La lune l’a frappé en plein visage. Il se croit seul dans la nuit et
voici certainement l’un des moments où il doit déposer le masque du jour.
D’abord les vitres noires ont cessé de protéger son regard incertain. Et
si sa taille, pendant les heures de comédie, s’est fatiguée à se courber
plus que de nature, si les épaules se sont très habilement arrondies, voici la
minute où le grand corps de Larsan, sorti de scène, va se délasser. Qu’il
se délasse donc! Je l’épie dans la coulisse… derrière les figuiers de
Barbarie, pas un de ses mouvements ne m’échappe…
Maintenant, il est debout sur le boulevard de l’Ouest qui lui fait comme
un piédestal; les rayons lunaires l’enveloppent d’une lueur froide
et funèbre. Est-ce toi, Darzac? ou ton spectre? ou l’ombre de Larsan
revenue de chez les morts?
Je suis fou… En vérité, il faut avoir pitié de nous qui sommes tous fous. Nous
voyons Larsan partout et peut-être Darzac lui-même m’a-t-il regardé un
jour, moi, Sainclair, en se disant: «Si c’était Larsan!…» Un jour!… je
parle comme s’il y avait des années que nous étions enfermés dans ce
château et il y a tout juste quatre jours… Nous sommes arrivés ici, le 8 avril,
un soir…
Sans doute, mais jamais mon coeur n’a ainsi battu quand je me posais la
terrible question pour les autres; c’est peut-être aussi qu’elle
était moins terrible quand il s’agissait des autres… Et puis, c’est
singulier ce qui m’arrive. Au lieu que mon esprit recule effrayé devant
l’abîme d’une aussi incroyable hypothèse, au contraire, il est
attiré, entraîné, horriblement séduit. Il a le vertige et il ne fait rien pour
l’éviter. Il me pousse à ne point quitter des yeux le spectre debout sur
le boulevard de l’Ouest, à lui trouver des attitudes, des gestes, une
ressemblance, par derrière… et puis aussi le profil… et puis aussi la face… Là,
comme ça… Il ressemble tout à fait à Larsan… Oui, mais comme ça, il ressemble
tout à fait à Darzac…
Comment se fait-il que cette idée me vienne, cette nuit, pour la première fois?
Quand j’y songe… Elle eût dû être notre première idée! Est-ce que, lors
du Mystère de la Chambre Jaune, la silhouette Larsan n’apparaissait
point, au moment du crime, tout à fait confondue avec la silhouette Darzac?
Est-ce que le Darzac qui venait chercher la réponse de Mlle Stangerson au
bureau de poste 40 n’était point Larsan lui-même? Est-ce que cet empereur
du camouflage n’avait point déjà entrepris avec succès d’être
Darzac, si bien qu’il avait réussi à faire accuser de ses propres crimes
le fiancé de Mlle Stangerson!…
Sans doute… sans doute… mais, tout de même, si j’ordonne à mon coeur
inquiet de se taire pour pouvoir entendre ma raison, je saurai que mon
hypothèse est insensée… Insensée?… Pourquoi?… Tenez, le voilà, le spectre
Larsan qui allonge les grands ciseaux de ses jambes, qui marche comme Larsan…
oui, mais il a les épaules de Darzac.
Je dis insensée parce que, si l’on n’est pas Darzac, on peut tenter
de l’être dans l’ombre, dans le mystère, de loin, comme lors des
drames du Glandier… mais ici, nous touchons l’homme!… nous vivons avec
lui!…
Nous vivons avec lui?… Non!…
D’abord, il est rarement là… presque toujours enfermé dans sa chambre ou
penché sur cet inutile travail de la Tour du Téméraire… Voilà, ma foi, un beau
prétexte que celui de dessiner pour qu’on ne voie pas votre tête et pour
répondre aux gens sans tourner la tête…
Mais enfin, il ne dessine pas toujours… Oui, mais dehors, toujours, excepté ce
soir, il a son binocle noir… Ah! cet accident du laboratoire a été des plus
intelligents… Cette petite lampe qui a fait explosion savait — je
l’ai toujours pensé — le service qu’elle allait rendre à
Larsan lorsque Larsan aurait pris la place de Darzac… Elle lui permettrait
d’éviter, toujours… toujours, la grande lumière du jour… à cause de la
faiblesse des yeux… Comment donc!… Il n’est point jusqu’à Mlle
Stangerson et Rouletabille qui ne s’arrangeaient pour trouver les coins
d’ombre où les yeux de M. Darzac n’avaient rien à redouter de la
lumière du jour… Du reste, il a, plus que tout autre, en y réfléchissant,
depuis que nous sommes arrivés ici, cette préoccupation de l’ombre… nous
l’avons vu peu, mais toujours à l’ombre. Cette petite salle du
conseil est fort sombre, … la Louve est sombre… Et il a choisi, des deux
chambres de la Tour Carrée, celle qui reste toujours plongée dans une
demi-obscurité.
Tout de même… Voyons! Voyons!… Voyons! On ne trompe pas Rouletabille comme ça!…
ne serait-ce que trois jours!… Cependant, comme dit Rouletabille, Larsan est né
avant Rouletabille, puisqu’il est son père…
… Ah! je revois le premier geste de Darzac, quand il est venu au-devant de nous
à Cannes, et qu’il est monté dans notre compartiment… Il a tiré le
rideau… De l’ombre, toujours…
Le spectre, maintenant, sur le boulevard de l’Ouest, s’est retourné
de mon côté… Je le vois bien… de face… pas de binocle… il est immobile… il est
placé là comme si on allait le photographier… Ne bougez pas!… Là, ça y est!… Eh
bien, c’est Robert Darzac! c’est Robert Darzac!
… Il se remet en marche… Je ne sais plus… il y a quelque chose qui me manque,
dans la marche de Darzac, pour que je reconnaisse la marche de Larsan; mais
quoi?…
Oui, Rouletabille aurait tout vu. Euh?… Rouletabille raisonne plus qu’il
ne regarde. Et puis, a-t-il eu tellement le temps de regarder que cela?…
Non!… N’oublions pas que Darzac est allé passer trois mois dans le Midi!…
C’est vrai!… Ah! on peut raisonner là-dessus: trois mois, pendant
lesquels on ne l’a pas vu… Il était parti malade… Il était revenu bien
portant… On ne s’étonne point que la figure d’un homme ait un peu
changé quand, partie avec une mine de mort, elle réapparaît avec une mine de
vivant.
Et la cérémonie du mariage a eu lieu tout de suite… Comme il s’est montré
à nous avec parcimonie avant, et depuis… Et, du reste, il n’y a pas
encore une semaine de tout cela… Un Larsan peut tenir le coup pendant six
jours.
L’homme (Darzac? Larsan?) descend de son piédestal du boulevard de
l’Ouest et vient droit à moi… M’a-t-il vu? Je me fais plus petit
derrière mon figuier de Barbarie.
… Trois mois d’absence pendant lesquels Larsan a pu étudier tous les
tics, toutes les manifestations Darzac, et puis on supprime Darzac et on prend
sa place, et sa femme… on l’emporte… le tour est joué!…
… La voix? Quoi de plus facile que d’imiter une voix du Midi? On a un peu
plus ou un peu moins l’accent, voilà tout. Moi, j’ai cru observer
qu’il l’avait un peu plus… Oui, le Darzac d’aujourd’hui
a un peu plus l’accent — je crois — que celui d’avant
le mariage…
Il est presque sur moi, il passe à mes côtés… Il ne m’a pas vu…
… C’est Larsan! Je vous dis que c’est Larsan!…
Mais il s’arrête une seconde, regarde éperdument toutes ces choses
endormies autour de lui, de lui dont la douleur veille solitaire, et il gémit,
comme un pauvre malheureux homme qu’il est…
… C’est Darzac!…
Et puis, il est parti… Et je suis resté là, derrière un figuier, dans
l’anéantissement de ce que j’avais osé penser!…
Combien de temps restai-je ainsi, prostré? Une heure? Deux heures? Quand je me
relevai, j’avais les reins rompus et l’esprit très fatigué. Oh!
très fatigué! J’étais allé, au cours de mes étourdissantes hypothèses,
jusqu’à me demander si par hasard (par hasard!) le Larsan qui était dans
le sac de pommes de terre dites «saucisses» ne s’était pas substitué au
Darzac qui le conduisait, dans la petite voiture anglaise traînée par Toby aux
gouffres du puits de Castillon!… Parfaitement, je voyais le corps à
l’agonie ressuscitant tout à coup et priant M. Darzac d’aller
prendre sa place. Il n’avait fallu, pour que je rejetasse loin de mon
absurde cogitation cette supposition imbécile, rien moins que le rappel de la
preuve absolue de son impossibilité, qui m’avait été donnée le matin même
par une conversation très intime entre M. Darzac et moi, au sortir de notre
cruelle séance dans la Tour Carrée, séance pendant laquelle avaient été si bien
établis tous les termes du problème du corps de trop. À ce moment, je lui avais
posé, à propos du prince Galitch, dont la falote image ne cessait de me
poursuivre, quelques questions auxquelles il avait tout de suite répondu en
faisant allusion à une autre conversation très scientifique que nous avions eue
la veille, Darzac et moi, et qui n’avait pu matériellement être entendue
de personne autre que de nous deux, au sujet de ce même prince Galitch. Lui
seul connaissait cette conversation là, et il ne faisait point de doute, par
cela même, que le Darzac qui me préoccupait tant aujourd’hui
n’était autre que celui de la veille.
Si insensée que fût l’idée de cette substitution, on me pardonnera tout
de même de l’avoir eue. Rouletabille en était un peu la cause avec ses
façons de me parler de son père comme du Dieu de la métamorphose! Et j’en
revins à la seule hypothèse possible — possible pour un Larsan qui aurait
pris la place d’un Darzac — à celle de la substitution au moment du
mariage, lors du retour du fiancé de Mlle Stangerson à Paris, après trois mois
d’absence dans le Midi…
La plainte déchirante que Robert Darzac, se croyant seul, avait laissé
échapper, tout à l’heure à mes côtés, ne parvenait point à chasser tout à
fait cette idée-là… Je le voyais entrant à l’église
Saint-Nicolas-du-Chardonnet, paroisse à laquelle il avait voulu que le mariage
eût lieu… peut-être, pensai-je, parce qu’il n’y avait point
d’église plus sombre à Paris…
Ah! on est très curieusement bête quand on se trouve, par une nuit lunaire,
derrière un figuier de Barbarie, aux prises avec la pensée de Larsan!…
Très, très bête! me disais-je, en regagnant tout doucement, à travers les
massifs de la baille, le lit qui m’attendait dans une petite chambre
solitaire du Château Neuf… très bête… car, comme l’avait si bien dit
Rouletabille… si Larsan avait été alors Darzac, il n’avait qu’à
emporter sa belle proie et il ne se serait point complu à réapparaître à
l’état de Larsan pour épouvanter Mathilde, et il ne l’aurait pas
amenée au château fort d’Hercule, au milieu des siens, et il
n’aurait pas pris la précaution désastreuse pour ses desseins de montrer
à nouveau, dans la barque de Tullio, la figure menaçante de Roussel-Ballmeyer!
À ce moment, Mathilde lui appartenait, et c’est depuis ce moment
qu’elle s’était reprise. La réapparition de Larsan ravissait
définitivement la Dame en noir à Darzac, donc Darzac n’était pas Larsan!
Mon Dieu! que j’ai mal à la tête… C’est la lune éblouissante,
là-haut, qui m’a frappé douloureusement la cervelle… j’ai un coup
de lune…
Et puis… et puis, n’était-il pas apparu à Arthur Rance lui-même, dans les
jardins de Menton, alors que Darzac venait d’être «mis dans le train» qui
le conduisait à Cannes, au-devant de nous! Si Arthur Rance avait dit vrai, je
pouvais aller me coucher en toute tranquillité… Et pourquoi Arthur Rance eût-il
menti?… Arthur Rance, encore un qui est amoureux de la Dame en noir, qui
n’a pas cessé de l’être… Mrs. Edith n’est pas une sotte; elle
a tout vu, Mrs. Edith!… Allons!… allons nous coucher…
J’étais encore sous la poterne du Jardinier et j’allais entrer dans
la Cour du Téméraire quand il m’a semblé entendre quelque chose… on eût
dit une porte que l’on refermait… cela avait fait comme un bruit de bois
et de fer… de serrure… je passai vivement la tête hors de la poterne et je crus
apercevoir une vague silhouette humaine près de la porte du Château Neuf, une
silhouette, qui, aussitôt, s’était confondue avec l’ombre du
Château Neuf elle-même; j’armai mon revolver et, en trois bonds, entrai
dans l’ombre à mon tour… Mais je n’aperçus plus rien que
l’ombre. La porte du Château Neuf était fermée et je croyais bien me
rappeler que je l’avais laissée entrouverte. J’étais très ému, très
anxieux… je ne me sentais pas seul… qui donc pouvait être autour de moi?
Évidemment, si la silhouette existait en dehors de ma vision et de mon esprit
troublés, elle ne pouvait plus être maintenant que dans le Château Neuf, car la
Cour du Téméraire était déserte.
Je poussai avec précaution la porte, et entrai dans le Château Neuf.
J’écoutai attentivement et sans faire le moindre mouvement au moins
pendant cinq minutes… Rien!… je devais m’être trompé… Cependant je ne fis
point craquer d’allumettes et, le plus silencieusement que je pus, je
gravis l’escalier et gagnai ma chambre. Là, je m’enfermai et
seulement respirai à l’aise…
Cette vision continuait cependant à m’inquiéter plus que je ne me
l’avouais à moi-même, et, bien que je me fusse couché, je ne parvenais
point à m’endormir. Enfin, sans que je pusse en suivre la raison, la
vision de la silhouette et la pensée de Darzac-Larsan se mêlaient étrangement
dans mon esprit déséquilibré…
Si bien que j’en étais arrivé à me dire: je ne serai tranquille que
lorsque je me serai assuré que M. Darzac lui-même n’est pas Larsan! Et je
ne manquerai point de le faire à la prochaine occasion.
Oui, mais comment?… Lui tirer la barbe?… Si je me trompe, il me prendra pour un
fou ou il devinera ma pensée et elle ne sera point faite pour le consoler de
tous les malheurs dont il gémit. Il ne manquerait plus à son infortune que
d’être soupçonné d’être Larsan!
Soudain, je rejetai mes couvertures, je m’assis sur mon lit, et
m’écriai:
«L’Australie!»
Je venais de me souvenir d’un épisode dont j’ai parlé au
commencement de ce récit. On se rappelle que, lors de l’accident du
laboratoire, j’avais accompagné M. Robert Darzac chez le pharmacien. Or,
dans le moment qu’on le soignait, comme il avait dû ôter sa jaquette, la
manche de sa chemise, dans un faux mouvement, s’était relevée
jusqu’au coude et y avait été arrêtée pendant toute la séance, ce qui
m’avait permis de constater que M. Darzac avait, près de la saignée du
bras droit une large «tache de naissance» dont les contours semblaient
curieusement suivre le dessin géographique de l’Australie. Mentalement,
pendant que le pharmacien opérait, je n’avais pu m’empêcher de
placer, sur ce bras, aux endroits qu’elles occupent sur la carte,
Melbourne, Sydney, Adélaïde; et il y avait encore sous cette large tache une
autre toute petite tache située dans les environs de la terre dite de Tasmanie.
Et quand, par hasard, plus tard, il m’était arrivé de penser à cet
accident, à la séance chez le pharmacien et à la tache de naissance,
j’avais toujours pensé aussi, par une liaison d’idées bien
compréhensible, à l’Australie.
Et dans cette nuit d’insomnie, voilà que l’Australie encore
m’apparaissait!…
Assis sur mon lit, j’avais eu à peine le temps de me féliciter
d’avoir songé à une preuve aussi décisive de l’identité de Robert
Darzac et je commençais à agiter la question de savoir comment je pourrais bien
m’y prendre pour me la fournir à moi-même, quand un bruit singulier me
fit dresser l’oreille… Le bruit se répéta… on eût dit que des marches
craquaient sous des pas lents et précautionneux.
Haletant, j’allai à ma porte et, l’oreille à la serrure,
j’écoutai. D’abord, ce fut le silence, et puis les marches
craquèrent à nouveau… Quelqu’un était dans l’escalier, je ne
pouvais plus en douter… et quelqu’un qui avait intérêt à dissimuler sa
présence… je songeai à l’ombre que j’avais cru voir tout à
l’heure en entrant dans la Cour du Téméraire… quelle pouvait être cette
ombre, et que faisait-elle dans l’escalier? Montait-elle?
Descendait-elle?…
Un nouveau silence… J’en profitai pour passer rapidement mon pantalon et,
armé de mon revolver, je réussis à ouvrir ma porte sans la faire geindre sur
ses gonds. Retenant mon souffle, j’avançai jusqu’à la rampe de
l’escalier et j’attendis. J’ai dit l’état de
délabrement dans lequel se trouvait le Château Neuf. Les rayons funèbres de la
lune arrivaient obliquement par les hautes fenêtres qui s’ouvraient sur
chaque palier et découpaient avec précision des carrés de lumière blême dans la
nuit opaque de cette cage d’escalier qui était très vaste. La misère du
château ainsi éclairée par endroits n’en paraissait que plus définitive.
La ruine de la rampe de l’escalier, les barreaux brisés, les murs
lézardés contre lesquels, çà et là, de vastes lambeaux de tapisserie pendaient
encore, tout cela qui ne m’avait que fort peu impressionné dans le jour,
me frappait alors étrangement, et mon esprit était tout prêt à me représenter
ce décor lugubre du passé comme un lieu propice à l’apparition de quelque
fantôme… Réellement, j’avais peur… L’ombre, tout à l’heure,
m’avait si bien glissé entre les doigts… car j’avais bien cru la
toucher… Tout de même, un fantôme peut se promener dans un vieux château sans
faire craquer des marches d’escalier… Mais elles ne craquaient plus…
Tout à coup, comme j’étais penché au-dessus de la rampe, je revis
l’ombre!… elle était éclairée d’une façon éclatante… de telle sorte
que d’ombre qu’elle était elle était devenue lueur. La lune
l’avait allumée comme un flambeau… Et je reconnus Robert Darzac!
Il était arrivé au rez-de-chaussée et traversait le vestibule en levant la tête
vers moi comme s’il sentait peser mon regard sur lui. Instinctivement, je
me rejetai en arrière. Et puis, je revins à mon poste d’observation juste
à temps pour le voir disparaître dans un couloir qui conduisait à un autre
escalier desservant l’autre partie du bâtiment. Que signifiait ceci?
Qu’est-ce que Robert Darzac faisait la nuit dans le Château Neuf?
Pourquoi prenait-il tant de précautions pour n’être point vu? Mille
soupçons me traversèrent l’esprit, ou plutôt toutes les mauvaises pensées
de tout à l’heure me ressaisirent avec une force extraordinaire et, sur
les traces de Darzac, je m’élançai à la découverte de l’Australie.
J’eus tôt fait d’arriver au corridor au moment même où il le
quittait et commençai de gravir, toujours fort prudemment, les degrés vermoulus
du second escalier. Caché dans le corridor, je le vis s’arrêter au
premier palier, et pousser une porte. Et puis je ne vis plus rien; il était
rentré dans l’ombre et peut-être dans la chambre. Je grimpai
jusqu’à cette porte qui était refermée et, sûr qu’il était dans la
chambre, je frappai trois petits coups. Et j’attendis. Mon coeur battait
à se rompre. Toutes ces chambres étaient inhabitées, abandonnées…
Qu’est-ce que M. Robert Darzac venait faire dans l’une de ces
chambres-là?…
J’attendis deux minutes qui me parurent interminables, et, comme personne
ne me répondait, comme la porte ne s’ouvrait pas, je frappai à nouveau et
j’attendis encore… alors, la porte s’ouvrit et Robert Darzac me dit
de sa voix la plus naturelle:
«C’est vous, Sainclair? Que me voulez-vous, mon ami?…
— Je veux savoir, fis-je — et ma main serrait au fond de ma poche
mon revolver, et ma voix, à moi, était comme étranglée, tant, au fond,
j’avais peur — je veux savoir ce que vous faites ici, à une
pareille heure…»
Tranquillement, il craqua une allumette, et dit:
«Vous voyez!… je me préparais à me coucher…»
Et il alluma une bougie que l’on avait posée sur une chaise, car il
n’y avait même pas, dans cette chambre délabrée, une pauvre table de
nuit. Un lit dans un coin, un lit de fer que l’on avait dû apporter là
dans la journée, composait tout l’ameublement.
«Je croyais que vous deviez coucher, cette nuit, à côté de Mme Darzac et du
professeur, au premier étage de la Louve…
— L’appartement était trop petit; j’aurais pu gêner Mme
Darzac, fit amèrement le malheureux… J’ai demandé à Bernier de me donner
un lit ici… Et puis, peu m’importe où je couche puisque je ne dors pas…»
Nous restâmes un instant silencieux. J’avais tout à fait honte de moi et
de mes «combinaisons» saugrenues. Et, franchement, mon remords était tel que je
ne pus en retenir l’expression. Je lui avouai tout: mes infâmes soupçons,
et comment j’avais bien cru, en le voyant errer si mystérieusement de
nuit dans le Château Neuf, avoir affaire à Larsan, et comment je m’étais
décidé à aller à la découverte de l’Australie. Car, je ne lui cachai même
pas que j’avais mis un instant tout mon espoir dans l’Australie.
Il m’écoutait avec la face la plus douloureuse du monde et,
tranquillement, il releva sa manche et, approchant son bras nu de la bougie, il
me montra la «tache de naissance» qui devait me faire rentrer «dans mes
esprits». Je ne voulais point la voir, mais il insista pour que je la
touchasse, et je dus constater que c’était là une tache très naturelle et
sur laquelle on eût pu mettre des petits points avec des noms de ville: Sidney,
Melbourne, Adélaïde… et, en bas, il y avait une autre petite tache qui
représentait la Tasmanie…
«Vous pouvez frotter, fit-il encore de sa voix absolument désabusée… ça ne
s’en va pas!…»
Je lui demandai encore pardon, les larmes aux yeux, mais il ne voulut me
pardonner que lorsqu’il m’eut forcé à lui tirer la barbe, laquelle
ne me resta point dans la main…
Alors, seulement, il me permit d’aller me recoucher, ce que je fis en me
traitant d’imbécile.