Maintenant, je sais tout. Rouletabille vient de me raconter son extraordinaire
et aventureuse enfance, et je sais aussi pourquoi il ne redoute rien tant à
cette heure que de voir Mme Darzac pénétrer le mystère qui les sépare. Je
n’ose plus rien dire, rien conseiller à mon ami. Ah! le malheureux pauvre
gosse!… Quand il eut lu cette dépêche: «Au secours!» il la porta à ses lèvres,
et puis, me broyant la main, il dit: «Si j’arrive trop tard, je nous
vengerai!» Ah! l’énergie froide et sauvage de cela! De temps en temps, un
geste trop brusque trahit la passion de son âme, mais en général il est calme.
Comme il est calme maintenant, affreusement!… Quelle résolution a-t-il donc
prise dans le silence du parloir, alors qu’il se tenait immobile et les
yeux clos dans le coin où s’asseyait la Dame en noir?…
… Pendant que nous roulons vers Lyon et que Rouletabille rêve, étendu, tout
habillé, sur sa couchette, je vous dirai donc comment et pourquoi
l’enfant s’était échappé du collège d’Eu, et ce qu’il
en advint.
Rouletabille s’était enfui du collège comme un voleur! Il n’est
point besoin de chercher d’autre expression, puisqu’il était bien
accusé de vol! Voici toute l’affaire: étant âgé de neuf ans, — il
était déjà d’une intelligence extraordinairement précoce et porté à la
résolution des problèmes les plus bizarres, les plus difficiles. D’une
force de logique surprenante, quasi incomparable à cause de sa simplicité et de
l’unité sommaire de son raisonnement, il étonnait son professeur de
mathématiques par son mode philosophique de travail. Il n’avait jamais pu
apprendre sa table de multiplication et comptait sur ses doigts. Il faisait
faire ordinairement ses opérations par ses camarades, comme on donne une
vulgaire besogne à accomplir à un domestique… Mais, auparavant, il leur avait
indiqué la marche du problème. Ignorant encore les principes de l’algèbre
classique, il avait inventé pour son usage personnel une algèbre, faite de
signes bizarres rappelant l’écriture cunéiforme, à l’aide de
laquelle il marquait toutes les étapes de son raisonnement mathématique, et il
était arrivé ainsi à inscrire des formules générales qu’il était le seul
à comprendre. Son professeur le comparait avec orgueil à Pascal trouvant tout
seul, en géométrie, les premières propositions d’Euclide. Il appliquait à
la vie quotidienne cette admirable faculté de raisonner. Et cela,
matériellement et moralement, c’est-à-dire, par exemple, qu’un acte
ayant été commis, farce d’écolier, scandale, dénonciation ou rapportage,
par un inconnu parmi dix personnages qu’il connaissait, il dégageait
presque fatalement cet inconnu d’après les données morales qu’on
lui avait fournies ou que ses observations personnelles lui avaient procurées.
Ceci pour le moral; et pour le matériel, rien ne lui semblait plus simple que
de retrouver un objet caché ou perdu… ou dérobé… C’est là surtout
qu’il déployait une invention merveilleuse, comme si la nature, dans son
incroyable équilibre, après avoir créé un père qui était le mauvais génie du
vol, avait voulu en faire naître un fils qui eût été le bon génie des volés.
Cette étrange aptitude, après lui avoir valu, en plusieurs circonstances
amusantes, à propos d’objets chipés, quelques succès d’estime dans
le personnel du collège, devait un jour lui être fatale. Il découvrit
d’une façon si anormale une petite somme d’argent qui avait été
volée au surveillant général, que nul ne voulut croire que cette découverte
était uniquement due à son intelligence et à sa perspicacité. Cette hypothèse
parut à tous, de toute évidence, impossible; et il finit bientôt, grâce à une
malheureuse coïncidence d’heure et de lieu, par passer pour le voleur. On
voulut lui faire avouer sa faute; il s’en défendit avec une énergie
indignée qui lui valut une punition sévère; le principal fit une enquête où
Joseph Joséphin fut desservi, avec la lâcheté coutumière aux enfants, par ses
petits camarades. Certains se plaignaient qu’on leur dérobait depuis
quelque temps des livres, des objets scolaires, et accusèrent formellement
celui qu’ils voyaient déjà accablé. Le fait qu’on ne lui
connaissait point de parents et qu’on ignorait «d’où il venait» lui
fut, plus que jamais, dans ce petit monde, reproché comme un crime. Quand ils
parlèrent de lui, ils dirent: «le voleur». Il se battit et il eut le dessous,
car il n’était point très fort. Il était désespéré. Il eût voulu mourir.
Le principal, qui était le meilleur des hommes, persuadé malheureusement
qu’il avait affaire à une petite nature vicieuse sur laquelle il fallait
produire une impression profonde, en lui faisant comprendre toute
l’horreur de son acte, imagina de lui dire que, s’il
n’avouait point le vol, il ne le conserverait point plus longtemps, et
qu’il était décidé, du reste, à écrire le jour même à la personne qui
s’intéressait à lui, à Mme Darbel — c’était le nom
qu’elle avait donné — pour qu’elle vînt le chercher.
L’enfant ne répondit point et se laissa reconduire dans la petite chambre
où il avait été confiné. Le lendemain, on l’y chercha en vain. Il
s’était enfui. Il avait réfléchi que le principal à qui il avait été
confié depuis les plus tendres années de son enfance — si bien
qu’il ne se rappelait guère d’une façon un peu précise
d’autre cadre à sa petite vie que celui du collège — s’était
toujours montré bon pour lui et qu’il ne le traitait de la sorte que
parce qu’il croyait à sa culpabilité. Il n’y avait donc point de
raison pour que la Dame en noir ne crût point, elle aussi, qu’il avait
volé. Passer pour un voleur auprès de la Dame en noir, plutôt la mort! Et il
s’était sauvé, en sautant, la nuit, par-dessus le mur du jardin. Il avait
couru tout de suite au canal dans lequel, en sanglotant, après une pensée
suprême donnée à la Dame en noir, il s’était jeté. Heureusement, dans son
désespoir, le pauvre enfant avait oublié qu’il savait nager.
Si j’ai rapporté assez longuement cet incident de l’enfance de
Rouletabille, c’est que je suis sûr que, dans sa situation actuelle, on
en comprendra toute l’importance. Alors qu’il ignorait qu’il
était le fils de Larsan, Rouletabille ne pouvait déjà songer à ce triste
épisode sans être déchiré par l’idée que la Dame en noir avait pu croire,
en effet, qu’il était un voleur, mais depuis qu’il
s’imaginait avoir la certitude — imagination trop fondée, hélas!
— du lien naturel et légal qui l’unissait à Larsan, quelle douleur,
quelle peine infinie devait être la sienne! Sa mère, en apprenant
l’événement, avait dû penser que les criminels instincts du père
revivraient dans le fils et peut-être… — et peut-être — idée plus
cruelle que la mort elle-même, s’était-elle réjouie de sa mort!
Car il passa pour mort. On retrouva toutes les traces de sa fuite
jusqu’au canal, et on repêcha son béret. En réalité, comment vécut-il? De
la façon la plus singulière. Au sortir de son bain et, bien décidé à fuir le
pays, ce gamin, que l’on recherchait partout, dans le canal et hors du
canal, imagina une façon bien originale de traverser toute la contrée sans être
inquiété. Cependant, il n’avait pas lu La Lettre volée. Son génie le
servit. Il raisonna, comme toujours. Il connaissait, pour les avoir entendu
souvent raconter, ces histoires de gamins, petits diables et mauvaises têtes,
qui se sauvaient de chez leurs parents pour courir les aventures, se cachant le
jour dans les champs et dans les bois, marchant la nuit, et vite retrouvés
d’ailleurs par les gendarmes ou forcés de revenir au logis parce
qu’ils manquaient bientôt de tout et qu’ils n’osaient
demander à manger au long de la route qu’ils suivaient et qui était trop
surveillée. Notre petit Rouletabille, lui, dormit, comme tout le monde, la
nuit, et marcha au grand jour sans se cacher de personne. Seulement, après
avoir fait sécher ses vêtements — on commençait à entrer heureusement
dans la bonne saison et il n’eut point à souffrir du froid — il les
mit en pièces. Il en fit des loques dont il se couvrit et, ostensiblement, il
mendia, sale et déguenillé, il tendait la main, affirmant aux passants que,
s’il ne rapportait point des sous, ses parents le battraient. Et on le
prenait pour quelque enfant de bohémiens dont il se trouvait toujours quelque
voiture dans les environs. Bientôt ce fut l’époque des fraises des bois.
Il en cueillit et en vendit dans de petits paniers de feuillages. Et il
m’avoua que, s’il n’avait pas été travaillé par
l’affreuse pensée que la Dame en noir pouvait croire qu’il était un
voleur, il aurait conservé de cette période de sa vie le plus heureux souvenir.
Son astuce et son naturel courage le servirent pendant toute cette expédition
qui dura des mois. Où allait-il? à Marseille! C’était son idée.
Il avait vu, dans un livre de géographie, des vues du midi, et jamais il
n’avait regardé ces gravures sans pousser un soupir en songeant
qu’il ne connaîtrait peut-être jamais ce pays enchanté. À force de vivre
comme un bohémien, il fit la connaissance d’une petite caravane de
romanichels qui suivait la même route que lui et qui se rendait aux
Saintes-Maries-de-la-Mer — dans la Crau — pour élire leur roi. Il
rendit à ces gens quelques services, sut leur plaire, et ceux-ci, qui
n’ont point coutume de demander aux passants leurs papiers, ne voulurent
point en savoir davantage. Ils pensèrent que, victime de mauvais traitements,
l’enfant s’était enfui de quelque baraque de saltimbanques et ils
le gardèrent avec eux. Ainsi parvint-il dans le midi. Aux environs
d’Arles, il les quitta et arriva enfin à Marseille. Là, ce fut le
paradis… un éternel été et… le port! Le port était d’une ressource
inépuisable pour les petits vauriens de la ville. Ce fut un trésor pour
Rouletabille. Il y puisa, comme il lui plaisait, au fur et à mesure de ses
besoins, qui n’étaient point grands. Par exemple, il se fit «pêcheur
d’oranges». C’est dans le moment qu’il exerçait cette
lucrative profession qu’il fit connaissance, un beau matin, sur les
quais, d’un journaliste de Paris, M. Gaston Leroux, et cette rencontre
devait avoir par la suite une telle influence sur la destinée de Rouletabille
que je ne crois point superflu de donner ici l’article où le rédacteur du
Matin a rapporté cette mémorable entrevue:
Le petit pêcheur d’oranges
Comme le soleil, perçant enfin un ciel de nuées, frappait de ses rayons
obliques la robe d’or de Notre-Dame-de-la-Garde, je descendis vers les
quais. Les grandes dalles en étaient humides encore, et, sous nos pas, nous
renvoyaient notre image. Le peuple des matelots, des débardeurs et des
portefaix, s’agitait autour des poutres venues des forêts du nord,
actionnait les poulies et tirait sur les câbles. Le vent âpre du large, se
glissant sournoisement entre la tour Saint-Jean et le fort Saint-Nicolas,
étalait sa rude caresse sur les eaux frissonnantes du vieux port. Flanc à
flanc, hanche à hanche, les petites barques se tendaient les bras où
s’enroulait la voile latine, et dansaient en cadence. À côté
d’elles, fatiguées des roulis lointains, lasses d’avoir tangué
pendant des jours et des nuits sur des mers inconnues, les lourdes carènes
reposaient pesamment, étirant vers les cieux en loques leurs grands mâts
immobiles. Mon regard, à travers la forêt aérienne des vergues et des hunes,
alla jusqu’à la tour qui atteste qu’il y a vingt-cinq siècles des
enfants de l’antique Phocée jetèrent l’ancre sur cette côte
heureuse, et qu’ils venaient des routes liquides d’Ionie. Puis mon
attention retourna à la dalle des quais, et j’aperçus le petit pêcheur
d’oranges.
Il était debout, cambré dans les lambeaux d’une jaquette qui lui battait
les talons, nu-tête et pieds nus, la chevelure blonde et les yeux noirs; et je
crois bien qu’il avait neuf ans. Une corde passée en bretelle sur
l’épaule soutenait à son côté un sac de toile. Son poing gauche était
campé à la taille, et de la main droite il s’appuyait à un bâton, long
trois fois comme lui, qui se terminait tout là-haut par une petite rondelle de
liège. L’enfant était immobile et contemplatif. Alors je lui demandai ce
qu’il faisait là. Il me répondit qu’il était pêcheur
d’oranges.
Il paraissait très fier d’être pêcheur d’oranges et négligea de me
demander des sous comme font les petits vauriens sur les ports. Je lui parlai
encore; mais cette fois il garda le silence, car il considérait attentivement
l’eau. Nous étions entre la fine taille du Fides, venu de Castellamare,
et le beaupré d’un trois-mâts-goélette venu de Gênes. Plus loin, deux
tartanes arrivées le matin des Baléares arrondissaient leurs ventres, et je vis
que ces ventres étaient pleins d’oranges, car ils en perdaient de toutes
parts. Les oranges nageaient sur les eaux; la houle légère les portait vers
nous à petites vagues. Mon pêcheur sauta dans un canot, courut à la proue, et,
armé de son bâton couronné de liège, attendit. Puis il pêcha. Le liège de son
bâton amena une orange, deux, trois, quatre. Elles disparurent dans le sac. Il
en pêcha une cinquième, sauta sur le quai et ouvrit la pomme d’or. Il
plongea son petit museau dans la pelure entrouverte et dévora.
«Bon appétit! lui fis-je.
— Monsieur, me répondit-il, tout barbouillé de jus vermeil, moi, je
n’aime que les fruits.
— Ça tombe bien, répliquai-je; mais quand il n’y a pas
d’oranges?
— Je travaille au charbon.»
Et sa menotte, s’étant engouffrée dans le sac, en sortit avec un énorme
morceau de charbon.
Le jus de l’orange avait coulé sur la guenille de sa jaquette. Cette
guenille avait une poche. Le petit sortit de la poche un mouchoir inénarrable
et, soigneusement, essuya sa guenille. Puis il remit avec orgueil son mouchoir
dans sa poche.
«Qu’est-ce que fait ton père? demandai-je.
— Il est pauvre.
— Oui, mais qu’est-ce qu’il fait?»
Le pêcheur d’oranges eut un mouvement d’épaules.
«Il ne fait rien, puisqu’il est pauvre!»
Mon questionnaire sur sa généalogie n’avait point l’air de lui
plaire.
Il fila le long du quai et je le suivis; nous arrivâmes ainsi au «gardiennage»,
petit carré de mer où l’on tient en garde les petits yachts de plaisance,
les petits bateaux bien propres d’acajou ciré, les petits navires
d’une toilette irréprochable. Mon gamin les considérait d’un oeil
connaisseur et prenait à cette inspection un vif plaisir. Une embarcation
jolie, toute sa voile dehors — elle n’en avait qu’une —
accosta. Cette voile était immaculée, gonflait son albe triangle, éclatant dans
le radieux soleil.
«Voilà du beau linge!» fit mon bonhomme.
Là-dessus, il marcha dans une flaque, et sa jaquette, qui décidément le
préoccupait au-dessus de toutes choses, en fut tout éclaboussée. Quel désastre!
Il en aurait pleuré. Vite, il sortit son mouchoir et essuya, essuya, puis il me
regarda d’un oeil suppliant et me dit:
«Monsieur! je ne suis pas sale par derrière?…» Je lui en donnai ma parole
d’honneur. Alors, confiant, il remit encore une fois son mouchoir dans sa
poche. À quelques pas de là, sur le trottoir qui longe les vieilles maisons
jaunes ou rouges ou bleues, les maisons dont les fenêtres étalent la lessive
des chiffons multicolores, il y avait, derrière des tables, des marchandes de
moules. Les petites tables étalaient les moules, un couteau rouillé, un flacon
de vinaigre.
Comme nous arrivions devant les marchandes et que les moules étaient fraîches
et tentantes, je dis au pêcheur d’oranges:
«Si tu n’aimais pas que les fruits, je pourrais t’offrir une
douzaine de moules.»
Ses yeux noirs brillaient de désir et nous nous mîmes, tous deux, à manger des
moules. La marchande nous les ouvrait et nous dégustions. Elle voulut nous
servir du vinaigre, mais mon compagnon l’arrêta d’un geste
impérieux. Il ouvrit son sac, tâtonna, et sortit triomphalement un citron. Le
citron, ayant voisiné avec le morceau de charbon, était passé au noir. Mais son
propriétaire reprit son mouchoir et essuya. Puis il coupa le fruit et
m’en offrit la moitié, mais j’aime les moules pour elles-mêmes et
je le remerciai.
Après déjeuner, nous revînmes sur le quai. Le pêcheur d’oranges me
demanda une cigarette qu’il alluma avec une allumette qu’il avait
dans une autre poche de sa jaquette.
Alors, la cigarette aux lèvres, lançant vers le ciel des bouffées comme un
homme, le bambin se campa sur une dalle au-dessus de l’eau, et, le regard
fixé tout là-haut sur Notre-Dame-de-la-Garde, il se mit dans la position du
gamin célèbre qui fait le plus bel ornement de Bruxelles. Il ne perdait pas un
pouce de sa taille, était très fier et semblait vouloir emplir le port.
GASTON LEROUX.
Le surlendemain, Joseph Joséphin retrouvait sur le port M. Gaston Leroux qui
venait à lui le journal à la main. Le gamin lut l’article et le
journaliste lui donna une belle pièce de cent sous. Rouletabille ne fit aucune
difficulté pour l’accepter. Il trouva même ce don fort naturel. «Je
prends votre pièce, dit-il à Gaston Leroux, à titre de collaborateur.» Avec ces
cent sous, il s’acheta une magnifique boîte à cirer avec tous ses
accessoires, et il alla s’installer en face de Brégaillon. Pendant deux
ans, il s’empara des pieds de tous ceux qui venaient manger en cet
endroit la traditionnelle bouillabaisse. Entre deux cirages, il
s’asseyait sur sa boîte et lisait. Avec le sentiment de la propriété
qu’il avait trouvé au fond de sa boîte, l’ambition lui était venue.
Il avait reçu une trop bonne éducation et une trop bonne instruction primaire
pour ne point comprendre que, s’il n’achevait pas lui-même ce que
d’autres avaient si bien commencé, il se privait de la meilleure chance
qui lui restait de se faire une situation dans le monde.
Les clients finirent par s’intéresser à ce petit décrotteur qui avait
toujours sur sa boîte quelques bouquins d’histoire ou de mathématique et
un armateur le prit si bien en amitié qu’il lui donna une place de groom
dans ses bureaux.
Bientôt Rouletabille fut promu à la dignité de rond de cuir et put faire
quelques économies. À seize ans, ayant un peu d’argent en poche, il
prenait le train pour Paris. Qu’allait-il y faire? Y chercher la Dame en
noir. Pas un jour il n’avait cessé de penser à la mystérieuse visiteuse
du parloir et, bien qu’elle ne lui eût jamais dit qu’elle habitât
la capitale, il était persuadé qu’aucune autre ville du monde
n’était digne de posséder une dame qui avait un aussi joli parfum. Et
puis, les petits collégiens eux-mêmes qui avaient pu apercevoir sa silhouette
élégante quand elle se glissait dans le parloir, ne disaient-ils point: «Tiens!
La Parisienne est venue aujourd’hui!» Il eût été difficile de préciser
l’idée de derrière la tête de Rouletabille, et peut-être bien
l’ignorait-il lui-même. Son désir était-il simplement de «voir» la Dame
en noir, de la regarder passer de loin comme un dévot regarde passer une sainte
image? Oserait-il l’aborder? L’affreuse histoire de vol dont
l’importance n’avait fait que grandir dans l’imagination de
Rouletabille n’était-elle point toujours entre eux comme une barrière
qu’il n’avait pas le droit de franchir? Peut-être bien… peut-être
bien, mais enfin il voulait la voir, de cela seulement il était tout à fait
sûr.
Sitôt débarqué dans la capitale, il alla trouver M. Gaston Leroux et s’en
fit reconnaître, et puis il lui déclara que, ne se sentant aucun goût bien
précis pour un métier quelconque, ce qui était tout à fait fâcheux pour une
créature ardente au travail comme la sienne, il avait résolu de se faire
journaliste et il lui demanda, tout de go, une place de reporter. Gaston Leroux
tenta de le détourner d’un aussi funeste projet, mais en vain.
C’est alors que, de guerre lasse, il lui dit:
«Mon petit ami, puisque vous n’avez rien à faire, tâchez donc de trouver
«le pied gauche de la rue Oberkampf».
Et il le quitta sur ces mots bizarres qui donnèrent à réfléchir au pauvre
Rouletabille que ce galapias de journaliste se moquait de lui. Cependant, ayant
acheté les feuilles, il lut que le journal l’Époque offrait une honnête
récompense à qui lui rapporterait le débris humain qui manquait à la femme
coupée en morceaux de la rue Oberkampf. Le reste, nous le connaissons.
Dans Le Mystère de la Chambre Jaune, j’ai raconté comment Rouletabille se
manifesta à cette occasion et de quelle façon aussi lui fut révélée du même
coup, à lui-même, sa singulière profession qui devait être toute sa vie de
commencer à raisonner quand les autres avaient fini.
J’ai dit par quel hasard il fut conduit un soir à l’Élysée où il
sentit passer le parfum de la Dame en noir. Il s’aperçut alors
qu’il suivait Mlle Stangerson. Qu’ajouterais-je de plus? Des
considérations sur les émotions qui ont assailli Rouletabille à propos de ce
parfum lors des événements du Glandier et surtout depuis son voyage en
Amérique! On les devine. Toutes ses hésitations, toutes ses «sautes»
d’humeur, qui donc maintenant ne les comprendrait pas? Les renseignements
rapportés par lui de Cincinnati sur l’enfant de celle qui avait été la
femme de Jean Roussel avaient dû être suffisamment explicites pour lui donner à
penser qu’il pouvait bien être cet enfant-là, pas assez cependant pour
qu’il pût en être sûr! Cependant son instinct le portait si
victorieusement vers la fille du professeur qu’il avait toutes les peines
du monde parfois à ne point se jeter à son cou, à se retenir de la presser dans
ses bras et de lui crier: «Tu es ma mère! Tu es ma mère!» Et il se sauvait,
comme il s’était sauvé de la sacristie pour ne point laisser échapper en
une seconde d’attendrissement ce secret qui le brûlait depuis des
années!… Et puis, en vérité, il avait peur!… Si elle allait le rejeter!… le
repousser!… l’éloigner avec horreur!… lui, le petit voleur du collège
d’Eu! Lui… le fils de Roussel-Ballmeyer!… lui l’héritier des
crimes de Larsan!… S’il allait ne plus la revoir, ne plus vivre à ses
côtés, ne plus la respirer, elle et son cher parfum, le parfum de la Dame en
noir!… Ah! comme il lui avait fallu combattre, à cause de cette vision
effroyable, le premier mouvement qui le poussait à lui demander chaque fois
qu’il la voyait: «Est-ce toi? Est-ce toi la Dame en noir?» Quant à elle,
elle l’avait aimé tout de suite, mais à cause de sa conduite au Glandier
sans doute… Si c’était vraiment elle, elle devait le croire mort, lui!…
Et si ce n’était pas elle, … si par une fatalité qui mettait en déroute
et son pur instinct et son raisonnement… si ce n’était pas elle… Est-ce
qu’il pouvait risquer, par son imprudence, de lui apprendre qu’il
s’était enfui du collège d’Eu, pour vol?… Non! Non! pas ça!… Elle
lui avait demandé souvent:
«Où avez-vous été élevé, mon jeune ami? Où avez-vous fait vos premières
études?»
Et il avait répondu:
«À Bordeaux!»
Il aurait voulu pouvoir répondre:
«À Pékin!»
Cependant ce supplice ne pouvait durer. Si c’était «elle», eh bien, il
saurait lui dire des choses qui feraient fondre son coeur.
Tout valait mieux que de n’être point serré dans ses bras. Ainsi, parfois
se raisonnait-il. Mais il lui fallait être sûr!… sûr au-delà de la raison, sûr
de se trouver en face de la Dame en noir comme le chien est sûr de respirer son
maître… Cette mauvaise figure de rhétorique qui se présentait tout
naturellement à son esprit devait le conduire à l’idée de «remonter la
piste». Elle nous mena, dans les conditions que l’on sait, au Tréport et
à Eu. Cependant, j’oserai dire que cette expédition n’aurait
peut-être point donné de résultats décisifs aux yeux d’un tiers qui,
comme moi, n’était pas influencé par l’odeur, si la lettre de
Mathilde, que j’avais remise à Rouletabille dans le train, n’était
tout à coup venue lui apporter cette assurance que nous allions chercher. Cette
lettre, je ne l’ai point lue. C’est un document si sacré aux yeux
de mon ami que d’autres yeux ne le verront jamais, mais je sais que les
doux reproches qu’elle lui faisait à l’ordinaire de sa sauvagerie
et de son manque de confiance avaient pris sur ce papier un tel accent de
douleur que Rouletabille n’aurait pas pu s’y tromper, même si la
fille du professeur Stangerson avait oublié de lui confier, dans une phrase
finale où sanglotait tout son désespoir de mère, que «l’intérêt
qu’elle lui portait venait moins des services rendus que du souvenir
qu’elle avait gardé d’un petit garçon, le fils de l’une de
ses amies, qu’elle avait beaucoup aimée, et qui s’était suicidé,
«comme un petit homme», à l’âge de neuf ans. Rouletabille lui ressemblait
beaucoup!»