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Le notaire de Chantilly

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Il est des piéges d'instinct que l'on dresse par l'irrésistible logique de la situation, et que l'on arrange comme l'araignée tend ses fils; on ne songe pas à prendre: c'est la vie qui fait sa toile.

Au reste, si Maurice employait sans calcul dans ce moment la franchise comme adresse, Édouard, de son côté, allait se montrer enfin à cœur ouvert. Il supposa que son ami, craignant de l'effrayer en lui annonçant quelque nouveau péril dont il était menacé, hâtait ainsi le moment de leur séparation. Les suites du bal de Senlis pouvaient avoir déjà fait découvrir sa retraite; des émissaires rôdaient depuis plusieurs jours autour de Chantilly: Maurice en avait sans doute aperçu, et il n'y avait pas d'autre cause à son obstination mystérieuse. Voilà ce qu'Édouard imagina.

—Je te remercie de ta générosité, Maurice; tu me comprends enfin! Sois meilleur que je n'ai été sincère.

—Il est donc vrai qu'il l'aime! Je ne me suis pas trompé. Il me remercie encore de ma générosité! Mais qu'est-ce donc que le monde?

—Oui! Maurice, j'avais ici un attachement de cœur que j'emporte: un attachement si vif et si brûlant, que je n'ai jamais eu le sang-froid de le fixer ni de m'en rendre compte. Au moment de le vaincre peut-être par l'éloignement, je m'en accuse comme d'une faute.

—Mais, Édouard, Édouard! interrompit Maurice en marchant à grands pas dans le cabinet, tu te méprends sans doute sur le choix du confident; tu oublies à qui tu parles, chez qui tu es. Tu parles d'amour dans ma maison, et dans ma maison il n'y a qu'une femme, et cette femme est la mienne! Cet or, que tu enveloppes pour moi dans un testament, est-il pour payer l'hospitalité ou ma femme? Par quelle étrange erreur confies-tu au mari, que tu as trahi le mari; à l'hôte, que tu as souillé l'hôte? que veux-tu de plus?

—Est-ce une erreur, est-ce la connaissance entière de ma conduite qui le fait ainsi parler? eut à peine le temps de penser Édouard. Me croit-il l'amant de sa femme et de mademoiselle de Meilhan, ou de sa femme seulement?...

—Apprends tout, Maurice!

—Que me reste-t-il à savoir, malheureux?

—Mademoiselle de Meilhan sera bientôt mère!

Maurice tomba dans un fauteuil.

—Silence pour toi et pour moi, mon ami!

—Qu'ai-je dit, Édouard? qu'ai-je supposé? La révélation est si belle pour moi, que je n'ai plus le courage de te blâmer. Tu me rends ma femme, que tu n'as pas désirée, n'est-ce pas? Ce qu'elle a tant fait d'efforts pour me dire, c'est donc cela! Que ne l'ai-je comprise! Son énigme s'explique: vous en aviez chacun la moitié. Elle veut que tu partes, parce qu'elle craint pour cette enfant dont elle est l'amie, presque la mère. Elle a ses projets là-dessus: les tiens sont d'éclaircir nettement ton sort afin de pouvoir t'unir à Caroline. Oui! ce blanc laissé sur cet écrit tracé de ta main sera rempli par son nom. Mon Dieu! que la vérité est simple! quelle puissance infernale se plaît donc à la cacher? Un ami perdu, une réputation avilie, un ménage détruit, sur un mot! Ce mot prononcé, la paix descend du ciel. Viens, viens sur moi, Édouard; mais, avant tout, écris ce nom sur ce papier; que je le lise! Réparation pour tous, honneur rendu au mari, richesse à l'orpheline! reconnaissance à Dieu! Écris, écris!

Édouard, attendri jusqu'aux larmes, prit la plume et à la suite de ces mots: Je laisse mes biens à partager en trois parties égales: la première partie reviendra, il écrivit ceux-ci: à mademoiselle Caroline de Meilhan.

—Et, maintenant pars. Va, choisis le jour, l'heure; que m'importe l'heure? arrête ton sort. Reviens ensuite! reviens, Édouard! car ta femme t'attendra, mon ami, ta femme! Triomphe ta cause! si je ne dois te revoir qu'à ce prix.

Maurice avait presque oublié, dans son délire, qu'il était à demi ruiné s'il ne trouvait pas les trois cent mille francs pour acheter les dix maisons de la Chapelle.

XIX

Maurice éprouvait l'étourdissement d'un homme qui, tombé d'un second étage, se retrouve sur ses pieds, sans fractures, secoué seulement dans tous ses membres. Ces sortes de félicité sont bien vives; il est sage cependant de ne pas abuser des moyens qui les procurent. Au souffle de sa tranquillité d'âme revenue, les nuages orageux pressés couche sur couche autour de son front s'évaporaient; il goûtait avec plénitude la joie de la paix domestique, chose sainte, pure et bénie, qui fait paraître le pain noir si bon, la chaise brisée aussi molle que le fauteuil en velours, et les nombreux enfants que Dieu vous a envoyés, fussent-ils pâles et nécessiteux comme le besoin, beaux comme des anges, beaux comme leur mère.

Victor entra; son aspect ramena de nouveau Maurice sur les pertes qu'il avait essuyées.

—Ne nous endormons pas, Maurice! Nous jouons avec la fortune; elle est fine joueuse; soyons plus adroits qu'elle, si c'est possible. L'adresse est tout entière dans la promptitude à combler les vides qu'elle creuse; on passe dessus; on glisse là où d'autres ne songent qu'à s'abîmer. Tu as perdu; nous avons perdu; c'est vrai; il n'y a là de la faute de personne.

—Excepté, Victor, de la faute de ceux qui jouent.

—Te voilà encore; toujours le même! Eh! qui ne joue pas? Regarde autour de toi, près de toi, sous toi: ce ne sont pas les exemples qui te manquent. Qu'est-ce que tes fermiers qui serrent leur blé trois ans en grenier pour attendre qu'il hausse sur les marchés, au risque de le voir pourrir et germer? Qu'est-ce que tes honnêtes bourgeois qui amassent des louis, dans l'espoir sordide de revendre la pièce de vingt francs avec un bénéfice de quatre sous? Le change, l'accaparement, le monopole, n'est-ce pas là aussi du jeu?

—Je ne prétends pas le contraire, Victor, mais quel panégyrique entreprends-tu si chaudement?

—Le nôtre, Maurice. Et distingue, en outre: nous ne jouons pas uniquement pour jouer, pour avoir de l'or pour de l'or. Une opération colossale est conçue par nous; pour la réaliser il nous faut de l'argent, beaucoup d'argent; nous en manquons, qui nous l'avancera? Le gouvernement? cercle vicieux: il emprunte; comment prêterait-il? Les banquiers? l'intérêt dévorerait le capital: c'est chasser avec le lion.

Aie recours aux hommes d'argent, et l'usure rongera le gain de l'opération; nous serons ruinés le jour même où nous aurons réussi. D'ailleurs, entre la consomption de l'usure et la foudroyante décision du jeu, je préfère le jeu qui enrichit plus vite, et qui, s'il ruine, ne prend pas du moins de commission. Renoncera-t-on à une entreprise utile au pays, de ce que l'unique moyen d'avoir les fonds nécessaires à son exécution est de recourir au jeu de la Bourse? Quelle œuvre, quand elle se présente aussi vaste que la nôtre, n'absout pas d'avance la série de causes dont elle est résultée? Je lisais hier dans ton journal, Maurice, que Paris ne serait la métropole du monde que lorsque de toutes ses portes des chemins de fer partiraient pour rayonner sur la surface de la France. Très-judicieusement, selon moi, il ajoutait qu'il ne fallait pas espérer ce progrès de la part du gouvernement, toujours retenu par la crainte, peut-être raisonnable au fond, d'établir trop de communications entre les peuples, entre Paris et les départements, déjà assez moralement unis. Aux fortunes particulières, aux dévouements des citoyens, il appartient, affirmait ton excellent journal, de prendre l'initiative dans l'exploitation des chemins de fer. Je te montrerai ce passage. Maintenant revenons au plus pressé. Dix maisons nous restent à acheter à la Chapelle; une fois achetées, le côté entier de la rue est à nous. Ou le chemin de fer nous sera concédé, ce qui est plus probable que le lever du soleil demain matin, ou nous obtiendrons, en notre qualité de détenteurs des propriétés, ce qu'il nous plaira, pour que le chemin s'effectue sans nous. Tu as entendu: dix maisons seulement à acquérir, et l'affaire est au sac.

—Mais où prendre, Victor, ces trois cent mille francs qu'on demande pour ces dix maisons?

—Où les prendre? mais partout. Où n'y a-t-il pas trois cent mille francs? Sans cet infernal revirement des rentes, nous ne penserions plus à ces maisons. Puisqu'il ne nous a pas été favorable, voyons, as-tu là cent mille écus disponibles?

—Disponibles?... non.

—Le motif?

—C'est qu'ils ne m'appartiennent pas; je les garde en dépôt.

—Tu as donc cent mille écus? Nous sommes sauvés; donne!

—Y songes-tu? Avec quelle légèreté! Une pareille somme! et si...

—Et si quoi? Nous n'allons pas les jouer à la roulette, j'espère; nous les plaçons sur hypothèques; et quelles hypothèques! D'abord sur des maisons qui représentent quelque valeur, et ensuite sur une opération... la plus belle opération de l'époque.

—Cependant...

—Ne sers-tu pas l'intérêt à tes clients? Cet intérêt, où le prends-tu?

—Je m'arrange, je dissémine mes dépôts avec précaution, je fais des placements sûrs.

—Quoi de plus sûr que ce que je te propose? D'ailleurs, Maurice, le moment est pressant; il s'agit de pousser à fin ou de laisser là l'affaire. As-tu ce dernier courage extravagant? Pas d'autre alternative. Abandonner, revendre à perte, nous ruiner dans l'opinion, ou se hâter de mener l'entreprise à pleines voiles dans le port. N'hésitons pas, car chacun de nos retards aplanit le chemin aux concurrents qui nous épient, ouvre les yeux aux propriétaires des dix dernières maisons, plus difficiles d'heure en heure. Je devrais être déjà sur les lieux pour en finir avec eux. Qu'est-ce donc que ces billets de banque?

—Un dépôt qui vient d'être fait.

Victor avait aperçu les trois cent mille francs d'Édouard.

—Celui-là comme un autre, y consens-tu?

—Je ne puis: c'est d'un ami...

—De quel dépôt disposera-t-on si ce n'est de celui d'un ami? C'est un merveilleux placement que cet ami te devra, Maurice. S'il y avait quelque danger à celui que je te propose, assurément c'est le dernier argent auquel il faudrait songer; mais puisque le profit est clair,—clair comme le jour,—que la préférence soit pour ton ami. Ne sois pas ingrat.

—Crois-tu qu'on trouverait en cas de gêne de l'argent sur notre opération? demanda Maurice en hésitant; car, je te l'avoue, la garantie des maisons que nous achèterons, ainsi que celle des maisons que nous avons déjà achetées, ne me paraît pas aussi solide qu'à toi, Victor.

—Veux-tu cinq cent mille francs dans vingt-quatre heures sur ces maisons? mais, par exemple, à la condition de divulguer le projet auquel ils seront appliqués;—veux-tu?—Réponds; mais dépêchons-nous! Tout perdre, ou ces cent mille écus.

Victor s'était jeté, avec la précipitation d'un homme destiné à avoir du courage pour deux, sur le tas de billets de banque, et les comptait.

—M'accompagneras-tu à Paris, Maurice?

—Non, je suis trop fatigué.

—A ton aise.—Dix—vingt—trente.—Où est Léonide? Je ne l'ai pas vue en entrant.

—Elle est au jardin, sans doute.

—Quatre-vingts—cent—cent dix.—y a-t-il du nouveau en politique, Maurice?

—Des troubles dans le midi; des assassinats en Vendée.

—Misérables!—Deux cent trente-neuf—deux cent soixante-trois.—On dit que nous sommes infestés de réfractaires qui rôdent autour de nos campagnes. Il m'a été assuré qu'hier au soir un d'eux,—celui-là est hardi! a osé se montrer au bal de Senlis, où il y avait au grand complet toutes les autorités du département, et qu'on l'a, comme de raison, arrêté à la pastourelle.—Trois cents.—Voilà qui est fait.

Juste! trois cents billets de mille! on dirait qu'ils nous attendaient. La Providence les avait comptés.

Midi sonne: il n'y a pas une minute à perdre, Maurice. Je pars. Adieu donc! A trois heures je serai chez le notaire, où notre contrat de vente avec les propriétaires des dix maisons de la Chapelle est dressé.

Victor enferma les billets dans son grand portefeuille, et il tendit la main à son beau-frère, auquel il semblait dire:—Humilie-toi devant mon imagination.

—Au revoir, Maurice. Bonne chance pour nous! Selon toute apparence, je serai de retour ici vers minuit. Attends-moi; nous causerons de ce qui se sera passé chez le notaire. La démarche est décisive.

—Sois prudent, je t'en conjure, Victor. Cet argent est sacré.

—Tout argent est sacré, Maurice. J'aurai soin de celui-ci comme du mien propre.

Resté seul, Maurice essaya de continuer son rêve de béatitude domestique, interrompu par l'arrivée de son beau-frère; l'effort fut inutile.

XX

La Table-du-Roi est une large meule de pierre élevée à quatre pieds du sol au milieu de la forêt de Chantilly. Elle est le centre de douze routes qui, à des distances différentes, deviennent à leur tour des ronds-points d'où partent d'autres rayons: ainsi à l'infini. Le grand Condé, dans une halte de chasse royale, y donna un déjeuner à Louis XIV, qui l'a immortalisée, comme tout ce qu'il a touché.

Par deux routes convergentes s'avancèrent lentement, sur le tapis de feuilles roulées et rougies par l'hiver, Édouard, enveloppé dans son manteau, M. Clavier, portant une de ces boîtes dont la forme révèle le contenu.

Ils arrivèrent presque en même temps au bord de la Table-du-Roi. M. Clavier y déposa ses pistolets, Édouard deux épées. Le manteau de celui-ci fut jeté sur les armes; la prudence exigeait cette précaution; la nuit n'était pas venue: quelques bûcherons attardés se montraient encore entre les allées, à travers les massifs éclairés par l'automne: et des rouliers allant à Senlis éveillaient par intervalle la solitude du carrefour.

Édouard s'approcha de M. Clavier et le salua.

Le vieillard inclina légèrement la tête.

Ils étaient face à face.

—Ce que cache votre manteau, commença M. Clavier, prouve que nous ne nous sommes mépris d'intention ni l'un ni l'autre. Notre rencontre d'hier a impérieusement déterminé pour tous deux celle d'aujourd'hui: elle était donc nécessaire, monsieur.

—J'en conclurai simplement avec vous, répondit Édouard du ton le plus respectueux, que les événements, encore plus que notre volonté, ont fait que nous nous joignons ici dans les dispositions où nous sommes. Cette pensée nous rassure d'avance sur des résultats que nous n'aurons pas absolument provoqués: il y entre de la fatalité.

—A votre âge, moins positif que le mien, et je vous en félicite, je raisonnais ainsi; je n'avais tort que lorsque je le voulais bien. Souffrez qu'à soixante-dix ans, je ne sois pas de votre avis. Si un événement nous amène ici, c'est vous qui l'avez fait naître, c'est moi qui l'ai subi. Vous représentez l'outrage, moi la réparation. Vous voyez que la question est très-personnelle. C'est un compte à régler d'homme à homme.

—Puisque vous le désirez, monsieur, j'accepterai le sens le moins favorable aux intentions que j'avais en venant ici. Je demanderai seulement à essayer une explication que votre raison calme écoutera et comprendra, je l'espère.

—Parlez, monsieur; que me direz-vous pour effacer ce que j'ai appris?

—La vérité.

—Elle arrive tard.

—Je suis proscrit.

—Je le fus; après?

—Ma tête est mise à prix.

—La mienne l'a été trois fois: après?

—Obligé de me cacher chez un ami...

—Histoire de toutes les victimes politiques. Un ennemi eut pour moi la même générosité: c'est plus beau; c'est aussi banal. Arrivons, monsieur. La nuit vient.

—Cet ami, poursuivit Édouard, a une femme.

—L'ennemi qui m'offrit un asile en avait une aussi. J'étais jeune, elle était belle: vous allez m'en raconter autant. Je l'aimai et ne la déshonorai pas. N'est-ce pas là tout votre roman?

Édouard fut interdit.

—Presque tout, monsieur.

Il baissa le front.

—J'attends que vous me parliez de Caroline. Dispensez-moi de ces précédents d'intrigue. Le lieu est mal choisi, et je suis peu propre à écouter de telles confidences. Laissons toutes les femmes; occupons-nous d'une seule, je vous prie.

—Comment parlerai-je de l'une, monsieur, sans commencer par l'autre?

—Sais-je,—par qui l'aurais-je appris?—que mademoiselle de Meilhan était dans la mêlée de vos bonnes fortunes? Caroline n'était qu'une rivale; votre embarras l'annonce assez. Parlez-moi maintenant de votre ami.

—De l'ironie, monsieur! Que mon ami reste en dehors de nos débats; je l'exige et vous en conjure. Votre pénétration va trop loin, et ce n'était pas la peine de m'interrompre pour me provoquer à dire ce qui n'est point.

—Soit, monsieur; trêve à votre ami, à sa femme, à tout le monde. N'éclaircissons rien; décidons, cela vaut mieux.

Le conventionnel saisit le coin du manteau jeté sur les armes, exprimant par ce geste qu'il renonçait à toute explication qu'il lui faudrait entourer de tant de ménagements.

Édouard replaça le manteau tel qu'il était d'abord.

—Je n'ai donné, dit-il, reprenant la conversation de plus haut, aucune rivale à mademoiselle Caroline de Meilhan. La scène du bal fut de ma part la conséquence d'une faiblesse et non d'une complicité. Au péril de la réputation de la femme que j'accompagnais, j'ai dû la défendre, s'il ne m'a pas été permis de la venger.

—Dites plutôt au péril de votre vie. Monsieur, votre conduite fut courageuse, noble; j'en fus témoin. J'aime mieux, au moment où je vous parle, que la loi, très-juste en vous frappant, ait été frustrée, que d'avoir vu un homme de cœur trahi dans son dévouement. Enfant des révolutions et des armées, je ne tolère le sang qu'au milieu de la bataille ou dans la rue, quand la bataille s'y livre. Après, c'est l'affaire du bourreau... Bien! très-bien, monsieur; vous étiez serré de près: seul contre six, seul contre tous. Vous n'avez pas pâli; je vous regardais. Vos deux coups de pistolet dans la glace m'ont ravi l'âme; j'ai battu des mains et me suis dit: Sauvé! c'était mon vœu... et si vous eussiez crié:—A moi! un ancien proscrit se fût levé, et vous eussiez vu...

D'un commun élan, Édouard et le conventionnel se tendirent la main, séparés par la distance de la Table-du-Roi, leurs bras retombèrent sur leurs épées.

—Voilà qui nous rappelle à notre devoir, ajouta M. Clavier.

—Encore un instant, monsieur. Ce cri, échappé à mademoiselle de Meilhan, vous a sans doute instruit de l'attachement qui s'est formé entre elle et moi. Cet attachement, que les malheurs de ma situation ont fait mystérieux, il est dans votre droit de le blâmer, de le trancher d'un coup d'épée, si le sort vous favorise; mais je me laisserai plutôt tuer sur place que de chercher à justifier en moi l'homme qui a menti dans sa fidélité à Caroline.

—Je ne suis point ici pour vous adresser des reproches de femme; je leur abandonne le privilége de vous décerner ou de vous refuser à leur tribunal le prix de constance. Je vous accuse, moi, et je viens essayer de vous punir pour avoir troublé l'existence de mademoiselle de Meilhan; pour l'avoir séduite: oui! car vous vous êtes fait aimer,—triomphe facile sur le cœur d'une enfant,—et pour l'avoir lâchement trompée en la nourrissant d'illusions sans but. Quel était le vôtre?

—De l'épouser, monsieur.

—Mensonge! Votre tête est proscrite, votre nom rayé de la société. A tort ou à raison, vous n'êtes plus qu'un criminel. Devant quel magistrat, au pied de quel prêtre porteriez-vous votre demande en mariage? Celui-là vous lirait votre sentence, celui-ci, la prière des morts! Jeune homme, il vous est permis d'avoir du courage pour vous-même, de jouer votre vie au milieu des folies d'un bal, de vous rendre au fond d'une forêt où, sur un coup de sifflet, un ennemi moins généreux que moi rassemblerait autour de vous tous les gens de la justice; mais il vous est défendu de faire partager vos funestes témérités à une femme, à une épouse. Risqueriez-vous votre mère, votre sœur, à cette chance? Est-ce aimer une femme, dites, que de lui réserver pour toit l'exil, pour protection la hache du bourreau, et le titre de veuve aussitôt que celui d'épouse?

—Je m'étais dit tout cela, monsieur; mais j'espérais en des temps meilleurs où, les haines politiques assouvies, je reprenais mon rang dans le monde. La sainteté des serments traverse, chez une âme sincère, les circonstances difficiles de la vie. Nos ennemis ne régneront pas toujours; peut-être se lasseront-ils de proscrire. Enfin on compte un peu sur la justice de Dieu, quand même on n'espérerait plus dans celle des hommes.

—C'est-à-dire, monsieur, que pour épouser mademoiselle Caroline, vous comptez sur une révolution, pas à moins; sur un changement de dynastie. Savez-vous que c'est plus long à attendre que la mort d'un oncle?

—J'avais des espérances moins difficiles à réaliser, et que j'étais disposé à répandre dans vos mains, continua Édouard, si vous m'eussiez écouté avec plus de sang-froid.

—Vous comptez sur votre grâce, je vous entends; espérance des dupes du parti. Une grâce! La mort commuée en lâcheté, vous appelez cela une grâce; triste équivalent de ceci: «Moi, homme de parti, je me repens; moi, souverain, je vous pardonne.» Notre grâce, à nous qui combattions la trahison sous la république, et le despotisme sous l'empire, c'était un couteau qui tombât d'aplomb, avec ses trois cents livres, entre la tête et les épaules; c'était une balle qui allât droit au cœur.

—Non, je n'attends pas de grâce! se récria Édouard. Par pitié, monsieur, soyez plus généreux dans vos paroles! J'aime la vie: je n'ai pas vingt-huit ans; mon cœur, comme le fut le vôtre, est plein de pensées d'avenir; mais, de même que j'ai déjà sacrifié à la sainte cause qui m'anime la moitié de ma fortune, ma liberté et ma vie, je sacrifierais encore l'espoir, cette seconde vie, cette dernière ressource des proscrits, s'il me fallait ravoir tous ces biens au profit de ma grâce. Cathelineau n'en demanda pas: c'était un paysan; il a montré l'exemple à de plus nobles. Point de grâce! celle de Dieu exceptée.

—Enfant, vous méritez de mourir, car une longue vie glacerait cette résolution sublime. Oui: vous êtes du sang qui plaît aux révolutions, qu'importe la cause; de celui que versent leurs martyrs. Vergniaud, Danton, Charette, trois grands morts: Vergniaud, la tête d'une révolution; Danton le bras, Charette le cœur: ce sont les pasteurs de l'humanité, de tels caractères. Ils vont au devant du troupeau; ils tombent les premiers, dans la nuit où ils marchent, si un précipice s'ouvre sur leurs pas; mais les premiers ils ont vu l'étoile, si l'on arrive. Les hommes ne valent que par ces temps de lutte qui les retrempent. Il y a des races, et j'ai la fierté d'en descendre, condamnées à combattre pour les droits de l'égalité sur la terre, jusqu'à ce qu'elle soit établie; il en est, au contraire, et vous en descendez aussi, faites pour troubler ce niveau par des couronnes. Mais le monde a commencé par deux frères: il faut qu'il finisse par là.

Cette intimité d'enthousiasme rapprochait, par l'attrait de la conviction, ces deux représentants d'opinions si opposées. Une seconde fois le conventionnel s'était vu prêt à presser dans sa main la main du jeune royaliste; mais une seconde fois sa colère lui était revenue en rencontrant les armes déposées sous le manteau.

La nuit venait; la teinte pâle d'une soirée d'automne bordait l'horizon. A l'orient sombre, abandonné depuis longtemps par le soleil, nageaient des vapeurs, îles de nuages, entre lesquelles sortaient, comme du fond d'un lac, des baguettes rouges, expirante végétation de la forêt. A travers cette claire-voie, et dans la zone vive où la transparence de l'air n'avait pas perdu sa pureté, luisait déjà la ciselure indécise de quelques étoiles froides et polies comme le diamant. Par la condensation progressive du brouillard, les distances diminuaient dans le prolongement des allées. A vingt pas de chacune des douze routes, l'espace était cerné autour du rond-point de la Table, en ceinture nuageuse. La coupole du ciel semblait assise sur cette rotonde, et l'éclat en était plus vif du fond de cet entonnoir vaporeux.

—Utilisons les faibles clartés que nous laisse la fuite du jour, reprit, après la diversion qui s'était faite, le vieux conventionnel; celui de nous qui ne doit pas rester ici aura assez de peine, si nous ne nous hâtons, à retrouver la sortie du bois.

Il s'empara ensuite des deux épées et les présenta à Édouard, afin qu'il choisît celle qui serait le plus à sa main.

Je suis fort indifférent, ajouta M. Clavier, sur le choix des armes que vous et moi avons apportées. Je vous dois cependant cet aveu, que si je n'ai jamais été assez adroit ni assez exercé pour être sûr de tuer mon adversaire, je n'ai jamais été assez mal avisé non plus pour m'exposer à ses coups, dépourvu de toute expérience dans les armes. A une époque de ma jeunesse où je pouvais sans orgueil émettre mon opinion sur la moralité du duel, je pensais que l'extrême adresse mettait la victoire au niveau de l'assassinat, qu'il fallait laisser une place au doute, afin que la conscience y trouvât un refuge après la mort d'un ennemi.

—Monsieur, répondit Édouard, qui répugnait à se servir d'une épée contre un vieillard, et qui cherchait à éterniser les prétextes pour que la nuit arrivât et rendît impossible cette lutte disproportionnée, monsieur, sur le champ où nous sommes, les révélations de la nature de celle que vous venez de faire ne sont, entre gens décidés, ni de la fatuité ni de la peur. J'userai de la même franchise, avec moins de droit que vous à être cru. Vous m'y autorisez: prenez d'avance mon avis pour ce qu'il vaut. Ma force à l'épée est supérieure; mon adresse à cette arme est même malheureuse. Je suis presque toujours revenu seul d'une rencontre. Contre vous je manque donc de ce doute qui fait que la conscience ne s'impute jamais le succès d'un duel à crime: vous voudrez m'en épargner un.

—Soit, dit en frémissant M. Clavier, indigné en lui-même d'avoir employé contre son adversaire un argument à deux fins. Je vous remercie de la franchise,—son poignet froissait la garde de son épée,—bien que je m'en fusse passé, je vous l'avoue. Ah! vous êtes fort à l'épée; c'est quelque chose, le complément d'une bonne éducation.—Ses paupières blanches suivaient le coup d'œil aigu qu'il lançait à Édouard.—Mais que n'attendiez-vous, pour m'apprendre votre adresse à cette arme, jusque après notre duel? Vous prétendez n'être presque jamais sorti du champ du combat accompagné de votre adversaire: c'est possible, oui! très-possible... l'avertissement est humain; mais beaucoup en ont usé comme moyen d'épouvante sur leur ennemi. Tenez,—le vieillard ne se contenait plus,—je ne vous crois pas; je ne vous croirai qu'après quelques passes... Êtes-vous prêt?

La pointe de l'épée du conventionnel s'abaissa devant la poitrine d'Édouard.

—A ne pas me battre avec vous, voilà à quoi je suis irrévocablement prêt, répondit Édouard en brisant son épée sur la Table-du-Roi.

—Je ne m'attendais pas à cette action héroïque, s'écria M. Clavier, dont la colère, sans s'éteindre, descendit à la raillerie. Vous êtes, cela se voit, homme de cour et plein de procédés chevaleresques. Mais apprenez-le de moi, monsieur: pour répandre de si haut la générosité d'âme, il faut avoir la supériorité dans l'offense et l'avantage sur le terrain. A défaut, cette magnanimité n'est qu'une parade de théâtre: nous n'avons personne ici pour applaudir. Vous vous êtes trop hâté, jeune homme, de m'épargner: vous pourriez vous en repentir dans un instant. Choisissez de ces deux pistolets. A cette arme, une générosité pareille à celle dont vous venez de faire usage ne sauverait rien; car si la balle du jeune homme s'égare, la balle du vieillard tue.

—On n'y voit plus qu'à dix pas, répondit Édouard.

—A dix pas donc. Chargeons nos armes l'un devant l'autre: donnez-moi ma balle; choisissez la vôtre. Comptons les pas.

—Un dernier mot, dit Édouard.

—J'écoute, monsieur.—Le vieillard arma son pistolet.

—Dites-moi clairement, comme le juge au condamné, entre tous les torts que j'ai envers vous, celui pour lequel vous exigez que je meure, si je ne vous donne la mort. Avant de sortir de ce monde, ou en m'en allant tout seul de cette forêt, que je sache l'énormité de ma faute et que je m'en repente mentalement.

—Votre faute,—M. Clavier se rapprocha d'Édouard,—n'est pas d'avoir sans mon consentement aimé Caroline,—tort de jeune homme que cela.—Votre faute n'est pas dans la rivalité que vous lui avez infligée,—je vous crois assez puni, si vous l'aimez, par l'état où vous l'avez plongée hier; votre faute n'est pas dans l'impossibilité où vous paraissez être de ne l'épouser jamais. Vous ne sauriez que trop démentir mes prévisions et mes menaces en m'écrivant, de l'Angleterre ou de la Hollande, que mademoiselle de Meilhan est à vous.

—Où donc est-elle, ma faute, monsieur, vous qui allez, avec des paroles de pardon, au devant de tout ce dont je m'étais accusé avant de me soumettre à votre autorité pour la fléchir?

—Votre faute, répondit le vieillard, est dans la pureté même de vos intentions. Vous aimez mademoiselle de Meilhan, et vous espérez l'épouser. Eh bien, j'aurais préféré que vous fussiez un libertin follement aimé d'elle, que le jeune homme religieux dans sa parole; j'aurais préféré, oui,—que vous l'eussiez abusée par vos promesses, que de vous savoir prêt à partager avec elle votre nom et vos titres.

—Je ne vous comprends pas, s'écria Édouard exaspéré.

—Vendéen, vous ne comprenez pas un républicain; le chouan ne devine pas le bleu? Caroline n'est pas ma fille: elle est mieux que cela; elle est ma conquête; la seule palme que j'aie arrachée dans mes sanglantes luttes avec les vôtres. C'est la dernière branche d'une race noble que j'ai coupée à un tronc qui n'en poussera plus, grâce à moi! Et tu viens, quand j'ai tué tous les aïeux de cette enfant, quand j'ai volé sa mère, à qui je l'ai volée, tu viens, toi, avec tes châteaux, tes titres, ton nom, tes préjugés, mêler ta séve abondante et impure à cette séve pour la perpétuer; tu viens planter des nobles là où j'ai préparé le terrain pour la moisson plébéienne; tu viens greffer des comtes où j'attendais le rameau roturier qui, de ses larges feuilles, aurait ombragé ma vieillesse. Et qui donc me payera? les enfants que tu auras de Caroline? mais ils me maudiraient pour avoir tué leurs aïeux. Je veux pour ma mort, monsieur, le repos que je n'ai pas eu pour ma vie. Il a été assez chèrement acheté pour que j'en sois jaloux. Ah! vous ignorez les nuits maudites que passe un homme de parti qui a travaillé à une révolution. Parfois je doute sur mon oreiller; parfois j'ai peur: si je m'étais trompé! Alors je me lève sur mon séant, j'appelle, je crie, mes cheveux blancs se dressent sur ma tête, et je ne m'apaise que lorsque Caroline, cet ange de mes nuits, paraît à mon chevet, ses blonds cheveux répandus sur ses épaules nues, une lampe à la main: «Dormez bien, me dit-elle, car vous avez sauvé ma mère.» Et je dors. Et vous m'enlèveriez mon sommeil? Mais cette enfant, c'est mon pardon peut-être: qui sait? Elle ne sera qu'à l'homme dont mes convictions et mes serments n'auront pas à rougir. Devenue votre femme, elle ne serait plus ma fille, mais mon ennemie; elle se retremperait dans votre fanatisme. Démentez-moi, si vous l'osez. Et vous me laisseriez seul avec le doute! plutôt la mort. Il faut donc que je vous la donne ou que je la reçoive de vous. Maintenant vous m'avez compris: préparez-vous, monsieur, tirez!

Le conventionnel s'était placé à cinq pas en face d'Édouard, la nuit ne permettant plus de se battre à une distance plus éloignée.

—Monsieur, cria Édouard, nous sommes seuls, sans témoins. Les lois considéreraient votre mort comme un assassinat que j'aurais commis.

—N'êtes-vous pas déjà condamné à mourir? Serez-vous tué deux fois?

—Mais vous, monsieur, si vous survivez, de quelle excuse vous servirez-vous devant le juge qui vous demandera compte de ma mort?

—Cette forêt est sombre, monsieur: trois lieues de silence nous enveloppent. Vous mort, je me retirerai à pas lents, sans soupçon, sans poursuite. Demain, quand on vous relèvera, la justice n'attribuera votre mort qu'au résultat de la lutte où vous vous serez engagé pour échapper à ses gens. Votre sentence sera exécutée.

—Assassinez-moi, monsieur; je ne me battrai pas sans témoins.

Le vieillard déposa son chapeau sur la Table, se mit en ligne et ajusta: le coup allait partir. Un bruit se fait entendre dans l'une des allées; il est suivi d'un autre bruit; ils semblent concertés pour envahir le rond-point. M. Clavier abaisse son arme, il écoute: ces bruits se rapprochent toujours sous un double écho. On dirait un cheval ou plusieurs chevaux qui se hâtent d'arriver.

—C'est la gendarmerie! se confient avec terreur les deux adversaires.

—Je suis poursuivi!

—On vous cherche!

—Ils vont m'arrêter!

—Vous êtes perdu! Tenez, monsieur, faites feu avec ces deux pistolets, si l'on vous découvre sous la Table où je vous ordonne de vous cacher. Cachez-vous!

Un seul cheval pénétra, fumant de sueur, dans le carrefour, et si violemment, que ses deux jambes portèrent sur la Table d'où jaillirent des étincelles. Le cavalier fut renversé sur le sable. Une femme se releva pâle et la joue ensanglantée.

—Seul! monsieur. Vous l'avez donc tué?

—Madame Maurice! vous! c'était donc vous! le bal de Senlis... M. Clavier ne put en dire davantage.

—C'était elle! dit une autre voix plus étonnée encore.

—Caroline! que venez-vous faire ici? Sortez donc, monsieur; ce ne sont que des femmes, et elles vous connaissent assez toutes deux, j'imagine, pour ne pas être effrayées à votre aspect. Paraissez! venez les rassurer.

Édouard se montra à Léonide et à Caroline.

Il s'écoula un temps assez long avant qu'aucune des quatre personnes présentes à cette scène osât ouvrir une explication.

Assise sur le bord de la Table, Léonide laissait pendre ses bras le long de son corps, étouffée par son émotion, toute chargée de peur, d'amour et de mépris.

Les bras jetés autour du cou de M. Clavier, Caroline cachait sa tête blonde sur la poitrine du vieillard qui, la serrant de sa main gauche, fit signe à Édouard, de la droite, de reprendre la place qu'il occupait d'abord.

—Qu'allez-vous faire? s'informa Léonide.

—Reprendre nos différends où nous les avions laissés quand vous êtes venues. Vous ne prétendez pas vous y opposer?

—Mademoiselle de Meilhan! on va tuer M. Édouard: ne le souffrons pas! défendons-le; est-ce que nous sommes ici pour le voir mourir? C'est vous qu'il aime, vous le savez bien, ce n'est pas moi. C'est la vérité, mademoiselle. Aidez-moi à le sauver; et vous, fuyez, Édouard! La forêt est pleine d'hommes armés qui vous cherchent; la gendarmerie est depuis hier à votre poursuite. Oh! mon Dieu! parlez-moi. Vous vous taisez tous. Éloignez cette arme, vous, monsieur. Rien, ni l'un ni l'autre. Vous voulez donc mourir, vous, Édouard? vous voulez donc qu'on le tue, vous, mademoiselle? C'est pour vous que je parle; faites-moi écouter: joignez-vous à moi. Priez aussi.

—Vous l'aimez donc, madame? dit en montrant un côté de sa figure inondée de larmes, Caroline qui restait toujours attachée autour du cou de M. Clavier.

—Je l'aime... non pas comme vous, mademoiselle, d'amour, mais comme sa mère, sa sœur, comme tout le monde; cela n'est pas un crime. Il est notre ami. Je vous l'ai conservé; conservez-le-nous à votre tour; vous nous devez quelque reconnaissance. Vous ne l'aimez donc pas, vous à qui il faut tant en dire? Si j'étais votre rivale, j'aurais votre froideur, votre mépris, votre silence; si nous l'aimions également toutes deux, nous le laisserions périr: ce serait bonne vengeance; mais puisque je ne lui suis rien, que ce soit celle qui l'aime le plus qui le sauve! aidez-moi, à l'arracher d'ici, ou vous ne l'aimez pas.

—Pardon, murmurait tout bas, en pleurant sur l'épaule de M. Clavier, mademoiselle de Meilhan; pardon, monsieur, si je vous ai caché cette passion à laquelle s'attache aujourd'hui tant de honte pour moi, tant de colère pour vous. Je vous afflige bien. Venez, je vous dirai tout; partons. Je ne veux pas regarder le visage de cette méchante femme, de ce... je ne le nommerai plus, je ne le verrai plus, je vous le promets, et ce sacrifice est grand, monsieur, car je l'ai aimé. Mais éloignons-nous, je souffre.

M. Clavier se tournant vers Édouard:

—Partez, monsieur! Cette dame me fait pitié pour vous. Partez avec elle. Elle vous aime tant qu'il y aurait de la cruauté de votre part à ne pas la suivre. Enfin, monsieur, vous l'avez trouvé ce prétexte que vous cherchiez depuis deux heures pour ne pas vous battre. Vous avez du bonheur. Vous me trompiez donc lorsque vous m'assuriez que vous étiez toujours revenu seul d'une rencontre? A la suite de la nôtre, vous ne prévoyiez pas qu'une charmante femme vous accompagnerait jusque chez vous. Voulez-vous accepter le manteau de mademoiselle de Meilhan pour vous garantir du froid de la nuit?

—Taisez-vous, monsieur, taisez-vous! car vous m'avez insulté jusqu'à la joue: elle est brûlante de vos outrages. Débarrassez-vous de cette enfant qui vous cache la poitrine. Montrez-moi votre poitrine et mourez!

—Feu! donc! dit le sauvage régicide en exhalant un cri de joie féroce, et en rejetant Caroline sur le gazon.

—Que sommes-nous ici? demanda Léonide en arrêtant le bras du conventionnel.

Sur le geste de mort qu'avait répété Édouard, Caroline, relevée précipitamment de sa chute, s'était placée devant le pistolet de celui-ci, les bras ouverts.

—Vous êtes nos témoins, répliqua avec ironie le conventionnel; M. Édouard en voulait deux; vous êtes deux. Il est satisfait, que je le sois!

—Adieu! Caroline, adieu! murmura Édouard avec tristesse, un mot de pitié, un signe de pardon pour qui ne vous a jamais trahie: non, jamais!

—Vous me trompiez donc, moi? reprit Léonide en abandonnant le bras de M. Clavier pour se jeter entre Caroline et Édouard. Je ne croyais pas dire si vrai en assurant tantôt à mademoiselle, pour vous sauver, que vous ne m'aimiez pas. Ah! c'était la vérité. Dites aussi,—car c'est aussi la vérité,—que vous veniez prendre sur mes lèvres tous les baisers qu'il vous était défendu de prendre sur les lèvres de Caroline. Caroline, c'est un infâme, il vous mentait dans vos promenades au bois, la nuit, dans ses lettres, toujours et partout. Nous sommes sœurs, allez, dans ses trahisons; une fois, il s'est trompé, il m'a appelée de votre nom.

Édouard ne répondait plus: il était devant ses juges, face à face avec deux femmes qu'il avait trompées, et entre lesquelles un pistolet s'avançait menaçant.

Tout à coup le cheval de Léonide se mit à hennir et à ruer avec tant de violence, qu'il cassa la bride qui le retenait à l'une des barrières. Les oreilles droites, les naseaux ouverts, il s'élança dans un massif poursuivi par une terreur soudaine. Léonide court après lui, l'arrête et le ramène. Mais pendant ce temps une place était restée découverte sur la poitrine d'Édouard. M. Clavier ajuste.

Une détonation se fait entendre; tous les échos de la forêt la répètent; deux cris de femme y répondent.

Les deux hommes sont encore debout.

M. Clavier n'a pas déchargé son arme.

—La gendarmerie!

—C'est la gendarmerie qui a tiré, se répètent avec épouvante les quatre personnes.

—Elle nous a découverts! elle va nous arrêter, Édouard!

—Elle va vous tuer, monsieur, ajoute, d'un ton où la pitié avait remplacé une seconde fois la colère, le vieux conventionnel. Voilà à quoi ont servi vos retards. Qu'allons-nous faire? Fuir? on vient de tous côtés. Rester? c'est pour vous la mort, pour nous la complicité.

—Partez! répond Édouard en suppliant ces deux femmes qui, une minute auparavant, désiraient presque sa mort, et qui maintenant n'avaient plus que des vœux pour lui sur les lèvres, que des larmes pour lui dans les yeux; qui étaient devenues deux mères pour le défendre, au lieu de deux rivales pour le déchirer; partez tous trois, gagnez cette allée! La forêt est libre pour tout le monde; vous vous promeniez, vous avez été surpris par la nuit. Mais partez! partez! vous dis-je. Encore une minute, et il ne sera plus temps. Vous ne pouvez ni me sauver ni me défendre en restant.

Les supplications, les réponses, les prières, les refus, les adieux couraient, entrecoupés, du jeune homme aux deux femmes, des deux femmes à M. Clavier, qui froissait sa poitrine et frappait la terre du pied. On ne décidait rien, on se mourait d'indécision.

Les douze routes de la forêt étaient de plus en plus envahies par le bruit.

Et, pendant cette rumeur, folles de désespoir, les deux femmes rôdaient, à perdre haleine, autour du carrefour, à l'extrémité des douze routes, comme deux biches cernées par des chiens, pour distinguer, tantôt l'oreille à terre, tantôt au vent, de quel côté ne venaient pas les hommes à cheval afin de ménager une fuite à Édouard. Ils venaient de partout, le bruit était partout: sur la route de Senlis et sur ses deux moitiés, sur la route des Étangs et sur celle de Paris. Quand Léonide et Caroline revenaient à la Table rendre compte de ce qu'elles avaient entendu, leurs rapports se contredisaient; et, tandis qu'elles retournaient ensemble pour rectifier leurs indications, les chevaux et les hommes avaient gagné un quart de lieue. Ces pauvres femmes déliraient. Léonide avait un aspect d'autant plus singulier d'épouvante, qu'elle traînait avec elle par la bride son cheval qui caracolait et tournait aveuglément comme un cheval de meule. Aux derniers moments d'effroi, lorsque les gendarmes n'étaient plus qu'à la portée du pistolet, lorsqu'on entendait le reniflement des chevaux, lorsqu'on voyait luire, dans l'atmosphère de vapeur qu'ils soulèvent l'hiver autour d'eux, les plaques de cuivre et les poignées de sabre, Léonide se trouva brisée, sa tête tomba et flotta sur sa poitrine, ses jambes fléchirent; sa main, déchirée et enflée par la pression de la bride, ne la tint plus que machinalement. Elle était traînée par son cheval bien plus qu'elle ne le guidait.

Caroline était debout sur la Table-du-Roi, immobile comme un naufragé sur l'écueil que va couvrir la marée.

—Ce cheval, madame, ce cheval! donnez-le donc; et vous, monsieur, montez-le! cria M. Clavier. Prenez ces armes, cette épée, ces pistolets au poing, mon manteau, ma bourse; et précipitez-vous dans cette allée: c'est la route du Connétable; on la répare, personne n'y peut passer à cheval, passez-y! Sauvez-vous!

—Adieu, Édouard! crièrent les deux femmes. Dieu vous sauve!

—Adieu, monsieur! ayez pitié des proscrits! lui cria M. Clavier en piquant du tronçon de l'épée d'Édouard le ventre du cheval.

Le cheval partit, s'abattit, se releva, s'élança enfin dans l'allée du Connétable.

Quatre coups de fusil partirent dans la direction de cette allée; les balles passèrent en sifflant sur la tête des trois personnes restées dans le carrefour.

Le cheval d'Édouard s'abat encore.

—Mort peut-être!

On ne voit rien, mais on entend de nouveau le galop du cheval et une voix qui crie: Vive le roi!

Trente gendarmes à cheval pénètrent dans le carrefour.

—Où est-il?

—Qui? s'informe froidement M. Clavier.

—Le condamné? le Vendéen?

—Nous ne savons ce que vous voulez dire.

—N'avez-vous pas vu un homme à cheval?

—Pardon, messieurs.

—Il a pris cette allée, n'est-ce pas, celle du Connétable.

—Non, messieurs, il a gagné celle-ci.

—Sur votre honneur.

—Sur mon honneur.

M. Clavier mentait;—il sauvait une vie.

XXI

Le mariage est un sanctuaire antique; la faute en ferme les portes; le simple soupçon, précurseur de la faute, voile le soleil du tabernacle. Mots sonores et vides, le pardon et l'oubli sont des dieux domestiques qui n'existent pas dans le cœur: la faiblesse les a élevés sur un socle d'argile; mais elle seule les a invoqués, parce qu'elle seule avait besoin d'y croire. En ménage, celui qui, après une irrégularité commise, a eu recours à l'oubli, a emprunté usurairement à la conscience de l'autre. Vient le jour, le moment où tous ces faux répits s'escomptent, où il faut payer. Les raccommodements, les pardons mutuels sont dans le mariage autant de semences de discorde répandues. La paix conclue aujourd'hui est la preuve de la guerre d'hier, la messagère du combat du lendemain. Il n'est de bien soudés que les corps qui ne sentent pas leur union; ceux-là résistent. Malheur au toit sous lequel la vie n'a pas sa monotonie sans fin, où elle ne se mire pas dans une eau unie; où la douleur et la joie, tissues avec une égale patience, n'offrent pas une trame simple à la résignation qui la supporte avec légèreté. Dignité, bonheur facile, au contraire, à ces familles saintes, inconnues, cachées, dont Dieu seul sait la demeure pour y veiller; dont les hommes n'ont pas aperçu le seuil pour le salir de leur boue. Quelle religion intelligente de la condition de l'homme et de ses espérances, que celle dont le doigt jaloux a séparé une femme entre toutes les femmes, un homme du milieu de tous les hommes, un champ de la vaste étendue du monde, un point du ciel du centre de ces univers, pour consacrer ensuite le pacte de l'amour et de la reproduction, pour l'enchaîner à la propriété, pour le ratifier plus tard dans le ciel où tout est éternité et possession. Admirables partages, sublimes exclusions, qui constituent les races, la patrie et l'avenir.

C'est cet ensemble si simple et si fort qui parle haut à l'oreille de ceux qui, dans les douleurs du moment, maudissent la captivité du mariage, pour n'en sortir que comme d'un combat, morts ou meurtriers. L'infraction à ces lois immuables, quelque petite qu'elle soit, ne se produit jamais sans atteindre aux grands cercles régulateurs. Jetez une pierre dans l'Océan; chaque goutte d'eau aura sa vibration: jetez une erreur dans le monde moral, une faute dans le mariage, l'agitation ira loin; elle ira en frémissant gagner les bords de la circonférence. Reste à maudire Dieu et la société: impuissance! Voyez comme le ciel est haut!

Maurice et sa femme éprouvaient, mêlée à des peines considérables, une tristesse sourde. Quelque complet qu'ils s'efforçassent de se peindre l'éclaircissement de l'après-midi, celui-là avait gardé la pointe du doute dans le cœur; celle-ci sentait sa chute et son abaissement sous sa victoire même. Au milieu de la lutte, sans qu'ils s'en fussent aperçus, l'anneau conjugal était tombé à terre et s'était faussé: c'est qu'il n'appartient pas au raisonnement, ce juge partial, de remplacer la paix et la conscience, cette raison du cœur.

D'ailleurs, un incident, dont diverses particularités se nouaient mal pour Maurice, le ramenait malgré lui, par des voies souterraines où il s'enfonçait de plus en plus avec terreur, à ses premières défiances sur la liaison de Léonide avec Édouard. Pourquoi Édouard, après les explications qu'il avait eues avec lui, n'avait-il voulu partir que le lendemain, et n'avait-il pas accepté d'être accompagné de son meilleur, de son seul ami?

Il eût bien désiré dissiper ces épaisses ténèbres en interrogeant Léonide; mais il craignit de trouver encore, dans l'embarras de nouvelles réponses, la confirmation de ses terreurs. Il avait peur de recommencer une scène où, plus puni que dans la précédente, il resterait sans excuse en remportant l'affront d'une victoire.

Léonide n'avait plus que ce courage hébété qui s'empare des femmes aux moments désespérés; moments où elles sont enfin décidées à dépenser de l'énergie comme pour une bonne cause. Peut-être l'instinct de leur soumission naturelle les pousse-t-il à tendre la joue, sachant, si elles sont lâches, qu'un soufflet déshonore sans tuer; ou à livrer leur poitrine, si elles sont braves, sachant aussi qu'un coup de poignard tue et ne déshonore pas. Placées entre ces deux alternatives extrêmes de lâcheté et de courage, au delà desquelles il n'y a plus rien, leur parti est pris; leur choix est arrêté.

Léonide et Maurice étaient assis auprès du feu qui sifflait et moirait de ses ondulations leurs pieds alors séparés de toute la longueur du foyer. Au dehors, les giboulées de mars remuaient et roulaient la forêt comme un fagot de bois. Tantôt des bouffées de neige blanchissaient la pelouse, et tantôt des irrigations abondantes effaçaient ce tapis et le dissipaient en une fumée dont l'odeur froide allait à travers les fentes des portes glisser le frisson. Triste soirée d'hiver.

On sonna.

—Qui donc ce peut-il être? réfléchit Maurice.

—Mon frère, probablement.

—Il n'est que dix heures; et Victor m'a dit qu'il ne serait pas ici avant minuit.

On avait ouvert à M. Clavier; il entra dans le salon, laissant après lui une longue trace d'eau; son chapeau et son manteau bleu étaient affaissés sous la neige. Il était plus défait que de coutume.

—Vous, chez moi, à cette heure! monsieur Clavier.

—Moi-même, monsieur Maurice.

—Mais vous êtes inondé; approchez-vous du feu, approchez-vous. Si vous aviez à me parler, que ne me faisiez-vous appeler, monsieur Clavier?

—Je n'ai pas songé à toutes ces précautions.

—Mais comme vous êtes ému!

—Un peu, je l'avoue.

Léonide se leva et sortit; Maurice ne la retint pas.

—Monsieur Édouard de Calvaincourt est en route pour Paris; je ne vous apprends rien, n'est-ce pas, Maurice?

Maurice faillit être renversé de surprise à ces premières paroles de M. Clavier.

—Vous connaissez! vous connaissez monsieur Édouard de Calvaincourt?

Il recula sa chaise.

—Depuis hier.

—Et où l'avez-vous connu?

—Au bal de Senlis, et j'ai achevé la connaissance ce soir même dans la forêt, à la Table-du-Roi.

Si M. Clavier n'eût parlé avec tout son sang-froid ordinaire, Maurice l'aurait cru fou. Édouard au bal! Un rendez-vous dans la forêt!

—Dans ce moment, continua M. Clavier, il traverse les bois qui sont entre Chantilly et Paris. S'il est à Paris avant le jour, ainsi que je l'espère, il aura évité d'être pris par la gendarmerie.

—Mais où donc l'avez-vous quitté, et pourquoi étiez-vous avec lui?

—La circonstance qui nous a mis face à face, lui et moi, dans la forêt, ne vaudrait guère la peine d'être divulguée si elle n'expliquait ma présence chez vous à cette heure. Monsieur Édouard et moi avions une affaire d'honneur à vider. Nous avons été dérangés au milieu de la partie par des gendarmes qui le poursuivaient.

Un rocher se détacha de la poitrine de Maurice. La dernière obscurité de la conduite d'Édouard s'évanouissait; Édouard ne s'était obstiné à retarder son voyage de Paris qu'afin de ne pas manquer à ce duel: cela devenait évident. Il osa interroger M. Clavier.

—Et pourquoi ce duel?

—Je répondrai à votre question par un reproche, Maurice. Quoi! vous cachiez ce jeune homme chez vous, vous mesuriez ses pas; il n'avait pas une pensée qu'il dût naturellement vous taire, et vous ne m'avez pas averti.

—Le pouvais-je? Ce matin seulement son amour pour mademoiselle de Meilhan m'a été révélé.

—De qui le tenez-vous, Maurice, cet aveu?

—De lui-même, forcé qu'il était d'éclaircir devant moi le motif qui s'opposait à ce qu'il partît sur-le-champ de Chantilly, lorsque je l'exigeais.

—Voilà qui se déroule à merveille, pensa de son côté M. Clavier. La scène du bal aura été rapportée à Maurice; une explication foudroyante s'en sera suivie entre lui et sa femme; la conclusion aura été le départ immédiat de M. de Calvaincourt. Maurice sait tout; mes restrictions seront comprises.

—Ce jeune homme, poursuivit-il, résume en lui la bravoure et l'ignominie de sa caste.

—N'êtes-vous pas trop dur pour lui?

L'adoucissement parut étrange à M. Clavier dans la bouche de Maurice.

—Trop dur! quand il a détruit pour jamais le repos de mademoiselle de Meilhan, le mien. Que va-t-elle devenir, dites?

—Nous étoufferons avec prudence, rassurez-vous, l'éclat de cette faiblesse; cela n'est ni impossible ni difficile. Personne ne connaissait ici monsieur Édouard. Par quelle conjecture s'élèverait-on à la supposition de leur intimité?

Tristement, et en secouant les pans de son manteau, où la neige commençait à fondre, M. Clavier répondait après une pause:

—Le mal est plus grand que nous ne pensons. Mademoiselle de Meilhan aime ce jeune homme; elle l'aime beaucoup et de tout l'attachement dont elle n'a pu se défendre pour un proscrit, beau, d'un rang surtout qui le rehausse à ses yeux. Il y a un caractère de tristesse incurable dans l'abattement de son visage, depuis la scène du duel de ce soir...

—On lui a donc imprudemment appris ce duel? coupa d'un mouvement brusque Maurice.

—Elle s'y trouvait.

Ici la voix de M. Clavier s'éteignit, et, par degré, étouffée par la douleur, elle ne fut presque plus distincte. La secousse de cette si fatale journée avait vieilli de dix ans le conventionnel; ses derniers éclats d'énergie s'étaient consumés dans son entrevue avec Édouard. Verdi par le froid, fatigué de sa course dans la forêt, anéanti par le découragement, le corps et l'âme brisés, à peine eut-il la force de prendre la main de Maurice et de lui exprimer, par une étreinte muette, le coup dont il était frappé. Des larmes glacées coulaient de ses joues sur ses vêtements souillés.

—Ceci me tuera, Maurice.

Après bien des minutes écoulées, lorsque le feu pâlissait, lorsque les lumières ne répandaient presque plus de jour dans l'appartement, Maurice osa faiblement lui dire:

—Pourquoi ne les marieriez-vous pas?

—Jamais! avec cet homme; jamais!

—Et pourquoi ce refus de fer? Posséderiez-vous sur ce jeune homme la connaissance de quelques particularités qui justifieraient votre réprobation? Je dois vous détromper, ou, en toute sincérité, il faut que vous me communiquiez vos répugnances. Il a un caractère élevé, de la fortune...

—Il est noble, interrompit sèchement M. Clavier; vous n'avez donc pas lu mon testament?

—Non! aucun motif ne m'y obligeait.

—Vous y auriez vu, Maurice, que mon dernier soupir est la dernière expression de ma colère contre la race maudite d'où sort monsieur de Calvaincourt. Dans ce testament, je me suis dépouillé de tous mes biens en faveur de mademoiselle de Meilhan; mais, sous peine de se voir déshéritée par le même acte, je lui ai interdit le mariage avec tout homme de naissance.

—Revenez, il en est encore temps, revenez, monsieur Clavier, sur cette détermination de haine. Vous en avez le droit; ayez-en la courageuse volonté. N'altérez point le cours d'une belle vie par une tache de fanatisme politique.

—Je ne mentirai point, Maurice, à la plus fidèle énergie dont j'aie soutenu ma carrière. Ceci n'est point une vengeance, c'est de la fermeté; ce n'est point une erreur, c'est la conclusion d'une inflexible direction de pensées. Puisque les hommes n'ont pas osé nous condamner ou nous absoudre, c'est à nous de nous juger. Revenir sur le passé pour le détruire, c'est nous annuler; et nos principes ne sont pas de ceux dont on fait deux parts; l'une consacrée à l'action, l'autre au repentir. Le régicide qui donne sa fille au noble contracte avec la royauté.

—Oui, mais Caroline n'est pas votre fille, monsieur! et vos maximes ne l'atteignent pas.

—Elle n'est pas ma fille!—jamais elle ne m'a dit cela. Vous êtes cruel, Maurice. Elle n'est pas ma fille! et tout ce que Dieu a déposé d'amour dans mon cœur a été pour elle; et tout ce que j'ai eu d'espérance sur la terre a été pour elle. Enfant je l'ai bercée; jeune fille, je lui ai mis des trésors de vertu dans l'âme; femme, je lui lègue ma fortune, et la pose si haut, qu'elle pourra voir de sa couche nuptiale plus de châteaux et de terres que ses parents ne lui en ont laissé. Que fait-on pour ses enfants, que je n'aie fait pour elle? Elle est ma fille?—Que suis-je donc pour elle?

—Tout, excepté son père. Et le fussiez-vous, la loi brise votre testament. La loi ne s'associe point à ces restrictions dont vous accompagnez le legs de mademoiselle de Meilhan. La justice ne ratifie point les mille bizarreries de la haine. Homme, je vous ai blâmé; magistrat, je vous condamne. Votre testament est nul.

—Et à qui passeront mes biens, à défaut de l'exécution de mon testament?

—Qui peut le prévoir? Après d'éternels procès, à l'État peut-être.

—A l'État! répéta sourdement M. Clavier; à l'État!

Le coup l'avait étourdi. L'or, péniblement amassé, de cinquante ans de vengeance se tournait en feuilles sèches. Peu appris des choses de ce monde, il n'était que l'homme des révolutions. Son idée fixe avait été une erreur. Il n'eût pas été plus triste de la mort de Caroline; il eût été moins triste; n'était-ce pas la perdre doublement que de la voir devenir le gage fécond d'une race abhorrée?—Le vieux lion baissa la tête et se tut.

Positif comme un chiffre, et, par caractère comme par état, ne laissant jamais une conséquence en suspens, Maurice ajouta:

—Vous avez eu peut-être tort, monsieur, de considérer l'exhérédation qui frapperait mademoiselle de Meilhan, comme l'infaillible moyen de la ramener à votre volonté. Elle aurait renoncé, soyez-en sûr, à l'héritage, pour se marier à son gré.

—Vous n'imaginez donc, s'écria M. Clavier, aucun moyen de me tirer de là?

—Aucun.

—Quoi! céder! mentir, se rétracter, lorsqu'on touche au terme! Apostasier au tombeau! Avoir vaincu les préjugés et l'opinion, et s'arrêter et se heurter, et se meurtrir et périr à rencontre d'un fétu de loi! La révolution ne l'a donc pas vue, cette loi qui réduit la puissance paternelle à rien?

—C'est une loi de la révolution.

—Stupide! murmura le conventionnel; n'importe, ces propriétés ne seront pas à lui, non! ni à elle. J'en brûlerai les titres: personne ne les aura. Au premier passant je lègue tout. Ne me parlez plus de cela.

—Soit, répondit Maurice, je me tais; j'allais cependant tenter de vous persuader combien monsieur de Calvaincourt eût rendu heureuse mademoiselle de Meilhan par la loyauté de son caractère et la générosité de son cœur.

M. Clavier eut peine à réprimer l'expression ironique de son sourire à cette opinion si bienveillante de Maurice; il ne fut pourtant pas assez maître de lui-même pour ne pas répliquer:

—Lui! la rendre heureuse! vous croyez... En avez-vous la certitude? la ferme certitude?

—Mais!... oui... On supposerait que vous avez des raisons meilleures que les miennes pour ne pas me croire; le connaîtriez-vous mieux que moi!

Sous le regard fixe de M. Clavier, Maurice était passé, sans le sentir lui-même, du ton de la conviction à celui de la défiance. De toutes les clartés sinistres dont il avait été blessé pendant la journée, celle-là l'offensa le plus. La parole de M. Clavier était aiguë. Maurice avait rougi de honte.

—Et moi je vous assure du contraire, Maurice; monsieur de Calvaincourt a des passions plus partagées que ses principes, croyez-le; mais nous n'avons pas à nous occuper de lui autrement; passons.

Maurice s'arrêta à cette insinuation de M. Clavier; il fut pétrifié.—Il imagina qu'il était déjà de notoriété que sa femme l'avait perdu dans l'opinion. La voix publique se trahissait par la bouche de M. Clavier; et aussitôt la scène du caveau, le départ d'Édouard, l'entrevue du cabinet, revinrent à son esprit pour s'expliquer dans le sens de ses premières impressions.

—Oui, répondit-il machinalement, ne nous occupons plus de cet homme. Enveloppons de silence le malheur qu'il a attiré sur votre maison. Le bruit ne répare rien. Nous consolerons mademoiselle de Meilhan; son enfant sera élevé avec mystère, loin d'ici. On en a caché dans des positions plus difficiles.

M. Clavier se leva tout d'un trait.

—L'un de nous se trompe. De quel enfant parlez-vous?

—De celui que porte mademoiselle de Meilhan, et duquel vous auriez pu compromettre la vie, par l'effroi causé par votre duel.

—Un enfant! un enfant! Avez-vous toute votre raison, Maurice?

—Et pourquoi donc ce duel, si vous ignoriez l'événement que j'ai l'air de vous apprendre?

—Oh! je ne l'ai pas tué!—Qui me vengera maintenant? qui me vengera?

M. Clavier et Maurice, par un mouvement spontané, quittèrent leurs places, laissant dans son coin Léonide qui, rentrée depuis quelques minutes, semblait écrasée sous les éclats d'une double malédiction. Son regard jaillissait de dessous ses longues paupières, et plongeait dans le feu.

Se prenant sous le bras, les deux offensés se promenèrent en silence.

Maurice conduisit M. Clavier près de la fenêtre.

Il se fit longtemps violence, il se combattit avant de s'abandonner à la complicité qui allait lier sa haine à la haine de M. Clavier, avant de s'ouvrir au vieillard. La colère, l'indignation, un reste de respect pour l'opinion publique, fantôme toujours debout devant lui au moment d'agir; plus impérieux que ce respect, le besoin de se montrer homme devant un homme, celui de se grandir à la noblesse de mari outragé, quand un vieillard s'exaltait comme un père pour l'honneur d'une femme qui n'était pas sa fille, précipitaient, enchaînaient les mots prêts à sortir de la bouche de Maurice. M. Clavier prêtait une oreille avide. Quelque violente que fût la résolution de Maurice, il était disposé à la partager, cela était écrit sur son visage, pourvu qu'elle fût une vengeance. Il semblait craindre de mourir pendant l'indécision dont il attendait la fin. Parlez! criaient ses nerfs agités, ses muscles en contraction, ses genoux tremblants.

—Parlez! mais parlez donc!

—J'ai, à côté, dit enfin Maurice, en désignant son Étude...

—Quoi? à côté?

—Des papiers...

—Eh bien, ces papiers?

—Il m'y a forcé, mon Dieu!

—Oui! il vous a insulté comme moi, dit amèrement le vieillard; c'est connu. Mais ces papiers? ces papiers?...

—C'est connu, dites-vous!

—Je ne prétends pas cela; mais achevez, ces papiers contiennent... Que contiennent-ils?

—Un plan complet pour attaquer, ruiner, exterminer la Vendée et tous ses habitants en un mois.

—Et M. de Calvaincourt ira en Vendée, Maurice?

—Oui! oui! et tout ce qu'il possède est là.

—Ah! s'écria le vieillard, pourpre d'une affreuse joie, continuez.

—Je sais qu'il est à la tête de cette conspiration, qui éclatera tel jour, tel endroit, telle heure. L'heure, le jour, l'endroit, tout est dans ce plan de campagne. C'est un plan de campagne. Comment l'ai-je eu? qu'importe? Je l'ai. Voulez-vous le voir? Tous seront traqués, tous seront tués; on les prendra au piége qu'ils tendent. Il faut qu'ils s'y prennent, qu'ils meurent baignés dans leur sang, étouffés sous leurs chaumières et leurs châteaux en feu.

—Il mourra, ajouta M. Clavier, et lui avec les autres, avec ses frères. La fatalité me jette encore sous les pieds cette poignée de serpents mal écrasés par nous autrefois, dans leurs marais. Je croirais en Dieu, Maurice, rien qu'à de tels signes de prédestination. Qu'allons-nous faire maintenant?

—Je cours chercher ces papiers.—Je vous les remets.

—Oui!

—Vous partirez demain pour Paris.

—Oui!

—Arrivé à Paris, vous irez, sans délai, les porter au ministre de la guerre, qui fera le reste.

—Allez! Maurice, et que je parte sur-le-champ!

—Ils ne sont plus ici ces papiers, monsieur, dit Léonide, qui, sans bruit, était venue se placer derrière son mari pour entendre sa conversation avec M. Clavier.

Les deux hommes furent épouvantés.

—Qui les a donc volés, madame?

—Moi!

—Et qu'en avez-vous fait, madame? Parlez!

—Je les ai remis à celui dont ils pouvaient causer la ruine et la mort.

—A cet infâme Calvaincourt! madame, vous avez commis là une action odieuse. C'est une trahison domestique, c'est plus: vous avez lâchement prostitué à une satisfaction personnelle des papiers, et vous le saviez, qui auraient sauvé l'État. Vous avez, pour un caprice, avili, mis plus bas que la boue, la confiance dont la société me croit digne. Dès ce moment, je me considère comme cloué au poteau où l'on attache ceux qui vendent les secrets d'autrui pour en avoir les profits défendus. Le criminel n'est pas vous, ce sera moi! le notaire de Chantilly!

D'un accent glacé et avec l'assurance d'une femme qui ne craint plus de se dévoiler, même devant un témoin,—car M. Clavier avait apporté peu de ménagements à faire comprendre qu'il savait tout,—Léonide, par un miracle de mémoire dont la colère n'eût pas été capable, répéta mot pour mot les paroles de son mari, qui, ainsi que M. Clavier, fut terrassé par cette foudroyante répétition.

—Monsieur, vous alliez commettre là une action odieuse. C'est une trahison domestique; c'est plus, vous projetiez lâchement de prostituer à une satisfaction personnelle, des papiers, et vous le saviez, qui auraient sauvé l'État. Vous vouliez, pour un caprice, avilir, mettre plus bas que la boue, la confiance dont la société vous croit digne. Dès ce moment, je vous considérais déjà comme cloué au poteau où l'on attache ceux qui vendent les secrets d'autrui pour en avoir les profits défendus. La criminelle n'est pas moi, vous l'avez dit; le criminel c'est vous, le notaire de Chantilly!

Léonide se retira à pas lents.

Jamais hommes ne furent plus profondément percés de leurs propres armes que M. Clavier et Maurice.

—Adieu! dit M. Clavier en partant, adieu! Vous avez là une femme!...

—Et un état!... répéta Maurice une fois seul; un état!...

XXII

Maurice n'était plus cet homme flottant entre mille opinions sur la moralité de sa femme, et se rattachant toujours, par pureté de caractère, à la plus consolante, au risque de s'arrêter à la plus faible. M. Clavier lui avait soufflé une irrévocable conviction, quoiqu'il n'eût pas ouvertement parlé. Depuis ces insinuations involontaires entre sa femme et Édouard, en récapitulant au fond de sa mémoire les raisons qu'il avait seul à seul débattues auparavant pour douter de tout ce qui s'était passé, il éprouvait que ces mêmes raisons lui suffisaient à l'heure présente pour croire résolûment à la faute de Léonide. Sa certitude ne l'enorgueillissait pas. On a remarqué par quels efforts sur lui-même, emporté hors de sa clémence, il avait enfin obéi à la dignité de sa position outragée, en s'associant pour moitié à la vengeance de M. Clavier. Mais l'effort avait été accompli; il en avait fini avec les atermoiements de sa faiblesse. De sa part le simple soupçon n'eût été désormais qu'une lâcheté. Il lui fallait recourir à une détermination qui, sans appeler le scandale du dehors, le protégeât contre la honte assez répandue dont se couvrent beaucoup de gens qui, après être parvenus à la connaissance d'une vérité déshonorante, se résignent, s'habituent à vivre avec elle. Malheureusement Maurice n'atteignait point à la fermeté dont sa délicatesse le rendait capable, sans se ressouvenir qu'il avait disposé des trois cent mille francs déposés chez lui par Édouard. En vain se persuadait-il qu'il n'avait fait usage de cette somme que dans un moment où tout soupçon sur M. de Calvaincourt s'était évanoui; sa conscience blessée regrettait amèrement la nécessité pour lui d'être reconnaissant envers l'homme qui aurait introduit l'adultère dans son ménage. Cet homme était toujours en droit de considérer l'emploi illicite de son argent comme une compensation à la souillure qu'il avait commise. A défaut de sa part d'un aussi odieux raisonnement, le monde s'il était jamais instruit de leurs rapports,—et ne finit-il pas par tout savoir?—s'obstinerait à voir un marché en règle dans le trafic de ce dépôt. Alors Maurice frémissait jusqu'à la moelle des os; il se livrait aux blasphèmes les plus durs contre la Providence qui ne lui avait découvert l'abîme que lorsqu'il n'était plus temps de l'éviter; car Victor avait assurément déjà ménagé une destination aux cent mille écus d'Édouard; ils étaient déjà lancés sur la haute mer où voguent à pleines voiles les vaisseaux de la fortune. Oh! si Maurice eût pu les retirer, ces trois cent mille francs, fût-ce du fond d'un volcan, fût-ce au prix de dix ans de sa vie; s'il eût pu les sentir sous sa main pour courir les enfermer à triple clef, il eût été soulagé de la plus douloureuse partie de ses maux présents. Il eût alors dominé l'injure domestique qui l'atteignait; il se fût soumis avec fierté à la puissance aveugle de la fatalité. Mais le mal était sans doute accompli. Chaque minute rapprochait Victor de Chantilly; il devait être rendu à minuit, et il était deux heures.

Sous le long joug de ses pensées qui se livraient bataille dans sa tête, Maurice brûlait sur son siége. Il allait à la croisée pour écouter, dans les intervalles de l'orage, s'il n'entendait pas venir le cabriolet de son beau-frère. Le feu de la cheminée était presque éteint; de loin en loin le vent passait sur les lampes et en couchait les clartés mourantes. Il s'accouda sur le marbre de la cheminée, et sa figure pâle, et ses yeux caves, et son front dont les pensées décourageantes semblaient aussi se réfléchir, se reproduisaient dans la glace placée devant lui.

—Que dira-t-on? que j'étais ruiné, que j'avais joué à la Bourse, et que mon inconduite m'avait mené là, à recevoir de l'argent de l'amant de ma femme? On dira tout cela.

Maurice avait posé le doigt sur son front avec une effrayante énergie.

—Non! cela ne se peut, cela ne se doit pas. Qu'on meure quand on est seul, c'est permis; on ne laisse derrière soi que des moralistes bavards dont le métier est d'arranger, d'après quelques philosophes qui se sont empoisonnés, deux ou trois phrases ronflantes contre le suicide; mais se tuer pour ne pas faire banqueroute, c'est un vol de grand chemin; c'est un choix avantageux entre le procureur du roi et un pistolet; c'est la détermination d'un bandit: il n'y a là ni philosophie ni athéisme. Et je suis, moi, dans une alternative encore plus poignante que le débiteur fripon qui trompe le garde du commerce, et la contrainte par corps, au moyen de deux gros d'arsenic. Ma mémoire et mon cœur sont le sanctuaire de cent familles qui n'ont vécu, qui n'existent que par moi; leurs confidences de toutes les heures m'ont uni comme par le sang, aux pères, aux enfants, aux petits-enfants, aux maîtres, aux serviteurs, à tous. Moi mort, où vont-ils? La Justice arrive, fouille, déchire, éparpille, lit, confond mes notes, mes dépôts, mes papiers; des révélations sacrées deviennent des propos de journaux. Que de larmes délayées dans le sang!

C'est pourtant,—je n'y avais jamais sérieusement songé,—une mission de martyr que celle de répondre corps pour corps, faibles comme nous le sommes, de tant de gens qui ont peur eux-mêmes de leur fragilité. Économes, ils nous supposent plus économes qu'eux; honnêtes, ils s'en remettent aveuglément à notre honnêteté; intelligents, ils ne se dirigent que d'après nos lumières. Nous sommes donc meilleures que tout ce monde-là? qui l'a dit? qui le prouve? qui le veut ainsi? Oh! c'est une tyrannie d'une nouvelle espèce, celle de nous croire si infaillibles, que nous ne pouvons presque manquer de succomber.

Il est donc vrai alors, pensa Maurice avec une lucidité que les circonstances ne lui avaient jamais donné lieu d'exercer, que nous sommes épiés dans nos moindres actions par ceux dont nous sommes chargés de mener la vie et la fortune. Oui, on calcule nos dépenses, on pèse nos paroles, on suit nos traces. Malheur au sou prodigué en public, c'est un vol; c'est une trahison; malheur à la démarche faite dans l'ombre, c'est une subornation!

Qu'avons-nous pour nous payer de tout cela? quelle récompense?

—Holà! hé! Personne ne viendra donc m'ouvrir? voilà six fois que je sonne. Il est bien agréable d'attendre ainsi au vent et à la neige!

Maurice appela pour qu'on allât recevoir Victor.

—Percé jusqu'aux os! mon cher; la route est un vrai torrent. Je croyais ne jamais arriver au Mesnil-Aubry; les chevaux ont refusé: j'ai été obligé de prendre un supplément à la poste; mais enfin me voici! Il paraît que tu dormais comme le reste de la maison. Ni feu ni lumières ici, mais je gèle moi!—Voyons! du bois! Joseph, mettez de l'huile dans ces lampes.

—Je dormais, en effet, répondit Maurice; le froid m'a gagné, le sommeil m'a surpris. Veux-tu prendre un bouillon?

—Rien, assieds-toi là; l'affaire est terminée.

—Tu as donc disposé des trois cent mille francs?

—Et quoi donc? les aurais-je joués à la roulette? Tu as l'air tout étonné!

—Moi! non, je trouve seulement que tu es allé très-vite...

—Trop vite?

—Je dis très-vite.

—Comment l'entends-tu? N'étions-nous pas d'accord que je me hâterais d'acheter les dix maisons de La Chapelle, afin d'être possesseur du côté entier de la rue par où doit passer le chemin de fer de Saint-Denis?

—J'en conviens, Victor; mais j'étais loin de croire que tu terminerais avec tant de promptitude.

—J'avoue, Maurice, que j'ai déployé quelque activité à traiter avec les propriétaires, gens tenus de plus en plus sur leurs gardes par nos achats précipités; ladres tentés, à mesure que nous devenions plus forts acquéreurs, d'élever leurs chenils à des prix fous. Ils s'imaginent tous qu'il y a des trésors enfouis dans leurs caves, dès qu'on entre en marché avec eux. La joie de vendre leurs maisons trois fois leur valeur les pousse, en même temps que le regret de ne pas en tirer un meilleur parti les retient; ils se font courtiser, les misérables, autant que s'ils nous les cédaient pour rien.—Combien de millions espérez-vous gagner avec nos maisons? disent-ils en vous regardant jusqu'au fond des yeux.—Eh! eh! vous ruminez sans doute quelque projet d'or, monsieur? associez-nous: nous n'en dirons rien.—C'est un si beau quartier que le nôtre; c'est un véritable Paris.—Le roi aurait-il l'intention d'y venir demeurer? s'informent-ils sérieusement. C'est que nos maisons décupleraient de valeur; dame! vous vendre nos maisons, ce serait pour nous un marché de dupe. Si l'on rit en soi de leur extravagance, on les rend encore plus défiants, ils résistent. Si l'on garde le sérieux, ils se confirment pareillement dans la supposition qu'on les trompe. Quelque visage enfin que l'on emprunte, ils découvrent toujours dans vos discours des raisons pour estimer qu'on veut les voler. Ma foi! tu as raison, au fond, Maurice, d'être surpris de mon habileté de m'être rendu favorables ces corsaires-là.

—Ainsi, Victor, toutes les maisons de La Chapelle nous appartiennent?

—Toutes, comme au roi de France.

—Il ne reste donc maintenant que la réalisation du projet?

—Rien que cela. J'ai vu à ce sujet notre protecteur; il m'a assuré que le chemin de fer nous serait adjugé dans moins d'un mois. Terre! Maurice, nous touchons au port.

—Il n'y a plus d'obstacle, pense-t-il?

—Aucun, Maurice.

—Est-ce un homme solide? S'il traitait sous main avec quelque autre qui l'avantagerait plus que nous? J'ai parfois des ombrages.

—Folie! j'ai prévu tout, en lui promettant un prix inaccessible aux séductions.

—S'il perdait son emploi?

—Supposition monstrueuse! Ces gens-là ne se compromettent jamais.

—Si...

—Si! si! si le gouvernement était renversé, n'est-ce pas? comptes-tu beaucoup d'affaires manquées par la chute d'un trône? c'est placer un peu haut son désespoir; mais je ne t'ai jamais vu si timoré, Maurice...

—C'est que, Victor, je n'ai jamais aventuré si témérairement la fortune d'un de mes clients.

—Tu lui escompteras l'intérêt de son argent. Est-ce que cela n'est pas établi de toute éternité? Les clients ignorent-ils que tu roules sur leurs fonds? N'est-ce pas la vie de l'argent, la circulation? Qui saurait mauvais gré d'imprimer à l'argent son mouvement naturel, sans compromettre les droits de personne?

—Sans doute, mais sans compromettre personne.

—Qui dit le contraire? N'es-tu pas toujours prêt à restitution, à toute heure? T'en vas-tu aux Indes avec leurs dépôts, leurs fonds? dilapides-tu pour ton plaisir? Quelle compensation aurais-tu aux soucis de la responsabilité, si tu n'avais aucun des bénéfices de ta charge? Tes clients! Tranquilles par toi, sois riche par eux: c'est le moins. Qui est-ce qui en souffrira? N'es-tu pas jaloux, d'ailleurs, puisque cette solidarité te pèse, de la secouer au plus vite? Connais-tu, pour te créer en peu de temps une fortune indépendante, un moyen meilleur que celui que nous employons? On n'a pas deux fois dans sa vie, surtout avec ton caractère, Maurice, l'occasion de s'enrichir. Profite! Crois-tu que je te compromettrais jamais? Ma réputation m'est chère aussi; et, je l'avoue, j'aspire, sans mauvaise renommée, à m'associer à toute la prospérité dont tu es digne: je prends exemple sur toi; ta femme est ma sœur. Maurice baissa la tête.

Je voudrais même, s'il était possible, me régler de plus près sur ta conduite.

Bonne ou mauvaise, Maurice, il faut une fin à la jeunesse; le célibat ne vaut rien pour s'établir. On se méfie des hommes qui n'ont aucune racine dans le sol. Juges-en; sans toi je n'aurais pas un liard de crédit; et si tu n'étais pas marié, tu serais exactement dans la même position que moi. Le mariage est un excellent endosseur.

—Tu penses donc te marier? interrompit Maurice avec ironie.

—Oui; pourquoi non?

—Et tu me consultes?

—Mais oui... tu as l'air de trouver cela bien étrange?

—Au contraire!

Ce mot fut dit par Maurice si péniblement, que Victor y sonda l'aveu d'une douleur conjugale, dont il ne pouvait décemment, frère de la femme de Maurice, demander la cause.

Sans trop peser sur la remarque, Victor reprit:

—Je comprends avant d'entrer en ménage les chagrins domestiques comme un autre; les ennuis de l'habitude, les caprices d'une femme; les fautes même où elle tombe quelquefois...

—Victor! ma femme pourrait entendre..... Il n'y a pas longtemps qu'elle est rentrée dans son appartement.

Les deux beaux-frères se turent.

Après une pause:

—Mais c'est de toi qu'il s'agit. En quoi crois-tu utile de me consulter, Victor, sur une matière où je n'ai pas plus de lumières à t'offrir que beaucoup d'autres?

—Je ne suis pas doué, Maurice, d'une organisation assez complète, pour attendre le mariage comme la conclusion d'une passion impérieuse; et, à mon sens, quand on ne se marie pas par amour, il est de raison de ne s'engager qu'à la condition d'être heureux sous d'autres bénéfices.

—Tu rêves, reprit Maurice, un mariage d'argent?

—Un bon mariage.

—Ce sont deux choses.

—Passons sur les subtilités, Maurice, aide-moi.

—Comment t'aider?

—Tu es tout-puissant sur une famille de Chantilly. J'ai distingué, dans cette famille, une jeune fille douce, simple, et j'oserai dire, très-riche,—du moins c'est le bruit général. J'ajouterai, pour que mes prétentions ne te surprennent pas si fort, que ta femme m'a encouragé,—car c'est du ressort des femmes, le mariage,—à persister dans mes espérances. Ma sœur a même, je crois, mis la jeune personne dans la confidence. Ce qui me reste à obtenir, ce qu'il t'est facile de m'assurer par ta bonne intervention, c'est le consentement de M. Clavier, dont tu guides la volonté en toutes choses.

—Il s'agit donc de mademoiselle de Meilhan, Victor! de Caroline?

—D'elle-même, cela t'étonne encore?

—Beaucoup. Renonce à ce projet, tu n'as rien à espérer.

Et ma femme! ma femme, pensa-t-il, qui conduisait cette intrigue! marier sa rivale à Victor, pour se débarrasser de sa rivale! Marier Caroline à Victor, pour acheter la complicité de son silence! Le frère saurait-il tout?

Maurice regarda son beau-frère, qui, s'apercevant du trouble que causait sa demande, tenta de frapper à côté de la question pour l'éclaircir sans l'irriter.

—Après tout, Maurice, je me suis trop flatté peut-être. Il n'est pas impossible que la fortune de mademoiselle de Meilhan soit au-dessous des exagérations accoutumées de l'opinion; peut-être aussi ne m'a-t-elle pas attendu pour disposer de sa main; peut-être...

—Aucune de tes conjectures, Victor, n'est, je présume, réellement fondée; il est mal de les multiplier sans nécessité.

—Soit, Maurice, permets-moi seulement de m'ouvrir en ton nom à M. Clavier; quel danger y vois-tu?

—Un très-grand danger. Il attribuerait à mes conseils, à mes indiscrétions sur sa fortune, ta démarche auprès de lui, pour solliciter la main de mademoiselle de Meilhan.

—Il m'avoue donc malgré lui qu'elle est riche, pensa Victor; le reste arrivera.

—Mais cependant, Maurice, s'il faut qu'elle se marie, il est de rigueur que celui qui la désirera pour femme s'adresse à M. Clavier.

—J'en conviens, mais je n'y serai pour rien.

—Préférerais-tu que je m'autorisasse du nom de Léonide?...

Voici le piége, réfléchit tristement Maurice. Il va me battre avec les armes de tantôt. Ma femme est encore évoquée. Il se sent sûr de me vaincre par la menace de ma femme, l'âme de cette conjuration. Décidément, je suis la victime d'une trahison domestique tramée dans l'ombre depuis longtemps autour de moi. Édouard, ma femme et Victor tenaient le filet où je suis pris.

—Léonide ne vaut rien pour une telle recommandation, Victor. M. Clavier n'aime pas l'embarras des femmes en affaires. Soutenue par la mienne, ta cause serait complètement perdue, comme elle l'est d'ailleurs dans tous les cas; ainsi, renonce à te servir de Léonide. Si tu tentais de l'employer, je m'y opposerais de toutes mes forces; je suis franc, Victor.

—Je te remercie, Maurice, de ta sincérité, quoique bien dure pour moi, pour un ami qui n'a réclamé que les moindres profits dans des relations où tu n'as pas jusqu'ici, que je sache, mal engagé ni ton temps ni ta fortune; sincérité bien dure pour un frère qui admet cependant, sans se plaindre, ton refus de le servir dans l'acte le plus important de sa vie; mais qui ne comprend pas, je l'avoue, ton obstination à lui taire quelques paroles d'éclaircissements. En un mot, Maurice, si tu as assez fait pour soutenir jusqu'au bout ta ferme résolution à ne point m'aider, il te reste à m'expliquer, ne fût-ce que par convenance, les motifs de ce déni d'amitié.

—Toujours des gens qui me versent leurs secrets et toujours des gens qui m'assiégent pour me les voler. Ceci me lasse, ruine ma vie où tout le monde prend, excepté moi. Victor, tu me reproches d'être sourd à l'amitié parce que je n'ai pas le droit de t'imposer comme mari à mademoiselle de Meilhan; tu me rappelles ce que tu as sacrifié pour m'élever à ma position actuelle; eh bien, crois-moi, s'il était en ton pouvoir de me faire redescendre tout le chemin que j'ai gravi avec toi, pour me reléguer de nouveau dans ce coin d'obscurité, d'oubli, de médiocrité, où je végétais quand je te connus, sois-en sûr, je te devrais encore plus de reconnaissance pour cela que pour tout ce que tu as fait d'utile à ma fortune. Je me le répétais ce soir encore; je ne suis pas assez fort pour le titre de notaire dont le poids m'écrase; je péris sous lui. Que de terreurs autour de moi! veiller, garder, sceller, être le prêtre, le coffre de fer, la langue du muet, l'esprit divin du conciliateur, l'ami, le parent, la sentinelle du monde, et n'avoir devant soi aucune puissance modératrice, si ce n'est, entre mille moyens de l'éluder, une ombre de justice, qui ne nous effraye jamais. Royauté dangereuse, meurtrière, que la mienne! Qui m'en débarrassera? Ceci est une réponse à tes reproches de m'avoir fait ce que je suis. Sois raisonnable, Victor, ne me parle plus de ce projet de mariage.

—Je t'aurai fait riche malgré toi, Maurice; c'est un crime dont quelques-uns m'absoudront peut-être; je désire que tu trouves des appréciateurs aussi indulgents de ta conduite à mon égard.

—Mais, malheureux, s'écria Maurice dont les accès de colère, plus fréquents depuis qu'on avait aigri son caractère, compromettaient toujours l'impénétrabilité, et Victor le savait bien, mais, malheureux, es-tu un enfant pour me forcer à dire, pour que tu ne sentes pas qu'il y a entre Caroline de Meilhan et toi, Victor, des obstacles insurmontables, d'airain?

—Bah! le vieux M. Clavier, dans son puritanisme républicain, n'excepte guère, entre tous ceux qui peuvent aspirer à mademoiselle Caroline, que les gentilshommes; et je ne suis pas gentilhomme, Dieu merci!

—Qui t'a dit ça? interrompit Maurice avec épouvante. On a donc lu... ce serait un crime abominable!

Maurice porta précipitamment la main à la poche où il cachait la clef de son secrétaire.

—Je n'ai rien lu, Maurice, calme-toi; quelles idées as-tu? Mademoiselle de Meilhan m'a appris..... car je la vois, je lui parle, je lui écris depuis quelques mois. Le service que je te demandais n'était qu'une démarche de convenance à faire auprès de M. Clavier..... je t'aurais mis d'abord au courant de mes relations avec mademoiselle Caroline, si je n'avais été intimidé par ton air fâché, quand, sur mes paroles mal comprises, tu as imaginé, et rien n'est plus faux, que Léonide m'avait ménagé des intimités.

—Et mademoiselle de Meilhan t'aime! toi! tu en es sûr, Victor, bien sûr?

Maurice, en interrogeant son beau-frère, n'avait plus une figure de ce monde.

—Être aimé est un avantage, Maurice, je te le répète, qu'on avait quelquefois le tort de ne pas sentir. Si je l'ai obtenu, je n'en suis fier que pour te convaincre de ce qu'il y avait de naturel dans mes prétentions, si monstrueuses à t'entendre.

Indigné des paroles de Victor, Maurice, poussé à bout, s'écria:

—Mais sais-tu bien?... Qu'allais-je dire? Et si c'était lui?..... après tout..... Mais Édouard pourtant qui m'a révélé l'état de Caroline?.... Les aurait-elle écoutés tous les deux? Il paraît que le monde est ainsi fait, mon Dieu!

Sur l'exclamation délirante de Maurice, Victor avait pénétré comme par une brèche dans un amas de ténèbres. Toutes les réticences de son beau-frère, rapprochées avec une lucidité diabolique, commentées, forcées, éclaircies l'une par l'autre, lui avaient donné le vrai sens de la pensée que Maurice tenait à cacher le plus soigneusement.

—Écoute, Maurice, lui dit-il en se jetant sur sa pensée comme un tigre sur un enfant endormi, écoute, nous sommes encore assez jeunes tous deux pour nous comprendre et pour nous excuser. Mademoiselle de Meilhan ne s'appartient plus.

—Je ne pensais pas que ce fût là ton secret, Victor, le tien propre.

Sans afficher la moindre émotion, Victor répondit avec un indéfinissable son de voix:—C'est mon secret!

Qui sait quelle blessure intérieure se fit ce jeune homme en avançant ce mensonge.

Il sourit ensuite avec fatuité.

Et que de choses passèrent à travers l'imagination de Maurice en un instant!

M. Clavier n'a donc plus à récriminer contre Édouard; à défaut, il rabattra la moitié de sa colère sur Victor; mademoiselle de Meilhan a eu deux amants: Édouard et Victor. Quel est le père de l'enfant qu'elle porte? Il se noie dans cette bourbe.—Enfin Maurice s'arrête à cette conclusion, qu'il vaut mieux, dans le doute, que Victor soit le mari de mademoiselle de Meilhan qu'Édouard, par la raison que M. Clavier consentira plutôt à accepter l'un que l'autre; à tout prendre, mademoiselle de Meilhan aura un parti; et son beau-frère parviendra à la plus haute réalisation de ses vœux d'ambition. A quoi bon dire à Victor dans un pareil moment: Édouard est aussi l'amant de mademoiselle Caroline, et il m'a fait la même confession que toi.

—Tu seras présenté par moi à monsieur Clavier, puisqu'il en est ainsi, Victor, lui dit Maurice, excédé par les surprises dont il avait été si rudement heurté, et sans respirer un instant, depuis son entrevue avec le conventionnel.

—A la bonne heure, Maurice! Dieu soit loué! j'ai enfin retrouvé un frère en toi! Tu seras de la prochaine noce, j'espère bien.

—Je le pense.

—Et le parrain de l'enfant. Vois! tu seras mon associé, mon beau-frère, mon témoin, mon ami et mon compère.

Sur ce mot de compère, Maurice chercha si ce n'était pas une raillerie que Victor lui envoyait au visage.

Victor ne raillait pas le moins du monde, sa joie était sérieuse.

Il fut cependant impossible à Maurice de s'associer avec une effusion sincère au contentement de Victor, quand celui-ci lui exprima sa satisfaction dans tous ses détails domestiques et champêtres. Il habiterait Paris, mais il aurait sa maison de campagne à Chantilly. Caroline de Meilhan, sa femme, deviendrait la sœur d'adoption de Léonide. On coulerait d'heureux jours. Tout cela valait bien quelques orages à traverser. On ne pêche pas les perles sans se mouiller, dit Victor en prenant un flambeau pour se retirer. Adieu, Maurice; est-ce que tu ne vas pas te coucher aussi?

—Dans un instant; je te suis.

Maurice consuma une partie de la nuit à écrire à Jules Lefort.

Vers l'aube, il s'endormit sur sa chaise.

C'était la première fois depuis son mariage qu'il passait la nuit hors de l'appartement de Léonide.

Quand il s'éveilla, il avait la poitrine inondée de larmes.

Il avait pleuré en dormant.

XXIII

Deux mois s'étaient écoulés depuis la crise qui avait agité si profondément deux familles. Chantilly commençait à se parfumer de l'odeur végétale des bois en floraison. Mars répandait ses belles matinées. Entre les troncs d'arbres, le jet des jeunes pousses était déjà assez fourni pour adoucir la nudité des branches dépouillées par l'hiver; et sur l'amas des feuilles jaunes de l'arrière-saison courait l'ombre claire des feuilles nouvellement venues. Sous les eaux moins pesantes, moins vaseuses des étangs, les poissons, revêtus de leurs écailles neuves, renvoyaient au soleil les reflets qu'ils lui empruntaient; dans l'air, une élasticité pleine de mollesse se faisait sentir.

On a déjà tenté de fixer, au début de cette histoire, la disposition particulière des maisons de Chantilly; celle de M. Clavier ne s'était plus que très-rarement ouverte depuis deux mois, depuis la fatale nuit d'explication chez Maurice. Derrière les grilles vertes du jardin, des volets avaient été glissés, afin d'empêcher les passants de pénétrer par leurs regards dans l'intérieur du logis, si visible autrefois aux oisifs dont Chantilly abonde. Si d'assez osés collaient un œil furtif aux fentes survenues aux volets par la sécheresse du bois, ceux-là n'étaient guère récompensés de leurs peines. Déjà, sous la puissante action du printemps, des arbustes non émondés jetaient leurs baguettes au hasard, échappant aux formes gracieuses auxquelles plusieurs années de soins et de culture les avaient soumis; beaucoup de pots de fleurs, chassés par les derniers vents de l'automne, gisaient dans les allées où ils avaient roulé avec leurs géraniums. De petits oiseaux chantaient sur leurs ruines. Déteint sous la pluie, l'arrosoir se balançait à une branche morte; des touffes d'herbe cachaient les dents du râteau comme pour l'insulter. On ne distinguait plus, tracés avec une grâce inspirée par le superbe voisinage du château, les dessins si variés des parterres, si corrects et si beaux à la fois; le régulier jardin de M. Clavier, le joli jardin de Caroline, n'offraient plus que l'aspect d'un cimetière. Au milieu de cette désolation, la serre-chaude seule s'était maintenue avec avantage, malgré d'énormes filets de gramen qui en fouettaient les carreaux; à travers leur transparence, de jour en jour plus contestable, on apercevait quelque vigueur de verdure. Entre les dalles du perron intérieur, soulevées par des efflorescences de mousse, et les portes d'entrée, de petites fleurs bleues et jaunes avaient poussé à plaisir en si grande abondance, que, pour ouvrir ces portes, l'office du jardinier eût été aussi nécessaire que celui du serrurier. Ce qu'il y avait de triste encore, c'était l'absence de l'écriteau de location, certificat de négligence qui explique à la rigueur le délaissement momentané d'une propriété. La maison n'était pas à louer. Un sillon de rouille avait coulé le long du mur auquel était fixé le fil de fer de la sonnette.

M. Clavier était malade; il gardait le lit depuis deux mois. Il ne se levait que pour écrire des lettres et en si grand nombre que la fatigue était excessive pour lui, dont la main tremblait à la moindre émotion; sa correspondance paraissait lui en causer beaucoup.

A chaque réponse qu'il recevait, il priait Caroline, elle autrefois sa lectrice chérie, de le laisser seul. Caroline pleurait et se retirait. A peine était-elle partie, qu'elle entendait s'ouvrir, et au bout de quelques minutes se fermer le coffre-fort de M. Clavier. Si la douce enfant n'était pas tyrannisée, elle n'était plus aimée avec la même tendresse. Le père était encore là avec ses regards attentifs, sa sollicitude silencieuse, mais l'ami avait disparu. Il embrassait Caroline de loin en loin, mais au front et plus sur les joues, quelque effort qu'elle fît pour se glisser à cette faveur. La disgrâce de toute lecture s'était étendue aux journaux, qui n'étaient plus même dépouillés de leurs bandes.

Tranquille sur le sort de ses affaires d'intérêt réglées dans le cabinet de Maurice, indifférent sur sa santé, M. Clavier se renfermait dans ses souvenirs et en abaissait ensuite le couvercle. Il vivait en lui, au fond de ses vieilles convictions, sous la voûte haute et noire de sa vie, rattachant à sa fatalité d'homme politique, avec une obstination que les événements avaient pris à tâche de justifier, les derniers malheurs dont il avait été frappé dans son enfant d'adoption, Caroline de Meilhan. Le serpent de l'aristocratie, mal tué, s'était retourné et l'avait piqué. Il mourait de la blessure, et il mourait sans vengeance; sans vengeance! après avoir si bien calculé la sienne! Caroline avait déjà retrempé sa race; et, sans un double meurtre, il n'était plus permis à l'éternel destructeur de cette race de l'éteindre. A cette pensée, M. Clavier se raidissait, il se dressait sur son lit de malade; furieux, agité, pâle, il se soulevait de toute la force de ses poings nerveux, et il semblait apostropher face à face, comme à la tribune de la Convention, un adversaire invisible. Son doigt fiévreux le désignait, le marquait au front, l'écartait, le découvrait dans quelque coin, et de là le ramenait à ses pieds. Ses cris plaintifs l'interrogeaient alors comme si, pour s'en faire entendre, il eût fallu pousser la voix jusqu'au fond d'un abîme ouvert à ses côtés. Il s'épuisait tellement, que sa tête, pesante de colère, retombait sur son oreiller. Il restait dans cet état jusqu'à ce que Caroline vînt doucement le relever et lui rendre quelque calme à force d'air et de précaution.

—Caroline, dit-il un jour au sortir d'une semblable agitation, vous ferez venir le jardinier, demain si c'est possible; il tracera mes buis, il taillera ma vigne à l'italienne. Je vous charge de lui commander tout ce que vous jugerez nécessaire aux réparations du jardin.

A la première parole prononcée par M. Clavier, Caroline croyait avoir regagné l'amitié du vieillard. Des larmes lui voilèrent les yeux; c'est bien ainsi qu'il en usait autrefois avec elle, sans prière, sans autorité, adoucissant sa voix. Caroline se rapprocha davantage du lit afin de ne pas voir tarir à sa source ce premier épanchement d'indulgence dont elle était altérée. Quelle joie pour elle s'il lui eût même fait des reproches! elle savait que le pardon les suivrait. Il en avait toujours été ainsi autrefois. Sa triste et jolie tête penchée sur celle de M. Clavier, elle attendit qu'il parlât encore.

—J'ai jugé aussi que vous deviez reprendre la direction de la maison. Il est mal qu'elle soit négligée plus longtemps; très-mal,—je l'ai mieux compris depuis,—qu'elle paraisse dans cet état d'abandon aux étrangers.

—Mais pourquoi, se hâta de répondre Caroline, toujours tremblante de laisser mourir l'entretien, mais pourquoi ne me l'avoir pas exprimé plus tôt? Vous savez, monsieur, que j'aurais mis mon bonheur, mon devoir, à reprendre mes fonctions ici; et peut-être n'ont-elles pas toujours été inutiles. Rendez-moi cette justice, monsieur, de convenir que rien n'aurait été négligé si vous ne m'eussiez pas ordonné de suspendre mes travaux. Mais je les reprendrai, dites-vous. C'est qu'il est temps. Par exemple, le jardin,—pauvre jardin! il est dans un abandon! je le regarde quelquefois de ma fenêtre! c'est douloureux; des branches brisées, des vignes rampantes. Oh! vous le verrez! ou plutôt n'y descendez que lorsque le jardinier y aura travaillé pendant quelques jours.—Ce n'est pas seulement au jardin qu'il faut songer: les appartements du bas sont pleins d'humidité; les dernières pluies ont pénétré dans le salon d'été; je crois bien qu'il sera nécessaire de changer le papier de la tapisserie. N'êtes-vous pas de cet avis?

Joyeuse de parler, de rompre le silence dont elle avait si longtemps souffert, Caroline s'échappait, ainsi qu'une hirondelle retenue tout un jour dans une cage. Il y avait de l'ivresse dans sa parole nombreuse, brisée et pour ainsi dire de retour d'un long voyage.

M. Clavier reprit, mais du même ton de voix que s'il n'eût pas été interrompu:

—Voici la clef de mon secrétaire, qui renferme les autres clefs de la maison. Elles y sont toutes, celle du jardin aussi.

En présentant cette clef, M. Clavier ne regarda pas Caroline. D'ailleurs, il l'aurait pu difficilement; sa pose horizontale lui permettait tout au plus d'apercevoir la cime de la forêt, entre les pans de rideaux de l'alcôve. Il n'avait tenté aucun effort pour changer d'attitude, tandis que Caroline parlait au-dessus de son front. Ses paupières ne s'étaient pas relevées.

Remuant à peine les lèvres, il ajouta, en tenant toujours la clef du secrétaire:

—Comme j'ignore combien de temps ma maladie me retiendra au lit, j'ai dû, afin de ne pas laisser dépérir une maison qui ne m'appartient pas, vous prier de reprendre la direction que vous en aviez autrefois.

Bien qu'il n'y eût rien d'entraînant dans la voix de M. Clavier, la simple faveur qu'il accordait à Caroline de la replacer à la tête de la maison avait suffi à celle-ci pour s'abandonner à toute sa joie. Elle fut sur le point d'appuyer ses lèvres sur le front de M. Clavier. Elle osa seulement lui dire:

—Croyez-le, monsieur, j'essayerai d'avoir le même zèle; peut-être en récompense me rendrez-vous l'affection qui me payait si bien de tant de soins devenus pour moi un plaisir. Je vous ai souvent donné lieu de vous plaindre de mon étourderie; le service n'a pas toujours été aussi régulier que vous l'eussiez désiré; souvent je me suis levée trop tard. Oh! je me suis dit cela sans que vous ayez besoin de me le reprocher, monsieur: on se corrige avec l'âge; votre bonté m'a rendue sévère pour moi-même; vous verrez maintenant combien je serai plus attentive, plus soumise. C'est que je ne suis plus une petite fille, savez-vous cela? J'espère que bientôt vous serez mieux, tout à fait bien; et nous irons,—car voici le printemps,—nous irons encore nous promener dans le bois; j'ai des livres à vous lire, beaucoup de journaux en arrière, tous vos journaux sont de côté...

Il n'est pas d'objets plus ou moins susceptibles de ranimer la sourde apathie de M. Clavier que Caroline ne rappelât pour faire tourner vers elle des yeux sans mobilité.

En prenant la clef du secrétaire, Caroline chercha à presser avec ses lèvres la main de M. Clavier; elle ne sentit que le froid de la clef; la main s'était retirée.

—Pourquoi cela? demanda-t-elle douloureusement. Aucune réponse.

Est-ce que vous ne me parlerez plus jamais, monsieur? Croyez-vous que Dieu vous punirait si vous étiez assez bon,—et vous êtes bon, monsieur,—pour m'appeler encore votre enfant, votre Caroline, pour me pardonner? Si vous vous figuriez combien, au moment où je vous parle, mon cœur se serre!

La voix de Caroline s'éteignit; sa respiration devint petite, elle s'appuya plus fort sur l'oreiller du malade.

Depuis deux mois je ne dors pas; et les nuits sont si longues! Si j'avais su par quel moyen effacer ma faute, je l'aurais employé; je suis cependant bien punie. Vous ne me parlez pas. Vous souffrez aussi et vous vous taisez.

Vous avez refusé mon bras pour vous promener, vous ne voulez plus que je lise vos journaux, que je soigne vos fleurs; tout ce que je touche vous déplaît. Je meurs dans ma tristesse. Je sais, mon Dieu, que vous ne me grondez pas, que vous ne me souhaitez aucun mal; mais le plus grand des maux, c'est votre silence, ce silence-là. Parlez-moi donc, monsieur! Voyez combien je suis souffrante, maigrie, malheureuse! combien...

Caroline n'arrachait aucune parole du vieillard dont l'insensibilité ressemblait à celle de la mort.

—Si j'étais une personne inconnue et que l'on vous racontât mes chagrins, vous y prendriez part; vous m'accorderiez, étrangère, ce que je ne puis obtenir, moi, votre compagne; vous diriez: Pauvre fille! Eh bien, dites-moi ce mot-là seulement: Pauvre fille! Si j'étais votre domestique, votre pitié de maître ne me pousserait pas rudement du pied dans la rue. Je vous sais généreux pour vos domestiques. Si j'étais enfin votre fille, votre sang, après s'être soulevé, avoir crié, s'être irrité contre mon crime, s'apaiserait, et vos bras, vos bras qui sont de fer en ce moment, se tendraient vers moi et ne me rejetteraient plus; mais vous êtes muet, sourd, aveugle, mort, impitoyable! monsieur!

Oui, monsieur, impitoyable, parce que je ne suis ni votre domestique, ni une inconnue, ni votre fille. Et pourquoi, si je ne vous suis rien, ne me laissez-vous pas? Pourquoi m'aimez-vous? Pourquoi ne me pardonnez-vous pas? Qu'est-ce que cela vous fait?

Quand vous allâtes chercher ma mère dans un château déjà couvert de flammes, c'était une enfant, et vous ne la tuâtes pas. J'ai aussi un enfant dans mon sein... et ma mère nous regarde tous deux, vous et moi, en ce moment, monsieur!

M. Clavier ne remuait pas plus qu'une vieille statue de bronze qu'on aurait couchée tout au long dans un lit; sa face verte et ridée semblait morte depuis dix-huit siècles.

—Je ne vous ai jamais vu prier, monsieur, jamais; j'ignore de quelle religion vous êtes. Sans cela je prierais votre dieu de vous inspirer la bonne pensée de m'entendre, de ne pas m'abandonner à cette heure où je sens mon enfant sous ma main. Cet enfant n'est d'aucun parti qui lui soit un crime reprochable. Je l'appellerai de votre nom; mais souriez à sa mère comme vous sourîtes à la mienne.

Rien! toujours rien! oh! n'avez-vous de la bonté, de la pitié, de l'humanité, monsieur, que pour ceux dont vous avez tué le père et la mère? N'en avez-vous pour une génération qu'à la condition de verser le sang de celle qui l'a précédée? Je dois être heureuse que vous ayez tranché en place publique la tête de mon aïeul, afin de vous être reconnaissante aujourd'hui du bien fait par vous à ma mère. Si vous me repoussez, moi, c'est donc parce que vous ne l'avez pas tuée, régicide que vous êtes! car je sais tout. Donc, monsieur, au nom de mes parents que vous avez assassinés, pardonnez-moi, ou je ne vous pardonne pas, moi! et nous sommes deux ici à vous maudire!

Le régicide resta toujours de pierre.

Après s'être précipitée sur M. Clavier, comme pour l'étouffer, Caroline s'arrêta de frayeur, et se traîna ensuite le long des murs jusqu'à la porte de la chambre; elle n'alla pas plus loin. Un évanouissement la saisit: elle tomba.

Quand elle reprit ses sens, il s'était écoulé plusieurs heures, et la nuit était venue.

Se souvenant à peine de l'anathème que, dans le délire, elle avait imprimé sur le front de M. Clavier, balbutiant des paroles dont sa volonté n'avait pas arrangé le sens, elle alla machinalement, ainsi qu'une somnambule, rêvant, tremblant, s'arrêtant à chaque marche, jusqu'à la serre-chaude, dont la clef lui avait été rendue par M. Clavier.

Ses pensées furent plus paisibles à mesure que l'odeur exhalée par les arbustes de la serre l'enveloppa, et qu'elle renoua ses organes à des émanations dont chacune, comme une date fidèle, la mettait sur la voie d'un souvenir. Ces larges feuilles assez évasées pour garantir de tout un orage; ces fleurs nacrées, et voûtées en ombrelles pour repousser les ardeurs du soleil dont leurs corolles sont l'image; ces bouquets aromatisés et qui conservent quelque chose des passions qu'ils provoquent dans les climats d'où ils viennent, étaient autant de monuments élevés par Caroline à la mémoire de son affection si tendre pour Édouard. Là, elle avait lu sa première lettre; sous ce palmier, portique vert arrondi sur son front, elle avait tracé au crayon une réponse; elle avait failli mourir asphyxiée sous ces vanilliers en fleurs, la nuit où elle écrivit, bien triste, pleine d'angoisse, pâle de remords, la lettre qui ne laissait plus ignorer à Édouard qu'il serait père.

Ce retour vers un passé si doux et si funeste, dans un lieu qui le rappelait si énergiquement à l'imagination, fatigua Caroline en pesant trop sur sa faiblesse. Elle alla au jardin dont le désordre l'affligea. Ses pieds s'embarrassaient dans les plantes parasites qu'elle n'avait plus été là pour faire arracher. Par un sentiment facile à pardonner, la pauvre enfant, depuis si longtemps privée de ses belles promenades nocturnes sur la pelouse et dans la forêt de Chantilly, voulut faire usage de la clef du jardin que M. Clavier lui avait aussi remise. Elle ouvrit la porte, et tout à coup son âme s'envola comme un papillon en passant, ailes déployées, sur la tête de la vaste forêt. Caroline s'appuya comme une statue contre la porte du jardin pour entendre le rossignol, dont la voix sereine passait et repassait sur le bruit des eaux murmurantes du château.

Pendant qu'elle était ainsi distraite, une main s'appuya doucement sur la sienne.

—Édouard! vous! Édouard! vous vivez!

—Caroline!

Ils rentrèrent dans le jardin.

Un silence douloureux couvrit les premiers instants de leur entrevue. Caroline était penchée sur l'épaule d'Édouard.

—Depuis huit jours, Caroline, je rôde autour de votre maison, véritable tombeau, sans jamais avoir eu l'occasion d'y pouvoir pénétrer ou d'y introduire une lettre. Que s'est-il donc passé ici?

—Dans quel moment, Édouard, vous venez! Dieu vous envoie ici; sa main vous a conduit vers moi! que de fois j'ai pensé à vous pour me sauver, dans cette nuit fatale qui s'écoule! Cette maison est pleine de terreur. La désolation est écrite à chaque place. Là haut, il y a un homme qui veille depuis huit jours et qui depuis huit jours n'a parlé une fois cette nuit que pour attirer une malédiction sur son lit. Je ne suis donc pas aussi malheureuse que je le croyais, puisque je vous revois, puisque vous êtes là. Mais toi, mon ami, mon Dieu, mon Édouard, où as-tu été pendant ces deux mois que nous avons été séparés? Tu vas tout me dire, avec les dangers que tu as courus; car tu me dois maintenant la confidence de ta vie entière. Que je sache tout; parle, afin que je remercie dans mes prières ceux qui t'ont prêté un asile; tu viens de loin; tu es fatigué, mon Édouard, tu es souffrant!

—Je suis désespéré, Caroline. Je reviens de la Vendée.

—Où tu as vu ta mère?

—Où j'ai trouvé celle qui, plus délicate que toi, Caroline, dort dans la chaumière battue des vents; passe ses journées sans pain sous un arbre ou au bord d'un torrent, et traverse, à la tête des paysans, les bataillons ennemis qui lui barrent le passage de son trône.

—Tu m'as instruite à l'aimer, Édouard.

—Admire-la avec moi, Caroline; mais plains-la aussi. Nous lui avons vainement démontré,—il est vrai que c'est une affligeante vérité à dire,—que si l'enthousiasme doublait les hommes, il ne doublait pas la portée du fusil; vainement nous lui avons dit, moi et ceux qui, mieux que moi, ont compté les forces dont la sainte insurrection dispose, que l'heure n'était pas sonnée de marcher sur la capitale, enseigne blanche déployée, aux cris de Vive le roi! Elle n'écoute que ses espérances, que les vœux de quelques dévouements surhumains où elle s'appuie comme sur des lions, et elle dédaigne la prudence, la suppliant à genoux de ne pas faire passer la France et Elle par les armes, dans quelque basse-cour de village.

—Mon Édouard, veux-tu me suivre? la voix monte, on pourrait entendre des étages supérieurs.

Se prenant sous le bras avec la grâce infinie de deux amants ou plutôt avec la familiarité divine de deux jeunes mariés, l'enthousiaste Édouard et la mélancolique Caroline entrèrent dans le salon contigu aux deux serres, espèce de vestibule pavé servant de passage de la maison au jardin.

—Parle maintenant, Édouard!

Assis l'un près de l'autre, éclairés par la lueur des deux lanternes suspendues au plafond, ils purent distinguer les changements survenus à leurs traits depuis leur séparation, marquée pour elle et pour lui par tant d'incidents graves. Une exaltation voilée de beaucoup de tristesse animait la figure d'Édouard; ses yeux étaient sombres sans avoir perdu leur douceur. Le dédain d'un âge avancé plissait le contour de sa bouche, dont l'expression n'était adoucie que par l'extrême blancheur de ses dents. Sous l'acide des chagrins s'était ternie la feuille d'or de la jeunesse.

Caroline n'osa lui dire combien il était changé.

De son côté, Caroline n'avait plus,—et ceci s'expliquait à beaucoup d'égards,—la même suavité d'ensemble. La vie était moins impatiente chez elle. L'indécision de sa voix, de son regard et de sa démarche, s'était perdue dans un délicat embonpoint.

—Continue, Édouard, je t'écoute.

—Je me suis rangé, Caroline, à l'opinion de ceux qui n'ont pas répudié toute précaution en se mettant en hostilité avec un gouvernement qui, s'il n'a pas la justice pour lui, a pour lui du moins l'auxiliaire aveugle de l'armée, et l'inertie de la population. Cette opinion a déplu à des conseillers plus téméraires. On a jugé notre concours suspect, du moment où il se montrait accompagné des restrictions de la prudence; nous avons été remerciés.

Une poignante amertume imprégnait les paroles d'Édouard, qui oubliait l'ingratitude dont on le payait, le repos de sa famille troublé, ses terres dévastées, son château détruit, sa vie proscrite, sa tête mise à prix, pour ne se plaindre que du refus qu'il éprouvait de ne pouvoir se sacrifier à sa cause d'une manière utile.

—Ainsi, Édouard, tu es repoussé de tous côtés; tu n'as plus aucune opinion qui t'abrite. Il y a donc un vent de malheur qui nous frappe également: car je ne sais pas non plus à quel titre je reste sous ce toit. Cette dernière nuit y a entendu de sinistres paroles. J'en suis encore glacée.

—Que dis-tu?

—Monsieur Clavier sait tout, Édouard: il m'a vue à genoux, suppliante, humiliée, en pleurs, et il n'est point sorti de son implacable silence.

Oui! alors j'ai bien fait de venir. Dieu m'a conduit. Portons mon malheur et le tien sous un autre ciel. Partons!—déshonorée si tu restes; tué si je suis surpris en France; fuyons vite! Un ami m'a confié un passeport qui pendant dix jours encore me permet de gagner l'Allemagne avec toi. Ma voiture est à l'entrée du bois; viens! nous sommes sur la route d'Allemagne dans trois heures, et dans quatre jours en Allemagne. M'écoutes-tu? tu ne m'écoutes pas! pourquoi cette indécision? Viens, Caroline! Voilà pourquoi je suis ici; voilà pourquoi depuis huit jours je marche dans l'obscurité autour des murs de ce jardin pour t'emmener, Caroline: et je t'emmène. Qui te retiendrait ici?

—Mais monsieur Clavier est malade.

—Écris à Maurice, au médecin de monsieur Clavier que tu es partie, qu'ils viennent. Dieu fera le reste.

—Mais celui qui m'a aimée comme son enfant...

—Et le nôtre? Caroline!

Par notre enfant, par lui, puisque ce n'est pas moi qui ai le droit de te déterminer, consens à me suivre!—Viens!

Ce reproche et cette prière brisèrent l'irrésolution de Caroline.

—Tu le veux! Édouard, attends!

Caroline s'échappe; elle monte sans bruit l'escalier, entre dans sa chambre attenante à celle de M. Clavier; elle ouvre un coffre, y jette pêle-mêle quelques poignées de linge, puis pensive, indécise, elle appuie son front en sueur, ses genoux tremblants contre la cloison, pour voir à travers si M. Clavier est endormi.

Le vieillard était dans l'attitude où elle l'avait laissé; seulement la veilleuse, qui chauffait la tisane du malade lorsque Caroline était descendue, éclairait maintenant les longs plis blancs de la couverture et quelques parties de l'appartement.

Caroline ne respire pas, pour mieux entendre si le malade soupire ou se plaint. Aucun bruit ne sort de l'alcôve.

Elle demeura longtemps dans cette position; elle finit par s'imaginer que M. Clavier s'était évanoui. Cette pensée lui perça le cœur; brûlant d'impatience de la vérifier, elle courut à la chambre du malade. La porte en était fermée. Il lui aurait fallu cogner.

La porte avait donc été fermée. Mais par qui? par M. Clavier? il se serait donc levé? par Caroline peut-être, en attirant trop fort la porte vers elle? les souvenirs de celle-ci ne lui fournissaient aucune induction précise.

—Qu'il sera amer son désespoir quand il s'éveillera, se dit Caroline après avoir repris son attitude contre la cloison, et qu'il ne me retrouvera plus là pour rallumer son feu ni sa lampe! Il aura froid dans l'obscurité; et il m'appellera peut-être tout bas, et sa douleur de ne pas m'entendre lui répondre remplira de cris son appartement. Je ne me sens plus, mon Dieu, la force de partir; car enfin c'est moi, moi qui l'ai mis dans l'état où il est là. Je l'ai frappé de ma colère. Maintenant je l'abandonne; je l'ai insulté et ensuite je le laisse. Oh! combien il se reprochera à ma honte les sacrifices qu'il a faits pour moi! S'il ne m'eût pas aimée, m'aurait-il élevée avec ce soin paternel? Pourquoi n'est-il pas mon père? je ne le quitterais pas.

Aucun mouvement ne permettait de supposer que le malade entendit les gémissements de Caroline, dont les paroles étaient quelquefois assez hautes pour traverser l'épaisseur de la cloison.

Appelée du bas de l'escalier par Édouard, Caroline tomba vite à genoux et pria pour celui qu'en partant elle confiait à la protection de Dieu, dans le moment le plus terrible pour elle. Ses mains frémissantes étaient jointes, sa tête en prière pendait sur ses mains. De plus en plus impatient, Édouard, ne sachant plus à quoi attribuer la cause qui retenait si longtemps Caroline, monta, la prit doucement par le bras et l'entraîna avec lui jusqu'à la porte du jardin.

—Tu n'emportes donc aucun effet de voyage avec toi? s'informa machinalement Édouard.

Caroline s'aperçut alors qu'elle avait oublié de prendre le petit coffre où elle avait serré quelques robes.

Elle remonte précipitamment.

Elle soulève le coffre pour l'emporter; elle le trouve trop lourd. Sa main y plonge; il est plein d'or. Qui a mis cet or? elle se frappe le front!

—Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! monsieur Clavier s'est levé, il est entré ici pendant que je suis descendue! il m'a donc entendue; il s'est levé!

Elle regarde avec terreur s'il n'est pas derrière elle.

—Caroline!

—Est-ce lui qui m'appelle? est-ce Édouard?

—Caroline! Caroline!

La pauvre fille court à la chambre de M. Clavier, dont la porte n'est plus fermée.

On l'appelle de nouveau.

C'est la voix d'Édouard.

Mais elle est dans la chambre de M. Clavier.

Courir vers l'alcôve, tirer les rideaux, découvrir la lampe, prendre la main de M. Clavier, l'interroger, ce n'est qu'un mouvement, qu'un pas, qu'un cri.

Ce cri fait monter Édouard.

—Viens donc, viens donc, Caroline!

—Je reste, répond Caroline en rejetant le drap sur le visage de monsieur Clavier.

Le régicide était mort.

XXIV

Sous le prétexte fort plausible d'aller prendre des bains de Baréges à Paris, cette ordonnance de santé étant à peu près inexécutable dans les petites localités, Léonide avait quitté Chantilly depuis environ quinze jours. Le motif de son absence dans la saison où l'on entrait était trop naturel pour qu'il fût commenté au profit de la malice cantonale.

Maurice aurait retrouvé le repos dans cette trêve domestique, si le retour du repos avait été facile après les violences qui l'avaient écarté au delà de toute portée. Le repos, c'est la santé des idées; il n'est pas toujours temps de le faire renaître quand les excès l'ont ruiné. Maurice n'osait jeter la sonde au fond de toutes les plaies dont il gémissait. La disparition des papiers du colonel Debray, l'emploi si téméraire que Reynier avait fait des fonds déposés chez lui par Édouard, étaient deux cuisantes pensées qui le rongeaient au vif. Pour les prostituer à un amant, sa femme lui avait volé des papiers sacrés, et, quand il les avait réclamés de la trahison, l'adultère s'était levé avec audace et avait répondu: éclaircissements foudroyants dont il était encore ébranlé.

Ses affaires avaient pris une tournure sinon mauvaise, du moins extrêmement sérieuse, lancé qu'il était dans le champ illimité des spéculations. Il en était arrivé à ce point d'obscurité commun à tous ceux qui, comme lui, renoncent en affaires au chemin tracé de la routine pour opérer sur les éléments des probabilités. La terre a disparu pour ces navigateurs hardis; ils n'ont en perspective que le naufrage ou la conquête: les terres connues leur sont interdites. L'activité incessante de leurs spéculations dévore l'ordre qui avertit les sages du moment où il convient de s'arrêter. Maurice avait graduellement remplacé les belles qualités de prévoyance dont il était doué par l'esprit d'ambition, et, ce qu'il y avait de triste, par un esprit qui n'était pas le sien. Rarement avait-il encore des instants d'illusion à donner à l'espérance de reprendre un jour le passé au rivage paisible où il l'avait attaché. Mais le bonheur de ses premières années lui aurait-il suffi? l'imagination se ride comme le front; et c'est le premier crime des vanités de détruire d'abord les joies qu'elles ne suppléent point. Le notaire de Chantilly commençait à comprendre un peu mieux l'avantage d'avoir un centre d'opérations plus vaste qu'une étude de village. Malgré la simplicité de son cœur, il convenait avec lui-même, et d'après les leçons de Reynier, qu'une fois le parti pris d'entrer dans les affaires, inconséquent est celui qui les traite avec timidité. En guerre, il faut tuer; en affaires, s'enrichir: les demi-moyens prouvent l'impuissance unie à l'ambition. Maurice, en esprit, rigoureusement logique, acceptait la triste morale de sa position; dans les caractères bien soutenus, c'est une vérité, que le faux ne s'y introduit qu'à certaines conditions d'ordre.

Il était enfoui sous les calculs de sa vaste opération du chemin de fer, affaire devant laquelle disparaissaient toutes celles de ses clients, lorsqu'un clerc lui apporta une lettre timbrée de Compiègne.

—Je vous ai prié cent fois, lui reprocha-t-il, de ne pas me troubler à chaque instant pour des riens qui détournent mes idées et absorbent mon temps. Ne venez dans mon cabinet que lorsque je vous sonnerai, entendez-vous?

—C'est un ordre que nous avons assez strictement suivi depuis que vous l'avez enjoint, monsieur, quoique vos clients se soient plaints de cette consigne qui les oblige souvent à faire dix lieues sans parvenir à vous consulter.

L'observation du clerc surprit Maurice.

—Que dites-vous?

—Qu'un curé, dont j'ai oublié le nom, par exemple; que le maréchal-ferrant du château, que les petites ouvrières de Gouvieux, que Pierrefonds et beaucoup d'autres sont fort mécontents d'être venus chez vous ce matin, par un temps abominable, et d'être repartis sans avoir eu audience.

—Mais... mais pourquoi les avoir renvoyés?

—Vos ordres sont là, monsieur.

—Mais vous ne leur avez donc pas expliqué à ces gens que si je ne les recevais pas,—faut-il donc tout dire?—c'était tantôt à cause d'un héritage à régler sur les lieux, tantôt à cause d'un conseil de famille à assister de ma présence? ce qui est vrai; vous le voyez vous-même.

—Nous avons si souvent usé de ces prétextes, que vos clients n'y croient plus.

—Pourtant il n'y a rien d'inventé là-dedans; vous devriez les en convaincre. Ces accusations de négligence finiraient par me nuire si elles s'accréditaient dans l'arrondissement. A l'avenir, ne renvoyez personne sans m'avoir prévenu.

—Voilà, pensa le clerc en se retirant, deux ordres bien contradictoires. Le patron est diablement distrait.

La lettre de Compiègne était sous les yeux de Maurice, qui, à l'écriture, avait reconnu la main de Jules Lefort, vieil ami négligé depuis le commencement de l'hiver.

—Jules est encore une victime de mes préoccupations; je ne sais pas pour qui l'on existe lorsqu'on est dans les affaires.

Maurice décacheta lentement la lettre de Compiègne, l'étala en soupirant sur son bureau; mais, au lieu de lire, il s'abandonna malgré lui à d'autres pensées. Tout à coup, saisissant sa plume, il traça une colonne de chiffres, puis une autre colonne, et enfin il respira.

—Le sang m'a tourné en eau, je m'étais figuré une différence de quarante mille francs! Ce n'était qu'une erreur de mon imagination.

Voyons la lettre de Jules.

«Mon vieil ami,

»Que je loue ta prudence pour n'avoir pas engagé ta femme, la bonne Léonide, à aller au bal de Senlis, le carnaval dernier!»

Qu'a-t-il donc, pensa Maurice encore distrait en commençant la lecture de la lettre, pour revenir sur de pareilles futilités? Il a du temps à perdre apparemment, ce cher Jules. Il pense au carnaval! Enfin!

Maurice continua de lire:

«Que n'ai-je suivi ton exemple! je n'aurais pas à déplorer le malheur le plus grand de ma vie; malheur auquel tu t'intéresseras, j'en suis sûr, toi, le seul ami dont les consolations ne sont ni banales ni perdues. Tu me les dois toutes pour me dédommager de ton absence, car tu me serais ici d'un appui bien nécessaire, au milieu d'une foule de gens dont l'intérêt est tout en paroles, disposé à vous entendre dès qu'il y a quelque scandale pour les payer de leur attention.

»J'arrive au triste sujet de ma lettre. A ce bal de Senlis où Léonide a si sagement fait de ne pas se montrer, ma femme, ma chérie Hortense, a été insultée par une autre femme, mais insultée, Maurice, d'une manière odieuse; et, le croirais-tu jamais? à propos de notre enfant, de notre fille, née,—ceci n'a été un mystère que pour ceux qui l'ont voulu,—née avant mon mariage avec Hortense.

»Tu sais, sans que j'aie besoin de te le rappeler, toi l'ange discret de la famille, que, pour éviter une publicité toujours expliquée méchamment en province, j'ai négligé de mentionner dans mon contrat de mariage la naissance de cette enfant, à l'opposé de ce qui se pratique d'ordinaire. Mieux que personne, tu sais aussi que ce défaut de formalités n'a pas été un prétexte de ma part pour frustrer notre chère petite fille, dont j'ai assuré la fortune par une donation que tu tiens en ta possession.

»Infâme, instruite par le souffle empoisonné de je ne sais qui, par la lâcheté de quelqu'un des nôtres, la femme du bal a osé accuser Hortense en pleine assemblée, devant deux mille personnes, deux mille étrangers, d'avoir caché la naissance honteuse d'une bâtarde. Si le mot n'a pas été dit, un geste, je ne sais quoi, l'a révélé. Alors une scène dont je frémirai toute ma vie, Maurice, a éclaté publiquement. Je te fais grâce de la colère à laquelle je me suis livré. J'ai déchiré avec les ongles le visage de l'homme qui accompagnait le démon attaché aux pas d'Hortense; j'ai marché sur la poitrine nue de cette femme dont personne n'a pu m'apprendre le nom. Reposons-nous: j'étouffe.

»Depuis, et à force de renseignements, j'ai appris que le chevalier était un misérable réfractaire vendéen caché aux environs de Chantilly.....»

Maurice se leva comme s'il eût été mordu au talon par une vipère. Il frappa son poing à se le briser sur le bois du bureau et cria plusieurs fois: Exécrable Léonide! exécrable Léonide! Oh! exécrable! exécrable!

Oui, c'est elle! elle seule qui a outragé Hortense! Lumière infernale! Édouard l'accompagnait! Et je n'assassinerai pas cet homme, moi? misérable destinée! je tenais là, j'avais, j'avais là l'arme sûre, infaillible pour le tuer, lui, sa race, son parti; et cette arme m'est volée, brisée. Léonide lui a livré les papiers de Debray. Je comprends à merveille et j'excuse et je bénis maintenant ceux qui tuent, ceux qui empoisonnent, ceux qui jettent leurs femmes dans les rivières et leur mettent ensuite une pierre sur le ventre: ceux-là sont des hommes! Ce que je ne comprends pas c'est que l'État n'accorde pas une récompense à ceux-là.

«Un réfractaire vendéen caché aux environs de Chantilly,» relut Maurice en reprenant la lettre et tremblant jusqu'à la pointe des cheveux.

«..... Le procureur du roi est aux enquêtes dans ton arrondissement.

»Sois assez dévoué à ton ancien ami, perdu d'honneur si un rayon pur de justice ne touche pas sur cette affaire, pour l'aider à traîner l'insulteur, à défaut de sa compagne, aux pieds des tribunaux. Ce n'est que là que je dévoilerai la cause si simple, si facile et si naturelle de ma conduite; déclaration que je ne puis livrer à la publicité des journaux, ni porter au domicile de chacun. Aide-moi: voilà tout ce que j'ai à te dire, à toi qui peux deviner combien une pareille lettre me coûte à écrire, mais qui ne sais pas ce qu'elle coûte à terminer; son dernier mot est accablant. Hortense est devenue folle; sa raison n'a pas été assez forte pour écraser la calomnie comme j'ai écrasé la calomniatrice. Il y a plus; sa folie est de croire que sa fille est une véritable bâtarde, éternelle honte qu'elle aurait glissée à mon insu dans notre ménage. Je pleure, Maurice, à tout ce que j'écris; j'ignore même si ce que je t'écris a quelque suite, et la clarté nécessaire pour te faire sentir la nature du service que j'attends de toi. Ma femme folle, mon commerce suspendu, ma famille l'objet de la pitié ou de la raillerie publique, mon nom courant les tribunaux, tout cela sur la révélation d'un mensonge, sur un mot sorti d'une seule bouche! Sur quoi repose le bonheur, Maurice. Veille au tien, retiens-le comme un souffle près de s'échapper; lie-toi à ta femme, lie-la à son ménage; n'aie aucun secret dans ta vie, on le révélerait. Le secret le plus innocent qu'on cache, vois-tu, est plus dangereux en résultats, souvent, que la faute la plus grave ostensiblement commise. Réponds-moi. Si tu étais seul, libre, je te dirais: Viens! tu viendrais; mais tu ne l'es pas. Sers-moi, venge-moi—je serai vengé!

»JULES LEFORT

Maurice prit du papier et écrivit:

«Mon cher Jules,

»La femme qui a insulté la tienne, c'est la mienne, Léonide; l'homme qui était avec elle au bal, c'est M. de Calvaincourt, amant de ma femme. Envoie cette note au procureur du roi.

»Tu es vengé.

»MAURICE

La porte du cabinet fut poussée avec un grand éclat de rire: c'était Victor.

Il s'assit, se serrant les côtes pour ne pas étouffer de l'explosion du rire; il penchait la tête, éternuait, laissait tomber son chapeau qu'il ne ramassait pas; il était ivre de gaieté.

Maurice le regardait d'un air hébété, roulant entre les doigts sa réponse à Jules Lefort; attendant la fin de cet orage de bouffonnerie qui arrivait si mal à propos.

—Tu ne m'interroges pas, Maurice?

—Non!

—Diable! comme tu es sérieux! Quel non! Alors laisse-moi rire pour toi, pour moi, pour tout l'univers.

—Ris tout ton soûl.

—Puisque tu me le permets.—Et de nouveau Victor rit, se gaudit, éternua et si fort, qu'il faillit briser un dos de fauteuil en se renversant pour mieux rire.

Pour la première fois, Maurice éprouva du dégoût à être dans la société de Victor. En présence du frère, il froissait le nom de la sœur avant de l'envoyer aux assises. Il eut une espèce de répugnance à subir cette familiarité que, certes, il n'encourageait pas en ce moment.

Il était toujours debout devant Victor.

—Sais-tu de quoi je ris? de notre affaire, Maurice.

—Je la croyais plus sérieuse.

—Qui dit le contraire? écoute, et tu riras comme moi.

—Arrivé à Paris,—écoute-moi donc,—je suis allé au ministère, où notre protecteur m'a reçu dans son cabinet avec beaucoup de précaution. Là, il m'a dit:—L'affaire n'est plus en bon chemin. Dans dix jours, les travaux pourraient commencer, sans doute; mais je dois vous avertir qu'un concurrent se présente, un concurrent puissant, riche, appuyé du ministre, favorisé de la cour même.

—Que pourrait-il contre nous, ai-je répliqué aussitôt, toutes les maisons qui sont sur la ligne par où le chemin de fer passera nous appartiennent?

—Il pourrait, m'a répondu notre protecteur, obtenir l'exploitation du chemin de fer malgré vos maisons, qu'il achèterait.

—Mais nous en exigerions des prix fous.

—Pour cause d'utilité publique, on n'aurait aucun égard à vos prétentions outrées; on estimerait les immeubles, on vous les payerait, et l'on vous laisserait crier.

—Mais ne nous avez-vous pas promis, assuré, garanti que nous serions les seuls adjudicataires?—J'étais un peu en colère.

—Oui, tout autant que la cour ne s'en mêlerait pas. Luttez avec elle.—J'étais mort. Et, en vérité, je ne riais pas alors comme tout à l'heure.

—Rien n'est perdu, a repris l'impassible protecteur.

Juge si j'écoutais.

—Centuplez, m'a-t-il dit, la valeur de vos maisons, afin de décourager celui qui serait tenté de vous souffler l'exploitation; qu'il soit épouvanté de l'argent qu'il aurait à verser pour devenir en sous-œuvre l'adjudicataire préféré.

—Comment centupler la valeur des maisons?

—Les deux tiers des loyers sont vacants, n'est-ce pas? Vous avez congédié beaucoup de locataires; eh bien, sans perdre de temps, en sortant d'ici, établissez toutes sortes d'industries dans ces appartements vides. Si votre concurrent veut déplacer ces industries, il faudra qu'il les indemnise; ayez des baux supposés pour dix ans. Quelle fortune ne reculerait devant de pareils sacrifices d'indemnité? Votre concurrent reculera; et l'affaire vous reste. Mais de l'esprit, de la ruse, de la vitesse! courez!

J'ai couru.

Le lendemain, tous les appartements vides de nos maisons de La Chapelle s'étaient remplis de fabricants; et, sur les portes, aux croisées, à toutes les lucarnes, pendaient des enseignes, grandes, petites, noires, blanches, dorées. Ici: Fabrique de noir animal; ici: Atelier de fonderie; là: Manufacture de papiers peints; Manufacture de tapis; Dépôt de porcelaine; Raffinerie de sucre; Raffinerie de soufre; Ateliers d'ébénisterie, de bijouterie, de serrurerie.

L'arrondissement croyait voir un prodige. Dieu sait les fabricants que j'ai logés là! malheur à qui emploiera jamais leur industrie!

Trois jours après j'ai revu notre protecteur.—Venez, m'a-t-il dit, venez! la ruse est divine. Voyez, lisez! C'était le désistement de notre concurrent tracé tout au long; il avouait avec naïveté que, dans ses calculs d'acquisition, il n'avait pas prévu qu'une mauvaise rue de faubourg contînt tant de manufacturiers, de fabricants, de riches industriels; il se retirait devant les énormes débours qu'il lui faudrait faire pour les désintéresser.

J'ai sauté au cou de notre protecteur, le meilleur homme du monde; un homme de génie, Maurice!

Dans dix jours, je rendrai mes fabricants et mes manufacturiers à la société; ils sont nés pour en être l'ornement. Je souhaite de ne jamais les rencontrer au fond d'un bois.

Maurice ne trouva pas le moindre mot pour rire à l'histoire de son beau-frère; il s'en voulut au fond du cœur de s'être livré à l'étourderie de plus en plus flagrante d'un homme qui ne considérait que comme une émotion à traverser les plus saisissantes crises de la vie; espèce de héros en affaires, faisant jouer à l'imagination le rôle de la probité. Aussi eut-il besoin de tout son sang-froid pour se montrer reconnaissant de l'expédient de Victor, qui avait réellement sauvé l'opération du chemin de fer. Mais qu'est-ce qu'une vie, pensait Maurice, qui a besoin chaque jour, chaque instant, d'être sauvée? Est-ce exister que de flotter sans cesse entre le naufrage et le salut? N'existerait-on pas tout aussi content sans l'être au prix de la conquête? Oui! mais ce n'est pas à moi qu'il appartient de profiter de cette expérience de la vie. Je l'ai vendue, ma vie, à cet homme qu'il ne m'est plus permis de quitter, sous peine de rompre les fils embrouillés de ma fortune, roulés autour de son poing. Il me mène et je le suis. Et moi qui n'ai pas compris, en l'associant à mon sort, qu'il n'avait rien à perdre; qu'il n'avait ni famille dont la réputation lui fût chère, ni établissement, ni avenir! moi qui vois maintenant que je n'ai épousé la sœur qu'à la condition de vivre sous le régime d'une communauté fatale avec le frère! Je me suis engagé hautement à être le protecteur de celle-là, et tacitement à être l'esclave de celui-ci.

Ceci sonnait comme le tocsin à coups aigus et précipités dans sa tête, tandis qu'il cachetait sa réponse à Jules Lefort. Parfois il s'arrêtait pour serrer sous la table son poing jusqu'au sang, tout en ayant l'air d'écouter les paroles de son beau-frère avec beaucoup d'attention; parfois il fixait sa vue sur le visage de Victor, se plaisant à remarquer combien ce visage avait de ressemblance avec celui de sa femme: même ardeur de teint, même finesse de traits, même regard noir et assuré. Il était étonné que cette similitude s'étendît à deux âmes aussi ténébreuses l'une que l'autre.

Fatigué de l'inspection par trop énigmatique de Maurice, et étant d'ailleurs de ceux qui n'aiment pas les observations prolongées quand ils en fournissent le sujet, Victor se leva, se promena dans le cabinet, toujours dans l'attente que son beau-frère daignerait le remercier enfin de ce qu'il avait fait pour lui.

Maurice sonna.

—Affranchissez sur-le-champ cette lettre pour Compiègne, commanda-t-il à un clerc. Que tenez-vous là?

—C'est une lettre dont on attend la réponse.

Le clerc sortit.

—Je connais cette écriture.

Victor Reynier s'approcha.

Maurice retourna aussitôt la lettre pour que son beau-frère n'en vît pas la suscription.

Celui-ci s'éloigna.

—De la défiance! murmura-t-il.

—Quelle curiosité! pensa Maurice.

D'Édouard! une lettre d'Édouard! Maurice se mit dans un coin pour que Victor ne fût pas témoin de son trouble.

Livide, les traits bouleversés, Maurice, après avoir lu la lettre d'Édouard, courut vers son beau-frère, auquel il demanda d'un ton effrayant s'il espérait véritablement que dans dix jours la concession du chemin de fer leur serait acquise. Son attitude semblait ajouter: Sinon, c'en est fait de ma vie.

—Je n'en doute pas, Maurice.

—Oh! ne joue pas, je t'en supplie, avec ma confiance que je t'ai livrée tout entière. Plus de mensonges, plus d'illusions! plus rien! la vérité! J'en suis arrivé à ce point, Victor, songes-y, de n'avoir plus d'espérance qu'en cette affaire, où j'ai jeté mon bien et celui de tant d'autres que j'entraîne avec moi dans l'abîme si nous ne réussissons pas. Réussirons-nous, oui ou non?

—Oui! mille fois oui!

Maurice faisait pitié.

—Excellent Victor, je ne te blâme point de m'avoir inspiré l'orgueil des richesses, tu as cru que j'étais comme tout le monde, et ma faute est de ne t'avoir pas détrompé à propos; mais à l'avenir, et si nous sortons vivants de ce gouffre, ne m'associe plus à des entreprises où tu règnes, toi, parce que tu es né pour elles, mais étouffantes, mais mortelles pour moi.

—Calme toi, Maurice; cette lettre t'a exaspéré; si je savais ce qu'elle contient, j'aurais peut-être quelque sage avis à te donner et que l'emportement ne t'inspire pas dans ce moment; si...

Se frappant le front, Maurice s'écrie:

—Si j'étais encore à temps de retirer ma lettre pour Compiègne!

Il court à la poste.

Le paquet des lettres de Chantilly pour Compiègne était déjà parti.

Il rentre chez lui, mort.

Victor était descendu au jardin.

—Que répondre à Édouard? ai-je bien lu? Oui, j'ai bien lu.

«Je suis caché dans la forêt; pour sortir de la France, gagner la frontière, vivre à l'étranger pendant quelques années, j'ai besoin de cinquante mille francs. Prélève cette somme sur le dépôt de cent mille écus qui est chez toi, et remets-la au porteur chargé de t'attendre au carrefour des Lions. C'est un homme sûr; tu le menacerais de la mort qu'il ne révélerait pas à toi-même l'endroit de la forêt où je suis.»

Voilà donc la vie!

Je viens de dénoncer un homme à l'échafaud, cet homme était mon ami. Cet ami m'a volé mon honneur, et moi, je lui vole son argent.

Quel est donc le coupable?

Que Dieu le dise!

Dieu!

Maurice regarda le ciel avec ironie.

En retombant, ses yeux aperçurent, à travers les arbres, un homme, l'envoyé d'Édouard, qui se promenait lentement, les bras en croix, au carrefour des Lions.

Une poignée de cheveux dut blanchir sur la tête de Maurice.

—Cet homme est le remords, s'écria-t-il. Il y a un Dieu!

Cet homme se promena ainsi jusqu'au coucher du soleil, puis il disparut.

XXV

Sur l'un des côtés de la pelouse de Chantilly s'encadre dans le gazon, au sommet d'une butte, une pièce d'eau d'assez belle étendue, au bord de laquelle, quand la chaleur du jour est tombée, les habitants se rendent par petits groupes, pour respirer paresseusement, assis sur des bancs de pierre, la fraîcheur et le calme. On réserve la lecture du journal pour cette heure de délicieuse distraction, la principale à la vérité, dans un bourg qui n'a, l'été,—ce qu'il considère comme un malheur, et nous comme un avantage,—aucune salle de spectacle ouverte à ses loisirs. La pièce d'eau,—c'est le nom du rendez-vous habituel,—se garnit de quart d'heure en quart d'heure de la population bourgeoise et rentière de l'endroit; c'est presque toute la population. On la voit poindre par bouquets de familles sur le lac de verdure de la pelouse. Comme ce rendez-vous patriarcal a lieu à l'heure de la journée où les affaires sont terminées,—si toutefois il y a des affaires à Chantilly,—et comme, en outre, la pièce d'eau est le seul endroit où l'on se rencontre durant la belle saison, les habitants y apportent le luxe de leurs toilettes, qui n'auraient sans cela aucune occasion de se produire. La pièce d'eau, toutes proportions gardées, représente les Tuileries pour Chantilly. Nous préférons même, au bassin classique de Le Nôtre, la pièce d'eau de Chantilly, quand de beaux enfants nourris de bon lait, de jolies petites filles vêtues à la manière anglaise, d'élégants chiens de chasse, tachetés sur le dos, qui n'ont jamais chassé, mais qui sont un prétexte pour que leurs maîtres aient un sifflet d'argent à la boutonnière, un fouet, des guêtres de cuir et un chapeau de jonc, viennent, chiens tachetés, enfants joufflus, petites filles, se rouler sur le gazon, au pied des grands parents, plongés dans la lecture du Constitutionnel. Une rosée odorante de fleurs, d'acacias ou de tilleuls, pour être plus exact, tournoie et saupoudre la feuille des intérêts politiques et littéraires. Ceux qui ne lisent pas se dilatent en conversations dont la localité n'est pas le moindre thème; ce ne sont pas,—l'usage le veut,—les présents qui sont sacrifiés à ce besoin mutuel de se communiquer ce qu'on a recueilli dans les vingt-quatre heures, ou, à défaut, ce que l'on a imaginé quand la révolution du soleil autour de Chantilly n'a rien amené de nouveau. Là où le journalisme n'éponge pas les petits faits, les grands mensonges, les événements de la rue, la chronique de la maison, les indiscrétions de l'alcôve, chacun est une ligne vivante du journal que l'arrondissement n'a pas encore. A ce journal il ne manque ni la politique ni la littérature, quoique celle-ci y soit un peu faiblement représentée; il n'y manque que le timbre, le gouvernement n'ayant pas encore imaginé d'en imprimer un en noir sur la langue des femmes de province.

Ainsi, exacts au rendez-vous de la pièce d'eau, à chaque retour du printemps, les habitants de Chantilly ne peuvent se permettre une absence sans qu'elle soit aussitôt remarquée. A la vérité, les absences ne sont pas communes autour du bassin; la maladie ou la mort sont à peu près les seules causes des vides qui se font dans les rangs de ces familles, heureuses de se grouper autour d'une coutume qui les fait presque du même sang.

Un des derniers jours du mois de mai, qui fut en 1832 d'une température ravissante, la bordure de la pièce d'eau était semée d'indolents oisifs, enivrés de sentir renaître la belle saison.

Là on disait que les arbres étaient en pleine floraison, que nous aurions, si la douceur de l'atmosphère se maintenait, des raisins mûrs au mois de juin; ce qu'on prophétise toutes les années au mois de mars, et ce qui ne se vérifie jamais qu'au mois de septembre.

Sur les glacis, on pesait les résistances que rencontrerait l'occupation d'Ancône de la part de l'Autriche et du gouvernement papal.

Debout, au pied d'un des arbres qui forment la garniture de la pièce d'eau, trois profonds politiques se creusaient l'esprit pour deviner où était passée la duchesse de Berri depuis la capture du Charles-Albert et l'échauffourée de Marseille.

Ceux qui ne se permettent jamais de risquer une opinion avant le mot d'ordre de leur journal avaient l'avantage, ce jour-là, sur les autres, d'apprendre, par la feuille qu'ils parcouraient, que la duchesse de Berri avait paru en Vendée, munie du titre de régente, arraché à l'apathie d'Holy-Rood, et que sa présence et celle du maréchal Bourmont avaient fortifié le cœur de la chouannerie.

De moins lancés dans leurs propos blâmaient les tracasseries dont la police accablait les réfugiés polonais, très-aimés des habitants de Chantilly, où ils ont tenu garnison sous l'empire. Le csapski a laissé d'ineffaçables souvenirs; peut-être les demoiselles d'alors, dames aujourd'hui, ont des motifs plus réels de regrets que le csapski.

Quelques anciens militaires, qui ont eu les pieds gelés à la retraite de Moscou, et non pas la langue, s'applaudissaient de lire dans le Courrier français, qu'à la suite des troubles survenus au sujet du bill de réforme à Liverpool, à Manchester et à Birmingham, la statue de lord Wellington avait été couverte de boue dans Hyde-Park.

Les indifférents à la politique étrangère parlaient avec tristesse de la mort de Cuvier et de Casimir Périer, deux grandes victimes du choléra.

Une fois nommé, le terrible fléau avait la plus large part dans les conversations errantes. On se répétait qu'il mourait encore à Paris cinquante personnes par jour, bien que le bulletin des décès ne fît plus sourciller personne, depuis qu'il paraissait démontré que le bourg de Chantilly était inaccessible à la maladie asiatique répandue sur presque tous les points des alentours. A en croire les enthousiastes indigènes, Chantilly, selon les uns, était à l'abri du choléra parce qu'il est entouré d'eau; à en croire les autres, parce que son terrain est sablonneux. Le bienfait répulsif était également attribué à l'humidité et à la sécheresse.

Plus loin, on s'entretenait chaudement déjà, sur les instructions d'un journal bien informé, des luttes politiques des habitants de la Vendée avec les dernières troupes envoyées pour les soumettre et pour leur enlever leur chef, dont le nom, le rang, et le sexe n'étaient plus un mystère pour le château. L'État déployait maintenant, s'étant ravisé un peu tard, des forces militaires dont l'importance et l'exaspération compromettaient, dans l'intention de l'assurer mieux, le repos de la France qui s'effrayait de cette guerre sans victoire. Cependant aucun parti n'eût osé nier que les communications de ville à ville, dans la Vendée, ne fussent interrompues à cause des soulèvements de bourgs entiers; que par suite de ces interruptions, les campagnes et les villes ne souffrissent également dans leurs relations, et que la France entière ne fût attentive au résultat des moyens coercitifs employés enfin pour étouffer cette irritation, dont rien jusqu'ici n'avait radicalement éteint le brûlant principe, prêt à s'étendre, à mêler sa flamme à la première flamme d'autres insurrections cachées.

Mais, graves ou légères, domestiques ou sociales, ces causeries suspendent leur cours, dès qu'une belle carpe bondit à fleur d'eau et fait jaillir en arc-en-ciel son écume sur le gazon, diversion innocente et toujours nouvelle pour les habitués du bassin.

Jeunes et vieux s'entretenaient ensuite d'un air attristé de la mort de M. Clavier, que Maurice avait su rendre leur ami, en effaçant, par de fréquentes réunions, d'anciens préjugés contre le digne vieillard. On ne se souvenait plus maintenant que de la simplicité de ses habitudes austères, mais tempérées par des actions de générosité, répandues sans distinction d'opinion et surtout sans bruit. A son convoi, les pauvres des villages les plus éloignés étaient accourus en foule. Maurice s'était porté l'interprète de leurs regrets dans un discours où les larmes avaient tenu lieu d'éloquence. On avait peu de particularités à rattacher aux dernières heures de M. Clavier; on attribuait sa mort, plus prompte qu'on ne l'aurait cru, aux fatigues, aux déceptions de sa carrière politique. La réclusion à laquelle il s'était condamné quelque temps avant sa fin était mise, faute d'éclaircissement plus précis, sur le compte de sa misanthropie, dont les accès lui étaient revenus, prétendait-on, avec les premières atteintes de sa maladie. Ainsi s'expliquaient jusqu'ici sans scandale la désolation du jardin et la retraite impénétrable de mademoiselle de Meilhan, qu'on louait tout haut de son dévouement pour avoir vécu renfermée avec son protecteur.

Naturellement les propos passaient de ce dernier sujet à l'intérieur de Maurice qu'on ne voyait plus se promener avec sa femme dans les allées de la forêt, malgré le retour du printemps. On ne pardonnait pas à Léonide d'être allée à Paris au moment où on le quitte d'ordinaire pour jouir des matinées de la campagne. On acceptait de mauvaise grâce le prétexte de sa santé; elle qui n'était jamais plus fraîche que le lendemain d'un bal.

—Peut-être s'ennuie-t-elle ici, avançaient d'autres dames, car la conversation leur était échue depuis que les hommes avaient repris la lecture des journaux.

—C'est très-possible, répondait-on. Si son mari est aussi riche qu'on le suppose, elle fait bien de résider le moins possible à Chantilly. On n'y reste que pour économiser.

—Vous ne vous plairiez donc plus ici, une fois que vous seriez mariée? interrompit un jeune homme en s'adressant à la demoiselle qui avait émis cette opinion sur Léonide.

En rougissant, la jeune personne avoua que les goûts dépendaient des caractères. Elle eût mieux aimé n'avoir rien dit.

La conversation ne tomba pas dans le bassin.

—C'est que le caractère de madame Maurice, reprit la maman de la préopinante, diffère en effet de celui de beaucoup de femmes. Il est aisé de s'apercevoir qu'elle est passionnée, ardente de caractère. Après tout, si nous sommes fort aimables, mesdames, à Chantilly, nous n'avons ni Opéra, ni concerts, ni grandes réunions, ni plaisirs bien bruyants enfin. Nos cavaliers sont sans doute fort distingués, mais peu jouent un rôle dans le monde, dans le beau monde; ils ne sont pas toujours habillés au dernier goût, et leur esprit serait trouvé trop naturel dans les salons de Paris. Nous nous contentons ici de leur amabilité; à Paris, on leur demanderait de la fortune, des titres.

Toutes les demoiselles avaient déjà fait galerie autour de la maman qui relevait ainsi la maladresse de sa fille.

—Cependant, poursuivit-elle en se laissant aspirer les paroles par les petits serpents dont elle était cernée, cependant je ne prétends pas que tout ce que je dis soit inspiré par le souvenir de madame Maurice; je parle en général, mais comme elle est femme tout comme une autre, l'à-propos n'est pas extravagant. Il y a des raisons pour croire à ces faiblesses pour les distractions de Paris, comme il y en a pour douter; il y a des raisons pour tout. Vous comprenez parfaitement que son mari n'a pas le temps de la conduire dans le monde où il ne va pas d'abord, où il s'ennuierait ensuite.

—Et qui l'y conduit? s'informa une petite voix curieuse.

—Ah! vous m'en demandez là plus que je n'en sais, et plus qu'il ne nous est permis d'en savoir, répondit encore la maman avec un son de voix réservé et un air de visage qui ne l'était pas du tout. Vous m'en demandez plus que je n'en sais, mesdemoiselles.

—Je ne vois que son frère, M. Victor Reynier, reprit une troisième interlocutrice, qui puisse l'accompagner dans le monde; et ce doit être lui.

—C'est si peu lui qui l'accompagne, objectèrent quatre voix, que, depuis le départ de sa sœur, il n'a pas manqué de se promener chaque soir sur la pelouse en sortant de la maison de mademoiselle de Meilhan.

La bienheureuse maman feignit d'être fort embarrassée de la difficulté.

D'un ton profondément convaincu, elle conclut ainsi:

—Alors c'est cela ou ce n'est pas cela.

—Cependant, le frère de madame Maurice ne reste jamais à Paris que pour ses affaires, et il en revient aussitôt qu'elles sont terminées. Si, comme vous l'assurez, tout le monde a aperçu M. Victor sortant seul de la maison de feu M. Clavier, ou, pour mieux dire, de la maison de mademoiselle de Meilhan, pauvre jeune personne maintenant fort à plaindre, sans perspective de mariage, quoique en possession de la grande, de l'immense fortune dont elle a hérité...

Après une pause affectée, et un trouble de commande tout à coup survenu dans ses idées, l'orateur se demanda:—Mais où en étions-nous?—Nous en étions, je crois, sur madame Maurice, n'est-ce pas?

—Non, madame, répondirent toutes à la fois les assistantes, qui avaient été rarement plus recueillies; non, madame, vous parliez de M. Victor et de mademoiselle Caroline, qui, ayant hérité de tous les biens de M. Clavier, ne serait point embarrassée de choisir un parti de son goût.

—Ai-je dit cela?

—Bien sûr, madame. D'ailleurs nous pensons toutes comme vous.

—Est-il bien vrai, continua l'excellente maman, qu'elle ait hérité?

—Cela est positif, madame.

—Elle doit avoir hérité d'un million et demi ou d'un demi-million, ajouta une autre sans sourciller. Voilà une belle dot!

Une vingtaine de soupirs s'exhalèrent sous les tilleuls.

—N'exagérons rien, mesdemoiselles, s'il vous plaît. Qui de vous sait au juste si M. Clavier n'avait aucun parent?

S'il en avait, trancha brusquement une jeune personne en bonnet rose qui ne voulait pas renoncer au million et demi, ou au demi-million, ils seraient déjà à Chantilly, depuis quinze jours qu'est mort M. Clavier. Si les morts vont vite, les héritiers vont plus vite encore.

—On ne revient pas d'Amérique en quinze jours, mademoiselle. Il y a encore des neveux en Amérique, si l'on n'y trouve plus d'oncles.

—Mais, madame, quand cela serait! Il s'agirait de savoir s'ils sont plus proches parents de M. Clavier que mademoiselle de Meilhan.

—Mademoiselle Caroline n'est pas du tout parente de M. Clavier, fut-il aussitôt répliqué au bonnet rose par un bonnet bleu.

—Ah! par exemple, reprit le bonnet rose qui avait été interrompu.—Charmante figure de seize ans, s'appuyant sur son bras posé sur le gazon.—Elle aurait supporté pendant si longtemps la mauvaise humeur de cet homme, triste, malade accablé de vieillesse, pour rien, pour n'être pas son héritière!

—Si elle l'aimait comme son propre père, mademoiselle, cette charge lui aura été légère.

—Légère! légère! Je vous la laisse, à vous.

—Et je la supporterais avec contentement, mademoiselle, si elle me tombait en partage.

—On voit bien que vous êtes riche. La supposition ne vous engage à rien.

—Et vous, mademoiselle, qui désirez peut-être le devenir, vous choisissez vos moyens.

Décidément la discussion entre le bonnet rose et le bonnet bleu tournait à l'orage: deux visages avaient rougi; deux poitrines se gonflaient; au moindre mot, l'eau aurait coulé.

—Eh bien, fit un survenant en posant sa canne de jonc à pomme d'or au milieu du cercle agité, comme le Neptune de Virgile lorsqu'il impose silence aux flots: eh bien, que se passe-t-il donc? je vois des yeux rouges qui demain seront irrités et plus irrités en outre du serein dont j'ai dit cent fois de se garantir, dans le mois où nous sommes: le mois des fraîcheurs!

—Bonjour! monsieur Durand; bonjour! comment vous portez-vous?

—On n'adresse jamais ces sortes de questions à un médecin. Bien!—très-bien!—mes enfants!—mieux que vous,—qui, malgré mes conseils dont on semble faire cas, venez tous les jours vous asseoir ici, aspirer par tous les pores des maux d'yeux, des crampes, des sciatiques, des rhumatismes, des fluxions...

—Oh! mon Dieu, monsieur Durand, vous nous épouvantez. Le mois de mai est si beau!

—Il n'y a pas de beau mois de mai. Ces rossignols, ces brins d'herbe, ces tilleuls, cette eau courante, sont choses fort poétiques; mais abusez des rossignols, et je vous appliquerai au cou des sangsues.

Et, en riant et en se laissant glisser le long de sa canne de jonc comme un ours qui a fini de jouer et qui devient bon, le docteur Durand s'assit sur l'herbe fraîche au bord du bassin fécond en sciatiques, entre toutes ses gracieuses clientes et immédiatement au dessous de la causeuse maman qui avait tenu le dé de la conversation jusqu'à son arrivée.

—Docteur! dit-elle.

—Madame.

—Dictez-nous sur-le-champ une ordonnance pour nous guérir d'un mal dont nous souffrons toutes, jeunes et vieilles, en ce moment.

—Quel est ce mal? le silence?

—Docteur, à peu près. Vous êtes un excellent physionomiste. Nous mourons de curiosité.

—Je n'ai qu'un seul remède; mais la Faculté me l'interdit: c'est l'indiscrétion, mesdames.

—Docteur, soyez gentil.

—Vous avez déjà peur du mémoire. Voyons?

—Mademoiselle de Meilhan est-elle héritière de M. Clavier? En est-elle l'héritière universelle? A-t-elle le projet de se marier? Épousera-t-elle quelqu'un de Chantilly? Est-il vrai qu'on lui ait légué un million et demi ou un demi-million? M. Victor va-t-il chez elle? A quel titre y est-il reçu? Savez-vous si elle l'aime?

Le docteur avait fermé les yeux, s'était bouché les oreilles, effrayé de la multiplicité de questions dont on le criblait, sans qu'il pût se permettre un mouvement, soit à droite, soit à gauche. Son premier mot fut, après un silence méditatif:

Le malade est gravement malade et je l'abandonne.

Il se leva pour partir.

On le retint d'abord par sa canne, comme un oiseau pris à la glu; puis par son chapeau, gardé en otage et passé derrière le cercle; ensuite par les pans de son habit marron; enfin par beaucoup de caresses qu'on lui fit.

—Mais laissez-moi: vous me prêtez, mes enfants, plus d'importance cent fois que je n'en ai. Je ne sais rien.

—Asseyez-vous toujours. Dites le rien que vous savez.

—Tout Chantilly a dû apprendre que lorsque je fus appelé pour donner mes soins à M. Clavier, il était déjà mort, froid comme marbre.

—Et de quoi supposez-vous qu'il soit mort? d'apoplexie?

—Non; sa face n'offrait aucun signe d'une violente irruption de sang au cerveau. Je présume que le cœur était malade chez lui; j'y soupçonnais depuis longtemps une lésion. A la suite d'un chagrin, le mal se sera déclaré; l'épanchement s'en sera suivi, la mort également.

—Et à quelle cause morale attribuez-vous le chagrin qui l'a tué?

—Le pouls des malades, chère dame,—car c'était la chère dame qui questionnait, commentait, argumentait sans cesse,—ne me révèle jamais les accidents moraux dont il me confie les résultats physiologiques. Je viens de vous dire, du reste, qu'il était mort quand je fus appelé.

—Et qui était auprès de son lit? personne, je gage.

—Pardon! il y avait mademoiselle de Meilhan qui tenait sa main, la baisait et priait.

—C'est fort louable, docteur. Et la petite hérite-t-elle, au moins, cette chère enfant?

—N'étant ni son confesseur ni son notaire, je l'ignore.

—Il doit avoir laissé une belle fortune: cela ira sans doute à quelque libertin de neveu. Il y avait de quoi ménager un si beau mariage à mademoiselle de Meilhan, et favoriser si avantageusement quelque excellent garçon de Chantilly? On comprend que monsieur Victor Reynier soit si assidu auprès de l'orpheline: la royauté vaut l'hommage.

—Voyons votre langue, ma voisine; comme vous en débitez sans vous épuiser, sans vous couper, sans vous contredire! Mais M. Reynier ne va dans la maison de mademoiselle de Meilhan que pour dresser l'inventaire des meubles, effets et bijoux laissés par M. Clavier. Comme elle doit quitter bientôt, dans huit jours peut-être, cette maison, M. Reynier hâte ce travail dont son beau-frère, M. Maurice, l'a prié de se charger. M. Maurice n'en a pas le loisir, toujours absorbé par le travail de son étude.

—Ceci est sensé, docteur; mais ceci ne détruit rien, absolument rien. L'homme de l'inventaire peut être l'homme du contrat.

—Ah! vous compromettriez un saint avec vos insinuations perfides. Ne me faites plus parler, tenez!

—Si, si, docteur, s'écrièrent les demoiselles. Nous vous aimerons bien; parlez! Là, tout bas, à chacune un mot. Quel est celui qui épousera mademoiselle de Meilhan?

—Je le proclamerai tout haut, puisque vous m'y forcez. Le mari destiné à mademoiselle Caroline de Meilhan.—Apprenez-le, mesdemoiselles,—c'est...

Le docteur aspira une prise de tabac.

—C'est—qui?

—C'est moi!

—Oh! le méchant! C'est mal, docteur, de vous amuser ainsi à nos dépens!

—Nous nous vengerons sur vos ordonnances.

—Eh! que ne vous adressez-vous plutôt à M. Victor lui-même qui sort,—tenez, regardez,—de la porte du jardin de mademoiselle de Meilhan?

—C'est lui, en effet, se dirent les dames et les demoiselles en se levant à demi pour vérifier l'indication du docteur.

Victor fut bientôt l'objet de tous les regards. On remarqua,—car pas un de ses mouvements n'était perdu,—qu'il avait remis dans sa poche la clef dont il s'était servi pour ouvrir et refermer la porte du jardin.

L'interprétation de cette familiarité fut si générale et si spontanée, qu'on ne prit pas la peine de se la communiquer.

S'étant aperçu de l'impression que la sortie un peu libre de Victor produisait sur les groupes, le docteur se jeta au-devant des inductions et déclara qu'il trouvait fort naturel que M. Victor eût à sa disposition une des clefs de la maison de mademoiselle de Meilhan, afin de pouvoir, à toute heure du jour, et sans déranger personne, y entrer pour dresser l'inventaire du mobilier, travail minutieux, traînant, et tout de confiance.

Il ne convainquit personne, et il n'arrêta pas l'attention inquisitoriale de ces dames sur Victor; elles remarquèrent qu'il était sans chapeau, et qu'il hésitait à prendre une résolution, au milieu d'un trouble et d'une anxiété dont la distance n'empêchait pas de distinguer les signes.

Les personnes occupées à lire ou à converser indifféremment auprès du bassin mêlèrent leur surprise à celle des autres, et toutes furent témoins de la bizarre manœuvre de Victor.

Après avoir balancé s'il irait vers le grand chemin ou s'il se porterait du côté du château, il se dirigea, en courant comme un fou, vers la pièce d'eau où il arriva effaré, hagard, n'ayant pas l'air de voir ceux au milieu desquels il tomba.

—Docteur, s'écria-t-il en prenant sous le bras monsieur Durand, docteur, mademoiselle de Meilhan est dans des convulsions affreuses; elle se tord dans des vomissements qui ne l'ont pas quittée depuis deux heures; son estomac se soulève; je n'ai jamais rien vu qui ressemblât à l'état où elle est; on dirait un accouchement.

—Un accouchement! murmurèrent les mamans en levant les yeux sur le docteur, et les jeunes demoiselles en se regardant entre elles, les unes et les autres acceptant comme un fait ce qui n'était peut-être qu'une perfide comparaison.

—Mesdames, s'écria le docteur en lançant un regard d'imperceptible dédain à Victor et prêt à le suivre, mesdames, mon devoir est de vous le déclarer, au mépris de l'effroi que je vais répandre au milieu de vous: le choléra est à Chantilly!

C'était le 6 juin 1832.

XXVI

La France roula au bord de l'abîme.

Depuis longtemps organisée, l'insurrection républicaine rallia, à l'occasion du convoi du général Lamarque, ses forces disséminées: se parqua en silence, dans la soirée du 5 juin, dans les rues ténébreuses du cloître Saint-Merry, et là, malgré une effrayante inégalité de forces, elle offrit le combat à la royauté, qui l'accepta. Paris fut en feu. Plus meurtrier qu'en juillet 1830, le canon tonna dans la longueur des rues; frappées à leur base, des maisons chancelèrent sous les boulets; les ruisseaux portèrent du sang à la Seine.

Laborieuse journée pour tous les partis, qui tous y laissèrent quelque gage de défaite! Les républicains émoussèrent une énergie qu'ils ne montrèrent plus depuis, soit que l'occasion d'en déployer une aussi désespérée ne s'offrît plus, soit qu'on ne profite pas deux fois de l'occasion; le pouvoir compromit dans cette fatale journée la pureté primitive d'une révolution qui n'avait pas encore été souillée; et les partisans de la royauté déchue y perdirent la plus précieuse de leurs espérances; il ne leur était plus permis d'attendre, d'une victoire républicaine sur la royauté de juillet, le retour au trône de la branche aînée.

Prenons à cette histoire de nos troubles civils la part dont ne peut se passer notre récit.

Dès que le tocsin, lancé par volées des tours Notre-Dame, eut trouvé des échos dans les clochers des environs, l'alarme sauta de distance en distance pour se propager dans tous les sens; la campagne s'arma. Par toutes les barrières la population des banlieues regorgea dans la capitale.—Pareille énergie eût en 1814 sauvé Paris.—Les chemins étaient couverts de paysans armés; la garde nationale recueillait le fruit précoce de son institution. En quelques heures, plusieurs départements furent sur pied et attendirent pour savoir à qui la France appartiendrait.

La catastrophe qui mit ainsi face à face dans la rue deux principes qui n'en formaient qu'un, deux ans auparavant, avait consterné les campagnes aussitôt qu'elle y avait été connue.

Loin de Paris, au moins autant que dans ses murs, on craignait,—la menace en avait été si souvent prononcée,—le retour d'un autre bouleversement social semblable à celui de 1793, et qui de nouveau remettrait en question les principes de la propriété. Vraies ou fausses, ces opinions avaient inspiré d'inexprimables craintes à ceux qui possédaient ainsi qu'à ceux qui, avec raison, n'admettent pas de cobénéficiaires au gain d'une fortune acquise sans le concours d'autrui. Cependant l'effroi qui régnait n'était pas celui de 93. Comme on ne croyait pas à la barbarie des républicains, mais beaucoup à l'ambition assez mal dissimulée de quelques-uns, on avait moins peur au fond d'être pendu que d'être pillé. Démentant à peine ces préventions répandues partout, les journaux extrêmes annonçaient,—on ne sait dans quel but étrange de séduction politique,—une révolution sociale complète à la première crise dont leurs doctrines sortiraient triomphantes. Les fortes têtes du parti avaient même déjà dressé la Genèse sociale d'après laquelle les plus riches de la nation régénérée ne posséderaient pas plus de cinquante arpents.

Hors Paris, les fonds publics ne baissent pas à la nouvelle d'une guerre ou à la menace d'une insurrection civile; mais, à la moindre oscillation de l'État, on cloue la porte du grenier; on creuse un trou dans les champs, et l'argent disparaît de la circulation.

Aux hurlements du tocsin, les villageois coururent, les uns,—nous l'avons dit,—au secours de la capitale soulevée, les autres, au dépôt de leurs économies pour le mieux cacher.

Effet ordinaire des calamités politiques: en un instant l'ami n'eut plus de foi en l'ami dont l'opinion lui sembla suspecte; on ferma les portes; l'égoïsme se consulta en famille. On rassembla les écus et les enfants; les hommes prirent les premiers sous leur protection, les mères se réservèrent la défense des autres. Puis, la fourche de fer à la main, on attendit derrière la haie l'arrivée des brigands. Les brigands! menace vague qui reparaît à chaque révolution; terrible parce qu'elle est vague.

On apporta d'autant plus de précipitation à suspendre sur-le-champ, tant à Paris qu'ailleurs, toutes relations d'affaires, à retirer ses fonds, à s'isoler, que jamais insurrection n'avait débuté avec des chances de réussite égales à celles sur lesquelles comptait la révolte de Saint-Merry, formidable en nombre, en moyens d'attaque, en affiliations, en position, et redoutable surtout par son enthousiasme. Issu en droite ligne de celui de juillet, cet enthousiasme s'était ravivé et retrempé dans des serments d'union prononcés sur les restes du général Lamarque.

Maurice arrivait à Paris, où il avait assisté aux premiers engagements entre les républicains et la ligne; il avait vu les soldats râlant dans les ruisseaux, d'autres égorgés sur le dos des bornes; il avait franchi des barricades formées d'un rang de républicains morts et de pavés.

Ses oreilles sifflaient encore du bruit des boulets; les balles avaient percé son chapeau, jeté en ce moment à ses pieds, déformé par la sueur. Le drapeau blanc, le drapeau noir, le drapeau tricolore avaient tour à tour flotté à ses yeux au sommet des maisons de la rue Saint-Martin, le long desquelles il avait plu du sang sur ses joues.

Associé aux pensées de mécontentement dont les actes dynastiques de la révolution de juillet avaient été le point de départ, Maurice approuvait l'esprit d'une insurrection qui allait peut-être assurer la dernière conquête de cette révolution.

Sur le champ de meurtre qu'il avait traversé, il avait été témoin,—sa figure l'attestait suffisamment,—de la mort de ses meilleurs amis, de ses frères en opinion; il avait dû se mêler à leurs rangs crevassés par la mitraille, et verser l'obole de plomb à son parti; il s'était ensuite retiré, se disant que sa vie était à d'autres dans la condition où le sort l'avait placé. Après s'être montré brave, il s'était montré honnête.

Si ses amis se relèvent vainqueurs, ce qu'il est aussi difficile de nier que d'affirmer, dans la matinée du 6 juin qui s'écoule, eh bien, il n'aura pas déserté sa cause; si la royauté, au contraire, se rajeunit dans ce bain de sang, elle n'aura pas à traîner Maurice dans un cachot: il n'aura pas abandonné son poste au milieu de la société.

Depuis son retour à Chantilly, Maurice est enfoncé dans un coin sombre de son cabinet, fuyant le jour, le bruit, se fuyant lui-même; il étend ses doigts crispés sur son front en sueur; il écoute; il parle vite, seul, tout bas; il va à la porte, à son secrétaire, à la croisée; il court ensuite se blottir, s'affaisser, se faire petit dans son coin, les cheveux hérissés, le front jaune, l'œil ouvert.

—Plus d'entrepôt! fut le cri déchirant qui sortit de sa poitrine pour la soulager.

—Plus d'entrepôt à Saint-Denis! Comme on nous a joués! L'entrepôt sera construit à trois lieues de là; il sera construit de l'autre côté de Paris, de l'autre côté de la Seine, de l'autre côté de l'enfer! plus d'entrepôt à Saint-Denis! Et Victor qui me répondait de la promesse de l'employé au ministère, voleur en sous-ordre d'un voleur, qui aura traité des deux mains! mon concurrent lui aura jeté dix mille francs de plus, mille francs, peut-être: le plateau l'aura emporté de son côté. Six cent mille francs engloutis dans cette mare de corruption!

L'entrepôt sera à Grenelle! ignoble dérision! moi qui me ruine en achat de maisons à La Chapelle! Que vais-je faire de ces maisons, nids à rats, de ces masures infectes, payées dix fois leur prix?

Et aux échéances du 15, comment faire honneur aux valeurs contractées pour payer ces maisons?

A chaque bout de mes pensées, l'abîme de la banqueroute; et banqueroute frauduleuse, avec jugement, affiches, exposition; banqueroute avec la marque. On ne marque plus: c'est vrai! Je ne serai pas marqué!

L'entrepôt ne sera pas à Saint-Denis! l'entrepôt sera à Grenelle!

Et si Maurice détourne les yeux du plafond pour les porter autour de lui, son désespoir revêt alors un caractère d'égarement taciturne à inspirer des craintes pour sa raison. Il sourit et pleure à la fois en regardant ces cartons qui ne sont plus placés avec la symétrie des premiers temps. Reflet de son âme, les reliques saintes des familles n'étaient pas autrefois salies de poussière et poussées au hasard sur les étagères.

Le front pétri par ses mains tremblantes, tandis que Maurice cherche dans sa tête, illuminée des sinistres clartés d'une révolution, et traversée des pressentiments d'une imminente banqueroute, une planche de salut, un angle de rocher où s'accrocher dans le naufrage, dût-il s'y suspendre par sa poitrine en lambeaux, Victor entre et lui serre expressivement la main.

—Ta cause est gagnée, Maurice!

—Quelle cause? répond Maurice avec un regard privé d'intelligence, et tel qu'un fou sur qui l'eau glacée d'une douche vient d'être versée.

—Tes amis sont des géants; ils résistent aux baïonnettes, à la mitraille, au canon qui les broie dans les maisons où ils se sont fait jour avec leurs ongles. La rue Saint-Martin, la rue Maubuée, la rue de la Verrerie, toutes les rues environnantes, s'en vont au choc des boulets. Quand les étages s'écroulent, de braves jeunes gens paraissent sur le bord des croisées, saluant la foule qui les maudit; ils sourient et meurent en criant: Vive la république! S'ils tiennent encore jusqu'à demain matin, la royauté ne couchera pas demain soir aux Tuileries.

En échange de ces nouvelles qu'il apportait de Paris, non avec le ton d'un triomphateur, mais avec le parti pris d'un homme prêt à s'accommoder de la république si elle est proclamée, Victor attendait de Maurice quelque explosion patriotique qui fît diversion au chagrin dont il le voyait accablé.

—Plût au ciel, s'écria Maurice, que la révolte ne cessât pas, que l'émeute pulvérisât Paris jusqu'à la dernière maison des faubourgs! Royauté ou république, je péris si les affaires reprennent tranquillement leur cours accoutumé. République ou royauté, il me faudra rembourser plus de quatre cent mille francs le 15 de ce mois; et nous sommes au 6, et nos maisons, depuis la translation de l'entrepôt ne valent pas cinquante mille francs. République ou royauté, mes billets seront protestés; on me poursuivra, on me jugera, on me condamnera, on m'emprisonnera. Il n'y a pas de gouvernement qui remette aux débiteurs leurs dettes: les révolutions ne déplacent pas les principes de l'honneur.

Oh! que j'étais heureux, Victor, quand j'ai vu dépaver Paris, briser ses carreaux, incendier une mairie! quand j'ai ouï, avec une joie qui m'a élargi l'âme, le canon, l'affreux canon tuant Paris! Ce désordre entraînera le mien. C'est bien le moins que la dette d'un homme disparaisse, quand une capitale s'engloutit; mais il faut qu'elle s'engloutisse!

Es-tu bien sûr, Victor, qu'on se battait encore quand tu es parti? Es-tu bien sûr que les maisons ouvertes, ivres, béantes comme des cavernes, buvaient encore des soldats par leurs portes et vomissaient des morts par les fenêtres? Ainsi je les ai vues.

Tiens, je n'ai pas pu mourir. Une balle m'a frappé ici, une autre là, une autre là, près du front. Point d'hypocrisie: mon dévouement, ce n'était pas du patriotisme, c'était du suicide. Je n'en voulais à personne! Je n'en voulais qu'à moi! Feu sur le banqueroutier!

—Oui, le coup est grave, Maurice, mais...

—Grave! il est mortel.

—Les affaires sont une bataille; personne n'est sûr du triomphe.

—Tu oses comparer de dégoûtantes témérités à une bataille! Est-ce que les affaires rapportent jamais quelque gloire, que l'on réussisse ou que l'on succombe? La spéculation la plus honnête, c'est d'acheter à trois francs pour vendre à quatre francs; et cela est un vol. Qualifie notre opération maintenant.

Mais je l'avais prévu. Nous avons eu recours à la corruption; elle nous paye avec sa monnaie. Je n'ai jamais fondé,—c'est une justice que ma conscience me rend,—aucun crédit sur ces trafics que tu décores du nom de grandes affaires. Que n'appelles-tu aussi grandes affaires la fabrication de la fausse monnaie et de faux billets de banque?

—Tu confonds, Maurice, le gain avec le vol.

—Connais-tu celui qui s'est arrêté à la ligne qui les sépare?

—Il y a des hommes probes en affaires.

—Ceux-là ne sont pas millionnaires.

—Peut-être. Es-tu entré dans leur coffre-fort?

—Et toi dans leur conscience?

—Ah! Maurice, la colère t'égare.

—Non, elle ne m'égare pas, Victor, et je jouis du malheur de toute ma raison. Toute fumée d'illusion s'évanouit; ton chemin de fer est une extravagance. Notre grande fortune va se réduire,—sais-tu à quoi?—pour toi en une fuite à l'étranger, pour moi en une prison perpétuelle.

—Si cependant, Maurice, la république est constituée?...

—Ne crois-tu pas que ce sera une république de voleurs, toi aussi?

—Mais nous ne sommes pas des voleurs, après tout, Maurice?

—Quoi donc? et l'argent d'Édouard dont j'ai disposé?

—L'argent d'Édouard! l'argent d'Édouard! c'est un placement malheureux: il n'est pas perdu pour cela. Qui est-ce donc d'ailleurs que cet Édouard?

—C'est...

Maurice réfléchit que cet homme ne valait pas même l'outrage d'une révélation. Il se soucie, pensa-t-il, autant de la réputation de sa sœur qu'il est affligé de la position où il m'a mis. Le voilà, comptant sur la république pour aplanir un chemin doux à la banqueroute! Et les hommes de cette espèce qualifient les républicains de brigands!

—Cet Édouard, répliqua enfin Maurice, est un homme quelconque, qui a eu assez bonne opinion de ma probité pour déposer entre mes mains les trois cent mille francs dilapidés par toi en achats de pierres pourries. Je pense que ce renseignement te suffit, et que tu devrais être le dernier à me demander: Qu'est-ce que ce monsieur Édouard?

—Est-il à Paris, ce redoutable créancier? redemanda Victor qui se torturait vainement pour se poser en honnête homme.

—Oui!

—C'est un rentier?

—Oui!

—Un jeune homme?

—Oui! oui! Mais, Victor, pourquoi ces questions insignifiantes?

Victor eût tout aussi bien demandé si Édouard portait habituellement un habit marron.

—Songe que nous sommes perdus, Victor. Avoir dépensé un million à l'achat des maisons de La Chapelle! J'admets qu'elles nous mettent à couvert de cent mille francs, si ce n'est pas exagérer ce qu'elles valent; nous n'en perdrons pas moins neuf cent mille francs. Les perdre s'ils nous appartenaient, ce ne serait qu'un malheur ordinaire; mais ces neuf cent mille francs se composent de trois cent mille francs d'Édouard que je veux rendre les premiers... Entends-tu?

—Si tu rends toutefois quelque chose, se dit intérieurement Victor.

—Oui, les premiers; plus de trois cent mille francs prélevés sur l'argent des rentes que j'ai touchées pour monsieur Clavier depuis sa mort; et de trois cent mille francs enlevés de là.

Maurice avait pris son beau-frère par le coude et l'avait placé en face des cartons, où étaient contenus les titres de propriétés, les dépôts, les valeurs de toute nature de ses clients. Après une pause silencieuse, il répéta cette effrayante et courte syllabe: Là! Le ressort d'un pistolet fait ce bruit, lorsqu'il tombe sur la capsule et qu'une cervelle humaine saute au plafond...

Là, Victor, tu m'as poussé à fouiller avec toi, et nous avons puisé à notre aise, tant que nous avons voulu. D'où t'est venue l'idée de cette exécrable ressource? Je n'y aurais jamais songé, moi, qui ai constamment sous les yeux ces cartons! Prévoyais-tu qu'il y avait de l'or là-dedans? Mais tu le flaires donc?—Car ta hardiesse à les ouvrir, à les vider, semblait indiquer une sûreté de mouvements infaillible. Tu allais! tu allais! tu plongeais!—Qu'y mettrons-nous, maintenant? Parle!

Les questions de Maurice n'étaient pas assez régulières pour forcer Victor à des réponses qui l'eussent embarrassé. D'ailleurs, les fonds prélevés sur les dépôts des clients, et dont ils avaient disposé autant l'un que l'autre, avaient été abîmés dans l'opération du chemin de fer. Jamais événement ne fut plus simple dans sa calamité. C'était un coup de foudre. Il n'y avait ni explication ni consolation possible. Aussi Victor ne répondit pas à Maurice.

Il pouvait être midi. Des groupes animés formés au bout de la pelouse, des rumeurs, qui sortaient de ces groupes, attirèrent l'attention de Maurice. Une chaise de poste relayait, venant de Paris. Probablement les voyageurs répandaient la nouvelle de ce qui s'y passait.

Maurice descend en hâte, et demande au conducteur dans quel état il a laissé la capitale.

—Dans le plus grand trouble.

—Les révoltés faiblissent-ils?

—Nullement, monsieur.

—Le nombre en augmente-t-il?

—D'heure en heure, à vue d'œil, à mesure qu'on tue.

—Et les Parisiens?

—Ils regardent par leurs croisées.

—Est-ce que les autres quartiers de la ville se soulèvent?

—Je ne m'en suis pas aperçu.

—Les boutiques sont-elles fermées?

—Aucune.

—Quelle indifférence! murmura Maurice: le calme de ces gens-là est odieux. Ils passent d'un gouvernement à un autre comme de leur arrière-boutique à leur comptoir. Demain on fera encore des affaires!

Les habitants de Chantilly étaient en proie à de vives craintes en écoutant ce dialogue entre le conducteur et Maurice.

—On vient donc à leur aide? continua-t-il.

—De tous côtés, monsieur.

—Mais qui? puisque les habitants ne les secondent pas.

—Leurs amis, leurs partisans; on parle aussi de trente mille républicains qui arriveront de Dijon demain matin.

—Bonheur! pensa Maurice, qu'ils tiennent jusque-là, extermination ensuite, bouleversement.—Mais la troupe? la troupe?

—Elle les assiége aussi de toutes parts.

—On se massacre donc?

—C'est le mot.

—On ne présume pas à qui restera la victoire?

Le conducteur était remonté et lançait ses chevaux sur le bas de la route.

Sa dernière réponse était dans la voiture qu'il semblait prendre à cœur d'éloigner le plus possible de Paris. Les deux femmes, les deux enfants et le jeune homme, qui s'y trouvaient, montraient sur leurs visages l'altération d'une fuite précipitée.

—Et certes ils n'appartenaient pas au parti républicain.

Le cœur gros d'une affreuse joie qui le rendait odieux à lui-même, Maurice rentra et reparut dans le cabinet où son beau-frère était resté à l'attendre.

—Tout va à merveille, Victor; Paris est un chaos; on s'y égorge, les républicains et la troupe; les riches fuient; la chaise de poste qui a relayé emporte une famille entière. On émigre déjà.

—Allons, il y aura quelques bonnes petites affaires à traiter, dit Victor en se frottant les mains; les biens d'émigrés seront pour rien.

—Tu songes aux affaires, toi! Oh! non, il n'y aura plus d'affaires, c'est mon espoir! Des ruines! c'est tout ce que je demande, que tout soit anéanti.—Tout! plus de commerce, plus de tribunaux! Que l'échafaud de bois où l'on expose les banqueroutiers soit brûlé avec le siége de la justice!—C'est mal!—Mais je n'ai de soulagement qu'avec ces pensées de destruction. Et que le 15 n'arrive jamais!

—Tu as raison, si la fin du monde arrive avant l'échéance du 15, il y aura prescription de droit.

—Monsieur! monsieur, dit un clerc qui entra dans l'étude, monsieur, vous n'entendez donc pas?

—Expliquez-vous! parlez!

—La cour est pleine de gens pressés de vous voir.

—Victor,—je ne sais,—vois toi-même!—regarde par la croisée quelles sont ces gens.

Victor ouvre la croisée et regarde.

—Ce sont tout simplement tes clients.

—Mes clients!

—Oui! je les ai reconnus; pourquoi en si grand nombre, Maurice?

—Je n'en sais rien.—Irai-je voir? Va toi-même! non, reste, attends. Je descends. A quoi bon?—Mon habitude n'est pas de les recevoir dans la cour.—Ils trouveraient du louche...

Effaré, Maurice sonna; il sonna fort.

Le clerc reparut.

—Pourquoi n'avez-vous pas prié les personnes qui sont là-bas de monter?

—Vous ne me l'avez pas commandé.

—Allez donc! et qu'elles montent.

—Victor, suis-je pâle?—je dois l'être. Je sens fléchir mes jambes, j'ai des éblouissements. Ne me quitte pas. Sois là, reste là; toujours là.

La porte s'ouvre, plus de quatre-vingts personnes, paysans, fermiers, bûcherons, charbonniers, vignerons, pénètrent à la fois dans le cabinet, non sans désordre, dans leur avidité brutale à parler les premiers à Maurice.

—Monsieur Maurice, répondez-moi.

—Monsieur Maurice, moi je viens de loin, je passerai avant les autres.

—Monsieur Maurice, deux mots seulement, et je pars.

—Monsieur le notaire!

—C'est à moi à être écouté. Je suis ici depuis une heure!

—Et moi depuis deux heures.

—T'en as menti.

—Menti toi-même.

—Si nous n'étions ici, je te travaillerais les échalas.

—Mes amis, du silence! la paix! chacun aura son tour.

—Nous parlerons bien, peut-être, nous autres, femmes.

—Vous autres! rentrez vos langues dans le fourreau.

—Tiens! tiens! il ferait beau vous voir nous en empêcher!

—Mes braves gens, du calme! je vous entendrai tous!—tous!—D'abord, qui vous amène chez moi en si grand nombre?

Ces premières paroles furent si faiblement dites par Maurice, qu'elles ne produisirent pas plus d'effet qu'une goutte d'eau sur un brasier.

—Oui! qui vous amène? répéta Maurice, dont l'abattement avertissait son beau-frère de mettre en mesure de parler pour lui.

—Voici, parvint enfin à dire le père Renard, qui avait déposé chez Maurice les titres de possession de trois maisons et qui avait négligé jusqu'ici de toucher sa rente viagère de six mille francs; voici:—On assure que la duchesse de Berry, à la tête de cent mille Prussiens, est descendue dans Paris par le faubourg Saint-Antoine.

—Ah! ouitche? des Prussiens; ce sont tout uniment,—et il y avait pas mal de temps que ça bouillait,—les républicains qui font des horreurs aux quatre coins de Paris.

Le dernier qui avait parlé était Robinson le tuilier. On a peut-être oublié que Robinson, voulant devenir acquéreur de l'un des lots de la Garenne entre Morfontaine et Saint-Leu, avait confié à Maurice, pour effectuer cet achat, quatre-vingt mille francs. La propriété ne s'était élevée qu'à soixante-trois mille: c'était donc dix-sept mille francs qui revenaient à Robinson. Pendant quatre mois il avait balancé à les retirer. Mais au bruit de l'émeute, il était accouru comme les autres.

—Je répète, si l'on ne m'a pas entendu, que ce sont les républicains.

—Ah! pour ça, c'est vrai, affirma avec un ton d'autorité que n'augmentait pas peu son titre, l'homme d'affaires de monsieur Grandménil; de Sarcelles d'où je viens, on entend le canon comme si on l'avait dans l'oreille.

—Alors ce sont des républicains, puisque monsieur l'assure, et qu'il a entendu le canon.

Ces deux témoignages ne permettaient plus aucun doute sur les causes de l'insurrection parisienne.

—Et qu'est-ce que ça veut, ces républicains? demandèrent plusieurs voix qu'il était difficile de distinguer au milieu de la confusion générale.

—Parbleu! reprit Robinson, ils veulent rasseoir Charles X sur le trône.

—Un cri d'horreur couvrit tous les cris. A la réprobation qui circula en longs murmures, dès que cette intention si vraie eut été prêtée aux républicains, on eût imaginé que Charles X avait pendant son règne empêché le blé de germer et les pommes de terre de fleurir.

Debout sur un tabouret, Victor avait beau s'adresser à ceux qui lui semblaient les moins extravagants dans leurs divagations politiques, il ne parvenait pas encore à s'en faire écouter.

—Messieurs, je...

—Il n'y a plus de sûreté nulle part.

—Ils incendieront nos meules de foin.

—Ils couperont nos arbres au pied.

—Mes braves gens, je...

—Les scélérats!

—Plus de récolte, plus de moissons, plus rien.

—Mais amis, je...

—Il ne s'agit pas de ça! s'écria un rustre en argumentant des coudes et des genoux pour se rapprocher le plus possible de l'endroit où était Maurice, auquel il tenait particulièrement à parler. Il ne s'agit pas de ça!

Ce rustre était Pierrefonds le vacher, qui, il y avait près d'un an, avait effectué entre les mains de Maurice, sans vouloir accepter aucune espèce de garantie, un placement de cent vingt mille francs provenant d'un héritage.

—Il s'agit, Russes, Prussiens, carlistes ou républicains, qu'il n'y a plus moyen de rester dans ce pays: avant ce soir peut-être nous serons attaqués par les brigands. Le meilleur notaire alors ce sera un fusil, et le meilleur coffre-fort un trou de dix pieds au milieu de la forêt. C'est donc parce que nous ne voulons pas que les autres, sachant qu'il y a de la graine ici, viennent vous tuer, monsieur Maurice, que nous vous prions, vous remerciant bien de vos soins pour les avoir gardés, de nous rendre nos petits dépôts; vous en serez plus tranquille, nous aussi; ça vous va-t-il?

L'affreux pressentiment de Maurice se vérifiait. Son cœur, qui battait auparavant avec violence, s'arrêta net.

—Oui, monsieur Maurice, poursuivit Pierrefonds, faut pas que nous soyons cause des malheurs dont vous ne seriez pas quitte si les républicains se répandaient dans la campagne, comme on dit qu'ils viendront quand la besogne sera finie là-bas, à Paris.

—Dame!—c'était une autre voix,—Pierrefonds dit vrai; ils vous arracheraient la peau tout vivant, pour un liard, au moins! Lâchez-nous nos magots; puis laissez venir! Ah! ils seront bien attrapés! bonjour, ils sont partis!

Pousser son beau frère sur un fauteuil, car il sentait qu'il n'avait plus la force de se tenir debout, et se placer devant lui, de manière à le cacher presque en entier de son corps, ne fut qu'un mouvement pour Victor, qui, souriant avec un superbe dédain, répondit aux paysans.

—Ah ça! qui s'est donc moqué de vous de cette façon-là, mes amis? Quoi! vous vous êtes laissé prendre comme des étourneaux à d'aussi fausses et extravagantes nouvelles, vous ordinairement si sensés? mais encore une fois, qui donc s'est moqué de vous?

—Moi, ça m'est venu comme je menais mes chevaux à l'abreuvoir.

—Vous voyez donc combien c'est faux!

—Je ne dis pas que cela soit vrai comme l'Évangile, reprit un autre; mais le porte-balle qui me l'a appris quittait Paris, m'a-t-il affirmé, à cause de l'émeute.

—Ruse de marchands de bas; ce sont des perturbateurs.

—Pour nous quatre, c'est bien différent: nous le tenons de monsieur le maire.

—L'important! le fat! Votre maire est un ambitieux. Et qui lui a fait part, à votre maire, qu'on se battait à Paris? Est-ce le coq du clocher?

Toutes les fois qu'on ridiculise un maire, on est bien sûr d'être agréable à ses administrés. Les clients de Maurice se déridèrent.

—Cependant, mes braves gens, il faut convenir, reprit Victor en orateur qui cède un peu pour obtenir infiniment, que Paris n'est pas aussi tranquille que de coutume. Mais, depuis la révolution de juillet, quand a-t-il cessé d'être exposé à de pareilles agitations? Parce que quelques poignées de turbulents se sont retranchés derrière quatre mauvais pavés que la police a consenti à leur laisser empiler, croyez-vous qu'une autre révolution, semblable à celle de 1830, soit possible? Vous avez raison d'être prudents. En guerre ou en paix, la prudence est une vertu. Mais, permettez-moi de vous le dire, c'est manquer de patriotisme que de seconder par la peur à laquelle on se livre les projets des méchants.

Il en est des hommes les plus grossiers, et des volontés les plus tenaces, comme de certains gros rochers; si on creuse adroitement autour de leur base, un enfant les fera pivoter.

Fascinés par la parole de Victor, les rustiques clients battaient peu à peu en retraite; ils étaient sur le point de se demander compte de leur présence dans l'étude de Maurice. Leur entretien était devenu plus calme, leur attitude plus respectueuse; ils s'essuyaient le front. Victor triomphait.

Pour que sa victoire fût complète, il ajouta:

—Mon beau-frère vous remercie par ma voix d'avoir songé à lui à l'heure d'une crise, où, comme vous l'exprimiez si bien il n'y a qu'un instant, vos dépôts seraient susceptibles de le compromettre. Si l'effet de vous voir réunis ici dans une même pensée d'effroi ne l'avait profondément agité, il vous dirait que votre délicatesse est trop inquiète, et qu'il tient, par cela même qu'il y a du danger à veiller sur vos fonds dont il a la précieuse garde, à ne point s'en séparer, si toutefois vous n'avez pas d'autre motif plus grave pour lui retirer votre confiance.

Des murmures suivirent les dernières paroles de Victor. Il y eut unanimité pour repousser la supposition oratoire, personne dans l'assemblée n'élevant de doute sur la probité de Maurice.

—Non! pardienne, que nous n'avons pas d'autre peur!

—Sans cela, est-ce que nous demanderions quoi que soit?

—J'aurais laissé mes fonds pendant mille ans ici.

Et plus loin:—Est-ce que nous réclamerions notre argent sans cette maudite peur qu'on nous a clouée au ventre?—Dame! il faut bien croire un peu à ce qu'on vous dit.

—Sans doute, affirma Victor. Et voilà pourquoi il vous convient d'user la même autorité morale sur vos voisins de village et de ferme. En rentrant chez vous, publiez que vous avez été dupes d'un mensonge, et empêchez par là les esprits faibles d'empoisonner leur existence, de déranger leurs habitudes sur le premier mot d'un charlatan qui traversera vos villages.

Les clients avaient décidément honte au fond du cœur de s'être livrés à une démarche si désespérée, depuis qu'ils avaient accepté les bonnes raisons de Victor. Pierrefonds lui-même, qui, comme un des plus forts clients, avait d'abord porté la parole pour expliquer sa présence et celle des siens dans le cabinet de Maurice, n'eut aucun scrupule à revenir sur son projet de retrait d'argent. Il prit un visage de désintéressement qui semblait dire:—Nous en serons quittes pour un voyage à Chantilly; voilà tout.

Remis de son trouble, Maurice se levait pour adresser quelques phrases d'adieu à l'assemblée, et, afin de n'être pas resté complétement étranger à la discussion, lorsque la voix claire d'un crieur public, qui passait sous les croisées de l'étude, entraîna un silence général. On écoute:

«Voici les événements sinistres qui ont ensanglanté la nuit dernière les rues de la capitale, après la cérémonie du convoi du général Lamarque.»

Reprenant son air léger, Victor tente de détruire sur-le-champ l'impression qu'ont produite sur les clients la voix et les paroles du crieur public.

—Mes amis, voilà tout juste, et ceci doit vous servir d'exemple, le moyen qu'on emploie chez vous pour vous alarmer.

—Il a dit événements, cependant.

—Événements! tout est événements pour Paris: le lever du soleil et le cours de la rivière.

—Mais il a ajouté sinistres, monsieur Victor.

—Vendrait-il un seul de ces papiers s'il n'ajoutait sinistres?

—Chut! il crie encore.

Victor veut parler.

—Silence! s'il vous plaît, monsieur Victor.

Les oreilles sont attentives.

Et le crieur:

«On y lira les premiers engagements qui ont eu lieu entre les troupes et les insurgés de Saint-Merry; les pertes d'hommes des deux partis; les régiments qui ont tiré, et les généraux qui les commandent. Voilà du nouveau! de l'intéressant!»

Maurice était retombé dans son fauteuil, foudroyé par l'effet de ce bulletin sur ses clients; il ne pouvait s'empêcher d'un autre côté d'accueillir, comme la plus heureuse diversion à son anxiété, ces funestes événements qui lui confirmaient le naufrage où il désirait si ardemment voir périr la France. Bien! bien! murmurait son cœur noyé d'amertumes; nous retombons dans le chaos. Je vous remercie, mon Dieu! de m'ensevelir dans ce désordre. Oh! vienne vite la crise!

Méprisant les propos de Victor, les paysans étaient descendus dans la rue pour acheter les pamphlets du crieur. Victor et Maurice étaient restés face à face, seul à seul, celui-là au bout de ses échappatoires désormais sans valeur sur les clients qui allaient remonter, et remonter plus avides que jamais de partir après s'être munis de leurs dépôts; celui-ci prêt à avouer, pour en finir avec un supplice cent fois plus douloureux que l'aveu de sa faute, qu'il était dans l'impossibilité de restituer les dépôts.

—Oui, Victor, il n'y a aucun moyen de sortir de là, si ce n'est la mort. Veux-tu mourir? deux minutes nous restent. A défaut d'argent, qu'ils trouvent du moins nos cadavres. J'ai deux pistolets chargés, là.

—Ah! bah! mourir! fuir plutôt,—si fuir était facile;—mais ils sont dans le jardin, dans la cour, dans la rue. Tiens, regarde-les: ils lisent!

—Mais si nous ne pouvons fuir, que devenir, Victor? Encore un instant, et ils seront ici,—là.—Les as-tu vus? Leurs yeux étaient défiants! J'en ai remarqué qui riaient avec ironie quand tu essayais de les dissuader de redemander leurs fonds; d'autres m'ont paru désespérés de notre position, qu'ils m'ont semblé comprendre, à ton assurance même, à ma pâleur, à je ne sais quoi. Mais le temps court; ils remontent déjà; ils remontent; n'est-ce pas? Écoute, Victor, un conseil! une résolution! un parti!—dis-le,—qui nous tire de là. L'incendie!—brûlons l'étude.—J'accepte tout.

—Maurice, nous avons disposé de la moitié des fonds de ces gens-là.

—Hélas!

—Rendre la moitié qui reste, ce ne serait contenter quelques-uns que pour faire crier plus fort ceux que nous renverrions les mains vides.

—Achève! j'entends leurs pas.

—Es-tu déterminé à tout?

—A tout, Victor.

—Eh bien! laisse-moi prendre tous les contrats, tous les titres qui sont dans ces cartons.

—Prends, oui! tu as une idée: laquelle?—Et puis,—mais vite!—Mais parle, finis?

—Je vais à Paris.

—O mon Dieu! Tu déraisonnes! Que feras-tu à Paris?

—Tais-toi! La rente tombera aujourd'hui à un taux épouvantablement bas.

—Puisqu'elle ne se relèvera jamais! Et c'est bien mon espoir.

—J'achète toutes les rentes qui se présentent en échange de ces titres qui valent de l'or: j'achète des ballots de ruines! entends-tu?

—Malheureux! tu extravagues toujours.

—Si la monarchie de juillet est vaincue, tu ne me reverras plus: j'aurai acheté pour cent mille francs de papier sale. Alors tue-toi! fais comme tu l'entendras. Si la république est écrasée! eh bien, je t'apporte de l'or! et de l'or ce soir même.

—As-tu ta tête, Victor?

—Regarde si je l'ai!—Et d'un bond Victor ouvre dix cartons qu'il vide en un clin d'œil, qu'il referme aussitôt et qu'il repousse sur leurs rayons. Des papiers s'enfoncent dans ses poches qu'il bourre, dans son chapeau; il regarde ensuite son beau-frère, stupéfait de voir que Victor sait si ponctuellement le contenu de ses cartons.

Ce n'était pas le moment de se permettre des observations sur cette rare sagacité. D'ailleurs, les paysans ouvraient la porte de l'étude.

Et la voix du crieur se perdait en répétant: «Voici les événements sinistres qui ont ensanglanté Paris la nuit dernière.

—Il n'y a plus à tortiller, s'écria Pierrefonds: notre argent, nos papiers, et bon voyage. Vous voyez vous-même comme ça chauffe, monsieur Maurice. Le crieur a ajouté que les brigands s'étaient déjà rendus maîtres de Saint-Denis.

—Soit, mes amis, leur répliqua Victor avec le sang-froid qui ne l'avait pas quitté, soit! Nos intentions ne sont pas de vous contrarier dans vos volontés, puisqu'elles sont si bien arrêtées. Nous allons vous restituer vos dépôts à tous.

—Ah!

Déjà les paysans se mettaient en mesure de recevoir leurs titres et leur argent.

Les uns sortaient de vieux reçus de leur poche.

D'autres délivraient de la ficelle qui les entortillait leurs portefeuilles de cuir gras.

D'autres comptaient sur leurs bâtons de houx les crans que le couteau y avait taillés en guise de chiffres. Sur ces bâtons méthodiques, les mois d'intérêt étaient creusés avec une rigoureuse précision.

Aussi méditatifs, d'autres comptaient et recomptaient sur leurs doigts en remuant les lèvres, tandis que de plus versés dans l'arithmétique exécutaient leurs opérations sur le mur de l'étude avec la pointe d'un eustache.

Rompant ce silence animé, Victor leur dit:

—Mais avant de nous quitter, ne ferez-vous rien pour Maurice, mes amis? ne lui laisserez-vous aucune preuve de bon souvenir, en reconnaissance de l'exactitude qu'il a apportée sans relâche dans vos affaires, qui ont toujours prospéré entre ses mains?

—Tout ce qu'il lui plaira. Qu'il parle!

—Nous n'avons rien à refuser à monsieur Maurice.

—Ce bon monsieur Maurice!

Celui-ci craignait, par ce préambule, quelque nouvelle extravagance de son beau-frère.

—Il faut du temps pour tout. L'insurrection de Paris, puisque nous n'avons plus malheureusement à la nier, nous a étourdis aussi bien que vous, vous le comprenez. Vous désirez liquider sur-le-champ: ceci est à merveille, mais ceci ne saurait se faire à la parole. Il y a à retirer des pièces qui sont au tribunal, à régler des intérêts, à dresser des bordereaux: vous ne voudriez pas plus nous créer des difficultés que nous ne sommes disposés, pour notre part, à compromettre vos intérêts. Apportons donc les uns et les autres un peu d'indulgence. Ce n'est pas trop de la journée entière pour vous expédier; accordez-nous cette journée. Il est indispensable que vous patientiez jusqu'à ce soir; peut-être bien avant dans la nuit.

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