Le pays des fourrures
The Project Gutenberg eBook of Le pays des fourrures
Title: Le pays des fourrures
Author: Jules Verne
Release date: February 19, 2006 [eBook #17796]
Language: French
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Jules Verne
LE PAYS DES FOURRURES
(1873)
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE
I. Une soirée au Fort-Reliance.
II. Hudson's Bay Fur Company.
III. Un savant dégelé.
IV. Une factorerie.
V. Du Fort-Reliance au Fort-Entreprise.
VI. Un duel de wapitis.
VII. Le cercle polaire.
VIII. Le lac du Grand-Ours.
IX. Une tempête sur un lac.
X. Un retour sur le passé.
XI. En suivant la côte.
XII. Le soleil de minuit.
XIII. Le Fort-Espérance.
XIV. Quelques excursions.
XV. À quinze milles du cap Bathurst.
XVI. Deux coups de feu.
XVII. L'approche de l'hiver.
XVIII. La nuit polaire.
XIX. Une visite de voisinage.
XX. Où le mercure gèle.
XXI. Les grands ours polaires.
XXII. Pendant cinq mois.
XXIII. L'éclipse du 18 juillet 1860.
DEUXIÈME PARTIE
I. Un fort flottant.
II. Où l'on est.
III. Le tour de l'île.
IV. Un campement de nuit.
V. Du 25 juillet au 20 août.
VI. Dix jours de tempête.
VII. Un feu et un cri.
VIII. Une excursion de Mrs. Paulina Barnett.
IX. Aventures de Kalumah.
X. Le courant du Kamtchatka.
XI. Une communication de Jasper Hobson.
XII. Une chance à tenter.
XIII. À travers le champ de glace.
XIV. Les mois d'hiver.
XV. Une dernière exploration.
XVI. La débâcle.
XVII. L'avalanche.
XVIII. Tous au travail.
XIX. La mer de Behring.
XX. Au large!
XXI. Où l'île se fait îlot.
XXII. Les quatre jours qui suivent.
XXIII. Sur un glaçon.
XXIV. Conclusion.
PREMIÈRE PARTIE
I.
Une soirée au Fort-Reliance.
Ce soir-là — 17 mars 1859 — le capitaine Craventy donnait une fête au Fort-Reliance.
Que ce mot de fête n'éveille pas dans l'esprit l'idée d'un gala grandiose, d'un bal de cour, d'un «raout» carillonné ou d'un festival à grand orchestre. La réception du capitaine Craventy était plus simple, et, pourtant, le capitaine n'avait rien épargné pour lui donner tout l'éclat possible.
En effet, sous la direction du caporal Joliffe, le grand salon du rez-de-chaussée s'était transformé. On voyait bien encore les murailles de bois, faites de troncs à peine équarris, disposés horizontalement; mais quatre pavillons britanniques, placés aux quatre angles, et des panoplies, empruntées à l'arsenal du fort, en dissimulaient la nudité. Si les longues poutres du plafond, rugueuses, noirâtres, s'allongeaient sur les contre-forts grossièrement ajustés, en revanche, deux lampes, munies de leur réflecteur en fer-blanc, se balançaient comme deux lustres au bout de leur chaîne et projetaient une suffisante lumière à travers l'atmosphère embrumée de la salle. Les fenêtres étaient étroites; quelques-unes ressemblaient à des meurtrières; leurs carreaux, blindés par un épais givre, défiaient toutes les curiosités du regard; mais deux ou trois pans de cotonnades rouges, disposées avec goût, sollicitaient l'admiration des invités. Quant au plancher, il se composait de lourds madriers juxtaposés, que le caporal Joliffe avait soigneusement balayés pour la circonstance. Ni fauteuils, ni divans, ni chaises, ni autres accessoires des ameublements modernes ne gênaient la circulation. Des bancs de bois, à demi engagés dans l'épaisse paroi, des cubes massifs, débités à coups de hache, deux tables à gros pieds, formaient tout le mobilier du salon; mais la muraille d'entrefend, à travers laquelle une étroite porte à un seul battant donnait accès dans la chambre voisine, était ornée d'une façon pittoresque et riche à la fois. Aux poutres, et dans un ordre admirable, pendaient d'opulentes fourrures, dont pareil assortiment ne se fût pas rencontré aux plus enviables étalages de Regent-Street ou de la Perspective-Niewski. On eût dit que toute la faune des contrées arctiques s'était fait représenter dans cette décoration par un échantillon de ses plus belles peaux. Le regard hésitait entre les fourrures de loups, d'ours gris, d'ours polaires, de loutres, de wolvérènes, de wisons, de castors, de rats musqués, d'hermines, de renards argentés. Au-dessus de cette exposition se déroulait une devise dont les lettres avaient été artistement découpées dans un morceau de carton peint, — la devise de la célèbre Compagnie de la baie d'Hudson:
PROPELLE CUTEM.
«Véritablement, caporal Joliffe, dit le capitaine Craventy à son subordonné, vous vous êtes surpassé!
— Je le crois, mon capitaine, je le crois, répondit le caporal. Mais rendons justice à chacun. Une part de vos éloges revient à mistress Joliffe, qui m'a aidé en tout ceci.
— C'est une femme adroite, caporal.
— Elle n'a pas sa pareille, mon capitaine.»
Au centre du salon se dressait un poêle énorme, moitié brique, moitié faïence, dont le gros tuyau de tôle, traversant le plafond, allait épancher au dehors des torrents de fumée noire. Ce poêle tirait, ronflait, rougissait sous l'influence des pelletées de charbon que le chauffeur, — un soldat spécialement chargé de ce service, — y engouffrait sans cesse. Quelquefois, un remous de vent encapuchonnait la cheminée extérieure. Une âcre fumée, se rabattant à travers le foyer, envahissait alors le salon; des langues de flammes léchaient les parois de brique; un nuage opaque voilait la lumière de la lampe, et encrassait les poutres du plafond. Mais ce léger inconvénient touchait peu les invités du Fort-Reliance. Le poêle les chauffait, et ce n'était pas acheter trop cher sa chaleur, car il faisait terriblement froid au dehors, et au froid se joignait un coup de vent de nord, qui en redoublait l'intensité.
En effet, on entendait la tempête mugir autour de la maison. La neige qui tombait, presque solidifiée déjà, crépitait sur le givre des vitres. Des sifflements aigus, passant entre les jointures des portes et des fenêtres, s'élevaient parfois jusqu'à la limite des sons perceptibles. Puis, un grand silence se faisait. La nature semblait reprendre haleine, et de nouveau, la rafale se déchaînait avec une épouvantable force. On sentait la maison trembler sur ses pilotis, les ais craquer, les poutres gémir. Un étranger, moins habitué que les hôtes du fort à ces convulsions de l'atmosphère, se serait demandé si la tourmente n'allait pas emporter cet assemblage de planches et de madriers. Mais les invités du capitaine Craventy se préoccupaient peu de la rafale, et, même au dehors, ils ne s'en seraient pas plus effrayés que ces pètrels- satanicles qui se jouent au milieu des tempêtes.
Cependant, au sujet de ces invités, il faut faire quelques observations. La réunion comprenait une centaine d'individus des deux sexes; mais deux seulement — deux femmes — n'appartenaient pas au personnel accoutumé du Fort-Reliance. Ce personnel se composait du capitaine Craventy, du lieutenant Jasper Hobson, du sergent Long, du caporal Joliffe et d'une soixantaine de soldats ou employés de la Compagnie. Quelques-uns étaient mariés, entre autres le caporal Joliffe, heureux époux d'une Canadienne vive et alerte, puis un certain Mac Nap, Écossais marié à une Écossaise, et John Raë, qui avait pris femme dernièrement parmi les Indiennes de la contrée. Tout ce monde, sans distinction de rang, officiers, employés ou soldats, était traité, ce soir-là, par le capitaine Craventy.
Il convient d'ajouter ici que le personnel de la Compagnie n'avait pas fourni seul son contingent à la fête. Les forts du voisinage, — et dans ces contrées lointaines on voisine à cent milles de distance, — avaient accepté l'invitation du capitaine Craventy. Bon nombre d'employés ou de facteurs étaient venus du Fort- Providence ou du Fort-Résolution, appartenant à la circonscription du lac de l'Esclave, et même du Fort-Chipewan et du Fort-Liard situés plus au sud. C'était un divertissement rare, une distraction inattendue, que devaient rechercher avec empressement ces reclus, ces exilés, à demi perdus dans la solitude des régions hyperboréennes.
Enfin, quelques chefs indiens n'avaient point décliné l'invitation qui leur fut faite. Ces indigènes, en rapports constants avec les factoreries, fournissaient en grande partie et par voie d'échange les fourrures dont la Compagnie faisait le trafic. C'étaient généralement des Indiens Chipeways, hommes vigoureux, admirablement constitués, vêtus de casaques de peaux et de manteaux de fourrures du plus grand effet. Leur face, moitié rouge, moitié noire, présentait ce masque spécial que la «couleur locale» impose en Europe aux diables des féeries. Sur leur tête se dressaient des bouquets de plumes d'aigle déployés comme l'éventail d'une señora et qui tremblaient à chaque mouvement de leur chevelure noire. Ces chefs, au nombre d'une douzaine, n'avaient point amené leurs femmes, malheureuses «squaws» qui ne s'élèvent guère au-dessus de la condition d'esclaves.
Tel était le personnel de cette soirée, auquel le capitaine faisait les honneurs du Fort-Reliance. On ne dansait pas, faute d'orchestre; mais le buffet remplaçait avantageusement les gagistes des bals européens. Sur la table s'élevait un pudding pyramidal que Mrs. Joliffe avait confectionné de sa main; c'était un énorme cône tronqué, composé de farine, de graisse de rennes et de boeuf musqué, auquel manquaient peut-être les oeufs, le lait, le citron recommandés par les traités de cuisine, mais qui rachetait ce défaut par ses proportions gigantesques. Mrs. Joliffe ne cessait de le débiter en tranches, et cependant l'énorme masse résistait toujours. Sur la table figuraient aussi des piles de sandwiches, dans lesquelles le biscuit de mer remplaçait les fines tartines de pain anglais; entre deux tranches de biscuit qui, malgré leur dureté, ne résistaient pas aux dents des Chipeways, Mrs. Joliffe avait ingénieusement glissé de minces lanières de «corn-beef,» sorte de boeuf salé, qui tenait la place du jambon d'York et de la galantine truffée des buffets de l'ancien continent. Quant aux rafraîchissements, le whisky et le gin, ils circulaient dans de petits verres d'étain, sans parler d'un punch gigantesque qui devait clore cette fête, dont les Indiens parleront longtemps dans leurs wigwams.
Aussi que de compliments les époux Joliffe reçurent pendant cette soirée! Mais aussi, quelle activité, quelle bonne grâce! Comme ils se multipliaient! Avec quelle amabilité ils présidaient à la distribution des rafraîchissements! Non! ils n'attendaient pas, ils prévenaient les désirs de chacun. On n'avait pas le temps de demander, de souhaiter même. Aux sandwiches succédaient les tranches de l'inépuisable pudding! Au pudding, les verres de gin ou de whisky!
«Non, merci, mistress Joliffe.
— Vous êtes trop bon, caporal, je vous demanderai la permission de respirer.
— Mistress Joliffe, je vous assure que j'étouffe!
— Caporal Joliffe, vous faites de moi ce que vous voulez.
— Non, cette fois, mistress, non! c'est impossible!»
Telles étaient les réponses que s'attirait presque invariablement l'heureux couple. Mais le caporal et sa femme insistaient tellement que les plus récalcitrants finissaient par céder. Et l'on mangeait sans cesse, et l'on buvait toujours! Et le ton des conversations montait! Les soldats, les employés s'animaient. Ici l'on parlait chasse, plus loin trafic. Que de projets formés pour la saison prochaine! La faune entière des régions arctiques ne suffirait pas à satisfaire ces chasseurs entreprenants. Déjà les ours, les renards, les boeufs musqués, tombaient sous leurs balles! Les castors, les rats, les hermines, les martres, les wisons se prenaient par milliers dans leurs trappes! Les fourrures précieuses s'entassaient dans les magasins de la Compagnie, qui, cette année-là, réalisait des bénéfices hors de toute prévision. Et, tandis que les liqueurs, abondamment distribuées, enflammaient ces imaginations européennes, les Indiens, graves et silencieux, trop fiers pour admirer, trop circonspects pour promettre, laissaient dire ces langues babillardes, tout en absorbant, à haute dose, l'eau de feu du capitaine Craventy.
Le capitaine, lui, heureux de ce brouhaha, satisfait du plaisir que prenaient ces pauvres gens, relégués pour ainsi dire au-delà du monde habitable, se promenait joyeusement au milieu de ses invités, répondant à toutes les questions qui lui étaient posées, lorsqu'elles se rapportaient à la fête:
«Demandez à Joliffe! demandez à Joliffe!»
Et l'on demandait à Joliffe, qui avait toujours une parole gracieuse au service de chacun.
Parmi les personnes attachées à la garde et au service du Fort- Reliance, quelques-unes doivent être plus spécialement signalées, car ce sont elles qui vont devenir le jouet de circonstances terribles, qu'aucune perspicacité humaine ne pouvait prévoir. Il convient donc, entre autres, de citer le lieutenant Jasper Hobson, le sergent Long, les époux Joliffe et deux étrangères auxquelles le capitaine faisait les honneurs de la soirée.
C'était un homme de quarante ans que le lieutenant Jasper Hobson. Petit, maigre, s'il ne possédait pas une grande force musculaire, en revanche, son énergie morale le mettait au-dessus de toutes les épreuves et de tous les événements. C'était «un enfant de la Compagnie». Son père, le major Hobson, un Irlandais de Dublin, mort depuis quelques années, avait longtemps occupé avec Mrs. Hobson le Fort-Assiniboine. Là était né Jasper Hobson. Là, au pied même des Montagnes Rocheuses, son enfance et sa jeunesse s'écoulèrent librement. Instruit sévèrement par le major Hobson, il devint «un homme» par le sang-froid et le courage, quand l'âge n'en faisait encore qu'un adolescent. Jasper Hobson n'était point un chasseur, mais un soldat, un officier intelligent et brave. Pendant les luttes que la Compagnie eut à soutenir dans l'Orégon contre les compagnies rivales, il se distingua par son zèle et son audace, et conquit rapidement son grade de lieutenant. En conséquence de son mérite bien reconnu, il venait d'être désigné pour commander une expédition dans le Nord. Cette expédition avait pour but d'explorer les parties septentrionales du lac du Grand- Ours et d'établir un fort sur la limite du continent américain. Le départ du lieutenant Jasper Hobson devait s'effectuer dans les premiers jours d'avril.
Si le lieutenant présentait le type accompli de l'officier, le sergent Long, homme de cinquante ans, dont la rude barbe semblait faite en fibres de coco, était, lui, le type du soldat, brave par nature, obéissant par tempérament, ne connaissant que la consigne, ne discutant jamais un ordre, si étrange qu'il fût, ne raisonnant plus, quand il s'agissait du service, véritable machine en uniforme, mais machine parfaite, ne s'usant pas, marchant toujours, sans se fatiguer jamais. Peut-être le sergent Long était-il un peu dur pour ses hommes, comme il l'était pour lui- même. Il ne tolérait pas la moindre infraction à la discipline, consignant impitoyablement à propos du moindre manquement, et n'ayant jamais été consigné. Il commandait, car son grade de sergent l'y obligeait, mais il n'éprouvait, en somme, aucune satisfaction à donner des ordres. En un mot, c'était un homme né pour obéir, et cette annihilation de lui-même allait à sa nature passive. C'est avec ces gens-là que l'on fait les armées redoutables. Ce ne sont que des bras au service d'une seule tête. N'est-ce pas là l'organisation véritable de la force? Deux types ont été imaginés par la Fable: Briarée aux cent bras, l'Hydre aux cent têtes. Si l'on met ces deux montres aux prises, qui remportera la victoire? Briarée.
On connaît le caporal Joliffe. C'était peut-être la mouche du coche, mais on se plaisait à l'entendre bourdonner. Il eût plutôt fait un majordome qu'un soldat. Il le sentait bien. Aussi s'intitulait-il volontiers «caporal chargé du détail», mais dans ces détails il se serait perdu cent fois, si la petite Mrs. Joliffe ne l'eût guidé d'une main sûre. Il s'ensuit que le caporal obéissait à sa femme, sans vouloir en convenir, se disant, sans doute, comme Sancho le philosophe: «Ce n'est pas grand'chose qu'un conseil de femme, mais il faut être fou pour n'y point prêter attention!»
L'élément étranger, dans le personnel de la soirée, était, on l'a dit, représenté par deux femmes, âgées de quarante ans environ. L'une de ces femmes méritait justement d'être placée au premier rang des voyageuses célèbres. Rivale des Pfeiffer, des Tinné, des Haumaire de Hell, son nom, Paulina Barnett, fut plus d'une fois cité avec honneur aux séances de la Société royale de géographie. Paulina Barnett, en remontant le cours du Bramapoutre jusqu'aux montagnes du Tibet, et en traversant un coin ignoré de la Nouvelle-Hollande, de la baie des Cygnes au golfe de Carpentarie, avait déployé les qualités d'une grande voyageuse. C'était une femme de haute taille, veuve depuis quinze ans que la passion des voyages entraînait incessamment à travers des pays inconnus. Sa tête, encadrée dans de longs bandeaux, déjà blanchis par place, dénotait une réelle énergie. Ses yeux, un peu myopes, se dérobaient derrière un lorgnon à monture d'argent, qui prenait son point d'appui sur un nez long, droit, dont les narines mobiles «semblaient aspirer l'espace». Sa démarche, il faut l'avouer, était peut-être un peu masculine, et toute sa personne respirait moins la grâce que la force morale. C'était une Anglaise du comté d'York, pourvue d'une certaine fortune, dont le plus clair se dépensait en expéditions aventureuses. Et si en ce moment, elle se trouvait au Fort-Reliance, c'est que quelque exploration nouvelle l'avait conduite en ce poste lointain. Après s'être lancée à travers les régions équinoxiales, sans doute elle voulait pénétrer jusqu'aux dernières limites des contrées hyperboréennes. Sa présence au fort était un événement. Le directeur de la Compagnie l'avait recommandée par lettre spéciale au capitaine Craventy. Celui-ci, d'après la teneur de cette lettre, devait faciliter à la célèbre voyageuse le projet qu'elle avait formé de se rendre aux rivages de la mer polaire. Grande entreprise! Il fallait reprendre l'itinéraire des Hearne, des Mackenzie, des Raë, des Franklin. Que de fatigues, que d'épreuves, que de dangers dans cette lutte avec les terribles éléments des climats arctiques! Comment une femme osait-elle s'aventurer là où tant d'explorateurs avaient reculé ou péri? Mais l'étrangère, confinée en ce moment au Fort-Reliance, n'était point une femme: c'était Paulina Barnett, lauréate de la Société royale.
On ajoutera que la célèbre voyageuse avait dans sa compagne Madge mieux qu'une servante, une amie dévouée, courageuse, qui ne vivait que pour elle, une Écossaise des anciens temps, qu'un Caleb eût pu épouser sans déroger. Madge avait quelques années de plus que sa maîtresse, — cinq ans environ; elle était grande et vigoureusement charpentée. Madge tutoyait Paulina, et Paulina tutoyait Madge. Paulina regardait Madge comme une soeur aînée; Madge traitait Paulina comme sa fille. En somme, ces deux êtres n'en faisaient qu'un.
Et pour tout dire, c'était en l'honneur de Paulina Barnett que le capitaine Craventy traitait ce soir-là ses employés et les Indiens de la tribu Chipeways. En effet, la voyageuse devait se joindre au détachement du lieutenant Jasper Hobson dans son exploration au Nord. C'était pour Mrs. Paulina Barnett que le grand salon de la factorerie retentissait de joyeux hurrahs.
Et si pendant cette mémorable soirée, le poêle consomma un quintal de charbon, c'est qu'un froid de vingt-quatre degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (32° centigr. au-dessous de glace) régnait au dehors, et que le Fort-Reliance est situé par 61° 47' de latitude septentrionale, à moins de quatre degrés du cercle polaire.
II.
Hudson's Bay Fur Company.
«Monsieur le capitaine?
— Madame Barnett.
— Que pensez-vous de votre lieutenant, monsieur Jasper Hobson?
— Je pense que c'est un officier qui ira loin.
— Qu'entendez-vous par ces mots: il ira loin? Voulez-vous dire qu'il dépassera le quatre-vingtième parallèle?»
Le capitaine Craventy ne put s'empêcher de sourire à cette question de Mrs. Paulina Barnett. Elle et lui causaient auprès du poêle, pendant que les invités allaient et venaient de la table des victuailles à la table des rafraîchissements.
«Madame, répondit le capitaine, tout ce qu'un homme peut faire, Jasper Hobson le fera. La Compagnie l'a chargé d'explorer le nord de ses possessions et d'établir une factorerie aussi près que possible des limites du continent américain, et il l'établira.
— C'est une grande responsabilité qui incombe au lieutenant
Hobson! dit la voyageuse.
— Oui, madame, mais Jasper Hobson n'a jamais reculé devant une tâche à accomplir, si rude qu'elle pût être.
— Je vous crois, capitaine, répondit Mrs. Paulina, et ce lieutenant, nous le verrons à l'oeuvre. Mais quel intérêt pousse donc la Compagnie à construire un fort sur les limites de la mer Arctique?
— Un grand intérêt, madame, répondit le capitaine, et j'ajouterai même un double intérêt. Probablement dans un temps assez rapproché, la Russie cédera ses possessions américaines au gouvernement des Etats-Unis[1]. Cette cession opérée, le trafic de la Compagnie deviendra très difficile avec le Pacifique, à moins que le passage du nord-ouest découvert par Mac Clure ne devienne une voie praticable. C'est, d'ailleurs, ce que de nouvelles tentatives démontreront, car l'amirauté va envoyer un bâtiment dont la mission sera de remonter la côte américaine depuis le détroit de Behring jusqu'au golfe du Couronnement, limite orientale en deçà de laquelle doit être établi le nouveau fort. Or, si l'entreprise réussit, ce point deviendra une factorerie importante dans laquelle se concentrera tout le commerce de pelleteries du Nord. Et, tandis que le transport des fourrures exige un temps considérable et des frais énormes pour être effectué à travers les territoires indiens, en quelques jours des steamers pourront aller du nouveau fort à l'océan Pacifique.
— Ce sera là, en effet, répondit Mrs. Paulina Barnett, un résultat considérable, si le passage du nord-ouest peut être utilisé. Mais vous aviez parlé d'un double intérêt, je crois?
— L'autre intérêt, madame, reprit le capitaine, le voici, et c'est, pour ainsi dire, une question vitale pour la Compagnie, dont je vous demanderai la permission de vous rappeler l'origine en quelques mots. Vous comprendrez alors pourquoi cette association, si florissante autrefois, est maintenant menacée dans la source même de ses produits.»
En quelques mots, effectivement, le capitaine Craventy fit l'historique de cette Compagnie célèbre.
On sait que dès les temps les plus reculés, l'homme emprunta aux animaux leur peau ou leur fourrure pour s'en vêtir. Le commerce des pelleteries remonte donc à la plus haute antiquité. Le luxe de l'habillement se développa même à ce point que des lois somptuaires furent plusieurs fois édictées afin d'enrayer cette mode qui se portait principalement sur les fourrures. Le vair et le petit-gris durent être prohibés au milieu du XIIème siècle.
En 1553, la Russie fonda plusieurs établissements dans ses steppes septentrionales, et des compagnies anglaises ne tardèrent pas à l'imiter. C'était par l'entremise des Samoyèdes que se faisait alors ce trafic de martres-zibelines, d'hermines, de castors, etc. Mais, pendant le règne d'Élisabeth, l'usage des fourrures luxueuses fut restreint singulièrement, de par la volonté royale, et, pendant quelques années, cette branche de commerce demeura paralysée.
Le 2 mai 1670, un privilège fut accordé à la Compagnie des pelleteries de la baie d'Hudson. Cette société comptait un certain nombre d'actionnaires dans la haute noblesse, le duc d'York, le duc d'Albermale, le comte de Shaftesbury, etc. Son capital n'était alors que de huit mille quatre cent vingt livres. Elle avait pour rivales les associations particulières dont les agents français, établis au Canada, se lançaient dans des excursions aventureuses, mais fort lucratives. Ces intrépides chasseurs, connus sous le nom de «voyageurs canadiens», firent une telle concurrence à la Compagnie naissante, que l'existence de celle-ci fut sérieusement compromise.
Mais la conquête du Canada vint modifier cette situation précaire. Trois ans après la prise de Québec, en 1766, le commerce des pelleteries reprit avec un nouvel entrain. Les facteurs anglais s'étaient familiarisés avec les difficultés de ce genre de trafic: ils connaissaient les moeurs du pays, les habitudes des Indiens, le mode qu'ils employaient dans leurs échanges. Cependant, les bénéfices de la Compagnie étaient nuls encore. De plus, vers 1784, des marchands de Montréal s'étant associés pour l'exploitation des pelleteries, fondèrent cette puissante «Compagnie du nord-ouest», qui centralisa bientôt toutes les opérations de ce genre. En 1798, les expéditions de la nouvelle société se montaient au chiffre énorme de cent vingt mille livres sterling, et la Compagnie de la baie d'Hudson était encore menacée dans son existence.
Il faut dire que cette Compagnie du nord-ouest ne reculait devant aucun acte immoral, quand son intérêt était en jeu. Exploitant leurs propres employés, spéculant sur la misère des Indiens, les maltraitant, les pillant après les avoir enivrés, bravant la défense du parlement qui prohiba la vente des liqueurs alcooliques sur les territoires indigènes, les agents du nord-ouest réalisaient d'énormes bénéfices, malgré la concurrence des sociétés américaines et russes qui s'étaient fondées, entre autres la «Compagnie américaine des pelleteries», créée en 1809 avec un capital d'un million de dollars, et qui exploitait l'ouest des Montagnes-Rocheuses.
Mais de toutes ces sociétés, la Compagnie de la baie d'Hudson était la plus menacée, quand, en 1821, à la suite de traités longuement débattus, elle absorba son ancienne rivale, la Compagnie du nord-ouest, et prit la dénomination générale de: Hudson's bay fur Company.
Aujourd'hui, cette importante association n'a plus d'autre rivale que «la Compagnie américaine des pelleteries de Saint-Louis.» Elle possède des établissements nombreux dispersés sur un domaine qui compte trois millions sept cent mille milles carrés. Ses principales factoreries sont situées sur la baie James, à l'embouchure de la rivière de Severn, dans la partie sud et vers les frontières du Haut-Canada, sur les lacs Athapeskow, Winnipeg, Supérieur, Methye, Buffalo, près des rivières Colombia, Mackenzie, Saskatchawan, Assinipoil, etc. Le Fort York, qui commande le cours du fleuve Nelson, tributaire de la baie d'Hudson, forme le quartier général de la Compagnie, et c'est là qu'est établi son principal dépôt de fourrures. De plus, en 1842, elle a pris à bail, moyennant une rétribution annuelle de deux cent mille francs, les établissements russes de l'Amérique du Nord. Elle exploite ainsi, et pour son propre compte, les terrains immenses compris entre le Mississipi et l'océan Pacifique. Elle a lancé dans toutes les directions des voyageurs intrépides, Hearn vers la mer polaire, à la découverte de la Coppernicie en 1770; Franklin, de 1819 à 1822, sur cinq mille cinq cent cinquante milles du littoral américain; Mackenzie, qui, après avoir découvert le fleuve auquel il a donné son nom, atteignit les bords du Pacifique par 52024 de latitude nord. En 1833-34, elle expédiait en Europe les quantités suivantes de peaux et fourrures, quantités qui donneront un état exact de son trafic:
Castors: 1, 074
Parchemins et jeunes castors: 92, 288
Rats musqués: 694, 092
Blaireaux 1, 069
Ours: 7, 451
Hermines: 491
Pêcheurs: 5, 296
Renards: 9, 937
Lynx: 14, 255
Martres: 64, 490
Putois: 25, 100
Loutres: 22, 303
Ratons: 713
Cygnes: 7, 918
Loups: 8, 484
Wolwérènes: 1, 571
Une telle production devait donc assurer à la Compagnie de la baie d'Hudson des bénéfices très considérables; mais, malheureusement pour elle, ces chiffres ne se maintinrent pas, et depuis vingt ans environ, ils étaient en proportion décroissante.
À quoi tenait cette décadence, c'est ce que le capitaine Craventy expliquait en ce moment à Mrs. Paulina Barnett.
«Jusqu'en 1837, madame, dit-il, on peut affirmer que la situation de la Compagnie a été florissante. En cette année-là, l'exportation des peaux s'était encore élevée au chiffre de deux millions trois cent cinquante-huit mille. Mais depuis, il a toujours été en diminuant, et maintenant ce chiffre s'est abaissé de moitié au moins.
— Mais à quelle cause attribuez-vous cet abaissement notable dans l'exportation des fourrures? demanda Mrs. Paulina Barnett.
— Au dépeuplement que l'activité, et j'ajoute, l'incurie des chasseurs a provoqué sur les territoires de chasse. On a traqué et tué sans relâche. Ces massacres se sont faits sans discernement. Les petits, les femelles pleines n'ont même pas été épargnés. De là, une rareté inévitable dans le nombre des animaux à fourrures. La loutre a presque complètement disparu et ne se retrouve guère que près des îles du Pacifique nord. Les castors se sont réfugiés par petits détachements sur les rives des plus lointaines rivières. De même pour tant d'autres animaux précieux qui ont dû fuir devant l'invasion des chasseurs. Les trappes, qui regorgeaient autrefois, sont vides maintenant. Le prix des peaux augmente, et cela précisément à une époque où les fourrures sont très recherchées. Aussi, les chasseurs se dégoûtent, et il ne reste plus que les audacieux et les infatigables qui s'avancent maintenant jusqu'aux limites du continent américain.
— Je comprends maintenant, répondit Mrs. Paulina Barnett, l'intérêt que la Compagnie attache à la création d'une factorerie sur les rives de l'océan Arctique, puisque les animaux se sont réfugiés au-delà du cercle polaire.
— Oui, madame, répondit le capitaine. D'ailleurs, il fallait bien que la Compagnie se décidât à reporter plus au nord le centre de ses opérations, car, il y a deux ans, une décision du parlement britannique a singulièrement réduit ses domaines.
— Et qui a pu motiver cette réduction? demanda la voyageuse.
— Une raison économique de haute importance, madame, et qui a dû vivement frapper les hommes d'État de la Grande-Bretagne. En effet, la mission de la Compagnie n'était pas civilisatrice. Au contraire. Dans son propre intérêt, elle devait maintenir à l'état de terrains vagues son immense domaine. Toute tentative de défrichement qui eût éloigné les animaux à fourrures était impitoyablement arrêtée par elle. Son monopole même est donc ennemi de tout esprit d'entreprise agricole. De plus, les questions étrangères à son industrie sont impitoyablement repoussées par son conseil d'administration. C'est ce régime absolu, et, par certains côtés, antimoral, qui a provoqué les mesures prises par le parlement, et en 1857, une commission, nommée par le secrétaire d'État des colonies, décida qu'il fallait annexer au Canada toutes les terres susceptibles de défrichement, telles que les territoires de la Rivière-Rouge, les districts du Saskatchawan, et ne laisser que la partie du domaine à laquelle la civilisation ne réservait aucun avenir. L'année suivante, la Compagnie perdait le versant ouest des Montagnes-Rocheuses qui releva directement du Colonial-Office, et fut ainsi soustrait à la juridiction des agents de la baie d'Hudson. Et voilà pourquoi, madame, avant de renoncer à son trafic des fourrures, la Compagnie va tenter l'exploitation de ces contrées du Nord, qui sont à peine connues, et chercher les moyens de les rattacher par le passage du Nord-Ouest avec l'océan Pacifique.»
Mrs. Pauline Barnett était maintenant édifiée sur les projets ultérieurs de la célèbre Compagnie. Elle allait assister de sa personne à l'établissement d'un nouveau fort sur la limite de la mer polaire. Le capitaine Craventy l'avait mise au courant de la situation; mais peut-être, — car il aimait à parler, — fût-il entré dans de nouveaux détails, si un incident ne lui eût coupé la parole.
En effet, le caporal Joliffe venait d'annoncer à haute voix que, Mrs Joliffe aidant, il allait procéder à la confection du punch. Cette nouvelle fut accueillie comme elle méritait de l'être. Quelques hurrahs éclatèrent. Le bol, — c'était plutôt un bassin, — le bol était rempli de la précieuse liqueur. Il ne contenait pas moins de dix pintes de brandevin. Au fond s'entassaient les morceaux de sucre, dosés par la main de Mrs. Joliffe. À la surface, surnageaient les tranches de citron, déjà racornies par la vieillesse. Il n'y avait plus qu'à enflammer ce lac alcoolique, et le caporal, la mèche allumée, attendait l'ordre de son capitaine, comme s'il se fût agi de mettre le feu à une mine.
«Allez, Joliffe!» dit alors le capitaine Craventy.
La flamme fut communiquée à la liqueur, et le punch flamba, en un instant, aux applaudissements de tous les invités.
Dix minutes après, les verres remplis circulaient à travers la foule, et trouvaient toujours preneurs, comme des rentes dans un mouvement de hausse.
«Hurrah! hurrah! hurrah! pour mistress Paulina Barnett! Hurrah! pour le capitaine!»
Au moment où ces joyeux hurrahs retentissaient, des cris se firent entendre au dehors. Les invités se turent aussitôt.
«Sergent Long, dit le capitaine, voyez donc ce qui se passe!»
Et sur l'ordre de son chef, le sergent, laissant son verre inachevé, quitta le salon.
III.
Un savant dégelé.
Le sergent Long, arrivé dans l'étroit couloir sur lequel s'ouvrait la porte extérieure du fort, entendit les cris redoubler. On heurtait violemment à la poterne qui donnait accès dans la cour, protégée par de hautes murailles de bois. Le sergent poussa la porte. Un pied de neige couvrait le sol. Le sergent, s'enfonçant jusqu'aux genoux dans cette masse blanche, aveuglé par la rafale, piqué jusqu'au sang par ce froid terrible, traversa la cour en biais et se dirigea vers la poterne.
«Qui diable peut venir par un temps pareil! se disait le sergent Long, en ôtant méthodiquement, on pourrait dire «disciplinairement», les lourds barreaux de la porte. Il n'y a que des Esquimaux qui osent se risquer par un tel froid!
— Mais ouvrez donc, ouvrez donc! criait-on du dehors.
— On ouvre,» répondit le sergent Long, qui semblait véritablement ouvrir en douze temps.
Enfin les battants de la porte se rabattirent intérieurement, et le sergent fut à demi renversé dans la neige par un traîneau attelé de six chiens qui passa comme un éclair. Un peu plus, le digne Long était écrasé. Mais se relevant, sans même proférer un murmure, il ferma la poterne et revint vers la maison principale, au pas ordinaire, c'est-à-dire en faisant soixante-quinze enjambées à la minute.
Mais déjà le capitaine Craventy, le lieutenant Jasper Hobson, le caporal Joliffe étaient là, bravant la température excessive et regardant le traîneau, blanc de neige, qui venait de s'arrêter devant eux.
Un homme, doublé et encapuchonné de fourrures, en était aussitôt descendu.
«Le Fort-Reliance? demanda cet homme.
— C'est ici, répondit le capitaine.
— Le capitaine Craventy?
— C'est moi. Qui êtes-vous?
— Un courrier de la Compagnie.
— Êtes-vous seul?
— Non! j'amène un voyageur!
— Un voyageur! Et que vient-il faire?
— Il vient voir la lune.» À cette réponse, le capitaine Craventy se demanda s'il avait affaire à un fou, et, dans de telles circonstances, on pouvait le penser. Mais il n'eut pas le temps de formuler son opinion. Le courrier avait retiré du traîneau une masse inerte, une sorte de sac couvert de neige, et il se disposait à l'introduire dans la maison, quand le capitaine lui demanda: «Quel est ce sac?
— C'est mon voyageur! répondit le courrier.
— Quel est ce voyageur?
— L'astronome Thomas Black.
— Mais il est gelé!
— Eh bien, on le dégèlera.» Thomas Black, transporté par le sergent, le caporal et le courrier, fit son entrée dans la maison du fort. On le déposa dans une chambre du premier étage, dont la température était fort supportable, grâce à la présence d'un poêle porté au rouge vif. On l'étendit sur un lit, et le capitaine lui prit la main.
Cette main était littéralement gelée. On développa les couvertures et les manteaux fourrés qui couvraient Thomas Black, ficelé comme un paquet, et sous cette enveloppe on découvrit un homme âgé de cinquante ans environ, gros, court, les cheveux grisonnants, la barbe inculte, les yeux clos, la bouche pincée comme si ses lèvres eussent été collées par une gomme. Cet homme ne respirait plus ou si peu, que son souffle eût à peine terni une glace. Joliffe le déshabillait, le tournait, le retournait avec prestesse, tout en disant:
«Allons donc! allons donc! monsieur! Est-ce que vous n'allez pas revenir à vous?»
Ce personnage, arrivé dans ces circonstances, semblait n'être plus qu'un cadavre. Pour rappeler en lui la chaleur disparue, le caporal Joliffe n'entrevoyait qu'un moyen héroïque, et ce moyen, c'était de plonger le patient dans le punch brûlant.
Très heureusement sans doute pour Thomas Black, le lieutenant
Jasper Hobson eut une autre idée.
«De la neige! demanda-t-il. Sergent Long, plusieurs poignées de neige!»
Cette substance ne manquait pas dans la cour du Fort-Reliance. Pendant que le sergent allait chercher la neige demandée, Joliffe déshabilla l'astronome. Le corps du malheureux était couvert de plaques blanchâtres qui indiquaient une violente pénétration du froid dans les chairs. Il y avait urgence extrême à rappeler le sang aux parties attaquées. C'était le résultat que Jasper Hobson espérait obtenir au moyen de vigoureuses frictions de neige. On sait que c'est le remède généralement employé dans les contrées polaires pour rétablir la circulation qu'un froid terrible a arrêtée, comme il arrête le courant des rivières.
Le sergent Long étant revenu, Joliffe et lui frictionnèrent le nouveau venu comme il ne l'avait jamais été probablement. Ce n'était point une linition douce, une fomentation onctueuse, mais un massage vigoureux, pratiqué à bras raccourcis, et qui rappelait plutôt les éraillures de l'étrille que les caresses de la main.
Et pendant cette opération, le loquace caporal interpellait toujours le voyageur, qui ne pouvait l'entendre.
«Allons donc! monsieur, allons donc! Quelle idée vous a donc pris de vous laisser refroidir ainsi? Voyons! n'y mettez pas tant d'obstination!»
Il est probable que Thomas Black s'obstinait, car une demi-heure se passa sans qu'il consentît à donner signe de vie. On désespérait même de le ranimer, et les masseurs allaient suspendre leur fatigant exercice, quand le pauvre homme fit entendre quelques soupirs.
«Il vit! il revient!» s'écria Jasper Hobson.
Après avoir réchauffé par les frictions l'extérieur du corps, il ne fallait point oublier l'intérieur. Aussi le caporal Joliffe se hâta-t-il d'apporter quelques verres de punch. Le voyageur se sentit véritablement soulagé; les couleurs revinrent à ses joues, le regard à ses yeux, la parole à ses lèvres, et le capitaine put espérer enfin que Thomas Black allait lui apprendre pourquoi il arrivait en ce lieu et dans un état si déplorable.
Thomas Black, bien enveloppé de couvertures, se souleva à demi, s'appuya sur son coude, et d'une voix encore affaiblie:
«Le Fort-Reliance? demanda-t-il.
— C'est ici, répondit le capitaine.
— Le capitaine Craventy?
— C'est moi, et j'ajouterai, monsieur, soyez le bienvenu. Mais pourrai-je vous demander pourquoi vous venez au Fort-Reliance?
— Pour voir la lune!» répondit le courrier, qui tenait sans doute à cette réponse, car il la faisait pour la seconde fois. D'ailleurs, elle parut satisfaire Thomas Black, qui fit un signe de tête affirmatif. Puis, reprenant: «Le lieutenant Hobson? demanda-t-il.
— Me voici, répondit le lieutenant.
— Vous n'êtes pas encore parti?
— Pas encore, monsieur.
— Eh bien, monsieur, reprit Thomas Black, il ne me reste plus qu'à vous remercier et à dormir jusqu'à demain matin!»
Le capitaine et ses compagnons se retirèrent donc, laissant ce personnage singulier reposer tranquillement. Une demi-heure après, la fête s'achevait, et les invités regagnaient leurs demeures respectives, soit dans les chambres du fort, soit dans les quelques habitations qui s'élevaient en dehors de l'enceinte.
Le lendemain, Thomas Black était à peu près rétabli. Sa vigoureuse constitution avait résisté à ce froid excessif. Un autre n'eût pas dégelé, mais lui ne faisait pas comme tout le monde.
Et maintenant, qui était cet astronome? D'où venait-il? Pourquoi ce voyage à travers les territoires de la Compagnie, lorsque l'hiver sévissait encore? Que signifiait la réponse du courrier? Voir la lune! Mais la lune ne luit-elle pas en tous lieux, et faut-il venir la chercher jusque dans les régions hyperboréennes?
Telles furent les questions que se posa le capitaine Craventy. Mais le lendemain, après avoir causé pendant une heure avec son nouvel hôte, il n'avait plus rien à apprendre.
Thomas Black était, en effet, un astronome attaché à l'observatoire de Greenwich, si brillamment dirigé par M. Airy. Esprit intelligent et sagace plutôt que théoricien, Thomas Black, depuis vingt ans qu'il exerçait ses fonctions, avait rendu de grands services aux sciences uranographiques. Dans la vie privée, c'était un homme absolument nul, qui n'existait pas en dehors des questions astronomiques, vivant dans le ciel, non sur la terre, un descendant de ce savant du bonhomme La Fontaine qui se laissa choir dans un puits. Avec lui pas de conversation possible si l'on ne parlait ni d'étoiles ni de constellations. C'était un homme à vivre dans une lunette. Mais quand il observait, quel observateur sans rival au monde! Quelle infatigable patience il déployait! Il était capable de guetter pendant des mois entiers l'apparition d'un phénomène cosmique. Il avait d'ailleurs une spécialité, les bolides et les étoiles filantes, et ses découvertes dans cette branche de la météorologie méritaient d'être citées. D'ailleurs, toutes les fois qu'il s'agissait d'observations minutieuses, de mesures délicates, de déterminations précises, on recourait à Thomas Black, qui possédait «une habileté d'oeil» extrêmement remarquable. Savoir observer n'est pas donné à tout le monde. On ne s'étonnera donc pas que l'astronome de Greenwich eût été choisi pour opérer dans la circonstance suivante qui intéressait au plus haut point la science sélénographique.
On sait que pendant une éclipse totale de soleil, la lune est entourée d'une couronne lumineuse. Mais quelle est l'origine de cette couronne? Est-ce un objet réel? N'est-ce plutôt qu'un effet de diffraction éprouvé par les rayons solaires dans le voisinage de la lune? C'est une question que les études faites jusqu'à ce jour n'ont pu permettre de résoudre.
Dès 1706, les astronomes avaient scientifiquement décrit cette auréole lumineuse. Louville et Halley pendant l'éclipse totale de 1715, Maraldi en 1724, Antonio de Ulloa en 1778, Bouditch et Ferrer en 1806, observèrent minutieusement cette couronne; mais de leurs théories contradictoires on ne put rien conclure de définitif. À propos de l'éclipse totale de 1842, les savants de toutes nations, Airy, Arago, Peytal, Laugier, Mauvais, Otto- Struve, Petit, Baily, etc., cherchèrent à obtenir une solution complète touchant l'origine du phénomène; mais quelque sévères qu'eussent été les observations, «le désaccord, dit Arago, que l'on trouve entre les observations faites en divers lieux par des astronomes exercés, dans une seule et même éclipse, a répandu sur la question de telles obscurités, qu'il n'est maintenant possible d'arriver à aucune conclusion certaine sur la cause du phénomène». Depuis cette époque, d'autres éclipses totales de soleil furent étudiées, mais les observations n'obtinrent aucun résultat concluant.
Cependant, cette question intéressait au plus haut point les études sélénographiques. Il fallait la résoudre à tout prix. Or, une occasion nouvelle se présentait d'étudier la couronne lumineuse si discutée jusqu'alors. Une nouvelle éclipse totale de soleil, totale pour l'extrémité nord de l'Amérique, l'Espagne, le nord de l'Afrique, etc., devait avoir lieu le 18 juillet 1860. Il fut convenu entre astronomes de divers pays que des observations seraient faites simultanément aux divers points de la zone pour laquelle cette éclipse serait totale. Or, ce fut Thomas Black que l'on désigna pour observer ladite éclipse dans la partie septentrionale de l'Amérique. Il devait donc se trouver à peu près dans les conditions où se trouvèrent les astronomes anglais qui se transportèrent en Suède et en Norvège à l'occasion de l'éclipse de 1851.
On le pense bien, Thomas Black saisit avec empressement l'occasion qui lui était offerte d'étudier l'auréole lumineuse. Il devait également reconnaître autant que possible la nature de ces protubérances rougeâtres qui apparaissent sur divers points du contour du satellite terrestre. Si l'astronome de Greenwich parvenait à trancher la question d'une manière irréfutable, il aurait droit aux éloges de toute l'Europe savante.
Thomas Black se prépara donc à partir, et il obtint de pressantes lettres de recommandation pour les agents principaux de la Compagnie de la baie d'Hudson. Or, précisément, une expédition devait se rendre prochainement aux limites septentrionales du continent afin d'y créer une factorerie nouvelle. C'était une occasion dont il fallait profiter. Thomas Black partit donc, traversa l'Atlantique, débarqua à New-York, gagna à travers les lacs l'établissement de la rivière Rouge, puis de fort en fort, emporté par un traîneau rapide, sous la conduite d'un courrier de la Compagnie, malgré l'hiver, malgré le froid, en dépit de tous les dangers d'un voyage à travers les contrées arctiques, le 17 mars, il arriva au Fort-Reliance dans les conditions que l'on connaît.
Telles furent les explications données par l'astronome au capitaine Craventy. Celui-ci se mit tout entier à la disposition de Thomas Black.
«Mais, monsieur Black, lui dit-il, pourquoi étiez-vous si pressé d'arriver, puisque cette éclipse de soleil ne doit avoir lieu qu'en 1860, c'est-à-dire l'année prochaine seulement?
— Mais, capitaine, répondit l'astronome, j'avais appris que la Compagnie envoyait une expédition sur le littoral américain au- delà du soixante-dixième parallèle, et je ne voulais pas manquer le départ du lieutenant Hobson.
— Monsieur Black, répondit le capitaine, si le lieutenant eût été parti, je me serais fait un devoir de vous accompagner moi-même jusqu'aux limites de la mer polaire.»
Puis, il répéta à l'astronome que celui-ci pouvait absolument compter sur lui et qu'il était le bienvenu au Fort-Reliance.
IV.
Une factorerie.
Le lac de l'Esclave est l'un des plus vastes qui se rencontre dans la région située au-delà du soixante et unième parallèle. Il mesure une longueur de deux cent cinquante milles sur une largeur de cinquante, et il est exactement par 61°25' de latitude et 114° de longitude ouest. Toute la contrée environnante s'abaisse en longues déclivités vers un centre commun, large dépression du sol, qui est occupée par le lac.
La position de ce lac, au milieu des territoires de chasse, sur lesquels pullulaient autrefois les animaux à fourrures, attira, dès les premiers temps, l'attention de la Compagnie. De nombreux cours d'eau s'y jetaient ou y prenaient naissance, le Mackenzie, la rivière du Foin, l'Atapeskow, etc. Aussi plusieurs forts importants furent-ils construits sur ses rives, le Fort-Providence au nord, le Fort-Résolution au sud. Quand au Fort-Reliance, il occupe l'extrémité nord-est du lac et ne se trouve pas à plus de trois cents milles de l'entrée de Chesterfield, long et étroit estuaire formé par les eaux mêmes de la baie d'Hudson.
Le lac de l'Esclave est pour ainsi dire semé de petits îlots, hauts de cent à deux cents pieds, dont le granit et le gneiss émergent en maint endroit. Sur sa rive septentrionale se massent des bois épais, confinant à cette portion aride et glacée du continent, qui a reçu, non sans raison, le nom de Terre-Maudite. En revanche, la région du sud, principalement formée de calcaire, est plate, sans un coteau, sans une extumescence quelconque du sol. Là se dessine la limite que ne franchissent presque jamais les grands ruminants de l'Amérique polaire, ces buffalos ou bisons, dont la chair forme presque exclusivement la nourriture des chasseurs canadiens et indigènes.
Les arbres de la rive septentrionale se groupent en forêts magnifiques. Qu'on ne s'étonne pas de rencontrer une végétation si belle sous une zone si reculée. En réalité, le lac de l'Esclave n'est guère plus élevé en latitude que les parties de la Norvège ou de la Suède, occupées par Stockholm ou Christiania. Seulement, il faut remarquer que les lignes isothermes, sur lesquelles la chaleur se distribue à dose égale, ne suivent nullement les parallèles terrestres, et qu'à pareille latitude, l'Amérique est incomparablement plus froide que l'Europe. En avril, les rues de New-York sont encore blanches de neige, et cependant, New-York occupe à peu près le même parallèle que les Açores. C'est que la nature d'un continent, sa situation par rapport aux océans, la conformation même du sol, influent notablement sur ses conditions climatériques.
Le Fort-Reliance, pendant la saison d'été, était donc entouré de masses de verdure, dont le regard se réjouissait après les rigueurs d'un long hiver. Le bois ne manquait pas à ces forêts presque uniquement composées de peupliers, de pins et de bouleaux. Les îlots du lac produisaient des saules magnifiques. Le gibier abondait dans les taillis, et il ne les abandonnait même pas pendant la mauvaise saison. Plus au sud, les chasseurs du fort poursuivaient avec succès les bisons, les élans et certains porcs- épics du Canada, dont la chair est excellente. Quant aux eaux du lac de l'Esclave, elles étaient très poissonneuses. Les truites y atteignaient des dimensions extraordinaires, et leur poids dépassait souvent soixante livres. Les brochets, les lottes voraces, une sorte d'ombre, appelé «poisson bleu» par les Anglais, des légions innombrables de tittamegs, «le corregou blanc» des naturalistes, foisonnaient dans le lac. La question d'alimentation pour les habitants du Fort-Reliance se résolvait donc facilement, la nature pourvoyait à leurs besoins, et à la condition d'être vêtus, pendant l'hiver, comme le sont les renards, les martres, les ours et autres animaux à fourrures, ils pouvaient braver la rigueur de ces climats.
Le fort proprement dit se composait d'une maison de bois, comprenant un étage et un rez-de-chaussée, qui servait d'habitation au commandant et à ses officiers. Autour de cette maison se disposaient régulièrement les demeures des soldats, les magasins de la Compagnie et les comptoirs dans lesquels s'opéraient les échanges. Une petite chapelle, à laquelle il ne manquait qu'un ministre, et une poudrière complétaient l'ensemble des constructions du fort. Le tout était entouré d'une enceinte palissadée, haute de vingt pieds, vaste parallélogramme que défendaient quatre petits bastions à toit aigu, posés aux quatre angles. Le fort se trouvait donc à l'abri d'un coup de main. Précaution jadis nécessaire, à une époque où les Indiens, au lieu d'être les pourvoyeurs de la Compagnie, luttaient pour l'indépendance de leur territoire; précaution prise également contre les agents et les soldats des associations rivales, qui se disputaient autrefois la possession et l'exploitation de ce riche pays des fourrures.
La Compagnie de la baie d'Hudson comptait alors sur tout son domaine, un personnel d'environ mille hommes. Elle exerçait sur ses employés et ses soldats une autorité absolue qui allait jusqu'au droit de vie et de mort. Les chefs des factoreries pouvaient, à leur gré, régler les salaires, fixer la valeur des objets d'approvisionnement et des pelleteries. Grâce à ce système dépourvu de tout contrôle, il n'était pas rare qu'ils réalisassent des bénéfices s'élevant à plus de trois cents pour cent.
On verra d'ailleurs, par le tableau suivant, emprunté au Voyage du capitaine Robert Lade, dans quelles conditions s'opéraient autrefois les échanges avec les Indiens, qui sont devenus maintenant les véritables et les meilleurs chasseurs de la Compagnie. La peau de castor était à cette époque l'unité qui servait de base aux achats et aux ventes.
Les Indiens payaient:
Pour un fusil: 10 peaux de castor
Une demi-livre de poudre: 1 peau de castor
Quatre livres de plomb: 1 peau de castor
Une hache: 1 peau de castor
Six couteaux: 1 peau de castor
Une livre de verroterie: 1 peau de castor
Un habit galonné: 6 peaux de castor
Un habit sans galons: 5 peaux de castor
Habits de femme galonnés: 6 peaux de castor
Une livre de tabac: 1 peau de castor
Une boîte à poudre: 1 peau de castor
Un peigne et un miroir: 2 peaux de castor
Mais, depuis quelques années, la peau de castor est devenue si rare, que l'unité monétaire a dû être changée C'est maintenant la robe de bison qui sert de base aux marchés. Quand un Indien se présente au fort, les agents lui remettent autant de fiches de bois qu'il apporte de peaux, et, sur les lieux mêmes, il échange ces fiches contre des produits manufacturés. Avec ce système, la Compagnie, qui, d'ailleurs, fixe arbitrairement la valeur des objets qu'elle achète et des objets qu'elle vend, ne peut manquer de réaliser et réalise en effet des bénéfices considérables.
Tels étaient les usages établis dans les diverses factoreries, et par conséquent au Fort-Reliance. Mrs. Paulina Barnett put les étudier pendant son séjour, qui se prolongea jusqu'au 16 avril. La voyageuse et le lieutenant Hobson s'entretenaient souvent ensemble, formant des projets superbes, et bien décidés à ne reculer devant aucun obstacle. Quant à Thomas Black, il ne causait que lorsqu'on lui parlait de sa mission spéciale. Cette question de la couronne lumineuse et des protubérances rougeâtres de la lune le passionnait. On sentait qu'il avait mis toute sa vie dans la solution de ce problème, et Thomas Black finit même par intéresser très vivement Mrs. Paulina à cette observation scientifique. Ah! qu'il leur tardait à tous les deux d'avoir franchi le cercle polaire, et que cette date du 18 juillet 1860 semblait donc éloignée, surtout pour l'impatient astronome de Greenwich!
Les préparatifs de départ n'avaient pu commencer qu'à la mi-mars, et un mois se passa avant qu'ils fussent achevés. C'était, en effet, une longue besogne que d'organiser une telle expédition à travers les régions polaires! Il fallait tout emporter, vivres, vêtements, ustensiles, outils, armes, munitions.
La troupe, commandée par le lieutenant Jasper Hobson, devait se composer d'un officier, de deux sous-officiers et de dix soldats, dont trois mariés qui emmenaient leurs femmes avec eux. Voici la liste de ces hommes que le capitaine Craventy avait choisis parmi les plus énergiques et les plus résolus:
1° Le lieutenant Jasper Hobson, 2° Le sergent Long, 3° Le caporal Joliffe, 4° Petersen, soldat, 5° Belcher, soldat, 6° Raë, soldat, 7° Marbre, soldat, 8° Garry, soldat, 9° Pond, soldat, 10° Mac Nap, soldat, 11° Sabine, soldat, 12° Hope, soldat, 13° Kellet, soldat,
De plus:
Mrs. Rae,
Mrs. Joliffe,
Mrs. Mac Nap,
Étrangers au fort:
Mrs. Paulina Barnett,
Madge,
Thomas Black.
En tout dix-neuf personnes, qu'il s'agissait de transporter pendant plusieurs centaines de milles, à travers un territoire désert et peu connu.
Mais en prévision de ce projet, les agents de la Compagnie avaient réuni au Fort-Reliance tout le matériel nécessaire à l'expédition. Une douzaine de traîneaux, pourvus de leur attelage de chiens, étaient préparés. Ces véhicules, fort primitifs, consistaient en un assemblage solide de planches légères que liaient entre elles des bandes transversales. Un appendice, formé d'une pièce de bois cintrée et relevée comme l'extrémité d'un patin, permettait au traîneau de fendre la neige sans s'y engager profondément. Six chiens, attelés deux par deux, servaient de moteurs à chaque traîneau, — moteurs intelligents et rapides qui, sous la longue lanière du guide, peuvent franchir jusqu'à quinze milles à l'heure.
La garde-robe des voyageurs se composait de vêtements en peau de renne, doublés intérieurement d'épaisses fourrures. Tous portaient des tissus de laine, destinés à les garantir contre les brusques changements de température, qui sont fréquents sous cette latitude. Chacun, officier ou soldat, femme ou homme, était chaussé de ces bottes en cuir de phoque, cousues de nerfs, que les indigènes fabriquent avec une habileté sans pareille. Ces chaussures sont absolument imperméables et se prêtent à la marche par la souplesse de leurs articulations. À leurs semelles pouvaient s'adapter des raquettes en bois de pin, longues de trois à quatre pieds, sortes d'appareils propres à supporter le poids d'un homme sur la neige la plus friable et qui permettent de se déplacer avec une extrême vitesse, ainsi que font les patineurs sur les surfaces glacées. Des bonnets de fourrure, des ceintures de peau de daim complétaient l'accoutrement.
En fait d'armes, le lieutenant Hobson emportait, avec des munitions en quantité suffisante, les mousquetons réglementaires délivrés par la Compagnie, des pistolets et quelques sabres d'ordonnance; en fait d'outils, des haches, des scies, des herminettes et autres instruments nécessaires au charpentage; en fait d'ustensiles, tout ce que nécessitait l'établissement d'une factorerie dans de telles conditions, entre autres un poêle, un fourneau de fonte, deux pompes à air destinées à la ventilation, un halkett-boat, sorte de canot en caoutchouc que l'on gonfle au moment où on veut en faire usage.
Quant aux approvisionnements, on pouvait compter sur les chasseurs du détachement. Quelques-uns de ces soldats étaient d'habiles traqueurs de gibier, et les rennes ne manquent pas dans les régions polaires. Des tribus entières d'Indiens ou d'Esquimaux, privées de pain ou de tout autre aliment, se nourrissent exclusivement de cette venaison, qui est à la fois abondante et savoureuse. Cependant, comme il fallait compter avec les retards inévitables et les difficultés de toutes sortes, une certaine quantité de vivres dut être emportée. C'était de la viande de bison, d'élan, de daim, ramassée dans de longues battues faites au sud du lac, du «corn-beef», qui pouvait se conserver indéfiniment, des préparations indiennes dans lesquelles la chair, broyée et réduite en poudre impalpable, conserve tous ses éléments nutritifs sous un très petit volume. Ainsi triturée, cette viande n'exige aucune cuisson, et présente sous cette forme une alimentation très nourrissante.
En fait de liqueurs, le lieutenant Hobson emportait plusieurs barils de brandevin et de whisky, bien décidé, d'ailleurs, à économiser autant que possible ces liquides alcooliques, qui sont nuisibles à la santé des hommes sous les froides latitudes. Mais, en revanche, la Compagnie avait mis à sa disposition, avec une petite pharmacie portative, de notables quantités de «lime-juice», de citrons et autres produits naturels, indispensables pour combattre les affections scorbutiques, si terribles dans ces régions, et pour les prévenir au besoin. Tous les hommes, d'ailleurs, avaient été choisis avec soin ni trop gras, ni trop maigres; habitués depuis de longues années aux rigueurs de ces climats, ils devaient supporter plus aisément les fatigues d'une expédition vers l'Océan polaire. De plus, c'étaient des gens de bonne volonté, courageux, intrépides, qui avaient accepté librement. Une double paye leur était attribuée pour tout le temps de leur séjour aux limites du continent américain, s'ils parvenaient à s'établir au-dessus du soixante-dixième parallèle.
Un traîneau spécial, un peu plus confortable, avait été préparé pour Mrs. Paulina Barnett et sa fidèle Madge. La courageuse femme ne voulait pas être traitée autrement que ses compagnons de route, mais elle dut se rendre aux instances du capitaine, qui n'était, d'ailleurs, que l'interprète des sentiments de la Compagnie. Mrs. Paulina dut donc se résigner.
Quant à l'astronome Thomas Black, le véhicule qui l'avait amené au Fort-Reliance devait le conduire jusqu'à son but avec son petit bagage de savant. Les instruments de l'astronome, peu nombreux d'ailleurs, — une lunette pour ses observations sélénographiques, un sextant destiné à donner la latitude, un chronomètre pour la fixation des longitudes, quelques cartes, quelques livres, — tout cela s'arrimait sur ce traîneau, et Thomas Black comptait bien que ses fidèles chiens ne le laisseraient pas en route.
On pense que la nourriture destinée aux divers attelages n'avait pas été oubliée. C'était un total de soixante-douze chiens, véritable troupeau qu'il s'agissait de substanter, chemin faisant, et les chasseurs du détachement devaient spécialement s'occuper de leur nourriture. Ces animaux, intelligents et vigoureux, avaient été achetés aux Indiens Chipeways, qui savent merveilleusement les dresser à ce dur métier.
Toute cette organisation de la petite troupe fut lestement menée. Le lieutenant Jasper Hobson s'y employait avec un zèle au-dessus de tout éloge. Fier de cette mission, passionné pour son oeuvre, il ne voulait rien négliger qui pût en compromettre le succès. Le caporal Joliffe, très affairé toujours, se multipliait sans faire grande besogne; mais la présence de sa femme était et devait être très utile à l'expédition. Mrs. Paulina Barnett l'avait prise en amitié, cette intelligente et vive Canadienne, blonde avec de grands yeux doux.
Il va sans dire que le capitaine Craventy n'oublia rien pour le succès de l'entreprise. Les instructions qu'il avait reçues des agents supérieurs de la Compagnie montraient quelle importance ils attachaient à la réussite de l'expédition et à l'établissement d'une nouvelle factorerie au-delà du soixante-dixième parallèle. On peut donc affirmer que tout ce qu'il était humainement possible de faire pour atteindre ce but fut fait. Mais la nature ne devait- elle pas créer d'insurmontables obstacles devant les pas du courageux lieutenant? C'est ce que personne ne pouvait prévoir!
V.
Du Fort-Reliance au Fort-Entreprise.
Les premiers beaux jours étaient arrivés. Le fond vert des collines commençait à reparaître sous les couches de neige en partie effacées. Quelques oiseaux, des cygnes, des tétras, des aigles à tête chauve et autres migrateurs venant du sud, passaient à travers les airs attiédis. Les bourgeons se gonflaient aux extrêmes branches des peupliers, des bouleaux et des saules. Les grandes mares, formées çà et là par la fonte des neiges, attiraient ces canards à tête rouge dont les espèces sont si variées dans l'Amérique septentrionale. Les guillemots, les puffins, les eider-ducks, allaient chercher au nord des parages plus froids. Les musaraignes, petites souris microscopiques, grosses comme une noisette, se hasardaient hors de leur trou, et dessinaient sur le sol de capricieuses bigarrures du bout de leur petite queue pointue. C'était une ivresse de respirer, de humer ces rayons solaires que le printemps rendait si vivifiants! La nature se réveillait de son long sommeil, après l'interminable nuit de l'hiver, et souriait en s'éveillant. L'effet de ce renouveau est peut-être plus sensible au milieu des contrées hyperboréennes qu'en tout autre point du globe.
Cependant, le dégel n'était point complet. Le thermomètre Fahrenheit indiquait bien quarante et un degrés au-dessus de zéro (5° centigr. au-dessus de glace), mais la basse température des nuits maintenait la surface des plaines neigeuses à l'état solide: circonstance favorable, d'ailleurs, au glissage des traîneaux, et dont Jasper Hobson voulait profiter avant le complet dégel.
Les glaces du lac n'étaient pas encore rompues. Les chasseurs du fort, depuis un mois, faisaient d'heureuses excursions en parcourant ces longues plaines unies, que le gibier fréquentait déjà. Mrs. Paulina Barnett ne put qu'admirer l'étonnante habileté avec laquelle ces hommes se servaient de leurs raquettes. Chaussés de ces «souliers à neige», leur vitesse eût égalé celle d'un cheval au galop. Suivant le conseil du capitaine Craventy, la voyageuse s'exerça à marcher au moyen de ces appareils, et en quelque temps, elle devint fort habile à glisser à la surface des neiges.
Depuis quelques jours déjà, les Indiens arrivaient par bandes au fort, afin d'échanger les produits de leur chasse d'hiver contre des objets manufacturés. La saison n'avait pas été heureuse. Les pelleteries n'abondaient pas; les fourrures de martre et de wison atteignaient un chiffre assez élevé, mais les peaux de castor, de loutre, de lynx, d'hermine, de renard, étaient rares. La Compagnie faisait donc sagement en allant exploiter plus au nord des territoires nouveaux, qui eussent encore échappé à la rapacité de l'homme.
Le 16 avril, au matin, le lieutenant Jasper Hobson et son détachement étaient prêts à partir. L'itinéraire avait pu être tracé d'avance sur toute cette partie déjà connue de la contrée qui s'étend entre le lac de l'Esclave et le lac du Grand-Ours, situé au-delà du cercle polaire. Jasper Hobson devait atteindre le Fort-Confidence, établi à l'extrémité septentrionale de ce lac. Une station toute indiquée pour y ravitailler son détachement, c'était le Fort-Entreprise, bâti à deux cent milles dans le nord- ouest, sur les bords du petit lac Snure. À raison de quinze milles par jour, Jasper Hobson comptait y faire halte dès les premiers jours du mois de mai.
À partir de ce point, le détachement devait gagner par le plus court le littoral américain, et se diriger ensuite vers le cap Bathurst. Il avait été parfaitement convenu que, dans un an, le capitaine Craventy enverrait un convoi de ravitaillement à ce cap Bathurst, et que le lieutenant détacherait quelques hommes à la rencontre de ce convoi pour le diriger vers l'endroit où le nouveau fort serait établi. De cette façon, l'avenir de la factorerie était garanti contre toute chance fâcheuse, et le lieutenant et ses compagnons, ces exilés volontaires, conserveraient encore quelques relations avec leurs semblables.
Dès le matin du 16 avril, les traîneaux attelés devant la poterne n'attendaient plus que les voyageurs. Le capitaine Craventy, ayant réuni les hommes qui composaient le détachement, leur adressa quelques sympathiques paroles. Par-dessus toutes choses, il leur recommanda une constante union, au milieu de ces périls qu'ils étaient appelés à braver. La soumission à leurs chefs était une indispensable condition pour le succès de cette entreprise, oeuvre d'abnégation et de dévouement. Des hurrahs accueillirent le speech du capitaine. Puis les adieux furent rapidement faits, et chacun se plaça dans le traîneau qui lui avait été désigné d'avance. Jasper Hobson et le sergent Long tenaient la tête. Mrs. Paulina Barnett et Madge les suivaient, Madge maniant avec adresse le long fouet esquimau terminé par une lanière de nerf durci. Thomas Black et l'un des soldats, le canadien Petersen, formaient le troisième rang de la caravane. Les autres traîneaux défilaient ensuite, occupés par les soldats et les femmes. Le caporal Joliffe et Mrs. Joliffe se tenaient à l'arrière-garde. Suivant les ordres de Jasper Hobson, chaque conducteur devait autant que possible conserver sa place réglementaire et maintenir sa distance de manière à ne provoquer aucune confusion. Et, en effet, le choc de ces traîneaux, lancés à toute vitesse, aurait pu amener quelque fâcheux accident.
En quittant le Fort-Reliance, Jasper Hobson prit directement la route du nord-ouest. Il dut franchir d'abord une large rivière qui réunissait le lac de l'Esclave au lac Wolmsley. Mais ce cours d'eau, profondément gelé encore, ne se distinguait pas de l'immense plaine blanche. Un uniforme tapis de neige couvrait toute la contrée, et les traîneaux, enlevés par leurs rapides attelages, volaient sur cette couche durcie.
Le temps était beau, mais encore très froid. Le soleil, peu élevé au-dessus de l'horizon, décrivait sur le ciel une courbe très allongée. Ses rayons, brillamment réfléchis par les neiges, donnaient plus de lumière que de chaleur. Très heureusement, aucun souffle de vent ne troublait l'atmosphère, et ce calme de l'air rendait le froid plus supportable. Cependant, la bise, grâce à la vitesse des traîneaux, devait tant soit peu couper la figure de ceux des compagnons du lieutenant Hobson qui n'étaient pas faits aux rudesses d'un climat polaire.
«Cela va bien, disait Jasper Hobson au sergent, immobile près de lui comme s'il se fût tenu au port d'armes, le voyage commence bien. Le ciel est favorable, la température propice, nos attelages filent comme des trains express, et, pour peu que ce beau temps continue, notre traversée s'opérera sans encombre. Qu'en pensez- vous, sergent Long?
— Ce que vous pensez vous-même, lieutenant Jasper, répondit le sergent, qui ne pouvait envisager les choses autrement que son chef.
— Vous êtes bien décidé comme moi, sergent, reprit Jasper Hobson, à pousser aussi loin que possible notre reconnaissance vers le nord?
— Il suffira que vous commandiez, mon lieutenant, et j'obéirai.
— Je le sais, sergent, répondit Jasper Hobson, je sais qu'il suffit de vous donner un ordre pour qu'il soit exécuté. Puissent nos hommes comprendre comme vous l'importance de notre mission et se dévouer corps et âme aux intérêts de la Compagnie! Ah! sergent Long, je suis sûr que si je vous donnais un ordre impossible…
— Il n'y a pas d'ordres impossibles, mon lieutenant.
— Quoi! si je vous ordonnais d'aller au pôle Nord!
— J'irais, mon lieutenant.
— Et d'en revenir! ajouta Jasper Hobson en souriant.
— J'en reviendrais,» répondit simplement le sergent Long.
Pendant ce colloque du lieutenant Hobson et de son sergent, Mrs. Paulina Barnett et Madge, elles aussi, échangeaient quelques paroles, lorsqu'une pente plus accentuée du sol retardait un instant la marche du traîneau. Ces deux vaillantes femmes, bien encapuchonnées dans leur bonnets de loutre et à demi ensevelies sous une épaisse peau d'ours blanc, regardaient cette âpre nature et les pâles silhouettes des hautes glaces qui se profilaient à l'horizon. Le détachement avait déjà laissé derrière lui les collines qui accidentaient la rive septentrionale du lac de l'Esclave, et dont les sommets étaient couronnés de grimaçants squelettes d'arbres. La plaine infinie se déroulait à perte de vue dans une complète uniformité. Quelques oiseaux animaient de leur chant et de leur vol la vaste solitude. Parmi eux on remarquait des troupes de cygnes qui émigraient vers le nord, et dont la blancheur se confondait avec la blancheur des neiges. On ne les distinguait que lorsqu'ils se projetaient sur l'atmosphère grisâtre. Quand ils s'abattaient sur le sol, ils se confondaient avec lui, et l'oeil le plus perçant n'aurait pu les reconnaître.
«Quelle étonnante contrée! disait Mrs. Paulina Barnett. Quelle différence entre ces régions polaires et nos verdoyantes plaines de l'Australie! Te souviens-tu, ma bonne Madge, quand la chaleur nous accablait sur les bords du golfe de Carpentarie, te rappelles-tu ce ciel impitoyable, sans un nuage, sans une vapeur?
— Ma fille, répondait Madge, je n'ai point comme toi le don de me souvenir. Tu conserves tes impressions; moi, j'oublie les miennes.
— Comment, Madge, s'écria Mrs. Paulina Barnett, tu as oublié les chaleurs tropicales de l'Inde et de l'Australie? Il ne t'est pas resté dans l'esprit un souvenir de nos tortures, quand l'eau nous manquait au désert, quand les rayons de ce soleil nous brûlaient jusqu'aux os, quand la nuit même n'apportait aucun répit à nos souffrances!
— Non, Paulina, non, répondait Madge, en s'enveloppant plus étroitement dans ses fourrures, non, je ne me souviens plus! Et comment me rappellerais-je ces souffrances dont tu parles, cette chaleur, ces tortures de la soif, en ce moment surtout où les glaces nous entourent de toutes parts, et quand il me suffit de laisser pendre ma main en dehors de ce traîneau pour ramasser une poignée de neige! Tu me parles de chaleur, lorsque nous gelons sous les peaux d'ours qui nous couvrent! Tu te souviens des rayons brûlants du soleil, quand ce soleil d'avril ne peut même pas fondre les petits glaçons suspendus à nos lèvres! Non, ma fille, ne me soutiens pas que la chaleur existe quelque part, ne me répète pas que je me sois jamais plainte d'avoir trop chaud, je ne te croirais pas!»
Mrs. Paulina Barnett ne put s'empêcher de sourire.
«Mais, ajouta-t-elle, tu as donc bien froid, ma bonne Madge?
— Certainement, ma fille, j'ai froid, mais cette température ne me déplaît pas. Au contraire. Ce climat doit être très sain, et je suis certaine que je me porterai à merveille dans ce bout d'Amérique! C'est vraiment un beau pays!
— Oui, Madge, un pays admirable, et nous n'avons encore rien vu jusqu'ici des merveilles qu'il renferme! Mais laisse notre voyage s'accomplir jusqu'aux limites de la mer polaire, laisse l'hiver venir avec ses glaces gigantesques, sa fourrure de neige, ses tempêtes hyperboréennes, ses aurores boréales, ses constellations splendides, sa longue nuit de six mois, et tu comprendras alors combien l'oeuvre du Créateur est toujours et partout nouvelle!»
Ainsi parlait Mrs. Paulina Barnett, entraînée par sa vive imagination. Dans ces régions perdues, sous un climat implacable, elle ne voulait voir que l'accomplissement des plus beaux phénomènes de la nature. Ses instincts de voyageuse étaient plus forts que sa raison même. De ces contrées polaires elle n'extrayait que l'émouvante poésie dont les sagas ont perpétué la légende, et que les bardes ont chantée dans les temps ossianiques. Mais Madge, plus positive, ne se dissimulait ni les dangers d'une expédition vers les continents arctiques, ni les souffrances d'un hivernage, à moins de trente degrés du pôle arctique.
Et en effet, de plus robustes avaient déjà succombé aux fatigues, aux privations, aux tortures morales et physiques, sous ces durs climats. Sans doute, la mission du lieutenant Jasper Hobson ne devait pas l'entraîner jusqu'aux latitudes les plus élevées du globe. Sans doute, il ne s'agissait pas d'atteindre le pôle et de se lancer sur les traces des Parry, des Ross, des Mac Clure, des Kean, des Morton. Mais dès qu'on a franchi le cercle polaire, les épreuves sont à peu près partout les mêmes et ne s'accroissent pas proportionnellement avec l'élévation des latitudes. Jasper Hobson ne songeait pas à se porter au-dessus du soixante-dixième parallèle! Soit. Mais qu'on n'oublie pas que Franklin et ses infortunés compagnons sont morts, tués par le froid et la faim, quand ils n'avaient pas même dépassé le soixante-huitième degré de latitude septentrionale!
Dans le traîneau occupé par Mr. et Mrs. Joliffe, on causait de toute autre chose. Peut-être le caporal avait-il un peu trop arrosé les adieux du départ, car, par extraordinaire, il tenait tête à sa petite femme. Oui! il lui résistait, — ce qui n'arrivait vraiment que dans des circonstances exceptionnelles.
«Non, mistress Joliffe, disait le caporal, non, ne craignez rien! Un traîneau n'est pas plus difficile à conduire qu'un poney- chaise, et le diable m'emporte si je ne suis pas capable de diriger un attelage de chiens!
— Je ne conteste pas ton habileté, répondait Mrs. Joliffe. Je t'engage seulement à modérer tes mouvements. Te voilà déjà en tête de la caravane, et j'entends le lieutenant Hobson qui te crie de reprendre ton rang à l'arrière.
— Laissez-le crier, madame Joliffe, laissez-le crier!…» Et le caporal, enveloppant son attelage d'un nouveau coup de fouet, accrut encore la rapidité du traîneau.
«Prends garde, Joliffe! répétait la petite femme. Pas si vite! nous voici sur une pente!
— Une pente! répondait le caporal. Vous appelez cela une pente, madame Joliffe? Mais ça monte, au contraire!
— Je te répète que cela descend!
— Je vous soutiens, moi, que ça monte! Voyez, voyez comme les chiens tirent!»
Quoi qu'en eût l'entêté, les chiens ne tiraient en aucune façon. La déclivité du sol était, au contraire, fort prononcée. Le traîneau filait avec une rapidité vertigineuse, et il se trouvait déjà très en avant du détachement. Mr. et Mrs. Joliffe tressautaient à chaque instant. Les heurts, provoqués par les inégalités de la couche neigeuse, se multipliaient. Les deux époux, jetés tantôt à droite, tantôt à gauche, se choquant l'un l'autre, étaient secoués horriblement. Mais le caporal ne voulait rien entendre, ni les recommandations de sa femme, ni les cris du lieutenant Hobson. Celui-ci, comprenant le danger de cette course folle, pressait son propre attelage, afin de rejoindre les imprudents, et toute la caravane le suivait dans cette course rapide.
Mais le caporal allait toujours de plus belle! Cette vitesse de son véhicule l'enivrait! Il gesticulait, il criait, il maniait son long fouet comme eût fait un sportsman accompli.
«Remarquable instrument que ce fouet! s'écriait-il, et que les
Esquimaux savent manoeuvrer avec une habileté sans pareille!
— Mais tu n'es pas un Esquimau, s'écriait Mrs. Joliffe, essayant, mais en vain, d'arrêter le bras de son imprudent conducteur.
— Je me suis laissé dire, reprenait le caporal, je me suis laissé dire que ces Esquimaux savent piquer n'importe quel chien de leur attelage à l'endroit qui leur convient. Ils peuvent même du bout de ce nerf durci leur enlever un petit bout de l'oreille, s'ils le jugent convenable. Je vais essayer…
— N'essaye pas, Joliffe, n'essaye pas! s'écria la petite femme, effrayée au plus haut point.
— Ne craignez rien, mistress Joliffe, ne craignez rien! Je m'y connais! Voilà précisément notre cinquième chien de droite qui fait des siennes! Je vais le corriger!…»
Mais sans doute le caporal n'était pas encore assez «Esquimau», ni assez familiarisé avec le maniement de ce fouet dont la longue lanière dépasse de quatre pieds l'avant-train de l'attelage, car le fouet se développa en sifflant, et, revenant en arrière par un contre-coup mal combiné, il s'enroula autour du cou de maître Joliffe lui-même, dont la calotte fourrée s'envola dans l'air. Nul doute que, sans cet épais bonnet, le caporal ne se fût arraché sa propre oreille.
En ce moment, les chiens se jetèrent de côté, le traîneau fut culbuté et le couple précipité dans la neige. Très heureusement, la couche était épaisse, et les deux époux n'eurent aucun mal. Mais quelle honte pour le caporal! Et de quelle façon le regarda sa petite femme! Et quels reproches lui fit le lieutenant Hobson!
Le traîneau fut relevé; mais on décida que dorénavant les rênes du véhicule, comme celles du ménage, appartiendrait de droit à Mrs. Joliffe. Le caporal, tout penaud, dut se résigner, et la marche du détachement, un instant interrompue, fut reprise aussitôt.
Pendant les quinze jours qui suivirent, aucun incident ne se produisit. Le temps était toujours propice, la température supportable, et le 1er mai, le détachement arrivait au Fort- Entreprise.
VI.
Un duel de wapitis.
L'expédition avait franchi une distance de deux cents milles depuis son départ du Fort-Reliance. Les voyageurs, favorisés par de longs crépuscules, courant jour et nuit sur leurs traîneaux, pendant que les attelages les emportaient à toute vitesse, étaient véritablement accablés de fatigue, quand ils arrivèrent aux rives du lac Snure, près duquel s'élevait le Fort-Entreprise.
Ce fort, établi depuis quelques années seulement par la Compagnie de la baie d'Hudson, n'était en réalité qu'un poste d'approvisionnement de peu d'importance. Il servait principalement de station aux détachements qui accompagnaient les convois de pelleteries venus du lac du Grand-Ours situé à près de trois cents milles dans le nord-ouest. Une douzaine de soldats en formaient la garde. Le fort n'était composé que d'une maison de bois, entourée d'une enceinte palissadée. Mais, si peu confortable que fût cette habitation, les compagnons du lieutenant Hobson s'y réfugièrent avec plaisir, et, pendant deux jours, ils s'y reposèrent des premières fatigues de leur voyage.
Le printemps polaire faisait déjà sentir en ce lieu sa modeste influence. La neige fondait peu à peu, et les nuits n'étaient déjà plus assez froides pour la glacer à nouveau. Quelques légères mousses, de maigres graminées, verdissaient çà et là, et de petites fleurs, presque incolores, montraient leur humide corolle entre les cailloux. Ces manifestations de la nature, à demi réveillée après la longue nuit de l'hiver, plaisaient au regard endolori par la blancheur des neiges, que charmait l'apparition de ces rares spécimens de la flore arctique.
Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson mirent à profit leurs loisirs pour visiter les rives du petit lac. Tous les deux ils comprenaient la nature et l'admiraient avec enthousiasme. Ils allèrent donc, de compagnie, à travers les glaçons éboulés et les cascades qui s'improvisaient sous l'action des rayons solaires. La surface du lac Snure était prise encore. Nulle fissure n'indiquait une prochaine débâcle. Quelques icebergs en ruine hérissaient sa surface solide, affectant des formes pittoresques du plus étrange effet, surtout quand la lumière, s'irisant à leurs arêtes, en variait les couleurs. On eût dit les morceaux d'un arc-en-ciel brisé par une main puissante, et qui s'entrecroisaient sur le sol.
«Ce spectacle est vraiment beau! monsieur Hobson, répétait Mrs. Paulina Barnett. Ces effets de prisme se modifient à l'infini, suivant la place que l'on occupe. Ne vous semble-t-il pas que nous sommes penchés sur l'ouverture d'un immense kaléidoscope? Mais peut-être êtes-vous déjà blasé sur ce spectacle si nouveau pour moi?
— Non, madame, répondit le lieutenant. Bien que je sois né sur ce continent et quoique mon enfance et ma jeunesse s'y soient passées tout entières, je ne me rassasie jamais d'en contempler les beautés sublimes. Mais si votre enthousiasme est déjà grand, lorsque le soleil verse sa lumière sur cette contrée, c'est-à-dire quand l'astre du jour a déjà modifié l'aspect de ce pays, que sera-t-il lorsqu'il vous sera donné d'observer ces territoires au milieu des grands froids de l'hiver? Je vous avouerai, madame, que le soleil, si précieux aux régions tempérées, me gâte un peu mon continent arctique!
— Vraiment, monsieur Hobson, répondit la voyageuse, en souriant à l'observation du lieutenant. J'estime pourtant que le soleil est un excellent compagnon de route, et qu'il ne faut pas se plaindre de la chaleur qu'il donne, même aux régions polaires!
— Ah! madame, répondit Jasper Hobson, je suis de ceux qui pensent qu'il vaut mieux visiter la Russie pendant l'hiver, et le Sahara pendant l'été. On voit alors ces pays sous l'aspect qui les caractérise. Non! le soleil est un astre des hautes zones et des pays chauds. À trente degrés du pôle, il n'est véritablement plus à sa place! Le ciel de cette contrée, c'est le ciel pur et froid de l'hiver, ciel tout constellé, qu'enflamme parfois l'éclat d'une aurore boréale. C'est ici le pays de la nuit, non celui du jour, madame, et cette longue nuit du pôle vous réserve des enchantements et des merveilles.
— Monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, avez-vous visité les zones tempérées de l'Europe et de l'Amérique?
— Oui, madame, et je les ai admirées comme elles méritent de l'être. Mais c'est toujours avec une passion plus ardente, avec un enthousiasme nouveau, que je suis revenu à ma terre natale. Je suis l'homme du froid, et, véritablement, je n'ai aucun mérite à le braver. Il n'a pas prise sur moi, et, comme les Esquimaux, je puis vivre pendant des mois entiers dans une maison de neige.
— Monsieur Hobson, répondit la voyageuse, vous avez une manière de parler de ce redoutable ennemi, qui réchauffe le coeur! J'espère bien me montrer digne de vous, et, si loin que vous alliez braver le froid du pôle, nous irons le braver ensemble.
— Bien, madame, bien, et puissent tous ces compagnons qui me suivent, ces soldats et ces femmes, se montrer aussi résolus que vous l'êtes! Dieu aidant, nous irons loin alors!
— Mais vous ne pouvez vous plaindre de la façon dont ce voyage a commencé. Jusqu'ici, pas un seul accident, un temps propice à la marche des traîneaux, une température supportable! Tout nous réussit à souhait.
— Sans doute, madame, répondit le lieutenant; mais précisément, ce soleil, que vous admirez tant, va bientôt multiplier les fatigues et les obstacles sous nos pas.
— Que voulez-vous dire, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina
Barnett.
— Je veux dire que sa chaleur aura avant peu changé l'aspect et la nature du pays, que la glace fondue ne présentera plus une surface favorable au glissage des traîneaux, que le sol redeviendra raboteux et dur, que nos chiens haletants ne nous enlèveront plus avec la rapidité d'une flèche, que les rivières et les lacs vont reprendre leur état liquide, et qu'il faudra les tourner ou les passer à gué. Tous ces changements, madame, dus à l'influence solaire, se traduiront par des retards, des fatigues, des dangers, dont les moindres sont ces neiges friables qui fuient sous le pied ou ces avalanches qui se précipitent du sommet des montagnes de glace! Oui! voilà ce que nous vaudra ce soleil qui chaque jour s'élève de plus en plus au-dessus de l'horizon! Rappelez-vous bien ceci, madame! Des quatre éléments de la cosmogonie antique, un seul ici, l'air, nous est utile, nécessaire, indispensable. Mais les trois autres, la terre, le feu et l'eau, ils ne devraient pas exister pour nous! Ils sont contraires à la nature même des régions polaires!…»
Le lieutenant exagérait sans doute. Mrs. Paulina Barnett aurait pu facilement rétorquer cette argumentation, mais il ne lui déplaisait pas d'entendre Jasper Hobson s'exprimer avec cette ardeur. Le lieutenant aimait passionnément le pays vers lequel les hasards de sa vie de voyageuse la conduisaient en ce moment, et c'était une garantie qu'il ne reculerait devant aucun obstacle.
Et, cependant, Jasper Hobson avait raison, lorsqu'il s'en prenait au soleil des embarras à venir. On le vit bien, quand, trois jours après, le 4 mai, le détachement se remit en route. Le thermomètre, même aux heures les plus froides de la nuit, se maintenait constamment au-dessus de trente-deux degrés[2]. Les vastes plaines subissaient un dégel complet. La nappe blanche s'en allait en eau. Les aspérités d'un sol fait de roches de formation primitive se trahissaient par des chocs multipliés qui secouaient les traîneaux, et, par contrecoup, les voyageurs. Les chiens, par la rudesse du tirage, étaient forcés de s'en tenir à l'allure du petit trot, et on eût pu sans danger, maintenant, remettre les guides à la main imprudente du caporal Joliffe. Ni ses cris ni les excitations du fouet n'auraient pu imprimer aux attelages surmenés une vitesse plus grande.
Il arriva donc que, de temps en temps, les voyageurs diminuèrent la charge des chiens en faisant une partie de la route à pied. Ce mode de locomotion convenait, d'ailleurs, aux chasseurs du détachement, qui s'élevait insensiblement vers les territoires plus giboyeux de l'Amérique anglaise. Mrs. Paulina Barnett et sa fidèle Magde suivaient ces chasses avec un intérêt marqué. Thomas Black affectait, au contraire, de se désintéresser absolument de tout exercice cynégétique. Il n'était pas venu jusqu'en ces contrées lointaines dans le but de chasser le wison ou l'hermine, mais uniquement pour observer la lune, à ce moment précis où elle couvrirait de son disque le disque du soleil. Aussi, quand l'astre des nuits paraissait au-dessus de l'horizon, l'impatient astronome le dévorait-il des yeux. Ce qui provoquait le lieutenant à lui dire:
«Hein! monsieur Black! si, par impossible, la lune manquait au rendez-vous du 18 juillet 1860, voilà qui serait désagréable pour vous!
— Monsieur Hobson, répondait gravement l'astronome, si la lune se permettait un tel manque de convenances, je l'attaquerais en justice!»
Les principaux chasseurs du détachement étaient les soldats Marbre et Sabine, tous les deux passés maîtres dans leur métier. Ils y avaient acquis une adresse sans égale, et les plus habiles Indiens ne leur en auraient pas remontré pour la vivacité de l'oeil et l'habileté de la main. Ils étaient trappeurs et chasseurs tout à la fois. Ils connaissaient tous les appareils ou engins au moyen desquels on peut s'emparer des martres, des loutres, des loups, des renards, des ours, etc. Aucune ruse ne leur était inconnue. Hommes adroits et intelligents, que ce Marbre et ce Sabine, et le capitaine Craventy avait sagement fait en les adjoignant au détachement du lieutenant Hobson.
Mais, pendant la marche de la petite troupe, ni Marbre ni Sabine n'avaient le loisir de dresser des pièges. Ils ne pouvaient s'écarter que pendant une heure ou deux, au plus, et devaient se contenter du seul gibier qui passait à portée de leur fusil. Cependant, ils furent assez heureux pour tuer un de ces grands ruminants de la faune américaine qui se rencontrent rarement sous une latitude aussi élevée.
Un jour, dans la matinée du 15 mai, les deux chasseurs, le lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett, s'étaient portés à quelques milles dans l'est de l'itinéraire. Marbre et Sabine avaient obtenu de leur lieutenant la permission de suivre quelques traces fraîches qu'ils venaient de découvrir, et non seulement Jasper Hobson les y autorisa, mais il voulu les suivre lui-même, en compagnie de la voyageuse.
Ces empreintes étaient évidemment dues au passage récent d'une demi-douzaine de daims de grande taille. Pas d'erreur possible. Marbre et Sabine étaient affirmatifs sur ce point, et, au besoin, ils auraient pu nommer l'espèce à laquelle appartenaient ces ruminants.
«La présence de ces animaux en cette contrée semble vous surprendre, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett au lieutenant.
— En effet, madame, répondit Jasper Hobson, et il est rare de rencontrer de telles espèces au-delà du cinquante-septième degré de latitude. Quand nous les chassons, c'est seulement au sud du lac de l'Esclave, là où se rencontrent avec des pousses de saule et de peuplier, certaines roses sauvages dont les daims sont très friands.
— Il faut alors admettre que ces ruminants, aussi bien que les animaux à fourrures, traqués par les chasseurs, s'enfuient maintenant vers des territoires plus tranquilles.
— Je ne vois pas d'autre explication de leur présence à la hauteur du soixante-cinquième parallèle, répondit le lieutenant, en admettant toutefois que nos deux hommes ne se soient pas mépris sur la nature et l'origine de ces empreintes.
— Non, mon lieutenant, répondit Sabine, non! Marbre et moi, nous ne nous sommes pas trompés. Ces traces ont été laissées sur le sol par ces daims, que, nous autres chasseurs, nous appelons des daims rouges, et dont le nom indigène est «wapiti».
— Cela est certain, ajouta Marbre. De vieux trappeurs comme nous ne s'y laisseraient pas prendre. D'ailleurs, mon lieutenant, entendez-vous ces sifflements singuliers?»
Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett et leurs compagnons étaient arrivés, en ce moment, à la base d'une petite colline dont les pentes, dépourvues de neige, étaient praticables. Ils se hâtèrent de la gravir, tandis que les sifflements, signalés par Marbre, se faisaient entendre avec une certaine intensité. Des cris, semblables au braiment de l'âne, s'y mêlaient parfois et prouvaient que les deux chasseurs ne s'étaient pas mépris.
Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Marbre et Sabine, parvenus au sommet de la colline, portèrent leurs regards sur la plaine qui s'étendait vers l'est. Le sol accidenté était encore blanc à de certaines places, mais une légère teinte verte tranchait en maint endroit avec les éblouissantes plaques de neige. Quelques arbustes décharnés grimaçaient çà et là. À l'horizon, de grands icebergs, nettement découpés, se profilaient sur le fond grisâtre du ciel.
«Des wapitis! des wapitis! les voilà! s'écrièrent d'une commune voix Sabine et Marbre, en indiquant à un quart de mille dans l'est un groupe compact d'animaux très aisément reconnaissables.
— Mais que font-ils? demanda la voyageuse.
— Ils se battent, madame, répondit Jasper Hobson. C'est assez leur coutume, quand le soleil du pôle leur échauffe le sang! Encore un effet déplorable de l'astre radieux!»
De la distance à laquelle ils se trouvaient, Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett et leurs compagnons pouvaient facilement distinguer le groupe des wapitis. C'étaient de magnifiques échantillons de cette famille de daims, que l'on connaît sous les noms variés de cerfs à cornes rondes, cerfs américains, biches, élans gris et élans rouges. Ces bêtes élégantes avaient les jambes fines. Quelques poils rougeâtres, dont la couleur devait s'accentuer encore pendant la saison chaude, parsemaient leurs robes brunes. À leurs cornes blanches, qui se développaient superbement, on reconnaissait facilement en eux des mâles farouches, car les femelles sont absolument dépourvues de cet appendice. Ces wapitis étaient autrefois répandus sur tous les territoires de l'Amérique septentrionale, et les États de l'Union en recelaient un grand nombre. Mais, les défrichements s'opérant de toutes parts, les forêts tombant sous la hache des pionniers, le wapiti dut se réfugier dans les paisibles districts du Canada. Là encore, la tranquillité lui manqua bientôt, et il dut fréquenter plus spécialement les abords de la baie d'Hudson. En somme, le wapiti est plutôt un animal des pays froids, cela est certain; mais, ainsi que l'avait fait observer le lieutenant, il n'habite pas ordinairement les territoires situés au-delà du cinquante-septième parallèle. Donc, ceux-ci ne s'étaient élevés si haut que pour fuir les Chippeways, qui leur faisaient une guerre à outrance, et retrouver cette sécurité qui ne manque jamais au désert.
Cependant, le combat des wapitis se poursuivait avec acharnement. Ces animaux n'avaient point aperçu les chasseurs dont l'intervention n'aurait probablement pas arrêté leur lutte. Marbre et Sabine, qui savaient bien à quels aveugles combattants ils avaient affaire, pouvaient donc s'approcher sans crainte et tirer à loisir.
La proposition en fut faite par le lieutenant Hobson.
«Faites excuse, mon lieutenant, répondit Marbre. Épargnons notre poudre et nos balles. Ces bêtes-là jouent un jeu à s'entre-tuer, et nous arriverons toujours à temps pour relever les vaincus.»
«Est-ce que ces wapitis ont une valeur commerciale? demanda Mrs.
Paulina Barnett.
— Oui, madame, répondit Jasper Hobson, et leur peau, qui est moins épaisse que celle de l'élan proprement dit, forme un cuir très estimé. En frottant cette peau avec la graisse et la cervelle même de l'animal, on la rend extrêmement souple, et elle supporte également bien la sécheresse et l'humidité. Aussi les Indiens recherchent-ils avec soin toutes les occasions de se procurer des peaux de wapitis.
— Mais leur chair ne donne-t-elle pas une venaison excellente?
— Médiocre, madame, répondit le lieutenant, fort médiocre, en vérité. Cette chair est dure, d'un goût peu savoureux. Sa graisse se fige immédiatement dès qu'elle est retirée du feu et s'attache aux dents. C'est donc une chair peu estimée, et qui est certainement inférieure à celle des autres daims. Cependant, faute de mieux, pendant les jours de disette, on en mange, et elle nourrit son homme tout comme un autre.»
Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson s'entretenaient ainsi depuis quelques minutes, lorsque la lutte des wapitis se modifia subitement. Ces ruminants avaient-ils satisfait leur colère? Avaient-ils aperçu les chasseurs et sentaient-ils un danger prochain? Quoi qu'il en fût, au même moment, à l'exception de deux wapitis de haute taille, toute la troupe s'enfuit vers l'est avec une vitesse sans égale. En quelques instants, ces animaux avaient disparu, et le cheval le plus rapide n'aurait pu les rejoindre.
Mais deux daims, superbes à voir, étaient restés sur le champ de bataille. Le crâne baissé, cornes contre cornes, les jambes de l'arrière-train puissamment arc-boutées, ils se faisaient tête. Semblables à deux lutteurs qui n'abandonnent plus prise dès qu'ils sont parvenus à se saisir, ils ne se lâchaient pas et pivotaient sur leurs jambes de devant, comme s'ils eussent été rivés l'un à l'autre.
«Quel acharnement! s'écria Mrs. Paulina Barnett.
— Oui, répondit Jasper Hobson. Ce sont des bêtes rancunières que ces wapitis, et elles vident là, sans doute, une ancienne querelle!
— Mais ne serait-ce pas le moment de les approcher, tandis que la rage les aveugle? demanda la voyageuse.
— Nous avons le temps, madame, répondit Sabine, et ces daims-là ne peuvent plus nous échapper! Nous serions à trois pas d'eux, le fusil à l'épaule et le doigt sur la gâchette, qu'ils ne quitteraient pas la place!
— Vraiment?
— En effet, madame, dit Jasper Hobson, qui avait regardé plus attentivement les deux combattants après l'observation du chasseur, et, soit de notre main, soit par la dent des loups, ces wapitis mourront tôt ou tard à l'endroit même qu'ils occupent en ce moment.
— Je ne comprends pas ce qui vous fait parler ainsi, monsieur
Hobson, répondit la voyageuse.
— Eh bien, approchez, madame, répondit le lieutenant. Ne craignez point d'effaroucher ces animaux. Ainsi que vous l'a dit notre chasseur, ils ne peuvent plus s'enfuir.»
Mrs. Paulina Barnett, accompagnée de Sabine, de Marbre et du lieutenant, descendit la colline. Quelques minutes lui suffirent à franchir la distance qui la séparait du théâtre du combat. Les wapitis n'avaient pas bougé. Ils se poussaient simultanément de la tête, comme deux béliers en lutte, mais ils semblaient inséparablement liés l'un à l'autre.
En effet, dans l'ardeur du combat, les cornes des deux wapitis s'étaient tellement enchevêtrées qu'elles ne pouvaient plus se dégager, à moins de se rompre. C'est un fait qui se produit souvent, et sur les territoires de chasse, il n'est pas rare de rencontrer ces appendices branchus gisant sur le sol et attachés les uns aux autres. Les animaux, ainsi embarrassés, ne tardent pas à mourir de faim, ou ils deviennent facilement la proie des fauves.
Deux balles terminèrent le combat des wapitis. Marbre et Sabine, les dépouillant séance tenante, conservèrent leur peau, qu'ils devaient préparer plus tard, et abandonnèrent aux loups et aux ours un monceau de chair saignante.
VII.
Le cercle polaire.
L'expédition continua de s'avancer vers le nord-ouest, mais le tirage des traîneaux sur ce sol inégal fatiguait extrêmement les chiens. Ces courageuses bêtes ne s'emportaient plus, elles que la main de leurs conducteurs avait tant de peine à contenir au début du voyage. On ne pouvait obtenir des attelages que huit à dix milles par jour. Cependant, Jasper Hobson pressait autant que possible la marche de son détachement. Il avait hâte d'arriver à l'extrémité du lac du Grand-Ours et d'atteindre le Fort- Confidence. Là, en effet, il comptait recueillir quelques renseignements utiles à son expédition. Les Indiens qui fréquentent les rives septentrionales du lac avaient-ils déjà parcouru les parages voisins de la mer? L'océan Arctique était-il libre à cette époque de l'année? C'étaient là de graves questions, qui, résolues affirmativement, pouvaient fixer le sort de la nouvelle factorerie.
La contrée que la petite troupe traversait alors était capricieusement coupée d'un grand nombre de cours d'eau, pour la plupart tributaires de deux fleuves importants qui, coulant du sud au nord, vont se jeter dans l'océan Glacial arctique. Ce sont, à l'ouest, le fleuve Mackenzie; à l'est, la Copper-mine-river. Entre ces deux principales artères se dessinaient des lacs, des lagons, des étangs nombreux. Leur surface, maintenant dégelée, ne permettait déjà plus aux traîneaux de s'y aventurer. Dès lors, nécessité de les tourner, ce qui accroissait considérablement la longueur de la route.
Décidément, il avait raison, le lieutenant Hobson. L'hiver est la véritable saison de ces pays hyperboréens, car il les rend plus aisément praticables. Mrs. Paulina Barnett devait le reconnaître en plus d'une occasion.
Cette région, comprise dans la Terre maudite, était, d'ailleurs, absolument déserte, comme le sont presque tous les territoires septentrionaux du continent américain. On a calculé, en effet, que la moyenne de la population n'y donne pas un habitant par dix milles carrés. Ces habitants sont, sans compter les indigènes déjà très raréfiés, quelques milliers d'agents ou de soldats, appartenant aux diverses compagnies de fourrures. Cette population est plus généralement massée sur les districts du sud et aux environs des factoreries. Aussi, nulle empreinte de pas humains ne fut-elle relevée sur la route du détachement. Les traces, conservées sur le sol friable, appartenaient uniquement aux ruminants et aux rongeurs. Quelques ours furent aperçus, animaux terribles, quand ils appartiennent aux espèces polaires. Toutefois, la rareté de ces carnassiers étonnait Mrs. Paulina Barnett. La voyageuse pensait, en s'en rapportant aux récits des hiverneurs, que les régions arctiques devaient être très fréquentées par ces redoutables animaux, puisque les naufragés ou les baleiniers de la baie de Baffin comme ceux du Groënland et du Spitzberg, sont journellement attaqués par eux, et c'est à peine si quelques-uns se montraient au large du détachement.
«Attendez l'hiver, madame, lui répondait le lieutenant Hobson, attendez le froid qui engendre la faim, et peut-être serez-vous servie à souhait!»
Cependant, après un fatigant et long parcours, le 23 mai, la petite troupe était enfin arrivée sur la limite du Cercle polaire. On sait que ce parallèle, éloigné de 23° 27' 57'' du pôle nord, forme cette limite mathématique à laquelle s'arrêtent les rayons solaires, lorsque l'astre radieux décrit son arc dans l'hémisphère opposée. À partir de ce point, l'expédition entrait donc franchement sur les territoires des régions arctiques.
Cette latitude avait été relevée soigneusement au moyen des instruments très précis que l'astronome Thomas Black et Jasper Hobson maniaient avec une égale habileté. Mrs. Paulina Barnett, présente à l'opération, apprit avec satisfaction qu'elle allait enfin franchir le Cercle polaire. Amour-propre de voyageuse, bien admissible, en vérité.
«Vous avez déjà passé les deux tropiques dans vos précédents voyages, madame, lui dit le lieutenant, et vous voilà aujourd'hui sur la limite du Cercle polaire. Peu d'explorateurs se sont ainsi aventurés sous des zones si différentes! Les uns ont, pour ainsi dire, la spécialité des terres chaudes, et l'Afrique et l'Australie, principalement, forment le champ de leurs investigations. Tels les Barth, les Burton, les Livingstone, les Speck, les Douglas, les Stuart. D'autres, au contraire, se passionnent, pour ces régions arctiques, encore si imparfaitement connues, les Mackenzie, les Franklin, les Penny, les Kane, les Parry, les Rae, dont nous suivons en ce moment les traces. Il convient donc de féliciter Mrs. Paulina Barnett d'être une voyageuse si cosmopolite.
— Il faut tout voir, ou du moins tenter de tout voir, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett. Je crois que les difficultés et les périls sont à peu près partout les mêmes, sous quelque zone qu'ils se présentent. Si nous n'avons pas à craindre sur ces terres arctiques les fièvres des pays chauds, l'insalubrité des hautes températures et la cruauté des tribus de race noire, le froid n'est pas un ennemi moins redoutable. Les animaux féroces se rencontrent sous toutes les latitudes, et les ours blancs, j'imagine, n'accueillent pas mieux les voyageurs que les tigres du Tibet ou les lions de l'Afrique. Donc, au-delà des Cercles polaires, mêmes dangers, mêmes obstacles qu'entre les deux tropiques. Il y a là des régions qui se défendront longtemps contre les tentatives des explorateurs.
— Sans doute, madame, répondit Jasper Hobson, mais j'ai lieu de penser que les contrées hyperboréennes résisteront plus longtemps. Dans les régions tropicales, ce sont principalement les indigènes dont la présence forme le plus insurmontable obstacle, et je sais combien de voyageurs ont été victimes de ces barbares africains, qu'une guerre civilisatrice réduira nécessairement un jour! Dans les contrées arctiques ou antarctiques, au contraire, ce ne sont point les habitants qui arrêtent l'explorateur, c'est la nature elle-même, c'est l'infranchissable banquise, c'est le froid, le cruel froid qui paralyse les forces humaines!
— Vous croyez donc, monsieur Hobson, que la zone torride aura été fouillée jusque dans ses territoires les plus secrets en Afrique et en Australie avant que la zone glaciale ait été parcourue tout entière?
— Oui, madame, répondit le lieutenant, et cette opinion me semble basée sur les faits. Les plus audacieux découvreurs des régions arctiques, Parry, Penny, Franklin, Mac-Clure, Kane, Morton, ne se sont pas élevés au-dessus du quatre vingt-troisième parallèle, restant ainsi à plus de sept degrés du pôle. Au contraire, l'Australie a été plusieurs fois explorée du sud au nord par l'intrépide Stuart, et l'Afrique même, — si redoutable à qui l'affronte, — fut totalement traversée par le docteur Livingstone depuis la baie de Loanga jusqu'aux embouchures du Zambèze. On a donc le droit de penser que les contrées équatoriales sont plus près d'être reconnues géographiquement que les territoires polaires.
— Croyez-vous, monsieur Hobson, demanda Mrs. Paulina Barnett, que l'homme puisse jamais atteindre le pôle même?
— Sans aucun doute, madame, répondit Jasper Hobson, l'homme, — ou la femme, ajouta-t-il en souriant. Cependant, il me semble que les moyens employés jusqu'ici par les navigateurs afin de s'élever jusqu'à ce point, auquel se croisent tous les méridiens du globe, doivent être absolument modifiés. On parle de la mer libre que quelques observateurs auraient entrevue. Mais cette mer, dégagée de glaces, si elle existe toutefois, est difficile à atteindre, et nul ne peut assurer, avec preuves à l'appui, qu'elle s'étende jusqu'au pôle. Je pense, d'ailleurs, que la mer libre créerait plutôt une difficulté qu'une facilité aux explorateurs. Pour moi, j'aimerais mieux avoir à compter, pendant toute la durée du voyage, sur un terrain solide, qu'il fût fait de roc ou de glace. Alors, au moyen d'expéditions successives, je ferais établir des dépôts de vivres et de charbons de plus en plus rapprochés du pôle, et de cette façon, avec beaucoup de temps, beaucoup d'argent, peut-être en sacrifiant bien des hommes à la solution de ce grand problème scientifique, je crois que j'atteindrais cet inaccessible point du globe.
— Je partage votre opinion, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, et, si jamais vous tentiez l'aventure, je ne craindrais pas de partager avec vous fatigues et dangers, pour aller planter au pôle nord le pavillon du Royaume-Uni! Mais, en ce moment, tel n'est point notre but.
— En ce moment, non, madame, répondit Jasper Hobson. Toutefois, les projets de la Compagnie une fois réalisés, lorsque le nouveau fort aura été élevé sur l'extrême limite du continent américain, il est possible qu'il devienne un point de départ naturel pour toute expédition dirigée vers le nord. D'ailleurs, si les animaux à fourrures, trop vivement pourchassés, se réfugient au pôle, il faudra bien que nous les suivions jusque là!
— À moins que cette coûteuse mode des fourrures ne passe enfin, répondit Mrs. Paulina Barnett.
— Ah! madame, s'écria le lieutenant, il se trouvera toujours quelque jolie femme qui aura envie d'un manchon de zibeline ou d'une pèlerine de wison, et il faudra bien la satisfaire!
— Je le crains, répondit en riant la voyageuse, et il est probable, en effet, que le premier découvreur du pôle n'aura atteint ce point qu'à la suite d'une martre ou d'un renard argenté!
— C'est ma conviction, madame, reprit Jasper Hobson. La nature humaine est ainsi faite, et l'appât du gain entraînera toujours l'homme plus loin et plus vite que l'intérêt scientifique.
— Quoi! c'est vous qui parlez ainsi, vous, monsieur Hobson!
— Mais ne suis-je pas un employé de la Compagnie de la Baie d'Hudson, madame, et la Compagnie fait-elle autre chose que de risquer ses capitaux et ses agents dans l'unique espoir d'accroître ses bénéfices?
— Monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, je crois vous connaître assez pour affirmer qu'au besoin vous sauriez vous dévouer corps et âme à la science. S'il fallait dans un intérêt purement géographique vous élever jusqu'au pôle, je suis assurée que vous n'hésiteriez pas. Mais, ajouta-t-elle en souriant, c'est là une grosse question dont la solution est encore bien éloignée. Pour nous, nous ne sommes encore arrivés qu'au Cercle polaire, et j'espère que nous le franchirons sans trop de difficultés.
— Je ne sais trop, madame, répondit Jasper Hobson, qui, en ce moment, observait attentivement l'état de l'atmosphère. Le temps depuis quelques jours devient menaçant. Voyez la teinte uniformément grise du ciel. Toutes ces brumes ne tarderont pas à se résoudre en neige, et, pour peu que le vent se lève, nous pourrons bien être battus par quelque grosse tempête. J'ai vraiment hâte d'être arrivé au lac du Grand-Ours!
— Alors, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett en se levant, ne perdons pas de temps, et donnez-nous le signal du départ.»
Le lieutenant ne demandait point à être stimulé. Seul, ou accompagné d'hommes énergiques comme lui, il eût poursuivi sa marche en avant, sans perdre ni une nuit ni un jour. Mais il ne pouvait obtenir de tous ce qu'il eût obtenu de lui-même. Il lui fallait nécessairement compter avec les fatigues des autres, s'il ne faisait aucun cas des siennes. Ce jour-là donc, par prudence, il accorda quelques heures de repos à sa petite troupe, qui, vers trois heures après-midi, reprit la route interrompue.
Jasper Hobson ne s'était point trompé en pressentant un changement prochain dans l'état de l'atmosphère. Ce changement, en effet, ne se fit pas attendre. Pendant cette journée, dans l'après-midi, les brumes s'épaissirent et prirent une teinte jaunâtre d'un sinistre aspect. Le lieutenant était assez inquiet, sans cependant rien laisser paraître de son inquiétude, et, tandis que les chiens de son traîneau le déplaçaient, non sans grandes fatigues, il s'entretenait avec le sergent Long, que ces symptômes d'une tempête ne laissaient pas de préoccuper.
Le territoire que le détachement traversait alors était malheureusement peu propice au glissage des traîneaux. Ce sol, très accidenté, raviné par endroits, tantôt hérissé de gros blocs de granit, tantôt obstrué d'énormes icebergs à peine entamés par le dégel, retardait singulièrement la marche des attelages et la rendait très pénible. Les malheureux chiens n'en pouvaient plus, et le fouet des conducteurs demeurait sans effet.
Aussi le lieutenant et ses hommes furent-ils fréquemment obligés de mettre pied à terre, de renforcer l'attelage épuisé, de pousser à l'arrière des traîneaux, de les soutenir même, lorsque les brusques dénivellements du sol risquaient de les faire choir. C'étaient, on le comprend, d'incessantes fatigues que chacun supportait sans se plaindre. Seul, Thomas Black, absorbé, d'ailleurs, dans son idée fixe, ne descendait jamais de son véhicule, car sa corpulence se fût mal accommodée de ces pénibles exercices.
Depuis que le Cercle polaire avait été franchi, le sol, on le voit, s'était absolument modifié. Il était évident que quelque convulsion géologique y avait semé ces blocs énormes. Cependant, une végétation plus complète se manifestait maintenant à sa surface. Non seulement des arbrisseaux et des arbustes, mais aussi des arbres se groupaient sur le flanc des collines, là où quelque encaissement les abritait contre les mauvais vents du nord. C'étaient invariablement les mêmes essences, des pins, des sapins, des saules, dont la présence attestait, dans cette terre froide, une certaine force végétative. Jasper Hobson espérait bien que ces produits de la flore arctique ne lui manqueraient pas lorsqu'il serait arrivé sur les limites de la mer Glaciale. Ces arbres, c'était du bois pour construire son fort, du bois pour en chauffer les habitants. Chacun pensait comme lui en observant le contraste que présentait cette région relativement moins aride, et les longues plaines blanches qui s'étendaient entre le lac de l'Esclave et le Fort-Entreprise.
À la nuit, la brume jaunâtre devint plus opaque. Le vent se leva. Bientôt la neige tomba à gros flocons, et, en quelques instants, elle eut recouvert le sol d'une nappe épaisse. En moins d'une heure, la couche neigeuse eut atteint l'épaisseur d'un pied, et, comme elle ne se solidifiait plus et restait à l'état de boue liquide, les traîneaux n'avançaient plus qu'avec une extrême difficulté. Leur avant recourbé s'engageait profondément dans la masse molle, qui les arrêtait à chaque instant.
Vers huit heures du soir, le vent commença à souffler avec une violence extrême. La neige, vivement chassée, tantôt précipitée sur le sol, tantôt relevée dans l'air, ne formait plus qu'un épais tourbillon. Les chiens, repoussés par la rafale, aveuglés par les remous de l'atmosphère, ne pouvaient plus avancer. Le détachement suivait alors une étroite gorge, pressée entre de hautes montagnes de glace, à travers laquelle la tempête s'engouffrait avec une incomparable puissance. Des morceaux d'icebergs, détachés par l'ouragan, tombaient dans la passe et en rendaient la traversée fort périlleuse. C'étaient autant d'avalanches partielles, dont la moindre eût écrasé les traîneaux et ceux qui les montaient. Dans de telles conditions, la marche en avant ne pouvait être continuée. Jasper Hobson ne s'obstina pas plus longtemps. Après avoir pris l'avis du sergent Long, il fit faire halte. Mais il fallait trouver un abri contre le «chasse-neige», qui se déchaînait alors. Cela ne pouvait embarrasser des hommes habitués aux expéditions polaires. Jasper Hobson et ses compagnons savaient comment se conduire en de telles conjonctures. Ce n'était pas la première fois que la tempête les surprenait ainsi, à quelques centaines de milles des forts de la Compagnie, sans qu'ils eussent une hutte d'Esquimaux ou une cahute d'Indien pour abriter leur tête.
«Aux icebergs! aux icebergs!» cria Jasper Hobson.
Le lieutenant fut compris de tous. Il s'agissait de creuser dans ces masses glacées des «snow-houses», des maisons de neige, ou, pour mieux dire, de véritables trous dans lesquels chacun se blottirait pendant toute la durée de la tempête. Les haches et les couteaux eurent vite fait d'attaquer la masse friable des icebergs. Trois quarts d'heure après, une dizaine de tanières à étroites ouvertures, qui pouvaient contenir chacune deux ou trois personnes, étaient creusées dans l'épais massif. Quant aux chiens, ils avaient été dételés et abandonnés à eux-mêmes. On se fiait à leur sagacité, qui leur ferait trouver sous la neige un abri suffisant.
Avant dix heures, tout le personnel de l'expédition était tapi dans les «snow-houses». On s'était groupé par deux ou par trois, chacun suivant ses sympathies. Mrs. Paulina Barnett, Madge et le lieutenant Hobson occupaient la même hutte.
Thomas Black et le sergent Long s'étaient fourrés dans le même trou. Les autres à l'avenant. Ces retraites étaient véritablement chaudes, sinon confortables, et il faut savoir que les Indiens ou les Esquimaux n'ont pas d'autres refuges, même pendant les plus grands froids. Jasper Hobson et les siens pouvaient donc attendre en sûreté la fin de la tempête, en ayant soin, toutefois, que l'entrée de leur trou ne s'obstruât pas sous la neige. Aussi avaient-ils la précaution de le déblayer de demi-heure en demi- heure. Pendant cette tourmente, à peine le lieutenant et ses soldats purent-ils mettre le pied au dehors. Fort heureusement, chacun s'était muni de provisions suffisantes, et l'on put supporter cette existence de castors, sans souffrir ni du froid ni de la faim.
Pendant quarante-huit heures, l'intensité de la tempête continua de s'accroître. Le vent mugissait dans l'étroite passe et découronnait le sommet des icebergs. De grands fracas, vingt fois répétés par les échos, indiquaient à quel point se multipliaient les avalanches. Jasper Hobson pouvait craindre avec raison que sa route entre ces montagnes ne fut, par la suite, hérissée d'obstacles insurmontables. À ces fracas se mêlaient aussi des rugissements sur la nature desquels le lieutenant ne se méprenait pas, et il ne cacha point à la courageuse Mrs. Paulina Barnett que des ours devaient rôder dans la passe. Mais très heureusement, ces redoutables animaux, trop occupés d'eux-mêmes, ne découvrirent pas la retraite des voyageurs. Ni les chiens, ni les traîneaux enfouis sous une épaisse couche de neige, n'attirèrent leur attention, et ils passèrent sans songer à mal.
La dernière nuit, celle du 25 au 26 mai, fut plus terrible encore. La violence de l'ouragan devint telle que l'on put redouter un bouleversement général des icebergs. On sentait, en effet, ces énormes masses trembler sur leur base. Une mort affreuse eût attendu les malheureux pris dans cet écrasement de montagnes. Les blocs de glace craquaient avec un bruit effroyable, et déjà, par de certaines oscillations, il s'y creusait des failles qui devaient en compromettre la solidité. Cependant, aucun éboulement ne se produisit. La masse entière résista, et vers la fin de la nuit, par un de ces phénomènes fréquents dans les contrées arctiques, la violence de la tourmente s'étant épuisée subitement sous l'influence d'un froid assez rigoureux, le calme de l'atmosphère se refit avec les premières lueurs du jour.
VIII.
Le lac du Grand-Ours.
C'était une heureuse circonstance. Ces froids vifs, mais peu durables, qui marquent ordinairement certains jours du mois de mai, — même sur les parallèles de la zone tempérée, — suffirent à solidifier l'épaisse couche de neige. Le sol redevint favorable. Jasper Hobson se remit en route, et le détachement s'élança à sa suite de toute la vitesse des attelages.
La direction de l'itinéraire fut alors légèrement modifiée. Au lieu de se porter directement au nord, l'expédition s'avança vers l'ouest, en suivant pour ainsi dire la courbure du Cercle polaire. Le lieutenant voulait atteindre le Fort-Confidence, bâti à la pointe extrême du lac du Grand-Ours. Ces quelques jours de froid servirent utilement ses projets; sa marche fut très rapide; aucun obstacle ne se présenta, et le 30 mai, sa petite troupe arrivait à la factorerie.
Le Fort-Confidence et le Fort-Good-Hope, situés sur la rivière Mackenzie, étaient alors les postes les plus avancés vers le nord que la Compagnie de la baie d'Hudson possédât à cette époque. Le Fort-Confidence, bâti à l'extrémité septentrionale du lac du Grand-Ours, point extrêmement important, se trouvait, par les eaux mêmes du lac, glacées l'hiver, libres l'été, en communication facile avec le Fort-Franklin, élevé à l'extrémité méridionale. Sans parler des échanges journellement opérés avec les Indiens chasseurs de ces hautes latitudes, ces factoreries, et plus particulièrement le Fort-Confidence, exploitaient les rives et les eaux du Grand-Ours. Ce lac est une véritable mer méditerranéenne, qui s'étend sur un espace de plusieurs degrés en longueur et en largeur. D'un dessin très irrégulier, étranglé dans sa partie centrale par deux promontoires aigus, il affecte au nord la disposition d'un triangle évasé. Sa forme générale serait à peu près celle de la peau étendue d'un grand ruminant, auquel la tête manquerait tout entière.
C'était à l'extrémité de la «patte droite» qu'avait été construit le Fort-Confidence, à moins de deux cent milles du Golfe-du- Couronnement, l'un de ces nombreux estuaires qui échancrent si capricieusement la côte septentrionale de l'Amérique. Il se trouvait donc bâti au-dessus du Cercle polaire, mais encore à près de trois degrés de ce soixante-dixième parallèle, au-delà duquel la Compagnie de la baie d'Hudson tenait essentiellement à fonder un établissement nouveau.
Le Fort-Confidence, dans son ensemble, reproduisait les mêmes dispositions qui se retrouvaient dans les autres factoreries du Sud. Il se composait d'une maison d'officiers, de logements pour les soldats, de magasins pour les pelleteries, — le tout en bois et entouré d'une enceinte palissadée. Le capitaine qui le commandait était alors absent. Il avait accompagné dans l'Est un parti d'Indiens et de soldats qui s'étaient aventurés à la recherche de territoires plus giboyeux. La saison dernière n'avait pas été bonne. Les fourrures de prix manquaient. Toutefois, par compensation, les peaux de loutre, grâce au voisinage du lac, avaient pu être abondamment recueillies; mais ce stock venait précisément d'être dirigé vers les factoreries centrales du Sud, de telle sorte que les magasins du Fort-Confidence étaient vides en ce moment.
En l'absence du capitaine, ce fut un sergent qui fit à Jasper Hobson les honneurs du fort. Ce sous-officier était précisément le beau-frère du sergent Long, et se nommait Felton. Il se mit entièrement à la disposition du lieutenant, qui, désirant procurer quelque repos à ses compagnons, résolut de demeurer deux ou trois jours au Fort-Confidence. Les logements ne manquaient pas en l'absence de la petite garnison. Hommes et chiens furent bientôt installés confortablement. La plus belle chambre de la maison principale fut naturellement réservée à Mrs. Paulina Barnett, qui n'eut qu'à se louer des attentions du sergent Felton.
Le premier soin de Jasper Hobson avait été de demander à Felton si quelque parti d'Indiens du Nord ne battait pas en ce moment les rives du Grand-Ours.
«Oui, mon lieutenant, répondit le sergent. On nous a récemment signalé un campement d'Indiens-Lièvres, qui se sont établis sur l'autre pointe septentrionale du lac.
— À quelle distance du fort? demanda Jasper Hobson.
— À trente milles environ, répondit le sergent Felton. Est-ce qu'il vous conviendrait d'entrer en relation avec ces indigènes?
— Sans aucun doute, dit Jasper Hobson. Ces Indiens peuvent me donner d'utiles renseignements sur cette partie du territoire qui confine à la mer Polaire, et que termine le cap Bathurst. Si l'emplacement est propice, c'est là que je compte bâtir notre nouvelle factorerie.
— Eh bien, mon lieutenant, répondit Felton, rien n'est plus facile que de se rendre au campement des Lièvres.
— Par la rive du lac?
— Non, par les eaux mêmes du lac. Elles sont libres en ce moment et le vent est favorable. Nous mettrons à votre disposition un canot, un matelot pour le conduire, et, en quelques heures, vous aurez atteint le campement indien.
— Bien, sergent, dit Jasper Hobson. J'accepte votre proposition, et demain matin, si vous le voulez…
— Quand il vous conviendra, mon lieutenant», répondit le sergent
Felton.
Le départ fut fixé au lendemain matin. Lorsque Mrs. Paulina
Barnett eut connaissance de ce projet, elle demanda à Jasper
Hobson la permission de l'accompagner, — permission qui, on le
pense bien, lui fut accordée avec empressement.
Mais il s'agissait d'occuper la fin de cette journée. Mrs. Paulina Barnett, Jasper Hobson, deux ou trois soldats, Madge, Mrs. Mac Nap et Joliffe, guidés par Felton, allèrent visiter les rives voisines du lac. Ces rives n'étaient point dépourvues de verdure. Les coteaux, alors débarrassées des neiges, se montraient couronnés çà et là d'arbres résineux, de l'espèce des pins écossais. Ces arbres s'élevaient à une quarantaine de pieds au-dessus du sol, et ils fournissaient aux habitants du fort tout le combustible dont ils avaient besoin pendant les longs mois d'hiver. Leurs gros troncs, revêtus de branches flexibles, offraient une nuance grisâtre très caractérisée. Mais, formant d'épais massifs qui descendaient jusqu'aux rives du lac, uniformément groupés, droits, presque tous d'égale hauteur, ils donnaient peu de variété au paysage. Entre ces bouquets d'arbres, une sorte d'herbe blanchâtre revêtait le sol et parfumait l'atmosphère de la suave odeur du thym. Le sergent Felton apprit à ses hôtes que cette herbe, très odorante, portait le nom «d'herbe-encens», nom qu'elle justifiait, d'ailleurs, lorsqu'on la jetait sur des charbons ardents.
Les promeneurs quittèrent le fort, et, après avoir franchi quelques centaines de pas, ils arrivèrent près d'un petit port naturel, encaissé dans de hautes roches de granit, qui le défendaient contre le ressac du large. C'est là que s'amarrait la flottille du Fort-Confidence, consistant en un unique canot de pêche, — celui-là même qui, le lendemain, devait transporter Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett au campement des Indiens. De ce point, le regard embrassait une grande partie du lac, ses coteaux boisés, ses rives capricieuses, déchiquetées de caps et de criques, ses eaux faiblement ondulées par la brise, et au-dessus desquelles quelques icebergs découpaient encore leur silhouette mobile. Dans le sud, l'oeil s'arrêtait sur un véritable horizon de mer, ligne circulaire, nettement tracée par le ciel et l'eau, qui s'y confondaient alors sous l'éclat des rayons solaires.
Ce large espace, occupé par la surface liquide du Grand-Ours, les rives semées de cailloux et de blocs de granit, les talus tapissés d'herbes, les collines, les arbres qui les couronnaient, offraient partout l'image de la vie végétale et animale. De nombreuses variétés de canards couraient sur les eaux, en jacassant à grand bruit: c'étaient des eiders-ducks, des siffleurs, des arlequins, des «vieilles femmes», oiseaux bavards dont le bec n'est jamais fermé. Quelques centaines de puffins et de guillemots s'enfuyaient à tire-d'aile en toute direction. Sous le couvert des arbres se pavanaient des orfraies, hautes de deux pieds, sortes de faucons dont le ventre est gris-cendré, les pattes et le bec bleus, les yeux jaune orange. Les nids de ces volatiles, accrochés aux fourches des arbres, et formés d'herbes marines, présentaient un volume énorme. Le chasseur Sabine parvint à abattre une couple de ces gigantesques orfraies, dont l'envergure mesurait près de six pieds, — magnifiques échantillons de ces oiseaux voyageurs, exclusivement ichtyophages, que l'hiver chasse jusqu'aux rivages du golfe du Mexique, et que l'été ramène vers les plus hautes latitudes de l'Amérique septentrionale.
Mais ce qui intéressa particulièrement les promeneurs, ce fut la capture d'une loutre, dont la peau valait plusieurs centaines de roubles.
La fourrure de ces précieux amphibies était autrefois très recherchée en Chine. Mais, si ces peaux ont notablement baissé sur les marchés du Céleste Empire, elles sont encore en grande faveur sur les marchés de la Russie. Là, leur débit est toujours assuré, et à de très hauts prix. Aussi les commerçants russes, exploitant toutes les frontières du Nouveau-Cornouailles jusqu'à l'océan Arctique, pourchassent-ils incessamment les loutres marines, dont l'espèce tend singulièrement à se raréfier. Telle est la raison pour laquelle ces animaux fuient constamment devant les chasseurs, qui ont dû les poursuivre jusque sur les rivages du Kamtchatka et dans toutes les îles de l'archipel de Béring.
«Mais, ajouta le sergent Felton, après avoir donné ces détails à ses hôtes, les loutres américaines ne sont pas à dédaigner, et celles qui fréquentent le lac du Grand-Ours valent encore de deux cent cinquante à trois cents francs la pièce.»
C'étaient, en effet, des loutres magnifiques que celles qui vivaient sous les eaux du lac. L'un de ces mammifères, adroitement tiré et tué par le sergent lui-même, valait presque les enhydres du Kamtchatka. Cette bête, longue de deux pieds et demi depuis l'extrémité du museau jusqu'au bout de la queue, avait les pieds palmés, les jambes courtes, le pelage brunâtre, plus foncé au dos, plus clair au ventre, des poils soyeux, longs et luisants.
«Un beau coup de fusil, sergent! dit le lieutenant Hobson, qui faisait admirer à Mrs. Paulina Barnett la magnifique fourrure de l'animal abattu.
— En effet, monsieur Hobson, répondit le sergent Felton, et si chaque jour apportait ainsi sa peau de loutre, nous n'aurions pas à nous plaindre! Mais que de temps perdu à guetter ces animaux, qui nagent et plongent avec une rapidité extrême! Ils ne chassent guère que pendant la nuit, et il est très rare qu'ils se hasardent de jour hors de leur gîte, tronc d'arbre ou cavité de roche, fort difficile à découvrir, même aux chasseurs exercés.
— Et ces loutres deviennent de moins en moins nombreuses? demanda
Mrs. Paulina Barnett.
— Oui, madame, répondit le sergent, et le jour où cette espèce aura disparu, les bénéfices de la Compagnie décroîtront dans une proportion notable. Tous les chasseurs se disputent cette fourrure, et les Américains, principalement, nous font une ruineuse concurrence. Pendant votre voyage, mon lieutenant, n'avez-vous rencontré aucun agent des compagnies américaines?
— Aucun, répondit Jasper Hobson. Est-ce qu'ils fréquentent ces territoires si élevés en latitude?
— Assidûment, monsieur Hobson, dit le sergent, et quand ces fâcheux sont signalés, il est bon de se mettre sur ses gardes.
— Ces agents sont-ils donc des voleurs de grand chemin? demanda
Mrs. Paulina Barnett.
— Non, madame, répondit le sergent, mais ce sont des rivaux redoutables, et quand le gibier est rare, les chasseurs se le disputent à coups de fusil. J'oserais même affirmer que, si la tentative de la Compagnie est couronnée de succès, si vous parvenez à établir un fort sur la limite extrême du continent, votre exemple ne tardera pas à être imité par ces Américains, que le ciel confonde!
— Bah! répondit le lieutenant, les territoires de chasse sont vastes, et il y a place au soleil pour tout le monde. Quant à nous, commençons d'abord! Allons en avant, tant que la terre solide ne manquera pas à nos pieds, et que Dieu nous garde!»
Après trois heures de promenade, les visiteurs revinrent au Fort- Confidence. Un bon repas, composé de poisson et de venaison fraîche, les attendait dans la grande salle, et ils firent honneur au dîner du sergent. Quelques heures de causerie dans le salon terminèrent cette journée, et la nuit procura aux hôtes du fort un excellent sommeil.
Le lendemain, 31 mai, Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson étaient sur pied dès cinq heures du matin. Le lieutenant devait consacrer tout ce jour à visiter le campement des Indiens et à recueillir les renseignements qui pouvaient lui être utiles. Il proposa à Thomas Black de l'accompagner dans cette excursion. Mais l'astronome préféra demeurer à terre. Il désirait faire quelques observations astronomiques et déterminer avec précision la longitude et la latitude du Fort-Confidence. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson durent donc faire seuls la traversée du lac, sous la conduite d'un vieux marin nommé Norman, qui était depuis de longues années au service de la Compagnie.
Les deux passagers, accompagnés du sergent Felton, se rendirent au petit port, où le vieux Norman les attendait dans son embarcation. Ce n'était qu'un canot de pêche, non ponté, mesurant seize pieds de quille, gréé en cutter, qu'un seul homme pouvait manoeuvrer aisément. Le temps était beau. Il ventait une petite brise du nord-est, très favorable à la traversée. Le sergent Felton dit adieu à ses hôtes, les priant de l'excuser s'il ne les accompagnait pas, mais il ne pouvait quitter la factorerie en l'absence de son capitaine. L'amarre de l'embarcation fut larguée, et le canot, tribord amure, ayant quitté le petit port, fila rapidement sur les fraîches eaux du lac.
Ce voyage n'était véritablement qu'une promenade, et une promenade charmante. Le vieux matelot, assez taciturne de sa nature, la barre engagée sous le bras, se tenait silencieux à l'arrière de l'embarcation. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson, assis sur les bancs latéraux, examinaient le paysage qui se déployait devant leurs yeux. Le canot prolongeait la côte septentrionale du Grand- Ours à une distance de trois milles environ, de manière à suivre une direction rectiligne. On pouvait donc observer facilement les grandes masses des coteaux boisés, qui s'abaissaient peu à peu vers l'ouest. De ce côté, la région formant la partie nord du lac semblait être entièrement plane, et la ligne de l'horizon s'y reculait à une distance considérable. Toute cette rive contrastait avec celle qui dessinait l'angle aigu au fond duquel s'élevait le Fort-Confidence, encadré dans sa bordure de sapins verts. On voyait encore le pavillon de la Compagnie, qui se déroulait au sommet du donjon. Vers le sud et l'ouest, les eaux du lac, obliquement frappées par les rayons solaires, resplendissaient par places; mais ce qui éblouissait le regard, c'étaient ces icebergs mobiles, semblables à des blocs d'argent en fusion, dont l'oeil ne pouvait soutenir la réverbération. Des glaçons soudés par l'hiver, il ne restait plus aucune trace. Seules, ces montagnes flottantes, que l'astre radieux pouvait à peine dissoudre, semblaient protester contre ce soleil polaire, qui décrivait un arc diurne très allongé, et auquel la chaleur manquait encore, sinon l'éclat.
Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson causaient de ces choses, échangeant, comme toujours, les pensées que cette étrange nature provoquait en eux. Ils enrichissaient leur esprit de souvenirs, tandis que l'embarcation, ondulant à peine sur ces eaux paisibles, marchait rapidement.
En effet, le canot était parti à six heures du matin, et à neuf heures, il se rapprochait sensiblement déjà de la rive septentrionale du lac qu'il devait atteindre. Le campement des Indiens se trouvait établi à l'angle nord-ouest du Grand-Ours. Avant dix heures, le vieux Norman avait rallié cet endroit, et il venait atterrir près d'une berge très accore, au pied d'une falaise de médiocre hauteur.
Le lieutenant et Mrs. Paulina prirent terre aussitôt. Deux ou trois Indiens accoururent au-devant d'eux, — entre autres leur chef, personnage assez emplumé, qui leur adressa la parole en un anglais suffisamment intelligible.
Ces Indiens-Lièvres, de même que les Indiens-Cuivre, les Indiens- Castors et autres, appartiennent tous à la race des Chippeways, et conséquemment ils diffèrent peu de leurs congénères par leurs coutumes et leurs habillements. Ils sont, d'ailleurs, en fréquentes relations avec les factoreries, et ce commerce les a pour ainsi dire «britannisés», autant que peut l'être un sauvage. C'est aux forts qu'ils portent les produits de leur chasse, et c'est aux forts qu'ils les échangent contre les objets nécessaires à la vie, que, depuis quelques années, ils ne fabriquent plus eux- mêmes. Ils sont, pour ainsi dire, à la solde de la Compagnie; c'est par elle qu'ils vivent, et l'on ne s'étonnera plus qu'ils aient déjà perdu toute originalité. Pour trouver une race d'indigènes sur laquelle le contact européen n'ait pas encore laissé son empreinte, il faut remonter à des latitudes plus élevées, jusqu'à ces glaciales régions fréquentées par les Esquimaux. L'Esquimau, comme le Groënlandais, est le véritable enfant des contrées polaires.
Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson se rendirent au campement des Indiens-Lièvres, situé à un demi-mille du rivage. Là, ils trouvèrent une trentaine d'indigènes, hommes, femmes et enfants, qui vivaient de pêche et de chasse, et exploitaient les environs du lac. Ces Indiens étaient précisément revenus tout récemment des territoires situés au nord du continent américain, et ils donnèrent à Jasper Hobson quelques renseignements, fort incomplets il est vrai, sur l'état actuel du littoral aux environs du soixante-dixième parallèle. Le lieutenant apprit cependant, avec une certaine satisfaction, qu'aucun détachement européen ou américain n'avait été vu sur les confins de la mer polaire, et que cette mer était libre à cette époque de l'année. Quand au cap Bathurst proprement dit, vers lequel il avait l'intention de se diriger, les Indiens-Lièvres ne le connaissaient pas. Leur chef parla, d'ailleurs, de la région située entre le Grand-Ours et le cap Bathurst comme d'un pays difficile à traverser, assez accidenté et coupé de rios dégelés en ce moment. Il engagea le lieutenant à descendre le cours de la Coppermine-river, dans le nord-est du lac, de manière à gagner la côte par le plus court chemin. Une fois la mer polaire atteinte, il serait plus aisé d'en suivre les rivages, et Jasper Hobson serait maître alors de s'arrêter au point qui lui conviendrait.
Jasper Hobson remercia le chef indien, et prit congé de lui, après lui avoir fait quelques présents. Puis, accompagnant Mrs. Paulina Barnett, il visita les environs du campement, et ne revint trouver l'embarcation que vers trois heures après-midi.
IX.
Une tempête sur un lac.
Le vieux marin attendait avec une certaine impatience le retour de ses passagers.
En effet, depuis une heure environ, le temps avait changé. L'aspect du ciel, qui s'était subitement modifié, ne pouvait qu'inquiéter un homme habitué à consulter les vents et les nuages. Le soleil, masqué par une brume épaisse, ne se montrait plus que sous l'aspect d'un disque blanchâtre, alors sans éclat et sans rayonnement. La brise s'était tue, mais on entendait les eaux du lac gronder dans le sud. Ces symptômes d'un changement très prochain dans l'état de l'atmosphère s'étaient manifestés avec cette rapidité particulière aux latitudes élevées.
«Partons, monsieur le lieutenant, partons! s'écria le vieux Norman, en regardant d'un air inquiet la brume suspendue au-dessus de sa tête. Partons sans perdre un instant. Il y a de graves menaces dans l'air.
— En effet, répondit Jasper Hobson, l'aspect du ciel n'est plus le même. Nous n'avions pas remarqué ce changement, madame.
— Craignez-vous donc quelque tempête? demanda la voyageuse en s'adressant à Norman.
— Oui, madame, répondit le vieux marin, et les tempêtes du Grand- Ours sont souvent terribles. L'ouragan s'y déchaîne comme en plein Atlantique. Cette brume subite ne présage rien de bon. Toutefois, il est possible que la tourmente n'éclate point avant trois ou quatre heures, et, d'ici là, nous serons arrivés au Fort- Confidence. Mais partons sans retard, car l'embarcation ne serait pas en sûreté auprès de ces roches, qui se montrent à fleur d'eau.»
Le lieutenant ne pouvait discuter avec Norman des choses auxquelles celui-ci s'entendait mieux que lui. Le vieux marin était, d'ailleurs, un homme habitué depuis longtemps à ces traversées du lac. Il fallait donc s'en rapporter à son expérience. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson s'embarquèrent.
Cependant, au moment de détacher l'amarre et de pousser au large, Norman, — éprouvait-il une sorte de pressentiment? — murmura ces mots: «On ferait peut-être mieux d'attendre!» Jasper Hobson, auquel ces paroles n'avaient point échappé, regarda le vieux marin, déjà assis à la barre. S'il eût été seul, il n'aurait pas hésité à partir. Mais la présence de Mrs. Paulina Barnett lui commandait une circonspection plus grande. La voyageuse comprit l'hésitation de son compagnon.
«Ne vous occupez point de moi, monsieur Hobson, dit-elle, et agissez comme si je n'étais pas là. Du moment que ce brave marin croit devoir partir, partons sans retard.
— Adieu-vat! répondit Norman, en larguant son amarre, et retournons au fort par le plus court!»
Le canot prit le large. Pendant une heure, il fit peu de chemin. La voile, à peine gonflée par de folles brises qui ne savaient où se fixer, battait sur le mât. La brume s'épaississait. L'embarcation subissait déjà les ondulations d'une houle plus violente, car la mer «sentait», avant l'atmosphère, le cataclysme prochain. Les deux passagers restaient silencieux, tandis que le vieux marin, à travers ses paupières éraillées, cherchait à percer l'opaque brouillard. D'ailleurs, il se tenait prêt à tout événement, et, son écoute à la main, il attendait le vent, prêt à la filer, si l'attaque était trop brusque.
Jusqu'alors, cependant, les éléments n'étaient point entrés en lutte, et tout eût été pour le mieux, si l'embarcation avait fait de la route. Mais, après une heure de navigation, elle ne se trouvait pas encore à deux milles du campement des Indiens. En outre, quelques souffles malencontreux, venus de terre, l'avaient repoussée au large, et déjà, par ce temps embrumé, la côte se distinguait à peine. C'était une circonstance fâcheuse, si le vent venait à se fixer dans la partie du nord, car ce léger canot, très sensible à la dérive et ne pouvant suffisamment tenir le plus près, courait risque d'être entraîné très au loin sur le lac.
«Nous marchons à peine, dit le lieutenant au vieux Norman.
— À peine, monsieur Hobson, répondit le marin. La brise ne veut pas tenir, et, quand elle tiendra, il est malheureusement à craindre que ce ne soit du mauvais côté. Alors, ajouta-t-il en étendant sa main vers le sud, nous pourrions bien voir le Fort- Franklin avant le Fort-Confidence!
— Eh bien, répondit en plaisantant Mrs. Paulina Barnett, ce serait une promenade plus complète, voilà tout. Ce lac du Grand- Ours est magnifique, et il mérite vraiment d'être visité du nord au sud! Je suppose, Norman, qu'on en revient, de ce Fort-Franklin?
— Oui! madame, quand on a pu l'atteindre, dit le vieux Norman. Mais des tempêtes qui durent quinze jours ne sont pas rares sur ce lac, et, si notre mauvaise fortune nous poussait jusqu'aux rives du sud, je ne promettrais pas à M. Jasper Hobson qu'il fût de retour avant un mois au Fort-Confidence.
— Prenons garde alors, répondit le lieutenant, car un pareil retard compromettrait fort nos projets. Ainsi donc agissez avec prudence, mon ami, et, s'il le faut, regagnez au plus tôt la terre du nord. Mrs. Paulina Barnett ne reculera pas, je pense, devant une course de vingt à vingt-cinq milles par terre.
— Je voudrais regagner la côte au nord, monsieur Hobson, répondit Norman, que je ne pourrais plus remonter maintenant. Voyez vous- même. Le vent a une tendance à s'établir de ce côté. Tout ce que je puis tenter, c'est de tenir le cap au nord-est, et, s'il ne survente pas, j'espère que je ferai bonne route.»
Mais, vers quatre heures et demie, la tempête se caractérisa. Des sifflements aigus retentirent dans les hautes couches de l'air. Le vent, que l'état de l'atmosphère maintenait dans les zones supérieures, ne s'abaissait pas encore jusqu'à la surface du lac, mais cela ne pouvait tarder. On entendait de grands cris d'oiseaux effarés, qui passaient dans la brume. Puis, tout d'un coup, cette brume se déchira et laissa voir de gros nuages bas, déchiquetés, déloquetés, véritables haillons de vapeur, violemment chassés vers le sud. Les craintes du vieux marin s'étaient réalisées. Le vent soufflait du nord, et il ne devait pas tarder à prendre les proportions d'un ouragan en s'abattant sur le lac.
«Attention!» cria Norman, en roidissant l'écoute de manière à présenter l'embarcation debout au vent sous l'action de la barre.
La rafale arriva. Le canot se coucha d'abord sur le flanc, puis il se releva et bondit au sommet d'une lame. À partir de ce moment, la houle s'accrut comme elle eût fait sur une mer. Dans ces eaux relativement peu profondes, les lames, se choquant lourdement contre le fond du lac, rebondissaient ensuite à une prodigieuse hauteur.
«À l'aide! à l'aide!» avait crié le vieux marin, en essayant d'amener rapidement sa voile.
Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett elle-même, tentèrent d'aider Norman, mais sans succès, car ils étaient peu familiarisés avec la manoeuvre d'une embarcation. Norman, ne pouvant abandonner sa barre, et les drisses étant engagées à la tête du mât, la voile n'amenait pas. À chaque instant, le canot menaçait de chavirer, et déjà de gros paquets de mer l'assaillaient par le flanc. Le ciel, très chargé, s'assombrissait de plus en plus. Une froide pluie, mêlée de neige, tombait à torrents, et l'ouragan redoublait de fureur, en échevelant la crête des lames.
«Coupez! coupez donc!» cria le vieux marin au milieu des mugissements de la tempête.
Jasper Hobson, décoiffé par le vent, aveuglé par les averses, saisit le couteau de Norman et trancha la drisse tendue comme une corde de harpe. Mais le filin mouillé ne courait plus dans la gorge des poulies, et la vergue resta apiquée en tête du mât.
Norman voulut fuir alors, fuir dans le sud, puisqu'il ne pouvait tenir tête au vent; fuir, quoique cette allure fût extrêmement périlleuse, au milieu de lames dont la vitesse dépassait celle de son embarcation; fuir, bien que cette fuite risquât de l'entraîner irrésistiblement jusqu'aux rives méridionales du Grand-Ours!
Jasper Hobson et sa courageuse compagne avaient conscience du danger qui les menaçait. Ce frêle canot ne pouvait résister longtemps aux coups de mer. Ou il serait démoli, ou il chavirerait. La vie de ceux qu'il portait était entre les mains de Dieu.
Cependant ni le lieutenant ni Mrs. Paulina Barnett ne se laissèrent aller au désespoir. Accrochés à leurs bancs, couverts de la tête aux pieds par les froides douches des lames, trempés de pluie et de neige, enveloppés par les sombres rafales, ils regardaient à travers les brumes. Toute terre avait disparu. À une encablure du canot, les nuages et les eaux du lac se confondaient obscurément. Puis, leurs yeux interrogeaient le vieux Norman, qui, les dents serrées, les mains contractées sur la barre, essayait encore de maintenir son canot au plus près du vent.
Mais la violence de l'ouragan devint telle, que l'embarcation ne put continuer à naviguer plus longtemps sous cette allure. Les lames qui la choquaient par l'avant l'auraient inévitablement démolie. Déjà ses premiers bordages se disjoignaient, et quand elle tombait de tout son poids dans le creux des lames, c'était à croire qu'elle ne se relèverait pas.
«Il faut fuir, fuir quand même!» murmura le vieux marin.
Et, poussant la barre, filant l'écoute, il mit le cap au sud. La voile, violemment tendue, emporta aussitôt l'embarcation avec une vertigineuse rapidité. Mais les immenses lames, plus mobiles, couraient encore plus vite, et c'était le grand danger de cette fuite vent arrière. Déjà même des masses liquides se précipitaient sur la voûte du canot, qui ne pouvait les éviter. Il se remplissait, et il fallait le vider sans cesse, sous peine de sombrer. À mesure qu'il s'avançait dans la portion plus large du lac, et, par cela même, plus loin de la côte, les eaux devenaient plus tumultueuses. Aucun abri, ni rideau d'arbres, ni collines, n'empêchait alors l'ouragan de faire rage autour de lui. Dans certaines éclaircies, ou plutôt au milieu du déchirement des brumes, on entrevoyait d'énormes icebergs, qui roulaient comme des bouées sous l'action des lames, poussés, eux aussi, vers la partie méridionale du lac.
Il était cinq heures et demie. Ni Norman ni Jasper Hobson ne pouvaient estimer le chemin parcouru, non plus que la direction suivie. Ils n'étaient plus maîtres de leur embarcation, et ils subissaient les caprices de la tempête.
En ce moment, à cent pieds en arrière du canot, se leva une monstrueuse lame, couronnée nettement par une crête blanche. Au- devant d'elle, la dénivellation de la surface liquide formait comme une sorte de gouffre. Toutes les petites ondulations intermédiaires, écrasées par le vent, avaient disparu. Dans ce gouffre mobile la couleur des eaux était noire. Le canot, engagé au fond de cet abîme qui se creusait de plus en plus, s'abaissait profondément. La grande lame s'approchait, dominant toutes les vagues environnantes. Elle gagnait sur l'embarcation. Elle menaçait de l'aplatir. Norman, s'étant retourné, la vit venir, Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett la regardèrent aussi, l'oeil démesurément ouvert, s'attendant à ce qu'elle croulât sur eux et ne pouvant l'éviter!
Elle croula, en effet, et avec un bruit épouvantable. Elle déferla sur l'embarcation, dont l'arrière fut entièrement coiffé. Un choc terrible eut lieu. Un cri s'échappa des lèvres du lieutenant et de sa compagne, ensevelis sous cette montagne liquide. Ils durent croire que l'embarcation sombrait en cet instant.
L'embarcation, aux trois quarts pleine d'eau, se releva pourtant…, mais le vieux marin avait disparu!
Jasper Hobson poussa un cri de désespoir. Mrs. Paulina Barnett se retourna vers lui.
«Norman! s'écria-t-il, montrant la place vide à l'arrière de l'embarcation.
— Le malheureux!» murmura la voyageuse. Jasper Hobson et elle s'étaient levés, au risque d'être jetés hors de ce canot, qui bondissait sur le sommet des lames. Mais ils ne virent rien. Pas un cri, pas un appel ne se fit entendre. Aucun corps n'apparut dans l'écume blanche… Le vieux marin avait trouvé la mort dans les flots. Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson étaient retombés sur leur banc. Maintenant, seuls à bord, ils devaient pourvoir eux-mêmes à leur salut. Mais ni le lieutenant ni sa compagne ne savaient manoeuvrer une embarcation, et, dans ces déplorables circonstances, un marin consommé aurait à peine pu la maintenir. Le canot était le jouet des lames. Sa voile tendue l'emportait. Jasper Hobson pouvait-il enrayer cette course?
C'était une affreuse situation pour ces infortunés, pris dans la tempête, sur une barque fragile, qu'ils ne savaient même pas diriger!
«Nous sommes perdus! dit le lieutenant.
— Non, monsieur Hobson, répondit la courageuse Paulina Barnett. Aidons-nous d'abord! Le ciel nous aidera ensuite.» Jasper Hobson comprit bien alors ce qu'était cette vaillante femme, dont il partageait en ce moment la destinée.
Le plus pressé était de rejeter hors du canot cette eau qui l'alourdissait. Un second coup de mer l'eût rempli en un instant, et il aurait coulé par le fond. Il y avait intérêt, d'ailleurs, à ce que l'embarcation, allégée, s'élevât plus facilement à la lame, car alors elle risquait moins d'être assommée. Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett vidèrent donc promptement cette eau, qui, par sa mobilité même, pouvait les faire chavirer. Ce ne fut pas une petite besogne, car, à chaque moment, quelque crête de vague embarquait, et il fallait avoir constamment l'écope à la main. La voyageuse s'occupait plus spécialement de ce travail. Le lieutenant tenait la barre et maintenait tant bien que mal l'embarcation vent arrière.
Pour surcroît de danger, la nuit, ou sinon la nuit, — qui, sous cette latitude et à cette époque de l'année, dure à peine quelques heures, — l'obscurité, du moins, s'accroissait. Les nuages, bas, mêlés aux brumes, formaient un intense brouillard, à peine imprégné de lumière diffuse. On n'y voyait pas à deux longueurs du canot, qui se fût mis en pièces s'il eût heurté quelque glaçon errant. Or, ces glaces flottantes pouvaient inopinément surgir, et, avec cette vitesse, il n'existait aucun moyen de les éviter.
«Vous n'êtes pas maître de votre barre, monsieur Jasper? demanda
Mrs. Paulina Barnett, pendant une courte accalmie de la tempête.
— Non, madame, répondit le lieutenant, et vous devez vous tenir prête à tout événement!
— Je suis prête!» répondit simplement la courageuse femme.
En ce moment, un déchirement se fit entendre. Ce fut un bruit assourdissant. La voile, éventrée par le vent, s'en alla comme une vapeur blanche. Le canot, emporté par la vitesse acquise, fila encore pendant quelques instants; puis, il s'arrêta, et les lames le ballottèrent alors comme une épave. Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett se sentirent perdus! Ils étaient effroyablement secoués, ils étaient précipités de leurs bancs, contusionnés, blessés. Il n'y avait pas à bord un morceau de toile que l'on pût tendre au vent. Les deux infortunés, dans ces obscurs embruns, au milieu de ces averses de neige et de pluie, se voyaient à peine. Ils ne pouvaient s'entendre, et, croyant à chaque instant périr, pendant une heure peut-être, ils restèrent ainsi, se recommandant à la Providence, qui seule les pouvait sauver.
Combien de temps encore errèrent-ils ainsi, ballottés sur ces eaux furieuses? Ni le lieutenant Hobson ni Mrs. Paulina Barnett n'auraient pu le dire, quand un choc violent se produisit.
Le canot venait de heurter un énorme iceberg, — bloc flottant, aux pentes roides et glissantes, sur lesquelles la main n'eût pas trouvé prise. À ce heurt subit, qui n'avait pu être paré, l'avant de l'embarcation s'entrouvrit, et l'eau y pénétra à torrents.
«Nous coulons! nous coulons!» s'écria Jasper Hobson. En effet, le canot s'enfonçait, et l'eau avait déjà atteint à la hauteur des bancs. «Madame! madame! s'écria le lieutenant. Je suis là… Je resterai… près de vous!
— Non, monsieur Jasper! répondit Mrs. Paulina. Seul, vous pouvez vous sauver… À deux nous péririons! Laissez-moi! laissez-moi!
— Jamais!» s'écria le lieutenant Hobson. Mais il avait à peine prononcé ce mot, que l'embarcation, frappée d'un nouveau coup de mer, coulait à pic. Tous deux disparurent dans le remous causé par l'engouffrement subit du bateau. Puis, après quelques instants, ils revinrent à la surface. Jasper Hobson nageait vigoureusement d'un bras et soutenait sa compagne de l'autre. Mais il était évident que sa lutte contre ces lames furibondes ne pourrait être de longue durée, et qu'il périrait lui-même avec celle qu'il voulait sauver. En ce moment, des sons étranges attirèrent son attention. Ce n'étaient point des cris d'oiseaux effarés, mais bien un appel proféré par une voix humaine. Jasper Hobson, par un suprême effort, s'élevant au-dessus des flots, lança un regard rapide autour de lui. Mais il ne vit rien au milieu de cet épais brouillard. Et cependant, il entendait encore ces cris, qui se rapprochaient. Quels audacieux osaient venir ainsi à son secours? Mais, quoi qu'ils fissent, ils arriveraient trop tard. Embarrassé de ses vêtements, le lieutenant se sentait entraîné avec l'infortunée, dont il ne pouvait déjà plus maintenir la tête au- dessus de l'eau.
Alors, par un dernier instinct, Jasper Hobson poussa un cri déchirant, puis il disparut sous une énorme lame.
Mais Jasper Hobson ne s'était pas trompé. Trois hommes, errant sur le lac, ayant aperçu le canot en détresse, s'étaient lancés à son secours. Ces hommes, les seuls qui pussent affronter avec quelque chance de succès ces eaux furieuses, montaient les seules embarcations qui pussent résister à cette tempête.
Ces trois hommes étaient des Esquimaux, solidement attachés chacun à son kayak. Le kayak est une longue pirogue, relevée des deux bouts, faite d'une charpente extrêmement légère, sur laquelle sont tendues des peaux de phoque, bien cousues avec des nerfs de veau marin. Le dessus du kayak est également recouvert de peaux dans toute sa longueur, sauf en son milieu, où une ouverture est ménagée. C'est là que l'Esquimau prend place. Il lace sa veste imperméable à l'épaulement de l'ouverture, et il ne fait plus qu'un avec son embarcation, dans laquelle aucune goutte d'eau ne peut pénétrer. Ce kayak, souple et léger, toujours enlevé sur le dos des lames, insubmersible, chavirable peut-être, — mais un coup de pagaye le redresse aisément, — peut résister et résiste, en effet, là où des chaloupes seraient immanquablement brisées.
Les trois Esquimaux arrivèrent à temps sur le lieu du naufrage, guidés par ce dernier cri de désespoir que le lieutenant avait jeté. Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett, à demi suffoqués, sentirent cependant qu'une main vigoureuse les retirait de l'abîme. Mais, dans cette obscurité, ils ne pouvaient reconnaître leurs sauveurs.
L'un de ces Esquimaux prit le lieutenant, et il le mit en travers de son embarcation. Un autre procéda de la même façon à l'égard de Mrs. Paulina Barnett, et les trois kayaks, habilement manoeuvrés par de longues pagayes de six pieds, s'avancèrent rapidement au milieu des lames écumantes.
Une demi-heure après, les deux naufragés étaient déposés sur une plage de sable, à trois milles au-dessous du Fort-Providence.
Le vieux marin manquait seul au retour!
X.
Un retour sur le passé.
Vers dix heures du soir, Mrs. Paulina Barnett et Jasper Hobson frappaient à la poterne du fort. Ce fut une joie de les revoir, car on les croyait perdus. Mais cette joie fit place à une profonde affliction, quand on apprit la mort du vieux Norman. Ce brave homme était aimé de tous, et sa mémoire fut honorée des plus vifs regrets. Quant aux courageux et dévoués Esquimaux, après avoir reçu flegmatiquement les affectueux remerciements du lieutenant et de sa compagne, ils n'avaient même pas voulu venir au fort. Ce qu'ils avaient fait leur semblait tout naturel. Ils n'en étaient pas à leur premier sauvetage, et ils avaient immédiatement repris leur course aventureuse sur ce lac, qu'ils parcouraient jour et nuit, chassant les loutres et les oiseaux aquatiques.
La nuit qui suivit le retour de Jasper Hobson, le lendemain, 1er juin, et la nuit du 1 au 2 furent entièrement consacrés au repos. La petite troupe s'en accommoda fort, mais le lieutenant était bien décidé à partir le 2, dès le matin, et, très heureusement, la tempête se calma.
Le sergent Felton avait mis toutes les ressources de la factorerie à la disposition du détachement. Quelques attelages de chiens furent remplacés, et, au moment du départ, Jasper Hobson trouva ses traîneaux rangés en bon ordre à la porte de l'enceinte.
Les adieux furent faits. Chacun remercia le sergent Felton, qui s'était montré fort hospitalier dans cette circonstance. Mrs. Paulina Barnett ne fut pas la dernière à lui exprimer sa reconnaissance. Une vigoureuse poignée de main que le sergent donna à son beau-frère Long termina la cérémonie des adieux.
Chaque couple monta dans le traîneau qui lui fut assigné, et, cette fois, Mrs. Paulina Barnett et le lieutenant occupaient le même véhicule. Madge et le sergent Long les suivaient.
D'après le conseil que lui avait donné le chef indien, Jasper Hobson résolut de gagner la côte américaine par le chemin le plus court, en coupant droit entre le Fort-Confidence et le littoral. Après avoir consulté ses cartes, qui ne donnaient que fort approximativement la configuration du territoire, il lui parut bon de descendre la vallée de la Coppermine, cours d'eau assez important qui va se jeter dans le golfe du Couronnement.
Entre le Fort-Confidence et l'embouchure de la rivière, la distance est au plus d'un degré et demi, — soit quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix milles. La profonde échancrure qui forme le golfe se termine au nord par le cap Krusenstern, et, depuis ce cap, la côte court franchement à l'ouest, jusqu'au moment où elle s'élève au-dessus du soixante-dixième parallèle par la pointe Bathurst.
Jasper Hobson modifia donc la route qu'il avait suivie jusqu'alors, et il se dirigea dans l'est, de manière à gagner, en quelques heures, le cours d'eau par la droite ligne.
La rivière fut atteinte, le lendemain, 3 juin, dans l'après-midi. La Coppermine, aux eaux pures et rapides, alors dégagée de glaces, coulait à pleins bords dans une large vallée, arrosée par un grand nombre de rios capricieux, mais facilement guéables. Le tirage des traîneaux s'opéra donc assez rapidement. Pendant que leur attelage les entraînait, Jasper Hobson racontait à sa compagne l'histoire de ce pays qu'ils traversaient. Une véritable intimité, une sincère amitié, autorisée par leur situation et leur âge, existait entre le lieutenant Hobson et la voyageuse. Mrs. Paulina Barnett aimait à s'instruire, et, ayant l'instinct des découvertes, elle aimait à entendre parler des découvreurs.
Jasper Hobson, qui connaissait «par coeur» son Amérique septentrionale, put complètement satisfaire la curiosité de sa compagne.
«Il y a quatre-vingt-dix ans environ, lui dit-il, tout ce territoire traversé par la rivière Coppermine était inconnu, et c'est aux agents de la Compagnie de la baie d'Hudson que l'on doit sa découverte. Seulement, madame, ainsi que cela arrive presque toujours dans le domaine scientifique, c'est en cherchant une chose qu'on en découvre une autre. Colomb cherchait l'Asie, et il trouva l'Amérique.
— Et que cherchaient donc les agents de la Compagnie? demanda
Mrs. Paulina Barnett. Était-ce ce fameux passage du Nord-Ouest?
— Non, madame, répondit le jeune lieutenant, non. Il y a un siècle, la Compagnie n'avait point intérêt à ce que l'on employât cette nouvelle voie de communication, qui eût été plus profitable à ses concurrents qu'à elle-même. On prétend même qu'en 1741, un certain Christophe Middleton, chargé d'explorer ces parages, fut publiquement accusé d'avoir reçu cinq mille livres de la Compagnie pour déclarer que la communication par mer entre les deux océans n'existait pas et ne pouvait exister.
— Ceci n'est point à la gloire de la célèbre Compagnie, répondit
Mrs. Paulina Barnett.
— Je ne la défends pas sur ce point, reprit Jasper Hobson. J'ajouterai même que le parlement blâma sévèrement ses agissements, quand, en 1746, il promit une prime de vingt mille livres à quiconque découvrirait le passage en question. Aussi vit- on, en cette année même, deux intrépides voyageurs, William Moor et Francis Smith, s'élever jusqu'à la baie Repulse, dans l'espoir de reconnaître la communication tant désirée. Toutefois, ils ne réussirent pas dans leur entreprise, et, après une absence qui dura un an et demi, ils durent revenir en Angleterre.
— Mais d'autres capitaines, audacieux et convaincus, ne s'élancèrent-ils pas aussitôt sur leurs traces? demanda Mrs. Paulina Barnett.
— Non, madame, et, pendant trente ans encore, malgré l'importance de la récompense promise par le parlement, aucune tentative ne fut faite pour reprendre l'exploration géographique de cette portion du continent américain, ou plutôt de l'Amérique anglaise, — car c'est le nom qu'il convient de lui conserver. Ce ne fut qu'en 1769 qu'un agent de la Compagnie tenta de reprendre les travaux de Moor et de Smith.
— La Compagnie était donc revenue de ses idées étroites et égoïstes, monsieur Jasper?
— Non, madame, pas encore. Samuel Hearne, — c'est le nom de cet agent, — n'avait d'autre mission que de reconnaître la situation d'une mine de cuivre, que les coureurs indigènes avaient signalée. Ce fut le 6 novembre 1769 que cet agent quitta le fort du Prince- de-Galles, situé sur la rivière Churchill, près de la côte occidentale de la baie d'Hudson. Samuel Hearne s'avança hardiment dans le nord-ouest; mais le froid devint si rigoureux que, ses vivres épuisés, il dut retourner au fort du Prince-de-Galles. Heureusement, ce n'était point un homme à se décourager. Le 23 février de l'année suivante, il repartit, emmenant quelques Indiens à sa suite. Les fatigues de ce second voyage furent extrêmes. Le gibier et le poisson, sur lesquels comptait Samuel Hearne, manquèrent souvent. Il lui arriva même une fois de rester sept jours sans manger autre chose que des fruits sauvages, des morceaux de vieux cuir et des os brûlés. Force fut encore à ce voyageur intrépide de revenir à la factorerie sans avoir obtenu aucun résultat. Mais il ne se rebuta pas. Il partit une troisième fois, le 7 décembre 1770, et, après dix-neuf mois de luttes, le 13 juillet 1772, il découvrit la Coppermine-River, qu'il descendit jusqu'à son embouchure, et là, il prétendit avoir vu la mer libre. C'était la première fois que la côte septentrionale de l'Amérique était atteinte.
— Mais le passage du nord-ouest, c'est-à-dire cette communication directe entre l'Atlantique et le Pacifique, n'était point découvert? demanda Mrs. Paulina Barnett.
— Non, madame, répondit le lieutenant, et que de marins aventureux le cherchèrent depuis lors! Phipps en 1773, James Cook et Clerke de 1776 à 1779, Kotzebue de 1815 à 1818, Ross, Parry, Franklin et tant d'autres se dévouèrent à cette tâche difficile, mais inutilement, et il faut arriver au découvreur de notre temps, à l'intrépide Mac Clure, pour trouver le seul homme qui ait réellement passé d'un océan à l'autre en traversant la mer polaire.
— En effet, monsieur Jasper, répondit Mrs. Paulina Barnett, et c'est un fait géographique dont, nous autres Anglais, nous devons être fiers! Mais, dites-moi, la Compagnie de la baie d'Hudson, revenue enfin à des idées plus généreuses, n'a-t-elle donc encouragé aucun autre voyageur depuis Samuel Hearne?
— Elle l'a fait, madame, et c'est grâce à elle que le capitaine Franklin a pu exécuter son voyage de 1819 à 1822, précisément entre la rivière de Hearne et le cap Turnagain. Cette exploration ne s'opéra pas sans fatigues et sans souffrances. Plusieurs fois la nourriture manqua complètement aux voyageurs. Deux Canadiens, assassinés par leurs camarades, furent dévorés… Malgré tant de tortures, le capitaine Franklin n'en parcourut pas moins un espace de cinq mille cinq cent cinquante milles sur cette portion, inconnue jusqu'à lui, du littoral du North-Amérique.
— C'était un homme d'une rare énergie! ajouta Mrs. Paulina Barnett, et il l'a bien prouvé quand, malgré tout ce qu'il avait déjà souffert, il s'élança de nouveau à la conquête du pôle Nord.
— Oui, répondit Jasper Hobson, et l'audacieux explorateur a trouvé sur le théâtre même de ses découvertes une cruelle mort! Mais il est bien prouvé, maintenant, que tous les compagnons de Franklin n'ont pas péri avec lui. Beaucoup de ces malheureux errent certainement encore au milieu de ces solitudes glacées! Ah! vraiment, je ne puis songer à cet abandon terrible sans un serrement de coeur! Un jour, madame, ajouta le lieutenant avec une émotion et une assurance singulières, un jour je fouillerai ces terres inconnues sur lesquelles s'est accomplie la funeste catastrophe, et…
— Et ce jour-là, répondit Mrs. Paulina Barnett en serrant la main du lieutenant, ce jour-là je serai votre compagne d'exploration. Oui! cette idée m'est venue plus d'une fois, ainsi qu'à vous, monsieur Jasper, et mon coeur s'émeut comme le vôtre à la pensée que des compatriotes, des Anglais, attendent peut-être un secours…
— Qui viendra trop tard pour la plupart de ces infortunés, madame, mais qui viendra pour quelques-uns, soyez-en sûre!
— Dieu vous entende, monsieur Hobson! répondit Mrs. Paulina Barnett. J'ajouterai que les agents de la Compagnie, vivant à proximité du littoral, me semblent mieux placés que tous autres pour tenter de remplir ce devoir d'humanité.
— Je partage votre opinion, madame, répondit le lieutenant, car ces agents sont, de plus, accoutumés aux rigueurs des continents arctiques. Ils l'ont souvent prouvé, d'ailleurs, en mainte circonstance. Ne sont-ce pas eux qui ont assisté le capitaine Black pendant son voyage de 1834, voyage qui nous a valu la découverte de la Terre du Roi Guillaume, cette terre sur laquelle s'est précisément accomplie la catastrophe de Franklin? Est-ce que ce ne sont pas deux des nôtres, les courageux Dease et Simpson, que le gouverneur de la baie d'Hudson, en 1838, chargea spécialement d'explorer les rivages de la mer polaire, — exploration pendant laquelle la terre Victoria fut reconnue pour la première fois? Je crois donc que l'avenir réserve à notre Compagnie la conquête définitive du continent arctique. Peu à peu ses factoreries monteront vers le nord, — refuge obligé des animaux à fourrure, — et, un jour, un fort s'élèvera au pôle même, sur ce point mathématique où se croisent tous les méridiens du globe!»
Pendant cette conversation et tant d'autres qui lui succédèrent, Jasper Hobson raconta ses propres aventures depuis qu'il était au service de la Compagnie, ses luttes avec les concurrents des agences rivales, ses tentatives d'exploration dans les territoires inconnus du nord et de l'ouest. De son côté, Mrs. Paulina Barnett fit le récit de ses propres pérégrinations à travers les contrées intertropicales. Elle dit tout ce qu'elle avait accompli et tout ce qu'elle comptait accomplir un jour. C'était entre le lieutenant et la voyageuse un agréable échange de récits qui charmait les longues heures du voyage.
Pendant ce temps, les traîneaux, enlevés au galop des chiens, s'avançaient vers le nord. La vallée de la Coppermine s'élargissait sensiblement aux approches de la mer Arctique. Les collines latérales, moins abruptes, s'abaissaient peu à peu. Certains bouquets d'arbres résineux rompaient çà et là la monotonie de ces paysages assez étranges. Quelques glaçons, charriés par la rivière, résistaient encore à l'action du soleil, mais leur nombre diminuait de jour en jour, et un canot, une chaloupe même eût descendu sans peine le courant de cette rivière, dont aucun barrage naturel, aucune agrégation de rocs ne gênait le cours. Le lit de la Coppermine était profond et large. Ses eaux, très limpides, alimentées par la fonte des neiges, coulaient assez vivement, sans jamais former de tumultueux rapides. Son cours, d'abord très sinueux dans sa partie haute, tendait peu à peu à se rectifier et à se dessiner en droite ligne sur une étendue de plusieurs milles. Quant aux rives, alors larges et plates, faites d'un sable fin et dur, tapissées en certains endroits d'une petite herbe sèche et courte, elles se prêtaient au glissage des traîneaux et au développement de la longue suite des attelages. Pas de côtes, et, par conséquent, un tirage facile sur ce terrain nivelé.
Le détachement s'avançait donc avec une grande rapidité. On allait nuit et jour, — si toutefois cette expression peut s'appliquer à une contrée au-dessus de laquelle le soleil, traçant un cercle presque horizontal, disparaissait à peine. La nuit vraie ne durait pas deux heures sous cette latitude, et l'aube, à cette époque de l'année, succédait presque immédiatement au crépuscule. Le temps était beau d'ailleurs, le ciel assez pur, quoique un peu embrumé à l'horizon, et le détachement accomplissait son voyage dans des conditions excellentes.
Pendant deux jours, on continua de côtoyer sans difficulté le cours de la Coppermine. Les environs de la rivière étaient peu fréquentés par les animaux à fourrure, mais les oiseaux y abondaient. On aurait pu les compter par milliers. Cette absence presque complète de martres, de castors, d'hermines, de renards et autres, ne laissait pas de préoccuper le lieutenant. Il se demandait si ces territoires n'avaient pas été abandonnés comme ceux du sud par la population, trop vivement pourchassée, des carnassiers et des rongeurs. Cela était probable, car on rencontrait fréquemment des restes de campement, des feux éteints qui attestaient le passage plus ou moins récent de chasseurs indigènes ou autres. Jasper Hobson voyait bien qu'il devrait reporter son exploration plus au nord, et qu'une partie seulement de son voyage serait faite, lorsqu'il aurait atteint l'embouchure de la Coppermine. Il avait donc hâte de toucher du pied ce point du littoral entrevu par Samuel Hearne, et il pressait de tout son pouvoir la marche du détachement.
D'ailleurs, chacun partageait l'impatience de Jasper Hobson. Chacun se pressait résolument, afin d'atteindre dans le plus bref délai les rivages de la mer Arctique. Une indéfinissable attraction poussait en avant ces hardis pionniers. Le prestige de l'inconnu miroitait à leurs yeux. Peut-être les véritables fatigues commenceraient-elles sur cette côte tant désirée? N'importe. Tous, ils avaient hâte de les affronter, de marcher directement à leur but. Ce voyage qu'ils faisaient alors, ce n'était qu'un passage à travers un pays qui ne pouvait directement les intéresser, mais aux rivages de la mer Arctique commencerait la recherche véritable. Et chacun aurait déjà voulu se trouver sur ces parages, que coupait, à quelques centaines de milles à l'ouest, le soixante-dixième parallèle.
Enfin, le 5 juin, quatre jours après avoir quitté le Fort- Confidence, le lieutenant Jasper Hobson vit la Coppermine s'élargir considérablement. La côte occidentale se développait suivant une ligne légèrement courbe et courait presque directement vers le nord. Dans l'est, au contraire, elle s'arrondissait jusqu'aux extrêmes limites de l'horizon.
Jasper Hobson s'arrêta aussitôt, et, de la main, il montra à ses compagnons la mer sans limites.
XI.
En suivant la côte.
Le large estuaire que le détachement venait d'atteindre, après six semaines de voyage, formait une échancrure trapézoïdale, nettement découpée dans le continent américain. À l'angle ouest s'ouvrait l'embouchure de la Coppermine. À l'angle est, au contraire, se creusait un boyau profondément allongé, qui a reçu le nom d'Entrée de Bathurst. De ce côté, le rivage, capricieusement festonné, creusé de criques et d'anses, hérissé de caps aigus et de promontoires abrupts, allait se perdre dans ce confus enchevêtrement de détroits, de pertuis, de passes, qui donne aux cartes des continents polaires un si bizarre aspect. De l'autre côté, sur la gauche de l'estuaire, à partir de l'embouchure même de la Coppermine, la côte remontait au nord et se terminait par le cap Kruzenstern.
Cet estuaire portait le nom de Golfe-du-Couronnement, et ses eaux étaient semées d'îles, îlets, îlots, qui constituaient l'Archipel du Duc-d'York.
Après avoir conféré avec le sergent Long, Jasper Hobson résolut d'accorder, en cet endroit, un jour de repos à ses compagnons.
L'exploration proprement dite, qui devait permettre au lieutenant de reconnaître le lieu propice à l'établissement d'une factorerie, allait véritablement commencer. La Compagnie avait recommandé à son agent de se maintenir autant que possible au-dessus du soixante-dixième parallèle, et sur les bords de la mer Glaciale. Or, pour remplir son mandat, le lieutenant ne pouvait chercher que dans l'ouest un point qui fût aussi élevé en latitude et qui appartînt au continent américain. Vers l'est, en effet, toutes ces terres si divisées font plutôt partie des territoires arctiques, sauf peut-être la terre de Boothia, franchement coupée par ce soixante-dixième parallèle, mais dont la conformation géographique est encore très indécise.
Longitude et latitude prises, Jasper Hobson, après avoir relevé sa position sur la carte, vit qu'il se trouvait encore à plus de cent milles au-dessous du soixante-dixième degré. Mais au-delà du cap Kruzenstern, la côte, courant vers le nord-est, dépassait par un angle brusque le soixante-dixième parallèle, à peu près sur le cent trentième méridien, et précisément à la hauteur de ce cap Bathurst, indiqué comme lieu de rendez-vous par le capitaine Craventy. C'était donc ce point qu'il fallait atteindre, et c'est là que le nouveau fort s'élèverait, si l'endroit offrait les ressources nécessaires à une factorerie.
«Là, sergent Long, dit le lieutenant en montrant au sous-officier la carte des contrées polaires, là nous serons dans les conditions qui nous sont imposées par la Compagnie. En cet endroit, la mer, libre une grande partie de l'année, permettra aux navires du détroit de Behring d'arriver jusqu'au fort, de le ravitailler et d'en exporter les produits.
— Sans compter, ajouta le sergent Long, que, puisqu'ils se seront établis au-delà du soixante-dixième parallèle, nos gens auront droit à une double paye!
— Cela va sans dire, répondit le lieutenant, et je crois qu'ils l'accepteront sans murmurer.
— Eh bien, mon lieutenant, il ne nous reste plus qu'à partir pour le cap Bathurst», dit simplement le sergent. Mais, un jour de repos ayant été accordé, le départ n'eut lieu que le lendemain, 6 juin.
Cette seconde partie du voyage devait être et fut effectivement toute différente de la première. Les dispositions qui réglaient jusqu'ici la marche des traîneaux n'avaient pas été maintenues. Chaque attelage allait à sa guise. On marchait à petites journées, on s'arrêtait à tous les angles de la côte, et le plus souvent on cheminait à pied. Une seule recommandation avait été faite à ses compagnons par le lieutenant Hobson, — la recommandation de ne pas s'écarter à plus de trois milles du littoral et de rallier le détachement deux fois par jour, à midi et le soir. La nuit venue, on campait. Le temps, à cette époque, était constamment beau, et la température assez élevée, puisqu'elle se maintenait en moyenne à cinquante-neuf degrés Fahrenheit au-dessus de zéro (15° centigr. au-dessus de zéro). Deux ou trois fois, de rapides tempêtes de neige se déclarèrent, mais elles ne durèrent pas, et la température n'en fut pas sensiblement modifiée.
Toute cette partie de la côte américaine comprise entre le cap Kruzenstern et le cap Parry, qui s'étend sur un espace de plus de deux cent cinquante milles, fut donc examinée avec un soin extrême, du 6 au 26 juin. Si la reconnaissance géographique de cette région ne laissa rien à désirer, si Jasper Hobson, — très heureusement aidé dans cette tâche par Thomas Black, — put même rectifier quelques erreurs du levé hydrographique, les territoires avoisinants furent non moins bien observés à ce point de vue plus spécial, qui intéressait directement la Compagnie de la baie d'Hudson.
En effet, ces territoires étaient-ils giboyeux? Pouvait-on compter avec certitude sur le gibier comestible non moins que sur le gibier à fourrure? Les seules ressources du pays permettraient- elles d'approvisionner une factorerie, au moins pendant la saison d'été? Telle était la grave question que se posait le lieutenant Hobson, et qui le préoccupait à bon droit. Or, voici ce qu'il observa.
Le gibier proprement dit, — celui auquel le caporal Joliffe, entre autres, accordait une préférence marquée, — ne foisonnait pas dans ces parages. Les volatiles, appartenant à la nombreuse famille des canards, ne manquaient pas, sans doute, mais la tribu des rongeurs était insuffisamment représentée par quelques lièvres polaires, qui ne se laissaient que difficilement approcher. Au contraire, les ours devaient être assez nombreux sur cette portion du continent américain. Sabine et Mac Nap avaient souvent relevé des traces fraîchement laissées par ces carnassiers. Plusieurs même furent aperçus et dépistés, mais ils se tenaient toujours à bonne distance. En tout cas, il était certain que, pendant la saison rigoureuse, ces animaux affamés, venant de plus hautes latitudes, devaient fréquenter assidûment les rivages de la mer Glaciale.
«Or, disait le caporal Joliffe, que cette question des approvisionnements préoccupait sans cesse, quand l'ours est dans le garde-manger, c'est un genre de venaison qui n'est point à dédaigner, tant s'en faut. Mais, quand il n'y est pas encore, c'est un gibier fort problématique, très sujet à caution, et qui, en tout cas, ne demande qu'à vous faire subir, à vous chasseurs, le sort que vous lui réservez!»
On ne saurait parler plus sagement. Les ours ne pouvaient offrir une réserve assurée à l'office des forts. Très heureusement, ce territoire était visité par des bandes nombreuses d'animaux plus utiles que les ours, excellents à manger, et dont les Esquimaux et les Indiens font, dans certaines tribus, leur principale nourriture. Ce sont les rennes, et le caporal Joliffe constata avec une évidente satisfaction que ces ruminants abondaient sur cette partie du littoral. Et en effet, la nature avait tout fait pour les y attirer, en prodiguant sur le sol cette espèce de lichen dont le renne se montre extrêmement friand, qu'il sait adroitement déterrer sous la neige, et qui constitue son unique alimentation pendant l'hiver.
Jasper Hobson fut non moins satisfait que le caporal en relevant, sur maint endroit, les empreintes laissées par ces ruminants, empreintes aisément reconnaissables, parce que le sabot des rennes, au lieu de correspondre à sa face interne par une surface plane, y correspond par une surface convexe, — disposition analogue à celle du pied du chameau. On vit même des troupeaux assez considérables de ces animaux qui, errant à l'état sauvage dans certaines parties de l'Amérique, se réunissent souvent à plusieurs milliers de têtes. Vivants, ils se laissent aisément domestiquer et rendent alors de grands services aux factoreries, soit en fournissant un lait excellent et plus substantiel que celui de la vache, soit en servant à tirer les traîneaux. Morts, ils ne sont pas moins utiles, car leur peau, très épaisse, est propre à faire des vêtements; leurs poils donnent un fil excellent; leur chair est savoureuse, et il n'existe pas un animal plus précieux sous ces latitudes. La présence des rennes, étant dûment constatée, devait donc encourager Jasper Hobson dans ses projets d'établissement sur un point de ce territoire.
Il eut également lieu d'être satisfait à propos des animaux à fourrure. Sur les petits cours d'eau s'élevaient de nombreuses huttes de castors et de rats musqués. Les blaireaux, les lynx, les hermines, les wolvérènes, les martres, les visons, fréquentaient ces parages, que l'absence des chasseurs avait laissés jusqu'alors si tranquilles. La présence de l'homme en ces lieux ne s'était encore décelée par aucune trace, et les animaux savaient y trouver un refuge assuré. On remarqua également des empreintes de ces magnifiques renards bleus et argentés, espèce qui tend à se raréfier de plus en plus, et dont la peau vaut pour ainsi dire son poids d'or. Sabine et Mac Nap eurent, pendant cette exploration, mainte occasion de tirer une tête de prix. Mais, très sagement, le lieutenant avait interdit toute chasse de ce genre. Il ne voulait pas effrayer ces animaux avant la saison venue, c'est-à-dire avant ces mois d'hiver pendant lesquels leur pelage, mieux fourni, est beaucoup plus beau. D'ailleurs, il était inutile de surcharger les traîneaux, Sabine et Mac Nap comprirent ces bonnes raisons, mais la main ne leur en démangeait pas moins, quand ils tenaient au bout de leur fusil une martre zibeline ou quelque renard précieux. Toutefois, les ordres de Jasper Hobson étaient formels, et le lieutenant ne permettait pas qu'on les transgressât.
Les coups de feu des chasseurs, pendant cette seconde période du voyage, n'eurent donc pour objectif que quelques ours polaires, qui se montrèrent parfois sur les ailes du détachement. Mais ces carnassiers, n'étant point poussés par la faim, détalaient promptement, et leur présence n'amena aucun engagement sérieux. Cependant, si les quadrupèdes de ce territoire n'eurent point à souffrir de l'arrivée du détachement, il n'en fut pas de même de la race volatile, qui paya pour tout le règne animal. On tua des aigles à tête blanche, énormes oiseaux au cri strident, des faucons-pêcheurs, ordinairement nichés dans les troncs d'arbres morts, et qui, pendant l'été, remontent jusqu'aux latitudes arctiques; puis, des oies de neige, d'une blancheur admirable, des bernaches sauvages, le meilleur échantillon de la tribu des ansérines au point de vue comestible, des canards à tête rouge et à poitrine noire, des corneilles cendrées, sortes de geais moqueurs d'une laideur peu commune, des eiders, des macreuses et bien d'autres de cette gent ailée qui assourdissait de ses cris les échos des falaises arctiques. C'est par millions que vivent ces oiseaux en ces hauts parages, et leur nombre est véritablement au-dessus de toute appréciation sur le littoral de la mer Glaciale.
On comprend que les chasseurs, auxquels la chasse des quadrupèdes était sévèrement interdite, se rabattirent avec passion sur ce monde des volatiles. Plusieurs centaines de ces oiseaux, appartenant principalement aux espèces comestibles, furent tuées pendant ces quinze premiers jours, et ajoutèrent à l'ordinaire de corn-beef et de biscuit un surcroît qui fut très apprécié.
Ainsi donc, les animaux ne manquaient point à ce territoire. La Compagnie pourrait facilement remplir ses magasins, et le personnel du fort ne laisserait pas vides ses offices. Mais ces deux conditions ne suffisaient pas pour assurer l'avenir de la factorerie. On ne pouvait s'établir dans un pays si haut en latitude, s'il ne fournissait pas, et abondamment, le combustible nécessaire pour combattre la rigueur des hivers arctiques.
Très heureusement, le littoral était boisé. Les collines, qui s'étageaient en arrière de la côte, se montraient couronnées d'arbres verts, parmi lesquels le pin dominait. C'étaient d'importantes agglomérations de ces essences résineuses, auxquelles on pouvait donner, en certains endroits, le nom de forêts. Quelquefois aussi, par groupes isolés, Jasper Hobson remarqua des saules, des peupliers, des bouleaux-nains et de nombreux buissons d'arbousiers. À cette époque de la saison chaude, tous ces arbres étaient verdoyants, et ils étonnaient un peu le regard, habitué aux profils âpres et nus des paysages polaires. Le sol, au pied des collines, se tapissait d'une herbe courte, que les rennes paissaient avec avidité, et qui devait les nourrir pendant l'hiver. On le voit, le lieutenant ne pouvait que se féliciter d'avoir cherché dans le nord-ouest du continent américain le nouveau théâtre d'une exploitation.
Il a été dit également que si les animaux ne manquaient pas à ce territoire, en revanche, les hommes semblaient y faire absolument défaut. On ne voyait ni Esquimaux, dont les tribus courent plus volontiers les districts rapprochés de la baie d'Hudson, ni Indiens, qui ne s'aventurent pas habituellement aussi loin au-delà du Cercle polaire. Et en effet, à cette distance, les chasseurs peuvent être pris par des mauvais temps continus, par une reprise subite de l'hiver, et être alors coupés de toute communication. On le pense bien, le lieutenant Hobson ne songea point à se plaindre de l'absence de ses semblables. Il n'aurait pu trouver que des rivaux en eux. C'était un pays inoccupé qu'il cherchait, un désert auquel les animaux à fourrure devaient avoir intérêt à demander asile, et, à ce sujet, Jasper Hobson tenait les propos les plus sensés à Mrs. Paulina Barnett, qui s'intéressait vivement au succès de l'entreprise. La voyageuse n'oubliait pas qu'elle était l'hôte de la Compagnie de la baie d'Hudson, et elle faisait tout naturellement des voeux pour la réussite des projets du lieutenant.
Que l'on juge donc du désappointement de Jasper Hobson, quand, dans la matinée du 20 juin, il se trouva en face d'un campement qui venait d'être plus ou moins récemment abandonné.
C'était au fond d'une petite baie étroite, qui porte le nom de baie Darnley, et dont le cap Parry forme la pointe la plus avancée dans l'ouest. On voyait en cet endroit, au bas d'une petite colline, des piquets qui avaient servi à tracer une sorte de circonvallation, et des cendres refroidies entassées sur l'emplacement de foyers éteints.
Tout le détachement s'était réuni auprès de ce campement. Chacun comprenait que cette découverte devait singulièrement déplaire au lieutenant Hobson.
«Voilà une fâcheuse circonstance, dit-il en effet, et certes, j'aurais mieux aimé rencontrer sur mon chemin une famille d'ours polaires!
— Mais les gens, quels qu'ils soient, qui ont campé en cet endroit, répondit Mrs. Paulina Barnett, sont déjà loin sans doute, et il est probable qu'ils ont déjà regagné plus au sud leurs territoires habituels de chasse.
— Cela dépend, madame, répondit le lieutenant. Si ceux dont nous voyons ici les traces sont des Esquimaux, ils auront plutôt continué leur route vers le nord. Si, au contraire, ce sont des Indiens, ils sont peut-être en train d'explorer ce nouveau district de chasse, comme nous le faisons nous-mêmes, et, je le répète, c'est pour nous une circonstance véritablement fâcheuse.
— Mais, demanda Mrs. Paulina Barnett, peut-on reconnaître à quelle race ces voyageurs appartiennent? Ne peut-on savoir si ce sont des Esquimaux ou des Indiens du sud? Il me semble que des tribus si différentes de moeurs et d'origine ne doivent pas camper de la même manière.»
Mrs. Paulina Barnett avait raison, et il était possible que cette importante question fût résolue après une plus complète inspection du campement.
Jasper Hobson et quelques-uns de ses compagnons se livrèrent donc à cet examen, et recherchèrent minutieusement quelque trace, quelque objet oublié, quelque empreinte même, qui pût les mettre sur la voie. Mais ni le sol ni ces cendres refroidies n'avaient gardé aucun indice suffisant. Quelques ossements d'animaux, abandonnés çà et là, ne disaient rien non plus. Le lieutenant, fort dépité, allait donc abandonner cet inutile examen, quand il s'entendit appeler par Mrs. Joliffe, qui s'était éloignée d'une centaine de pas sur la gauche.
Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le sergent, le caporal, quelques autres, se dirigèrent aussitôt vers la jeune Canadienne, qui restait immobile, considérant le sol avec attention.
Lorsqu'ils furent arrivés près d'elle:
«Vous cherchiez des traces? dit Mrs. Joliffe au lieutenant Hobson.
Eh bien, en voilà!»
Et Mrs. Joliffe montrait d'assez nombreuses empreintes de pas, très nettement conservées sur un sol glaiseux.
Ceci pouvait être un indice caractéristique, car le pied de l'Indien et le pied de l'Esquimau, aussi bien que leur chaussure, diffèrent complètement.
Mais, avant toutes choses, Jasper Hobson fut frappé de la singulière disposition de ces empreintes. Elles provenaient bien de la pression d'un pied humain, et même d'un pied chaussé, mais, circonstance bizarre, elles semblaient n'avoir été faites qu'avec la plante de ce pied. La marque du talon leur manquait. En outre, ces empreintes étaient singulièrement multipliées, rapprochées, croisées, quoiqu'elles fussent, cependant, contenues dans un cercle très restreint.
Jasper Hobson fit observer cette singularité à ses compagnons.
«Ce ne sont pas là les pas d'une personne qui marche, dit-il.
— Ni d'une personne qui saute, puisque le talon manque, ajouta
Mrs. Paulina Barnett.
— Non, répondit Mrs. Joliffe, ce sont les pas d'une personne qui danse!»
Mrs. Joliffe avait certainement raison. À bien examiner ces empreintes, il n'était pas douteux qu'elles n'eussent été faites par le pied d'un homme qui s'était livré à quelque exercice chorégraphique, — non point une danse lourde, compassée, écrasante, mais plutôt une danse légère, aimable, gaie. Cette observation était indiscutable. Mais quel pouvait être l'individu assez joyeux de caractère pour avoir été pris de cette idée ou de ce besoin de danser aussi allègrement sur cette limite du continent américain, à quelques degrés au-dessus du cercle polaire?
«Ce n'est certainement point un Esquimau, dit le lieutenant.
— Ni un Indien! s'écria le caporal Joliffe.
— Non! c'est un Français!» dit tranquillement le sergent Long.
Et, de l'avis de tous, il n'y avait qu'un Français qui eût été capable de danser en un tel point du globe!