mille pensées où le souvenir et la douleur occupaient plus de place que le raisonnement, ils gagnèrent à pas lents le bourg de Chantilly par le chemin qu'ils avaient pris en allant.

Il était à peu près résulté de leur entrevue qu'ils partiraient clandestinement, qu'ils quitteraient la France.

Ils se dirent adieu à la porte de la chapelle du château.

Une heure sonna.

Caroline rouvrit la porte du jardin; mais, en traversant l'allée de vignes dont les feuilles empourprées par l'automne lui effleuraient le visage, elle éprouva une profonde amertume à rentrer dans sa solitude. Avec l'intelligence de sa haute condition, la tristesse lui en était venue; elle rougissait pour la première fois de sa place chez M. Clavier.

Sortie pauvre et simple fille, elle rentrait comtesse de Meilhan.

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