Le notaire de Chantilly
Une rumeur générale de désapprobation couvrit les dernières paroles de Victor, les plus sensées, du reste, qu'il eût prononcées.
—Jusqu'à ce soir!
—Ah bien! voilà qui nous arrange.
—Et nos femmes qui attendent.
—Et nos enfants qui nous croient déjà tués?
—Et nos maris? disaient les femmes à leur tour.
—C'est bien mon mari qui me chagrine, répliquait une autre, comme si l'on n'avait pas un âne à mener à l'abreuvoir et des vaches à conduire au pré.
—Et mes foins qui sont dehors?
—Puisque je vous vois si bien disposés, mes amis, à faire ce que je vous demande, permettez-moi d'ajouter que vous rassureriez votre protecteur monsieur Maurice en ne vous risquant pas la nuit, à travers des bois et des plaines, avec votre argent ou des valeurs précieuses, au moment où vous pourriez être assaillis par les brigands. Ce sacrifice serait bien consolant pour mon beau-frère. Attendez donc jusqu'à demain; passez le reste de cette journée et la nuit à Chantilly. D'ici à demain matin, les événements de Paris auront pris un caractère décisif.
En orateur digne des beaux temps de la Grèce, plus Victor remarquait le peu d'impression qu'il produisait sur ses auditeurs, plus il avait l'air de les remercier de leur condescendance pour ses paroles. Il reprit:
—Mes bons amis, par un concours de circonstances dont je me plairais en d'autres temps à signaler l'heureuse opportunité, c'est aujourd'hui Sainte-Claudine...
—Il est décidément fou à lier, pensa Maurice.
—Sainte Claudine, peut-être l'ignorez-vous, est la patronne de madame Maurice. Elle a l'habitude de célébrer sa fête, entourée de ses meilleurs amis: les meilleurs amis d'un notaire sont ses clients. Le dîner est prêt depuis hier; il faut qu'il se mange ce dîner, n'est-ce pas? Qui le mangera si ce n'est vous?
C'est à vous, d'ailleurs, qu'il était destiné. Les lettres d'invitation allaient partir, quand le trouble des affaires politiques en a suspendu l'envoi. Mais, puisque vous voilà, nous vous retenons; vous ne nous quitterez pas. L'occasion est trop belle.
Ah! réjouissons-nous d'avoir encore quelque faiblesse, quelques préjugés, diraient d'autres, pour les vieux usages de famille. Ne rougissons pas de nous asseoir, réunis dans une même pensée de franchise, autour du flacon et du pain de l'hospitalité.
—Comme il parle bien! murmuraient tous les paysans.
—Vous nous restez? je savais bien.
—Dam!
—Qu'en dites-vous, les autres?
—C'est embarrassant.
—Je vous préviens toutefois, c'est un dîner simple; la frugalité de nos pères: quelques melons hasardeux, quelques volailles chaudes et froides, quelques bons gigots de fermier, force entrées bourgeoises; un peu de champagne, un peu de bordeaux, beaucoup de petits vins de Mâcon. Que voulez-vous, on traite les amis sans façon. Le cœur, voilà le meilleur mets.
Comme il n'est pas juste cependant que le plaisir de vous posséder à ce banquet de famille ait un côté onéreux pour vous; comme nous serions au désespoir, M. Maurice et moi, de vous contraindre à des dépenses, en restant à Chantilly jusqu'à demain, vous vous logerez à nos frais dans les meilleures auberges du pays: la dépense nous regarde, tout est à notre charge. La journée est superbe; allez faire un tour dans les bois jusqu'à huit heures. A huit heures la table vous attendra, et l'amitié aussi.
Il était aisé de remarquer que la crainte que Victor avait exprimée aux paysans de les voir traverser la forêt avec de l'argent, au moment critique de l'insurrection parisienne, et que le désir de jouir d'un bon dîner, avaient vaincu les hésitations les plus tenaces.
—Comme il fait durer le supplice! murmurait Maurice; il ne veut pas mourir.
Il était tout prêt à tirer Victor par les pans de son habit pour lui dire:
—Mais, monstre, on s'égorge à Paris, et tu veux te réjouir! Tu les invites au nom de ma femme, et Léonide n'est pas à Chantilly! Il aurait volontiers ajouté:—Crois-tu donc ces gens-là assez scélérats ou assez simples pour accepter ton dîner quand leurs compatriotes meurent sous la mitraille?
Ces gens s'étaient montrés assez scélérats ou assez simples pour accepter le dîner qu'offrait Victor. Maurice remercia, par un sourire de contentement, la politesse de ses clients.
—Cependant, poursuivit Victor, si parmi vous il en est qui, à toutes forces et malgré nos avis prudents, tiennent absolument à liquider et à partir, qu'ils s'approchent, ils seront satisfaits sur-le-champ.
Joignant le fait à l'intention, Victor prit quelques cartons qu'il posa devant Maurice.
—Ce n'est pas cela, s'écrièrent les clients. Venus ensemble, nous resterons ensemble: le retard sera pour tous.
—Soit, dit rapidement Victor; et comme il vous plaira. Partez, restez, réglez, liberté entière; mais toujours le dîner à huit heures. D'ici là, repos à l'auberge, promenade au château: c'est entendu.
—Oui: c'est entendu.
Et toute la clientèle rustique, ballottée par les raisonnements captieux de Victor, friande d'un festin en perspective, heureuse de se goberger sans bourse délier, sortit pour se répandre par tout le bourg, d'heure en heure plus inquiet des bruits que le vent apportait de Paris.
—Que vas-tu faire maintenant, Victor? Victor!
—Ce que je t'ai dit: acheter des rentes pour rien; les revendre, en centupler le prix si le gouvernement résiste; périr s'il périt.
—Mais que vais-je devenir avec ces gens sur les bras, qui me demanderont ma femme?
—Léonide! ne t'en occupe pas. Ne songe à rien, ne pense à rien: seulement à ce dîner! Que rien n'y manque, ni les mets, ni les vins, ni les liqueurs; entends-tu? D'ici à huit heures, il y aura du changement pour nous!
—Tu es un démon, Victor!
—Soit! Mais je cours à Paris. En deux heures et demie j'y serai: il sera trois heures à mon arrivée. Si, à huit heures, ce soir, je ne suis pas de retour, sois sûr que je serai mort en route ou qu'il n'y a plus d'espoir de nous tirer jamais du précipice au fond duquel je ne nie pas que nous ayons roulé.—Adieu, Maurice!
—Adieu, Victor! c'est peut-être notre dernière entrevue dans ce monde; si tu croyais à une vie...
—Je crois aux révolutions qui font baisser la rente de six francs, et aux restaurations qui la remettent au pair.
Victor était déjà à cheval, il était déjà loin, il n'était déjà plus à Chantilly.
Seul dans son cabinet, comme le condamné à mort dans sa prison, Maurice n'eût pas été plus triste si l'échafaud eût été dressé devant sa porte.
Il fut perdu longtemps dans l'idée de son prochain anéantissement; il n'en sortit en sursaut qu'aux cris d'un autre bulletin de Paris, car d'heure en heure, échelonnés sur la route par le gouvernement et par les partisans de l'insurrection, des vendeurs de nouvelles criaient et répandaient dans la campagne les événements qui se succédaient dans la capitale.
Maurice s'approcha de la fenêtre, et la voix du crieur lui jeta ces mots:
«Voilà du nouveau, de l'intéressant! Le parti républicain s'est rendu maître des rues de la Verrerie, du cloître Saint-Merry et des ruelles aboutissantes. Il s'est emparé d'une pièce de canon dont il espère pouvoir faire usage. Le télégraphe de Montmartre a été brûlé. Hésitation des troupes.»
—Bien! très bien! s'écria Maurice en frappant du pied. De la résistance! toujours des combats! tuez-vous! tuez-vous! Que le cheval de Victor s'étouffe dans les cendres en cherchant Paris disparu!
Tout à coup un second crieur reprit d'une voix différente:
«Victoire des troupes sur les révoltés, poursuivis et exterminés dans les maisons du quartier des Arcis. Leurs plans déjoués. Mort de leurs principaux chefs. Carlistes trouvés dans leurs rangs. Conspiration ourdie par les Vendéens et les républicains, prouvée par des papiers trouvés sur les cadavres des rebelles.»
—Qui croire? l'un proclame la victoire, l'autre l'extermination des révoltés! Confusion du monde!
Maurice descendit pour acheter aux deux crieurs leurs bulletins contradictoires.
Et, en ouvrant la porte du jardin, il vit passer, comme un éclair, un homme à cheval, qui s'arrêta devant la grille de M. Clavier Maurice reconnut cet homme dont la sueur inondait le visage enflammé: c'était celui qui avait passé une journée entière à l'attendre au carrefour des Lions.
Maurice courut se cacher dans un coin, comme un voleur; et dans ce coin il lut les deux bulletins.
Quant il les eut lus, il fut saisi d'un rire frénétique et sombre; sa joie était cruelle; elle eût épouvanté derrière une grille.
Il exhala ces paroles au milieu d'un affreux ricanement:
—Mort, à la fin! mort avec son drapeau blanc! mort précipité du haut du clocher de Saint-Merry! mort frappé d'une balle au front! La sainte hospitalité est vengée!
Si Victor se fût trouvé là, il eût ajouté:
—Et puisque monsieur Édouard de Calvaincourt, cet intéressant jeune homme, est mort, c'est trois cent mille francs de moins à rembourser.
Maurice était encore livré à son horrible joie, quand le prêtre qui lui avait confié dans le temps la caisse de secours des pauvres entra dans le cabinet.
Il n'eut pas besoin d'expliquer longuement le motif de sa visite; son visage effrayé parlait pour lui. Comme les autres clients, la terreur de l'émeute l'avait poussé à Chantilly. En bon pasteur, il venait reprendre la caisse de secours, et décharger de la périlleuse responsabilité d'un aussi précieux dépôt celui qui, dans des moments plus calmes, avait accepté de le mettre sous sa protection.
Le prêtre ajouta cependant:
—Vous prévoyez sans doute aussi bien que moi, monsieur, que le parti républicain, s'il était vainqueur,—et tout prouve qu'il le sera,—ne se ferait aucun scrupule de donner aux pieuses épargnes de mes fidèles une direction qu'il ne m'est pas permis de supposer, mais qu'en tous cas il m'est imposé de craindre. Souffrez, monsieur, que leur violence n'ait que moi pour victime. Le temps presse, le danger s'accroît. Restituez-moi ce faible dépôt, trop peu resté entre vos mains pour la sûreté des malheureux, mais assez cependant pour que ma reconnaissance vous soit toujours acquise.
Maurice ne jugea pas à propos de dissuader le prêtre des craintes peu honnêtes qu'il avait conçues du parti républicain: ce n'était pas surtout le moment de défendre la moralité de sa propre opinion, quand il avait presque la conviction que le contenu de la caisse de secours des pauvres avait été volé par son beau-frère, il n'y avait pas un quart d'heure, s'il n'avait été enlevé plus tôt.
La cassette était bien au même endroit, il l'apercevait de la place où il était; mais la clef y était restée aussi: et combien ne redoutait-il pas, en la prenant pour la restituer au prêtre, de la sentir d'une légèreté significative!
Encore une honte à subir! pensa-t-il.
—Et que ferez-vous de cet argent? demanda Maurice, lui qui jamais ne s'était cru en droit d'adresser une semblable question à qui que ce fût.
—Je cacherai soigneusement cette cassette sous ma robe jusqu'au village de ma paroisse. Arrivé là, si j'y arrive, j'appellerai tous les pauvres, je l'ouvrirai en leur présence, et je dresserai le partage de ce qu'elle contient. Après, Dieu fera le reste: ils défendront leur bien.
La simplicité de cette âme ingénue, si effrayée pour sa réputation, si empressée de rendre une somme dont personne ne savait le chiffre et la source, fut une dure leçon de probité pour Maurice.
—Mais, reprit celui-ci, par un abus, par un tort que Dieu seul et ses vertueux représentants,—et non le monde,—savent pardonner, si j'avais, monsieur, disposé de cette somme; si je ne l'avais pas; si, par une licence dont je n'absous pas ceux de ma profession qui en usent, j'avais placé vos fonds, que diriez-vous parlez!
Maurice s'efforçait d'être calme dans la supposition qu'il soumettait au prêtre, et il était pressant comme un coupable qui cherche à savoir son sort.
—J'avoue que mon embarras serait grand. Je vous plaindrais d'abord de vous être trouvé dans une conjoncture telle, que l'emploi de l'argent d'autrui vous eût été nécessaire. Il y a des fautes de position dont il ne faut pas rendre les hommes absolument responsables. Ensuite, je dirais à mes paroissiens que les dernières réparations de l'église ayant beaucoup plus coûté que nous ne l'avions prévu, j'ai été forcé de toucher à la caisse de secours pour combler les frais: on me croirait. Quelques-uns murmureraient un peu; on laisserait passer l'ondée. Vous pensez bien que je ne dormirais pas tranquille sous le poids d'un tel mensonge. Un plat de moins à mon dîner, quelques livres de moins à ma bibliothèque, et j'aurais bientôt, par ces privations, si tolérables et si légères, remplacé, dans ma caisse, le déficit que votre malheur y aurait laissé. Peut-être imaginerais-je mieux en pareille circonstance. Bénissons toutefois le ciel, monsieur, qu'elle ne se soit point présentée. Les plus beaux dévouements ne valent par la joie de s'en passer.
Craignant d'en avoir trop dit sur un sujet que son interlocuteur avait soulevé probablement sans intention, le prêtre n'insista pas davantage; il se leva. Prêt à partir, il attendit que son dépositaire lui remît ce qu'il était venu chercher.
Maurice s'approcha du prêtre et lui prit les mains avec une expression toute brûlante d'un aveu que sa position, les circonstances, sa douleur, l'entraînaient à répandre. Il était depuis si longtemps privé de consolation, depuis si longtemps il n'avait satisfait à l'impérieuse faiblesse de la confidence, ce besoin que Dieu a mis au fond de l'âme humaine pour lui rappeler son incertitude, quand elle va seule, qu'à cette main qui s'ouvrit à sa main, qu'à ce regard si peu importun et pourtant si pénétrant, qu'à cette bonté sans obsession, il sentit sa parole, toute chargée de révélations pénibles, monter à ses lèvres comme malgré lui.
Tant de chaudes effusions chez un homme qu'il se figurait ossifié par des préoccupations matérielles, tant d'oppression morale amassée au fond d'un cœur qu'il avait cru jusqu'ici tout entier livré aux joies d'une fortune sans mélange, surprirent la candeur du prêtre, qui résistait encore à la pensée, pourtant bien évidente, que Maurice avait de graves aveux à lui faire à l'occasion de la cassette.
—Vous n'êtes pas malheureux dans votre ménage? osa-t-il à peine dire à Maurice. Je n'ai pas l'honneur de fréquenter votre maison; mais ceux qui la connaissent se plaisent à en louer l'ordre, la sagesse et l'économie.....
Un soupir apprit au prêtre qu'il ne s'était pas compromis par trop de hardiesse en faisant ce premier pas dans la vie de Maurice, si toutefois il n'avait pas deviné juste en se la présentant, comme tout le monde, du reste, sous de trop avantageuses couleurs.
—Vous n'avez pas d'enfants dont l'avenir vous soit un souci. Je vous demande pardon de m'initier personnellement à vos affaires; mais nous n'avons d'autre mérite parmi les hommes, nous prêtres, vous le savez, que celui de nous exposer à la colère de leur mépris, pour les rendre au repos qu'ils ont perdu, quand il est encore temps.
—Quand il est encore temps! murmura Maurice.
—Et il est presque toujours temps, monsieur, à votre âge, avec votre caractère si naturellement porté au bien.
Il y eut un sentiment de vénération dans le cœur de Maurice pour cet homme qui, en droit à chaque minute de lui demander compte de son dépôt, oubliait de l'en entretenir, malgré l'imminence des événements à l'occasion desquels il venait le retirer, pour lui prodiguer des conseils affectueux, exprimés avec la plus tendre délicatesse.
Des larmes humectèrent son regard.
—Que n'ai-je la force de parler, de tout lui dire, non-seulement pour obtenir son pardon, pensait-il, mais pour qu'il m'apprenne comment j'apaiserai le cri de vengeance dont la société s'apprête à me poursuivre! Pourquoi me croit-il bon, juste, innocent? pourquoi ne devine-t-il pas ma faute à ma pâleur? Je n'oserai jamais, le premier.....
—Parlez, dit le prêtre en s'asseyant à côté de Maurice, qui resta debout; parlez! mon fils!...
Le prêtre avait enfin compris.
Des larmes ruisselèrent sur les joues décolorées de Maurice. Il ne résistait plus à l'ascendant qu'exerçait sur lui l'homme pieux, illuminé au front de la sublimité de son ministère.
Recourant à un moyen plus expressif que la parole, et moins pénible à sa position, à un moyen qui allait apprendre toute l'histoire de sa vie au bon prêtre fermant déjà les yeux pour l'écouter, Maurice s'élance à l'étagère où repose la caisse de secours et la prend dans ses deux mains.
Surprise qui bouleverse ses prévisions et ses craintes, la caisse est pesante. Il court, la met aux pieds du prêtre, il l'ouvre.
Le prêtre s'écrie:—Vide! n'est-ce pas?
—Pleine! monsieur, répondit Maurice.
Victor n'y avait pas touché; il ne l'avait pas aperçue.
—Vous voyez, monsieur, ajoute alors Maurice, cherchant à s'armer de sang-froid, repentant déjà d'avoir entamé une confidence inopportune, puisqu'il était loin de la devoir à une personne nullement en droit de se plaindre de sa probité, vous voyez, monsieur, que rien ne manque à votre dépôt: comptez!
Le prêtre referma la caisse; et, sans oser pénétrer le mystère d'une comédie dont sa naïveté n'aurait jamais découvert le mot, mais un peu honteux d'avoir trop tôt soupçonné une conversion dans l'humilité passagère d'un homme du monde, il prit la caisse de secours, salua Maurice et sortit.
—La vertu rafraîchit le sang, s'écria Maurice: elle fait vivre, je l'éprouve. Cette restitution me donne une vigueur nouvelle, inconnue.
—Parbleu! tu es bien habile, lui aurait dit Victor s'il s'était trouvé là au moment de la réflexion.
Payer ses dettes, c'est être vertueux. Donc la vertu c'est l'argent.
Est-ce que je dis autre chose depuis que j'existe?
XXVII
Quand le docteur s'était présenté chez mademoiselle de Meilhan, il avait été reçu avec beaucoup de surprise; Caroline n'avait éprouvé qu'une légère indisposition; dès lors il avait été aisé à M. Durand de se convaincre que Victor, dans son zèle indécent, n'avait eu d'autre but que de s'afficher comme le complice d'un acte dont l'outrageante publicité le lierait à l'héritière de M. Clavier.
Jaloux de la réputation d'une jeune personne désormais maîtresse d'une maison dont il avait été l'ami, le docteur laissa écouler le temps rigoureusement nécessaire à une visite, puis il sortit et alla exprès à la pièce d'eau, vers les dames qui n'avaient pas manqué de l'y attendre, pour les confirmer dans l'idée que mademoiselle de Meilhan avait réellement ressenti les premières atteintes du choléra.
Un peu affecté, en racontant cette nouvelle, le docteur fit succéder l'effroi à la médisance dans l'esprit de celles qui l'écoutèrent.
Sur sa simple observation que l'air de la nuit, les émanations de la forêt et l'humidité de la pelouse étaient susceptibles de développer le germe du mal dont Caroline avait été frappée, elles rentrèrent la tête basse au logis.
Victor avait prévu, point par point, les conséquences de son mensonge.
Qu'il fût vrai ou non que Caroline eût éprouvé les douleurs de l'enfantement, il la perdait si bien dans l'opinion par le scandale de la pièce d'eau, qu'il restait seul pour la relever en l'épousant; ainsi il avait été fort indifférent sur la réception faite au docteur.
S'il n'avait pas essayé de vérifier le degré de vraisemblance que comportait le fond de la confidence de Maurice sur l'état de mademoiselle de Meilhan, c'est qu'il avait toujours beaucoup plus tenu à ce que cet état fût réel qu'à ce qu'il ne le fût pas. Il s'agissait d'en profiter et non d'en peser les probabilités. D'ailleurs, Maurice n'aurait pas menti sur choses si graves.
Il allait jouir des fruits de sa combinaison; du moins l'espérait-il ainsi dans son assurance à croire infaillibles des projets dont aucun projet d'homme jusqu'à lui n'avait égalé la hardiesse, quand le changement d'entrepôt et l'insurrection du 6 juin cassèrent en quelques minutes les premiers échelons de sa fortune, et le jetèrent brutalement par terre. Il y avait de quoi être écrasé: Victor fut étourdi. Quelque impassible néanmoins qu'il fût de caractère, il se courba pendant les heures lugubres qui furent marquées, pour lui et pour son beau-frère, des funestes accidents dont nous avons été témoins.
Si l'on n'a pas oublié que mademoiselle de Meilhan n'avait pas consenti à se détacher du lit où M. Clavier avait rendu le dernier soupir, et si l'on se souvient de la lettre restée sans réponse qu'Édouard avait écrite à Maurice pour avoir cinquante mille francs, on apportera peut-être quelque patience à écouter la suite de la passion si horriblement traversée de Caroline.
Édouard s'était rendu à Paris sans accidents. Là, spectateur de la fermentation publique contre la royauté de Juillet mal affermie; ne la voyant pas trop courageusement soutenue, même par ceux qui en avaient le plus profité, il se persuada que les républicains en auraient bon marché. Sa conviction, on l'a dit plus haut, étant d'ailleurs que Henri V ne rentrerait aux Tuileries qu'après la sanglante épreuve d'une république, par raison et par désespoir, il s'était enrôlé dans les rangs des révoltés. La débauche des idées autorisait alors ces unions adultères de partis. Édouard, au surplus, n'avait pas à hésiter entre une vie mal cachée, intolérable, par les soins de prudence qu'elle exigeait, et une mort peut-être utile, à coup sûr glorieuse, car elle finirait par une balle.
Forcé en outre de renoncer à son départ pour l'Allemagne, à cause de la prescription de son passeport d'emprunt, et par la détermination de Caroline, dont il n'avait pas osé violer la pieuse résistance au pied d'un lit de mort, Édouard aurait été blâmable de rester étranger au mouvement insurrectionnel. Nous avons vu comment Maurice n'avait pas été non plus le moindre obstacle à la fuite d'Édouard.
Qui compterait les épreuves auxquelles il se soumit avant d'être accepté par les partisans d'une opinion ennemie infailliblement mortelle à la sienne dès qu'elle aurait triomphé? Qui l'a suivi à travers les clubs souterrains où des figures sombres, rangées contre des murs humides, jugent et condamnent la royauté en jury sévère, impitoyable, sans appel? Qui a souffert avec lui les insultes faites à ses plus chères prédilections, afin d'obtenir au prix de tant de courageuses bassesses une place là où il y avait à combattre le visage masqué?
Ceci sera son secret.
Bientôt l'heure sonne, la nuit s'abat sur Paris, sur Paris agité, en sueur, comme un malade qui pressent la crise.
A des distances lointaines, mais dont les échos mesurent le sinistre intervalle, des coups de feu pétillent, se répondent. Au pied des rues désertes, des ombres courent, arment des pistolets, bourrent des carabines, et en fuyant se communiquent à l'oreille des paroles de ralliement.
Ici des groupes se pelotonnent; plus loin, ils s'abaissent et démolissent le sol; leur haleine laborieuse rase les ruisseaux dont le cours est détourné. Déjà des eaux noires s'échappent en nappes bourbeuses au bas des maisons; des pierres alourdissent des tonneaux; sur ces tonneaux des planches tombent et s'appuient: ce sont des ponts, des portes, des remparts. Derrière ces remparts grossiers, mais massifs, des fourmilières silencieuses campent et veillent; elles fondent des balles à la lueur d'un fanal; sous ce fanal flotte un drapeau noir.
Édouard est là. Il a mis les mains dans les pierres, dans la boue, dans le plomb.
Vienne le jour, il les lavera dans le sang!
Ce jour se lève: c'est le 6 juin; c'est le jour qui dure encore, qui a vu les populations éparses, effarées de la campagne, assiégeant le cabinet de Maurice; jour néfaste, qui, des pavés mitraillés de Paris jusqu'à la porte du jardin de mademoiselle de Meilhan, a lancé un messager épuisé de fatigue.
Quand ce messager de mort eut rempli sa mission, Caroline descendit au jardin et entra dans la serre, dont les panneaux soulevés, pour permettre au vent doux de juin de s'y introduire, laissaient apercevoir dans le fond un double rang d'orangers tout vivaces de leurs feuilles vertes et des rameaux embaumés de leurs fleurs. Chaque arbre, chaque arbuste, aspirait, dans cette matinée égayée par le chant des oiseaux, sa part de soleil, son souffle d'air, son infusion de vie, sa nuance de couleur et de grâce. Ils semblaient tous s'être préparés pour recevoir la visite du printemps: les uns montaient, les bras déployés, vers le soleil, beaux bananiers enveloppés étroitement dans leur fourreau de soie, comme des princes persans dans leur tunique; les autres se courbant, ondoyant, se relevant, semblaient de moelleuses bayadères tout à coup changées en tulipiers; Vichnou les avait touchées.
Toutes ces plantes, toutes ces fleurs respiraient dans l'atmosphère qui les entourait et qui leur faisait une patrie commune au milieu de laquelle chacune étalait sa beauté particulière. C'étaient des inflexions de tiges pleines de souplesse, des boutons vaporeux et voilés comme la pudeur, des bouquets liés d'eux-mêmes et cherchant une main pour les prendre; c'étaient des corolles renversées en sonnettes, agitant leurs anthères comme de petits marteaux d'or; d'autres corolles, inclinées sur leurs hampes, vives, sveltes, ailées, figuraient des colibris prêts à s'envoler; et d'autres encore, pourprées ou pâles, mélancoliques ou coquettes, ayant presque une âme et une voix.
Un souvenir de chaque climat éclatait autour de Caroline par des formes aussi incisives que la langue du pays, que son accent.
Bienfait des contrées sans ombre, le latanier élargissait son éventail aux mille lames, tandis que, plus loin, les arbustes du Gange effilaient et abaissaient en forme de rames leurs feuilles dentelées et arrondies pour voguer sur le fleuve sacré. Qu'un beau scarabée rose tombe dans la feuille du zamia, et l'équipage végétal sera complet.
L'imagination est heureuse de trouver des ressemblances entre des objets où Dieu n'a mis peut-être que l'intarissable variété de ses créations. Chaque bel arbre aux formes souples et tendres rappelle à notre faiblesse aimante, par des analogies mystérieuses dont les anges seuls ont la clé, une chose chérie, une chose absente, évanouie. Qui sait si le sang et la séve n'eurent pas autrefois une même source?
Caroline eut des tendresses, des regards, des soupirs, pour ces fleurs qui la regardaient lire la nuit, et qui l'appelaient de leurs parfums quand elle les oubliait pour lire.
Elle va de l'une à l'autre pour les respirer doucement; elle va, de ces petites étoiles, découpées à l'image de celles du ciel, qui sont peut-être aussi des mondes de parfums, à ces amas de pierreries égouttées sur des branches; à ces myriades de topazes, de perles végétales que la Vierge fit pour son diadème, laissant les autres perles aux reines de la terre.
Entre les plus hauts arbustes et les lianes rampantes, d'autres fleurs épanouissent leurs corolles peintes par les anges dans les loisirs de la création; leurs doigts les ont veloutées, plissées à mille plis, évasées en calice pour recevoir la rosée, et puis les divins espiègles ont soufflé dedans pour les arrondir; leur haleine y est restée.
Caroline salua toutes les fleurs en passant, gracieuses amies qui lui rendirent son salut matinal. Elle en porta quelques-unes à ses lèvres, les retenant longtemps comme pour un adieu éternel.
On eût pu la voir ensuite aller de place en place s'asseoir un instant sous chaque ombrage, et essayer de toutes les suaves exhalaisons de la serre afin de dilater sa poitrine où se posait sa main. Sa tête, rêveuse et triste, balancée sur ses charmantes épaules, penchait ainsi qu'une fleur à qui l'eau a manqué tout un jour d'été. Enfin elle se reposa sous un bel oranger de Naples, regardant fixement devant elle, suivant le fil d'une pensée qui parlait du fond de ses yeux et allait jusqu'au ciel. Sur ce chemin idéal, son âme montait et descendait; mais, à chaque voyage, elle abrégeait le retour. Le ciel l'attirait davantage.
Après avoir inutilement cherché une attitude de repos, ses bras, sans force, fléchirent et pendirent le long de sa robe blanche, nouée par une ceinture noire, signe de deuil qu'elle n'avait pas cru devoir refuser à la mémoire de M. Clavier. Ainsi brisée, elle parut plus immobile que les plantes à travers lesquelles elle se dessinait.
Caroline demeura une heure entière dans ce repos; sa figure d'albâtre s'anima ensuite doucement; elle sourit comme étonnée de l'heureuse idée qui lui naissait spontanément. Était-ce un espoir? était-ce une voix qu'elle avait entendue? Caroline se leva et se dirigea vers les panneaux vitrés de la serre, qu'elle abaissa l'un après l'autre, sans en oublier un seul.
Caroline se trouva enfermée avec les fleurs.
Ayant repris sa place sous l'oranger, elle s'aperçut sans frémir qu'elle avait sur sa tête un groupe de mancenilliers, arbustes funestes que M. Clavier avait été plusieurs fois tenté d'arracher.
Bientôt une chaleur pénétrante, pareille à celle d'un bain de vapeur, remplit la serre déjà échauffée par le soleil de la matinée. Le tan, dont le parquet était couvert à une profondeur de deux pieds, fermenta et fuma. Aux carreaux s'attachèrent des vapeurs blanches; et bientôt s'opéra une dilatation puissante dans le tissu, dans les feuilles et les fleurs des arbustes exposés à l'action d'une température élevée. Des camélias s'épanouissaient; des pétales d'orangers tournoyaient et voltigeaient dans l'espace; des feuilles se distendaient et claquaient. Le symptôme le plus évident de l'absorption de l'air atmosphérique par les pores des plantes se révélait par la surabondance d'odeurs répandues dans la serre, qui s'alourdissait de parfums.
A la faiblesse morale qu'avait éprouvée Caroline avant la fermeture des panneaux, se joignit chez elle, dès que cette imprudente résolution fut accomplie, un anéantissement physique qu'elle ne tenta pas de secouer.
Caroline s'assoupit peu à peu; ses paupières descendirent sur ses joues envahies par la pâleur du sommeil; on eût dit qu'elle remuait les lèvres, et un peu les doigts, à mesure que ses yeux ne s'ouvraient plus qu'avec peine.
D'instant en instant cependant la serre se parait de mille fleurs écloses à cette chaleur fécondante; plus lustrées, plus vertes, plus humides, les feuilles se déroulaient. Caroline n'eut bientôt plus assez de force pour appuyer sa tête contre l'oranger; elle glissa, manqua d'appui; son épaule seule l'empêcha d'être renversée sur la chaise. Et son assoupissement augmentait; sommeil doux et vénéneux qu'il était déjà peut-être trop tard pour rompre. Ses yeux, sa bouche, ses bras n'avaient plus aucun mouvement; mais, comme si un oiseau invisible l'eût effleurée de son aile, une ombre, un gaz courait sur son visage qui n'était pas encore mort, mais qui n'était plus vivant. Adieu! pâle et belle comtesse de Meilhan, descendante de princes, au noble sang, de noble race; tuée dans tes parents, domestique ensuite, et puis aimée.—L'amour, ce qu'il y a de plus joyeux dans la richesse, ce qu'il y a de plus consolant dans la pauvreté!—Et cet amour, ton amour, Caroline, souillé, découvert, maudit, déchiré par une infâme et un régicide! Adieu!... pauvre enfant, qui as vécu un jour. Ainsi s'éteignent donc les races, mon Dieu, qui les voulez d'abord puissantes, dominatrices, maîtresses du monde, qui les laissez se dire infinies, éternelles comme vous; qui passez ensuite sur leurs châteaux et les pulvérisez, sur leurs noms, et la mémoire la plus invincible ne les sait plus jamais; et enfin qui, après l'avoir porté triomphant de race en race, reléguez ce germe dans l'âme aimante, débile, passionnée d'un enfant, et d'un enfant que l'haleine des fleurs va tuer.
Pas un cri, un effort, un regret, pas un retour à la vie! Sa robe trace de longs plis de ses genoux à ses pieds; ses bras plongent droit vers la terre, et ses beaux doigts effilés n'ont plus de sang. Son âme est au milieu de ces parfums qui l'ont aspirée. Caroline est morte, asphyxiée par les fleurs; mort douce, douce comme sa vie; la jeune, la blonde enfant, avait retenu, pour le tourner contre elle, le précepte de M. Clavier:—Nous ne pouvons pas vivre avec les fleurs, mon enfant; il faut que nous les tuions ou qu'elles nous tuent.
Et les fleurs l'ont tuée.
XXVIII
En partant de Chantilly, Victor avait laissé des ordres précis et détaillés aux domestiques, comptant peu, avec raison, sur la liberté d'esprit de son beau-frère pour veiller aux préparatifs du dîner auquel il avait invité les paysans.
Aussi ce fut à l'insu de Maurice que deux tables de quarante couverts furent dressées dans une allée du jardin, et qu'elles se parèrent, sans craindre l'incertitude du temps, d'une sérénité rare depuis le matin, de tout ce que l'élégance du linge et de l'argenterie a de choisi.
Les habitants ne savaient que penser de ces apprêts, très-difficiles à cacher dans un bourg qui n'a qu'une rue, et de plus en plus inconvenants à mesure que les événements de Paris se rembrunissaient.
Comme un pâtissier en bonnet de coton ne sort pas sans commentaires d'une maison enclavée dans une localité au-dessous de deux mille âmes, trois pâtissiers allant et venant, pour le compte de la maison Maurice, avaient ouvert les écluses aux interprétations. Les propos débordaient.
—Tue-t-on le bœuf gras, ou le veau, chez lui?
—Voisine, on peut tout supposer: j'ai vu deux pâtissiers.
—Vous vous trompez: il y en avait trois bien comptés; tout ce que Chantilly possède en pâtissiers.
—Je ne dirai pas non. C'est comme des melons: il en est entré un chargement. Pourtant, j'en ai marchandé un hier; pas moins de trois francs. Ils sont au feu.
—Et mon mari qui sort du café où il a entendu qu'on commandait quatre-vingts demi-tasses de café avec ou sans crème!
—Êtes-vous bien sûre de ça, voisine? C'est que quatre-vingts demi-tasses de café, cela entraîne autant de petits verres.
—Si j'en suis sûre! Vous n'avez qu'à rester à votre croisée; vous vous convaincrez par vous-même si je mens ou si je dis vrai.
—Il y a, il faut le croire, quelque baptême sous roche.
—Mais baptême de qui, de quoi, voisine? il n'y a point de nouveau-né dans la maison.
—C'est donc un mariage?
—Pas davantage. Il n'y a qu'un ménage, et la noce est faite depuis longtemps.
—Bien sûr ce n'est pas un enterrement.
—C'est à jeter notre langue aux chiens, voisine.
—Que voulez-vous! on ne sait plus rien dans ce pauvre monde.
—Hélas! vous parlez comme l'Évangile, voisine; il n'y a plus rien à brouter pour la langue d'un chrétien. Il faut que le monde soit bien méchant pour tant se cacher.
Dieu eût pardonné à la médisance si, envoyé par lui à Chantilly, son ange eût découvert seulement huit maisons dont les croisées eussent été fermées en ce moment; seulement trois, seulement une.
Il n'en était point où ne parût un visage curieux; et, parmi ces visages, il n'en était point dont le rayon visuel fût dirigé ailleurs que sur la maison de Maurice.
Maurice était étranger à ce qui se passait chez lui. Il jetait à qui les voulait les clefs des armoires et du caveau, trop heureux de se laisser voler, au prix du repos dont sa pauvre tête avait besoin. Souvent il se surprenait, écoutait le cliquetis de l'argenterie et le grincement des assiettes, ne s'expliquant qu'après longues réflexions la cause de ces préparatifs gastronomiques.
Reprenant le fil de ses idées, il murmurait en marchant:
—Déjà une heure que Victor est parti! reviendra-t-il? Oh! non! je ne le crois pas. Et quand il reviendrait! ne m'apporterait-il pas quelque exécrable faux-fuyant pour éterniser mon désespoir? Mais cette fois il s'abuse; mes juges sont ici; de l'or pour eux ou le suicide pour moi. Et qu'il ne me trompe pas d'une heure, car j'ai des armes sûres et qui n'attendent pas!
Le chef de cuisine entra.
—Quoi? que me veut-on?
—Divisera-t-on le repas en trois services ou en deux?
—Que dites-vous, et qui êtes-vous?
—Je suis le chef, monsieur, et je vous demande s'il y aura deux ou trois services à votre dîner?
—Mille! s'il le faut.
—Et combien d'entrées?
—Tant qu'il vous plaira.
—Comme j'ai deux belles carpes, je crois que nous pourrons nous passer du turbot?
—Passez-vous du turbot.
—Mettra-t-on huit ou douze poulets à la broche?
—Mettez-les tous!
—De quel vin boira-t-on?
—De tous! Laissez-moi!
Profitant de la munificence de Victor, les clients avaient envahi les principaux hôtels de Chantilly. Amateurs des beaux points de vue, plusieurs d'entre eux, installés dans l'agréable hôtel de Bourbon-Condé, s'étaient placés sur le balcon de fer qui s'avance, poudreux et rouillé, sur la grande route, et domine les premières avenues de la forêt. De son cabinet, Maurice les apercevait, adoucissant les ennuis de l'attente par des petits verres de liqueur et des cigares. Ils semblaient occuper le bourg par suite d'une invasion, et le tenir en gage jusqu'à l'acquittement de sa rançon.
Les premières heures furent douces.
Ils s'emparèrent des billards qu'ils trouvèrent vacants, des tables de jeu, et enfin de tous les instruments de distraction que fournit le pays le plus fainéant de la chrétienté.
Les enfants et les femmes allèrent se promener à âne dans la forêt et dans des chars-à-bancs de louage, Victor n'ayant interdit aucune sorte de plaisir.
Maurice dévorait son cœur sans relâche en comptant les minutes qui le séparaient de la nuit. Ces paysans marchant autour de son habitation lui produisaient l'effet d'un peuple impatient d'assister à son exécution remise au coucher du soleil. Ils avaient acheté le droit de le voir mourir pour son crime. S'il s'éloignait du spectacle désolant qu'offrait cette multitude des clients dont pas un n'était perdu pour son regard, de quelque côté qu'il le dirigeât sur l'étendue plane de la pelouse, il n'évitait pas la fantasque solennité du repas. Il ne pardonnait pas à la fastueuse raillerie des flambeaux, des porcelaines, des flacons, des cristaux, dont se chargeaient deux tables démesurées; dérision pour son cœur attristé.
Il rentrait pour la vingtième fois au fond de sa retraite, maudissant l'implacable immobilité du temps, exécrant un soleil toujours à la même place, quand un homme, vêtu de deuil des pieds à la tête, entra à pas lents dans l'ombre de son cabinet, s'avança vers lui, et l'appela d'un ton faible:
—Maurice ne me reconnais-tu pas?
—Jules Lefort! mon ami! Cette pâleur, ces habits!... Jules, tu pleures! mais tu pleures! Oui!—toi aussi!...—Qui t'a-t-on tué?
—Ma femme! Hortense est morte; morte folle dans mes bras! me demandant pardon, pardon! sans pouvoir être dissuadée qu'elle n'avait commis aucune faute. A genoux près de son lit, mes lèvres suppliantes sur son front, tenant son corps desséché et convulsif sur ma poitrine, je lui ai vainement protesté, par mes pleurs, par mes paroles, qu'elle était innocente et que ses remords m'outrageaient, me faisaient mourir; elle a, jusqu'à son dernier souffle, maigri, langui, souffert en murmurant: Pardon! Elle a expiré sous l'horrible poids d'une accusation que son imagination répétait à ses oreilles; et son cadavre, Maurice, est resté agenouillé, les mains jointes, pour l'éternité.
—Malheureux Jules! Et Dieu t'a laissé seul sur la terre, comme moi. La calomnie t'a fait veuf, et moi, la honte; ma femme a assassiné la tienne; deux amis étaient frères dès l'enfance, et l'un est presque le bourreau de l'autre! Maudis-moi! maudis-moi!
—Je n'en ai pas la force, Maurice. Vois ce front que quelques nuits ont blanchi; ce corps que le mal a brisé; à peine aurait-il la puissance de se baisser pour ramasser une épée, des deux que la vengeance jetterait à mes pieds.
—A quoi bon une épée, maintenant, Jules? L'homme dont l'existence protégeait les haines criminelles de ma femme a été frappé mortellement ce matin d'une balle. Je croirais à une justice: elle aurait pu être plus complète cependant. As-tu reçu ma lettre? Qu'en as-tu fait, Jules?
—Je l'ai brûlée.
—Et ta vengeance?
—Je l'abandonne, comme j'abandonne la France. Une tombe et un enfant m'ont été laissés. La tombe restera en Europe; l'enfant ira en Amérique: je l'y emmène avec moi. Un vaisseau m'attend aux Havre, où je vais m'embarquer.
—Jules, je t'y suis! le veux-tu? Fais-moi une place dans le coin de ton vaisseau; que dans trois jours je puisse monter sur le pont et voir la France comme un flocon d'écume à l'horizon! Sais-tu que je souffre aussi? sais-tu qu'au moment où je te parle, je franchis en idée les marches de l'échafaud où l'on boucle au cou les banqueroutiers? Soutiens-moi, Jules; on me regarde, on me déchire! Oh! emmène-moi! sauve-moi! Que je ne voie plus le hideux fantôme de l'opinion passant et repassant entre ma femme et moi! Plus de Victor non plus! la mer, la grande mer! ses tempêtes, moins terribles que celles des hommes!
—Comme je te retrouve, Maurice! Pauvre ami! Viens donc, viens à moi! Entrés ensemble dans le monde, nous en sortirons le même jour, laissant deux cadavres derrière nous: une femme assassinée, une femme!... Nous étions bons pourtant; qu'avons-nous fait pour mériter cela? Enfouissons le passé: oui! mettons des mers entre notre destinée d'un an et notre existence nouvelle. Partons: ne regardons pas même Paris, dont l'affreux voisinage communique tant de passions, tant de sordides projets, Paris qui brûle à cette heure, et que nous verrons éclater peut-être en passant.
—Oh! je te remercie, Jules, de m'accepter pour ton compagnon d'exil. Nous ne nous séparerons donc plus! Ta fille aura deux pères pour l'élever, pour lui faire aimer sa mère, en lui disant, toi, sa bonté, sa tendresse, moi, ses malheurs. Nous nous attacherons à cet enfant qui nous rappellera tout ce que nos mariages ont eu de serein et d'amer.
Les deux amis se pressaient affectueusement, plus forts contre la mauvaise destinée depuis qu'ils étaient réunis; plus courageux désormais pour tenter une existence nouvelle.
—En quelques minutes je suis prêt; à l'instant même si tu le veux, Jules; car je n'emporte rien. Vienne la justice, elle reconnaîtra que je ne lui ai dérobé que mon corps, lui abandonnant tout: mes propriétés, mes meubles, la table sur laquelle ma sobriété n'a jamais été blessée d'un luxe coupable, le lit où mon mariage n'a été qu'une longue insomnie.
—Monsieur, demanda tout à coup un domestique importun, prendra-t-on le café dans le jardin ou dans le salon?
Un regard de Jules trahit son étonnement; il semblait dire: Il y a donc fête ici?
—Où vous voulez! mais, au nom du ciel, ne me persécutez plus de votre repas!
—Un repas! Maurice?
—Oui, un repas! une superbe fête! les invités attendent.—Jules! une superbe fête, te dis-je, comme le pays n'en a jamais vu depuis les princes de Condé. Quatre-vingts couverts. Pour peu que tu en doutes, viens! regarde! Table mise, Champagne au frais, melons à l'ombre. On prendra le café sous la tonnelle. Ou je raille ou je suis fou, penses-tu? Mais, tu le vois, je ne raille pas:—Je suis donc fou!
—Je le croirai, Maurice, si tu ne m'éclaires sur-le-champ.
Ayant fait asseoir Jules près de lui, Maurice déroula, dans un épanchement qui le soulagea autant qu'il surprit son ami, les douze ou treize mois de sa résidence à Chantilly, n'omettant aucune circonstance relative à ses tribulations domestiques et à ses anxiétés de notaire, bénissant, au contraire, une occasion si rare pour lui d'alléger sa conscience oppressée.
Quand Maurice eut achevé, Jules Lefort lui dit:
—Tu ne peux plus partir, Maurice. Ces gens-là, d'après ce que tu viens de m'apprendre sur ton entrevue avec eux, ce matin, ne sont plus tes convives, mais tes ennemis, tes espions, tes gardes.
Je les connais mieux que toi, mieux que ton beau-frère surtout, fine trempe d'esprit à qui je permets de duper des banquiers et des propriétaires; mais des paysans, jamais! des fermiers, impossible!
Ils te gardent, te dis-je! Échelonnés sur la grande route et postés autour de ta maison, ils t'épient; ils font bonne sentinelle derrière les arbres. Sors! tu es arrêté.
—Y songes-tu? tu m'épouvantes! Sais-tu que la nuit approche et qu'il n'y aura plus de délai à espérer passé huit heures? que mon beau-frère n'arrive pas? Pourquoi ne pas fuir, Jules?
—Renonce à ce projet, Maurice; mais puisque tu n'es pas convaincu de l'espionnage où tu es resserré, place-toi à cette croisée, et commande à ton domestique d'atteler ta calèche. Examine ensuite ce qui se passera. Maurice dit au cocher d'atteler.
Quand les ordres de Maurice eurent été ponctuellement exécutés, la pelouse, déserte un instant auparavant, fut foulée par à peu près tous les clients de Maurice. Ils s'élançaient, comme des hirondelles, des nombreuses avenues de la forêt, et, avec une indifférence affectée, ils se dirigeaient vers la calèche de Maurice. Ils formèrent bientôt un rassemblement à la porte du jardin.
—Tu avais raison, Jules; ces gens m'épiaient; je leur suis suspect; ils m'enveloppent de leur surveillance; ils ont perdu toute confiance en moi. Je suis en prison avant jugement. Hélas! non, je ne partirai pas, Jules; mais toi?
—Je resterai, Maurice; j'assisterai à ce dîner où je prévois que ton beau-frère ne sera pas; je suis connu de quelques-uns de tes clients; peut-être ma présence attirera sur toi quelque considération. C'est un rude passage à franchir; mais il ne sera pas dit que je t'aurai abandonné à l'heure du péril. Te voilà déjà sans vie; de minute en minute, je remarque, tu blanchis comme un cadavre. Ranime-toi! Pour la foule, Maurice, la pâleur, c'est le crime; c'est plus que le crime: c'est la lâcheté.
Enfin la nuit vint; il fallut que Maurice descendît au jardin, et se montrât à ces gens chez lesquels l'irritation de l'attente avait réveillé les susceptibilités chagrines de la matinée. Loin des piéges oratoires de Victor, livrés à leur lourd bon sens, avocat et notaire qu'ils ne consultent jamais en vain, les clients avaient cherché la cause véritable des incidents entre lesquels ils étaient ballottés; s'ils ne l'avaient pas découverte, ils s'en étaient singulièrement approchés, et, à vrai dire, la fête dont ils étaient les héros ne se présentait plus aussi naturelle à leur esprit. Leur inquiétude ne cessa pas quand ils remarquèrent que Léonide n'était pas là pour présider un repas commandé pour honorer sa fête. Son absence les préoccupa fâcheusement pour Maurice, qui dissimulait avec peine son malaise sous les luxueux habits dont il s'était revêtu.
On se met à table.
Jules Lefort s'assied près de Maurice. Sa figure grave se détache comme un beau marbre au milieu de ces types de visages rustiques.
Deux tables de quarante couverts furent envahies par les convives; hommes et femmes se mêlèrent sans égard aux noms placés sur les assiettes. Cette littérature de table fut perdue. Pendant quelques minutes l'engloutissement du potage protégea l'hébétement de Maurice, qui oubliait de déplier sa serviette.
—Maurice, lui dit Jules, mange donc; ne sois pas si distrait.
Maurice se versa à boire au lieu de se servir du potage.
Son geste fut considéré comme un appel par les clients, qui remplirent leurs verres et saluèrent.
Agissant à contre-sens, Maurice prenait deux cuillerées de potage tandis qu'on le saluait.
La soirée était admirable de calme; l'air était sans fraîcheur, et son souffle n'agitait pas même la flamme des bougies.
Maurice ne laisse pas écouler une minute sans se tourner vers la porte pour voir si son beau-frère n'arrive pas; et, lorsqu'il se surprend dans cette distraction trop marquée, il verse aussitôt à boire à profusion, à pleins verres: il répare gauchement une gaucherie.
—Qu'il fait bon ici! dit une voix.
—Vous avez raison, répond une autre voix: une journée d'août.
—Bon pour nous, répond-on plus loin; mais pour ceux qui sont à Paris, la journée n'est pas aussi belle.
L'observation rend les visages soucieux; la bouteille cesse à l'instant de sortir de son centre de repos.
Détournant de la pente périlleuse des propos entamés, Maurice opère une diversion prompte.
—Allons, messieurs, de ce melon! encore une tranche là-bas; ils sont d'un goût exquis cette année. Mais buvez donc; on boit avec le melon.
Qu'on renouvelle le madère!
Ces dames n'ont pas de madère, je crois.
—Pardon, monsieur; nous ne nous oublions pas.
—Le madère est le lait des jeunes villageoises, proclame tout haut un marchand de porcs.
—Et vous avez raison; versez-m'en, ajoute un voisin, quoique je ne sois pas une jeune villageoise.
—J'aurai cet honneur.
—Ah! monsieur Maurice, tant de complaisance...
—Bien! Maurice, ferme! lui dit Jules.
Mais, pendant qu'il verse du madère, Maurice entend la cloche du château de Chantilly qui sonne la demie de huit heures: un tremblement nerveux le saisit; il lui est impossible de remplir le verre qu'on lui tend.
—C'est du vin de ton père, Maurice; on s'en aperçoit à ton agitation.
—Un vertueux père, affirme-t-on de toutes parts sur l'observation de Jules Lefort.
Sans s'arrêter à l'émotion de l'hôte, chaque convive avoue tacitement qu'il est difficile de ne pas avoir eu un vertueux père quand on a reçu de lui en héritage d'aussi bon vin.
—Ah! monsieur Maurice, cette truite est vraiment exquise.
—Tant mieux: revenez-y, monsieur Lambert.
—Il est fâcheux, dit M. Lambert en se bourrant de truite, que madame Maurice ne soit pas ici pour y goûter: c'est un manger de femme.
—Je vous remercie pour elle, mes amis; mais je vois des verres à sec là-bas.
—Est-ce qu'elle ne viendra pas?
—Ne la verrons-nous point?
—Sa place restera-t-elle vide?
Vingt autres font la même question.
Avec un sourire de reconnaissance, mais des plus forcés, Maurice bégaye, en ayant l'air d'être absorbé par le service:—Mais elle ne peut tarder, elle m'avait promis pour huit heures!—Huit et demie, il n'y a rien de perdu encore, et surtout si les communications ne sont pas libres; vous comprenez? Vous servirai-je de ces pieds truffés, maître Leloup?
—Avec plaisir, monsieur Maurice.
—Toi, là-bas, du coin, en veux-tu? M. Maurice t'offre des pieds truffés.
—Avec ça que c'est un bon métier que celui de notaire! remarque, en savourant les jouissances matérielles qu'il en fait évidemment dépendre, un convive séduit par l'abondance des entrées, l'inépuisable succession des entremets, et la riche collection des bouteilles de vins différents.
—Tu voudrais bien entrer en apprentissage dans ce métier-là?
Est-ce que c'est donc bien difficile? s'informe à tête basse, à voix basse, l'oreille pourpre, l'œil diamanté, le premier interlocuteur au second.
—Ma caboche me dit que non. Un exemple. Tu as de l'argent; tu as peur des loups chez toi; vite, tu le portes ici. On te donne pour ça cent francs par an; est-ce vrai?
—Sans doute.
—Eh bien, moi qui n'ai pas peur, mon vieux Robinson, que des fouines me rognent mon or, je viens à ta suite, et je demande au notaire,—comme qui dirait M. Maurice,—quinze cents francs, deux mille francs, n'importe, ou plutôt la somme que tu as portée toi-même. Sous garantie, il me la prête, et je lui baille deux cents francs: c'est cent francs qu'il a récoltés dans la journée. Ton argent vient dans ma main: voilà tout.
—Bon! c'est là le métier?
—Parle plus bas, Robinson. Oui, c'est là tout.
—C'est facile; mais comment se passer de notaire?
—Nigaud! Faut être riche; l'es-tu?
—Non.
—Ni moi non plus. Posons que nous ayons rien dit. Passe-moi ce rôti.
Robinson fut tout à coup un autre homme; il attacha sa vue perçante sur Maurice; il ne l'avait que regardé jusque-là; il fut entraîné à l'étudier. Le saint-esprit des affaires descendait en lui.
—Mais sais-tu qu'il n'engraisse pas avec cela? S'il gagnait autant que tu le dis...
Robinson avait parlé un peu trop haut; il fut entendu du convive de face.
—Faut croire, ajouta le convive silencieux jusqu'alors, qu'avec cet argent,—dont m'est avis que vous avez nettement désigné le nid,—M. Maurice fait des marchés qui ne sont pas toujours heureux. Tout le monde n'est pas aussi honnête que nous.
—Ceci est clair; et j'en conclus, reprit un hôte exilé au bas bout de la table, que le patron doit éprouver de fameux coups de vent quand, le lendemain d'une perte, on vient chez lui reprendre ses fonds.
Le dialogue était vaste: il y avait place pour chacun.
Un autre intervint judicieusement pour dire:
—Reprendre ses fonds! Pardienne! tout juste comme aujourd'hui; pas besoin d'aller si loin. Nous sommes tombés au mauvais moment; nos fonds voyagent.
Comme liés par une traînée de poudre, les intervalles se comblaient. Les deux moitiés de la table mordaient à la conversation; on buvait; on comprenait mieux; l'instant lumineux rayonnait sur le front des clients. On buvait encore, on parlait davantage.
De moins subtils d'ouïe, mais d'aussi curieux, et qui ne prétendaient perdre ni un morceau, ni un verre de vin, ni une parole, se bourraient, se penchaient, la joue pleine, rebondie et luisante, contre la nappe, et demandaient horizontalement:
—De quoi?
Et on les éclairait.
—Ah! c'est comme ça? Mais alors nous sommes de la Saint-Jean avec nos fonds?
—On ne dit pas ça, messieurs.
—Si fait, on dit ça?
—Ce sont de simples conjectures.
—Il est bien blême pour des conjectures.
—Voilà que je tremble, moi!
—Je ne tremble pas, mais j'aimerais autant être parti ce matin, affaire faite.
—C'est aussi mon opinion; mais cela n'aurait pas arrangé tout le monde.
On sait la pénétration que donne la peur. Chaque parole entrait par sa pointe acérée dans l'oreille de Maurice; parfois un éblouissement le frappait, et alors ces visages enluminés de vin et d'allusions bourdonnaient comme une fronde autour de sa tête; et parfois, lorsqu'il prolongeait sa vue, les deux tables semblaient se soulever avec les convives, les flambeaux et les plats, et vouloir rouler sur lui. S'il ramenait son regard effrayé, il tombait sur la figure glacée de Jules Lefort, blafard comme une ombre. Le reflet vert et dentelé des feuilles diaprait la scène. Étoilé, le ciel semblait de la fête; Maurice croyait n'être déjà plus vivant; il se perdait dans un rêve infernal d'où il n'était tiré que par le bruit d'un bouchon frappant les feuilles; que par le grincement du cristal joyeusement heurté; que par le murmure de quelques nouveaux propos qu'il redoutait et qu'il n'évitait pas d'entendre.
Il posa un pistolet sur ses genoux, et le recouvrit de sa serviette.
—Du vin! toujours du vin! crie-t-il aux domestiques, qui ne se lassent point d'abreuver à la ronde.
—Du vin de Médoc, mesdames. Du Sauterne, mes amis. Qu'on boive donc!
—Tu les étouffes maintenant, Maurice, tu les noies, tous les verres débordent.
—Crois-tu, Jules?
—Ils finiront par supposer que tu cherches à leur faire perdre la raison.
—Je bois, à votre santé, messieurs!
Sa main émue répand le contenu du verre sur la nappe.
—Comme il est renversé, et comme il tremble! observe-t-on.
—Oui, à votre santé, monsieur Maurice!
—Il est presque aussi jaune que M. Lefort.
—Vous ne savez pas, vous autres, ce qui est arrivé à M. Jules Lefort de Compiègne?
Celui qui parle ainsi croit ne pas être entendu, comptant sur le mugissement qui domine. Il est une erreur d'acoustique commune aux convives animés: parce qu'ils n'entendent plus, ils supposent les autres sourds.
Au prononcé de son nom, Lefort porte son regard sur le groupe où il va être question de lui.
—Sa femme est morte.
Maurice fait semblant de parler à un domestique, et il s'appuie sur son épaule.
—Ah! et morte de quoi?
—De folie. Elle était allée au bal de Senlis, où on l'insulta. En rentrant chez elle, elle avait perdu la raison.
—Et qui avait osé l'insulter?
—Une femme.
—On dit que c'était une... Mais chut!
—Une quoi?
—Eh bien! une vaut-rien-du-tout! un rebut de femme, qui avait paru au bal avec un soldat ivre.
—Voyez-vous ça! C'est une histoire, dame!
—Et, pour cette raison, le mari est triste comme nous le voyons là.
—Le mari de qui, de cette femme?
—Eh! non, le mari de la femme devenue folle, M. Lefort de Compiègne.
—Et il n'a pas mangé le foie de celui qui accompagnait cette femme?
—C'est ce que nous ne savons pas.
—Ce que vous dites là est très-bien pour expliquer la tristesse de M. Lefort, mais cela ne peut point si profondément affliger M. Maurice. Sa femme n'a pas été insultée.
—Il prend part aux peines de son ami, probablement.
—Oh! mon Dieu, oui! sa femme est trop...
—Trop quoi? je n'ai pas entendu.
—Je n'ai encore rien dit.
—Qu'est-elle? car je ne l'ai jamais vue.
—Ni moi.
—Ni nous.
—Allons, vous verrez que personne ne la connaît.
—Ma foi!
—Si elle ne s'est jamais plus montrée que ce soir...
—Est-ce qu'elle ne viendra pas ce soir?
—Entends-tu leurs propos, Jules? dit Maurice en quittant l'épaule du domestique pour montrer à son ami sa figure crispée de honte et de douleur.
—Essuie tes yeux, Maurice; affronte tout.
Et le dialogue interrompu reprend et se poursuit.
—Tu crois encore à l'arrivée de sa femme? j'en ai fait mon deuil.
—A-t-il une femme, sérieusement?
—Jules, ces gens m'insultent. Ce dîner sera donc éternel!
—Qu'est-ce que cela te fait, qu'il ait ou non une femme?
—Gage que oui!
—Gage que non!
—Ces infâmes engagent des paris sur la réalité de mon mariage: et Victor qui ne vient pas! La nuit marche! plus rien! plus de nouvelles de Paris. Dans cinq minutes, je me brûle la cervelle si cette porte ne s'ouvre pas.
S'adressant à ses convives:
—Messieurs, votre avis sur ce limoux?
On ne lui répond rien.
—Le pari est tenu, ça va!
—Jules, je vais chasser ces hommes s'ils ne se taisent pas; mon sang bouillonne, je le sens dans mes yeux. Tiens-moi les mains, je ne me connais plus, je suis fou!—Messieurs, et ce limoux?
—Parfait, monsieur Maurice.
Le mot chasser, vaguement saisi, frappe quelques oreilles; on se le communique. Des ricanements se posent en face de Maurice; les uns croient avoir entendu, les autres nient, et ces murmures s'ensuivent:
—Nous sommes les maîtres où il y a notre argent; c'est à nous de chasser ici; on ne nous chasse pas!
Jules Lefort se lève.
—Mes amis, monsieur Maurice vous prie de pardonner à l'absence si malheureusement prolongée de sa femme...
—Ah! oui, sa femme...
—Que des affaires retiennent à Paris dans un moment où il n'est pas facile d'en sortir à son gré. Il n'ose plus concevoir l'espérance de la voir arriver aujourd'hui; soyez assez indulgents, messieurs, pour excuser le vide qu'elle laisse au milieu de nous.
—Voilà qui est dit: madame Maurice ne viendra pas.
—J'ai donc gagné mon pari.
—Que ne disait-il tout de suite que son mariage n'était que sur l'enseigne?
—Oui! messieurs les notaires ont des maîtresses qu'ils pomponnent à nos dépens: ensuite ces belles dames sont trop fières pour s'asseoir à table avec des paysans.
Hors de lui, Maurice cherche à élever son pistolet à la hauteur de son cœur; Jules comprime ce mouvement de toute l'énergie de son bras.
—Ils ont des hôtels; ils ont des campagnes.
—Ils ont des calèches.
—Comme je l'ai bien dénichée sa calèche. C'est qu'il allait partir, oui. Les chevaux étaient attelés. Fouette, cocher! adieu notre argent.—Mais à d'autres!
—Convenons pourtant que les dîners que donnent les notaires ne sont pas mauvais.
—Qu'ils vendent, dites donc, s'il vous plaît, puisque nous les payons.
—Ma foi! nous aurions tort de faire petite bouche.
—C'est nous qui l'invitons et non pas lui qui nous invite.
—Buvons pour notre argent!
—Et pour l'intérêt de notre argent.
—De ce vin, à moi!
—De celui-ci, à toi!
—Qui veut de mon bordeaux?
Ces gorgées d'injures, ces railleries avinées, ces sarcasmes qui commencent par un cri et finissent par une bouffée équivoque, ne retentissent pas comme un son intelligent. Ils se répandent comme les taches de vin sur la nappe; ils se glissent comme les os de volailles sous la table; ils se croisent en l'air comme la mousse du Champagne et les bouchons. Celui qui exhale le plus de grossièretés croit être le plus réservé. Il y a confusion dans l'orgie, qui brouille les verres et les cerveaux. La pensée de l'un prend l'organe de l'autre qui n'a plus la conscience de son être. Il coule des paroles; il ne s'en dit pas. Ce ne sont plus des intelligences, mais des robinets. Même désordre à peu près partout. La grosse voix s'est métamorphosée dans l'ivresse; la petite s'est renforcée et surprend même la poitrine dont elle sort. Derrière ce nuage ardent qui s'embraserait s'il ne se dissipait à chaque instant, des dents pétillent de blancheur, des oreilles fument comme des soupiraux par où s'échappent tous les gaz des vins qu'on a bus. Ces tonneaux vivants fermentent et craquent. Inutilement tenterait-on de remonter à la source des menaces et des épigrammes brutales qui sortent de ces futailles mal cerclées. La source est inconnue. Seulement il y a débordement.
—Laisse-moi, Jules, ma vie m'appartient, j'en disposerai.
—Je ne le veux pas.
—Tu m'aimes donc mieux déshonoré que mort?
—Et toi, tu veux me couvrir de ton sang, Maurice!
Ces deux hommes effrayés font sous la nappe des mouvements imperceptibles. Dessus l'ivresse; dessous le suicide.
De nouveau on entendit glapir ce refrain qui a revêtu un air, tant il a couru, répété de bouche en bouche, depuis le milieu du dîner.
—Madame Maurice ne viendra pas!
—Vous vous trompez: elle viendra!
Léonide, accompagnée de Victor, s'assied à côté de Maurice, au milieu de l'ébahissement universel.
Maurice n'ose se tourner ni vers sa femme ni surtout vers Victor; il va lire dans leurs yeux sa sentence de mort.
Léonide se hâte de dire à Maurice:—Quittez ce visage qui m'a découvert votre épouvante: soyez insolent si cela vous plaît avec ces manants. Vous êtes plus riche que vous ne l'avez jamais été.
En se jetant à son cou, elle ajoute: Après une baisse sans exemple, les fonds ont monté de six francs.
Les hôtes de Maurice n'ont pas entendu les paroles de Léonide, mais déjà revenus avec confusion de leurs doutes sur l'existence de la femme de Maurice, ils sont cordialement touchés de l'embrassade conjugale.
—Messieurs, dit Victor aux invités, ce qui a été promis se réalisera. Vos papiers ont été examinés; ils sont en règle: on va vous payer au flambeau. J'ajoute que vous pouvez maintenant rentrer chez vous sans danger. La république a été écrasée sous les pavés qu'elle avait arrachés; la France a triomphé de la rébellion.—Vive le roi!
—Vive le roi! répète-t-on en chœur.
Et ces mots circulent:
—Nous nous étions trompés: ils sont gens de parole.
—Eh bien! tant mieux pour eux: j'étais fâché de leur retirer ma confiance.
—Moi, je la leur laisse.
—Ma foi, je la leur laisse aussi avec mon argent; et puisque tout est fini, prenons nos bâtons, buvons à la santé de la belle maîtresse revenue, et en route!
—Oui! en route!
—En route! en route!
—A la santé de madame Maurice! s'écria Victor.
—Oui! à la santé de madame Maurice!
Fière comme une reine revenue dans son palais, Léonide trônait avec majesté à côté de Maurice, qui, ému de mille manières, avait tout juste assez de force pour ne pas s'évanouir.
Qu'on songe à sa position entre Jules Lefort et Léonide!
Quand il entendit Victor proposer le toast à Léonide, il se figura tout de suite l'embarras de Jules, et, pour la première fois depuis que son sort avait si vite, si miraculeusement changé, il se tourna vers lui.
Jules Lefort n'est plus là.
Maurice reste immobile, le regard arrêté sur la place vide de Jules, qui, sans être remarqué, était sorti à la faveur de la bruyante entrée de Léonide et de son frère.
Sa surprise fut si étourdissante, qu'il fut persuadé de n'avoir jamais vu Jules; que c'était par une illusion de son cerveau agité qu'il avait cru l'apercevoir, assis, triste et silencieux à ses côtés. Il avait eu une apparition.
Maurice se lève cependant et tend son verre pour boire à la santé de sa femme.
C'est le coup d'adieu.
Les paysans quittent la table pour partir.
—Eh bien, passe-t-on à la caisse? s'informe superbement Victor en s'emparant d'un flambeau.
—Pourquoi donc à la caisse? répondent les clients de Maurice d'un ton étonné qui semble dire: «Est-ce qu'il a été jamais question de retirer nos fonds? Pourquoi donc passer à la caisse?
—Non? je croyais, reprit Victor.
—Puisqu'il n'y a plus rien à Paris, nous ne courons plus aucun danger. Laissons nos écus ici, et allons rassurer nos femmes; il est grand temps.
Les paysans rallièrent leurs chapeaux et leurs bâtons, et coururent toucher la main à Maurice. Ils partirent. On entendit bientôt leurs chants dans la forêt. Ils quittaient Chantilly beaucoup plus joyeux qu'ils n'y étaient venus.
Une fois seuls avec Maurice, Victor et Léonide eurent sur lui la supériorité du bonheur qu'ils lui avaient tous deux apporté. Il fut étourdi du contentement de se savoir riche, de la joie d'avoir traversé en quelques heures sans mourir une banqueroute et une révolution, et d'apprendre ces deux foudroyantes victoires dans un lieu encore retentissant des outrages dont il avait été sillonné de la tête aux pieds, dans un espace ému encore des vins débouchés, des lumières ardentes et de ces haleines qui avaient répandu des feux et des flammes; la sueur inondait ses membres. Pourtant il tremblait.
—Tout est donc fini à Paris?
—Fini, beau-frère. La mitraille a balayé les républicains; mais la crise a été affreuse. A une heure, à la Bourse, on croyait que le gouvernement ne tiendrait pas.—Déroute générale. Le crédit public mort: on vendait, on vendait. J'achetais des deux mains, tant que je pouvais. Le canon tonnait, et le sang coulait: j'achetais. La Morgue était trop petite pour les cadavres: on assurait que les Tuileries étaient assiégées: j'achetais sans relâche. A trois heures, je n'achetais plus. La monarchie avait triomphé; je vendais sur le perron de Tortoni. Mon audace a été prophétique; la ruine de tous a été mon salut. J'ai cru à l'étoile de la France; moi et le gouvernement nous avons été sauvés.
—Ceci n'est donc point un rêve; mais alors, dit Maurice, à qui la réflexion venait, où sont tous nos amis, ceux qui, ce matin, m'ont vu dans leurs rangs, animé de leur espoir, armé pour leur cause?... Morts, sans doute! morts! Quel douloureux bonheur que le mien!
—Je te conseille de faire le difficile; s'ils vivaient, où serais-tu? D'ailleurs, il est encore possible que tes amis n'aient pas été tués. Par exemple, il en est un dont le compte est en règle à cette heure: j'ai lu son nom parmi la liste des morts. Attends... tu me l'as cité avant mon départ pour Paris, quand je t'ai quitté. Attends... Édouard de Calvaincourt. C'est cela. On a trouvé sur lui un plan de campagne pour armer la Vendée: rien que ça.
Léonide et Maurice n'osaient se regarder.
—Madame, s'écria, la voix pleine de larmes, après une pause pénible, le triste Maurice, madame! Hortense Lefort est morte aussi. Nos crimes domestiques à tous deux se sont éteints dans le sang.
—Qu'est-ce que tout cela signifie? semble exprimer le visage ébahi de Victor.
—Nous ne resterons point dans ce pays, reprend Maurice; nous le quitterons avant un mois.
—Cela n'est pas possible, beau-frère, d'autant mieux que tu laisses ton étude dans une merveilleuse situation. Il y aura avantage à vendre. Mais nous causerons de cela demain plus longuement; il est tard, nous sommes un peu fatigués. Si nous prenions quelque repos?
Victor saisit un flambeau et s'achemine vers la porte.—Que je vous éclaire, si vous le permettez.
Léonide et Maurice se prirent sous le bras et suivirent Victor. Rien de funèbre comme cette réconciliation conjugale commandée par le monde.
Maurice tint parole. Un mois après il vendit son étude à un prix inespéré.
Il est encore notaire à...
FIN.
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Paris.—Typographie Morris et Comp., rue Amelot, 64.