Pendant que M. Darzac, sur les conseils de Rouletabille s’employait avec
Bernier à faire disparaître les traces du drame, la Dame en noir, qui avait
hâtivement changé de toilette, s’empressa de gagner l’appartement
de son père avant qu’elle courût le risque de rencontrer quelque hôte de
la Louve. Son dernier mot avait été pour nous recommander la prudence et le
silence. Rouletabille nous donna congé.
Il était alors sept heures et la vie renaissait dans le château et autour du
château. On entendait le chant nasillard des pêcheurs dans leurs barques. Je me
jetai sur mon lit, et, cette fois, je m’endormis profondément, vaincu par
la fatigue physique, plus forte que tout. Quand je me réveillai, je restai
quelques instants sur ma couche, dans un doux anéantissement; et puis tout à
coup je me dressai, me rappelant les événements de la nuit.
«Ah çà! fis-je tout haut, “ce corps de trop” est impossible!»
Ainsi, c’était cela qui surnageait au-dessus du gouffre sombre de ma
pensée, au-dessus de l’abîme de ma mémoire: cette impossibilité du «corps
de trop»! Et ce sentiment que je trouvai à mon réveil ne me fut point spécial,
loin de là! Tous ceux qui eurent à intervenir, de près ou de loin, dans cet
étrange drame de la Tour Carrée, le partageaient; et alors que l’horreur
de l’événement en lui-même — l’horreur de ce corps à
l’agonie enfermé dans un sac qu’un homme emportait dans la nuit
pour le jeter dans on ne savait quelle lointaine et profonde et mystérieuse
tombe, où il achèverait de mourir — s’apaisait,
s’évanouissait dans les esprits, s’effaçait de la vision, au
contraire l’impossibilité de ça — «du corps de trop» — monta,
grandit, se dressa devant nous, toujours plus haut, et plus menaçante et plus
affolante. Certains, comme Mrs. Edith, par exemple, qui nièrent par habitude de
nier ce qu’ils ne comprenaient pas — qui nièrent les termes du
problème que nous posait le destin, tels que nous les avons établis sans retour
dans le chapitre précédent — durent, par la suite des événements qui
eurent pour théâtre le fort d’Hercule, se rendre à l’évidence de
l’exactitude de ces termes.
Et d’abord, l’attaque? Comment l’attaque s’est-elle
produite? à quel moment? Par quels travaux d’approche moraux? Quelles
mines, contre-mines, tranchées, chemins couverts, bretèches — dans le
domaine de la fortification intellectuelle — ont servi l’assaillant
et lui ont livré le château? Oui, dans ces conditions, où est l’attaque?
Ah! que de silence! Et pourtant, il faut savoir! Rouletabille l’a dit: il
faut savoir! Dans un siège aussi mystérieux, l’attaque dut être dans tout
et dans rien! L’assaillant se tait et l’assaut se livre sans
clameur; et l’ennemi s’approche des murailles en marchant sur ses
bas. L’attaque! Elle est peut-être dans tout ce qui se tait, mais elle
est peut-être encore dans tout ce qui parle! Elle est dans un mot, dans un
soupir, dans un souffle! Elle est dans un geste, car si elle peut être aussi
dans tout ce qui se cache, elle peut être également dans tout ce qui se voit…
dans tout ce qui se voit et que l’on ne voit pas!
Onze heures!… Où est Rouletabille?… Son lit n’est pas défait… Je
m’habille à la hâte et je trouve mon ami dans la baille. Il me prend sous
le bras et m’entraîne dans la grande salle de la Louve. Là, je suis tout
étonné de trouver, bien qu’il ne soit pas encore l’heure de
déjeuner, tant de monde réuni. M. et Mme Darzac sont là. Il me semble que Mr
Arthur Rance a une attitude extraordinairement froide. Sa poignée de main est
glacée. Aussitôt que nous sommes arrivés, Mrs. Edith, du coin sombre où elle
est nonchalamment étendue, nous salue de ces mots: «Ah! voici M. Rouletabille
avec son ami Sainclair. Nous allons savoir ce qu’il veut». À quoi
Rouletabille répond en s’excusant de nous avoir tous fait venir à cette
heure dans la Louve; mais il a, affirme-t-il, une si grave communication à nous
faire qu’il n’a pas voulu la retarder d’une seconde. Le ton
qu’il a pris pour nous dire cela est si sérieux que Mrs. Edith affecte de
frissonner et simule une peur enfantine. Mais Rouletabille, que rien ne
démonte, dit: «Attendez, madame, pour frissonner, de savoir de quoi il
s’agit. J’ai à vous faire part d’une nouvelle qui n’est
point gaie!» Nous nous regardons tous. Comme il a dit cela! J’essaye de
lire sur le visage de M. et Mme Darzac leur «expression» du jour. Comment leur
visage se tient-il depuis la nuit dernière? Très bien, ma foi, très bien!… On
n’est pas plus «fermé». Mais qu’as-tu donc à nous dire,
Rouletabille? Parle! Il prie ceux d’entre nous qui sont restés debout de
s’asseoir et, enfin, il commence. Il s’adresse à Mrs. Edith.
«Et d’abord, madame, permettez-moi de vous apprendre que j’ai
décidé de supprimer toute cette «garde» qui entourait le château
d’Hercule comme d’une seconde enceinte, que j’avais jugée
nécessaire à la sécurité de M. et de Mme Darzac, et que vous m’aviez
laissé établir, bien qu’elle vous gênât, à ma guise avec tant de bonne
grâce, et aussi, nous pouvons le dire, quelquefois avec tant de bonne humeur.
Cette directe allusion aux petites moqueries dont nous gratifiait Mrs. Edith
quand nous montions la garde fait sourire Mr Arthur Rance et Mrs. Edith
elle-même. Mais ni M. ni Mme Darzac ni moi ne sourions, car nous nous demandons
avec un commencement d’anxiété où notre ami veut en venir.
«Ah! vraiment, vous supprimez la garde du château, monsieur Rouletabille! Eh
bien, vous m’en voyez toute réjouie, non point qu’elle m’ait
jamais gênée! fait Mrs. Edith avec une affectation de gaieté (affectation de
peur, affectation de gaieté, je trouve Mrs. Edith très affectée et, chose
curieuse, elle me plaît beaucoup ainsi), au contraire, elle m’a tout à
fait intéressée à cause de mes goûts romanesques; mais, si je me réjouis de sa
disparition, c’est qu’elle me prouve que M. et Mme Darzac ne
courent plus aucun danger.
— Et c’est la vérité, madame, réplique Rouletabille, depuis cette
nuit.»
Mme Darzac ne peut retenir un mouvement brusque que je suis le seul à
apercevoir.
«Tant mieux! s’écrie Mrs. Edith. Et que le Ciel en soit béni! Mais
comment mon mari et moi sommes-nous les derniers à apprendre une pareille
nouvelle?… Il s’est donc passé cette nuit des choses intéressantes? Ce
voyage nocturne de M. Darzac sans doute?… M. Darzac n’est-il pas allé à
Castelar?»
Pendant qu’elle parlait ainsi, je voyais croître l’embarras de M.
et de Mme Darzac. M. Darzac, après avoir regardé sa femme, voulut placer un
mot, mais Rouletabille ne le lui permit pas.
«Madame, je ne sais pas où M. Darzac est allé cette nuit, mais il faut, il est
nécessaire que vous sachiez une chose: c’est la raison pour laquelle M.
et Mme Darzac ne courent plus aucun danger. Votre mari, madame, vous a mise au
courant des affreux drames du Glandier et du rôle criminel qu’y joua…
— Frédéric Larsan… Oui, monsieur, je sais tout cela.
— Vous savez également, par conséquent, que nous ne faisions si bonne
garde ici, autour de M. et de Mme Darzac, que parce que nous avions vu
réapparaître ce personnage.
— Parfaitement.
— Eh bien, M. et Mme Darzac ne courent plus aucun danger, parce que ce
personnage ne reparaîtra plus.
— Qu’est-il devenu?
— Il est mort!
— Quand?
— Cette nuit.
— Et comment est-il mort, cette nuit?
— On l’a tué, madame.
— Et où l’a-t-on tué?
— Dans la Tour Carrée!»
Nous nous levâmes tous à cette déclaration, dans une agitation bien
compréhensible: M. et Mrs. Rance stupéfaits de ce qu’ils apprenaient, M.
et Mme Darzac et moi, effarés de ce que Rouletabille n’avait pas hésité à
le leur apprendre.
«Dans la Tour Carrée! s’écria Mrs. Edith… Et qui est-ce qui l’a
tué?
— M. Robert Darzac!» fit Rouletabille, et il pria tout le monde de se
rasseoir.
Chose étonnante, nous nous rassîmes comme si, dans un moment pareil, nous
n’avions pas autre chose à faire qu’à obéir à ce gamin.
Mais presque aussitôt Mrs. Edith se releva et prenant les mains de M. Darzac,
elle lui dit avec une force, une exaltation véritable cette fois-ci
(décidément, aurais-je mal jugé Mrs. Edith en la trouvant affectée):
«Bravo, monsieur Robert! All right! You are a gentleman!»
Et elle se retourna vers son mari en s’écriant:
«Ah! voilà un homme! Il est digne d’être aimé!»
Alors, elle fit des compliments exagérés (mais c’était peut-être dans sa
nature, après tout, d’exagérer ainsi toute chose) à Mme Darzac; elle lui
promit une amitié indestructible; elle déclara qu’elle et son mari
étaient tout prêts, dans une circonstance aussi difficile, à les seconder, elle
et M. Darzac, qu’on pouvait compter sur leur zèle, leur dévouement et
qu’ils étaient prêts à attester tout ce que l’on voudrait devant
les juges.
«Justement, madame, interrompit Rouletabille, il ne s’agit point de juges
et nous n’en voulons pas. Nous n’en avons pas besoin. Larsan était
mort pour tout le monde avant qu’on ne le tuât cette nuit; eh bien, il
continue à être mort, voilà tout! Nous avons pensé qu’il serait tout à
fait inutile de recommencer un scandale dont M. et Mme Darzac et le professeur
Stangerson ont été beaucoup trop déjà les innocentes victimes et nous avons
compté pour cela sur votre complicité. Le drame s’est passé d’une
façon si mystérieuse, cette nuit, que vous-mêmes, si nous n’avions pris
la précaution de vous le faire connaître, eussiez pu ne jamais le soupçonner.
Mais M. et Mme Darzac sont doués de sentiments trop élevés pour oublier ce
qu’ils devaient à leurs hôtes en une pareille occurrence. La plus simple
des politesses leur ordonnait de vous faire savoir qu’ils avaient tué
quelqu’un chez vous, cette nuit! Quelle que soit, en effet, notre
quasi-certitude de pouvoir dissimuler cette fâcheuse histoire à la justice
italienne, on doit toujours prévoir le cas où un incident imprévu la mettrait
au courant de l’affaire; et M. et Mme Darzac ont assez de tact pour ne
point vouloir vous faire courir le risque d’apprendre un jour par la
rumeur publique, ou par une descente de police, un événement aussi important
qui s’est passé justement sous votre toit.»
Mr Arthur Rance, qui n’avait encore rien dit, se leva, tout blême.
«Frédéric Larsan est mort, fit-il. Eh bien, tant mieux! Nul ne s’en
réjouira plus que moi; et, s’il a reçu, de la main même de M. Darzac, le
châtiment de ses crimes, nul plus que moi n’en félicitera M. Darzac. Mais
j’estime avant tout que c’est là un acte glorieux dont M. Darzac
aurait tort de se cacher! Le mieux serait d’avertir la justice et sans
tarder. Si elle apprend cette affaire par d’autres que par nous, voyez
notre situation! Si nous nous dénonçons, nous faisons oeuvre de justice, si
nous nous cachons, nous sommes des malfaiteurs! On pourra tout supposer…»
À entendre Mr Rance, qui parlait en bégayant, tant il était ému de cette
tragique révélation, on eût dit que c’était lui qui avait tué Frédéric
Larsan… Lui qui, déjà, en était accusé par la justice… lui qui était traîné en
prison.
«Il faut tout dire! Messieurs, il faut tout dire…»
Mrs. Edith ajouta:
«Je crois que mon mari a raison. Mais, avant de prendre une décision, il
conviendrait de savoir comment les choses se sont passées.»
Et elle s’adressa directement à M. et Mme Darzac. Mais ceux-ci étaient
encore sous le coup de la surprise que leur avait procurée Rouletabille en
parlant, Rouletabille qui, le matin même, devant moi, leur promettait le
silence et nous engageait tous au silence; aussi n’eurent-ils point une
parole. Ils étaient comme en pierre dans leur fauteuil. Mr Arthur Rance
répétait: «Pourquoi nous cacher? Il faut tout dire!»
Tout à coup, le reporter sembla prendre une résolution subite; je compris à ses
yeux traversés d’un brusque éclair que quelque chose de considérable
venait de se passer dans sa cervelle. Et il se pencha sur Arthur Rance.
Celui-ci avait la main droite appuyée sur une canne à bec de corbin. Le bec en
était d’ivoire et joliment travaillé par un ouvrier illustre de Dieppe.
Rouletabille lui prit cette canne.
«Vous permettez? dit-il. Je suis très amateur du travail de l’ivoire et
mon ami Sainclair m’a parlé de votre canne. Je ne l’avais pas
encore remarquée. Elle est, en effet, fort belle. C’est une figure de
Lambesse. Il n’y a point de meilleur ouvrier sur la côte normande.»
Le jeune homme regardait la canne et ne semblait plus songer qu’à la
canne. Il la mania si bien qu’elle lui échappa des mains et vint tomber
devant Mme Darzac. Je me précipitai, la ramassai et la rendis immédiatement à
Mr Arthur Rance. Rouletabille me remercia avec un regard qui me foudroya. Et,
avant d’être foudroyé, j’avais lu dans ce regard-là que
j’étais un imbécile!
Mrs. Edith s’était levée, très énervée de l’attitude insupportable
de «suffisance» de Rouletabille et du silence de M. et Mme Darzac.
«Chère, fit-elle à Mme Darzac, je vois que vous êtes très fatiguée. Les
émotions de cette nuit épouvantable vous ont exténuée. Venez, je vous en prie,
dans nos chambres, vous vous reposerez.
— Je vous demande bien pardon de vous retenir un instant encore, Mrs.
Edith, interrompit Rouletabille, mais ce qui me reste à dire vous intéresse
particulièrement.
— Eh bien, dites, monsieur, et ne nous faites pas languir ainsi.»
Elle avait raison. Rouletabille le comprit-il? Toujours est-il qu’il
racheta la lenteur de ses prolégomènes par la rapidité, la netteté, le
saisissant relief avec lequel il retraça les événements de la nuit. Jamais le
problème du «corps de trop» dans la Tour Carrée ne devait nous apparaître avec
plus de mystérieuse horreur! Mrs. Edith en était toute réellement (je dis
réellement, ma foi) frissonnante. Quant à Arthur Rance, il avait mis le bout du
bec de sa canne dans sa bouche et il répétait avec un flegme tout américain,
mais avec une conviction impressionnante: «C’est une histoire du diable!
C’est une histoire du diable! L’histoire du corps de trop est une
histoire du diable!…»
Mais, disant cela, il regardait le bout de la bottine de Mme Darzac qui
dépassait un peu le bord de sa robe. À ce moment-là seulement la conversation
devint à peu près générale; mais c’était moins une conversation
qu’une suite ou qu’un mélange d’interjections,
d’indignations, de plaintes, de soupirs et de condoléances, aussi de
demandes d’explications sur les conditions d’arrivée possible du
«corps de trop», explications qui n’expliquaient rien et ne faisaient
qu’augmenter la confusion générale. On parla aussi de l’horrible
sortie du «corps de trop» dans le sac de pommes de terre et Mrs. Edith, à ce
propos, réédita l’expression de son admiration pour le gentleman héroïque
qu’était M. Robert Darzac. Rouletabille, lui, ne daigna point laisser
tomber un mot dans tout ce gâchis de paroles. Visiblement, il méprisait cette
manifestation verbale du désarroi des esprits, manifestation qu’il
supportait avec l’air d’un professeur qui accorde quelques minutes
de récréation à des élèves qui ont été bien sages. C’était là un de ses
airs qui ne me plaisaient pas et que je lui reprochais quelquefois, sans succès
d’ailleurs, car Rouletabille a toujours pris les airs qu’il a
voulus.
Enfin, il jugea sans doute que la récréation avait assez duré, car il demanda
brusquement à Mrs. Edith:
«Eh bien, Mrs. Edith! Pensez-vous toujours qu’il faille avertir la
justice?
— Je le pense plus que jamais, répondit-elle. Ce que nous serions
impuissants à découvrir, elle le découvrira certainement, elle! (Cette allusion
voulue à l’impuissance intellectuelle de mon ami laissa celui-ci
parfaitement indifférent.) Et je vous avouerai même une chose, monsieur
Rouletabille, ajouta-t-elle, c’est que je trouve qu’on aurait pu
l’avertir plus tôt, la justice! Cela vous eût évité quelques longues
heures de garde et des nuits d’insomnie qui n’ont, en somme, servi
à rien, puisqu’elle n’ont pas empêché celui que vous redoutiez tant
de pénétrer dans la place!»
Rouletabille s’assit, domptant une émotion vive qui le faisait presque
trembler, et, d’un geste qu’il voulait rendre évidemment
inconscient, s’empara à nouveau de la canne que Mr Arthur Rance venait de
poser contre le bras de son fauteuil. Je me disais: «Qu’est-ce
qu’il veut faire de cette canne? Cette fois-ci, je n’y toucherai
plus! Ah! je m’en garderai bien!…»
Jouant avec la canne, il répondit à Mrs. Edith qui venait de l’attaquer
d’une façon aussi vive, presque cruelle.
«Mrs. Edith, vous avez tort de prétendre que toutes les précautions que
j’avais prises pour la sécurité de M. et Mme Darzac ont été inutiles. Si
elles m’ont permis de constater la présence inexplicable d’un corps
de trop, elles m’ont également permis de constater l’absence
peut-être moins inexplicable d’un corps de moins.»
Nous nous regardâmes tous encore, les uns cherchant à comprendre, les autres
redoutant déjà de comprendre.
«Eh! Eh! répliqua Mrs. Edith, dans ces conditions, vous allez voir qu’il
ne va plus y avoir de mystère du tout et que tout va s’arranger.» Et elle
ajouta, dans la langue bizarre de mon ami, afin de s’en moquer: «Un corps
de trop d’un côté, un corps de moins de l’autre! Tout est pour le
mieux!»
— Oui, fit Rouletabille, et c’est bien ce qui est affreux, car ce
corps de moins arrive tout à fait à temps pour nous expliquer le corps de trop,
madame. Maintenant, madame, sachez que ce corps de moins est le corps de votre
oncle, M. Bob!
— Le vieux Bob! s’écria-t-elle. Le vieux Bob a disparu!» Et nous
criâmes tous avec elle:
«Le vieux Bob! Le vieux Bob a disparu!
— Hélas!» fit Rouletabille.
Et il laissa tomber la canne.
Mais la nouvelle de la disparition du vieux Bob avait tellement «saisi» les
Rance et les Darzac que nous ne portâmes aucune attention à cette canne qui
tombait.
«Mon cher Sainclair, soyez donc assez aimable pour ramasser cette canne», dit
Rouletabille.
Ma foi, je l’ai ramassée, cependant que Rouletabille ne daignait même pas
me dire merci et que Mrs. Edith, bondissant tout à coup comme une lionne sur M.
Robert Darzac qui opéra un mouvement de recul très accentué, poussait une
clameur sauvage:
«Vous avez tué mon oncle!»
Son mari et moi-même eurent de la peine à la maintenir et à la calmer.
D’un côté, nous lui affirmions que ce n’était pas une raison parce
que son oncle avait momentanément disparu pour qu’il eût disparu dans le
sac tragique, et de l’autre nous reprochions à Rouletabille la brutalité
avec laquelle il venait de nous faire apparaître une opinion qui, au surplus,
ne pouvait encore être, dans son esprit inquiet, qu’une bien tremblante
hypothèse. Et, nous ajoutâmes, en suppliant Mrs. Edith de nous écouter, que
cette hypothèse ne pouvait en aucune façon être considérée par Mrs. Edith comme
une injure, attendu qu’elle n’était possible qu’en admettant
la supercherie d’un Larsan qui aurait pris la place de son respectable
oncle. Mais elle ordonna à son mari de se taire et, me toisant du haut en bas,
elle me dit:
«Monsieur Sainclair, j’espère, fermement même, que mon oncle n’a
disparu que pour bientôt réapparaître; s’il en était autrement, je vous
accuserais d’être le complice du plus lâche des crimes. Quant à vous,
monsieur (elle s’était retournée vers Rouletabille), l’idée même
que vous avez pu avoir de confondre un Larsan avec un vieux Bob me défend à
jamais de vous serrer la main, et j’espère que vous aurez le tact de me
débarrasser bientôt de votre présence!
— Madame! répliqua Rouletabille en s’inclinant très bas,
j’allais justement vous demander la permission de prendre congé de votre
grâce. J’ai un court voyage de vingt-quatre heures à faire. Dans
vingt-quatre heures je serai de retour et prêt à vous aider dans les
difficultés qui pourraient surgir, à la suite de la disparition de votre
respectable oncle.
— Si dans vingt-quatre heures mon oncle n’est pas revenu, je
déposerai une plainte entre les mains de la justice italienne, monsieur.
— C’est une bonne justice, madame; mais, avant d’y avoir
recours, je vous conseillerai de questionner tous les domestiques en qui vous
pourriez avoir quelque confiance, notamment Mattoni. Avez-vous confiance,
madame, en Mattoni?
— Oui, monsieur, j’ai confiance en Mattoni.
— Eh bien, madame, questionnez-le!… Questionnez-le!… Ah! avant mon
départ, permettez-moi de vous laisser cet excellent et historique livre…»
Et Rouletabille tira un livre de sa poche.
«Qu’est-ce que ça encore? demanda Mrs. Edith, superbement dédaigneuse.
— Ça, madame, c’est un ouvrage de M. Albert Bataille, un exemplaire
de ses Causes criminelles et mondaines, dans lequel je vous conseille de lire
les aventures, déguisements, travestissements, tromperies d’un illustre
bandit dont le vrai nom est Ballmeyer.»
Rouletabille ignorait que j’avais déjà conté pendant deux heures les
histoires extraordinaires de Ballmeyer à Mrs. Rance.
«Après cette lecture, continua-t-il, il vous sera loisible de vous demander si
l’astuce criminelle d’un pareil individu aurait trouvé des
difficultés insurmontables à se présenter devant vos yeux sous l’aspect
d’un oncle que vos yeux n’auraient point vu depuis quatre ans (car
il y avait quatre ans, madame, que vos yeux n’avaient point vu monsieur
le vieux Bob quand vous avez trouvé ce respectable oncle au sein des pampas de
l’Araucanie.) Quant aux souvenirs de Mr Arthur Rance, qui vous
accompagnait, ils étaient beaucoup plus lointains et beaucoup plus susceptibles
d’être trompés que vos souvenirs et votre coeur de nièce!… Je vous en
conjure à genoux, madame, ne nous fâchons pas! La situation, pour nous tous,
n’a jamais été aussi grave. Restons unis. Vous me dites de partir: je
pars, mais je reviendrai; car, s’il fallait tout de même s’arrêter
à l’abominable hypothèse de Larsan ayant pris la place de monsieur le
vieux Bob, il nous resterait à chercher monsieur le vieux Bob lui-même; auquel
cas je serais, madame, à votre disposition et toujours votre très humble et
très obéissant serviteur.»
À ce moment, comme Mrs. Edith prenait une attitude de reine de comédie
outragée, Rouletabille se tourna vers Arthur Rance et lui dit:
«Il faut agréer, monsieur Arthur Rance, pour tout ce qui vient de se passer,
toutes mes excuses et je compte bien sur le loyal gentleman que vous êtes pour
les faire agréer à Mrs. Arthur Rance. En somme, vous me reprochez la rapidité
avec laquelle j’ai exposé mon hypothèse, mais veuillez vous souvenir,
monsieur, que Mrs. Edith, il y a un instant encore, me reprochait ma lenteur!»
Mais Arthur Rance ne l’écoutait déjà plus. Il avait pris le bras de sa
femme et tous deux se disposaient à quitter la pièce quand la porte
s’ouvrit et le garçon d’écurie, Walter, le fidèle serviteur du
vieux Bob, fit irruption au milieu de nous. Il était dans un état de saleté
surprenant, entièrement recouvert de boue et les vêtements arrachés. Son visage
en sueur, sur lequel se plaquaient les mèches de ses cheveux en désordre,
reflétait une colère mêlée d’effroi qui nous fit craindre tout de suite
quelque nouveau malheur. Enfin, il avait à la main une loque infâme qu’il
jeta sur la table. Cette toile repoussante, maculée de larges taches d’un
brun rougeâtre, n’était autre — nous le devinâmes immédiatement en
reculant d’horreur — que le sac qui avait servi à emporter le corps
de trop.
De sa voix rauque, avec des gestes farouches, Walter baragouinait déjà mille
choses dans son incompréhensible anglais, et nous nous demandions tous, à
l’exception d’Arthur Rance et de Mrs. Edith: «Qu’est-ce
qu’il dit?… Qu’est-ce qu’il dit?…»
Et Arthur Rance l’interrompait de temps en temps, cependant que
l’autre nous montrait des poings menaçants et regardait Robert Darzac
avec des yeux de fou. Un instant, nous crûmes même qu’il allait
s’élancer, mais un geste de Mrs. Edith l’arrêta net. Et Arthur
Rance traduisit pour nous:
«Il dit que, ce matin, il a remarqué des taches de sang dans la charrette
anglaise et que Toby était très fatigué de sa course de nuit. Cela l’a
intrigué tellement qu’il a résolu tout de suite d’en parler au
vieux Bob; mais il l’a cherché en vain. Alors, pris d’un sinistre
pressentiment, il a suivi à la piste le voyage de nuit de la charrette
anglaise, ce qui lui était facile à cause de l’humidité du chemin et de
l’écartement exceptionnel des roues; c’est ainsi qu’il est
parvenu jusqu’à une crevasse du vieux Castillon dans laquelle il est
descendu, persuadé qu’il y trouverait le corps de son maître; mais il
n’en a rapporté que ce sac vide qui a peut-être contenu le cadavre du
vieux Bob, et, maintenant, revenu en toute hâte dans une carriole de paysan, il
réclame son maître, demande si on l’a vu et accuse Robert Darzac
d’assassinat si on ne le lui montre pas…»
Nous étions tous consternés. Mais, à notre grand étonnement, Mrs. Edith
reconquit la première son sang-froid. Elle calma Walter en quelques mots, lui
promit qu’elle lui montrerait, tout à l’heure, son vieux Bob, en
excellente santé, et le congédia. Et elle dit à Rouletabille:
«Vous avez vingt-quatre heures, monsieur, pour que mon oncle revienne.
— Merci, madame, fit Rouletabille; mais, s’il ne revient pas,
c’est moi qui ai raison!
— Mais, enfin, où peut-il être? s’écria-t-elle.
— Je ne pourrais point vous le dire, madame, maintenant qu’il
n’est plus dans le sac!»
Mrs. Edith lui jeta un regard foudroyant et nous quitta, suivie de son mari.
Aussitôt, Robert Darzac nous montra toute sa stupéfaction de l’histoire
du sac. Il avait jeté le sac à l’abîme et le sac en revenait tout seul.
Quant à Rouletabille il nous dit:
«Larsan n’est pas mort, soyez-en sûrs! Jamais la situation n’a été
aussi effroyable, et il faut que je m’en aille!… Je n’ai pas une
minute à perdre! Vingt-quatre heures! dans vingt-quatre heures, je serai ici…
Mais jurez-moi, jurez-moi tous deux de ne point quitter ce château… Jurez-moi,
Monsieur Darzac, que vous veillerez sur Mme Darzac, que vous lui défendrez,
même par la force, si c’est nécessaire, toute sortie!… Ah! et puis… il ne
faut plus que vous habitiez la Tour Carrée!… Non, il ne le faut plus!… À
l’étage où habite M. Stangerson, il y a deux chambres libres. Il faut les
prendre. C’est nécessaire… Sainclair, vous veillerez à ce
déménagement-là… Aussitôt mon départ, ne plus remettre les pieds dans la Tour
Carrée, hein? ni les uns ni les autres… Adieu! Ah! tenez! laissez-moi vous
embrasser… tous les trois!…»
Il nous serra dans ses bras: M. Darzac d’abord, puis moi; et puis, en
tombant sur le sein de la Dame en noir, il éclata en sanglots. Toute cette
attitude de Rouletabille, malgré la gravité des événements,
m’apparaissait incompréhensible. Hélas! combien je devais la trouver
naturelle plus tard!