Un peu plus tard, je me trouvais dans la salle basse de la Louve, en tête à
tête avec Mrs. Edith. J’essayais de la rassurer, la voyant impatiente et
inquiète; mais elle passa ses mains sur ses yeux hagards… Et ses lèvres
tremblantes laissèrent échapper l’aveu de sa fièvre: «J’ai peur»,
dit-elle. Je lui demandai, de quoi elle avait peur et elle me répondit: «Vous
n’avez pas peur, vous?» Alors, je gardai le silence. C’était vrai,
j’avais peur, moi aussi. Elle dit encore: «Vous ne sentez pas qu’il
se passe quelque chose? — Où ça? — Où ça! où ça! Autour de nous!»
Elle haussa les épaules: «Ah! je suis toute seule! toute seule! et j’ai
peur!» Elle se dirigea vers la porte: «Où allez-vous? — Je vais chercher
quelqu’un, car je ne veux pas rester seule, toute seule. — Qui
allez-vous chercher? — Le prince Galitch! — Votre Féodor
Féodorowitch! m’écriai-je… Qu’en avez-vous besoin? Est-ce que je ne
suis point là?»
Son inquiétude, malheureusement, grandissait au fur et à mesure que je faisais
tout mon possible pour la faire disparaître, et je n’eus point de peine à
comprendre qu’elle lui venait surtout du doute affreux qui était entré
dans son âme au sujet de la personnalité de son oncle vieux Bob.
Elle me dit: «Sortons!» et elle m’entraîna hors de la Louve. On
approchait alors de l’heure de midi et toute la baille resplendissait
dans un embrasement embaumé. N’ayant point sur nous nos lunettes noires
nous dûmes mettre nos mains devant nos yeux pour leur cacher la couleur trop
éclatante des fleurs; mais les géraniums géants continuèrent de saigner dans
nos prunelles blessées. Quand nous fûmes un peu remis de cet éblouissement,
nous nous avançâmes sur le sol calciné, nous marchâmes en nous tenant par la
main sur le sable brûlant. Mais nos mains étaient plus brûlantes encore que
tout ce qui nous touchait, que toute la flamme qui nous enveloppait. Nous
regardions à nos pieds pour ne pas apercevoir le miroir infini des eaux, et
aussi peut-être, peut-être pour ne rien deviner de ce qui se passait dans la
profondeur de la lumière. Mrs. Edith me répétait: «J’ai peur!» Et moi
aussi, j’avais peur, si bien préparé par les mystères de la nuit, peur de
ce grand silence écrasant et lumineux de midi! La clarté dans laquelle on sait
qu’il se passe quelque chose que l’on ne voit pas est plus
redoutable que les ténèbres. Midi! Tout repose et tout vit; tout se tait et
tout bruit. Écoutez votre oreille: elle résonne comme une conque marine de sons
plus mystérieux que ceux qui s’élèvent de la terre quand monte le soir.
Fermez vos paupières et regardez dans vos yeux: vous y trouverez une foule de
visions argentées plus troublantes que les fantômes de la nuit.
Je regardais Mrs. Edith. La sueur sur son front pâle coulait en ruisseaux
glacés. Je me mis à trembler comme elle, car je savais, hélas! que je ne
pouvais rien pour elle et que ce qui devait s’accomplir,
s’accomplissait autour de nous, sans que nous puissions rien arrêter ni
prévoir. Elle m’entraînait maintenant vers la poterne qui ouvre sur la
Cour du Téméraire. La voûte de cette poterne faisait un arc noir dans la
lumière et, à l’extrémité de ce frais tunnel, nous apercevions, tournés
vers nous, Rouletabille et M. Darzac, debout sur le seuil de la Cour du
Téméraire, comme deux statues blanches. Rouletabille avait à la main la canne
d’Arthur Rance. Je ne saurais dire pourquoi ce détail m’inquiéta.
Du bout de sa canne, il montrait à Robert Darzac quelque chose que nous ne
voyions pas, au sommet de la voûte, et puis il nous désigna nous-mêmes du bout
de sa canne. Nous n’entendions point ce qu’ils disaient. Ils se
parlaient en remuant à peine les lèvres, comme deux complices qui ont un
secret. Mrs. Edith s’arrêta, mais Rouletabille lui fit signe
d’avancer encore, et il répéta le signe avec sa canne.
«Oh! fit-elle, qu’est-ce qu’il me veut encore? Ma foi, Monsieur
Sainclair, j’ai trop peur! Je vais tout dire à mon oncle vieux Bob, et
nous verrons bien ce qui arrivera.»
Nous avions pénétré sous la voûte, et les autres nous regardaient venir sans
faire un pas au-devant de nous. Leur immobilité était étonnante, et je leur dis
d’une voix qui sonna étrangement à mes oreilles, sous cette voûte:
«Qu’est-ce que vous faites ici?»
Alors, comme nous étions arrivés à côté d’eux, sur le seuil de la Cour du
Téméraire, ils nous firent tourner le dos à cette cour pour que nous puissions
voir ce qu’ils regardaient. C’était, au sommet de l’arc, un
écusson, le blason des La Mortola barré du lambel de la branche cadette. Cet
écusson avait été sculpté dans une pierre maintenant branlante et qui manquait
de choir sur la tête des passants. Rouletabille avait sans doute aperçu ce
blason suspendu si dangereusement sur nos têtes, et il demandait à Mrs. Edith
si elle ne voyait point d’inconvénient à le faire disparaître, quitte à
le remettre en place ensuite plus solidement.
«Je suis sûr, dit-il, que si l’on touchait à cette pierre du bout de sa
canne, elle tomberait.»
Et il passa sa canne à Mrs. Edith:
«Vous êtes plus grande que moi, dit-il, essayez vous-même.»
Mais nous essayions en vain les uns et les autres d’atteindre la pierre;
elle était trop haut placée et j’étais en train de me demander à quoi
rimait ce singulier exercice, quand tout à coup, dans mon dos, retentit le cri
de la mort!
Nous nous retournâmes d’un seul mouvement en poussant tous les trois une
exclamation d’horreur. Ah! ce cri! ce cri de la mort qui passait dans le
soleil de midi après avoir traversé nos nuits, quand donc cesserait-il? Quand
donc l’affreuse clameur que j’entendis retentir pour la première
fois dans les nuits du Glandier aura-t-elle fini de nous annoncer qu’il y
a autour de nous une victime nouvelle? que l’un de nous vient
d’être frappé par le crime, subitement et sournoisement et
mystérieusement, comme par la peste? Certes! la marche de l’épidémie est
moins invisible que cette main qui tue! Et nous sommes là, tous quatre,
frissonnants, les yeux grands d’épouvante, interrogeant la profondeur de
la lumière toute vibrante encore du cri de la mort! Qui donc est mort? Ou qui
donc va mourir? Quelle bouche expirante laisse maintenant échapper ce
gémissement suprême? Comment nous diriger dans la lumière? On dirait que
c’est la clarté du jour elle-même qui se plaint et soupire.
Le plus effrayé est Rouletabille. Je l’ai vu dans les circonstances les
plus inattendues garder un sang-froid au-dessus des forces humaines; je
l’ai vu, à cet appel du cri de la mort, se ruer dans le danger obscur et
se jeter comme un sauveur héroïque dans la mer des ténèbres; pourquoi
aujourd’hui tremble-t-il ainsi dans la splendeur du jour? Le voilà,
devant nous, pusillanime comme un enfant qu’il est, lui qui prétendait
agir comme le maître de l’heure. Il n’avait donc point prévu cette
minute-là? cette minute où quelqu’un expire dans la lumière de midi?
Mattoni, qui passait à ce moment dans la baille, et qui a entendu, lui aussi,
est accouru. Un geste de Rouletabille le cloue sur place, sous la poterne, en
immuable sentinelle; et le jeune homme, maintenant, s’avance vers la
plainte, ou plutôt marche vers le centre de la plainte, car la plainte nous
entoure, fait des cercles autour de nous, dans l’espace embrasé. Et nous
allons derrière lui, retenant notre respiration et les bras étendus, comme on
fait quand on va à tâtons dans le noir, et que l’on craint de se heurter
à quelque chose que l’on ne voit pas. Ah! nous approchons du spasme, et
quand nous avons dépassé l’ombre de l’eucalyptus, nous trouvons le
spasme au bout de l’ombre. Il secoue un corps à l’agonie. Ce corps,
nous l’avons reconnu. C’est Bernier! c’est Bernier qui râle,
qui essaye de se soulever, qui n’y parvient pas, qui étouffe, Bernier
dont la poitrine laisse échapper un flot de sang, Bernier sur qui nous nous
penchons, et qui, avant de mourir, a encore la force de nous jeter ces deux
mots: Frédéric Larsan!
Et sa tête retombe. Frédéric Larsan! Frédéric Larsan! Lui partout et nulle
part! Toujours lui, nulle part! Voilà encore sa marque! Un cadavre et personne,
raisonnablement, autour de ce cadavre!… Car la seule issue de ces lieux où
l’on a assassiné, c’est cette poterne où nous nous tenions tous les
quatre. Et nous nous sommes retournés, d’un seul mouvement, tous les
quatre, aussitôt le cri de la mort, si vite, si vite, que nous aurions dû voir
le geste de la mort! Et nous n’avons rien vu que de la lumière!… Nous
pénétrons, mus, il me semble, par le même sentiment, dans la Tour Carrée, dont
la porte est restée ouverte; nous entrons sans hésitation dans les appartements
du vieux Bob, dans le salon vide; nous ouvrons la porte de la chambre. Le vieux
Bob est tranquillement étendu sur son lit, avec son chapeau haut de forme sur
la tête, et près de lui, veille une femme: la mère Bernier! En vérité! comme
ils sont calmes! Mais la femme du malheureux a vu nos figures et elle jette un
cri d’effroi dans le pressentiment immédiat de quelque catastrophe! Elle
n’a rien entendu! elle ne sait rien!… Mais elle veut sortir, elle veut
voir, elle veut savoir, on ne sait quoi! Nous tentons de la retenir!…
C’est en vain. Elle sort de la tour, elle aperçoit le cadavre. Et
c’est elle, maintenant, qui gémit atrocement, dans l’ardeur
terrible de midi, sur le cadavre qui saigne! Nous arrachons la chemise de
l’homme étendu là et nous découvrons une plaie au-dessous du coeur.
Rouletabille se relève avec cet air que je lui ai connu quand il venait au
Glandier d’examiner la plaie du cadavre incroyable.
«On dirait, fit-il, que c’est le même coup de couteau! C’est la
même mesure! Mais où est le couteau?»
Et nous cherchons le couteau partout sans le trouver. L’homme qui a
frappé l’aura emporté. Où est l’homme? Quel homme? Si nous ne
savons rien, Bernier, lui, a su avant de mourir et il est peut-être mort de ce
qu’il a su!… Frédéric Larsan! Nous répétons en tremblant les deux mots du
mort.
Tout à coup, sur le seuil de la poterne, nous voyons apparaître le prince
Galitch, un journal à la main. Le prince Galitch vient à nous en lisant le
journal. Il a un air goguenard. Mais Mrs. Edith court à lui, lui arrache le
journal des mains, lui montre le cadavre et lui dit:
«Voilà un homme que l’on vient d’assassiner. Allez chercher la
police.»
Le prince Galitch regarde le cadavre, nous regarde, ne prononce pas un mot, et
s’éloigne en hâte; il va chercher la police. La mère Bernier continue à
pousser des gémissements. Rouletabille s’assied sur le puits. Il paraît
avoir perdu toutes ses forces. Il dit à mi-voix à Mrs. Edith:
«Que la police vienne donc, madame!… C’est vous qui l’aurez voulu!»
Mais Mrs. Edith le foudroie d’un éclair de ses yeux noirs. Et je sais ce
qu’elle pense. Elle pense qu’elle hait Rouletabille qui a pu un
instant la faire douter du vieux Bob. Pendant qu’on assassinait Bernier,
est-ce que le vieux Bob n’était pas dans sa chambre, veillé par la mère
Bernier elle-même?
Rouletabille, qui vient d’examiner avec lassitude la fermeture du puits,
fermeture restée intacte, s’allonge sur la margelle de ce puits, comme
sur un lit où il voudrait enfin goûter quelque repos et il dit encore, plus
bas:
«Et qu’est-ce que vous lui direz, à la police?
— Tout!»
Mrs. Edith a prononcé ce mot-là, les dents serrées, rageusement. Rouletabille
secoue la tête désespérément, et puis il ferme les yeux. Il me paraît écrasé,
vaincu. M. Robert Darzac vient toucher Rouletabille à l’épaule. M. Robert
Darzac veut fouiller la Tour Carrée, la Tour du Téméraire, le Château Neuf,
toutes les dépendances de cette cour dont personne n’a pu
s’échapper et où, logiquement, l’assassin doit se trouver encore.
Le reporter, tristement, l’en dissuade. Est-ce que nous cherchons quelque
chose, Rouletabille et moi? Est-ce que nous avons cherché au Glandier, après le
phénomène de la dissociation de la matière, l’homme qui avait disparu de
la galerie inexplicable? Non! non! je sais maintenant qu’il ne faut plus
chercher Larsan avec ses yeux! Un homme vient d’être tué derrière nous.
Nous l’entendons crier sous le coup qui le frappe. Nous nous retournons
et nous ne voyons rien que de la lumière! Pour voir, il faut fermer les yeux,
comme Rouletabille fait en ce moment. Mais justement ne voilà-t-il pas
qu’il les rouvre? Une énergie nouvelle le redresse. Il est debout. Il
lève vers le ciel son poing fermé.
«Ça n’est pas possible, s’écria-t-il, ou il n’y a plus de bon
bout de la raison!»
Et il se jette par terre, et le revoilà à quatre pattes, le nez sur le sol,
flairant chaque caillou, tournant autour du cadavre et de la mère Bernier
qu’on a tenté en vain d’éloigner du corps de son mari, tournant
autour du puits, autour de chacun de nous. Ah! c’est le cas de le dire:
le revoilà tel qu’un porc cherchant sa nourriture dans la fange, et nous
sommes restés à le regarder curieusement, bêtement, sinistrement. À un moment,
il s’est relevé, a pris un peu de poussière et l’a jetée en
l’air avec un cri de triomphe comme s’il allait faire naître de
cette cendre l’image introuvable de Larsan. Quelle victoire nouvelle le
jeune homme vient-il de remporter sur le mystère?… Qui lui fait, à
l’instant, le regard si assuré? Qui lui a rendu le son de sa voix? Oui,
le voilà revenu à l’ordinaire diapason quand il dit à M. Robert Darzac:
«Rassurez-vous, monsieur, rien n’est changé!»
Et, tourné vers Mrs. Edith:
«Nous n’avons plus, madame, qu’à attendre la police. J’espère
qu’elle ne tardera pas!»
La malheureuse tressaille. Cet enfant, de nouveau, lui fait peur.
«Ah! oui, qu’elle vienne! Et qu’elle se charge de tout!
Qu’elle pense pour nous! Tant pis! tant pis! Quoi qu’il arrive!»
fait Mrs. Edith en me prenant le bras.
Et soudain, sous la poterne, nous voyons arriver le père Jacques, suivi de
trois gendarmes. C’est le brigadier de La Mortola et deux de ses hommes
qui, avertis par le prince Galitch, accourent sur le lieu du crime.
«Les gendarmes! les gendarmes! ils disent qu’il y a eu un crime!
s’exclame le père Jacques qui ne sait rien encore.
— Du calme, père Jacques!» lui crie Rouletabille, et, quand le portier,
essoufflé, se trouve auprès du reporter, celui-ci lui dit à voix basse:
«Rien n’est changé, père Jacques.»
Mais le père Jacques a vu le cadavre de Bernier.
«Rien qu’un cadavre de plus, soupire-t-il; c’est Larsan!
— C’est la fatalité», réplique Rouletabille. Larsan, la fatalité,
c’est tout un. Mais que signifie ce rien n’est changé de
Rouletabille, sinon que, autour de nous, malgré le cadavre incidentel de
Bernier, tout continue de ce que nous redoutons, de ce dont nous frissonnons,
Mrs. Edith et moi, et que nous ne savons pas?
Les gendarmes sont affairés et baragouinent autour du corps un jargon
incompréhensible. Le brigadier nous annonce qu’on a téléphoné à deux pas
de là à l’auberge Garibaldi où déjeune justement le delegato ou
commissaire spécial de la gare de Vintimille. Celui-ci va pouvoir commencer
l’enquête que continuera le juge d’instruction également averti.
Et le delegato arrive. Il est enchanté, malgré qu’il n’ait point
pris le temps de finir de déjeuner. Un crime! un vrai crime! dans le château
d’Hercule! Il rayonne! ses yeux brillent. Il est déjà tout affairé, tout
«important». Il ordonne au brigadier de mettre un de ses hommes à la porte du
château avec la consigne de ne laisser sortir personne. Et puis il
s’agenouille auprès du cadavre. Un gendarme entraîne la mère Bernier, qui
gémit plus fort que jamais dans la Tour Carrée. Le delegato examine la plaie.
Il dit en très bon français: «Voilà un fameux coup de couteau!» Cet homme est
enchanté. S’il tenait l’assassin sous la main, certes, il lui
ferait ses compliments. Il nous regarde. Il nous dévisage. Il cherche peut-être
parmi nous l’auteur du crime, pour lui signifier toute son admiration. Il
se relève.
«Et comment cela est-il arrivé? fait-il, encourageant et goûtant déjà au
plaisir d’avoir une bonne histoire bien criminelle. C’est
incroyable! ajouta-t-il, incroyable!… Depuis cinq ans que je suis delegato, on
n’a assassiné personne! M. le juge d’instruction…»
Ici il s’arrête, mais nous finissons la phrase:
«M. le juge d’instruction va être bien content!» Il brosse de la main la
poussière blanche qui couvre ses genoux, il s’éponge le front, il répète:
«C’est incroyable!» avec un accent du Midi qui double son allégresse.
Mais il reconnaît, dans un nouveau personnage qui entre dans la cour, un
docteur de Menton qui arrive justement pour continuer ses soins au vieux Bob.
«Ah! docteur! vous arrivez bien! Examinez-moi cette blessure-là et dites-moi ce
que vous pensez d’un pareil coup de couteau! Surtout, autant que
possible, ne changez pas le cadavre de place avant l’arrivée de M. le
juge d’instruction.»
Le docteur sonde la plaie et nous donne tous les détails techniques que nous
pouvions désirer. Il n’y a point de doute. C’est là le beau coup de
couteau qui pénètre de bas en haut, dans la région cardiaque et dont la pointe
a déchiré certainement un ventricule. Pendant ce colloque entre le delegato et
le docteur, Rouletabille n’a point cessé de regarder Mrs. Edith, qui a
pris décidément mon bras, cherchant auprès de moi un refuge. Ses yeux fuient
les yeux de Rouletabille qui l’hypnotisent, qui lui ordonnent de se
taire. Or, je sais qu’elle est toute tremblante de la volonté de parler.
Sur la prière du delegato, nous sommes entrés tous dans la Tour Carrée. Nous
nous sommes installés dans le salon du vieux Bob où va commencer
l’enquête et où nous racontons chacun à tour de rôle ce que nous avons vu
et entendu. La mère Bernier est interrogée la première. Mais on n’en tire
rien. Elle déclare ne rien savoir. Elle était enfermée dans la chambre du vieux
Bob, veillant le blessé, quand nous sommes entrés comme des fous. Elle était là
depuis plus d’une heure, ayant laissé son mari dans la loge de la Tour
Carrée, en train de travailler à tresser une corde! Chose curieuse, je
m’intéresse en ce moment moins à ce qui se passe sous mes yeux et à ce
qui se dit qu’à ce que je ne vois pas et que j’attends… Mrs. Edith
va-t-elle parler?… Elle regarde obstinément par la fenêtre ouverte. Un gendarme
est resté auprès de ce cadavre sur la figure duquel on a posé un mouchoir. Mrs.
Edith, comme moi, ne prête qu’une médiocre attention à ce qui se passe
dans le salon devant le delegato. Son regard continue à faire le tour du
cadavre.
Les exclamations du delegato nous font mal aux oreilles. Au fur et à mesure que
nous nous expliquons, l’étonnement du commissaire italien grandit dans
des proportions inquiétantes et il trouve naturellement le crime de plus en
plus incroyable. Il est sur le point de le trouver impossible, quand
c’est le tour de Mrs. Edith d’être interrogée.
On l’interroge… Elle a déjà la bouche ouverte pour répondre, quand on
entend la voix tranquille de Rouletabille:
«Regardez au bout de l’ombre de l’eucalyptus.
— Qu’est-ce qu’il y a au bout de l’ombre de
l’eucalyptus? demande le delegato.
— L’arme du crime!» réplique Rouletabille.
Il saute par la fenêtre, dans la cour, et ramasse parmi d’autres cailloux
ensanglantés, un caillou brillant et aigu. Il le brandit à nos yeux.
Nous le reconnaissons: c’est «le plus vieux grattoir de
l’humanité»!