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Le notaire de Chantilly

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Nous avons connu un Irlandais, homme d'esprit original, qui, possesseur à vingt ans d'une fortune considérable, l'avait consacrée à voyager à travers les quatre parties du monde, dans l'unique but de vérifier s'il était vrai que les événements prissent quelque part, quelquefois, la forme et le caractère du drame.

Sa vie entière l'avait convaincu que sa recherche avait été de la plus grande inutilité; que les plus belles combinaisons de tragédie ou de comédie, appartinssent-elles à Shakspeare ou à Molière, ne s'étaient jamais offertes à qui que ce fût dans le monde réel. Deux principes résumaient sa doctrine d'observation à cet égard: le premier, que les hommes ne provoquent jamais les événements; le second, que les événements n'ont ni logique, ni moralité, ni esprit. César est tué en sortant du sénat; mais César était attendu par les conjurés: il n'y a pas là de drame, c'est un brutal événement. Si César eût tué les conjurés, le contraire aurait eu lieu; il y aurait eu alors surprise, moralité, drame.

Mais Géronte, qui se blottit dans un sac et se laisse rouer de coups par Scapin, le prenant pour l'homme qui le cherche dans l'intention de lui couper les deux oreilles, n'est-ce pas l'exemple retourné de César? n'est-ce pas là du drame, de la surprise? sans doute. Mais cela est-il arrivé? non,—et qu'importe? la scène est admirable.—Je n'en conteste pas le mérite; ce n'est pas de quoi il s'agit ici; elle sera sublime, si l'on veut. Dites seulement si, en 1660, cette erreur a pu être commise, écartant même l'invraisemblance de la galère turque, de la place publique au milieu de laquelle un citoyen connu de la ville se fait battre?

Notre Irlandais, très-insinuant, très-poli, avait interrogé, dans l'intérêt de sa recherche, des femmes de toutes les conditions, de toutes les contrées, afin de savoir d'elles si le drame était peut-être dans l'amour. On avait confié à sa naïveté des histoires d'infidélité, de poison, d'effrayants récits de meurtre; mais quand, arrivant à son système, il demandait: «Cette infidélité, madame, l'avez-vous cachée avec la ruse infernale de la comtesse Almaviva? Ce poison a-t-il été versé entre deux embrassements? Ce meurtre, dicté par l'offense, l'avez-vous servi au milieu d'un festin à Ferrare, comme pour rendre une politesse reçue à Venise?» Et l'Irlandais attendait toujours en palpitant le fait dramatique. Pauvre curieux!—«L'infidélité, lui avouait-on en rougissant, avait été consommée à l'occasion d'une jarretière arrêtée un peu trop haut, devant un homme qu'on ne savait pas là; le poison avait été mêlé à deux sous de crème; une heure auparavant, on ne pensait pas au poison; et le meurtre ne s'était exécuté que par le concours fortuit d'un mot grossier et d'une vrille oubliée sur la table. L'amant avait dit:—Tais-toi, insolente!—La femme lui avait répondu par un coup de vrille dans l'artère.»

—Événements! événements! répétait toujours notre Irlandais désolé, nulle part du drame!

Il alla vivre avec les voleurs de grand chemin: c'était remonter à la source du drame. «N'avez-vous pas rencontré, s'informa-t-il d'eux, parmi les gens que vous avez détroussés, des femmes que vous aviez aimées, des jurés qui vous avaient condamnés; et, dans ces rapprochements si peu agréables pour eux et pour elles, ne vous êtes-vous pas montrés, par cette singularité d'esprit dont la nécessité des contrastes littéraires vous revêt, bons à l'égard des uns, dignes et respectueux envers les autres?»

—Jamais!

—Pas de drame, mon Dieu, s'écriait l'Irlandais, même parmi les voleurs!

Il visita l'Inde, le Japon, la Tartarie, et non-seulement il ne découvrit pas le drame chez les peuples de ces pays bizarres, mais il ne fut, lui, si étrange au milieu d'eux, l'accident personnel d'aucune scène de drame.

Ce qui lui était constamment arrivé avait été le résultat du hasard ou de la force des choses; on n'y sentait point une intelligence suivie, des scènes, un progrès, un dénoûment, enfin un tout raisonnable qui, reproduit dans le même ordre devant des spectateurs, les aurait satisfaits. Il avait vu des ponts s'écrouler, mais dans ce moment ils n'étaient traversés par personne, ou si quelqu'un y passait, ce n'était pas une jeune fille allant rejoindre son amant, ou un scélérat se rendant sur les lieux d'un crime. L'événement, toujours l'événement... jamais le drame.

Il aurait craint de montrer trop de simplicité s'il eût cherché le drame dans la société européenne, telle qu'elle est aujourd'hui en France, en Allemagne et en Angleterre; c'est à peine dans cette société si l'événement y arrive. Dans cette société, il y a peu de fortes passions, beaucoup de lois pour prévenir, pour réprimer, punir ces passions; quand ces lois sont muettes, s'avancent les mœurs, jurisprudence où le jury c'est tout le monde, le bourreau chacun; et quand il n'y aurait ni ces lois ni ces mœurs, le drame n'existerait pas davantage, car il n'y aurait plus d'obstacles, et tout arriverait comme de raison.

Cet Irlandais, qui avait vieilli à chercher le drame sous toutes les latitudes, dans les pays les plus ardents, dans ceux ou la religion, la politique et les mœurs s'établissent à coups de fouet et se maintiennent à coups de poignard, et qui n'avait jamais été témoin que de la logique tronquée du hasard, jamais de celle du théâtre, mourut d'une tuile dont il fut frappé à la tête. Essayez d'en finir ainsi avec un personnage de roman.

En poussant la porte du pavillon, toujours avec les mêmes précautions, Édouard ne fut pas peu étonné d'apercevoir Léonide accoudée sur la table; elle lisait.

Elle tourna la tête, et, sans s'émouvoir davantage, elle dit en souriant à Édouard:—Vous avez bien tardé, monsieur. Sans doute la chasse que vous avez faite au clair de la lune nous indemnisera de la longueur de votre absence. Quel beau gibier rapportez-vous?

—Oui, répondit Édouard, confus, contrarié de la présence de Léonide dans le pavillon, cherchant vingt mensonges avant de risquer une réponse qui ne fût pas une défaite, déposant son chapeau, puis ses armes sur la table, les désarmant, s'essuyant le font; oui, j'ai violé la promesse—et j'ai eu tort—que je vous avais donnée de ne pas sortir la nuit, de ne pas rentrer si tard au pavillon; mais, afin de me distraire du chagrin causé par les mauvaises nouvelles que j'ai apprises ce soir, je suis sorti, j'ai prolongé ma promenade, je me suis égaré, et d'ailleurs, je ne prévoyais pas vous trouver ici au retour... Vous lisiez, je crois. Édouard tendit le cou, regarda furtivement, craignant que Léonide, le secrétaire étant resté ouvert, n'eût remarqué le portrait de Caroline roulé auprès du sien.

—Je lisais une lettre de mon mari.

—De Maurice, parti ce soir pour Paris, absent depuis neuf heures?

—Vous ne comprenez pas. C'est une lettre adressée à mon mari et que j'ai ouverte.

—Vous partagez donc avec lui les secrets de la correspondance?

—Non, et voilà pourquoi j'agis ainsi.

—A son retour, que pensera-t-il?

—Rien, si la lettre ne lui est pas remise, et ce qu'en tous les cas il aurait pensé si je la lui rends exactement recachetée.

—Quelle finesse!

—Quel devoir! dites plutôt. Approchez et lisons ensemble.

—Je vous en prie, ne lisez rien. Confirmez-moi dans cette persuasion que je n'ai pas le droit d'être de moitié dans la confidence.

—Qu'en savez-vous?

—Comment cela serait-il autrement? Je suis caché chez vous, nul ne me sait ici.

—Alors vous ne me croyez pas... c'est bien. Brisons là-dessus, je vous en prie.

Léonide s'était brusquement levée pour sortir; mais, arrêtée au passage par Édouard, elle retourna s'asseoir auprès du secrétaire, et précisément devant le rouleau qui renfermait le portrait de Caroline. Un souffle de vent de la porte, un mouvement involontaire de Léonide eussent suffi pour tout révéler. Heureusement la lampe était posée sur la table à quelque distance du secrétaire. Édouard, lui prenant la main qu'il baisa avec la chasteté du pardon, lui dit, afin de l'éloigner au plus vite du voisinage du portrait:—Venez et lisez-moi cette lettre, bien que je prévoie ce qu'elle contient: d'abord elle est anonyme?

—Non.

—On vous y fait part de quelque prétendue infidélité de Maurice?

—Encore moins.

—Mes prévisions sont à bout: je vous écoute.

—C'est bien heureux.

Édouard avait, pendant ce court dialogue, ramené Léonide à la place qu'elle occupait lorsqu'il était entré, et d'un mouvement qui cessait d'être suspect, car il devenait indifférent, il ferma le secrétaire et s'assit ensuite pour écouter avec résignation la lecture de la lettre.

—Cette lettre est de Compiègne; c'est Jules Lefort qui écrit à mon mari. Vous lui avez entendu quelquefois parler de Jules Lefort?

—Jamais.

Cette discrétion de Maurice fit impression sur Léonide. Elle se recueillit pendant quelques minutes, et, après avoir déposé la lettre de Jules Lefort sur la table, elle commença un récit de famille dont le lecteur a déjà pris connaissance. Seulement Léonide mit une continuelle partialité à faire ressortir les torts de sa cousine Hortense, qu'elle représenta comme une femme au cœur faux, et comme s'étant mariée sans amour, uniquement pour partager la fortune de Jules. Les faits que'lle avoua, parmi de nombreux qu'elle fut obligée de taire, étaient d'autant plus altérés, qu'elle glissa sur la passion romanesque que lui avait inspirée Jules Lefort, cause principale de sa haine pour Hortense.

—En tout ceci, répliqua Édouard, je ne vois que des événements peu graves et que vous jugeriez vous-même sans importance, si vous n'aviez pas le tort de vous les rappeler,—permettez-moi de vous le dire,—trop souvent et hors de propos. Vous êtes heureuse dans votre ménage, votre cousine l'est dans le sien, à quoi bon se souvenir d'un passé qui ne doit plus vous être contraire?

—Si c'est au nom du passé que vous voulez qu'on oublie, voyez si la haine est éteinte entre elle et moi, et dites quelle est, de nous deux, celle qui la ranime. Arrivons à la lettre de son mari.

«Mon cher Maurice,

»Il se prépare à Senlis, pour les premiers jours de Carnaval, un bal masqué qui aura lieu à la sous-préfecture. Mémorable solennité pour toi et pour moi, n'est-ce pas? Que je te céderais volontiers ma place aussi volontiers que tu me gratifierais de la tienne, si je n'étais convaincu que le plus grand plaisir de l'un serait d'y rencontrer l'autre! Mais ce bonheur-là ne nous est plus guère permis, Maurice, et pas plus au bal où notre humeur ne nous attire guère que partout ailleurs. Enfin, point d'élégie à propos de bal.

»Depuis six mois mon Hortense a ma parole que je la mènerai à cette fête, que je pourrais appeler de famille, car tout le canton s'y réunit chaque année, à jour fixe, tu le sais. C'est une véritable fête pour Hortense qui sort peu, qui passe sa vie, ainsi que moi, à acheter des moutons et à en revendre la laine. Il dépend de toi, mon ami, que cette satisfaction lui soit donnée: je te fais grâce de tout préambule pour t'expliquer pourquoi cela dépend de toi. Il est pénible de nous répéter que ta femme et la mienne ne peuvent être en présence dans le monde sans éprouver de la gêne, une contrainte dont nous n'avons été que trop souvent témoins, toi et moi. Tu n'as pas oublié l'événement de l'an passé au bal de Senlis; d'autres même s'en sont aperçus, et nos deux ménages, dans la personne de nos femmes, n'ont plus été sacrés. Nous ne sommes pas de ces fous, Maurice, qui mettent leur bonheur à se raidir contre l'opinion. Vouloir ce que veut le monde, c'est obtenir en compensation de cette faiblesse les quelques joies qu'il procure: nous n'en sommes pas ennemis. Or, ta femme, pour revenir au pénible sujet de cette lettre, sera aussi invitée à ce bal. Penses-tu qu'il soit convenable que Léonide et Hortense y aillent toutes deux? Que la sagesse en décide. Avant tout, consulte le désir de Léonide. Si elle n'en montre pas un bien vif d'aller à ce bal, Hortense profitera du refus de Léonide. Si, au contraire, ton excellente femme est assez franche pour ne pas consentir à un pareil sacrifice, eh bien, qu'elle s'amuse, laisse-la aller à Senlis; mais, dans l'un et l'autre cas, réponds-moi sans contrainte, sans complaisance. Encore une fois, consulte ta femme: je garantis l'obéissance de la mienne. Son bonheur est dans ma volonté.

»Il m'eût été plus doux de t'écrire que nous y serions tous quatre, heureux de faire un peu enrager les jeunes gens et les célibataires de notre grosse joie de mari; mais le sort ne le veut pas. L'un de nous s'amusera pour l'autre: c'est s'ennuiera que je veux dire. Cachetons vite ma lettre: je ne suis pas jaloux qu'Hortense lise cette dernière phrase: elle me ferait danser tout le bal. Adieu.

»Mille amitiés à l'excellente cousine Léonide.

»Ton ami,     
»JULES LEFORT.»

—Jugez maintenant, Édouard, si ce n'est pas le mari qui a écrit cette lettre sous la dictée de la femme.

—Quand cela serait, ce qui me paraît contestable, que prétendez-vous faire?

—Je n'ai pas pour habitude, Édouard, d'initier à mes projets ceux qui ne promettent pas de m'aider dans leur exécution.

—Vous ai-je refusé mon concours?

—Je ne dis pas encore cela. J'emploie toujours cet avertissement pour qu'on ne prenne pas ensuite en mauvaise part les récompenses que j'accorde en retour des services qu'on me rend.

—Vous avez, Léonide, des doutes trop ombrageux et une reconnaissance trop timorée. Employez vos amis, soyez confiante avec eux. Ne suis-je pas le vôtre?

—Ne me réduisez jamais à en douter, Édouard. Dans ce moment surtout, j'ai besoin de votre appui, pour établir mon autorité auprès de Maurice. Savez-vous ce qu'il répondra à Jules Lefort? «Va au bal; mènes-y ta femme: la mienne n'en saura rien.» Il est homme à cela; il ne voit pas la dignité du ménage dans la considération de sa femme. Peu lui importe que mon absence soit remarquée, qu'on l'interprète de mille manières, toutes à ma honte, toutes à la gloire d'Hortense Lefort. Qu'elle seule y aille, en faut-il davantage pour qu'elle obtienne contre moi l'opinion du monde que, l'an passé, elle sut disposer en sa faveur par son évanouissement, vrai ou feint, en me voyant entrer dans ce bal de Senlis où elle était si loin de m'attendre? Si je ne parais point cette année à ce bal où elle ira, je suis vaincue, terrassée: on pensera, on dira hautement que Jules Lefort a imposé à Maurice l'obligation de ne pas m'y conduire; ou bien, et ce sera la version la plus honnête, que mon mari m'a forcée lui-même à ne pas y paraître. Heureuse alternative!—celle de passer pour la femme d'un homme sans dignité ou pour l'esclave de cet homme.—Vous ne savez pas, mon ami, que cette Hortense s'est rendue coupable, sous de faux semblants de naïveté et d'innocence, des ingratitudes les plus noires; qu'elle a menti lâchement à l'amour qu'elle prétendait avoir pour Maurice, en se mariant avec Jules Lefort... oui...

—Permettez-moi, interrompit Édouard qui tenait la main de Léonide dans la sienne;—ce dernier tort, vous ne devriez pas le ressentir aussi vivement que Maurice qui paraît l'avoir oublié en vous épousant, et sans lequel vous ne seriez pas aujourd'hui sa femme.

—Édouard, reprit Léonide vivement et après quelques minutes de contrainte, je n'aime pas Maurice: je ne lui étais pas destinée. Témoin de l'attachement que ma cousine disait lui porter, de celui que Maurice éprouvait sincèrement pour elle, j'ai trop retenu leurs serments réciproques. De confidente devenue épouse, ai-je pu oublier que mon mari avait aimé une autre femme, que cette femme l'avait peut-être aimé? Comment s'abuser, Édouard?

Ici Léonide s'arrêta. C'était une lacune à remplir pour la perspicacité d'Édouard. Il en aurait coûté à Léonide d'avouer qu'elle avait aimé Jules Lefort, et pourtant, sans cet aveu, comment lui était-il possible de justifier sa haine pour sa cousine Hortense?

Édouard, eût donné tout au monde pour que, dans ce moment, Léonide avouât cette faiblesse: aussi ne fit-il aucun effort pour lui en épargner la confession entière.

—Édouard, c'est un grave événement que le mariage; c'est un événement sinistre qu'un mariage sans amour. Ceux qui sont rassasiés du mariage parce qu'ils l'ont trop savouré, qui s'arment pour le détruire parce qu'ils l'ont épuisé, ceux-là se plaignent, se récrient, s'élèvent à tort contre la société. Leur plainte est une puérilité; leur déception est un malheur commun à toutes choses: ne se lasse-t-on pas des meilleures? Quelle est la profession qui à la longue ne soit devenue un supplice? Quel est le sentiment que le temps n'ait rendu intolérable? Quelle est la vie dont le poids n'ait écrasé celui qui la portait? Et remarquez qu'on n'a que la misère pour refuge, si l'on sort de sa profession, tandis que l'adultère vous délivre avantageusement du mariage en une heure; l'adultère dont n'auraient aucune honte ceux qui réclament en son nom contre le mariage, s'ils avaient un peu moins besoin de s'en faire un moyen du moment. Car ce n'est pas contre le joug du mariage, regardez-y bien, Édouard, qu'on s'élève; creusez bien: c'est plutôt contre la possibilité de ne pouvoir se marier tous les jours, à chaque instant. La passion ne recule pas devant l'engagement: c'est le dégoût, c'est la froideur qui demandent compte de la durée. On fait une affaire de raison du mariage, non quand il est à conclure, mais quand il n'est plus à rompre. Ceux qui demandent le divorce brûlent de se remarier: ils sont moins jaloux de briser une entrave que de se soumettre à de nouvelles; et l'on conçoit que la loi est en droit de considérer comme un aveu d'émancipation du libertinage ce cri déguisé de liberté humaine qui veut altérer la perpétuité du mariage. Mais quelle pitié plus profonde ne doit-on pas à celles qui s'engagent sans amour, sans cet enivrement d'un an, fût-il d'une heure? qui sont entrées à l'église sans prières, sans larmes, sans battements de cœur; qui en sont sorties sans conviction; qui sont descendues dans la couche du mari, froides, plus froides qu'elles ne s'étendront dans la tombe; et qui, pendant toute leur vie, s'inhumeront ainsi chaque soir et s'exhumeront chaque matin. De plus tourmentées existent: celles qui se sont mariées par dépit; affreuse résolution que ces mariages; et, c'est une vérité, les deux tiers des mariages ne sont pas autrement inspirés. On a honte de l'âge qui arrive; on se marie vite: on a hésité pendant dix ans, une minute décide. On était deux amies: la plus jeune vous devance, elle épouse; on pousse un cri de rage, et malheur au premier parti qui s'offre: on l'accepte. Un amant parfois vous délaisse: c'est faiblesse de le rappeler; c'est grandeur de l'éblouir par le mariage. Il aura un remords peut-être! non! il ne l'aura pas ce remords. Et, par dépit, vous vous livrez à un rustre qui sourit,—le fat!—à sa pitoyable conquête; il est fier que vous vous appeliez de son nom, tandis que vous êtes trop heureuse de ne pas lui prêter le vôtre. Malheureusement la vengeance tombe quelquefois sur un honnête homme, et, en récompense de ses soins, de ses attentions, vous n'avez à lui offrir qu'une poitrine glacée, que des lèvres sèches, qu'un visage dédaigneux.—Édouard, je vous ai dit ma vie. Mon mariage avec Maurice fut un calcul de colère, une inspiration irréfléchie de la haine. Tant que je ne serai pas apaisée, mon mariage ne sera qu'une dure expiation; après, j'essayerai du calme à défaut de bonheur; et, dans mes souvenirs de lutte, je n'oublierai pas que vous m'avez aidée à le recouvrer.

—Que faut-il faire pour cela, Léonide?

—M'accompagner à ce bal de Senlis. Vous serez masqué, je ne le serai pas: on vous croira mon frère, mon mari, le colonel Debray, qui m'y conduisit l'an passé.

—Comptez sur moi, Léonide; mais pourquoi irez-vous à ce bal le visage découvert?

—Ce sera ma seule vengeance, mon visage. Hortense sera là, son mari sera là, ils seront tous là ceux qui, la voyant au bal, ne s'attendront pas à ma présence, qui les étonnera comme la foudre. Et mon visage ne sera dédaigneux pour personne: il y en aura de plus belles, mais non de plus gaies, de plus folles que moi à ce bal. Vous me verrez rire et danser: j'entraînerai tout le monde dans ma joie, je laisserai un long sillon de folie derrière chacune de mes paroles. Le lendemain on se dira: La mieux parée du bal, c'était la femme du sous-préfet; la plus jolie, c'était celle du maire; la plus coquette, c'était celle-ci ou celle-là; mais la plus remarquable par sa gaieté, c'était la femme du notaire de Chantilly. Ceci me vengera.

Ma gaieté fera croire à mon bonheur, Édouard: qu'est-ce que je souhaite de plus? Celui d'Hortense pâlira de tout l'éclat du mien.—On nous avait trompées, pensera-t-on.—On vous avait trompées, mesdames; elle ne devait pas venir, elle est venue!—On la disait rongée par le chagrin, par le dépit:—regardez le feu de ses diamants, le feu de ses yeux.—Ah! voilà mon triomphe, Édouard, le voilà! Qu'importe après cela qu'en rentrant je donne à des larmes de rage la moitié de cette nuit commencée par la vengeance?

—Eh bien, fit Édouard, puisse cela assurer votre bonheur, disposez de mon bras. J'aurai un masque, ma voix n'est pas connue. A quand la fête?

—Dans deux mois. D'ici là, j'irai à Paris, j'en rapporterai deux costumes de bal, car vous comprenez le danger, Édouard, que nous courrions si nous mêlions un étranger à tout ceci. Je ne doute pas que Maurice saura notre équipée dès le lendemain même: la considération ne m'arrête pas; au contraire. Mais il m'importe qu'il n'ait connaissance de l'événement qu'après son beau résultat. Je respecterai son affectation à ne pas me parler de ce bal; d'ailleurs, je ne résisterais pas à sa volonté, s'il me défendait d'y paraître.

—Mais ne craignez-vous rien pour moi, Léonide? Que pensera Maurice quand il apprendra, non sans étonnement, que je suis de moitié dans une démarche peut-être répréhensible à ses yeux? Me répondez-vous qu'il ne regrettera pas l'hospitalité dont j'aurai abusé?

Afin que son objection, qu'il hasardait du ton de voix le plus timide, ne blessât pas Léonide, Édouard s'était rapproché d'elle, colorant le plus possible son hésitation de la docilité de l'obéissance.

Léonide fit semblant de ne pas comprendre; mais lorsqu'elle s'aperçut qu'Édouard persistait pour obtenir une réponse à ses doutes, elle battit l'argument de l'hospitalité par un sourire qui décontenança Édouard. Ce sourire, mêlé d'un peu de pudeur et de beaucoup de raillerie, lui fit comprendre que le scrupule dont il s'armait était bien arbitraire chez lui, et qu'il n'en avait pas toujours été si vivement préoccupé dans des occasions tout aussi délicates.

—Je consens à tout, dit Édouard, qui, prenant son parti bravement, ne songea plus qu'à effacer de l'esprit de Léonide les impressions équivoques qu'il avait fait naître pendant la discussion.

Et maintenant parlons de la récompense promise. Que m'offririez-vous que je pusse apprécier plus que votre amitié, Léonide? Conservez-la-moi constante et sans partage.

—Serait-il bien vrai que vous eussiez ressenti près de nous quelque adoucissement à vos tristesses, mon ami? Vous ne sauriez croire la douleur que j'ai éprouvée tout le temps de cette lecture hier au soir au dîner. Maurice me regardait sans doute sans intention; mais j'étais effrayée par lui, émue pour vous. Ma voix tremblait: l'avez-vous remarqué, Édouard?

—Bonne Léonide! je lis dans votre cœur comme vous lisez dans le mien. S'il est une consolation à mes maux, c'est dans vous que je la rencontre, quoiqu'un peu mêlée de remords, je ne vous le cache pas; et, dans vos soins affectueux pour moi, dans vos paroles, dans vos pas qui viennent me chercher dans cette prison embellie par vous de toute la grâce d'une femme; rendue aimable par tes caresses...

Édouard parlait sur les lèvres de Léonide, de Léonide qui avait ce regard distrait, lucide et voilé à la fois de la volonté qui s'abandonne, qui s'endort au bruit des paroles aimées, qui se fond et se perd dans la volonté d'un autre.

La lampe rayonnait doucement, et, répandant sa clarté encore trop vive sur des paupières touchées par le sommeil, elle n'éclairait que le groupe entrelacé de Léonide et d'Édouard, dans un coin de la chambre silencieuse et endormie:

—Que tes cheveux sont doux! Pour qui les arranges-tu ainsi sur ton front si patiemment, chaque matin?

—Pour toi, Édouard.

—Pour qui ces robes avec tant de grâce serrées à ta poitrine?

Je suis un imposteur, pensa Édouard.

—Pour toi.

Quel rôle infâme je joue! se dit-il.

—Ces yeux si beaux, cette bouche?

—Pour toi.

—Cette haleine qui m'enivre, amère et chaude, que je bois avec âme? Cette force qui me briserait si tu voulais, et que tu convertis en grâces et en souplesse; cette taille, pour laquelle j'aurais de la jalousie si j'étais femme? Je t'aime comme cela. Tu n'es pas une jeune fille fière de son innocence, digne d'être admirée seulement; un ange, peut-être, mais pas encore une femme. Tu as aimé: tu inspires l'amour, tu en permets les caresses. Si l'amour n'est qu'une ardente réalité, l'amour, c'est toi; et s'il est un autre amour plus pur qui impose des sacrifices, des résistances, celui-là peut partager le cœur sans crime, sans honte, sans remords.

Édouard s'arrêta au milieu de sa distinction passionnée. Léonide ne l'écoutait plus. Il murmura dans sa poitrine:—Mon Dieu! comme la reconnaissance mène loin!

Léonide s'était assoupie dans ses bras.

Les femmes de notaire ont le sommeil dur.

On dira donc qu'Édouard aimait deux femmes.

Je ne dis pas cela.

—Mais!

Je ne dis pas le contraire.

XI

Le lendemain, en s'éveillant, Léonide trouva, sur un fauteuil auprès de son lit, un cachemire noir que Maurice lui envoyait de Paris.

Victor Reynier seul était de retour.

C'était dimanche, jour de bonheur et de coquetterie pour les habitants de Chantilly, qui, vers les deux heures, lorsque le soleil est moins chaud l'été, et l'air moins froid l'hiver, débouchent de tous les corridors de la forêt, ou y pénètrent par ses arcades de verdure, bordent la pièce d'eau, et, marchant par groupes, par familles, s'étalent sur un océan de gazon incommensurable à l'œil.

Le dimanche passe inaperçu dans les grandes villes soumises à la chrétienté, à Paris surtout; à la campagne, il transpire de toutes parts. Est-ce parce que les roues des moulins et des usines se taisent, parce que les bûcherons ne fendent plus les arbres, parce que moins de charrettes écrasent le pavé de la grande route, parce que la forge du maréchal-ferrant ne retentit plus; mais, à la campagne, le dimanche est peint dans l'air et sur la terre. Ainsi que ses habitants, le village ou le bourg semble avoir pris ses vêtements de fête, ses souliers neufs, sa veste de velours, le haut col de chemise. Les arbres même participent de cette sainte oisiveté: ils sont plus beaux le dimanche que dans la semaine; la rivière, si la localité a une rivière, paraît plus limpide, plus paresseuse: elle se promène; et, vers l'après-midi, quand les oiseaux chantent au bruit des cloches, on dirait, pour se servir d'une expression du Midi, que le soleil revient des vêpres.

—Ma sœur, dit Reynier, je veux être le premier à vous applaudir sous ce cachemire; il vous ira à ravir. J'ai l'orgueil d'être pour quelque chose dans le choix de la couleur. Maurice prétendait que le vert vous siérait mieux; moi, j'ai insisté pour le tissu noir, et je l'ai emporté, sauf du moins votre avis. Nous ne l'avons acheté qu'à condition. Essayez-le donc, ma sœur.

—En robe du matin, fou que vous êtes?

—Les bayadères sont encore moins vêtues que vous lorsqu'elles déploient leurs châles sur leurs épaules nues; elles n'en sont pas moins bien pour cela.

—Il faut vous satisfaire.

Et Léonide, qui en brûlait d'envie, déplia le cachemire pour en admirer les magnifiques palmes orange, et, avec cette volupté du toucher que les femmes seules possèdent, elle le rejeta sur son cou et sur ses bras demi-nus, qui doublèrent de blancheur et de finesse.

—C'est ma couleur qui a gagné, mon goût est infaillible. Vous êtes délicieuse, ma sœur; on le garde, n'est-ce pas?

—N'est-il pas un peu long?

—C'est riche, c'est majestueux, Léonide. Long! quelle hérésie! Les châles ne sont longs que pour les gens qui vont à pied.

—Mais il me semble alors...

—Il vous semble mal, ma sœur. Vous avez tort de toujours douter ainsi; patientez, ce cachemire ne sera pas usé à Chantilly.

—Vrai, mon frère?—vous êtes superbe en me disant cela—vrai?

—Est-ce que je mens jamais? Écoutez-moi bien.

—Je vous écoute de toutes les forces de mon âme.

—Maintenant, ma sœur, il n'y a presque plus de raison pour le cacher: Maurice possédera bientôt tout un quartier de Paris.

—Un quartier de Paris! Nous y aurons au moins un hôtel?

—Ce quartier va être démoli de fond en comble, rasé.

—Vous êtes fou, mon frère.

—Vous aviez promis de ne pas m'interrompre. Je vous apprends, si vous ne le savez déjà, que le gouvernement, pour favoriser le commerce, a le projet de construire hors de Paris un immense entrepôt. Ceci n'est plus un secret. Les fonds sont votés, les devis sont au ministère où les plans se discutent; mais ce qui est un secret pour tout le monde, excepté pour nous, c'est l'endroit où sera élevé cet entrepôt. On suppose que le gouvernement est indécis entre la plaine de Grenelle et le Gros-Caillou. Pour nous il n'y a plus de doute, l'entrepôt sera à Saint-Denis. Je ne vous dirai pas de quelle reconnaissance positive nous avons indemnisé le secrétaire du ministre qui, par distraction, a laissé échapper cette révélation. Ceci est la métaphysique des affaires: vous n'entendez rien à la métaphysique.

—Je le veux bien, mon frère; mais à quoi cela vous a-t-il servi de savoir que l'entrepôt serait à Saint-Denis et non ailleurs?

—C'est ce que j'allais vous épargner la peine de me demander, ma sœur.

—Une fois instruit des projets du ministère, j'ai été chez un mécanicien célèbre autant que riche, et lui ai offert d'entrer en marché avec lui pour un chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle. Vous connaissez assez Paris pour savoir que la Chapelle est un bourg considérable à l'extrémité du faubourg Saint-Denis. Comme ce mécanicien ne supposait aucun intérêt bien vif caché sous ma proposition, il l'a acceptée à des conditions très-avantageuses pour moi, me prenant sans doute pour un de ceux qui font des montagnes russes ou s'occupent exclusivement de l'agrément des Parisiens, enfin pour un directeur de théâtre à pied. Nous avons conclu marché. Nous voilà donc, Maurice et moi, acquéreurs du chemin de fer de Saint-Denis à La Chapelle; mais un chemin de fer ne passe pas sur le toit des maisons, il faut les abattre pour le tracer, et, avant de les abattre, les acheter. Ne se doutant pas le moins du monde de la réalisation d'un entrepôt à Saint-Denis, les quatre cinquièmes des propriétaires des maisons de la Chapelle ont vendu, et ils se sont estimés trop heureux de vendre des masures inhabitables.

—Je vous demande encore une fois pardon, Victor, mais je ne comprends pas pourquoi vous feriez un chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle.

—C'est ma faute, Léonide. Nous autres hommes d'affaires, nous sommes comme les savants, toujours portés à mettre les autres à notre point de vue, au lieu de nous placer au leur. Suivez-moi. Ne faut-il pas que les marchandises de l'entrepôt arrivent à Paris pour la consommation? Nous leur traçons un chemin de fer qui, en cinq minutes, vomira aux limites de la ville de Paris les milliers de dépôts lancés de Saint-Denis. Le commerce en jettera des cris de joie! Voilà notre opération. Et le beau, l'inouï en ceci, c'est que nous ne livrerons aucune action que le chemin de fer ne soit en pleine activité. Elles se vendront au poids du diamant. Je ne compte plus avec les bénéfices du moment où tout sera en train. Incalculable!... J'en ai le vertige. Pourvu que Maurice ne se mêle pas de diriger lui-même les affaires, pourvu qu'il me laisse exploiter son crédit, je vous garantis, ma sœur, que dans deux ans, notre nid à tous sera fait; un nid d'aigle! Jusqu'à présent il est assez docile; il se charge d'avoir des fonds, et moi du soin de les tripler parfois en quelques heures à la Bourse, d'où je cours à la Chapelle acheter des maisons pour les démolir. Il n'a pas de raison pour se plaindre. Cette dernière spéculation est miraculeuse, superbe! on m'en attribuera l'honneur. En bonne justice, il revient à Maurice qui, d'un autre côté, n'a pas à souffrir pour sa réputation en cas de revers, rien n'étant en son nom, rien ne pouvant l'être.

—Excellent Victor! Ah! si Maurice avait la moitié de votre ambition...

—Non pas, ma sœur, non pas; alors vous vous passeriez de moi, et je ne veux pas penser que votre reconnaissance pour moi vous est onéreuse. Je vous fais riche: faites-moi heureux; je serai encore votre débiteur. Mariez-moi, ma sœur!

—Mais, à propos, Victor, je ne pensais plus...

—A notre plaisanterie du cabinet, n'est-ce pas?

—Justement, mon frère.

—Êtes-vous disposée, ma sœur?

—Tout à fait.

—Alors je suis à vos ordres.

—Allons!

—Que ce châle vous sied bien!

—Oui, mais personne ne le verra.

—Tout Paris.

—Sur votre honneur?

—Sur mon honneur. Avez-vous les clefs des tiroirs?

—Toutes.

—Marchons, Léonide. Charmante étourderie que la nôtre! il faut bien tuer le dimanche. Marchez devant moi. Ce châle est sublime.

De plus en plus la pelouse se garnissait. Un bon et dernier soleil d'automne appelait toute la population à jouir de ses rayons obliques. Ces sortes de défis portés par l'avant-dernière saison aux pantalons nankins, aux vestes de toile, aux gilets blancs, aux petites robes d'indienne, aux fichus de soie qu'on avait déjà renfermés avec le sachet de lavande, sont joyeusement acceptés. On se déguise en été encore un jour; demain on se plaindra sans doute du rhume, et l'on boira en infusion les dernières feuilles de tilleul pour lesquelles on a compromis son gosier.

Pas un habitant n'est resté chez lui; il n'en est pas un qui, en foulant la pelouse, ne s'arrête en extase devant la grille du jardin de Maurice. On aime à voir avec quel attachement foncier le notaire du pays s'y inféode, au milieu de ces murs tapissés d'arbustes, en scellant aux angles du parterre de beaux vases de porcelaine, honneur de la manufacture de Chantilly, et en greffant des sujets exotiques sur les arbres indigènes, goûts simples qui prouvent le sage emploi du temps, qui attestent la pensée arrêtée d'une longue résidence. Bien aimé celui qui ne néglige pas les emblêmes parlants du calme domestique au sein de sa petite ville: on le respecte. La discipline du soldat se lit dans l'éclat de ses boutons; la bonne renommée du fonctionnaire rural, dans la toilette de ses buis, dans la symétrie de ses plates-bandes. Le style est l'homme; l'horticulture, c'est le notaire.

Ces pauvres rentiers, courbés par l'âge, qui sont venus mourir à Chantilly, où le cimetière est si plein de fleurs et d'oiseaux, ont leur fortune là, dans cette jolie maison. Ils ne sont pas fâchés qu'elle soit belle et visible. En lui souriant, ils sourient à leurs quinze cents francs, à leurs mille écus; ils respirent les fleurs à travers la grille et envoient une bénédiction à l'ange gardien assis sur leur fortune. En approchant, ils saluent comme si le maître de la maison était là; ils ont aperçu son chapeau de paille sur un banc. Et, toutes mystérieuses, toutes discrètes, les petites ouvrières en dentelle de Gouvieux éprouvent un frémissement au cœur en songeant que leurs bons parents ont déposé là leur dot pour qu'elle grandisse comme elles; et la dot, n'est-ce pas le mari?

—Ma sœur, courons au plus pressé, dit Victor en portant la main sur les papiers déposés la veille par M. Clavier.—Sont-ils lourds!

—Allons-nous lire tout cela, mon frère? reprit Léonide qui tremblait d'effroi, mais qui n'osait pas devant Reynier se repentir de cette démarche?

—Lire tout cela! mais non; ce sont des titres de propriété. Bornons-nous à la récapitulation et à la volonté du testateur.

—Hâtez-vous, Victor!

—Parbleu, c'est fait. Lisez: ceci résume tout: «Je lègue enfin à mademoiselle Caroline de Meilhan toutes les propriétés susmentionnées et s'élevant à la somme de quinze cent mille francs, mais à la condition expresse que ladite demoiselle Caroline de Meilhan n'épousera aucun homme noble, de quelque nation qu'il soit, à peine de nullité du testament, et de voir passer mon legs universel à la commune de Chantilly.»

—Nous ne sommes pas nobles, au moins, ma sœur?

—Silence! on vient; écoutez! Non, je ne me trompe pas: c'est le pas de monsieur Anastase, le premier clerc. Courez à l'escalier, à la porte; renvoyez-le... je ne sais comment... mais renvoyez-le!

Reynier était déjà à la porte de la rue.

Léonide ouvrit le corsage de sa robe et y coula le dépôt fait la veille par le colonel Debray: c'était le plan de campagne de la Vendée.

Quand Victor entra, elle chantait.

—Ce n'était rien, ma sœur; vous vous êtes sottement effrayée. Mais, pour plus de précaution, et afin qu'une seconde fois vous ne me causiez pas la même terreur, j'ai donné deux tours de clef à la porte d'entrée. Nous n'attendons personne; et, si Maurice arrivait, il serait obligé de sonner. Voulez-vous être convaincue, ma sœur, de ce mépris que je vous inspirais hier pour ces mystères dont vous demandiez la clef à Maurice? Asseyez-vous dans ce fauteuil et laissez-moi vous instruire.

Ouvrez ce registre et lisez-y à votre aise le sommaire des actes qui ont eu lieu jour par jour, et concernant les habitants des cantons du département de l'Oise et de quelques départements circonvoisins.

«Aujourd'hui, avoir annulé, par un dernier codicille, le testament de M. Dufour, et reporté sur sa nièce, qu'il doit épouser, tous les biens originairement légués à sa sœur.»

—Monsieur Dufour va épouser sa nièce! Il a soixante ans, elle vingt. Le monde avait donc raison de le supposer, cette femme est un démon. Mais si l'on avertissait la sœur de monsieur Dufour?

—Que dites-vous, Léonide? et la réputation de Maurice?

—Mais c'est une infamie.

—Sans doute; mais songez que la société ne qualifie pas autrement la violation d'un secret légal, quel qu'il soit. Lisez encore.

«Acte de la demoiselle Dufour, par lequel elle déclare vouloir que les biens qui lui reviendront de la succession de son frère soient, après sa mort, donnés à sa servante et non à ses deux cousins qui participeront à l'héritage dans la faible proportion du droit rigoureux que leur accorde la loi.»

Eh bien! Léonide, irez-vous maintenant prévenir les deux cousins, monsieur Dufour ou sa sœur?

—Ceci me surprend étrangement.

—Vous n'êtes pas au bout. La dernière pièce n'est pas la moins curieuse:

«Projet des cousins de mademoiselle Dufour, de présenter une requête au tribunal, tendant à faire déclarer inhabile à tester, pour cause de folie, ladite demoiselle.»

—Ah! c'est trop fort! le frère déshérite la sœur, la sœur ses cousins, et les cousins accuseront celle-ci de folie en plein tribunal! Et tout le canton croit cette famille bien unie, la cite pour modèle!

—Mais c'est peut-être juste; connaissons-nous les autres familles? Mon Dieu! ce qu'on sait n'est rien auprès de ce qu'on ignore, ma sœur. Désirez-vous apprendre maintenant quelque particularité sur la famille Duplan?

—Tout autant que cela vous plaira, Victor. Madame Duplan est cette petite personne si fière que nous avions cet été pour voisine de campagne, et dont le titre de dame de Haut-Lieu nous amusait tant. Son grand colonel de mari chassait toujours aux canards sauvages dans nos étangs. Qu'ont-ils à démêler ici? Voyons.

—«Ce dossier,—est-il écrit de la main de Maurice,—contient l'acte de naissance de mademoiselle Louise Bougival, à laquelle monsieur Duplan ne pouvant léguer ses biens, vu qu'il est marié à New-York depuis quinze ans, donne et laisse, par mon entremise, un capital de deux cent cinquante mille francs. De ladite somme que j'ai touchée en numéraire, je suis chargé d'acheter à la demoiselle Bougival un hôtel à Paris et une maison de campagne à Vineuil.»

—Madame Duplan n'est pas madame Duplan, la femme du colonel aux canards sauvages! elle n'est que sa maîtresse! Ah! madame du Haut-Lieu! Ah! Maurice, vous saviez tout cela, et ne m'en appreniez rien!

—Deux cent cinquante mille francs touchés par Maurice; que diable en a-t-il fait? murmura Reynier avec quelque humeur.

—Ce qu'il en a fait, c'est bien simple, mon frère; il en a acheté ou il en achètera un hôtel à Paris et une campagne à Vineuil.

—Sans doute, ma sœur! fit Reynier en se pinçant les lèvres. Quelle question!

—Ah! madame du Haut-Lieu! ne cessait de répéter Léonide, vous avez des armes aux panneaux de vos voitures, des valets à livrée aurore, des tourelles à votre château, où, quand vous donnez des fêtes, vous n'invitez pas la famille de votre notaire! c'est bien! mais alors on ne met pas de si petites gens dans la confidence de sa condition.

—Silence donc, ma sœur, dit Reynier en posant la main sur la bouche de Léonide; silence! n'abusez pas de la confession. C'est ici le paradis terrestre pour une femme, j'en conviens; mais n'allez pas vous damner en touchant à l'arbre de la science.

—Lirons-nous encore, ma sœur, ce dossier? c'est celui du maréchal-ferrant, notre voisin.

—Le mari de la belle Picarde?

—Il y a, ma foi, de tout ici. C'est d'abord son bail avec la ville pour ses ateliers dans les dépendances du château.

—Passons cela, Victor; à quoi bon?

—Son contrat de mariage.

—Oui, avec une très-jolie femme, la plus jolie du pays, peut-être. Il n'en est pas plus gai; voilà pourtant à peine trois mois qu'il est en ménage.

—Son testament sous enveloppe.

—Son testament! il n'a pas vingt-huit ans, sa santé est de fer,—il paraît le plus insouciant des hommes.

—Cela se voit encore à la manière dont il a cacheté cette pièce importante.

—Que faites-vous, Victor?

—Ne craignez rien, c'est le sacrifice d'un pain à cacheter. Voyons ce que peuvent être les dernières volontés d'un maréchal-ferrant.

«Dégoûté de la vie, je demande pardon à Dieu d'y avoir mis fin. L'affreuse conduite de ma femme m'a poussé au suicide et à la vengeance criminelle dont je l'ai fait précéder. Je dispose de mes biens comme suit.»

—Oh! cet homme va tuer sa femme, se tuer ensuite, et personne ne l'en empêchera, et nous le savons! Je lui écrirai.

—Alors Maurice ira au bagne.

Un violent coup de sonnette retentit. Victor et Léonide se turent, pâlirent tous deux. Dans leur égarement, il leur fut impossible de trouver un pain à cacheter pour sceller le testament dans l'enveloppe.

La sonnette ébranla de nouveau la maison.

—Fuyons d'ici, s'écrie avec épouvante Léonide, c'est Maurice!

—Quelle extravagance! répond Reynier, qui, non moins terrifié que sa sœur, se précipite sur le carré, passe dans l'autre corps de logis, du côté de la pelouse, soulève le coin de la jalousie, et aperçoit la laitière qui sonnait pour la troisième fois.

—C'est votre laitière, revint-il annoncer à Léonide; que veut-elle?

—J'avais oublié que tous les dimanches elle nous apporte un fromage à la crème. Ne répondez pas. Cette sorcière m'a-t-elle troublée!

Quand Reynier eut recacheté les dispositions testamentaires du maréchal-ferrant, il prit Léonide par la main et la conduisit dans sa chambre à coucher, devant la fenêtre qu'il venait de quitter.

—Voyez-vous, là-bas, le long du bois, contre les arbres, les chevaliers de l'arc qui s'exercent depuis Nemrod à mettre dans le but?

—Très-bien, Victor.

—Apercevez-vous un gros homme qui se ploie comme son arc, tant il rit de grand cœur?

—Je crois le distinguer.

—C'est le maréchal-ferrant qui doit tuer sa femme et se tuer ensuite.

—Pouvez-vous plaisanter sur cela, Victor?

—Et que fait-il lui-même?

—Le jour baisse, ma sœur; dans deux heures Maurice sera de retour; courons remettre en ordre les cartons que nous avons déplacés. La science des conspirateurs est de ne pas laisser plus de trace là où ils ont passé que par où ils sont revenus.

Rentrés dans le cabinet de Maurice, Léonide et Victor, qu'une communauté d'audace avait affranchis de toute pudeur l'un envers l'autre, convinrent, pour en avoir plus tôt fini avec ce qu'il leur restait encore de cartons à visiter, de fouiller chacun de son côté sans perdre un temps précieux dans des communications inutiles à leur but.

Tandis que, muets et absorbés par leurs recherches, Léonide et Victor soulèvent des rames d'affaires de famille, descendent dans le cœur de toutes, celui-ci pour s'arrêter à chaque chiffre de fortune, celle-là pour rire de pitié à toutes les découvertes recueillies par sa témérité, les bonnes gens de Chantilly se dirigent vers le carrefour de Diane, où l'heure de la danse va bientôt sonner. L'air devient plus sonore; la voix argentine des enfants éclate, mêlée au sifflement des hirondelles rasant le peu de gazon que n'ont pas tondu les moutons et l'automne. Déjà l'on entend un petit violon aigre préludant à la contre-danse, et comme les nymphes des bas-reliefs antiques, se donnant la main, soulevant des robes légères, cadençant des pas lourds, les jeunes filles de Creil, de Chantilly et de Coye, s'élancent dans la forêt. La danse et la musique s'appellent. Le soleil est tombé; des feuilles jaunes tournoient et s'envolent. Au zénith, une étoile luit; le soir vient: c'est le soir.

Au coucher du soleil, il n'y a pas un méchant sur la terre: c'est l'heure où l'on meurt.

Léonide enfonça ses deux mains dans un carton, y plongea un regard de terreur et de joie, comprima un papier, comme s'il eût dû s'envoler: puis elle se tourna pour voir si son frère l'observait.

Reynier avait fixé son attention sur le dossier de M. Clavier, dont il copiait sur son album le titre des principales pièces.

Sûre de n'être pas remarquée, Léonide parcourut avidement une pièce qui portait le nom de Lefort.

—Ah! murmura-t-elle, voici enfin qui va tout m'apprendre.

Ce nom se détachait du milieu de plusieurs lignes écrites de la main de Maurice; il reparaissait de distance en distance, tantôt précédé de celui de Jules, tantôt de celui d'Hortense. Dans les premiers moments, il fut impossible à Léonide, tant l'émotion brouillait sa vue, de saisir autre chose que ces noms.

Un peu plus calme, elle ne comprit pas pourtant que cette note, à peine lisible, chargée de chiffres mal tracés, de mots abrégés, d'autres effacés, obscurément rétablis, n'offrait un sens complet qu'à celui qui en avait fait la base d'une future rédaction.

Léonide eut la fatale intelligence de ces mots hachés: Jeune enfant.—Quarante mille francs sur sa tête—Reconnu par elle et par Jules—Hortense—nommée comme sa mère.

Elle s'écria mentalement: Mais ceci ne permet aucun doute; c'est la reconnaissance d'un enfant d'Hortense et de Jules, né avant leur mariage; c'est le résultat du voyage de mademoiselle Hortense à Compiègne, l'explication de la réparation pressante dont Jules parlait à Maurice dans ses lettres; oui,—je tiens la vérité, et elle ne m'échappera pas!—Aujourd'hui il s'ensuivrait pour eux trop d'éclat à rectifier cette naissance à l'état civil. En dotant cet enfant, son avenir est sauvé, sauf à le reconnaître légalement plus tard; tout cela est très-intelligible; et c'est à ce vil accident que j'ai été sacrifiée! Il y a eu de la honte et de la douleur pour moi: il y aura de la honte et de la douleur pour elle.

—Vous parlez, je crois, ma sœur?

—Oui!... je disais qu'il serait temps de nous retirer.

—Je le pensais aussi, Léonide. Avez-vous exhumé quelque chose qui vous dédommageât de vos recherches, ma sœur? Moi, rien, ou à peu près.

—Moi, rien non plus.

—En vérité, ma sœur, on n'a jamais été, comme nous, plus téméraire avec plus d'innocence.

—Ah! mon Dieu; je regrette presque d'avoir alarmé ma conscience à si peu de frais.

—Je n'ai jamais vu qu'un jeu en tout ceci, Léonide.

—Un véritable jeu d'enfant, Victor.

—Que voulez-vous, nous aurons d'une manière ou d'une autre, comme je le disais tantôt, passé notre dimanche.

—Nous n'aurons pas besoin, je pense, de nous jurer le secret.

—Le secret de quoi, ma sœur?

—C'est ce que je me dis.

—Nous ne dirons rien à personne, Léonide, parce que ceci ne vaut guère la peine d'être divulgué.

—Je vous le jure.

—Je vous le jure aussi.

Pendant le cours de ces plaisanteries, faites d'un ton étrange par le frère et la sœur, qui n'étaient dupes ni l'un ni l'autre de leur indifférence, les cartons furent replacés et le rideau tomba sur les dernières clartés éparses dans le cabinet de Maurice.

Léonide et Victor en sortirent.

Sur le carré, Victor prit la main de sa sœur et lui dit:—Il ne dépend plus que de vous que je sois heureux.

—Je vous entends. Demain, mademoiselle de Meilhan dînera chez nous.

—Vous possédez la divine prévoyance de tout ce qui est bien, ma sœur; merci!

—Venez, Victor; allons faire un tour de promenade sur la pelouse, en attendant Maurice.

Le ciel était rempli d'étoiles, l'air d'harmonies délicieuses.

XII

A la grille du jardin, une calèche s'arrêtait.

La grâce de sa forme, l'éclat de ses panneaux, et surtout la beauté des chevaux noirs qui l'avaient fait glisser sur la pelouse avec la rapidité d'une hirondelle, avaient attiré la curiosité des promeneurs. Tout est événement à Chantilly. Admirer la calèche parisienne était un plaisir comme un autre, plus vif qu'un autre, car c'était le dernier de la journée pour les habitants qui rentraient.

Quand ils virent Maurice descendre de la calèche, leur curiosité devint de la joie. Les uns tinrent à honneur de saisir la bride des chevaux, les autres de l'aider à franchir le marchepied; chacun s'ingénia pour lui témoigner la satisfaction qu'éprouvait le pays à le savoir possesseur de ce signe brillant des progrès de la fortune. Il distribuait des saluts à droite et à gauche, comme en userait un souverain populaire rentrant dans sa bonne capitale. Il fut reçu par sa femme, merveilleusement ébahie, et par son beau-frère Reynier, qui, du haut du perron, répétait avec orgueil à sa sœur: «Eh bien! trouverez-vous encore que les châles de cachemire sont trop longs?»

Maurice fut modeste: il ne dit pas que ces chevaux étaient anglais, de pur sang, ni qu'ils sortaient des écuries d'un pair d'Angleterre, ni qu'ils avaient gagné le prix du roi aux courses de New-Market.

Reynier affirma sur son honneur qu'ils coûtaient dix mille francs.

Léonide disait au fond de son cœur:—Nous avons des chevaux!

—C'est une surprise que je vous ai ménagée, Léonide; est-elle de votre goût? J'ai l'espoir que ceci vous aidera à patienter plus courageusement. Quand les heures vous sembleront longues, vous les abrégerez maintenant par des courses dans la forêt, par de plus fréquents voyages à Senlis, à Paris même.

Ces attentions de Maurice charmaient Léonide qui, dans ce moment, regretta sincèrement de ne pas l'aimer, tant elle éprouvait de la reconnaissance; mais la réflexion neutralisa sur ses lèvres cet élan du cœur: elle craignit de s'exposer au reproche d'ingratitude en payant son mari d'affectueuses paroles, qu'au premier jour elle aurait été forcée de démentir. Sa satisfaction fut muette; elle trouva peut-être un sourire pour remercier.

Pour terminer au plus vite une scène dont la contrainte l'importunait, Reynier, qui n'aimait pas le ménage en présence, regarda l'heure à sa montre et dit:

—Beau-frère, nous avons encore deux heures de lune; irons-nous faire un tour jusqu'aux étangs avec la calèche de Léonide?

Ces mots: la calèche de Léonide! prévinrent tout refus de la part de celle-ci; et, quelques minutes après, la calèche roulait dans les sombres allées du bois, ayant passé par le carrefour de Diane, illuminé de verres de couleur, tout harmonieux du bruit des flûtes et des violons, tout retentissant de la parole animée des danseuses.

C'était une nuit comme celle de la veille, limpide et calme.

Maurice se félicitait de cette clarté étendue sur les bois comme en plein midi, afin de mieux faire remarquer à sa femme et à son beau-frère que la coupe des tilleuls se continuait sans relâche sur un espace indéterminé; plus de cinquante arpents avaient été abattus depuis leur dernière promenade.

Après avoir allumé un cigare et croisé les bras, Victor abandonna son âme à la fumée.

Léonide ne se lassait pas d'admirer la fougue obéissante, la fierté docile des chevaux, la légèreté de la calèche. Elle était dedans, mais son âme était dehors pour se regarder passer. Doucement fascinée par le balancement de la voiture, par ce souffle doux et continu qui, chargé de toutes les émanations de la nuit, frappe au visage, borde les lèvres d'une fraîcheur assoupissante, les oreilles d'un bruit de flûte éolienne, les yeux d'une frange de sommeil, Léonide ne voyait plus courir à droite et à gauche des arbres aux teintes monotones; mais tombée d'illusion en illusion, poursuivie par les rayonnements des lanternes, elle voyait les deux ailes de la rue de la Paix, étincelantes de lumière, d'or et de marbre; elle glissait au bord de vastes palais dont le sommet se perdait dans les nues; une double porte de ces palais s'ouvrait majestueusement: c'était celle de leur hôtel.

La calèche s'arrêta.

Ce n'était pas encore à la porte d'un hôtel de la rue de la Paix, mais à la dernière barrière des allées.

Victor descendit pour l'ouvrir, et les chevaux prirent le chemin incliné des étangs.

Tout autre que Maurice, son beau-frère et sa femme, eussent été saisis d'étonnement à l'aspect de ces étangs silencieux, sur la surface desquels des roseaux chevelus et des joncs inclinaient leurs tiges endormies, et où se réfléchissaient, la tête en bas, des bouquets pâles de peupliers, gigantesques pinceaux, qui, lorsque la brise les agitait, semblaient peindre, au fond d'une vaste toile, une lune courant entre des nuages.

Léonide demanda son manteau; elle avait froid.

A l'extrémité du premier étang se dessinait le château de la reine Blanche, ciselé par les rayons de la lune, qui l'argentaient de ses lueurs, comme un ex-voto à la vierge Marie: château que quelque géant a dû porter dans la main au retour des croisades; création d'une fée; château brodé à l'aiguille, découpé au ciseau, et qui ferait croire à ces reines enchantées des romans de chevalerie; le jour reine, la nuit petit poisson rouge dans le lac; car quelle reine véritable a pu, si mignonne, si naine, si gracieuse qu'elle fût, établir sa demeure dans le château de la reine Blanche? La cour d'un sylphe serait à l'étroit dans cette bonbonnière gothique; l'ombre d'un milan lui cache le soleil; et un coup d'aile des cygnes qui nagent à ses pieds pourrait le couvrir d'eau du perron au sommet des tourelles. Quelque jour un nid d'hirondelle l'entraînera dans sa chute.

Victor alluma un nouveau cigare.

Et, à mesure qu'ils approchaient au petit pas de l'escalier du château, placé à la tête de la première pièce d'eau, ils découvraient les cinq autres lacs figés, en long sillon lumineux, dans leurs chatons d'herbe verdâtre.

Maurice remarqua que les peupliers plantés au bord des étangs produisaient le plus joli coup d'œil: qu'ils avaient bien grandi depuis qu'il ne les avait vus.

Ces arbres sont la plus déplorable erreur de goût du prince de Condé ou de son intendant. Ils ont dépouillé les étangs de l'aspect sauvage qu'ils avaient avant cette malheureuse plantation. Toujours positif, Maurice estima qu'ils rapporteraient bientôt vingt sous par an de coupe.

Ils étaient descendus tous trois de la calèche.

—Victor, dit Maurice à son beau-frère, j'ai eu un rendez-vous à Écouen avec M. de La Haye: le brave homme est fort triste, sais-tu?

—Eh bien, répliqua Victor, que décide-t-il?

—Il abandonne le château et le reste du bois pour trente mille francs?

—Enfin!—Le maudit vieillard a été dur.

—Il n'y tenait plus, m'a-t-il assuré en pleurant: il serait mort dans six mois. J'ai été sur le point de rompre le marché, tant il me touchait par ses regrets.—M. de La Haye, Léonide, nous avait vendu la moitié de son parc, et s'était réservé celle où se trouve le château croyant pouvoir continuer son droit de chasse. Mais, en vertu d'un contrat que M. de La Haye ignorait, passé entre ses aïeux et la commune, nous l'avons empêché dans ce droit: alors...

—Je connais cette affaire-là, interrompit maladroitement Léonide.

Un regard significatif lui fut lancé.

—Et comment en avez-vous eu connaissance, Léonide?

—Par moi, Maurice. Que veux-tu, ma sœur brûlait de savoir où en étaient tes affaires qu'elle avait le tort de croire mauvaises; je l'ai mise en quelques mots au courant des avantages de celle-ci. Ma sœur est discrète...

—Je n'en doute pas, Victor. Loin de te blâmer, je te remercie; seulement j'aurais désiré, en ma qualité de mari, ne pas être le second à lui faire part de cet heureux événement. Il ne me reste plus qu'à vous le confirmer, Léonide. Oui, le château de La Haye nous appartient ainsi que toutes ses dépendances...

—Et avec les armes des anciens possesseurs? s'informa en plaisantant Léonide.

—A quoi bon? pour que ces armes vous valussent les entrées à la cour?

—S'il y avait une cour, ajouta Victor, encore!

—Irons-nous habiter ce château, messieurs?

—Notre projet, répliqua Victor, qui vit l'air embarrassé de Maurice à cette demande de Léonide, est pour le moment de le démolir de fond en comble et d'en vendre les matériaux à la commune. C'est tout pierre et plomb: le profit sera immense.

—Mais ensuite, reprit Maurice, qui tenta de réparer sur-le-champ le coup trop vif qu'avait porté à sa femme le renseignement de Victor, nous bâtirons, à la place du château démoli, une maison de goût moderne, avec pavillon de chaque côté. J'ai en vue douze statues mythologiques du plus bel effet.

—Vous avez bien du goût, en vérité, messieurs. Vous arracherez aussi les arbres de haute futaie pour planter des betteraves; vous élèverez dans le parc, abattu sous la hache, des poules au lieu de cerfs. N'aurons-nous pas un beau chemin de fer au beau milieu de notre propriété?

—Vous nous raillez, ma sœur; mais est-ce en vérité une faute de démolir des châteaux que nous ne sommes ni assez nombreux en famille, ni assez riches, ni assez nobles, pour occuper, pour entretenir, pour illustrer? et de vendre, à la voie et au fagot, des forêts où, comme vous l'avez si malignement dit, nous ne saurions élever que des poules? Où sont nos apanages, nos majorats, nos aïeux? Nous sommes d'hier et nous ne serons plus demain; nous sommes des bourgeois et non des Montmorency; des industriels, ma sœur, et non des héros.

—Et faut-il être autre chose, reprit Maurice, pour être heureux? Ne regardons pas si haut, restons où nous sommes. Si nous n'avons pas de grands noms, nous n'avons pas non plus la charge de les soutenir; si nous ne possédons pas d'immenses fortunes héréditaires, nous savons mieux conserver celles que nous assure notre travail. Chaque âge a sa distinction; celle de l'époque est la richesse. Acquise avec probité, elle honore; et, à part quelques rares exceptions, elle est toujours la preuve d'une valeur réelle de l'âme ou de l'esprit. Laissez-moi croire, Léonide, que nous touchons personnellement à cet équilibre où l'aisance s'assied à côté du repos, la dignité auprès de l'accomplissement de raisonnables désirs.

Chaque parole de Maurice avait l'onction d'une croyance: il communiquait ses maximes d'honnête homme aussi profondément qu'il les sentait, et avec une précision qui dénotait chez lui la préoccupation de les réduire bientôt en pratique. Il s'essayait au sage emploi de son avenir, de peur d'en être plus tard enivré. Il semblait prendre envers lui et les autres l'engagement de n'être point surpris par l'éblouissement de la fortune, à l'heure prochaine où elle arriverait.

—Si vous ne m'aviez souvent exprimé, continua-t-il, combien le séjour de la province vous est fade, c'est ici, à Chantilly, que je vous proposerais de vivre, sans rompre pourtant,—j'aime trop vos habitudes, Léonide,—avec Paris et les amis que nous y comptons. Connaissez-vous une résidence plus calme, une vie meilleure? Tout s'y trouve. Pour vous, la compagnie; pour moi, le repos; pour nous trois, la santé. Cherchez un plus beau ciel: il faudrait aller en Italie; des campagnes plus riantes: si je ne suis point trompé dans mes espérances, j'en aurai une à deux pas de Chantilly; et pour vous, toute pour vous, ma Léonide. Une fois ma fortune faite, maître de choisir mes occupations et mes loisirs, ou je garderai mon étude, mais pour n'y traiter que certaines affaires, ou je la vendrai pour m'adonner exclusivement à l'entretien de quelque ferme-modèle.

Léonide se tourna pour livrer passage à un bâillement qui l'étouffait.

—Contenez-vous, ma sœur, ne le contredisez pas; vous gâteriez mon affaire, et c'est le moment d'en parler.

—Je ne vous ai jamais dit, Maurice,—c'est une justice que vous me devez,—que j'aimais le genre d'existence dont vous faites le tableau. Je reviendrai peut-être un jour de cette prévention contre la province; jusque-là, il serait mal de vous laisser croire à un changement dans mes goûts. Mais, résignée à tous les délais de la fortune, et cherchant, tant qu'ils dureront, à ne pas vous importuner de mes antipathies, je me plierai avec docilité à votre vie simple, à votre passion pour la retraite. J'y gagnerai de souffrir un peu moins; et qui sait si, par une de ces modifications dont il y a plus d'un exemple, vous ne finirez point par penser comme moi? Qui sait si vous ne vous lasserez point de ce qui vous avait d'abord séduit, ou si moi je ne me verrai point entraînée, par la force de l'habitude, à aimer ce que j'avais haï?

—Bien, ma sœur, très-bien! ma foi, je me suis dit cela très-souvent aussi, avec cette différence cependant, que je suis plus porté à croire meilleurs les goûts de Maurice. La province ne gâte rien: jugez-en. Nous avons dîné l'autre jour à Senlis; on nous a servi du turbot; nous avons bu du vin de Champagne frappé, de l'eau de Seltz! J'avais presque envie de demander des ananas.

—Victor, ce n'est pas précisément là ce que j'entends par la vie de province; nous ne nous comprenons pas. Je la veux plus simple, tout aussi bonne. Mener en province le train de Paris, c'est se créer des jouissances incomplètes au milieu de deux genres d'existence qui s'excluent.

—Tu exclus le vin de Champagne?

—Je n'exclus rien; mais je veux qu'on soit de la province, si on l'habite; qu'on se résigne à ne pas y désirer ce qu'elle ne produit pas. Les mœurs ont leurs climats. Les réminiscences avivent les regrets, ébranlent les meilleures résolutions: c'est vouloir même se ruiner plus vite qu'à Paris, que de transformer la province en une serre-chaude où, à force d'or, au lieu de feu, on fait éclore des jouissances exotiques pâles et sans saveur.

—Soit, Maurice! nous ne boirons du vin de Champagne que le dimanche, mais frappé: c'est champêtre.

—Mais, reprit Maurice plein de joie de se voir compris ou du moins toléré pour la première fois de sa vie par son beau-frère réuni à sa femme, mais je m'arrangerai de manière à ne perdre aucun des avantages de la province. Elle offre des dédommagements que vous méritez. Victor, tu aimes la chasse, nous chasserons; vous peignez, Léonide, les points de vue ne vous manqueront pas.—En automne vous peindrez. Ici, le printemps est délicieux par ses eaux; nous irons à la pêche; nous pêcherons ici même, dans les étangs.

Victor se frotta hypocritement les mains.

—Et en hiver, dans la saison où nous entrons, nous donnerons des soirées. Et pourquoi n'en donnerions-nous pas dès à présent? l'idée m'en vient. Croyez-moi, le bonheur est un peu dans l'habitude. Ces bonnes figures de provinciaux, à force d'être vues, perdent en naïveté ce qu'elles gagnent en franchise, en bonté, en bon sens. J'en ai l'expérience, il y a des cœurs d'amis, des dévouements à toute heure et jusqu'à la mort, sous ces coupes grossières d'habits. Oui, Léonide, oui, Victor,—car toi aussi tu as besoin d'être prêché,—je ne désespère pas de votre salut commun, et, si je ne craignais de vous effrayer de mes espérances, je vous dirais qu'après un an de l'existence que je vous ménage, vous ne voudrez plus retourner à Paris.

—Et on ne dit pas non, appuya Victor d'un ton pitoyablement feint.

—Seulement, interrompit Léonide, permettez-moi de douter que nous arriverons sans obstacles à cet état dont vous nous avez présenté une si flatteuse image. Je crois que vous n'avez pas calculé toutes les résistances extérieures.

—Lesquelles, Léonide?

—Mon Dieu! il y en a mille. Par exemple, vous parliez de donner des soirées: y viendra-t-on? ne serons-nous pas trop haut placés pour les uns, trop bas pour les autres? n'allons-nous pas éveiller de petites jalousies?

—Erreur, Léonide! Il y aura empressement à venir. Je tiens si bien à vous convaincre, que lundi, à ma première soirée, j'aurai M. Clavier, lui qui n'a assisté à aucune fête depuis celle de l'Être-Suprême.

—Je vous arrête à votre première invitation: celui-là, permettez-moi de le croire, vous ne l'aurez pas.

—Nous aurons M. Clavier et mademoiselle Caroline de Meilhan, je vous le jure, et cela, lundi.

—Mais c'est demain lundi, Maurice.

—Demain, soit. Vous tiendrez le piano avec votre frère; j'organiserai une bouillotte; M. Anastase ouvrira l'écarté. Je me réserve l'ennui de faire de la politique avec ceux qui ne joueront pas. Au fond, je ne suis pas fâché d'avoir de ces réunions: elles couvriront mes absences de Chantilly. En me voyant de plus près, on ne remarquera pas qu'on me voit moins souvent. Mes voyages ont été l'objet de l'attention.

Victor, qui sentit poindre un sujet de conversation qu'il n'affectionnait guère, éternelle répétition des regrets de Maurice, de ne pouvoir exclusivement s'attacher aux soins de son étude, ralentit la marche, puis il s'arrêta pour rester en arrière de Léonide et de son mari. Ils passèrent.

Quand ils furent loin de lui, Victor revint sur ses pas et alla frapper à la porte du garde-chasse pour qu'on lui prêtât un marteau. Un des chevaux boitait et paraissait souffrir d'un fer qui s'était faussé à la descente du chemin des étangs.

Une fenêtre s'ouvre, et une voix de femme dit à Reynier: «Il ne fallait pas vous déranger, monsieur: sur un petit mot de vous, mon mari l'aurait rapportée lui-même à Chantilly. Quand nous nous sommes aperçus que vous l'aviez oubliée, vous n'étiez pas encore au haut de la montée; mais il était si tard que nous n'avons pas couru après vous.»

Reynier comprit tout de suite qu'il était pris pour un autre: il ne jugea pas à propos de tirer de l'erreur la femme du garde-chasse.

—Tenez, ajouta celle-ci, voilà! Bonne promenade! que je vous souhaite: la chose ne vous sera pas d'une grande utilité cette nuit.

La femme du concierge tendit le bout d'une ombrelle, en refermant la croisée, qu'elle n'avait tenue qu'à demi ouverte en parlant à Victor.

—Que veut dire ceci? Mais c'est de la dernière élégance! Oubliée ici, dans la nuit!—l'ombrelle d'une femme qu'on a cru restituer à son cavalier!—Je garderai cette ombrelle jusqu'à demain. Léonide éclaircira le mystère. Quant au cheval, il boitera: tant pis!

Allons à leur rencontre, maintenant.

Victor ordonna au cocher d'aller au petit pas, le long des étangs.

—Et vous avez donc de mauvaises nouvelles à lui apprendre? répétait Léonide à Maurice.

—Aussi les lui tairai-je en partie. Aurais-je jamais le courage de lui apprendre que sa mère a été arrêtée et traduite devant la cour d'assises de Poitiers, où l'on instruit son procès et le sien, à lui, pauvre Édouard!

—Que lui direz-vous, pourtant?

—Je ne lui cacherai pas les ordres rigoureux arrachés enfin à la faiblesse du ministère pour écraser son parti, qu'au mystère des meneurs, je crois disposé à tenter une résolution désespérée, et dans laquelle,—mon opinion s'en réjouit, mon amitié s'en alarme,—ce parti périra.

—Effrayez-le; oui,—dites-lui tout cela: car il brûle de nous quitter pour prendre sa part de périls dans les dernières luttes de son parti. Parlez-lui moins pourtant des dangers personnels qu'il courrait que de la déception de ses espérances, et surtout de la position plus aggravante où il placerait sa mère, en aigrissant la justice. Je crains,—des soupçons qui sont presque des certitudes me font concevoir cette crainte,—qu'il n'ait pas renoncé, malgré vos prières et mes sollicitations, à sortir la nuit pour se promener dans le bois.

—Quelle imprudence!—C'est qu'il nous compromet autant que lui; Léonide; mes preuves en amitié, grâce au ciel, sont acquises; mais je vous avoue que j'eusse désiré lui être utile dans d'autres circonstances et pour d'autres motifs que ceux qui l'ont fait mon hôte. Son opinion me contrarie, oui, elle me rend parfois suspect à la mienne. Dans l'état actuel de la Vendée, en présence des troubles de cette contrée, si sanglants et si difficiles qu'on se prend à douter parfois de la sûreté de nos nouvelles institutions, j'entends ma conscience qui me conseille de remettre au ministre le dépôt du colonel Debray, ce terrible plan de campagne. Le moment de cette restitution me semble venu.

L'élan communicatif que la nuit, le lieu, certaines dispositions expansives, imprimaient à la conversation, et peut-être ce besoin impérieux chez l'homme, de partager tout ce dont il charge sa faiblesse, amour, amitié, ambition, entraînaient Maurice à ouvrir son âme, à solliciter un conseil de Léonide. Partout où il y a une place pour une peine, il y en a une pour la femme: on peut être heureux sans elles; sans elles on ne saurait souffrir. Elles sont là, à la première larme, à la première douleur; dès que le cœur se plaint, elles répondent.

—Qui sait, continua Maurice, irrésistiblement amené à livrer le sien, afin qu'un trait de lumière y pénétrât, s'il n'y a pas dans ces funestes papiers un remède décisif aux agitations de l'Ouest, le secret des forces de la rébellion, celui de leur anéantissement!—Vivre avec ce secret au fond de la poitrine, c'est souffrir les remords d'une trahison, c'est en commettre une peut-être, au profit d'une opinion que je ne partage pas et à l'avantage d'une dynastie dont le retour serait la ruine de mes croyances.

Avec vous, Léonide, il m'est permis de pleurer sans honte sur ma générosité et de la maudire. Ces sortes de secrets sont à vous et à moi; ils sont de ceux que la sainte communauté du mariage fait un devoir de peser en famille. Ils touchent à l'honneur du foyer. Eclairez-moi, mon amie. La conscience spontanée des femmes a des lumières plus vives que la raison égoïste des hommes. Elles ont décidé, quand nous hésitons encore. Dois-je, Léonide, restituer ces papiers, ce plan du colonel Debray au ministre? A ma place que feriez-vous, la main sur le cœur?

Léonide porta sa main à l'endroit où elle avait caché le plan du colonel Debray.

—A votre place je ne le rendrais pas, moi: Debray ne l'a pas osé, pourquoi l'oseriez-vous? votre opinion est la sienne: eh bien! qu'elle soit tout aussi scrupuleuse; celui qui lui confia ce plan était son ami, mais était-il le vôtre? Debray craint de faillir à la mémoire de cet ami, et n'avez-vous pas à redouter pour le même fait d'attenter à la vie d'Édouard? Placé entre ses devoirs de dépositaire et ses principes politiques, Debray suppose donc que vous n'avez pas vos devoirs, vos principes aussi? Sans doute il n'a pas pensé cela. Qu'importe? S'il a cru que dans votre position vous étiez plus libre que lui dans la sienne, il s'est trompé: le contraire étant, vous n'accepterez point une solidarité devant laquelle il a reculé lui-même, êtes-vous allé au-devant de cette confidence? le service qu'il vous a demandé,—n'exagérez pas votre délicatesse,—Maurice, est un de ceux qu'on ne rend qu'avec réflexion. Parce qu'il vous a dit: Voilà mon secret, êtes-vous obligé de lui répondre: Voilà le mien?—Mais si vous aviez beaucoup de missions semblables, votre vie, votre bonheur, votre repos, dépendraient et seraient à la merci de tous les embarras dont la commodité des autres se dépouillerait sur vous. Il vous faudrait avoir de la délicatesse, de la fidélité, de la justice pour tous ceux qui ne voudraient pas avoir le souci d'exercer ces qualités à leurs dépens. Croyez-moi, laissez dormir dans l'oubli les papiers du colonel Debray, et ne répugnez pas à sauver un ami peut-être. Préférez cette joie réelle au stérile orgueil d'obéir aux ordres tyranniques de l'opinion. D'ailleurs l'opinion ne saurait exiger de vous ce qu'elle n'impose qu'à un autre. Vous devez beaucoup à la famille d'Édouard: votre fortune, votre rang dans le monde, ce que vous êtes enfin, est son ouvrage. S'il vous restait des appréhensions, je les ai levées; si des remords surviennent, j'en accepte d'avance la moitié, Maurice.

—Que vous m'avez soulagé d'un énorme poids, Léonide! Vous avez appelé pour me convaincre des raisons que je n'osais accueillir! Tout ce que vous m'avez dit en faveur d'Édouard, je le pensais.—Mais le plus impénétrable silence là-dessus.—Voici Victor.—Pourquoi n'êtes-vous pas toujours aussi bonne pour moi, Léonide?

—Si vous me confiiez plus souvent vos affaires, Maurice...

Victor les rejoignit.

—Écoutez-bien, pèlerins égarés:

Je vais vous raconter l'histoire de cette ombrelle verte et blanche.

Et Reynier commença son épisode au bruit des roues broyant les feuilles tombées.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En rentrant, Léonide remit à Maurice la lettre de Jules Lefort.

Quand il l'eut parcourue, il dit:—Mon amie, vous irez au bal de Senlis; j'ai depuis trois jours votre invitation dans ma poche. Il n'ajouta rien.

—Quelle contrariété! pensa Léonide, moi qui ai tant fait pour qu'il ne me permît pas d'aller à ce bal!

—Je ne sais trop si j'userai de votre complaisance, Maurice.

Je verrai... je ne ne m'engage pas. Un bal, c'est si fatigant, les routes sont si mauvaises l'hiver! Le colonel Debray n'est d'ailleurs plus ici pour m'accompagner jusqu'à Senlis.

—Oh! vous êtes parfaitement libre, Léonide, reprit Maurice, qui aurait été enchanté d'un refus de sa femme, mais qui pour tout au monde eût craint de paraître le provoquer.

—Eh bien! puisque cela ne vous contrarie pas, je n'irai pas à ce bal cette année.

—Vous avez tort, dit Maurice d'un ton qu'il eût désiré rendre fâché, mais puisque telle est votre volonté, qu'elle s'accomplisse.

Maurice courut sur-le-champ s'enfermer dans son cabinet pour écrire.

—Il fait part au mari d'Hortense de mon refus d'aller au bal de Senlis: c'est où je l'attendais; Hortense ira donc à ce bal.—Et moi!

XIII

L'hiver était avancé. Déjà plusieurs soirées avaient eu lieu chez Maurice, ainsi qu'il l'avait arrêté avec sa femme dans les dernières promenades d'automne, aux étangs de Commelle.

Beaucoup de familles s'étaient fait une habitude de se rendre le vendredi de chaque semaine à ces paisibles réunions.

Après bien des résistances, toujours vaincues par les raisonnements de Maurice, M. Clavier avait consenti à conduire mademoiselle de Meilhan à ces soirées, auxquelles il ne prenait personnellement qu'un intérêt de complaisance. Sa présence y était à peine remarquée. Assis dans un coin, il lisait les colonnes du Moniteur ou causait à voix basse avec Maurice. Sa seule, sa véritable joie, était de voir Caroline, maîtresse de sa timidité, se mêler aux jeux avec abandon; car ce n'était certainement pas la prose du journal officiel qui l'obligeait de loin en loin à porter ses doigts tremblants à ses yeux et à les retirer humides. Honteux alors, il se cachait derrière toute la feuille déployée, sans être, après cette précaution, beaucoup plus attentif à sa lecture. Brisées, confuses, les lignes noires dansaient et pleuraient, s'émouvaient avec sa vieille âme, tout entière attachée aux lèvres rieuses, aux pas de sa Caroline, qui, quelquefois, en traversant la salle, posait sa petite tête au bord du journal, afin de voir si le vieillard ne dormait pas, ou pour lui dire si l'heure était avancée: «Quand vous serez fatigué nous partirons.»

Un frileux vendredi de janvier a rassemblé chez Maurice ses habitués de fondation.

—Je vous remercie pour elle, dit Maurice à M. Clavier, d'avoir renoncé à votre solitude pour venir à nos réunions. Vous l'avez remarqué, n'est-ce pas? mademoiselle de Meilhan a déjà plus d'usage, infiniment plus de maintien. Ma femme l'aime comme une sœur. Ici vous n'avez pas à craindre qu'elle gagne une de ces passions dangereuses si communes et si mortelles dans les salons de Paris. La bonne conduite des jeunes gens que nous recevons nous est connue; il n'en est pas un dont je ne répondisse au besoin; tous ont de l'avenir, l'envie de bien faire et de s'unir de bonne heure à quelque honnête famille. Depuis que je suis à Chantilly, il n'est pas encore venu à ma connaissance qu'une inclination ait été faussée par suite de ces malheurs qui naissent, et de la licence de tout demander, et de la faiblesse de tout accorder avant le mariage. Mademoiselle Caroline aura le loisir d'étudier parmi ces caractères, également simples et francs, celui qui s'assortira le mieux au sien. Comptez au surplus sur la clairvoyance de ma femme. Si le choix de Caroline était douteux, vous en seriez averti assez à temps; notre prudence devancera toujours la vôtre.

—J'y compte aussi, répond M. Clavier; car vous savez, mon ami, ma profonde inexpérience du monde. Ce sont deux enfants pour un que je vous ai chargés de conduire; le vieillard n'est guère plus habile que la jeune fille. Il me tarde, je vous l'avoue, de lui assurer un soutien après moi. Puis je crois m'être aperçu, si mes observations ne me trompent pas, et je ne m'abuse point sur leur peu de valeur, que Caroline devient de jour en jour plus inégale. Ses goûts changent; elle s'attendrit plus vivement à nos lectures de l'après-midi. J'ai surpris chez elle des tristesses sans sujet de douleur, qui tout à coup étaient suivies d'une gaîté folle. Parfois elle apporte à sa toilette, que nul ne remarquera, des prétentions minutieuses, et parfois elle la laisse des journées entières dans le plus étrange désordre. Cela signifierait-il quelque chose.

—Humeurs de jeune fille que l'oisiveté livre à ses caprices, assure Maurice. Serait-ce le cœur qui parlât en elle, il n'y aurait encore aucun danger à prévoir; mais de nouveau il faudrait nous applaudir d'avoir chassé de son imagination une foule de rêves exagérés, en l'appelant dans le monde réel.

La causerie des deux amis descend graduellement de ton, de quart d'heure en quart d'heure, la soirée enrichissant son personnel. Les groupes se forment, les tables de jeu sont déployées; bientôt l'équilibre s'établit entre ces voix que la familiarité, le voisinage, des rapports d'habitudes abaissent à la modulation amicale du tête-à-tête. Il neige au dehors; on a chaud au dedans; on cause; on est bien. On dirait, à cette clémence universelle, que Dieu dort et que les honnêtes gens veillent.

Il n'est rien comme les soirées, et comme les soirées de province surtout, pour ne donner qu'un âge à tout le monde, et cet âge, c'est cinquante ans, quarante-cinq ans plutôt. Ce qu'il y a de pesant dans la vieillesse se modifie, s'allége et vient flotter au niveau de l'âge mûr, et ce qu'il y a d'inconsistant dans la jeunesse descend, par besoin d'harmonie, entre un espace resserré, à la région du milieu. L'avantage reste à l'âge moyen. Tout le veut: les lourds canapés, les fauteuils à bras, les tabourets de laine; imaginés pour la maturité, les soirées en ont le caractère, personne n'y a quinze ans.

Ne demandez pas quel est ce meuble dont les angles tranchants luisent au fond de la pièce voisine, ce bloc glissant d'acajou, orné de têtes de monstres en cuivre ciselé, c'est le billard; le billard, meuble indispensable, inévitable à Chantilly; dieu domestique, vous le trouverez dans la maison du riche comme dans la cabane du pauvre. Il a sa pièce dans chaque maison, la plus belle pièce du logis. Hommes, femmes, enfants de Chantilly excellent au jeu de billard, les femmes surtout. A telle heure de l'après-dîner, le bourg entier fait la poule.

Après la musique, rien n'égalise et ne rallie comme le jeu; si Amphion bâtit une ville avec de la musique, il est plus que probable qu'il rassembla des habitants au moyen du jeu. Le boston, la bouillotte et l'écarté n'ont fait qu'une seule famille de tant de gens de professions et de caractères antipathiques réunis dans le salon de Maurice. Ils respirent en mesure; et leur sang reposé n'a qu'une même élévation de pouls. Le calme de la forêt a pénétré sous ces voûtes pacifiques.

Il est vrai que la nuit a une âme dont elle répand la molle lueur sur tout ce qu'elle enveloppe, caresse ou effleure. Les meubles sont sensibles à la présence de cette fée invisible et brune. Éteints et muets, les coins de l'appartement sommeillent; le plafond vacille comme une eau dormante; repliés sur eux-mêmes, les volets reposent; et les luisantes tapisseries, où sont représentées les pagodes indiennes, la chasse au tigre, les esclaves qui descendent les marches du palais de marbre de Calcutta pour aller puiser de l'eau au fleuve sacré, semblent, à la clarté des bougies, autant de ces changements éclos dans les Mille et Une Nuits. Il est nuit dans la salle, il est nuit sur la tapisserie; il est nuit en Europe, il est nuit dans l'Inde.

Tandis que l'attention générale se fixe sur un point, que la vie des assistants ne se révèle plus que par les articulations de leurs doigts, d'où tombent des cartes et des fiches, Léonide s'entretient tout bas avec Caroline, dont le regard et le silence attestent le recueillement le plus absolu.

—Vous êtes triste, Caroline.

—Non, madame.

—Vous avez de petits chagrins que vous avez tort de cacher à vos amis.

—Je n'ai aucun chagrin, madame, je vous jure.

—A votre âge, petite amie, je n'ignore pas que la plus légère contrariété paraît un malheur éternel, irréparable. Vous surtout, qui ne trouvez pas dans la vieillesse de monsieur Clavier un confident facile, vous devez sentir doublement l'ennui de l'isolement. L'expérience vous l'apprendra, Caroline, les maux qu'on raconte sont à demi consolés. Il vous manque une mère; vous n'avez pas de sœur: pourquoi ne vous feriez-vous pas une amie bien dévouée, bien attentive?...

Léonide prit affectueusement les deux mains de Caroline dans les siennes.

—Que dirais-je à cette amie?

—Tout, ou plutôt elle irait d'elle-même au-devant de vos pensées les plus lentes à naître; son indulgente amitié vous épargnerait la timidité des aveux. Au risque de s'égarer quelquefois dans ses prévisions, elle supposerait une cause à vos larmes quand vous en répandriez, un nom à l'objet qui les aurait fait couler. Vous ne lui en voudriez pas d'être plus franche dans ses conjectures que vous envers vous-même. Si cette amie devinait juste, si elle se trompait parfois, sa sollicitude serait toujours pardonnée. Et si, commençant son rôle dès à présent, elle vous disait que c'est peut-être un sentiment délicat, mais dangereux à cacher, celui dont vous lui faites un mystère, un sentiment qu'elle lit dans votre abattement, dans votre pâleur, dans votre silence, vous pourriez répondre à cette amie: «Non,» mais vous n'arracheriez pas votre main de la sienne.

C'était un monde nouveau pour la simplicité un peu sauvage de Caroline, que ce langage si plein de tendres insinuations; elle le savourait avec une innocence de bonheur qui eût rendu facile la tâche de toute autre, encore moins habile que Léonide.

—Je ne vous comprends pas, madame, murmura Caroline en laissant presque tomber sa tête sur l'épaule caressante de sa nouvelle amie.

—Pourquoi ne m'avoueriez-vous pas que vous aimez, si votre affection est digne de vous?

—Je n'ai pas d'affection... je ne sais...

—S'il a un nom, une fortune... nous éclaircirions d'ailleurs vos doutes. Ne suis-je pas votre amie? N'est-ce pas mon devoir de vous conseiller? Comme vous avez un sens droit, Caroline, une âme candide, je suis persuadée que votre attachement est bien placé, et qu'il ne reste, à monsieur Clavier qu'à confirmer votre choix.

—Oh! combien je crains monsieur Clavier, madame! presque autant que je vous aime.

—Vous avez tort. Monsieur Clavier sera le premier à se réjouir de votre inclination, si vous ne tardez pas trop à en faire l'aveu; car le mystère gâte les plus honnêtes sentiments. C'est un digne homme; il souffre,—il nous le confie chaque jour,—de penser qu'il peut vous laisser, par une mort trop prompte, seule et isolée au monde. Dût-il vivre encore de longues années, son arrière-vieillesse serait consolée d'avoir pour appui une nouvelle famille.....

—Il vous a dit cela, madame?

—Mais sans doute. Ainsi, vous n'avez plus aucun motif, mon enfant, pour cacher si vous aimez, à moi surtout qui d'avance suis en position de vous dire la manière dont monsieur Clavier apprendra votre amour.

—Eh bien, madame, puisque vous êtes si bonne, puisque vous m'aimez tant...

Caroline rougit, ouvrit les lèvres pour parler et elle ne sut que rougir.

Elle n'avait pas encore vaincu sa contrainte à s'exprimer, que, bruyant comme la tempête, Victor accourut du fond de la salle de billard, d'une main agitant victorieusement une queue, tenant dans l'autre un verre de punch, et criant de manière à troubler le boston, l'écarté et le loto, trinité silencieuse et presque endormie, qu'il avait gagné la poule; une poule superbe! une poule de cinquante francs!

—Qu'est-ce que cela nous fait? eurent l'air d'exprimer toutes les figures de joueurs, vexées au plus haut point de l'exclamation de Victor.

—Mais que je ne dérange personne, ajouta-il en dérangeant chacun, en mouchant mal à propos les bougies, en marchant sur les fiches, en bouleversant les cartons du loto. Ce fut un coup de vent qui souffla des ternes où il n'y avait que des ambes, réduisit d'imminents tombola à la nudité de l'extrait, et mit à découvert des écarts sous lesquels reposait le sort de la partie.

Maudit de chacun, Victor poussa une table à échiquier près de M. Clavier, et lui proposa une partie.

Peu à peu l'orage se calma; il n'en resta plus que des échos lointains et perdus.

Les jeux recommencèrent.

Cette facilité de M. Clavier à se prêter à la fougue capricieuse de Victor serait un démenti à son caractère, si l'on ne tenait compte des progrès obtenus par Maurice sur la ténacité morale de son hôte. Il était parvenu à le rendre moins farouche à mesure qu'il avait gagné de l'opinion qu'elle serait moins hostile au vieillard. En se rapprochant, les préjugés réciproques s'étaient évanouis; un grand pas était fait.

Intéressée à ne pas perdre l'occasion de connaître à fond la passion de Caroline, Léonide reprit la conversation brisée un instant par la trouée de son frère.

—Auriez-vous remarqué, Caroline, les jeunes gens qui viennent à notre réunion?

—Oui, madame.

—Trouvez-vous de l'esprit à monsieur Alphonse?

—Beaucoup.

—Et monsieur Ernest?

—Je ne le connais pas.

—Monsieur Gustave vous semble-t-il aimable?

—Il est fort enjoué.

—Et que pensez-vous de Victor, mon frère? Croyez bien que vous n'êtes pas tenue, à cause de votre amitié pour moi, d'en faire l'éloge.

—Je l'estime beaucoup, madame.

—Il est un peu vif, grand parleur, brouillon, mais il a de l'avenir. C'est moi, je vous dirai, qu'il a chargée de le marier, s'il est possible, à Chantilly. J'aurai quelque difficulté, je crois, à remplir cette dernière clause de ses désirs. Sa commission m'effraye d'autant plus, qu'il a déjà dans son esprit celle, j'en suis sûr, dont il serait heureux d'obtenir la main.

Les convenances exigeant que Léonide ne prolongeât pas plus loin ses insinuations intéressées, elle embrassa Caroline et lui dit tout bas:

—Charmante enfant, vous avez déjà justifié les espérances de l'amitié.

Rien n'égalait le contentement de Maurice. Si la félicité domestique avait cherché dans ce moment à se personnifier, elle n'aurait pas revêtu un visage plus plein de sérénité que le sien. Sa joie coulait à pleins bords: il allait au billard, où il poussait sa bille, à la table d'écarté pour tenir les paris; il volait ensuite de sa femme, dont il baisait la main, au dossier de la chaise de Caroline, sérieuse enfant à laquelle il conseillait l'enjouement par son exemple; et on le voyait encore courir des jeunes gens, qu'il ranimait par un sujet de discussion lancé au milieu de leurs groupes, à M. Clavier, pour lui crier: Garde à vous! échec à la dame!

Dès qu'il s'aperçut que l'ardeur du jeu baissait avec la hauteur des bougies, il proposa l'amusement qu'il tenait en réserve pour ranimer la soirée et faire diversion.

—Devine qui pourra, cria-t-il! mon jeu va s'ouvrir.

—Est-ce le loto? s'informa-t-on de toutes parts.

—Mieux que cela, répondit-il, mieux que cela!

Les mamans souriaient avec finesse.

—Est-ce le nain jaune?

—Non, messieurs, mieux que cela.

—Est-ce l'as courant?

—Vous ne devinez pas, mesdemoiselles?

—Ah! c'est aux gages touchés, et l'on ne s'embrassera pas.

—Vous n'y êtes pas encore.

—Allons, Maurice, ne faites pas souffrir davantage ces demoiselles.

—Voyons, parlez, lui dit Léonide.

—Eh bien! agrandissez le cercle; place! place! et du silence.

Maurice sonna.

Un domestique apporta une corbeille voilée.

Quand il la découvrit, ce fut un murmure universel d'enchantement. La corbeille contenait des gants, des éventails, des écrans, des étuis d'ivoire, des ciseaux, des petits métiers à broder, des raquettes, des dessins, des livres, des boîtes de couleur, mille petits bijoux de quincaillerie.

—Mesdames, mesdemoiselles, mon jeu, c'est une loterie. Une loterie tolérée par le gouvernement, qui ne l'imitera pas; car on y gagne toujours, et l'enjeu, c'est la bonne grâce.

—Oh! c'est charmant, quel bonheur!

Toutes les demoiselles sautèrent au cou de Léonide, et les mères payèrent de cet inexprimable sourire que Dieu a mis sur leurs lèvres la complaisance de Maurice.

—De la place, ai-je demandé. Je demande maintenant de la résignation à celles qui ne seraient pas favorisées par le sort autant qu'elles le mériteraient.

—Nous serons toutes contentes, monsieur Maurice.

—Nous verrons cela.

—Approchez, monsieur Clavier, glissez votre main sous ce tapis, touchez dans la corbeille l'objet qui vous plaira; vous, Léonide, je vous charge de nommer la personne à qui cet objet, invisible à tous, sera dévolu. Du silence!

C'était un grand sacrifice demandé à la timidité de jeune fille de M. Clavier. Il céda pourtant aux sollicitations qui l'entouraient, et, soutenu par Caroline et par Victor qui se trouvait là, car il était partout, il s'assit au milieu de la salle, à côté de la corbeille.

Léonide commença à nommer les lots.

Qu'on imagine les transports que causaient les bonnes chances. On courait examiner de plus près à la lumière l'objet gagné; on le retournait de cent façons. Des cœurs battaient, des applaudissements accompagnaient les meilleurs lots.

Caroline n'avait encore gagné que des lots insignifiants.—Le regard de monsieur Clavier semblait lui dire: «Nous ne sommes pas heureux, mon enfant, vous le savez.»

Son nom ayant été proclamé vers la fin de la loterie, quand le voile étendu sur la corbeille creusait déjà beaucoup dans le vide, M. Clavier amena avec peine pour elle un lot plus volumineux que les autres. On vit d'abord paraître un manche d'ivoire, ensuite une baguette d'ébène, enfin une étoffe de soie blanche et verte: c'était une ombrelle.

C'est le plus beau lot: les bravos retentissent. Toutes les jeunes demoiselles, oubliant avec héroïsme qu'elles ont été moins bien partagées par le sort, félicitent, embrassent Caroline, qui, avec un tremblement nerveux mis naturellement sur le compte de la joie, reçoit l'ombrelle des mains de Léonide et va se rasseoir, tremblante et décolorée, auprès de M. Clavier.

—Voilà justement, Caroline, de quoi remplacer celle que vous perdîtes l'automne dernier dans la forêt. On dirait la même.

La remarque est faite par M. Clavier: elle achève l'abattement de Caroline.

Heureusement la soirée est finie. On se lève pour partir.

Tandis que les mamans déploient des châles et des manteaux sur les épaules de leurs filles, service qu'à leur tour celles-ci rendent à leurs mères, les domestiques allument leurs falots dans l'antichambre.

Un quart d'heure après la petite fête de famille, tout repose dans Chantilly: on entend la neige bondir mollement sur la pelouse.

Debout contre la cheminée, près des dernières lueurs de la bougie mourante, Léonide réfléchit profondément.

Caroline de Meilhan non plus ne dort pas.

XIV

Quelques semaines après cette soirée, M. Clavier s'acheminait selon son habitude vers la grille du jardin pour la fermer, quand l'afficheur public vint coller un placard contre l'un des piliers de la porte.

Comme la vue de M. Clavier était faible, et que, d'ailleurs, il allait être nuit, il fut obligé, pour savoir le contenu de l'affiche, d'avoir recours à sa lectrice ordinaire, à l'officieuse Caroline.

A la voix qui l'appelait, Caroline accourut, ouvrit la grille, et lut d'abord, avec la profonde indifférence qu'on a pour la littérature municipale, ces premières lignes:

«Arrêt de la cour d'assises de Poitiers, qui condamne à la peine de mort le nommé Édouard de Calvaincourt...»

Caroline s'arrête, sa vue se trouble, ses genoux fléchissent: elle est obligée de recommencer une lecture dont l'impression, quoique profonde, s'explique en pareil cas par la sensibilité la plus commune:

—Ne vous effrayez point, Caroline; cet arrêt n'a pas encore reçu peut-être son exécution.

Elle reprend:

«Arrêt de la cour d'assises de Poitiers, qui condamne à la peine de mort le nommé Édouard de Calvaincourt pour avoir attisé la guerre civile en Vendée, et conspiré à main armée contre l'État.»

Le poignard entra deux fois dans le cœur de Caroline, de plus en plus défaillante, près de se trahir par l'excès de la douleur.

Ce qui suivait ce terrible préambule énonçait qu'il était de notoriété publique que le condamné était, depuis plusieurs mois, caché dans l'arrondissement de Chantilly, et que tout habitant devait s'attendre à l'estime du gouvernement et de ses concitoyens s'il découvrait le coupable dans sa retraite pour le livrer à la justice.

—L'estime de ses concitoyens, s'écrie monsieur Clavier, pour dénoncer un condamné! un proscrit! cela ne s'appelle donc plus aujourd'hui mettre une tête à prix! le prix du sang s'appelle estime!

Des pleurs!—sans doute, c'est noble! c'est dû au malheur!—Pleurez, mon enfant! J'aime à vous voir ainsi; quand on donne des larmes à ceux qui ne nous sont rien, on répandrait son sang pour ceux qu'on aime.

Mais ils le dénonceront! on a toujours dénoncé: plaie humaine impossible à fermer. Ce soir, avant demain, le bruit courra dans les campagnes que le gouvernement donne un million à qui ramènera le fugitif. Un million! on vous jettera six francs, misérables! comme pour une tête de loup.—A tout prendre, six francs valent encore mieux que l'estime des gouvernements et des citoyens qui encouragent les délateurs.

Qu'il vienne ici! que le sort le pousse à notre porte.—Je veux qu'elle reste ouverte désormais—et il verra le cas qu'on fait ici des ordres du gouvernement. Le dénoncer! mais la maison sera à lui, notre table, mon lit, notre vie pour le défendre. Oh! qu'il vienne! qu'il vienne!

Pas de pleurs! pas de pleurs! Caroline! du mépris,—pas du mépris,—il va faire nuit, suivez-moi! Commençons notre tâche.

Prenant Caroline dans ses bras et l'élevant jusqu'à la hauteur de l'affiche, il lui dit:—Déchirez sans peur, mon enfant, déchirez!

L'affiche fut enlevée.

—Aux autres maintenant.

Partout où il y avait une affiche, partout elle fut déchirée. Au bout d'une demi-heure il n'en restait pas une seule dans tout le bourg.

Quand ils rentrèrent, la fièvre brillait dans les yeux de Caroline; pendant longtemps elle fut saisie d'un tremblement convulsif qui ne cessa que par l'épanchement de ses sanglots et de ses larmes.

M. Clavier ne se coucha pas. Après avoir ouvert les portes du jardin et du salon, il passa la nuit à écouter si aucun pas ne foulait en fuyant le chemin tracé par son inquiète générosité.

XV

Maurice et son beau-frère roulaient un soir sur la neige, en gravissant, sur un des côtés, la grande route de Chantilly à Paris.

Essoufflés par la montée qui est pourtant plus longue que pénible, les chevaux lançaient de bruyants jets de fumée par leurs naseaux.

—N'avons-nous rien oublié? s'interroge Victor à quelque distance. Voyons: voilà ton manteau, mon portefeuille, le carton de Léonide. Est-ce tout? Ne faisons pas comme la dernière fois.

—C'est tout, répondit Maurice; et les pistolets?

—Diable! j'avais recommandé pourtant à ma sœur de les mettre sur la table pour que nous n'oubliassions pas de les emporter; elle n'en aura rien fait. C'était la clé de l'armoire qu'elle n'avait pas d'abord; ensuite... mais, arrêtez, Joseph.

Le cocher arrêta.

—Est-ce que la route n'est pas sûre, Victor? Penses-tu qu'il y aurait quelque imprudence à la parcourir sans précaution?

—Qui sait? Nous avons avec nous des valeurs assez fortes. Passant et repassant si souvent sur ce chemin, nous pourrions fort bien être attendus quelque nuit, et cette nuit-ci comme une autre.

—Ton avis est donc de retourner à Chantilly pour y chercher les pistolets, Victor? C'est bien ennuyeux!—nous sommes déjà loin,—songe. Bah!

—Comme il te plaira, Maurice. Permets-moi de te rappeler, cependant, que c'est le mois dernier que la voiture de Creil a été arrêtée à Champlâtreux, et que, sans l'assistance des gendarmes, la caisse des contributions n'allait pas directement chez le receveur général. Le percepteur en est encore malade.

—Au fait, tu as raison. Il vaut mieux être en retard avec les heures qu'en avance avec les voleurs. Joseph, retournez à Chantilly.

Sans bruit, comme si elle eût glissé sur le gazon, la voiture rentra dans le bourg, longea les jardins, et s'arrêta devant celui de Maurice, qui descendit seul.

—Je reviens à l'instant, Victor: le temps de prendre les pistolets. Je n'éveillerai même pas Léonide.

Maurice ouvrit la petite porte du jardin et rentra.

Toutes les lumières étaient éteintes.

Arrivé à la salle à manger, il marcha à tâtons vers la table où Léonide devait avoir déposé les pistolets: ils n'y étaient pas.

La pensée lui vint qu'ils étaient dans l'armoire de la chambre à coucher dont il avait la clé sur lui.

Il se dirigea vers la chambre, sur la pointe des pieds, de peur d'éveiller sa femme, effleura à peine les meubles, louvoya de chaise en chaise, alla d'angle en angle, sentit l'armoire, et avec la précaution la plus attentive, il glissa presque sans frottement la clé dans la serrure. La clé cria,—maudite clé!—Une pression plus dure, un coup sec du poignet, assourdit le cri.—Un tour de gagné.—L'armoire était fermée à deux tours! Il eut l'idée que si sa femme l'entendait, elle éprouverait un effroi auquel il n'avait pas d'abord songé: il eût été bien plus simple de l'éveiller et de lui dire pourquoi; mais Maurice fit cette réflexion comme il achevait le second tour. Fermer ou ouvrir alors, c'était s'exposer à produire le même bruit.

Il ouvre; il saisit la boîte des pistolets par l'anneau du milieu et l'attire au bord de la planche. La boîte n'ayant pas été fermée, les pistolets s'en échappent, tombent à terre en réveillant tous les échos de l'appartement.

—C'est moi!—c'est Maurice!—Ne t'effraye pas, c'est moi. Je prenais mes pistolets,—Léonide, c'est moi.—Et, en répétant une troisième fois c'est moi! Maurice s'approche du lit de sa femme, tout en tremblant de la peur qu'il doit lui avoir causée; peur si forte, qu'il ne l'entend ni se plaindre ni respirer.

—Serait-elle évanouie?

Troublé, Maurice pose ses deux mains étendues sur le lit. Le lit n'est pas défait; le couvre-pied de soie n'a pas été enlevé. Il se porte vers l'oreiller; l'oreiller est en place. L'étonnement le cloue.

—Pas possible! elle ne sort jamais à cette heure-ci; jamais!—Au jardin?—Et que faire? il y a trois pouces de neige. Au salon? j'en sors.—Dans sa chambre? j'y suis.—Nulle part.—Où donc?

Mais alors?—Oh!—non l'idée est absurde,—la supposition atroce. A quoi bon ces pensées? J'ai accompagné Édouard, comme de coutume, jusqu'à l'entrée du caveau; j'en ai moi-même fermé la trappe. La trappe est donc fermée, je ne suis pas fou.—Bien.—Mettons de l'ordre dans mes idées.—Ses tempes battaient, ses yeux étaient pleins de larmes, ses genoux cognaient, en se heurtant, le bois du lit.—En vérité, je me trouble pour rien. Et Victor qui m'attend! Où sont les pistolets?—je n'y suis plus.—Je les ai sous le bras et je les cherche.—C'est bien.—Maintenant, je vais descendre.—Elle aura été... sans doute... à quoi bon me creuser l'esprit?... Où ai-je dit qu'elle était allée?... Oh! que je me fais du mal inutilement! Mais c'est honteux... quelles pensées! Assurons-nous: ce n'est qu'un pas. La trappe est dans la salle à manger; et si elle est ouverte, alors...

La trappe était ouverte.

Le soupçon, puis la colère, puis la honte, avaient donné une lucidité extraordinaire aux regards de Maurice dans l'obscurité; ils flambaient.

La trappe était ouverte!

Pourtant il doute encore qu'il ait vu le fond noir et vide de la trappe élargi entre la porte de la chambre à coucher et celle du salon. Il plonge son bras; il ne rencontre aucune résistance. La fraîcheur du caveau le frappe au visage. Léonide est descendue; Léonide est là-bas: sa femme!

Maurice descendit, sans les sentir, toutes les marches, la tête bruyante, la main armée.

La lueur d'une lampe se prolongeait à distance, après avoir serpenté sur les trois marches de communication du pavillon au caveau.

Il avança jusqu'au bord de ces marches en frôlant le mur, en allongeant la tête: il monta la première.

Les rideaux rouges étaient tirés. Il ne pouvait voir qu'à travers ces rideaux ce qui se passait dans le pavillon: il colla sa face aux carreaux.

Il distingua deux ombres, mais étranges par leurs formes, par le jeu de leurs mouvements, par leurs extrémités grotesques: c'étaient bien un homme et une femme: c'étaient, à ne pas en douter, Léonide et Édouard, mais non tels que la projection naturelle devait les montrer. Jamais corps ne s'étaient dessinés dans des proportions si colossales, si monstrueuses. La tête de l'un finissait comme un arbre, la robe de l'autre, comme un vaste entonnoir. C'étaient deux épanouissements renversés. Maurice crut délirer. Trois fois ses ongles grincèrent sur le carreau pour saisir les rideaux, les tirer, s'assurer de la nature de cette déception qui le narguait dans le moment le plus horriblement positif de sa vie.

Pas une parole du pavillon n'arrivait jusqu'à lui.

Décidément il allait frapper, se faire ouvrir.

—Digne précaution, pensa-t-il, d'un mari outragé; politesse rare! J'entrerai le chapeau à la main.

Ses dents claquaient; il était las d'effacer avec son mouchoir la trace de son haleine sur les carreaux.

—Le lâche! Il est poursuivi, je l'accueille; il est condamné à mort, je le sauve; il a faim, je le nourris; et pour récompense... voilà ma récompense.—Le tuer!—ce n'est pas assez.

Et si je le dénonçais!

Un rayon de joie passa dans les yeux de Maurice.

—Oui! le dénoncer. Je vais à Paris; j'y serai au jour; je le dénonce. Consolante idée!—L'hospitalité? dira-t-on.—Et l'adultère? répondra-t-on.—C'est vil, la délation; c'est donc beau ce qu'il fait?

Maurice entend un éclat de rire dans le pavillon. Il arme ses pistolets.

—Mais pourquoi aller à Paris, si loin? La gendarmerie est à ma porte, le maire à deux pas. Dans dix minutes je puis le faire arrêter; dans une heure il sera sur la route de Paris, enchaîné, demain à la conciergerie du Palais; c'est cela!

Maurice regagne l'escalier, en franchit d'un trait les marches. A la dernière, une crainte le frappe.

—Que dire à Victor? Il voudra savoir, il faudra lui dire... longs et écrasants détails! Et que répondre à l'autorité, qui ne me tiendra pas quitte de ma déclaration si je cours le dénoncer, quand elle me demandera comment et pourquoi je fais saisir un homme que j'ai reçu chez moi, que j'ai moi-même caché? Oh! non, je ne sortirai jamais de cet inextricable mélange de ténèbres et de délation! Odieux ou ridicule. Voilà! l'un et l'autre, peut-être. Faut-il donc se laisser faire?

Et Victor qui attend, qui s'impatiente, qui va venir! Il ne manque plus qu'un témoin à cette scène de famille. Mon Dieu, tout mon sang pour une résolution!

Des rires plus insolents montent du caveau; la porte souterraine du caveau s'ouvre.

Maurice écoute de toute l'exaltation de son âme: le bruit cesse; la porte est refermée; il redescend. Malheur à qui se rencontrera sur son passage!—elle ou lui!

Rien sur son passage; même silence autour de lui; mêmes ombres grotesques derrière les implacables carreaux.

Ses pieds s'embarrassent, il se baisse et ramasse un habit: il est déjà là-haut.

Cet habit est celui d'Édouard.—Il le reconnaît bien. Que veut dire ce vêtement jeté avec des éclats de rire?—En sont-ils maintenant à l'orgie?

—Les dénoncer? non!—Mais... Et il exhale un soupir de victoire.—Puis il rit comme un malade dans ses rêves,—mais...

Et Maurice s'empare de ce qu'il trouve à sa portée: de deux montres en diamants, de la bourse de sa femme, de deux bagues—et il les glisse dans les poches de l'habit d'Édouard.

Maintenant, dit-il, c'est un voleur. Je ne suis plus un dénonciateur:—je suis un volé. Je cours à la gendarmerie; on m'a volé. Oui! et le voleur c'est Édouard, cet habit le condamnera. Que répondra-t-il? Qu'il se nomme:—et son nom seul le dénonce. Qu'il taise sa famille:—et il est condamné comme voleur!—Comme voleur!

Je puis descendre à présent; tout apprendre à Victor.—Édouard m'a fait infâme; je le rends infâme. Il a écrit en secret le déshonneur à mon front; en m'abaissant, je le lui marque publiquement à l'épaule.

Maurice touche au seuil de la porte du jardin. Il a sur les lèvres ce cri:—Victor, à moi! j'ai surpris un voleur dans mon appartement!

Une pensée le glace. J'ai cent mille francs à Édouard déposés chez moi; à quel tribunal stupide ferai-je jamais croire qu'un jeune homme si riche m'a volé de semblables misères? et si le vol est prouvé sans qu'on y croie, tout sera découvert!—alors ma vengeance reste ignoble, inutile et petite.

Maurice rougit de lui-même; renonçant avec désespoir à son projet de déshonorer Édouard sans se déshonorer, il retira de l'habit ce qu'il y avait mis et redescendit de nouveau le déposer dans le caveau, à la porte du pavillon.

Se résumant froidement,—il se dit: Deux moyens me restent: la tuer et m'exiler pour jamais de la France, perdre ma position, ma fortune, mon existence,—ou me taire: renvoyer Édouard sans rien lui laisser soupçonner,—garder ma femme... comme tant d'autres. Je croyais que cela était impossible sans mourir.

Il partait résolument, quand les deux ombres s'agitèrent, se poursuivirent, se heurtèrent, et toutes deux, enlacées ensuite, confondues, tourbillonnèrent à faire vaciller la lumière de la lampe. Cette fantasmagorie exaspéra Maurice. Las de suivre cet horrible cauchemar ajouté aux irritations de son cerveau, aux battements de son cœur, aux indécisions de son désespoir, il gravit une dernière fois les marches du caveau, traversa le salon, descendit au jardin, en ferma la petite porte, et monta dans la voiture où Victor s'amusait à siffler aux chauves-souris.

—J'ai bien mis du temps, n'est-ce pas, Victor?

—Tu plaisantes; tu n'es pas resté dix minutes.

Dix minutes! Maurice croyait avoir été deux heures absent.

XVI

Maurice, à sa première sortie, était à peine monté en voiture avec son beau-frère Reynier, que Léonide s'était rendue au pavillon d'Édouard: ce qui explique la scène du chapitre précédent.

Elle avait laissé la trappe du caveau ouverte, parce qu'elle en avait l'habitude, et parce que Maurice n'avait pas celle de revenir, une fois parti. La fatalité avait amené le reste.

Comme elle était déjà dans le pavillon au retour imprévu de son mari, et qu'elle y était encore lorsqu'il avait pris le parti de quitter Chantilly sans se venger, son entrevue avec Édouard ne pouvait figurer qu'ici.

—Vite! dit-elle en entrant dans le pavillon, vite!—Tenez, voilà pour vous. C'est un costume complet de trompette hongrois. Voyez! c'est superbe; de l'hermine partout. Mais nous admirerons plus tard. Dix heures déjà! cinquante minutes pour nous rendre à Senlis; il sera près de onze heures quand nous arriverons. Hésiteriez-vous, Édouard?

—Moi! répondit Édouard en dénouant sa cravate et en jetant son bonnet pour le remplacer par le casque hongrois ombragé d'un long panache; moi! mais je souscris à tout ce que vous voulez, Léonide. Souffrez cependant que je vous rappelle le danger que vous courriez si vous étiez reconnue. Vous n'êtes point,—convenez-en,—d'un caractère à vous contenter du plaisir unique de la danse; vous n'allez au bal que pour vous venger... Me promettriez-vous cent fois, me jureriez-vous de ne pas vous trahir sous le masque, je n'en croirais rien.

—Que vous êtes bien sous ce masque, en vérité! interrompit Léonide d'un ton railleur; mais continuez vos conseils.

—N'ai-je pas raison de craindre? Ce bal ne peut-il être pour vous et pour une autre personne l'occasion d'une rencontre fâcheuse au lieu d'une fête? Qui prévoit jusqu'où s'étendront des propos dont vous ne serez point avare? Je frémis à l'idée que Maurice peut tout savoir demain à son retour de Paris. Abuser de l'hospitalité ainsi que je fais, c'est mal, et je ne raisonnerai pas ma position; mais déshonorer avec cet éclat, c'est inexcusable, c'est grave, c'est... Je désirerais, Léonide, que vous comprissiez cela.

—Très-bien, monsieur. Quelle verve de morale, ce soir! Restez donc ici; qu'à cela ne tienne. Pourtant je croyais vous avoir assuré que ma vengeance serait dédaigneuse, froide. Raisonnez donc à votre tour. Si j'avais le projet de pousser plus loin la colère, viendrais-je éveiller d'avance vos craintes? Après tout, il y a une distance si grande entre les propos que la liberté du bal autorise et ceux que les convenances défendent, qu'une honnête femme ne la parcourt jamais en entier. Édouard, je suis étonnée que vous ne me supposiez point l'instinct de respect que je me dois.

—Sans doute, je compte assez sur votre prudence; mais qui assure que madame Lefort, sortant de ce cercle tracé par le respect, ne vous entraînera pas à le franchir avec elle? Attaquée, elle se défendra; elle parera la malice par l'injure. La langue du bal est si déliée, le masque conseille tant de hardiesse, le déguisement inspire tant d'oubli, que vous vous enivrerez vous-même, Léonide, avec cette liberté dont je redoute tant les suites. Tenez, promettez-moi d'abandonner toutes ces petites résolutions vindicatives, ou renonçons au bal.

—Capitulons, reprit Léonide en se levant et en jouant avec le panache d'Édouard, alors assis dans un fauteuil et accoudé sur la table,—dans ce moment, Maurice pénétrait dans le caveau et collait son visage aux carreaux de la porte vitrée,—capitulons. Combien d'heures voulez-vous que nous passions au bal de Senlis, Édouard?

—La question de temps, malicieuse, n'est-elle pas un piége? Est-ce que dans une heure vous ne vous arrangeriez pas pour produire le ravage d'une année? Nous irons au bal, mais à condition que vous ne parlerez à personne.

Ayant posé cette condition unique, mais essentielle, à son consentement, Édouard, comme un homme résolu, se leva, prit les deux mains de Léonide et lui dit:

—Y souscrivez-vous?

C'est dans ce mouvement que son casque et son panache avaient découpé, sur les rideaux du pavillon, une ombre que Maurice avait vainement cherché à définir. Cette coiffure militaire et la longue robe à queue de Léonide étaient étrangement grossies et défigurées par leur projection. On sait les exagérations de l'ombre sur le mur: imaginez un spectateur qui n'aperçoit que l'ombre. Son imagination créera des fantômes; et, s'il est exalté, il supposera des monstres. Rien néanmoins n'est plus naturel.

Quoique Léonide attribuât à l'intérêt que lui portait Édouard la peine mal dissimulée qu'il avait à consentir à l'accompagner au bal, elle n'osait renoncer à chercher d'autres causes à ses résistances opiniâtres. Un doute avait pénétré dans son esprit depuis la soirée où Caroline lui avait révélé par sa pâleur, en recevant l'ombrelle gagnée, le nœud d'une intrigue. A ne pas en douter, c'est à Caroline qu'appartenait l'ombrelle; mais avec qui était-elle dans la forêt, lorsqu'elle l'avait perdue? Avec Édouard? c'est impossible, avait d'abord pensé Léonide. Mais comme en matière de rivalité, dès qu'une femme dit: C'est impossible, elle doute déjà, si elle ne croit fermement, Léonide se tourmenta avec l'espoir d'une solution prochaine, pour arracher à Édouard quelques indices d'une aussi ténébreuse supposition.

—Ne pas parler au bal, Édouard? Votre prétention revient à ceci: «Vous n'irez pas du tout au bal.» Tenez, continua Léonide d'un ton presque blessant, je sais mieux que vous ce qui vous rend si timide, ce que vous n'osez vous avouer.

Édouard fut effrayé de cette subite perspicacité; il ne déguisa sa peur que sous un sourire qu'il força le plus possible. «Léonide sait tout, elle sait que Caroline sera peut-être au bal, que je l'aime.»

—Il est des moments, Édouard, où l'on tient plus à la vie que dans d'autres.

Édouard fut soulagé.

—Oui, tel qui est assez brave pour ne pas craindre la balle d'un mari, recule devant le danger de s'enrhumer en traversant une forêt, ou devant celui de soutenir de sa présence la faiblesse d'une femme. On a beaucoup d'exemples de ces contrastes de bravoure et de mauvaise peur. Je n'oublie pas ensuite que lorsqu'on est poursuivi comme vous par les recherches de la police politique, il ne faille apporter beaucoup de circonspection à sa conduite.

—Partons, Léonide. Levez-vous! je suis prêt, je vais l'être. Nous avons trop perdu de temps; mille pardons, ma bonne amie. Mais, en effet, ce costume hongrois est magnifique, votre robe de Bohémienne est divine; on jurerait que l'enfer l'a brodée de toutes ses langues de feu. Approchez que je l'admire. Mais prenez garde, Léonide, autre danger: vous serez reconnue rien qu'à votre taille, si vous n'avez le soin de la cacher sous une mantille un peu ample.

—Tais-toi, fou que tu es, interrompit Léonide en embrassant Édouard; as-tu pu croire que j'expliquais ton refus de m'accompagner à Senlis par la crainte des dangers que tu ne saurais manquer de courir? Mais je n'aurais aucune estime de toi si cela était, Édouard. Je n'ignorais pas qu'en t'accablant de ce prétexte si indignement imaginé, tu n'hésiterais plus, et que l'homme qui me refusait son bras de peur que le scandale n'atteignît ma maison consentirait à m'obéir du moment où il serait accusé de trembler pour sa vie. C'est bien ta vie que nous jouerions à ce jeu; et tu vaux mieux qu'un caprice de femme, qu'une soirée consacrée à un combat d'épingles et de coups d'éventails. La perfidie des femmes est infinie. Qui nous assure, Édouard, que madame Lefort ne te sait pas caché chez moi? De là à l'idée que tu es mon amant, il n'y a pas même le trajet de la réflexion pour une femme, et de cette idée à celle de le dénoncer en plein bal, il n'y a que le gant à retirer et à te désigner du doigt. Et alors, qui serait la mieux vengée de nous deux? d'elle ou de moi, qui laisserais dans ses mains ta tête proscrite et condamnée. Quelles effrayantes paroles pour moi, Édouard, que celles qui tonneraient ainsi à nos oreilles: «Je te connais, Édouard de Calvaincourt! Ce ne serait autre chose que le bourreau masqué. Non, restons; non, il n'y a pas de femme assez froide, assez corrompue de cœur et vide de tendresse, pour traîner au bal un homme, son amant, lorsqu'on se trompant de chemin, elle peut le mener à l'échafaud. Je voulais t'éprouver, je suis satisfaite. Tu m'aimes encore.

Assise sur Édouard, Léonide l'avait enlacé de ses bras ondoyants. Elle aimait à lui faire sentir les palpitations de son cœur à travers le juste corsage de satin étoile de paillettes d'argent qui complétait si avantageusement son costume de Bohémienne.

—Il faut pourtant que nous allions à ce bal, Léonide. Sera-ce à mon tour de te prier maintenant? Les dévouements chevaleresques ne sont plus de notre siècle, je le sais, et je ne dirai pas que ma vie n'est rien. Ne fût-ce que pour ne pas me séparer de toi, elle aurait déjà un assez grand prix à mes yeux, sans parler du désir aussi beau que j'aurais de la perdre dans une bataille pour la cause à laquelle je l'ai vouée. Ne me parle pas de la laisser souiller et ravir par les mains ignobles de la justice et du bourreau. Nous éviterons ces périls; ma parole sera muette; et personne au monde, que je sache, ne sera assez hardi pour toucher insolemment à mon masque silencieux. Ma vie sera dans ta prudence, Léonide. Je crois pouvoir répondre de toi à ce prix.

—Non, mon ami, je ne compromettrai point ta vie à cet essai; le silence même ne serait pas une sauvegarde, songes-y; il éveillerait les soupçons, on nous épierait. Plus le mystère serait épais et plus on chercherait à le percer. Dans les bals de province, les masques sont transparents; on ne se cache derrière un faux visage que pour avoir la vanité de se faire nommer sous un costume qui flatte, et l'on ne déguise sa voix que pour se faire reconnaître à travers les saillies d'une spirituelle moquerie, dont on suppose les autres dupes, parce que c'est une politesse reçue. Ces feintes ne nous vont guère. Il faudrait que nous restassions inconnus; la curiosité n'y consentirait pas. Nous serions assaillis, harcelés, inquiétés par la foule, percés à jour par des regards qui parlent et des paroles qui voient. Répondrions-nous de notre silence, quand nous serions au milieu de cette atmosphère de chaleur et de liberté dont tu parlais tantôt, où l'on s'exhale avec l'abandon qu'inspire un costume qui donne le change à celui même qui le porte, où nous ne croirions être, toi qu'un simple trompette hongrois, moi qu'une Bohémienne? Penses-tu,—moi j'en frémis,—que le pierrot qui te froisserait d'un coup de sa manche serait le procureur du roi, que le polichinelle qui te raillerait du bout de sa latte serait l'inspecteur des prisons, et que le paillasse enfin serait le greffier qui enregistre les jugements condamnant à la peine de mort pour crime de guerre civile?

—Pense, Léonide, qu'il est onze heures et demie; que nous ne serons plus maintenant à Senlis qu'à une heure, et que ce sont dix contredanses perdues. D'ailleurs, nous voilà habillés, et il ne sera pas dit que nous l'aurons été pour rien.

Ce fut dans ce moment qu'Édouard ouvrit la porte du pavillon et jeta dans le caveau, comme signe d'une résolution irrévocable, l'habit qu'il quittait, et que Maurice ramassa au plus haut degré de colère et de désespoir.

—Oui, j'avoue, Léonide, que ce que tu m'as dit, tout en me faisant réfléchir, m'a paru très-original, et je suis jaloux d'avoir eu une occasion dans ma vie,—ne fût-ce que pour en rire dans ma vieillesse,—où j'aurai dansé avec la justice qui me cherchait, avec le greffier qui avait ma sentence de mort dans la poche, et des officiers de gendarmerie, porteurs de mon signalement.

Édouard, qui affectait d'être fort gai depuis quelques minutes, étreignit sous la taille la gracieuse Léonide, et tous deux, oublieux déjà des graves choses qu'ils avaient débitées, se mirent à danser le galop dans le pavillon et avec tant d'abandon qu'ils tombèrent essoufflés sur la causeuse.

C'est sans doute alors que Maurice, au comble de la frénésie, dut voir tourbillonner derrière les rideaux ces masses d'ombre qui l'avaient exaspéré.

Vaincue par l'abattement, triomphante de la détermination qu'elle emportait d'Édouard, elle lui remit, avec une discrétion dont celui-ci ne saisit pas d'abord la portée, un papier soigneusement plié. Offert avec le sourire qui accompagne une faveur, il fut reçu avec la même grâce et le même mystère. En interrogeant le regard de Léonide, Édouard crut y lire qu'il s'agissait d'un de ces cadeaux, trésors de L'affection, qui ont une modestie inviolable, et il se montra au niveau de la réserve qu'on attendait de sa reconnaissance. Il renvoya à plus tard pour connaître quel était ce gage de souvenir qu'il n'avait pas sollicité. Il le cacha sous son habit.

—Et maintenant, partons, Léonide, partons!

—N'oublions-nous rien, Édouard?

—Parbleu si, mon amie: mes pistolets.

—Tes pistolets!

—Pour me débarrasser des gendarmes, si je suis arrêté. Et cette petite boîte encore.

—Que veux-tu en faire, Édouard?

—Ceci dans le cas où je ne parviendrais pas à me débarrasser des gendarmes.

—Du poison! Édouard?

—Allons au bal, ma bonne amie. Déjà minuit; ton bras.

XVII

Senlis.—Dans la rue de Paris, on entend un bruit à faire vaciller le clocher de la cathédrale; des voitures roulent d'une porte de la ville à l'autre porte, chacune avec son fracas particulier, mais dominé pourtant par le grincement du char-à-banc non suspendu. Pour la solennité du jour, on a sorti de la remise tout ce qui a forme humaine de voiture: diligences détournées de leur ligne de direction; tapissières qui rapportent le bois des forêts de Chantilly, de Saint-Leu et de Compiègne; landaus en osier, et enfin quelques véritables landaus qui sentent leur Paris. Ce pêle-mêle bruyant ne manquerait pas d'originalité; mais les fêtes de province ont le malheur de ressembler à la cohue d'un baptême, et les belles dames qui en sont l'ornement ont l'air d'autant de nouvelles mariées. La province en est encore au bouquet de fleurs d'oranger.

La salle où a lieu le bal de la sous-préfecture est resplendissante de lumières; il y en a à profusion. On s'aperçoit tout de suite que les frais de luminaire sont à la charge des contribuables, si la disposition des flambeaux est abandonnée au bon goût des receveurs. C'est à la fois prodigue et détestable. Par une alliance profane, les candélabres des loges maçonniques et des paroisses de la ville ont été recrutés et accouplés pour embellir la cérémonie; ils sont inondés de cire de la bobèche au trépied. On étouffe de chaleur. Cédant à la dilatation qui les décompose sans altérer leur maintien, les autorités constituées commencent à déboutonner leur habit à la française: la tenue plie devant la cuisson; le col de la chemise s'abat de langueur sur le passepoil du collet; les épées d'acier fondent dans le fourreau.

Le beau côté des fêtes données par la ville, ce sont les rafraîchissements après la cire: on dirait que l'administré se venge d'un fait personnel en cherchant à établir la balance entre l'impôt foncier qu'il paye et l'orgeat dont il se gorge. Le pied glisse dans la crème.

Le luxe des salles, quoique porté à son plus haut degré de magnificence, a un caractère qui frappe d'abord, mais qui appelle le sourire au lieu d'étonner. Quelque art que le tapissier ait déployé, conjointement avec le valet de ville, pour déguiser les emprunts faits à tous les établissements publics, afin de suffire à la monstrueuse quantité de décors, quelque adresse qu'ils aient apportée l'un et l'autre à métamorphoser la destination quotidienne du local, il perce de toutes parts un démenti de mobilier qui effraye. Arrachés aux tringles de la mairie, les rideaux rouges sont un peu courts pour les croisées de la sous-préfecture, et, quoique adoucis par le drap des tables du conseil municipal, les gradins qui règnent autour de la salle trahissent la dureté des bancs du tribunal de première instance. Au plafond pèsent, à donner des craintes à la solidité des solives, les lustres à girandole de la paroisse, en cuivre jaune, aux rameaux de cristal. Les fauteuils du conseil de révision de la garde nationale sont rangés avec symétrie aux deux bouts de la salle de jeu.

En pénétrant dans les appartements plus éloignés, le luxe décroît à raison des difficultés qui se sont présentées pour le répartir avec une égale justice. Aux rideaux rouges succèdent les rideaux pâles; aux murs ornés de guirlandes embaumées succèdent les murs ornés d'affiches portant expresse défense de vendre sur la voie publique, et de laisser le fumier exposé devant les maisons; enfin la dernière cloison qui limite cette enfilade de salles est couverte de la liste nominale des électeurs de l'Oise. Il résulte de ces disparates un ensemble confus de joie et de bureaucratie, de contributions directes, d'église, de conseil de révision, qui fait que le contribuable en dansant n'oublie pas un instant ses obligations envers l'État, et qu'il se rappelle, au contraire, son droit à se réjouir et à ne pas refuser l'impôt.

On danse depuis dix heures, les timidités sont vaincues. Déjà les toilettes des femmes n'ont plus cette raideur du neuf qui prête aux bals de province, dans les premiers moments, l'aspect gaufré d'un magasin de modes. Des rumeurs flatteuses entourent d'un nuage d'éloges celles des plus belles personnes qui, autant hardies que belles, se sont délivrées de la contrainte du masque; qui ne l'avaient gardé qu'afin de ménager plus sûrement le triomphe de l'admiration en le dépouillant. Celles qui, reculant devant l'effet du contraste, le conservent encore, ont des prétextes de coquetterie pour ne laisser jouir les curiosités impatientes que de la simple vue d'une taille qu'on n'a pas travestie et d'un bas de visage, plus frais, plus tendrement enluminé que la barbe de satin qui l'effleure. Ce sont plus que de beaux visages, ce sont des visages inconnus. Les jeunes gens qui ont de l'imagination se prennent à ces séductions calculées; les femmes qui ont de l'esprit ne les négligent pas. L'illusion durera autant que le cordon de soie retiendra cette cire inanimée. Malheur! si le visage cède aux prières que le masque a inspirées!

Attentive auprès d'un vieillard entouré de jeunes gens intéressés aux éloges qu'ils lui adressent, une jeune personne, qui n'a singularisé son costume de soie blanche que par quelques fleurs semées à l'entour, jouit de la fête avec toute la naïveté de son âge et l'étonnement de la retraite où elle est habituée de vivre. C'est Caroline, mademoiselle de Meilhan. Elle est devenue le but des remarques lointaines et rapprochées; on s'entretient de ses cheveux blonds si bien en harmonie avec la délicatesse de ses traits, éclairés par ses yeux d'un bleu tendre sans langueur, animés par sa bouche si heureusement ouverte, qu'elle fait mentir ce vieux préjugé d'adoration pour les bouches miniatures de Petitot, sans expression comme sans baisers. De longues paupières, éternelle beauté du visage, décrivent une ellipse d'ombre mobile sur ses joues, toutes chaudement empreintes de virginité et de soleil, comme ces fruits haut-venus à la cime des arbres, qui ont les premiers rayons de l'été, et que n'étouffent ni les feuilles ni les vapeurs de la terre. On admire encore la ligne à chaque instant brisée, à chaque instant reprise de son corps; le regard tourne comme un collier, sans être renvoyé par aucun angle, autour de son cou, se divise, et coule doucement, ainsi que l'eau sur les anses d'une urne, de ses épaules, sur ses bras, et se prolonge, comme un trait du Pérugin, jusqu'à l'extrémité de ses doigts. Ce contour serpente ensuite, avec la même ondulation, quelque attitude que Caroline imprime à ses poses, jusqu'à ses genoux, et de là à ses pieds, limites où le dessin finit, mais où l'idéal reste suspendu. Après, sans que l'on puisse s'en rendre compte, on se laisse surprendre, en regardant mademoiselle de Meilhan, à ces charmes sans nom, parce qu'ils n'ont rien d'arrêté, qui naissent d'un pli, d'une lueur qui passe dans les yeux, d'une larme qui s'évapore en sourire: car tout est bien dans ce qui est beau.

M. Clavier semble remercier chacun des hommages adressés à Caroline; il passe sa belle tête de vieillard au-dessus de cette charmante figure de jeune fille. C'est bien là une de ces monumentales têtes à la Danton, aussi forte, mais plus intelligente que les types militaires qui nous sont restés de la génération impériale. Toutes martiales qu'elles soient, les figures balafrées de l'empire ne portent que la résolution du courage; bien peu adoucissent la dureté de leurs traits par quelques signes de haute réflexion et d'indépendance. Elles n'ont pas la mélancolie guerrière, la tristesse héroïque des Polonais, hommes de conseil et d'épée, parlant latin à la tribune avec une bouche fendue d'un coup de lance. A défaut du sceau de la pensée, ce qui manque encore à la dignité des tête impériales, c'est le caractère d'une noble origine: elles viennent d'en bas, ce sont des têtes de halle où la révolution alla les prendre. Aussi, mettez un vieux colonel français à côté d'un vieux tambour français, vous n'apercevrez aucune différence. Nous les avons vus l'un et l'autre, déchus et mendiant glorieusement leur pain à travers nos jeunes générations; et, pleins de nos souvenirs de collége, nous les avons comparés à ces prisonniers barbares, dont parle Tacite, mais jamais au Spartacus.

Les ruines encore vivantes de la révolution sont complètes; tout s'y trouve: le coup de sabre au front et la harangue dans les yeux. Appelez ces vieux républicains à l'assaut ou à la tribune, et ils vont vous foudroyer. Ces hommes ont tenu tête à la Gironde et à Brunswick; ils ont longtemps porté dans une poche la mèche du canon de leur section, et dans l'autre leur discours contre Pitt, leur réponse à Burke. Ils furent grands orateurs quand tout le monde était éloquent, et braves soldats lorsque Napoléon était encore écolier à Brienne. Ce sont les vieux druides de nos régénérations sanglantes; les êtres antédiluviens de la primitive société; des sujets d'étonnement et de puissance. Leur origine est écrite sur leurs visages de pierre. La science politique les classe comme la science anatomique a classé les phénomènes éteints des premiers âges du monde. Ce sont les hommes conventionnels.

L'ivresse du bal augmente; les épaules nues volent; un cercle tissu de lumières, de soie, d'ardentes paroles tourbillonne, poussé sous le plafond par un vent harmonieux devenu l'âme de tous. On dirait l'immobilité, tant la vitesse est grande. Le mouvement n'est sensible que par l'attitude comparée des autorités locales qui se sont adossées contre la cheminée, pleines de respect envers elles-mêmes, jalouses de ne compromettre par aucun pli l'uniforme du grande tenue. Ce dernier trait nous dispense d'ajouter que le sous-préfet, le maire, le président du tribunal, le juge de paix, le colonel de la gendarmerie, assistent au bal, mais qu'ils l'honorent sans tremper dans la joie générale par un travestissement coupable.

Personne ne remarque, à leur entrée dans la salle, Léonide et Édouard qui se faufilent dans les groupes désunis pas le galop; chacun de son côté, par arrangement convenu, va poursuivre ses chances d'amusement.

Un coup de surprise arrête Édouard dans sa tournée; son regard s'est croisé avec celui de Caroline. Caroline est ici. Il est à deux pas d'elle; il va l'effleurer en passant. Si elle savait!... si le masque tombait du visage qui se cache!... Quel coup de poignard la jalousie n'enfoncerait-elle pas dans le cœur de cette enfant, si étrangère à la violence des passions, venue au bal avec le même calme dont elle jouit lorsqu'elle se promène sous les vertes allées du bois de Chantilly! Cette pensée importune comme un remords la raison d'Édouard. De quel droit, après tout, exigera-t-il désormais de la confiance d'une jeune fille bonne, aimante, dévouée, lorsqu'il la trahit, lorsqu'il se joue d'elle sous ses yeux même, lorsqu'il va la coudoyer d'un bras encore tiède du poids d'une autre femme? Il voudrait être puni, afin de se rappeler éternellement sa faute par la douleur du châtiment. Il désirerait presque qu'un rival d'un instant l'effaçât pendant cette soirée de l'esprit de Caroline; ses torts auraient du moins quelques torts à se reprocher: ils seraient quittes. Mais avoir tout le fardeau d'une infidélité à supporter en face d'un visage sincère qui n'aura pas même demain au réveil la tristesse du doute! Quel supplice! s'il n'existait, pense Édouard, aucun danger pour Caroline à s'approcher d'elle, à lui dire tout bas: Je suis ici, Caroline, je suis venu à ce bal pour vous y voir, pour vous y surveiller; car je suis défiant: pardonnez-moi, je n'ai pu résister aux conseils de la jalousie; mais cela serait un odieux mensonge! N'avoir le courage d'avouer sa présence que pour mieux tromper, ne serait-ce pas d'une faute faire un crime? Tout dire à Caroline, lui confesser l'infidélité, lui en détailler l'histoire, lui dénoncer sa rivale, ne serait-ce pas s'exposer à n'obtenir jamais de pardon? car il en est d'impossibles.

Je me tairai, se dit Édouard, mais la leçon ne sera pas perdue.

Son espoir, si peu réfléchi, de se voir disputer en forme de punition le cœur de Caroline, ne sera pas même exaucé. Caroline préfère la conversation de quelques personnes qui l'entourent au plaisir de la danse; d'ailleurs Caroline ne sait pas danser. Elle ne s'éloigne pas de M. Clavier.

Un flux tumultueux, ondulant sans cesse vers le même point, de manière à laisser dégarni un côté de la salle, tandis que l'autre s'encombrait, éveilla l'attention d'Édouard.

Caché parmi des groupes grossis à chaque instant par de nouveaux groupes, il aperçut, au milieu d'un isolement que faisait respecter avec sa latte un officieux arlequin, sa hardie Bohémienne qui débitait avec effronterie la bonne aventure à tous ceux qui tendaient la main.

Selon toute probabilité, la divination était commencée depuis quelques minutes, car déjà plusieurs dames, à qui la Bohémienne avait méchamment raconté le passé au lieu de l'avenir, étaient retournées un peu décontenancées à leur place, meurtries au cœur de quelque bonne vérité: «A votre tour! mesdames,» disaient-elles aux autres avec malice.

Et les autres dames, pour ne pas avoir l'air de craindre les oracles, offraient la main, mais non sans hésiter.

Toujours invisible derrière la foule, Édouard assura les cordons de son masque, et, les bras croisés sur la poitrine, il observa.

Vêtue en danseuse basque, une jeune femme s'élança dans l'ovale magique, et, retroussant ses manchettes brodées, elle abandonna sa petite main de dix-huit ans à la devineresse.

Les cous furent tendus; les épaules s'étaient écartées pour laisser un passage aux têtes les plus impatientes de voir.

—Ne tremble pas ainsi, mon enfant, dit la Bohémienne. A ton âge, de quel mauvais sort serais-tu menacée? Tu prodigues des serments de fidélité à deux hommes: eh bien, où est le si grand mal, si tu les aimes tous les deux?

—C'est faux, Bohémienne! Je te couperai la langue.

—Charmante! Ce n'est pas ma langue qui a menti, c'est ta main; elle est trop jolie pour qu'on la coupe.

Et en la lui baisant, la Bohémienne ajouta:—Calme-toi. J'ai dit: Deux hommes; il y a erreur. Soit, tu n'en aimes qu'un, tu trompes l'autre. L'oracle est-il si menteur pour cela!

—C'est encore faux?

—Veux-tu n'aimer ni l'un ni l'autre? très-bien: passe!

Des applaudissements ricaneurs accompagnèrent la danseuse basque jusqu'à sa place; elle était très-peu satisfaite de l'oracle.

Édouard eut sous son masque un sourire d'amère pitié pour cette malignité des femmes qui ne pardonne à rien. Il était loin de partager l'enthousiasme qu'éprouvait la majorité de la salle à écouter Léonide. A l'empressement qu'on apportait à encourager l'ivresse de ses propos, il jugea que la médisance mourrait si personne n'y prêtait complaisamment l'oreille. Édouard n'est pas profond moraliste: il oublie que l'éloge n'est possible qu'aux conditions d'existence de la calomnie.

—Serai-je plus heureuse, moi? balbutia une toute petite charmante femme déguisée en mère Gigogne, que son cavalier, grotesque pierrot, déposa dans le champ de l'oracle, ainsi qu'on le ferait du gracieux fardeau d'un enfant.—Lis dans ma main, Bohémienne!

—Dans ta main? répondit Léonide en rejetant la tête en arrière et en riant follement aux éclats; oh! dans ta main!

—Pourquoi pas dans ma main, Bohémienne?

—C'est que je ne l'oserais jamais.

—Ne serait-elle pas assez blanche?

—Vaniteuse! c'est la plus mignonne et la plus blanche que j'aie touchée de la soirée. L'impossibilité n'est pas là.

On ne respirait plus de curiosité: les conjectures se croisaient dans l'air, se heurtaient, s'enflammaient et éclataient en fine pluie bruyante de rires et de petits propos empoisonnés; et l'on se criait d'un bout de la salle à l'autre bout:

—C'est la femme d'un receveur de l'Oise, cette Bohémienne.

—Faux! c'est celle de l'ex-inspecteur forestier! c'est sa taille!

—Non, elle est plus grande.

—Je le nie. Qui est-ce qui a dans la société une taille de femme d'inspecteur forestier? Comparons.

Un monte au-ciel de six pieds s'avançait.

—Ce n'est pas cela. La Bohémienne est la veuve d'un maître de poste retiré à Vineuil, tout simplement.

—Bravo! c'est la vérité: même taille, même tournure.

—Ajoutez, poursuivait un autre, même voix.

—Elle parle vite comme elle.

—Elle rit comme elle.

—C'est elle! On te connaît, Bohémienne!

—Et, de plus, ajoutez encore que je ne boite pas comme elle. Et la confrontation s'arrêta de honte, se perdit dans un hourra universel, sur cette observation de la Bohémienne.

Les curieux battus dans leurs conjectures ne s'accordèrent que sur un point incontestable: la Bohémienne était une éblouissante brune.

—Où donc est la raison de ton refus? reprit la mère Gigogne.

—Dans tes doigts, petite mère.

—Dans mes doigts?

—La mère Gigogne retira furtivement son bras: elle voulut s'éloigner. Elle avait enfin compris.

Son cavalier, le pierrot qui l'avait introduite dans le cercle, s'avança brusque et silencieux vers la Bohémienne; il était derrière elle.

Cet homme, qui était masqué, avait la main droite dans sa poche.

Édouard se plaça derrière cet homme.

—Tu as dit, crièrent tous les masques, que ses doigts t'empêchaient de lire dans sa main... Explique-toi donc, Bohémienne!...

Comme la mère Gigogne cherchait toujours à se retirer, ceux-ci la forcèrent à rester sur la sellette pour subir sa sentence, et à offrir de nouveau la main à Léonide. Ils s'étaient constitués les exécuteurs de ses burlesques réquisitoires.

—C'est vous qui m'y forcez; à vous la faute. Mère Gigogne, continua solennellement Léonide, ta main m'annonce que tu es baronne de Haut-Lieu.

—Très-bien! Après, Bohémienne?

—Oui, mais ses doigts m'apprennent qu'elle a été lingère. Perplexité de la science: dans la paume je vois un blason, et au bout de ce doigt un dé à coudre... Est-ce la lingère Louise Bougival ou la baronne de Haut-Lieu que je dois prophétiser?

L'homme placé derrière la Bohémienne sortit un petit canif tout ouvert de sa poche et le glissa du côté du tranchant sous le cordon du masque de Léonide. Le masque allait tomber.

Un bras comprima aussitôt ce mouvement, tordit le poignet qui l'exécutait, et cassa la lame du canif jusqu'au manche.

Nul ne s'aperçut de l'incident. Le pierrot, tout en colère, se retourne; sa figure blafarde ne rencontre que l'énorme nez d'un monstrueux polichinelle. La rage du baron de Haut-Lieu n'ayant point d'issue, elle s'exhale par des gestes dont la foule ne saisit que le côté comique. Furieux, il tire par les larges plis de sa robe en dehors de la mêlée madame la baronne, lui jette un manteau sur les épaules, et, jurant, menaçant, pleurant, ils descendent tous deux, enveloppés d'un nuage de poudre, dans la cour de la sous-préfecture. On riait encore, qu'une voiture à quatre chevaux brisait le pavé de Senlis.

Ce dernier épisode avait répandu une sueur d'impatience sur les membres d'Édouard; il frémissait encore à l'idée de voir tomber le masque de Léonide, et chacun reconnaître dans cette femme, qui en avait déjà immolé tant d'autres en public, l'épouse de Maurice, le dépositaire du secret de tous, celle qu'il a conduite, lui, à cet épouvantable spectacle. Sa fermeté commençait à l'abandonner. Un instant il fut tenté de l'emporter par violence hors du bal; mais il réfléchit aussitôt que la malignité de Léonide ayant créé à celle-ci de nombreux amis, il se la verrait disputer au passage. Cette résolution avait mille autres chances contre elle. Peu après il faillit compromettre bien plus gravement celle qu'il cherchait à sauver de ses propres excès. Dans un moment où Léonide portait, par une préoccupation d'habitude, ses doigts à ses boucles de cheveux, geste qui allait la trahir, il poussa, dans un cri, la première syllabe de son nom. Il n'acheva pas: ses lèvres furent déchirées; le cri, sorti à moitié, rentra dans sa poitrine. Léonide avait chancelé; elle se remit aussitôt. Édouard froissa son masque et son visage.

C'était merveille que le courage de toutes les femmes qui, loin de reculer maintenant devant le feu du trépied de la pythonisse, se faisaient un point d'honneur de l'affronter. La raison en était facile; le secret qu'elles tenaient le plus à garder n'était connu, selon elles, que de deux ou trois personnes dont, après Dieu, l'impénétrabilité était la moins suspecte. Elles abandonnaient le reste aux feuillets de la magicienne: il en résulterait du rire, point de scandale; on se risquait. Le raisonnement était faux autant que périlleux: on sait pourquoi.

Un intérêt si universel s'attachait à ces étranges révélations, que le sous-préfet, le maire, tous les maires de l'arrondissement, le juge de paix, le colonel de la gendarmerie et le greffier, avaient déserté les alentours de la cheminée pour venir rire et s'amuser, comme de simples mortels, au sein de la population du bal. Eux aussi faisaient galerie à Léonide.

Les musiciens jouaient dans le vide; ils proclamaient les figures pour l'acquit de leur archet.

La salle ne fut bientôt plus qu'un point: ce point était Léonide. Tout aboutissait à elle: regards irrités, curiosités hostiles, vanités blessées, joies haineuses, gaietés ironiques. Elle tenait tête à tout. Depuis longtemps les perspicacités les plus subtiles avaient renoncé à deviner quelle était la femme ou plutôt le démon caché sous ce gracieux costume de Bohémienne. Heureux de la satisfaction de ses administrés, le sous-préfet encourageait de ses suffrages cet intermède du bal. Le colonel de la gendarmerie départementale ne trouvait rien à reprendre. En carnaval, tout est permis, pensait-il, même quatre brigadiers placés à la porte d'entrée.

Conduite par un Pluton dont la lenteur du pas indiquait l'âge, une jeune personne, déguisée en laitière suisse, tendit la main à la Bohémienne.

—Prends garde à toi! cria-t-on de toutes parts à la Bohémienne: ne va pas te compromettre cette fois-ci. Point de scandale. Cet honorable Pluton est un père, et cette laitière sa fille.

Je serai réservée, semblait promettre Léonide avec des airs de tête et des gestes respectueux.

—Voyons ta main, ma laitière?

Après quelques minutes d'inspection, elle s'écria:—Il me faut deux témoins, sans quoi ma magie serait sans effet... Ces deux témoins sont ici, rassurez-vous.

Léonide s'ouvrit un passage, courut au fond de la salle et entraîna avec elle, au milieu du cercle où elle s'installa de nouveau, deux jeunes gens, en costume de ville, tous deux fort étonnés du rôle qu'on les forçait de jouer.

—Comédie complète, messieurs.

—Voici le vieillard,—Léonide désigna le Pluton,—voici le tuteur, le barbon, l'homme dont on attend la mort et l'héritage...

Pluton eut une faiblesse.

—Il a soixante ans, la goutte ou toute autre affection et une nièce.

—Sa nièce, la voilà.

—Vous dites que c'est sa fille, moi je soutiens que c'est sa nièce; dans trois mois le monde dira: C'est sa femme.

Les quatre personnes se regardaient avec un ébahissement stupide. Le vieux Pluton s'affaissait de honte sur ses jambes.

—Ah! bah, ah! bah, Bohémienne, tu veux rire, tu es folle.

—La folle ce n'est pas moi, c'est la sœur de monsieur, de ce respectable Dieu des enfers. Elle n'est pas ici malheureusement. Si elle s'y trouvait, ces deux beaux cavaliers, ses cousins, lui apprendraient, ou je lui apprendrais pour eux, qu'ils ont le projet de présenter une requête au tribunal pour la faire interdire afin qu'elle ne laisse pas ses biens à sa vénérable servante.

—Tu as donc parlé, mon frère?

—Non, c'est toi!

—Je n'ai rien dit.

—Tu as tout dit!

Les deux frères étaient prêts à se déchirer.

—Ainsi, poursuivit Léonide, monsieur Pluton épousera mademoiselle la laitière, sa nièce; ses biens passeront sous le nez de sa sœur, et sa sœur sera mise en interdiction par ces deux messieurs qui sont interdits.

—Quoi! notre cousin, vous épouseriez votre nièce? Est-ce vrai?

—Cela ne vous regarde pas, répond le vieux Pluton.

Et la laitière pleure, et la Bohémienne rit.

Et les cousins montrent les poings à la nièce spoliatrice des héritages.

Et la foule se baigne dans le scandale, se tient les côtes, embrasse Léonide et la promène en triomphe autour du bal.

Édouard se ronge le cœur.

—Ne croyez-vous pas comme moi, demanda un domino vert à Édouard, qui avait de grandes raisons pour ne lier conversation avec personne, que cette dame mériterait une correction? C'est sans doute quelque délurée de Paris qui d'avance aura fait espionner le canton pour venir ensuite le dénoncer ici.

Édouard ne crut devoir aucune réponse au domino vert.

—Ce serait chose due que de connaître quelques sanglantes particularités de la vie de cette femme et de lui en barbouiller le visage. La surprise éteindrait peut-être ce beau feu d'invectives.

Un rire faux, un oui inarticulé, faillirent étrangler Édouard.

—Où serait le mal, continua le domino vert, d'inventer quelque bon mensonge qui remplirait le même but? Il serait trop rigoureux, vous comprenez, de s'en tenir à la vérité sur le compte de cette femme pour la punir. Le propos qui la bâillonnera sera le meilleur. Elle est tellement abandonnée ici, que je lui cherche depuis une heure l'ombre d'un défenseur; si son insolence finissait par en nécessiter un, je ne vois pas qui se lèverait.

—Monsieur, répondit Édouard à la fin, compterait-il sur son isolement pour la maltraiter? A des outrages de femme, ce serait répondre par une vengeance de femme. J'aime mieux croire, continua Édouard d'une voix sourde, que monsieur serait le premier son défenseur si une colère assez basse blessait d'un geste ou d'une parole cette dame que vous supposez abandonnée de tous. A défaut, je ne serais pas le dernier à ramasser son masque. Qui touche à un masque touche à tous; au vôtre, monsieur, au mien. Nous ne sommes, je pense, d'un caractère, ni vous ni moi, à permettre ces libertés.

—Sans doute, sans doute, reprit beaucoup plus radouci le vengeur des blessés de Léonide, le causeur domino vert. Le bal a ses libertés que je respecte; ma proposition n'était qu'une plaisanterie; au bal, elles sont permises aussi.

Le domino vert alla à la découverte d'un meilleur complice.

Édouard n'écoutait plus. Il promenait son attention de Léonide à Caroline, qu'un mouvement ondulatoire avait portée, ainsi que M. Clavier, au milieu du joyeux rassemblement. Le vieillard et la jeune fille se partageaient la surprise que leur causait l'intarissable fécondité de paroles aiguës, de mots à double tranchant, de sourires contraints, de silences sarcastiques, dont ils étaient sillonnés, éblouis et étourdis. C'était un monde tout aussi nouveau pour l'innocence septuagénaire de M. Clavier que pour l'ingénuité de Caroline; ils auraient rougi l'un et l'autre s'ils avaient tout compris. Ils s'amusaient tout simplement.

Trois jeunes filles s'avancèrent et offrirent toutes trois leurs mains à Léonide; mille applaudissements récompensèrent ce triple courage. On se monta sur les épaules, on s'étagea, on se disputa un angle de tabouret pour recueillir des fragments de la nouvelle méchanceté qui allait probablement éclater.

—Toutes trois fort jolies, sœurs toutes trois, que voulez-vous savoir? leur demanda Léonide; votre sort? il est dans le ciel; suivez-moi.—Le bal entier la suivit; la foule se précipita comme une avalanche de l'autre côté de la salle. Léonide ouvrit une croisée; on vit le ciel.—Regardez ces étoiles.—Son doigt était levé.

Édouard remarqua indifféremment que la croisée s'ouvrait sur le perron du jardin de la sous-préfecture, au delà duquel rayonnait, au niveau du mur de clôture, la ligne des équipages avec leur cordon de lanternes allumées.

—Regardez ces étoiles. Celle-là, c'est le Cocher, elle a présidé à la naissance de votre père; celle-là, c'est la Bacchante, votre mère est sous sa protection immédiate; vos maris sont dans la voie Lactée, et le bon sens de ceux qui me consultent est dans la lune.

Tempérant ainsi par de folles moqueries, souvent même par de gracieux compliments, les dures vérités qu'elle cognait dans la tête de chacun, Léonide se ménageait de nouvelles victimes ainsi que l'appui des rieurs, appui plus précaire de quart d'heure en quart d'heure, car il était aisé de voir que le bal était déjà divisé en deux opinions bien tranchées sur l'opportunité de plus longues révélations.

—Sommes-nous ici pour danser, murmurait une partie de la salle, pour nous amuser, ou bien pour écouter les extravagances de ce masque?

—Si ces extravagances nous amusent! d'autres répondaient.

—Oui! oui! elles nous amusent.

—Place à la valse! assez de méchants propos!

—Silence! aux musiciens et aux maris! Va ton train, Bohémienne: déchire; il y a encore plus d'un habit à mordre, plus d'une peau à entamer.

—Nous danserons!

—Elle parlera!

—C'est ce que nous allons voir.

—C'est ce que nous allons entendre.

Peine perdue pour les malheureux danseurs. Les appels de: A vos places, mesdames! En avant deux! ne ralliaient personne.

Pour trancher la question, un homme costumé en cyclope, élargit les groupes, et d'un mouvement résolu, offre son épaisse main à Léonide:

—Voyons, dit-il, à notre tour les hommes maintenant.

—Si les hommes s'en mêlent, riposta Léonide, vous me défendrez, mesdames, n'est-ce pas? Promettez-moi aide et soutien.

—Bohémienne, ma bonne aventure! La main est un peu noire, mais c'est fait pour toi; exerce ta sagacité.

—Tu es maître de forges.

—Va, Bohémienne, tu n'es guère fine. Que n'apprends-tu aussi à ce colonel qu'il est militaire, et à ce sous-préfet qu'il est magistrat?

Cette fois les rieurs ne furent pas du côté de Léonide.

—Tu es maître de forges, répéta, piquée au vif, la Bohémienne; et, tout bas à l'oreille du cyclope: Ne vaut-il pas mieux pour toi que je divulgue ce que tout le monde sait que de dire ce qu'il ne connaît pas? Tu es maître de forges et non mari jaloux, soupçonneux, plein de projets, de vengeance, peut-être. Tu ne vis que sur l'idée de tuer ta femme et de te tuer; et tu n'as pas mis d'avance ta fortune à l'abri de la justice; tu es maître de forges!

—Oui! oui! elle a raison, avoua le cyclope se tournant vers la galerie. Réparation à sa vue perçante. Je la remercie de ses bonnes prophéties.

Il aurait voulu la tenir entre l'enclume et le marteau. Il riait; c'était plaisir à le voir.

—Quel démon m'a trahi? murmura-t-il. Mon secret n'est qu'à mon confesseur et à mon notaire. Je me vengerai.

—Parlez-vous quelquefois en rêvant? lui dit quelqu'un en lui frappant sur l'épaule.

Ce fut un éclair dans l'esprit du maître de forges.

—J'aurai tout dit dans mon sommeil. Cette femme est une amie de la mienne.

Le maître de forges chercha derrière lui, à ses côtés, l'homme qui lui avait lancé cette idée; l'homme avait disparu.

Édouard venait de sauver la vie à Maurice.

L'imagination de l'assemblée commençait à tourner au sérieux, et Édouard s'apercevant qu'une coalition de mécontents menaçait de près l'incognito de Léonide, il jugea que le moment était arrivé de la sauver à elle-même, à quelque prix que ce fût. Il s'avança pour l'entraîner hors de la salle; un obstacle l'arrêta: Caroline de Meilhan avait la main dans celle de la Bohémienne.

Elle avait enfin cédé au désir de ceux qui l'entouraient; son bras tremblant était soutenu par une foule de personnes amies. Édouard sentit fondre son cœur dans sa poitrine. Dans ce moment, à la haine profonde que lui inspira Léonide, il comprit qu'il était faux qu'on pût aimer deux femmes à la fois. Il regretta de n'avoir pas laissé faire justice au canif, lorsque la baronne de Haut-Lieu avait été outragée. Maintenant il aurait le courage de rester immobile et muet à ce masque tombant sous les pieds d'un vengeur de tout le monde. Léonide se recueillit.

—Charmante enfant, dit-elle, ta place n'est pas ici; cette ligne de la main le dit clairement. Cette ligne, c'est l'allée du bois, bien sombre, bien silencieuse, bien longue, que tu aimes à parcourir à minuit, quand la lune argente les clairs étangs de la reine Blanche. Ce milieu, entre ces autres lignes qui y aboutissent, c'est le carrefour de Diane, où tu t'assieds avec l'être imaginaire, trésor de tes rêves; et voici le rond-point des Lions, où vous vous dites adieu!

—Cruauté! cruauté! Léonide sait tout. Où me cacher maintenant? Oh! vivre entre une femme jalouse et un ami déshonoré pour elle, c'est étouffer entre deux mensonges; c'est à porter plutôt sa vie, ma vie sur l'échafaud qui la réclame. Tombe, éclate ce que voudra le ciel sur ta tête, Léonide, je ne tirerai pas ce gant pour te défendre. Parle! parle! n'y a-t-il pas ton père aux cheveux blancs ici,—parle!—pour lui reprocher son existence, celle qu'il t'a donnée? Livre ta race au dard de ces vipères, si tu n'as plus rien à leur jeter.

—Je te disais, poursuivit Léonide en regardant Caroline, plus pâle que son voile, que ta place n'était pas ici. Ces lampes te fatiguent, ce bruit t'accable. Nous autres femmes, nous aimons ces tristes réalités; nous n'accourons ici que pour nous voler un amant; mais toi, tu ne connais cela que par les romans; toi, tu es pure, innocente, bonne; tu es à la femme ce que l'idéal est à la grossière vérité, ce qu'est à l'homme hypocrite, ingrat et sans cœur, ce portrait,—Léonide, mit un médaillon dans la main ouverte de Caroline,—ce portrait céleste, angélique et malheureusement sans modèle.

Caroline ne vit pas ce portrait! Édouard l'avait saisi, arraché, répétant:—Ce portrait! ce portrait!

Oh! elle joue ma vie à sa vengeance; mon portrait ici! mon portrait!

Le procureur du roi pria Édouard de lui faire passer le portrait; la galerie était impatiente de le voir.

Édouard remit le portrait; il arma silencieusement ses pistolets engagés à sa ceinture, derrière les pans de son habit.

Le portrait fut trouvé charmant; le colonel de la gendarmerie remarqua qu'il ressemblait à un de ses cousins; il passa de main en main, accompagné d'éloges et de réflexions sur le fortuné séminariste qui avait servi de modèle.

—Nous direz-vous son nom, madame? demanda le juge de paix.

—C'est saint Édouard, répondit Léonide en laissant glisser le médaillon dans le corsage de sa robe; oui, saint Édouard: c'est un cadeau de notre excellent archevêque.

La bouffonnerie fit fortune; l'exclamation grotesque qu'elle produisit amena une diversion à la faveur de laquelle Caroline retourna à sa place sans être trop étudiée. M. Clavier n'avait pas saisi le moindre sens aux paroles de Léonide. Au bout de ces mots: Forêts, Diane, rêves, idéal, il ajouta mentalement: Enfantillage! Édouard ne vivait plus, ne pensait plus; il était pétrifié. Rendu un instant à lui-même par les sons de la musique qui, pour secouer l'apathie des danseurs, était passée à la gamme la plus criante, il songea par quel moyen naturel il apprendrait à Maurice l'impossibilité de rentrer jamais chez lui. Après bien des projets, rejetés aussitôt que conçus, il s'arrêta au plus dangereux pour sa propre vie, décidé à ne plus reparaître à Chantilly. Il écrirait un billet dans lequel il apprendrait à son ami que la police ayant découvert sa retraite, il était de sa délicatesse de changer de lieu de refuge. Édouard se disposa ensuite à quitter le bal, après avoir donné à ces deux femmes un regard tout plein d'amour et de haine.

A son début, Léonide n'avait eu besoin de faire aucune avance pour débiter sa science augurale: les mains avaient plu par deux et par quatre; mais depuis que, des propos insignifiants, Léonide avait passé à des allusions qui ne laissaient rien à faire à l'interprétation, son rôle avait été pris au sérieux: on eut peur. Nul n'osait effleurer le cercle divinatoire; les plus hardis se tenaient sur la défensive. Le rire était morne; les mains se cachaient comme les consciences.

—Enfin!

Tel fut le cri de hyène que poussa Léonide.

D'un bond elle s'élança à l'extrémité de la salle pour entraîner avec elle une jeune femme toute épouvantée, qui se défendit de son mieux pour ne pas servir de plastron aux dernières agaceries de la Bohémienne.

La jeune femme fut la plus faible. Morte de frayeur, couverte de larmes qu'elle cherchait à éteindre sous un sourire impossible, elle fut placée, par violence, au milieu du cercle agrandi prodigieusement par la lutte qui s'était établie entre elle et Léonide.

Pressés contre le mur, les derniers rangs de spectateurs montèrent sur les chaises.

Les autorités reprirent leurs places le long de la cheminée.

De nouveau les gendarmes se postèrent à l'entrée.

On eût dit que le bal allait s'ouvrir.

Au milieu de la salle, les deux femmes étaient seules, tremblantes toutes deux, l'une d'effroi, l'autre d'ironie et de colère.

La victime de Léonide était démasquée, et sa pâleur était grande sous le domino blanc qu'elle avait revêtu; délicieux costume dont elle s'était parée moins pour se déguiser que pour faire ressortir avec avantage la pureté de son teint. Mariée depuis peu, elle avait encore la fraîcheur du pensionnat sur le visage. Son mari l'adorait; leur ménage était parfaitement heureux, à la joie près d'avoir des enfants. On connaissait sa famille, celle de son mari; le plus vif intérêt l'entourait; plusieurs personnes insistèrent pour qu'on interdît d'avance toute raillerie à la Bohémienne. Un jeune homme, dont personne ne jugea à propos de repousser l'avis, s'opposa à cette mesure, objectant avec raison que la délicatesse de cette jeune dame souffrirait plus de cette demande en grâce que de quelques plaisanteries qu'il aimait à croire de peu de portée.

—Oh! mon Dieu! ne vous alarmez pas tant, mesdames; je n'ai encore tué personne, dit Léonide d'un ton amer, mais dont la voix tremblait. Que sais-je sur madame, que vous ne connaissiez pas?

Édouard fut encore forcé de subir cette scène avant de quitter le bal. Il eut bientôt la fatale conviction que la femme exposée au poteau des railleries de Léonide était la femme d'un négociant en laines de Beauvais, Hortense Lefort, celle contre laquelle Léonide lui avait juré de se venger dédaigneusement, après tant de pressantes protestations.

Édouard s'était flatté jusqu'ici que la collision des deux cousines n'aurait pas lieu, comptant sur l'impossibilité d'une rencontre au milieu de tant de visages divers, si bien déguisés, et surtout sur la pudeur de Léonide, femme comme toutes les autres, plus méchante en théorie qu'en pratique.

Il était écrit que cette soirée favoriserait toutes les détestables machinations de Léonide et détruirait les plus sages espérance d'Édouard.

Il était appuyé sur le tranchant de l'une des deux portes d'entrée, mâchant des réponses aussi décousues qu'étaient stupides les questions que lui adressaient les quatre gendarmes de service, en manière de passe-temps.

Léonide voulut parler.

On écouta.

Et quel silence! un silence d'échafaud.

—Je n'ai aucun sort à lire pour toi dans l'avenir ténébreux. Bel arbuste, tu as porté avant la saison, et, la saison venue, personne n'a vu tes fruits.

—Obscur! obscur!

—Aussi bien que moi, blanche Hortense, tu savais que tu serais mère avant le mariage; tu savais cela autant que tu prévoyais peu que tu cesserais d'être mère après t'être mariée.

—L'oracle n'est pas clair! cria-t-on de toutes les parties de la salle, nous savons tous que madame Lefort n'a pas d'enfant.

—Un flambeau!

—Voici qui éclaircira tout, répliqua insolemment Léonide en ramassant pour fuir plus vite les plis de sa robe traînante, et en déposant sur les bras de sa victime une poupée de carton, symbole accusateur de maternité, que les moins intelligents comprirent.

D'un mouvement unanime, toutes les femmes se masquèrent d'horreur, indignées de l'outrage qu'on faisait à leur sexe, indignées d'être aussi impitoyablement fouettées en public devant leurs frères, devant leurs maris, et dans la réputation d'une personne des plus honorées du pays.

Un long cri de pitié pour la femme qui, frappée comme par la malédiction, était tombée sur le carreau, un long cri de souffrance sortit de toutes les bouches. On frissonnait à voir là une femme évanouie, à terre; là, des femmes se cachant le visage; là, une femme se précipitant vers la porte que, dans son trouble, elle ne trouvait pas.

Et pas un vengeur pour terrasser cette apparition!

Un homme se présenta qui, saisissant Léonide par le bras, lui dit: «Visage à visage, poitrine contre poitrine, souffle sur souffle, comme le cauchemar sur le sommeil: A moi!»

—A mon tour! Ma prédiction, la voici: tu n'en as livré qu'une à chacun: j'en tiens deux en réserve pour toi, belle Bohémienne, beau masque!

Ne les devines-tu pas?

La première, c'est que tu n'es pas une femme; non, tu n'es pas une femme! Il est encore, à dix-huit ans, des figures roses et fraîches parmi les hommes; de ces figures que le hasard a voulu peindre en femme pour que la lâcheté s'y cachât mieux.

Vois! tu n'as pas eu de pudeur, c'est vrai; de pitié, j'en appelle à tous; de bonté, que ces dames le disent; de prudence même: considère où tu es. Tu n'es pas une femme!

Tu as ri des mortelles tristesses que tu as fait naître tout à coup comme une maladie, au milieu de la joie; tu as ri des pâleurs répandues par toi sur tous ces visages bons et heureux, de ces pâleurs dont les étrangers même ont souffert; tu as ri de ces rougeurs qu'à peine la sellette des tribunaux fait monter aux joues des prévenus: or, tu n'es pas une femme!

T'es-tu seulement mêlée à nos danses que tu as brisées? Non, tu n'es pas une femme! Voit-on ici pour te protéger le regard armé d'un mari, la présence d'un père, le voisinage sacré d'un frère? rien, pas même le bras obscur, le visage masqué d'un mercenaire, pas même la main française d'un inconnu pour mendier ton pardon à ces dames, pour échanger son nom avec nos noms. Or donc, une dernière fois, tu n'es pas une femme!

A bas le masque, monsieur!

Voilà ma première prédiction, beau masque!

Ne devines-tu pas la seconde?

Alors, c'est que tu n'as pas prévu, femme sans esprit, que dans la salle se trouverait le mari de la femme outragée, et que ce ne devait pas être assez de tout ton sang pour payer le mal fait à l'épouse à terre, le mal fait au mari debout. Monsieur, vous êtes un lâche! Si vous êtes une femme à genoux! Si vous êtes un homme, à genoux encore! car vous avez trop attendu pour me prouver que vous étiez un homme.

Vous croyez sans doute, faible comme je vous tiens, maître de vous comme je le suis, sans qu'aucune puissance au monde vous enlève d'ici, que je vais vous arracher le masque et une partie du visage, sans me soucier plus de l'un que de l'autre, mais seulement afin que chacun découvre une place vivante où cracher? Détrompe-toi, beau masque, je t'ai dit que ton art serait en défaut avec moi: garde ton visage!

Mais voyons ta poitrine; là aussi on reconnaît les hommes.

Et, d'un mouvement calculé, Jules Lefort déchira le corsage de la robe de Léonide, mit à nu sa poitrine, emportant dans la brutalité du geste, les pattes, les rubans et les agrafes.

Le sein de Léonide resta découvert, tout enflammé, par places, des ongles qui venaient de le déchirer.

Léonide tomba sur Hortense.

—Je le savais, s'écria Jules Lefort: je suis vengé!

—Et moi, monsieur?

—Qui donc êtes-vous, vous qui vous présentez si tard? demanda, l'écume aux lèvres, l'insulteur de Léonide à Édouard.

—Qui je suis? A quoi bon le dire, s'en informer? Mon nom n'a rien à faire ici, pas plus que le vôtre. Vous trouveriez commode, monsieur, de connaître par moi cette femme; moi je me trouverais lâche de me dévoiler lorsque cette femme s'est tue.

—Elle cache son visage, vous votre nom; vous êtes donc tous deux de moitié dans l'offense? Distinguez vos parts dans la réparation que je me suis donnée.

—Monsieur, vous êtes un insolent!

—Monsieur, vous êtes masqué, et mon visage est découvert.

—Je vous insulte.

—Vous ne m'insultez pas: je vous apprends mon nom que tout le monde connaît ici. Vous ne m'insultez pas: vous êtes masqué et vous taisez le vôtre.

—Mais sortons! Venez!... ou bien!...

—Monsieur, vous êtes masqué: je ne sortirai pas. Pourquoi ne seriez-vous pas un assassin?

Vous êtes bien heureux, vous, monsieur, répliqua Édouard en contractant le masque fondu, décoloré, qui pantelait à son visage, vous êtes heureux de n'être pas masqué!...

—Pas si heureux que vous de l'être.

—Ah! vous prenez pour une lâche prudence l'immobilité de ce masque qui m'oppresse et me fait mourir! mais la supposition est atroce, monsieur; croyez qu'il y a un homme sous ce simulacre étouffant; c'est parce que je ne suis ici ni le frère, ni le mari, ni le père de cette dame, que j'ai toléré jusqu'à présent votre souffle injurieux aussi près de mon visage. Reculez-vous!

—Est-ce donc parce que vous êtes l'amant de cette femme que vous ne vous démasquez pas? L'excuse est assez bonne, si le mari est dans la salle.

—Il y est, dit Édouard.

Qu'on juge de la rumeur que l'affirmation d'Édouard produisit. Ainsi que des cartes égarées qu'on accouple dans leurs couleurs pour compléter un jeu, les femmes se hâtèrent de rejoindre leurs maris, tandis que les maris de leur côté exécutaient le même mouvement pour se rallier à elles.

Jusque-là, la présence d'esprit d'Édouard avait parfaitement réussi et paraissait devoir le tirer de ce pas périlleux; mais, par un accident qui aurait trouvé en défaut le plus subtil, six maris, qui n'avaient pas amené leurs femmes au bal, furent obligés, afin de prévenir les interprétations du lendemain, de sommer Édouard de se démasquer sur-le-champ ou de montrer le visage de la femme évanouie.

—Ni l'un ni l'autre, répliqua Édouard furieux. Vous êtes, par ma foi, bien peu confiants dans vos femmes pour risquer leur réputation à cette enquête? Je ne suis pas aussi présomptueux que vous êtes défiants. Ai-je dit que j'étais l'amant de quelque dame présente ou absente? Je ne suis celui d'aucune d'elles, sachez-le. J'ai révélé que le mari de la femme frappée par monsieur se trouvait dans la salle: c'est tout. Ne vaut-il pas mieux, consultez-vous, que l'offense et la réparation restent plongées dans le doute que de les en tirer pour ne punir personne, car que ferez-vous à la femme quand elle sera debout, et de quel reproche m'accablerez-vous, moi qui l'aurai défendue? Que gagneriez-vous enfin à découvrir que je suis son amant, si je l'étais?

—Convaincus tous les six, fut-il répondu à Édouard, que ce n'est point là la femme de l'un de nous, vos subterfuges et vos menaces sont de méprisables prétextes. Vous nous avez mis en cause, monsieur, nous y restons. Demain, cette femme serait à coup sûr celle de l'un de nous du plein droit de la calomnie. Que personne donc ne sorte du bal! que nul n'emporte l'idée d'un soupçon infâme que vingt ans n'effaceraient pas. Fermez les portes!

Les portes furent fermées.

—Ne touchez pas au visage de cette femme, par la vie de tous les six, de tout le monde, que je tiens au bout de cette arme! n'y touchez pas!

La terreur et le désespoir sont dans la salle. Les femmes poussent des hurlements d'effroi à la vue de deux pistolets qui les menacent; il appuie ensuite son pied dans toute sa largeur sur le masque de Léonide.

Le mouvement est prompt, pas assez pourtant pour empêcher deux bras qui, saisissant Édouard par derrière, neutralisent l'articulation de ses poignets. Aussitôt quatre personnes s'attachent à sa jambe, posée sur le visage masqué de Léonide; elles vont lui faire perdre la résistance et l'équilibre, lorsque Édouard s'écrie avec désespoir: Sur votre honneur! vous avez juré, messieurs, de vous contenter du visage de l'un de nous, de celui de cette femme ou du mien: Regardez!

Le masque d'Édouard tombe à terre.

—Édouard de Calvaincourt! s'écrie Caroline de Meilhan. Et elle cache son visage dans ses mains.

—Tu l'as tué, infâme! s'écrie Léonide en se relevant d'un bond.

Le colonel de gendarmerie semble se souvenir de ce nom.

Le greffier regarde le colonel; et l'un par l'autre ils acquièrent une certitude dans cette fatale interrogation rapide et muette.

Le colonel ajoute aussitôt: Édouard de Calvaincourt, condamné à mort par le tribunal de Poitiers. Gendarmes, emparez-vous de cet homme! faites votre devoir.

Quatre gendarmes tirent leur sabre et s'avancent sur Édouard: il est perdu:

Édouard lâche au-dessus de leurs têtes ses deux coups de pistolet dans la glace; des milliers d'étincelles jaillissent. Hommes et femmes tombent sur le parquet. Eux-mêmes, épouvantés, blessés par les éclats du talc et du verre, qui ont frappé leurs yeux, les gendarmes opèrent un mouvement de recul. Édouard en profite pour se lancer sur le perron du jardin, le franchit, grimpe au mur de clôture, se trouve en pleine rue, en rase campagne, à la lisière du bois: il est sauvé.

Son cœur bat, ses jambes tremblent, son front est en sueur, ses dents se choquent; mais Léonide?

Il revient sur ses pas avec la même vitesse; il entend passer à ses côtés des chevaux de gendarmerie haletants; il voit courir dans tous les sens les voitures en désordre qui abandonnent la ville troublée: le voilà de nouveau dans Senlis, à la porte de la sous-préfecture. Mais, au lieu de s'introduire dans la salle par le mur du jardin du côté du perron, il entre tout simplement par la porte. La salle est vide: la peur a chassé le plus grand nombre, et ceux qui cherchent à rattraper Édouard ne sont pas restés là à l'attendre. Naturellement, l'endroit le plus sûr pour lui dans ce moment est celui même où, il y a quelques minutes, il avait couru le danger de laisser la vie.

Trois personnes étaient restées dans la salle: Léonide toujours masquée, M. Clavier et Caroline.

—Venez, dit Édouard à Léonide, venez!

—Vous! ici?

—Pas un mot, madame, venez!

—Un seul mot, monsieur, reprit solennellement M. Clavier. Demain, à quatre heures du soir, à la Table-du-Roi, dans la forêt de Chantilly.

—J'y serai, mort ou vif.

XVIII

A son retour de Paris, Maurice ne fit pas même savoir qu'il était arrivé.

En passant, il donna quelques ordres au maître clerc, et monta dans son cabinet. Il était fort pâle.

Il s'écria d'une voix étouffée, en tombant dans son fauteuil: «Trois cent mille francs! Où trouver en quelques heures trois cent mille francs? Affreuse spéculation!»

Il dénoua sa cravate tout empreinte de la poussière du voyage, la jeta au loin, car il étouffait, et accoudé sur la cheminée, la tête dans ses mains, il répéta devant la glace: «Affreuse spéculation! Trois cent mille francs, ou l'affaire est perdue.»

Son portefeuille était ouvert devant lui, et, pour la vingtième fois depuis deux minutes, il dépliait des effets de commerce qu'il comptait et recomptait, murmurant vite et tout bas: «A payer trois cent mille francs! sinon mon avenir, mon bonheur m'échappent; et moi qui le concevais si modeste, si facile! Ah! pourquoi ai-je eu un instant d'ambition? Aussi pourquoi Reynier m'a-t-il tant persécuté? pourquoi ma femme...»

L'indignation de Maurice contre lui-même avait pour cause l'incident malheureux d'un jeu de Bourse survenu au milieu de ses achats de maisons de la Chapelle. Quoique le secret du futur entrepôt à Saint-Denis n'eût pas été trahi, Maurice ou plutôt Reynier avait mis tant de précipitation à se constituer acquéreur des bâtiments à démolir, que quelques propriétaires de la Chapelle, plus clairvoyants, sans deviner précisément le but de leur spéculation, sur le simple soupçon d'une vaste entreprise, avaient élevé le prix de leurs terrains. Ils pouvaient, en outre, par leur exemple, enfler les prétentions des autres propriétaires et rendre par là l'opération ruineuse. Il s'était donc agi, à quelque prix que ce fût, de se débarrasser de ces propriétaires incommodes en achetant leurs maisons au plus vite et au prix,—il le fallait bien,—ridiculement exagéré qu'ils en demandaient. C'étaient trois cent mille francs à noyer dans le gouffre. Tout le génie de Reynier avait abouti, selon sa coutume, à conseiller de jouer à la Bourse dans l'espoir de gagner la somme nécessaire aux achats. Mais on ne joue pas sans argent; Maurice avait risqué et perdu cent cinquante mille francs à lui, de ses propres épargnes, pour avoir les trois cent mille. Sa douleur était moins encore cependant dans cette perte, grave au fond, que dans l'impossibilité de poursuivre désormais cette grande affaire du chemin de fer de Saint-Denis à la Chapelle, qui comblerait tous les déficits. Tandis que Reynier court dans Paris pour rallier ces trois cent mille francs, Maurice se désole dans son cabinet d'avoir tant sacrifié à une entreprise qu'il faut abandonner à moins d'y sacrifier dix fois davantage.

—Au moins, si chez moi, ici, j'avais la consolation du repos domestique pour oublier les douleurs présentes, pour songer avec calme aux moyens de réparer cette brèche faite à ma fortune! Mais non: mon existence a été empoisonnée; ce que j'ai vu, ce que j'ai appris est là, sur mon cœur, comme du feu; et je ne sais trop ce que je viens chercher ici: quel rôle jouer? Je n'ai ni liberté d'âme ni énergie à partager entre mes deux malheurs.—Que dire à Léonide? «Sortez! vous m'avez déshonoré!» et à Édouard: «Tu m'as trahi; je ne te dois plus rien, je te livre au premier passant, qui à son tour, te livrera à tes juges. Sors aussi!» Pourquoi, non? Et fermer ensuite la porte sur eux, et seul alors, jeune homme comme autrefois, libre, recommencer ma vie active; n'ambitionner que ce que je pourrai posséder par mon travail... C'est un rêve, je n'ai plus vingt-cinq ans. Le monde, que penserait-il? Quand on me demanderait ce qu'est devenue ma femme, si je répondais qu'elle est absente, on le croirait pendant deux mois; ensuite on rirait, on murmurerait, on supposerait, on dirait qu'elle était ma maîtresse; ajoutant que j'ai été un infâme de l'avoir produite et nommée partout comme ma femme: et si, par hasard, de plus indulgents ou de mieux informés consentaient à croire que c'était bien ma femme légitime, celle dont je me serais séparé, alors on aurait découvert la vérité, la vérité qui tue dans les petites villes. Et moi qui ai besoin d'entourer ma maison de tant de silence et de tant de chasteté! une rumeur de blâme à travers ma vie, un souffle de ridicule sur mon toit, me tueraient comme un faux dans mes actes.

Et pourtant, je rougis à penser que je me tairai devant ma femme, devant Édouard; qu'elle va venir; qu'elle s'assiéra à ma table, ce soir; qu'ils y seront tous deux; qu'elle me parlera; qu'il me demandera, lui, des nouvelles de la Vendée. Et je ne dirai pas à celle-ci:—Cet homme est votre amant, madame! à celui-là: Oui, vous êtes son amant, et de plus vous êtes condamné à mort; sortez!

—Sortez, lui crierai-je: oui! et pourquoi pas? Sortez! et que tu ne sois plaint de personne en montant à l'échafaud. De personne! ni des inconnus, ni des tiens; les uns sans pitié pour tes opinions; les autres sans courage pour te délivrer. Nous avons la simplicité de croire à la noblesse d'opinion de ces gens-là. Qu'il eût séduit Léonide au bal, où les femmes sont au plus entraînant, au plus fou, au plus frivole, que sais-je, moi, homme de retraite? Qu'il se fût fait aimer d'elle dans les mille occasions que notre lâche société offre à tous les corrupteurs, ailleurs que chez moi: bien! mais l'abriter et l'avoir pour ennemi; mais lui faire manger mon pain et mon honneur! Je n'ai été qu'un pauvre sot, dupe de mon bon cœur; et j'éprouve que le plus sage est de ne compter sur aucune reconnaissance dans la vie; que l'égoïsme est la cuirasse d'acier dont il faut s'envelopper, pour traverser sans meurtrissure, une société armée de pointes empoisonnées.

Eut-on jamais plus de tourments? Cela pour elle. Qu'ai-je besoin d'être si riche, moi? Mais elle jalouse les plus difficiles jouissances, et ma tâche est de les lui procurer, n'importe à quel prix. Ma jeunesse, mes nuits, ma réputation sont sacrifiées à échafauder son ambition. Et quand je rentre chez moi, chercher le recueillement en récompense de mes luttes au dehors, un autre est dans mon lit. Ainsi la bataille au dehors; au dedans la honte. Qui le croirait? c'est lorsque les soucis d'une fortune acquise pour elle, blessure à blessure, me vieillissent, c'est lorsque l'effroi de toutes les responsabilités assumées sur ma tête m'égare, c'est quand je suis sur le point de surprendre l'adultère auprès de mon foyer, qu'une femme, imbue de je ne sais quelles stupides maximes, se dresse devant moi et réclame sa liberté. Et que feraient-elles les femmes si elles étaient plus libres? Comment le seraient-elles davantage et nous aviliraient-elles mieux?

Léonide parut à la porte du cabinet.

L'altération de ses traits était moins la marque du repentir et de la peur que celle d'une colère longtemps concentrée; ses lèvres tremblaient.

Elle essaya de parler debout, mais ses jambes fléchirent.

Maurice lui avança un fauteuil.

—Savez-vous, dit-elle, en affectant de sourire, que M. Édouard?... Mais je ne vous ai jamais vu si pâle, s'interrompit-elle en apercevant la figure de Maurice au-dessus de la sienne.

—Ce n'est rien; ma pâleur est causée par la vôtre; poursuivez.

—Eh bien, dis-je, M. Édouard est l'amant de... devinez.

—La hardiesse est nouvelle, Léonide. Il est l'amant... que m'importe de qui? Le confident est bien choisi!

La physionomie de Léonide passa comme un éclair de la colère à l'étonnement. Comprimée entre une dénonciation préparée et une équivoque inattendue, elle fut saisie; la respiration lui manqua.

—Dites toujours, j'écoute. Il m'est curieux, vous l'avez jugé ainsi vous-même, d'apprendre de qui M. Édouard est l'amant. Je ne lui supposais pas, à ce digne jeune homme, beaucoup de facilités, dans la position où il se trouve, de se prodiguer en bonnes fortunes. Il est présumable qu'il n'aura pas poussé au delà des limites de la prudence le cours de ses équipées, et qu'il aura concilié les élans de la passion avec les restrictions de la retraite. Mais j'oublie que c'est à vous de m'instruire.

Ce ton ironique, cette parole moqueuse que n'avait jamais eus Maurice ne laissaient aucune faculté libre à Léonide. Elle s'épuisait, dans la rapidité de ses observations, à distinguer le véritable sens des pensées de son mari. Allait-il au-devant des délations qu'elle apportait, ou les tournait-il contre elle, irréprochable qu'elle n'était pas?

Léonide devait sur-le-champ parler ou mourir.

Elle se mit à rire à gorge déployée.

Maurice la jugea folle ou se crut fou.

—Eh! mon Dieu! ne dirait-on pas, à votre air décontenancé que vous êtes son rival? Vous êtes ironie de la tête aux pieds. Attendez au moins de connaître la femme aimée d'Édouard. Votre figure bouleversée m'alarmerait pour votre fidélité.

Léonide rit plus fort.

La colère est imitative, comme toutes les excitations nerveuses. Attaqué avec l'arme du rire, Maurice rit aussi, mais faux, et sans que lui ou sa femme perdissent dans ce double mensonge l'ambiguïté de leur situation.

—Édouard, vous disais-je, aime une jeune personne que vous connaissez beaucoup.

—Je le présume.

—Fort jeune et fort jolie.

—Puisque vous l'assurez.

—Qu'il voit assidûment.

—Raillez-vous? interrompit Maurice, qui, le premier, consuma ce rire phosphorique et revint à son ton naturel; raillez-vous?

—Vous auriez quelque raison de croire qu'on se joue de votre crédulité, vous qui savez qu'on n'entre dans le pavillon d'Édouard ni qu'on n'en sort sans difficulté.

—C'est donc chez lui, vous daignez me l'apprendre, qu'ont lieu les rendez-vous? Heureux proscrit! Le malheur, il est vrai, a tant d'ascendant sur les femmes, la pitié est chez elles si voisine d'un sentiment plus tendre, que je comprends la félicité de notre ami. Seulement il me semble qu'il nous compromet beaucoup; ne trouvez-vous pas?

—Vous en dites d'abord plus que je n'en sais, Maurice, répliqua Léonide, qui, entrée pour accuser, était tout étonnée de subir presque une accusation, toute gauche de façonner la menace en plaisanterie et d'amincir sa colère en ironie. Je n'ai pas avancé, comprenez-moi, que la maîtresse de monsieur Édouard fût allée à son pavillon. Voilà des détails qui vous appartiennent. Je n'ai pas dit...

—Moi j'assure, affirma sèchement Maurice, qu'elle y va; je l'assure.

—C'est que vous en avez appris plus que moi, répliqua Léonide.

Changeant la voie de ses inductions, elle supposa réellement Maurice au courant de l'intrigue d'Édouard avec mademoiselle de Meilhan, et se crut sauvée de tout soupçon.

—Vraiment, vous savez qu'elle se rend au pavillon d'Édouard?

—Oui, et la nuit.

—La nuit, Maurice?

—A dix heures, tous les soirs, par le caveau.

—Par le caveau! répéta Léonide, écho précipité de chaque phrase de Maurice. Sa pensée fut: «Nous aurions pu, Maurice et moi, nous heurter dans l'obscurité.»

—Alors, poursuivit Maurice, les rideaux rouges sont tirés; la lumière de la lampe adoucie; il n'y a de vivant dans le pavillon que deux corps qui ne font qu'une ombre.

Léonide eut froid; elle ne fut maîtresse du frisson qui la saisit qu'en serrant les poings et en pesant de toute son énergie morale sur son corps. Elle noua ses nerfs autour de sa peur.

—L'infâme, pensa-t-elle, il renouvelait donc avec elle la comédie qu'il avait jouée avec moi, si je n'étais moi-même pour lui l'occasion de répéter son rôle.

—Et qui vous a révélé cela? demanda-t-elle d'un ton impératif, et qui aurait dû mettre à nu, devant Maurice, l'amour qu'elle portait à Édouard; qui l'a vu pour le dire?

—Moi! Que trouvez-vous d'étonnant à ce que j'aie été témoin des preuves d'un amour dont vous étiez si bien convaincue vous-même, que vous accouriez tout exprès m'en apprendre l'existence? Les effets paraissent vous scandaliser beaucoup plus que la cause. Peut-être, et c'est tout ce que j'explique de votre surprise, ne comptiez-vous me révéler qu'un amour platonique, d'enfant, de chérubin, jouet d'ivoire des coquettes, avoué un beau jour, de peur que l'Almaviva du logis n'aille au-devant d'une enquête plus sérieuse. On risque une confession tronquée pour éviter le réquisitoire, n'est-ce pas? Tel n'est pas l'amour de cette femme pour Édouard, je vous l'assure; c'est une passion, honteuse comme tout ce qui est caché, qui n'a plus même le piquant du mystère, car celui à l'honneur duquel elle touche est instruit et n'a qu'à choisir entre les moyens de vengeance.

Les deux soupçons qui se disputaient l'esprit de Léonide l'emportaient l'un sur l'autre à chaque instant: tantôt elle croyait sincère l'indignation de son mari: alors elle rentrait dans sa première résolution de lui faire partager sa haine jalouse pour Édouard; elle s'oubliait même, dépassait le sang-froid du simple témoignage; et tantôt, croyant sentir des allusions directes sous chaque phrase de Maurice, elle se tenait sur la défensive, elle se retranchait derrière les dénégations comme une accusée. Sa dernière présomption fut que Maurice parlait d'elle. C'était l'outrage fait au mari et non la colère de l'hôte qui avait percé dans ses expressions.

—Mais pour être sûr, ainsi que vous l'affirmez, reprit-elle, que monsieur Édouard reçoit une femme dans le pavillon, avez-vous donc une conviction certaine, inébranlable, fondée et non puisée dans le doute que j'ai fait naître peut-être la première dans votre esprit? Croyez-vous, si une conviction telle vous manque, qu'une femme soit assez imprudente pour se hasarder la nuit dans les détours d'une maison étrangère, et pour y voir un jeune homme caché dans cette maison, sans craindre d'être aperçue en entrant ou en sortant? Le croyez-vous?

—Et vous, Léonide?

—Non, je ne le crois pas!

Quelque habile que soit la parole dans les moments où la colère se retire pour laisser sa chaleur à l'esprit, elle fut insuffisante ici à Maurice et à sa femme pour exprimer leur situation. Ils s'interrogeaient et se répondaient bien plus avec leurs gestes et leurs visages qu'avec la bouche.

Léonide s'était relevée par une dénégation audacieuse; c'était au tour de Maurice à fléchir. Était-il bien convaincu que la femme enfermée avec Édouard fût la sienne? Léonide, il est vrai, était absente de la chambre à coucher lorsqu'il était descendu dans le caveau; mais avait-il eu assez de sang-froid pour s'assurer que ce fût réellement elle et non une autre femme qui était dans le pavillon? L'aveu volontaire de Léonide était presque la preuve certaine d'une erreur. Pourquoi, bien que l'événement fût peu ordinaire, n'aurait-elle pas été en soirée chez une amie, quand il était rentré? On ne condamne pas sans retour une femme uniquement d'après la délation grossière d'une ombre sur le mur. Ce doute rafraîchit les sens de Maurice: un nuage sombre monta de son visage et ne dévoila un moment que des traits paisibles et bienveillants.

—Soyez persuadée comme de votre existence, reprit-il avec franchise, que j'ai entendu rire et causer hier dans le pavillon d'Édouard. Vous étiez probablement absente quand je rentrai pour chercher mes pistolets. Ayant vu la porte du caveau ouverte, j'y descendis, et je fus témoin de ce que je vous affirme maintenant.

Léonide, sentant que les forces lui manquaient pour faire face à la sincérité de cet aveu, employa sa défaillance à jouer la surprise. Son haleine brisée, sa parole courte, la décoloration de ses joues exprimaient à la rigueur une terreur comme une autre. L'essentiel était de mettre un corps sous ce masque.

—Ce que vous m'apprenez m'épouvante, m'anéantit. La porte du caveau ouverte! une femme chez monsieur Édouard, la nuit! Il descend donc à la rivière pour lui ouvrir, la nuit! Mais on sait donc qu'il se cache chez nous? Je ne croyais pas le mal si grand. Décidément c'est une raison pour que j'achève de vous communiquer le motif qui m'amène dans votre cabinet.

Ce que je vous demande est hardi, mais il faut y consentir: éloignez monsieur Édouard de Chantilly, de notre maison. Croyez-moi: à défaut de notre intérêt personnel qui exige ce sacrifice, le sien le commande. Sa passion est un péril permanent pour nous.—Répond-il du silence de cette femme à laquelle il ne doit rien taire? Qu'un frère soupçonneux, qu'un rival attentif, qu'un père ait épié ses pas, et tout le monde saura tôt ou tard qui vous recélez; tort très-grave pour vous, malheur incalculable pour monsieur Édouard. Les solitudes défendent mal: c'est au centre de Paris même qu'il trouvera un asile impénétrable. Sans blesser les lois de l'hospitalité, engagez-le à s'y rendre; une fois à Paris, nous serons plus tranquilles sur son sort, et une terrible responsabilité aura cessé de peser sur nous.

—Ma femme, pensa Maurice, sollicite le renvoi d'Édouard, elle qui, il y a quelques jours, me priait presque à genoux de ne pas le laisser partir pour Paris? Ce changement si brusque de résolution, d'où naît-il? Que s'est-il passé? Dans tous les cas, pourquoi m'effrayerais-je? Ce serait certes une singulière et nouvelle manière d'aimer que de renvoyer l'homme qu'on aime. Léonide craint-elle de succomber à une passion dont elle tient à écarter la cause? Appeler une explication là-dessus, c'est blesser sa délicatesse; il suffit, je crois, de consentir à sa proposition: c'est tout comprendre. Oui! mais n'est-ce pas me ramener à mes premiers doutes, m'obliger à les rattacher de nouveau à la scène du pavillon? Au fond, pourquoi? Il y a deux femmes compromises; c'est visible. De cette double passion, pourquoi Léonide n'aurait-elle pas éprouvé que la jalousie? Absurdes et lâches énigmes où j'embrouille ma vie et l'étrangle.

—Vous n'auriez pas de plus impérieux motifs, Léonide, pour me demander son renvoi?

—Pardon, j'en ai d'autres! mais je ne vous les dirai que lorsque M. Édouard ne sera plus ici.

—Vous désirez donc résolûment qu'il parte?

—Oui, et aujourd'hui même, avant la nuit.

Maurice réfléchit pendant quelques minutes, résuma avec promptitude la conversation qu'il venait d'avoir avec sa femme, et il répondit:

—Édouard sera à trois heures sur la route de Paris.

—Vous me le promettez, Maurice, vous me le jurez?

—Je vous le promets. Il ajouta intérieurement: Mes présomptions sont fondées; j'ai mis le doigt sur la vérité: Léonide n'a que le tort involontaire d'aimer Édouard. Quoiqu'il m'en coûte, ma prudence de mari sera sourde, dans cette occasion, à mes scrupules d'ami. Édouard partira; mais il quittera Chantilly non accompagné de mon ingratitude, mais de mes regrets. Je lui ménagerai à Paris une retraite; je l'y conduirai. Là, toujours entouré de mes soins, il attendra que ses amis et moi lui facilitions les moyens de passer en Angleterre ou en Allemagne.

Un poids horrible se détacha de la poitrine de Maurice. Il ressentit plus vivement les pertes d'argent qu'il avait éprouvées.

—J'attends votre frère, Léonide: je suis dans l'impatience de son retour. Dès qu'il sera rentré, faites-le passer aussitôt dans mon cabinet, je vous en prie. Allez dans votre appartement; moi je me rends de ce pas au pavillon d'Édouard, pour lui communiquer notre commune résolution.

—Commanderai-je des chevaux pour trois heures?

—Chargez-vous de ce soin, Léonide.

Léonide se retira.

Dès qu'elle fut partie, Maurice se dirigea vers le tambour des deux portes. Il se baissait pour soulever la trappe, lorsqu'il la vit s'élever et paraître Édouard, qui le suivit dans le cabinet.

—C'est chez le notaire que je viens, dit Édouard en s'asseyant: me promet-il d'être aussi bon pour moi que l'ami?

—S'il le peut, pourquoi non?

—Il le peut. Tu me dispenses des précautions oratoires usitées dans les romans: arrivons au fait tout de suite. Je suis fils unique, tu le sais; ma fortune est à moi, avec le droit d'en disposer à mon gré sans en référer à personne. Ceux qui auraient quelque prétention sur mes biens sont des parents éloignés et la plupart si riches, que sans injustice ma générosité peut les ignorer. Une condamnation à mort ne fut jamais un brevet de longévité. Qu'on m'arrête demain: dans trois jours je n'existe plus; et ce que je possédais ira grossir les fortunes déjà immenses de ces parents dont je te parlais. Il est prudent de se mettre en règle. Tu me vois chez toi pour toutes ces raisons. Décidé à partir demain pour Paris, c'est encore une raison, n'est-ce pas, pour hâter mes dispositions? Dresse donc un écrit simple et clair dans lequel tu stipuleras que je laisse mes biens à partager après ma mort en trois parties égales: la première partie reviendra à... le nom en blanc; la seconde aux paysans pauvres de ma commune en Vendée; la troisième à Louis-François Maurice, notaire à Chantilly.

—Tu es fou?

—Très-raisonnable, au contraire. Ajoute que si, dans six mois, à dater d'aujourd'hui, je n'ai pas rempli par le nom du premier légataire le blanc qui en occupe la place, son tiers sera reversible en proportions égales sur mes deux autres héritiers. Tourne cela en termes de notaire. Mes biens s'élèvent à quinze cent mille francs net, sur lesquels en voilà trois cent mille en billets de banque, que je te remets. Prends cela d'abord.

—Sauvé! pensa Maurice; sauvé! Ma grande affaire aura lieu, ou plutôt qu'ai-je besoin de m'embarrasser d'affaires? Me voilà riche. Oh! Léonide ne me persécutera plus. Se levant avec une joie indicible, il sauta au cou d'Édouard.

—Tu acceptes, n'est-ce pas, Maurice!

—Non.

—Allons donc! préfères-tu que mes biens passent à des indifférens? Où mets-tu la délicatesse? Que je me survive au moins dans le souvenir de ceux que j'ai aimés; ils m'oublieront moins vite en ayant sous les yeux ce qui m'aura appartenu. Et quelle raison as-tu pour me refuser?

—Ai-je fait assez, Édouard, pour que tu me donnes non ta fortune,—car j'espère que tu en jouiras seul et longtemps, et que tes enfants en jouiront après toi,—mais pour mériter cette preuve d'une reconnaissance qui me rend presque de ton sang?

—Faut-il que je te rappelle, Maurice, notre amitié d'enfance, tes services, ton hospitalité à cœur ouvert, ma vie jusqu'à ce jour sauvée par toi? Ce n'est pas de l'or que je te donne: c'est ce que je laisse sur la terre. Est-ce ma faute si le souvenir est gâté par son trop de valeur? j'aurais voulu être pauvre. Mais, parce que je suis riche, repousseras-tu mon héritage?

—Non, Édouard, et c'est parce que je t'ai rendu quelques services devenus peut-être plus importants par l'enchaînement des circonstances, que je n'accepterai point tes offres. Je me reprocherais de m'être fait payer en argent le saint droit d'asile. D'ailleurs, notre amitié est presque une parenté, et à ce titre la loi me défend de participer à de tels bénéfices testamentaires.

—Singulière objection! Parce que tu es mon ami et mon notaire, je dois être ingrat; et toujours attendu que tu es notaire, tu veux te regarder comme étranger à ce qui me touche.

A qui laissera-t-on ses biens? à ceux que l'on n'aime pas? La loi aurait-elle arrêté que les notaires n'auraient pas d'amis? Tes scrupules sont d'ailleurs faciles à lever.

Édouard prit une plume, une feuille de papier, et, en quelques minutes, il eut dressé un testament écrit de sa main, signé par lui, qu'il cacheta et remit à Maurice.

—Mais pourquoi cette précipitation, Édouard? vas-tu donc mourir dans la soirée? Tu ferais venir de sinistres pensées.

Maurice s'empara de la main d'Édouard.

—Quel projet roules-tu donc dans ta tête?

—Je te l'ai dit, Maurice; je pars pour Paris.

—Quelle obstination à nous quitter! pensa Maurice. Voilà qui est singulier: au moment où je vais chez lui, il se rend chez moi; et c'est lorsque je me prépare à lui dire la nécessité où nous sommes de nous séparer qu'il me signifie son départ. N'y a-t-il que du hasard là-dedans?

—Ainsi tu comprends, poursuivit Édouard, l'urgence de mes précautions. Oui, je vais à Paris, je vais une dernière fois me mêler à la politique active. Des espérances nouvelles m'ont fait rougir de mon inutilité au parti qui a mes affections; il a une dernière chance à courir, je prétends la partager. Pardonne-moi si je ne t'en confie pas davantage. Ta conviction répugnerait à croire à ces espérances; la mienne souffrirait à les entendre nier. Ma vie n'est déjà plus une question: je joue rien contre tout. Mort, mes mesures sont justifiées par l'événement, n'est-ce pas? Vivant et vainqueur,—pardonne-moi, Maurice, cette supposition,—je déchire ce testament, et reprends ma fortune; y consens-tu?

Maurice n'était plus du tout à ce que disait Édouard; il tenait machinalement le papier qu'il lui avait remis, et il rapprochait la prière de sa femme, de faire partir Édouard pour Paris, et la présence de celui-ci demandant avec instance à quitter Chantilly. Non, réfléchissait-il, il est impossible qu'ils ne soient pas d'accord pour s'être ainsi rencontrés. Que s'est-il donc passé entre elle et lui? Elle a été pourtant bien ferme; et Édouard est si noble... Joueraient-ils un rôle longtemps médité? Vingt fois, depuis qu'il est avec nous, les circonstances ont été aussi impérieuses sans qu'il ait demandé à partir. Je ne crois donc pas au prétexte politique d'Édouard; il est vague. Comment savoir la vérité?... Mais Léonide n'a-t-elle pas insisté?—se demanda Maurice illuminé tout à coup,—pour qu'Édouard partît avant la nuit? N'a-t-elle pas là-dessus exigé ma parole, mon serment?... N'a-t-elle pas couru commander des chevaux pour trois heures? Si cette précision cachait ce que je cherche à savoir!

—Eh bien, Édouard, mon ami, va où le ciel t'appelle; tu partiras pour Paris, où je t'accompagnerai, cet après-midi, à trois heures.

—Non, pas aujourd'hui, Maurice; mais demain...

—Je découvre tout; j'ai touché le fait personnel à Léonide et à Édouard. Ce départ est concerté; mais il y a désaccord entre eux sur le jour et sur l'heure. N'importe: il y a une détermination convenue, arrêtée à deux: qu'est-ce qui l'a précédée? qu'est-ce qui la nécessite?

—Pourquoi donc pas à trois heures, Édouard? nous ferions route pendant la nuit, ce qui nous convient parfaitement. Allons! cela nous arrange mieux; tu n'y avais pas songé. Je vais sonner pour qu'à trois heures les chevaux soient prêts.

Maurice alla vers la sonnette.

Édouard l'arrêta.

—Je t'en prie, consens à ce délai: pas aujourd'hui, demain. Au fond, que t'importe?

—Il me supplie de lui accorder ce délai: tout est là. Mais qu'est-ce qui est là? J'ai évoqué ce doute: il est venu. Quelle lumière en tirerai-je maintenant? il m'effraye.

—Non, Édouard, il faut que tu quittes Chantilly à trois heures. Je veille sur toi: je ne réponds de toi qu'à ce prix.

—Mais enfin, pourquoi exiges-tu que je parte aujourd'hui? me l'apprendras-tu, Maurice?

—Et enfin pourquoi ne partirais-tu pas aujourd'hui? me l'apprendras-tu, Édouard?

Ils marchèrent l'un sur l'autre, s'arrêtèrent à un pas de distance, et se regardèrent sans parler, maîtres tous deux de leur espèce de sang-froid. Ce n'étaient pas deux hommes cherchant à s'emparer de leur secret, mais plutôt se demandant: «Avons-nous un secret?» Quoi qu'il dût s'en suivre de ce choc, il n'en était pas moins résulté une première atteinte de défiance entre les deux amis: leur amitié avait sa souillure.

—Au moins une raison de ce refus, Édouard; une seule?

—Je ne le puis.

—Je t'en supplie.

—Non, Maurice.

—Mais si je l'exigeais?

—Je te refuserais encore, Maurice. Ma vie a été à toi pendant quatre mois; elle est encore entre tes mains; ma fortune t'appartient; mais ceci n'est pas à moi, je ne le confierai à personne.

—Chez moi un secret! un secret qu'on me tait!

—De quoi t'étonnes-tu, toi qui en reçois tant et qui n'en as jamais violé?

—J'ai peut-être tort, répondit Maurice avec une grande apparence de sincérité; j'aurais dû comprendre que ce que tu me caches, n'ayant aucun rapport à ta fortune et à tes opinions, était tout simplement une affaire de cœur où personne n'avait le droit de pénétrer...

Ces dernières paroles furent dites d'un ton si vrai, quoiqu'elles cachassent leur hypocrisie; elles furent accompagnées d'une étreinte si involontaire, quoique peu désintéressée, qu'Édouard y fut pris comme Maurice lui-même.

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