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Le pays des fourrures

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VIII.

Une excursion de Mrs. Paulina Barnett.

Pendant toute la matinée, Jasper Hobson et le sergent Long errèrent sur cette partie du littoral. Le temps s'était considérablement modifié. La pluie avait presque entièrement cessé, mais le vent, avec une brusquerie extraordinaire, venait de sauter au sud-est, sans que sa violence eût diminué. Circonstance extrêmement fâcheuse. Ce fut un surcroît d'inquiétude pour le lieutenant Hobson, qui dut renoncer, dès lors, à tout espoir d'atteindre la terre ferme.

En effet, ce coup de vent de sud-est ne pouvait plus qu'éloigner l'île errante du continent américain, et la rejeter dans les courants si dangereux qui portaient au nord de l'océan Arctique.

Mais pouvait-on affirmer que l'île se fût jamais rapprochée de la côte pendant cette nuit terrible? N'était-ce qu'un pressentiment du lieutenant Hobson, et qui ne s'était pas réalisé? L'atmosphère était assez nette alors, la portée du regard pouvait s'étendre sur un rayon de plusieurs milles, et, cependant, il n'y avait pas même l'apparence d'une terre. Ne devait-on pas en revenir à l'hypothèse du sergent, et supposer qu'un bâtiment avait passé la nuit en vue de l'île, qu'un feu de bord avait apparu un instant, qu'un cri avait été jeté par quelque marin en détresse? Et ce bâtiment, ne devait-il pas avoir sombré dans la tourmente?

En tout cas, quelle que fût la cause, on ne voyait pas une épave en mer, pas un débris sur le rivage. L'Océan, contrarié maintenant par ce vent de terre, se soulevait en lames énormes auxquelles un navire eût difficilement résisté!

«Eh bien, mon lieutenant, dit le sergent Long, il faut bien en prendre son parti!

— Il le faut, sergent, répondit Jasper Hobson, en passant la main sur son front, il faut rester sur notre île, il faut attendre l'hiver! Lui seul peut nous sauver!»

Il était midi alors. Jasper Hobson, voulant arriver avant le soir au Fort-Espérance, reprit aussitôt le chemin du cap Bathurst. Son compagnon et lui furent encore aidés au retour par le vent qui les prenait encore de dos. Ils étaient très inquiets, et se demandaient, non sans raison, si l'île n'avait pas achevé de se séparer en deux parties pendant cette lutte des éléments. L'entaille observée la veille ne s'était-elle pas prolongée sur toute sa largeur? N'étaient-ils pas maintenant séparés de leurs amis? Tout cela, ils pouvaient le craindre.

Ils arrivèrent bientôt à la futaie, qu'ils avaient traversée la veille. Des arbres, en grand nombre, gisaient sur le sol, les uns brisés par le tronc, les autres déracinés, arrachés de cette terre végétale dont la mince couche ne leur donnait pas un point d'appui suffisant. Les feuilles envolées ne laissaient plus apercevoir que de grimaçantes silhouettes, qui cliquetaient bruyamment au vent du sud-est.

Deux milles après avoir dépassé ce taillis dévasté, le lieutenant Hobson et le sergent Long arrivèrent au bord de l'entaille dont ils n'avaient pu reconnaître les dimensions dans l'obscurité. Ils l'examinèrent avec soin. C'était une fracture large de cinquante pieds environ, coupant le littoral à mi-chemin à peu près du cap Michel et de l'ancien port Barnett, et formant une sorte d'estuaire qui s'étendait à plus d'un mille et demi dans l'intérieur. Qu'une nouvelle tempête provoquât l'agitation de la mer, et l'entaille s'ouvrirait de plus en plus.

Le lieutenant Hobson, s'étant rapproché du littoral, vit, en ce moment, un énorme glaçon qui se détachait de l'île et s'en allait à la dérive.

«Oui! murmura le sergent Long, c'est là le danger!»

Tous deux revinrent alors d'un pas rapide dans l'ouest, afin de tourner l'énorme entaille, et, à partir de ce point, ils se dirigèrent directement vers le Fort-Espérance.

Ils n'observèrent aucun autre changement sur leur route. À quatre heures, ils franchissaient la poterne de l'enceinte et trouvaient tous leurs compagnons vaquant à leurs occupations habituelles.

Jasper Hobson dit à ses hommes qu'il avait voulu une dernière fois, avant l'hiver, chercher quelque trace du convoi promis par la capitaine Craventy, mais que ses recherches avaient été vaines.

«Allons, mon lieutenant, dit Marbre, je crois qu'il faut renoncer définitivement, pour cette année du moins, à voir nos camarades du Fort-Reliance?

— Je le crois aussi, Marbre», répondit simplement Jasper Hobson, et il rentra dans la salle commune.

Mrs. Paulina Barnett et Madge furent mises au courant des deux faits qui avaient marqué l'exploration du lieutenant: l'apparition du feu, l'audition du cri. Jasper Hobson affirma que ni son sergent ni lui n'avaient pu être le jouet d'une illusion. Le feu avait été réellement vu, le cri réellement entendu. Puis, après mûres réflexions, tous furent d'accord sur ce point: qu'un navire en détresse avait passé pendant la nuit en vue de l'île, mais que l'île ne s'était point approchée du continent américain.

Cependant, avec le vent du sud-est, le ciel se nettoyait rapidement et l'atmosphère se dégageait des vapeurs qui l'obscurcissaient. Jasper Hobson put espérer, non sans raison, que le lendemain il serait à même de faire son point.

En effet, la nuit fut plus froide, et une neige fine tomba, qui couvrit tout le territoire de l'île. Le matin, en se levant, Jasper Hobson put saluer ce premier symptôme de l'hiver.

On était au 2 septembre. Le ciel se dégagea peu à peu des vapeurs qui l'embrumaient. Le soleil parut. Le lieutenant l'attendait. À midi, il fit une bonne observation de latitude, et, vers deux heures, un calcul d'angle horaire qui lui donna sa longitude.

Le résultat de ses observations fut:

Latitude: 70° 57';
Longitude: 170° 30'.

Ainsi donc, malgré la violence de l'ouragan, l'île errante s'était à peu près maintenue sur le même parallèle. Seulement, le courant l'avait encore reportée dans l'ouest. En ce moment, elle se trouvait par le travers du détroit de Behring, mais à quatre cents milles, au moins, dans le nord du cap Oriental et du cap du Prince-de-Galles, qui marquent la partie la plus resserrée du détroit.

Cette nouvelle situation était plus grave. L'île se rapprochait chaque jour de ce dangereux courant du Kamtchatka qui, s'il la saisissait dans ses eaux rapides, pouvait l'entraîner loin vers le nord. Évidemment, avant peu, son destin serait décidé: ou elle s'immobiliserait entre les deux courants contraires, en attendant que la mer se solidifiât autour d'elle, ou elle irait se perdre dans les solitudes des régions hyperboréennes!

Jasper Hobson, très péniblement affecté, mais voulant cacher ses inquiétudes, rentra seul dans sa chambre et ne parut plus de la journée. Ses cartes sous les yeux, il employa tout ce qu'il possédait d'invention, d'ingéniosité pratique, à imaginer quelque solution.

La température, pendant cette journée, s'abaissa de quelques degrés encore, et les brumes qui s'étaient levées le soir, au- dessus de l'horizon du sud-est, retombèrent en neige pendant la nuit suivante. Le lendemain, la couche blanche s'étendait sur une hauteur de deux pouces. L'hiver approchait enfin.

Ce jour-là, 3 septembre, Mrs. Paulina Barnett résolut de visiter sur une distance de quelques milles cette portion du littoral qui s'étendait entre le cap Bathurst et le cap Esquimau. Elle voulait reconnaître les changements que la tempête avait pu produire pendant les jours précédents. Très certainement, si elle eût proposé au lieutenant Hobson de l'accompagner dans cette exploration, celui-ci l'eût fait sans hésiter. Mais ne voulant pas l'arracher à ses préoccupations, elle se décida à partir sans lui, en emmenant Madge avec elle. Il n'y avait, d'ailleurs, aucun danger à craindre. Les seuls animaux réellement redoutables, les ours, semblaient avoir tous abandonné l'île à l'époque du tremblement de terre. Deux femmes pouvaient donc, sans imprudence, se hasarder aux environs du cap pour une excursion qui ne devait durer que quelques heures.

Madge accepta sans faire aucune réflexion la proposition de Mrs. Paulina Barnett, et toutes deux, sans avoir prévenu personne, dès huit heures du matin, armées du simple couteau à neige, la gourde et le bissac au côté, elles se dirigèrent vers l'ouest, après avoir descendu les rampes du cap Bathurst.

Déjà le soleil se traînait languissamment au-dessus de l'horizon, car il ne s'élevait dans sa culmination que de quelques degrés à peine. Mais ses obliques rayons étaient clairs, pénétrants, et ils fondaient encore la légère couche de neige en de certains endroits directement exposés à leur action dissolvante.

Des oiseaux nombreux, ptarmigans, guillemots, puffins, des oies sauvages, des canards de toutes espèces, voletaient par bandes et animaient le littoral. L'air était rempli du cri de ces volatiles, qui couraient incessamment du lagon à la mer, suivant que les eaux douces ou les eaux salées les attiraient.

Mrs. Paulina Barnett put observer alors combien les animaux à fourrures, martres, hermines, rats musqués, renards, étaient nombreux aux environs du Fort-Espérance. La factorerie eût pu sans peine remplir ses magasins. Mais à quoi bon, maintenant! Ces animaux inoffensifs, comprenant qu'on ne les chasserait pas, allaient, venaient sans crainte jusqu'au pied même de la palissade et se familiarisaient de plus en plus. Sans doute, leur instinct leur avait appris qu'ils étaient prisonniers dans cette île, prisonniers comme ses habitants, et un sort commun les rapprochait. Mais chose assez singulière et que Mrs. Paulina Barnett avait parfaitement remarquée, c'est que Marbre et Sabine, ces deux enragés chasseurs, obéissaient sans aucune contrainte aux ordres du lieutenant qui leur avait prescrit d'épargner absolument les animaux à fourrures, et ils ne semblaient pas éprouver le moindre désir de saluer d'un coup de fusil ce précieux gibier. Renards et autres n'avaient pas encore, il est vrai, leur robe hivernale, ce qui en diminuait notablement la valeur, mais ce motif ne suffisait pas à expliquer l'extraordinaire indifférence des deux chasseurs à leur endroit.

Cependant, tout en marchant d'un bon pas, Mrs. Paulina Barnett et Madge, causant de leur étrange situation, observaient attentivement la lisière de sable qui formait le rivage. Les dégâts que la mer y avait causés récemment étaient très visibles. Des éboulis nouvellement faits laissaient voir çà et là des cassures neuves, parfaitement reconnaissables. La grève, rongée en certaines places, s'était même abaissée dans une inquiétante proportion, et, maintenant, les longues lames s'étendaient là où le rivage accore leur opposait autrefois une insurmontable barrière. Il était évident que quelques portions de l'île s'étaient enfoncées et ne faisaient plus qu'affleurer le niveau moyen de l'Océan.

«Ma bonne Madge, dit Mrs. Paulina Barnett, en montrant à sa compagne de vastes étendues du sol sur lesquelles les vagues couraient en déferlant, notre situation a empiré pendant cette funeste tempête! Il est certain que le niveau général de l'île s'abaisse peu à peu! Notre salut n'est plus, désormais, qu'une question de temps! L'hiver arrivera-t-il assez vite? Tout est là!

— L'hiver arrivera, ma fille, répondit Madge avec son inébranlable confiance. Voici déjà deux nuits que la neige tombe. Le froid commence à se faire là-haut, dans le ciel, et j'imagine volontiers que c'est Dieu qui nous l'envoie.

— Tu as raison, Madge, reprit la voyageuse, il faut avoir confiance. Nous autres femmes, qui ne cherchons pas la raison physique des choses, nous devons ne pas désespérer là où des hommes instruits désespéreraient peut-être. C'est une grâce d'état. Malheureusement, notre lieutenant ne peut raisonner comme nous. Il sait le pourquoi des faits, il réfléchit, il calcule, il mesure le temps qui nous reste, et je le vois bien près de perdre tout espoir!

— C'est pourtant un homme énergique, un coeur courageux, répondit
Madge.

— Oui, ajouta Mrs. Paulina Barnett, et il nous sauvera, si notre salut est encore dans la main de l'homme!»

À neuf heures, Mrs. Paulina Barnett et Madge avaient franchi une distance de quatre milles. Plusieurs fois, il leur fallut abandonner la ligne du rivage et remonter à l'intérieur de l'île, afin de tourner des portions basses du sol déjà envahies par les lames. En de certains endroits, les dernières traces de la mer, étaient portées à une distance d'un demi-mille, et, là, l'épaisseur de l'icefield devait être singulièrement réduite. Il était donc à craindre qu'il ne cédât sur plusieurs points, et que, par suite de cette fracture, il ne formât des anses ou des baies nouvelles sur le littoral.

À mesure qu'elle s'éloignait du Fort-Espérance, Mrs. Paulina Barnett remarqua que le nombre des animaux à fourrures diminuait singulièrement. Ces pauvres bêtes se sentaient évidemment plus rassurées par la présence de l'homme, dont jusqu'ici elles redoutaient l'approche, et elles se massaient plus volontiers aux environs de la factorerie. Quant aux fauves que leur instinct n'avait point entraînés en temps utile hors de cette île dangereuse, ils devaient être rares. Cependant, Mrs. Paulina Barnett et Madge aperçurent quelques loups errant au loin dans la plaine, sauvages carnassiers que le danger commun ne semblait pas avoir encore apprivoisés. Ces loups, d'ailleurs, ne s'approchèrent pas et disparurent bientôt derrière les collines méridionales du lagon.

«Que deviendront, demanda Madge, ces animaux emprisonnés comme nous dans l'île, et que feront-ils, lorsque toute nourriture leur manquera et que l'hiver les aura affamés?

— Affamés! ma bonne Madge, répondit Mrs. Paulina Barnett. Va, crois-moi, nous n'avons rien à craindre d'eux! La nourriture ne leur fera pas défaut, et toutes ces martres, ces hermines, ces lièvres polaires que nous respectons, seront pour eux une proie assurée. Nous n'avons donc point à redouter leurs agressions! Non! Le danger n'est pas là! Il est dans ce sol fragile qui s'effondrera, qui peut s'effondrer à tout instant sous nos pieds. Tiens, Madge, vois comme en cet endroit la mer s'avance à l'intérieur de l'île! Elle couvre déjà toute une partie de cette plaine, que ses eaux, relativement chaudes encore, rongeront à la fois et en dessus et en dessous! Avant peu, si le froid ne l'arrête, cette mer aura rejoint le lagon, et nous perdrons notre lac, après avoir perdu notre port et notre rivière!

— Mais si cela arrivait, dit Madge, ce serait véritablement un irréparable malheur!

— Et pourquoi cela, Madge? demanda Mrs. Paulina Barnett, en regardant sa compagne.

— Mais parce que nous serions absolument privés d'eau douce! répondit Madge.

— Oh! l'eau douce ne nous manquera pas, ma bonne Madge! La pluie, la neige, la glace, les icebergs de l'Océan, le sol même de l'île qui nous emporte, tout cela, c'est de l'eau douce! Non! je te le répète! non! Le danger n'est pas là!»

Vers dix heures, Mrs. Paulina Barnett et Madge se trouvaient à la hauteur du cap Esquimau, mais à deux milles au moins à l'intérieur de l'île, car il avait été impossible de suivre le littoral, profondément rongé par la mer. Les deux femmes, un peu fatiguées d'une promenade allongée par tant de détours, résolurent de se reposer pendant quelques instants avant de reprendre la route du Fort-Espérance. En cet endroit s'élevait un petit taillis de bouleaux et d'arbousiers qui couronnait une colline peu élevée. Un monticule, garni d'une mousse jaunâtre, et que son exposition directe aux rayons du soleil avait dégagé de neige, leur offrait un endroit propice pour une halte.

Mrs. Paulina Barnett et Madge s'assirent l'une à côté de l'autre, au pied d'un bouquet d'arbres, le bissac fut ouvert, et elles partagèrent en soeurs leur frugal repas. Une demi-heure plus tard, Mrs. Paulina Barnett, avant de reprendre vers l'est le chemin de la factorerie, proposa à sa compagne de remonter jusqu'au littoral afin de reconnaître l'état actuel du cap Esquimau. Elle désirait savoir si cette pointe avancée avait résisté ou non aux assauts de la tempête. Madge se déclara prête à accompagner sa fille partout où il lui plairait d'aller, lui rappelant toutefois qu'une distance de huit à neuf milles les séparait alors du cap Bathurst, et qu'il ne fallait pas inquiéter le lieutenant Hobson par une trop longue absence.

Cependant, Mrs. Paulina Barnett, mue par quelque pressentiment sans doute, persista dans son idée, et elle fit bien, comme on le verra par la suite. Ce détour, au surplus, ne devait guère accroître que d'une demi-heure la durée totale de l'exploration.

Mrs. Paulina Barnett et Madge se levèrent donc et se dirigèrent vers le cap Esquimau.

Mais les deux femmes n'avaient pas fait un quart de mille, que la voyageuse, s'arrêtant soudain, montrait à Madge des traces régulières, très nettement imprimées sur la neige. Or, ces empreintes avaient été faites récemment et ne dataient pas de plus de neuf à dix heures, sans quoi la dernière tombée de neige qui s'était opérée dans la nuit les eût évidemment recouvertes.

«Quel est l'animal qui a passé là? demanda Madge.

— Ce n'est point un animal, répondit Mrs. Paulina Barnett en se baissant afin de mieux observer les empreintes. Un animal quelconque, marchant sur ses quatre pattes, laisse des traces différentes de celles-ci. Vois, Madge, ces empreintes sont identiques, et il est aisé de voir qu'elles ont été faites par un pied humain!

— Mais qui pourrait être venu ici? répondit Madge. Pas un soldat, pas une femme n'a quitté le fort, et puisque nous sommes dans une île… Tu dois te tromper, ma fille. Au surplus, suivons ces traces et voyons où elles nous conduiront.»

Mrs. Paulina Barnett et Madge reprirent leur marche, observant attentivement les empreintes. Cinquante pas plus loin, elles s'arrêtèrent encore.

«Tiens… vois, Madge, dit la voyageuse, en retenant sa compagne, et dis si je me suis trompée!»

Auprès des traces de pas et sur un endroit où la neige avait été assez récemment foulée par un corps pesant, on voyait très visiblement l'empreinte d'une main.

«Une main de femme ou d'enfant! s'écria Madge.

— Oui! répondit Mrs. Paulina Barnett, un enfant ou une femme, épuisé, souffrant, à bout de force, est tombé… Puis, ce pauvre être s'est relevé, a repris sa marche… Vois! les traces continuent… plus loin il y a encore eu des chutes!…

— Mais qui? qui? demanda Madge.

— Que sais-je? répondit Mrs. Paulina Barnett. Peut-être quelque infortuné emprisonné comme nous depuis trois ou quatre mois sur cette île? Peut-être aussi quelque naufragé jeté sur le rivage pendant cette tempête… Rappelle-toi ce feu, ce cri, dont nous ont parlé le sergent Long et le lieutenant Hobson!… Viens, viens. Madge, nous avons peut-être quelque malheureux à sauver!…»

Et Mrs. Paulina Barnett, entraînant sa compagne, suivit en courant cette voie douloureuse imprimée sur la neige, et sur laquelle elle trouva bientôt quelques gouttes de sang.

«Quelque malheureux à sauver!» avait dit la compatissante et courageuse femme! Avait-elle donc oublié que sur cette île, à demi rongée par les eaux, destinée à s'abîmer tôt ou tard dans l'Océan, il n'y avait de salut ni pour autrui, ni pour elle?

Les empreintes laissées sur le sol se dirigeaient vers le cap Esquimau. Mrs. Paulina Barnett et Madge les suivaient attentivement mais bientôt les taches de sang se multiplièrent et les traces de pas disparurent. Il n'y avait plus qu'un sentier irrégulier tracé sur la neige. À partir de ce point, le malheureux être n'avait plus eu la force de se porter. Il s'était avancé en rampant, se traînant, se poussant des mains et des jambes. Des morceaux de vêtements déchirés se voyaient çà et là. C'étaient des fragments de peau de phoque et de fourrure.

«Allons! allons!» répétait Paulina Barnett, dont le coeur battait à se rompre.

Madge la suivait. Le cap Esquimau n'était plus qu'à cinq cents pas. On le voyait qui se dessinait un peu au-dessus de la mer sur le fond du ciel. Il était désert.

Évidemment, les traces suivies par les deux femmes se dirigeaient droit sur le cap. Mrs. Paulina Barnett et Madge, toujours courant, les remontèrent jusqu'au bout. Rien encore, rien. Mais ces empreintes, au pied même du cap, à la base du monticule qui le formait, tournaient sur la droite et traçaient un sentier vers la mer.

Mrs. Paulina Barnett s'élança vers la droite, mais au moment où elle débouchait sur le rivage, Madge, qui la suivait et portait un regard inquiet autour d'elle, la retint de la main.

«Arrête! lui dit-elle.

— Non, Madge, non! s'écria Mrs. Paulina Barnett, qu'une sorte d'instinct entraînait malgré elle.

— Arrête, ma fille, et regarde!» répondit Madge, en retenant plus énergiquement sa compagne.

À cinquante pas du cap Esquimau, sur la lisière même du rivage, une masse blanche, énorme, s'agitait en poussant des grognements formidables.

C'était un ours polaire, d'une taille gigantesque. Les deux femmes, immobiles, le considérèrent avec effroi. Le gigantesque animal tournait autour d'une sorte de paquet de fourrure étendu sur la neige; puis il le souleva, il le laissa retomber, il le flaira. On eût pris ce paquet pour le corps inanimé d'un morse.

Mrs. Paulina Barnett et Madge ne savaient que penser, ne savaient si elles devaient marcher en avant, quand, dans un mouvement imprimé à ce corps, une espèce de capuchon se rabattit de sa tête, et de longs cheveux bruns se déroulèrent.

«Une femme! s'écria Mrs. Paulina Barnett, qui voulut s'élancer vers cette infortunée, voulant à tout prix reconnaître si elle était vivante ou morte!

— Arrête! dit encore Madge, en la retenant. Arrête! Il ne lui fera pas de mal!»

L'ours, en effet, regardait attentivement ce corps, se contentant de le retourner, et ne songeant aucunement à le déchirer de ses formidables griffes. Puis il s'en éloignait et s'en rapprochait de nouveau. Il paraissait hésiter sur ce qu'il devait faire. Il n'avait point aperçu les deux femmes qui l'observaient avec une anxiété terrible!

Soudain, un craquement se produisit. Le sol éprouva comme une sorte de tremblement. On eût pu croire que le cap Esquimau s'abîmait tout entier dans la mer.

C'était un énorme morceau de l'île, qui se détachait du rivage, un vaste glaçon dont le centre de gravité s'était déplacé par un changement de pesanteur spécifique, et qui s'en allait à la dérive, entraînant l'ours et le corps de la femme!

Mrs. Paulina Barnett jeta un cri et voulut s'élancer vers ce glaçon, avant qu'il n'eût été entraîné au large.

«Arrête, arrête encore, ma fille!» répéta froidement Madge, qui la serrait d'une main convulsive.

Au bruit produit par la rupture du glaçon, l'ours avait reculé soudain; poussant alors un grognement formidable, il abandonna le corps et se précipita vers le côté du rivage dont il était déjà séparé par une quarantaine de pieds; comme une bête effarée, il fit en courant le tour de l'îlot, laboura le sol de ses griffes, fit voler autour de lui la neige et le sable, et revint près du corps inanimé.

Puis, à l'extrême stupéfaction des deux femmes, l'animal, saisissant ce corps par ses vêtements, le souleva de sa gueule, gagna le bord du glaçon qui faisait face au rivage de l'île, et se précipita à la mer.

En quelques brasses, l'ours, robuste nageur comme le sont tous ses congénères des régions arctiques, eut atteint le rivage de l'île. Un vigoureux effort lui permit de prendre pied sur le sol, et, là, il déposa le corps qu'il avait emporté.

En ce moment, Mrs. Paulina Barnett ne put se contenir, et sans songer au danger de se trouver face à face avec le redoutable carnassier, elle échappa à la main de Madge et s'élança vers le rivage.

L'ours, la voyant, se redressa sur ses pattes de derrière et vint droit à elle. Toutefois, à dix pas, il s'arrêta, il secoua son énorme tête; puis, comme s'il eût perdu sa férocité naturelle sous l'influence de cette terreur qui semblait avoir métamorphosé toute la faune de l'île, il se retourna, poussa un grognement sourd, et s'en alla tranquillement vers l'intérieur, sans même regarder derrière lui.

Mrs. Paulina Barnett avait aussitôt couru vers ce corps étendu sur la neige.

Un cri s'échappa de sa poitrine.

«Madge! Madge!» s'écria-t-elle.

Madge s'approcha et considéra ce corps inanimé.

C'était le corps de la jeune Esquimaude Kalumah!

IX.

Aventures de Kalumah.

Kalumah sur l'île flottante à deux cents milles du continent américain! C'était à peine croyable!

Mais avant tout, l'infortunée respirait-elle encore? Pourrait-on la rappeler à la vie? Mrs. Paulina Barnett avait défait les vêtements de la jeune Esquimaude, dont le corps ne lui parut pas entièrement refroidi. Elle lui écouta le coeur. Le coeur battait faiblement, mais il battait. Le sang perdu par la pauvre fille ne provenait que d'une blessure faite à sa main, mais peu grave. Madge comprima cette blessure avec son mouchoir, et arrêta ainsi l'hémorragie.

En même temps, Mrs. Paulina Barnett, agenouillée près de Kalumah, et l'appuyant sur elle, avait relevé la tête de la jeune indigène, et, à travers ses lèvres desserrées, elle parvint à introduire quelques gouttes de brandevin; puis elle lui baigna le front et les tempes avec un peu d'eau froide.

Quelques minutes s'écoulèrent. Ni Mrs. Paulina Barnett, ni Madge n'osaient prononcer une parole. Elles attendaient toutes deux dans une anxiété extrême, car le peu de vie qui restait à l'Esquimaude pouvait à chaque instant s'évanouir!

Mais un léger soupir s'échappa de la poitrine de Kalumah. Ses mains s'agitèrent faiblement, et avant même que ses yeux se fussent ouverts et qu'elle eût pu reconnaître celle qui lui donnait ses soins, elle murmura ces mots:

«Madame Paulina! Madame Paulina!»

La voyageuse demeura stupéfaite, à entendre son nom ainsi prononcé dans ces circonstances. Kalumah était-elle donc venue volontairement sur l'île errante, et savait-elle qu'elle y rencontrerait l'Européenne dont elle n'avait point oublié les bontés? Mais comment aurait-elle pu le savoir, et comment, à cette distance de toute terre, avait-elle pu atteindre l'île Victoria? Comment enfin aurait-elle deviné que ce glaçon emportait loin du continent Mrs. Paulina Barnett et tous ses compagnons du Fort- Espérance? C'étaient là des choses véritablement inexplicables.

«Elle vit! elle vivra! dit Madge, qui, sous sa main, sentait la chaleur et le mouvement revenir à ce pauvre corps meurtri.

— La malheureuse enfant! murmurait Mrs. Paulina Barnett, le coeur ému, et mon nom, mon nom! au moment de mourir, elle l'avait encore sur ses lèvres!»

Mais alors les yeux de Kalumah s'entr'ouvrirent. Son regard, encore effaré, vague, indécis, apparut entre ses paupières. Soudain, il s'anima, car il s'était reposé sur la voyageuse. Un instant, rien qu'un instant, Kalumah avait vu Mrs. Paulina Barnett, mais cet instant avait suffi. La jeune Indigène avait reconnu «sa bonne dame», dont le nom s'échappa encore une fois de ses lèvres, tandis que sa main, qui s'était peu à peu soulevée, retombait dans la main de Mrs. Paulina Barnett!

Les soins des deux femmes ne tardèrent pas à ranimer entièrement la jeune Esquimaude, dont l'extrême épuisement provenait non seulement de la fatigue, mais aussi de la faim. Ainsi que Mrs. Paulina Barnett l'allait apprendre, Kalumah n'avait rien mangé depuis quarante-huit heures. Quelques morceaux de venaison froide et un peu de brandevin lui rendirent ses forces, et, une heure après, Kalumah se sentait capable de prendre avec ses deux amies le chemin du fort.

Mais, pendant cette heure, assise sur le sable entre Madge et Mrs. Paulina Barnett, Kalumah avait pu leur prodiguer ses remerciements et les témoignages de son affection. Puis elle avait raconté son histoire. Non! la jeune Esquimaude n'avait point oublié les Européens du Fort-Espérance, et l'image de Mrs. Paulina Barnett était toujours restée présente à son souvenir. Non! ce n'était point le hasard, ainsi qu'on va le voir, qui l'avait jetée à demi morte sur le rivage de l'île Victoria!

En peu de mots, voici ce que Kalumah apprit à Mrs. Paulina
Barnett.

On se souvient de la promesse qu'avait faite la jeune Esquimaude, à sa première visite, de retourner l'année suivante, pendant la belle saison, vers ses amis du Fort-Espérance. La longue nuit polaire se passa, et, le mois de mai venu, Kalumah se mit en devoir d'accomplir sa promesse. Elle quitta donc les établissements de la Nouvelle-Georgie, dans lesquels elle avait hiverné, et, en compagnie d'un de ses beaux-frères, elle se dirigea vers la presqu'île Victoria.

Six semaines plus tard, vers la mi-juin, elle arrivait sur les territoires de la Nouvelle-Bretagne, qui avoisinaient le cap Bathurst. Elle reconnut parfaitement les montagnes volcaniques dont les hauteurs couvraient la baie Liverpool, et, vingt milles plus loin, elle arriva à cette baie des Morses dans laquelle elle et les siens avaient si souvent fait la chasse aux amphibies.

Mais, au-delà de cette baie, au nord, rien! La côte, par une ligne droite, se rabaissait vers le sud-est. Plus de cap Esquimau, plus de cap Bathurst!

Kalumah comprit ce qui s'était passé! Ou tout ce territoire, devenu depuis l'île Victoria, s'était abîmé dans les flots, ou il s'en allait errant par les mers!

Kalumah pleura en ne retrouvant plus ceux qu'elle venait chercher si loin.

Mais l'Esquimau, son beau-frère, n'avait point paru autrement surpris de cette catastrophe. Une sorte de légende, une tradition répandue parmi les tribus nomades de l'Amérique septentrionale, disait que ce territoire du cap Bathurst s'était rattaché au continent depuis des milliers de siècles, mais qu'il n'en faisait pas partie, et qu'un jour il s'en détacherait par un effort de la nature. De là cette surprise que les Esquimaux avaient manifestée en voyant la factorerie fondée par le lieutenant Hobson au pied même du cap Bathurst. Mais, avec cette déplorable réserve particulière à leur race, peut-être aussi poussés par ce sentiment qu'éprouve tout indigène pour l'étranger qui fait prise de possession en son pays, les Esquimaux ne dirent rien au lieutenant Hobson, dont l'établissement était alors achevé. Kalumah ignorait cette tradition, qui, d'ailleurs, ne reposant sur aucun document sérieux, n'était sans doute qu'une de ces nombreuses légendes de la cosmogonie hyperboréenne, et c'est pourquoi les hôtes du Fort- Espérance ne furent pas prévenus du danger qu'ils couraient à s'établir sur ce territoire.

Et certainement, Jasper Hobson, averti par les Esquimaux et suspectant déjà ce sol, qui présentait des particularités si étranges, aurait cherché plus loin un terrain nouveau — inébranlable, cette fois —, pour y jeter les fondements de sa factorerie.

Lorsque Kalumah eut constaté la disparition de ce territoire du cap Bathurst, elle continua son exploration jusqu'au-delà de la baie Washburn, mais sans rencontrer aucune trace de ceux qu'elle cherchait, et alors, désespérée, elle n'eut plus qu'à revenir dans l'ouest aux pêcheries de l'Amérique russe.

Son beau-frère et elle quittèrent donc la baie des Morses dans les derniers jours du mois de juin. Ils reprirent la route du littoral, et, à la fin de juillet, après cet inutile voyage, ils retrouvaient les établissements de la Nouvelle-Georgie.

Kalumah n'espérait plus jamais revoir ni Mrs. Paulina Barnett, ni ses compagnons du Fort-Espérance. Elle les croyait engloutis dans les abîmes de la mer Arctique.

À ce point de son récit, la jeune Esquimaude tourna ses yeux humides vers Mrs. Paulina Barnett et lui serra plus affectueusement la main. Puis, murmurant une prière, elle remercia Dieu de l'avoir sauvée par la main même de son amie!

Kalumah, revenue à sa demeure, au milieu de sa famille, avait repris son existence accoutumée. Elle travaillait avec les siens à la pêcherie du cap des Glaces, qui est située à peu près sur le soixante-dixième parallèle, à plus de six cents milles du cap Bathurst.

Pendant toute la première partie du mois d'août, aucun incident ne se produisit. Vers la fin du mois se déclara cette violente tempête dont s'inquiéta si vivement Jasper Hobson, et qui, paraît- il, étendit ses ravages sur toute la mer polaire et même jusqu'au- delà du détroit de Behring. Au cap des Glaces, elle fut effroyable aussi et se déchaîna avec la même violence que sur l'île Victoria. À cette époque, l'île errante ne se trouvait pas à plus de deux cents milles de la côte, ainsi que l'avait déterminé par ses relèvements le lieutenant Jasper Hobson.

En écoutant parler Kalumah, Mrs. Paulina Barnett, fort au courant de la situation, on le sait, faisait rapidement dans son esprit des rapprochements qui allaient enfin lui donner la clef de ces singuliers événements et surtout lui expliquer l'arrivée dans l'île de la jeune indigène.

Pendant ces premiers jours de la tempête, les Esquimaux du cap des Glaces furent confinés dans leurs huttes. Ils ne pouvaient sortir et encore moins pêcher. Cependant, dans la nuit du 31 août au 1er septembre, mue par une sorte de pressentiment, Kalumah voulut s'aventurer sur le rivage. Elle alla ainsi, bravant le vent et la pluie qui faisaient rage autour d'elle, observant d'un oeil inquiet la mer irritée qui se levait dans l'ombre comme une chaîne de montagnes.

Soudain, quelque temps après minuit, il lui sembla voir une masse énorme qui dérivait sous la poussée de l'ouragan et parallèlement à la côte. Ses yeux, doués d'une extrême puissance de vision, comme tous ceux de ces indigènes nomades, habitués aux ténèbres des longues nuits de l'hiver arctique, ne pouvaient la tromper. Une chose énorme passait à deux milles du littoral, et cette chose ne pouvait être ni un cétacé, ni un navire, ni même un iceberg à cette époque de l'année.

D'ailleurs, Kalumah ne raisonna même pas. Il se fit dans son esprit comme une révélation. Devant son cerveau surexcité apparut l'image de ses amis. Elle les revit tous, Mrs. Paulina Barnett, Madge, le lieutenant Hobson, le bébé qu'elle avait tant couvert de ses caresses au Fort-Espérance! Oui! c'étaient eux qui passaient, emportés dans la tempête sur ce glaçon flottant!

Kalumah n'eut pas un instant de doute, pas un moment d'hésitation. Elle se dit qu'il fallait apprendre à ces naufragés, qui ne s'en doutaient peut-être pas, que la terre était proche. Elle courut à sa hutte, elle prit une de ces torches faites d'étoupe et de résine dont les Esquimaux se servent pour leurs pêches de nuit, elle l'enflamma et vint l'agiter sur le rivage au sommet du cap des Glaces.

C'était le feu que Jasper Hobson et le sergent Long, blottis alors au cap Michel, avaient aperçu au milieu des sombres brumes, pendant la nuit du 31 août.

Quelle fut la joie, l'émotion de la jeune Esquimaude, quand elle vit un signal répondre au sien, lorsqu'elle aperçut ce bouquet de sapins, enflammé par le lieutenant Hobson, qui jeta ses fauves lueurs jusqu'au littoral américain, dont il ne se savait pas si près!

Mais tout s'éteignit bientôt. L'accalmie dura à peine quelques minutes, et l'effroyable bourrasque, sautant au sud-est, reprit avec une nouvelle violence.

Kalumah comprit que «sa proie» — c'est ainsi qu'elle l'appelait - -, que sa proie allait lui échapper, que l'île n'atterrirait pas! Elle la voyait, cette île, elle la sentait s'éloigner dans la nuit et reprendre le chemin de la haute mer.

Ce fut un moment terrible pour la jeune indigène. Elle se dit qu'il fallait que ses amis fussent, à tout prix, prévenus de leur situation, que, pour eux, il serait peut-être encore temps d'agir, que chaque heure perdue les éloignait de ce continent…

Elle n'hésita pas. Son kayak était là, cette frêle embarcation sur laquelle elle avait plus d'une fois bravé les tempêtes de la mer Arctique. Elle poussa son kayak à la mer, laça autour de sa ceinture la veste de peau de phoque qui s'y rattachait, et, la pagaie à la main, elle s'aventura dans les ténèbres.

À ce moment de son récit, Mrs. Paulina Barnett pressa affectueusement sur son coeur la jeune Kalumah, la courageuse enfant, et Madge pleura en l'écoutant.

Kalumah, lancée sur ces flots irrités, se trouva alors plutôt aidée que contrariée par la saute du vent qui portait au large. Elle se dirigea vers la masse qu'elle apercevait encore confusément dans l'ombre. Les lames couvraient en grand son kayak, mais elles ne pouvaient rien contre l'insubmersible embarcation, qui flottait comme une paille à la crête des lames. Plusieurs fois elle chavira, mais un coup de pagaie la retourna toujours.

Enfin, après une heure d'efforts, Kalumah distingua plus distinctement l'île errante. Elle ne doutait plus d'arriver à son but, car elle en était à moins d'un quart de mille!

C'est alors qu'elle jeta dans la nuit ce cri que Jasper Hobson et le sergent Long entendirent tous deux!

Mais alors, Kalumah se sentit, malgré elle, emportée dans l'ouest par un irrésistible courant, auquel elle offrait plus de prise que l'île Victoria! En vain voulut-elle lutter avec sa pagaie! Sa légère embarcation filait comme une flèche. Elle poussa de nouveaux cris qui ne furent point entendus, car elle était déjà loin, et quand l'aube vint jeter quelque clarté dans l'espace, les terres de la Nouvelle-Georgie qu'elle avait quittées et celles de l'île errante qu'elle poursuivait, ne formaient plus que deux masses confuses à l'horizon.

Désespéra-t-elle alors, la jeune indigène? Non. Revenir au continent américain était désormais impossible. Elle avait vent debout, un vent terrible, ce même vent qui, repoussant l'île, allait en trente-six heures la reporter de deux cents milles au large, aidé d'ailleurs par le courant du littoral.

Kalumah n'avait qu'une ressource: gagner l'île en se maintenant dans le même courant qu'elle et dans ces mêmes eaux qui l'entraînaient irrésistiblement!

Mais, hélas! les forces trahirent le courage de la pauvre enfant! La faim la tortura bientôt. L'épuisement, la fatigue rendirent sa pagaie inerte entre ses mains.

Pendant plusieurs heures, elle lutta, et il lui sembla qu'elle se rapprochait de l'île, d'où l'on ne pouvait l'apercevoir, car elle n'était qu'un point sur cette immense mer. Elle lutta, même lorsque ses bras rompus, ses mains ensanglantées lui refusèrent tout service! Elle lutta jusqu'au bout et perdit enfin connaissance, tandis que son frêle kayak, abandonné, devenait le jouet du vent et des flots!

Que se passa-t-il alors? Elle ne put le dire, ayant perdu connaissance. Combien de temps erra-t-elle ainsi, à l'aventure, comme une épave? Elle ne le savait, et ne revint au sentiment que lorsque son kayak, brusquement choqué, s'ouvrit sous elle.

Kalumah fut plongée dans l'eau froide dont la fraîcheur la ranima, et quelques instants plus tard, une lame la jetait mourante sur une grève de sable.

Cela s'était fait dans la nuit précédente, à peu près au moment où l'aube apparaissait, c'est-à-dire de deux à trois heures du matin.

Depuis le moment où Kalumah s'était précipitée dans son embarcation jusqu'au moment où cette embarcation fut submergée, il s'était donc écoulé plus de soixante-dix heures!

Cependant, la jeune indigène, sauvée des flots, ne savait sur quelle côte l'ouragan l'avait portée. L'avait-il ramenée au continent? L'avait-il dirigée, au contraire, sur cette île qu'elle poursuivait avec tant d'audace? Elle l'espérait! Oui! elle l'espérait! D'ailleurs, le vent et le courant avaient dû l'entraîner au large et non la repousser à la côte!

Cette pensée la ranima. Elle se releva et, toute brisée, se mit à suivre le rivage.

Sans s'en douter, la jeune indigène avait été providentiellement jetée sur cette portion de l'île Victoria qui formait autrefois l'angle supérieur de la baie des Morses. Mais, dans ces conditions, elle ne pouvait reconnaître ce littoral, corrodé par les eaux, après les changements qui s'y étaient produits depuis la rupture de l'isthme.

Kalumah marcha, puis, n'en pouvant plus, s'arrêta, et reprit avec un nouveau courage. La route s'allongeait devant ses pas. À chaque mille, il lui fallait tourner les parties du rivage déjà envahies par la mer. C'est ainsi que, se traînant, tombant, se relevant, elle arriva non loin du petit taillis qui, le matin même, avait servi de lieu de halte à Mrs. Paulina Barnett et à Madge. On sait que les deux femmes, se dirigeant vers le cap Esquimau, avaient rencontré non loin de ce taillis la trace de ses pas empreints sur la neige. Puis, à quelque distance, la pauvre Kalumah était tombée une dernière fois!

À partir de ce point, épuisée par la fatigue et la faim, elle ne s'avança plus qu'en rampant.

Mais un immense espoir était entré dans le coeur de la jeune indigène. À quelques pas du littoral, elle avait enfin reconnu ce cap Esquimau au pied duquel avaient campé les siens et elle l'année précédente. Elle savait qu'elle n'était plus qu'à huit milles de la factorerie, qu'il ne lui faudrait plus que suivre ce chemin qu'elle avait si souvent parcouru, quand elle allait visiter ses amis du Fort-Espérance.

Oui! cette pensée la soutint. Mais, enfin, arrivée au rivage, n'ayant plus aucune force, elle tomba sur la neige et perdit une dernière fois connaissance. Sans Mrs. Paulina Barnett, elle mourrait là!

«Mais, dit-elle, ma bonne dame, je savais bien que vous viendriez à mon secours et que mon Dieu me sauverait par vos mains!»

On sait le reste! On sait quel providentiel instinct entraîna ce jour même Mrs. Paulina Barnett et Madge à explorer cette partie du littoral, et quel dernier instinct les porta à visiter le cap Esquimau, après leur halte au taillis et avant leur retour à la factorerie. On sait aussi — ce que Mrs. Paulina Barnett apprit à la jeune indigène — comment eut lieu cette rupture du glaçon et ce que fit l'ours en cette circonstance.

Et même, Mrs. Paulina Barnett ajouta en souriant:

«Ce n'est pas moi qui t'ai sauvée, mon enfant, c'est cet honnête animal! Sans lui, tu étais perdue, et si jamais il revient vers nous, on le respectera comme ton sauveur!»

Pendant ce récit, Kalumah, bien restaurée et bien caressée, avait repris ses forces. Mrs. Paulina Barnett lui proposa de retourner au fort immédiatement, afin de ne pas prolonger son absence. La jeune Esquimaude se leva aussitôt, prête à partir.

Mrs. Paulina Barnett avait en effet hâte d'informer Jasper Hobson des incidents de cette matinée, et de lui apprendre ce qui s'était passé pendant la nuit de la tempête, lorsque l'île errante s'était rapprochée du littoral américain.

Mais avant tout, la voyageuse recommanda à Kalumah de garder un secret absolu sur ces événements, aussi bien que sur la situation de l'île. Elle serait censée être venue tout naturellement par le littoral, afin d'accomplir la promesse qu'elle avait faite de visiter ses amis pendant la belle saison. Son arrivée même serait de nature à confirmer les habitants de la factorerie dans la pensée qu'aucun changement ne s'était produit au territoire du cap Bathurst, pour le cas où quelques-uns auraient eu des soupçons à cet égard.

Il était trois heures environ, quand Mrs. Paulina Barnett, la jeune indigène appuyée à son bras, et la fidèle Madge reprirent la route de l'est, et, avant cinq heures du soir, toutes trois arrivaient à la poterne du Fort-Espérance.

X.

Le courant du Kamtchatka.

On peut facilement imaginer l'accueil qui fut fait à la jeune Kalumah par les habitants du fort. Pour eux, c'était comme si le lien rompu avec le reste du monde se renouait. Mrs. Mac Nap, Mrs. Raë et Mrs. Joliffe lui prodiguèrent leurs caresses. Kalumah, ayant tout d'abord aperçu le petit enfant, courut à lui et le couvrit de ses baisers.

La jeune Esquimaude fut vraiment touchée des hospitalières façons de ses amis d'Europe. Ce fut à qui lui ferait fête. On fut enchanté de savoir qu'elle passerait tout l'hiver à la factorerie, car l'année, trop avancée déjà, ne lui permettait pas de retourner aux établissements de la Nouvelle-Georgie.

Mais si les habitants du Fort-Espérance se montrèrent très agréablement surpris par l'arrivée de la jeune indigène, que dut penser Jasper Hobson, quand il vit apparaître Kalumah au bras de Mrs. Paulina Barnett? Il ne put en croire ses yeux. Une pensée subite, qui ne dura que le temps d'un éclair, traversa son esprit, — la pensée que l'île Victoria, sans qu'on s'en fût aperçu, et en dépit des relèvements quotidiens, avait atterri sur un point du continent.

Mrs. Paulina Barnett lut dans les yeux du lieutenant Hobson cette invraisemblable hypothèse, et elle secoua négativement la tête.

Jasper Hobson comprit que la situation n'avait aucunement changé, et il attendit que Mrs. Paulina Barnett lui donnât l'explication de la présence de Kalumah.

Quelques instants plus tard, Jasper Hobson et la voyageuse se promenaient au pied du cap Bathurst, et le lieutenant écoutait avidement le récit des aventures de Kalumah.

Ainsi donc, toutes les suppositions de Jasper Hobson s'étaient réalisées! Pendant la tempête, cet ouragan, qui chassait du nord- est, avait rejeté l'île errante hors du courant! Dans cette horrible nuit du 30 au 31 août, l'icefield s'était rapproché à moins d'un mille du continent américain! Ce n'était point le feu d'un navire, ce n'était point le cri d'un naufragé qui frappèrent à la fois les yeux et les oreilles de Jasper Hobson! La terre était là, tout près, et, si le vent eût soufflé une heure de plus dans cette direction, l'île Victoria eût heurté le littoral de l'Amérique russe!

Et, à ce moment, une saute de vent, fatale, funeste, avait repoussé l'île au large de la côte! L'irrésistible courant l'avait reprise dans ses eaux, et, depuis lors, avec une vitesse excessive que rien ne pouvait enrayer, poussée par ces violentes brises du sud-est, elle avait dérivé jusqu'à ce point dangereux, situé entre deux attractions contraires, qui toutes deux pouvaient amener sa perte et celle des infortunés qu'elle entraînait avec elle!

Pour la centième fois, le lieutenant et Mrs. Paulina Barnett s'entretinrent de ces choses. Puis, Jasper Hobson demanda si des modifications importantes du territoire s'étaient produites entre le cap Bathurst et la baie des Morses.

Mrs. Paulina Barnett répondit qu'en certaines parties le niveau du littoral semblait s'être abaissé et que les lames couraient là où naguère le sol était au-dessus de leur atteinte. Elle raconta aussi l'incident du cap Esquimau, et fit connaître la rupture importante qui s'était produite en cette portion du rivage.

Rien n'était moins rassurant. Il était évident que l'icefield, base de l'île, se dissolvait peu à peu, que les eaux relativement plus chaudes en rongeaient la surface inférieure. Ce qui s'était passé au cap Esquimau pouvait à chaque instant se produire au cap Bathurst. Les maisons de la factorerie pouvaient à chaque heure de la nuit ou du jour s'engouffrer dans un abîme, et le seul remède à cette situation, c'était l'hiver, cet hiver avec toutes ses rigueurs, cet hiver qui tardait tant à venir!

Le lendemain, 4 septembre, une observation faite par le lieutenant Hobson démontra que la position de l'île Victoria ne s'était pas sensiblement modifiée depuis la veille. Elle demeurait immobile entre les deux courants contraires, et, en somme, c'était maintenant la circonstance la plus heureuse qui pût se présenter.

«Que le froid nous saisisse ainsi, que la banquise nous arrête, dit Jasper Hobson, que la mer se solidifie autour de nous, et je regarderai notre salut comme assuré! Nous ne sommes pas à deux cents milles de la côte en ce moment, et, en s'aventurant sur les icefields durcis, il sera possible d'atteindre soit l'Amérique russe, soit les rivages de l'Asie. Mais l'hiver, l'hiver à tout prix et en toute hâte!»

Cependant, et d'après les ordres du lieutenant, les derniers préparatifs de l'hivernage s'achevaient. On s'occupait de pourvoir à la nourriture des animaux domestiques pour tout le temps que durerait la longue nuit polaire. Les chiens étaient en bonne santé et s'engraissaient à ne rien faire, mais on ne pouvait trop en prendre soin, car les pauvres bêtes auraient terriblement à travailler, lorsqu'on abandonnerait le Fort-Espérance pour gagner le continent à travers le champ de glace. Il importait donc de les maintenir dans un parfait état de vigueur. Aussi la viande saignante, et principalement la chair de ces rennes qui se laissaient tuer aux environs de la factorerie, ne leur fut-elle point ménagée.

Quant aux rennes domestiques, ils prospéraient. Leur étable était convenablement installée, et une récolte considérable de mousses avait été emménagée à leur intention dans les magasins du fort. Les femelles fournissaient un lait abondant à Mrs. Joliffe, qui l'employait journellement dans ses préparations culinaires.

Le caporal et sa petite femme avaient aussi refait leurs semailles, qui avaient si bien réussi pendant la saison chaude. Le terrain avait été préparé avant les neiges pour les plants d'oseille, de cochléarias et du thé du Labrador. Ces précieux antiscorbutiques ne devaient pas manquer à la colonie.

Quant au bois, il remplissait les hangars jusqu'au faîtage. L'hiver rude et glacial pouvait maintenant venir et la colonne de mercure geler dans la cuvette du thermomètre, sans qu'on fût réduit, comme à l'époque des derniers grands froids, à brûler le mobilier de la maison. Le charpentier Mac Nap et ses hommes avaient pris leurs mesures en conséquence, et les débris provenant du bateau en construction fournirent même un notable surcroît de combustible.

Vers cette époque, on prit déjà quelques animaux qui avaient revêtu leur fourrure hivernale, des martres, des visons, des renards bleus, des hermines. Marbre et Sabine avaient obtenu du lieutenant l'autorisation d'établir quelques trappes aux abords de l'enceinte. Jasper Hobson n'avait pas cru devoir leur refuser cette permission, dans la crainte d'exciter la défiance de ses hommes, car il n'avait aucun prétexte sérieux à faire valoir pour arrêter l'approvisionnement des pelleteries. Il savait pourtant bien que c'était une besogne inutile, et que cette destruction d'animaux précieux et inoffensifs ne profiterait à personne. Toutefois, la chair de ces rongeurs fut employée à nourrir les chiens et on économisa ainsi une grande quantité de viande de rennes.

Tout se préparait donc pour l'hivernage, comme si le Fort- Espérance eût été établi sur un terrain solide, et les soldats travaillaient avec un zèle qu'ils n'auraient pas eu, s'ils avaient été mis dans le secret de la situation.

Pendant les jours suivants, les observations, faites avec le plus grand soin, n'indiquèrent aucun changement appréciable dans la position de l'île Victoria. Jasper Hobson, la voyant ainsi immobile, se reprenait à espérer. Si les symptômes de l'hiver ne s'étaient encore pas montrés dans la nature inorganique, si la température se maintenait toujours à quarante-neuf degrés Fahrenheit, en moyenne (9° centigr. au-dessus de zéro), on avait signalé quelques cygnes qui, s'enfuyant vers le sud, allaient chercher des climats plus doux. D'autres oiseaux, grands volateurs, que les longues traversées au-dessus des mers n'effrayaient pas, abandonnaient peu à peu les rivages de l'île. Ils savaient bien que le continent américain ou le continent asiatique, avec leur température moins âpre, leurs territoires plus hospitaliers, leurs ressources de toutes sortes, n'étaient pas loin, et que leurs ailes étaient assez puissantes pour les y porter. Plusieurs de ces oiseaux furent pris, et, suivant le conseil de Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant leur attacha au cou un billet en toile gommée, sur lequel étaient inscrits la position de l'île errante et les noms de ses habitants. Puis on les laissa prendre leur vol, et ce ne fut pas sans envie qu'on les vit se diriger vers le sud.

Il va sans dire que cette opération se fit en secret et n'eut d'autres témoins que Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Jasper Hobson et le sergent Long.

Quant aux quadrupèdes emprisonnés dans l'île, ils ne pouvaient plus aller chercher dans les régions méridionales leurs retraites accoutumées de l'hiver. Déjà, à cette époque de l'année, après que les premiers jours de septembre s'étaient écoulés, les rennes, les lièvres polaires, les loups eux-mêmes, auraient dû abandonner les environs du cap Bathurst, et se réfugier du côté du lac du Grand- Ours ou du lac de l'Esclave, bien au-dessous du Cercle polaire. Mais cette fois, la mer leur opposait une infranchissable barrière, et ils devaient attendre qu'elle se fût solidifiée par le froid, afin d'aller retrouver des régions plus habitables. Sans doute, ces animaux, poussés par leur instinct, avaient essayé de reprendre les routes du sud, mais, arrêtés au littoral de l'île, ils étaient, par instinct aussi, revenus aux approches du Fort- Espérance, près de ces hommes, prisonniers comme eux, près de ces chasseurs, leurs plus redoutables ennemis d'autrefois.

Le 5, le 6, le 7, le 8 et le 9 septembre, après observation, on ne constata aucune modification dans la position de l'île Victoria. Ce vaste remous, situé entre les deux courants, dont elle n'avait point abandonné les eaux, la tenait stationnaire. Encore quinze jours, trois semaines au plus de ce statu quo, et le lieutenant Hobson pourrait se croire sauvé.

Mais la mauvaise chance ne s'était pas encore lassée, et bien d'autres épreuves surhumaines, on peut le dire, attendaient encore les habitants du Fort-Espérance!

En effet, le 10 septembre, le point constata un déplacement de l'île Victoria. Ce déplacement, peu rapide jusqu'alors, s'opérait dans le sens du nord.

Jasper Hobson fut atterré! L'île était définitivement prise par le courant du Kamtchatka! Elle dérivait du côté de ces parages inconnus où se forment les banquises! Elle s'en allait vers ces solitudes de la mer polaire, interdites aux investigations de l'homme, vers les régions dont on ne revient pas!

Le lieutenant Hobson ne cacha point ce nouveau danger à ceux qui étaient dans le secret de la situation. Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, aussi bien que le sergent Long, reçurent ce nouveau coup avec résignation.

«Peut-être, dit la voyageuse, l'île s'arrêtera-t-elle encore! Peut-être son mouvement sera-t-il lent! Espérons toujours… et attendons! L'hiver n'est pas loin, et, d'ailleurs, nous allons au- devant de lui. En tout cas, que la volonté de Dieu s'accomplisse!

— Mes amis, demanda le lieutenant Hobson, pensez-vous que je doive prévenir nos compagnons? Vous voyez dans quelle situation nous sommes, et ce qui peut nous arriver! N'est-ce pas assumer une responsabilité trop grande que de leur cacher les périls dont ils sont menacés?

— J'attendrais encore, répondit sans hésiter Mrs. Paulina Barnett. Tant que nous n'avons pas épuisé toutes les chances, il ne faut pas livrer nos compagnons au désespoir.

— C'est aussi mon avis», ajouta simplement le sergent Long.

Jasper Hobson pensait ainsi, et il fut heureux de voir son opinion confirmée dans ce sens.

Le 11 et le 12 septembre, le déplacement vers le nord fut encore plus accusé. L'île Victoria dérivait avec une vitesse de douze à treize milles par jour. C'était donc de douze à treize milles qu'elle s'éloignait de toute terre, en s'élevant dans le nord, c'est-à-dire en suivant la courbure très sensiblement accusée du courant du Kamtchatka sur cette haute latitude. Elle n'allait donc pas tarder à dépasser ce soixante-dixième parallèle qui traversait autrefois la pointe extrême du cap Bathurst, et au-delà duquel aucune terre, continentale ou autre, ne se prolongeait dans cette portion des contrées arctiques.

Jasper Hobson, chaque jour, reportait le point sur sa carte, et il pouvait voir vers quels abîmes infinis courait l'île errante. La seule chance, la moins mauvaise, c'était qu'on allait au-devant de l'hiver, ainsi que l'avait dit Mrs. Paulina Barnett. À dériver ainsi vers le nord, on rencontrerait plus vite, avec le froid, les eaux glacées qui devaient peu à peu accroître et consolider l'icefield. Mais si alors les habitants du Fort-Espérance pouvaient espérer de ne plus s'engloutir en mer, quel chemin interminable, impraticable peut-être, ils auraient à faire pour revenir de ces profondeurs hyperboréennes? Ah! si l'embarcation, tout imparfaite qu'elle était, eût été prête, le lieutenant Hobson n'eût pas hésité à s'y embarquer avec tout le personnel de la colonie; mais, malgré toute la diligence du charpentier, elle n'était point achevée et ne pouvait l'être avant longtemps, car Mac Nap était forcé d'apporter tous ses soins à la construction de ce bateau auquel devait être confiée la vie de vingt personnes, et cela dans des mers très dangereuses.

Au 16 septembre, l'île Victoria se trouvait de soixante-quinze à quatre-vingts milles au nord, depuis le point où elle s'était immobilisée pendant quelques jours entre les deux courants du Kamtchatka et de la mer de Behring. Mais alors des symptômes plus fréquents de l'approche de l'hiver se produisirent. La neige tomba souvent, et parfois en flocons pressés. La colonne mercurielle s'abaissa peu à peu. La moyenne de la température, pendant le jour, était encore de quarante-quatre degrés Fahrenheit (6 à 7° centigr. au-dessus de zéro), mais pendant la nuit elle tombait à trente-deux degrés (zéro du thermomètre centigrade). Le soleil traçait une courbe excessivement allongée au-dessus de l'horizon. À midi, il ne s'élevait plus que de quelques degrés, et il disparaissait déjà pendant onze heures sur vingt-quatre.

Enfin, dans la nuit du 16 au 17 septembre, les premiers indices de glace apparurent sur la mer. C'étaient de petits cristaux isolés, semblables à une sorte de neige, qui faisaient tache à la surface de l'eau limpide. On pouvait remarquer, suivant une observation déjà reproduite par le célèbre navigateur Scoresby, que cette neige avait pour effet immédiat de calmer la houle, ainsi que fait l'huile que les marins «filent» pour apaiser momentanément les agitations de la mer. Ces petits glaçons avaient une tendance à se souder, et ils l'eussent fait certainement en eau calme; mais les ondulations des lames les brisaient et les séparaient dès qu'ils formaient une surface un peu considérable.

Jasper Hobson observa avec une extrême attention la première apparition de ces jeunes glaces. Il savait que vingt-quatre heures suffisaient pour que la croûte glacée, accrue par sa partie inférieure, atteignît une épaisseur de deux à trois pouces, épaisseur qui suffisait déjà à supporter le poids d'un homme. Il comptait donc que l'île Victoria serait avant peu arrêtée dans son mouvement vers le nord.

Mais jusqu'alors, le jour défaisait le travail de la nuit, et si la course de l'île était ralentie pendant les ténèbres par quelques pièces plus résistantes qui lui faisaient obstacle, pendant le jour, ces glaces, fondues ou brisées, n'enrayaient plus sa marche, qu'un courant, remarquablement fort, rendait très rapide.

Aussi le déplacement vers les régions septentrionales s'accroissait-il sans que l'on pût rien faire pour l'arrêter.

Au 21 septembre, au moment de l'équinoxe, le jour fut précisément égal à la nuit, et, à partir de cet instant, les heures de nuit s'accrurent successivement aux dépens des heures du jour. L'hiver arrivait visiblement, mais il n'était ni prompt, ni rigoureux. À cette date, l'île Victoria avait déjà dépassé de près d'un degré le soixante-dixième parallèle, et, pour la première fois, elle éprouva un mouvement de rotation sur elle-même que Jasper Hobson évalua environ à un quart de circonférence.

On conçoit alors quels furent les soucis du lieutenant Hobson. Cette situation, qu'il avait essayé de cacher jusqu'alors, la nature menaçait d'en dévoiler le secret, même aux moins clairvoyants. En effet, par suite de ce mouvement de rotation, les points cardinaux de l'île étaient changés. Le cap Bathurst ne pointait plus vers le nord, mais vers l'est. Le soleil, la lune, les étoiles, ne se levaient plus et ne se couchaient plus sur l'horizon habituel, et il était impossible que des gens observateurs, tels que Mac Nap, Raë, Marbre et d'autres, ne remarquassent pas ce changement qui leur eût tout appris.

Mais, à la grande satisfaction de Jasper Hobson, ces braves soldats ne parurent s'apercevoir de rien. Le déplacement, par rapport aux points cardinaux, n'avait pas été considérable, et l'atmosphère, très souvent embrumée, ne permettait pas de relever exactement le lever et le coucher des astres.

Mais ce mouvement de rotation parut coïncider avec un mouvement de translation plus rapide encore. Depuis ce jour, l'île Victoria dériva avec une vitesse de près d'un mille à l'heure. Elle remontait toujours vers les latitudes élevées, s'éloignant de toute terre. Jasper Hobson ne se laissait pas aller au désespoir, car il n'était pas dans son caractère de désespérer, mais il se sentait perdu, et il demandait l'hiver, c'est-à-dire le froid à tout prix.

Cependant, la température s'abaissa encore. Une neige abondante tomba pendant les journées des 23 et 24 septembre, et, s'ajoutant à la surface des glaçons que le froid cimentait déjà, elle accrut leur épaisseur. L'immense plaine de glace se formait peu à peu. L'île, en marchant, la brisait bien encore, mais sa résistance augmentait d'heure en heure. La mer se prenait tout autour et jusqu'au-delà des limites du regard.

Enfin, l'observation du 27 septembre prouva que l'île Victoria, emprisonnée dans un immense icefield, était immobile depuis la veille! Immobile par 177°22' de longitude et 77°57' de latitude, - - à plus de six cents milles de tout continent!

XI.

Une communication de Jasper Hobson.

Telle était la situation. L'île avait «jeté l'ancre», suivant l'expression du sergent Long, elle s'était arrêtée, elle était stationnaire, comme au temps où l'isthme la rattachait encore au continent américain. Mais six cents milles la séparaient alors des terres habitées, et ces six cents milles, il faudrait les franchir avec les traîneaux, en suivant la surface solidifiée de la mer, au milieu des montagnes de glace que le froid allait accumuler, et cela pendant les plus rudes mois de l'hiver arctique.

C'était une terrible entreprise, et, cependant, il n'y avait pas à hésiter. Cet hiver que le lieutenant Hobson avait appelé de tous ses voeux, il arrivait enfin, il avait enrayé la funeste marche de l'île vers le nord, il allait jeter un pont de six cents milles entre elles et les continents voisins! Il fallait donc profiter de ces nouvelles chances et rapatrier toute cette colonie perdue dans les régions hyperboréennes.

En effet — ainsi que le lieutenant Hobson l'expliqua à ses amis - -, on ne pouvait attendre que le printemps prochain eût amené la débâcle des glaces, c'est-à-dire s'abandonner encore une fois aux caprices des courants de la mer de Behring. Il s'agissait donc uniquement d'attendre que la mer fût suffisamment prise, c'est-à- dire pendant un laps de temps qu'on pouvait évaluer à trois ou quatre semaines. D'ici là, le lieutenant Hobson comptait opérer des reconnaissances fréquentes sur l'icefield qui enserrait l'île, afin de déterminer son état de solidification, les facilités qu'il offrirait au glissage des traîneaux, et la meilleure route qu'il présenterait, soit vers les rivages asiatiques, soit vers le continent américain.

«Il va sans dire, ajouta Jasper Hobson, qui s'entretenait alors de ces choses avec Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long, il va sans dire que les terres de la Nouvelle-Georgie, et non les côtes d'Asie, auront toutes nos préférences, et qu'à chances égales, c'est vers l'Amérique russe que nous dirigerons nos pas.

— Kalumah nous sera très utile alors, répondit Mrs. Paulina Barnett, car, en sa qualité d'indigène, elle connaît parfaitement ces territoires de la Nouvelle-Georgie.

— Très utile, en effet, dit le lieutenant Hobson, et son arrivée jusqu'à nous a véritablement été providentielle. Grâce à elle, il nous sera aisé d'atteindre les établissements du Fort-Michel dans le golfe de Norton, soit même, beaucoup plus au sud, la ville de New-Arkhangel, où nous achèverons de passer l'hiver.

— Pauvre Fort-Espérance! dit Mrs. Paulina Barnett. Construit au prix de tant de fatigues, et si heureusement créé par vous, monsieur Jasper! Cela me brisera le coeur de l'abandonner sur cette île, au milieu de ces champs de glace, de le laisser peut- être au-delà de l'infranchissable banquise! Oui! quand nous partirons, mon coeur saignera, en lui donnant le dernier adieu!

— Je n'en souffrirai pas moins que vous, madame, répondit le lieutenant Hobson, et peut-être plus encore! C'était l'oeuvre la plus importante de ma vie! J'avais mis toute mon intelligence, toute mon énergie à établir ce Fort-Espérance, si malheureusement nommé, et je ne me consolerai jamais d'avoir été forcé de l'abandonner! Puis, que dira la Compagnie, qui m'avait confié cette tâche, et dont je ne suis que l'humble agent, après tout!

— Elle dira, monsieur Jasper, s'écria Mrs. Paulina Barnett avec une généreuse animation, elle dira que vous avez fait votre devoir, que vous ne pouvez pas être responsable des caprices de la nature, plus puissante partout et toujours que la main et l'esprit de l'homme! Elle comprendra que vous ne pouviez prévoir ce qui est arrivé, car cela était en dehors des prévisions humaines! Elle saura enfin que, grâce à votre prudence et à votre énergie morale, elle n'aura pas à regretter la perte d'un seul des compagnons qu'elle vous avait confiés.

— Merci, madame, répondit le lieutenant en serrant la main de Mrs. Paulina Barnett, je vous remercie de ces paroles que vous inspire votre coeur, mais je connais un peu les hommes, et, croyez-moi, mieux vaut réussir qu'échouer. Enfin, à la grâce du Ciel!»

Le sergent Long, voulant couper court aux idées tristes de son lieutenant, ramena la conversation sur les circonstances présentes; il parla des préparatifs à commencer pour un prochain départ, et enfin il lui demanda s'il comptait enfin apprendre à ses compagnons la situation réelle de l'île Victoria.

«Attendons encore, répondit Jasper Hobson, nous avons par notre silence épargné jusqu'ici bien des inquiétudes à ces pauvres gens, attendons que le jour de notre départ soit définitivement fixé, et nous leur ferons connaître alors la vérité tout entière!»

Ce point arrêté, les travaux habituels de la factorerie continuèrent pendant les semaines suivantes.

Quelle était, il y a un an, la situation des habitants alors heureux et contents, du Fort-Espérance?

Il y a un an, les premiers symptômes de la saison froide apparaissaient tels qu'ils étaient alors. Les jeunes glaces se formaient peu à peu sur le littoral. Le lagon, dont les eaux étaient plus tranquilles que celles de la mer, se prenaient d'abord. La température se tenait pendant le jour à un ou deux degrés au-dessus de la glace fondante et s'abaissait de trois ou quatre degrés au-dessous pendant la nuit. Jasper Hobson commençait à faire revêtir à ses hommes les habits d'hiver, les fourrures, les vêtements de laine. On installait les condenseurs à l'intérieur de la maison. On nettoyait le réservoir à air et les pompes d'aération. On tendait des trappes autour de l'enceinte palissadée, aux environs du cap Bathurst, et Sabine et Marbre s'applaudissaient de leurs succès de chasseurs. Enfin, on terminait les derniers travaux d'appropriation de la maison principale.

Cette année, ces braves gens procédèrent de la même façon. Bien que, par le fait, le Fort-Espérance fût en latitude environ de deux degrés plus haut qu'au commencement du dernier hiver, cette différence ne devait pas amener une modification sensible dans l'état moyen de la température. En effet, entre le soixante- dixième et le soixante-douzième parallèle, l'écart n'est pas assez considérable pour que la moyenne thermométrique en soit sérieusement influencée. On eût plutôt constaté que le froid était maintenant moins rigoureux qu'il ne l'avait été au commencement du dernier hivernage. Mais très probablement, il semblait plus supportable, parce que les hiverneurs se sentaient déjà faits à ce rude climat.

Il faut remarquer, cependant, que la mauvaise saison ne s'annonça pas avec sa rigueur accoutumée. Le temps était humide, et l'atmosphère se chargeait journellement de vapeurs qui se résolvaient tantôt en pluie, tantôt en neige. Il ne faisait certainement pas assez froid, au gré du lieutenant Hobson.

Quant à la mer, elle se prenait autour de l'île, mais non d'une manière régulière et continue. De larges taches noirâtres, disséminées à la surface du nouvel icefield, indiquaient que les glaçons étaient encore mal cimentés entre eux. On entendait presque incessamment des fracas retentissants, dus à la rupture du banc, qui se composait d'un nombre infini de morceaux insuffisamment soudés, dont la pluie dissolvait les arêtes supérieures. On ne sentait pas cette énorme pression qui se produit d'ordinaire, quand les glaces naissent rapidement sous un froid vif et s'accumulent les unes sur les autres. Les icebergs, les hummocks même, étaient rares, et la banquise ne se levait pas encore à l'horizon.

«Voilà une saison, répétait souvent le sergent Long, qui n'eût point déplu aux chercheurs du passage du nord-ouest ou aux découvreurs du pôle Nord, mais elle est singulièrement défavorable à nos projets et nuisible à notre rapatriement!»

Ce fut ainsi pendant tout le mois d'octobre, et Jasper Hobson constata que la moyenne de la température ne dépassa guère trente- deux degrés Fahrenheit (zéro du thermomètre centigrade). Or, on sait qu'il faut sept à huit degrés au-dessous de glace d'un froid qui persiste pendant plusieurs jours, pour que la mer se solidifie.

D'ailleurs, une circonstance, qui n'échappa pas plus à Mrs. Paulina Barnett qu'au lieutenant Hobson, prouvait bien que l'icefield n'était en aucune façon praticable.

Les animaux emprisonnés dans l'île, animaux à fourrures, rennes, loups, etc., se seraient évidemment enfuis vers de plus basses latitudes, si la fuite eût été possible, c'est-à-dire si la mer solidifiée leur eût offert un passage assuré. Or, ils abondaient toujours autour de la factorerie, et recherchaient de plus en plus le voisinage de l'homme. Les loups eux-mêmes venaient jusqu'à portée de fusil de l'enceinte dévorer les martres ou les lièvres polaires qui formaient leur unique nourriture. Les rennes affamés, n'ayant plus ni mousses ni herbe à brouter, rôdaient, par bande, aux environs du cap Bathurst. Un ours — celui sans doute envers lequel Mrs. Paulina Barnett et Kalumah avaient contracté une dette de reconnaissance — passait fréquemment entre les arbres de la futaie, sur les bords du lagon. Or, si ces divers animaux étaient là, et principalement les ruminants, auxquels il faut une nourriture exclusivement végétale, s'ils étaient encore sur l'île Victoria pendant ce mois d'octobre, c'est qu'ils n'avaient pu, c'est qu'ils ne pouvaient fuir.

On a dit que la moyenne de la température se maintenait au degré de la glace fondante. Or, quand Jasper Hobson consulta son journal, il vit que l'hiver précédent, dans ce même mois d'octobre, le thermomètre marquait déjà vingt degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (10° centigr. au-dessous de glace). Quelle différence, et combien la température se distribue capricieusement dans ces régions polaires!

Les hiverneurs ne souffraient donc aucunement du froid, et ils ne furent point obligés de se confiner dans leur maison. Cependant, l'humidité était grande, car des pluies, mêlées de neige, tombaient fréquemment, et le baromètre, par son abaissement, indiquait que l'atmosphère était saturée de vapeurs.

Pendant ce mois d'octobre, Jasper Hobson et le sergent Long entreprirent plusieurs excursions afin de reconnaître l'état de l'icefield au large de l'île. Un jour, ils allèrent au cap Michel, un autre à l'angle de l'ancienne baie des Morses, désireux de savoir si le passage était praticable, soit pour le continent américain, soit pour le continent asiatique, et si le départ pouvait être arrêté.

Or, la surface du champ de glace était couverte de flaques d'eau, et, en de certains endroits, criblée de crevasses qui eussent immanquablement arrêté la marche des traîneaux. Il ne semblait même pas qu'un voyageur pût se hasarder à pied dans ce désert, presque aussi liquide que solide. Ce qui prouvait bien qu'un froid insuffisant et mal réglé, une température intermittente, avaient produit cette solidification incomplète, c'était la multitude de pointes, de cristaux, de prismes, de polyèdres de toutes sortes qui hérissaient la surface de l'icefield, comme une concrétion de stalactites. Il ressemblait plutôt à un glacier qu'à un champ, ce qui eût rendu la marche excessivement pénible, au cas où elle aurait été praticable.

Le lieutenant Hobson et le sergent Long, s'aventurant sur l'icefield, firent ainsi un mille ou deux dans la direction du sud, mais au prix de peines infinies et en y employant un temps considérable. Ils reconnurent donc qu'il fallait encore attendre, et ils revinrent très désappointés au Fort-Espérance.

Les premiers jours de novembre arrivèrent. La température s'abaissa un peu, mais de quelques degrés seulement. Ce n'était pas suffisant. De grands brouillards humides enveloppaient l'île Victoria. Il fallait pendant toute la journée tenir les lampes allumées dans les salles. Or, cette dépense de luminaire aurait dû être précisément très modérée. En effet, la provision d'huile était fort restreinte, car la factorerie n'avait point été ravitaillée par le convoi du capitaine Craventy, et, d'autre part, la chasse aux morses était devenue impossible, puisque ces amphibies ne fréquentaient plus l'île errante. Si donc l'hivernage se prolongeait dans ces conditions, les hiverneurs en seraient bientôt réduits à employer la graisse des animaux, ou même la résine des sapins, afin de se procurer un peu de lumière. Déjà, à cette époque, les jours étaient excessivement courts, et le soleil, qui ne présentait plus au regard qu'un disque pâle, sans chaleur et sans éclat, ne se promenait que pendant quelques heures au-dessus de l'horizon. Oui! c'était bien l'hiver, avec ses brumes, ses pluies, ses neiges, l'hiver, — moins le froid!

Le 11 novembre, ce fut fête au Fort-Espérance, et ce qui le prouva, c'est que Mrs. Joliffe servit quelques «extra» au dîner de midi. En effet, c'était l'anniversaire de la naissance du petit Michel Mac Nap. L'enfant avait juste un an, ce jour là. Il était bien portant et charmant avec ses cheveux blonds bouclés et ses yeux bleus. Il ressemblait à son père, le maître charpentier, ressemblance dont le brave homme se montrait extrêmement fier. On pesa solennellement le bébé au dessert. Il fallait le voir s'agiter dans la balance, et quels petits cris il poussa! Il pesait, ma foi, trente-quatre livres! Quel succès, et quels hurrahs accueillirent ce poids superbe, et quels compliments on adressa à l'excellente Mrs. Mac Nap, comme nourrice et comme mère! On ne sait pas trop pourquoi le caporal Joliffe prit pour lui-même une forte part de ces congratulations! Comme père nourricier, sans doute, ou comme bonne du bébé! Le digne caporal avait tant porté, dorloté, bercé l'enfant, qu'il se croyait pour quelque chose dans sa pesanteur spécifique!

Le lendemain, 12 novembre, le soleil ne parut pas au-dessus de l'horizon. La longue nuit polaire commençait, et commençait neuf jours plus tôt que l'hiver précédent sur le continent américain, ce qui tenait à la différence des latitudes entre ce continent et l'île Victoria.

Cependant, cette disparition du soleil n'amena aucun changement dans l'état de l'atmosphère. La température resta ce qu'elle avait été jusqu'alors, capricieuse, indécise. Le thermomètre baissait un jour, remontait l'autre. La pluie et la neige alternaient. Le vent était mou et ne se fixait à aucun point de l'horizon, passant quelquefois dans la même journée par tous les rhumbs du compas. L'humidité constante de ce climat était à redouter et pouvait déterminer des affections scorbutiques parmi les hiverneurs. Très heureusement, si, par le défaut du ravitaillement convenu, le jus de citron, le «lime-juice» et les pastilles de chaux commençaient à manquer, du moins les récoltes d'oseille et de cochléaria avaient été abondantes, et, suivant les recommandations du lieutenant Hobson, on en faisait un quotidien usage.

Cependant, il fallait tout tenter pour quitter le Fort-Espérance. Dans les conditions où l'on se trouvait, trois mois suffiraient à peine, peut-être, pour atteindre le continent le plus proche. Or, on ne pouvait exposer l'expédition, une fois aventurée sur le champ de glace, à être prise par la débâcle avant d'avoir gagné la terre ferme. Il était donc nécessaire de partir dès la fin de novembre, — si l'on devait partir.

Or, sur la question de départ, il n'y avait pas de doute. Mais si, par un hiver rigoureux, qui aurait bien cimenté toutes les parties de l'icefield, le voyage eût été déjà difficile, avec cette saison indécise, il devenait chose grave.

Le 13 novembre, Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long se réunirent pour fixer le jour du départ. L'opinion du sergent était qu'il fallait quitter l'île au plus tôt.

«Car, disait-il, nous devons compter avec tous les retards possibles pendant une traversée de six cents milles. Or, il faut qu'avant le mois de mars, nous ayons mis le pied sur le continent, ou nous risquerons, la débâcle s'opérant, de nous retrouver dans une situation plus mauvaise encore que sur notre île.

— Mais, répondit Mrs. Paulina Barnett, la mer est-elle assez uniformément prise pour nous livrer passage?

— Oui, répliqua le sergent Long, et chaque jour la glace tend à s'épaissir. De plus, le baromètre remonte peu à peu. C'est un indice d'abaissement dans la température. Or, d'ici le moment où nos préparatifs seront achevés — et il faut bien une semaine, je pense, — j'espère que le temps se sera mis décidément au froid.

— N'importe! dit le lieutenant Hobson, l'hiver s'annonce mal, et, véritablement, tout se met contre nous! On a vu quelquefois d'étranges saisons dans ces mers, et des baleiniers ont pu naviguer là où, même pendant l'été, ils n'eussent pas trouvé, en d'autres années, un pouce d'eau sous leur quille. Quoi qu'il en soit, je conviens qu'il n'y a pas un jour à perdre. Je regrette seulement que la température habituelle à ces cimats ne nous soit pas venue en aide.

— Elle viendra, dit Mrs. Paulina Barnett. En tout cas, il faut être prêt à profiter des circonstances. À quelle époque extrême penseriez-vous fixer le départ, monsieur Jasper?

— À la fin de novembre, comme terme le plus reculé, répondit le lieutenant Hobson, mais si, dans huit jours, vers le 20 de ce mois, nos préparatifs étaient achevés et que le passage fût praticable, je regarderais cette circonstance comme très heureuse, et nous partirions.

— Bien, dit le sergent Long. Nous devons donc nous préparer sans perdre un instant.

— Alors, monsieur Jasper, demanda Mrs. Paulina Barnett, vous allez faire connaître à nos compagnons la situation dans laquelle ils se trouvent?

— Oui, madame. Le moment de parler est venu, puisque c'est le moment d'agir.

— Et quand comptez-vous leur apprendre ce qu'ils ignorent?

— À l'instant. — Sergent Long, ajouta Jasper Hobson, en se tournant vers le sous-officier, qui prit aussitôt une attitude militaire, faites rassembler tous vos hommes dans la grande salle pour recevoir une communication.»

Le sergent Long tourna automatiquement sur ses talons et sortit d'un pas méthodique, après avoir porté la main à son chapeau.

Pendant quelques minutes, Mrs. Paulina Barnett et le lieutenant
Hobson restèrent seuls, sans prononcer une parole.

Le sergent rentra bientôt, et prévint Jasper Hobson que ses ordres étaient exécutés.

Aussitôt, Jasper Hobson et la voyageuse entrèrent dans la grande salle. Tous les habitants de la factorerie, hommes et femmes, s'y trouvaient rassemblés, vaguement éclairés par la lumière des lampes.

Jasper Hobson s'avança au milieu de ses compagnons, et là, d'un ton grave:

«Mes amis, dit-il, jusqu'ici j'avais cru devoir, pour vous épargner des inquiétudes inutiles, vous cacher la situation dans laquelle se trouve notre établissement du Fort-Espérance… Un tremblement de terre nous a séparés du continent… Ce cap Bathurst a été détaché de la côte américaine… Notre presqu'île n'est plus qu'une île de glace, une île errante…»

En ce moment, Marbre s'avança vers Jasper Hobson, et d'une voix assurée:

«Nous le savions, mon lieutenant!» dit-il.

XII.

Une chance à tenter.

Ils le savaient, ces braves gens! Et pour ne point ajouter aux peines de leur chef, ils avaient feint de ne rien savoir, et ils s'étaient adonnés avec la même ardeur aux travaux de l'hivernage!

Des larmes d'attendrissement vinrent aux yeux de Jasper Hobson. Il ne chercha point à cacher son émotion, il prit la main que lui tendait le chasseur Marbre et la serra sympathiquement.

Oui, ces honnêtes soldats, ils savaient tout, car Marbre avait tout deviné et depuis longtemps! Ce piège à rennes rempli d'eau salée, ce détachement attendu du Fort-Reliance et qui n'avait pas paru, les observations de latitude et de longitude faites chaque jour et qui eussent été inutiles en terre ferme, et les précautions que le lieutenant Hobson prenait pour n'être point vu en faisant son point, ces animaux qui n'avaient pas fui avant l'hiver, enfin le changement d'orientation survenu pendant les derniers jours, dont ils s'étaient très bien aperçus, tous ces indices réunis avaient fait comprendre la situation aux habitants du Fort-Espérance. Seule, l'arrivée de Kalumah leur avait semblé inexplicable, et ils avaient dû supposer — ce qui était vrai, d'ailleurs — que les hasards de la tempête avaient jeté la jeune Esquimaude sur le rivage de l'île.

Marbre, dans l'esprit duquel la révélation de ces choses s'était accomplie tout d'abord, avait fait part de ses idées au charpentier Mac Nap et au forgeron Raë. Tous trois envisagèrent froidement la situation et furent d'accord sur ce point qu'ils devaient prévenir non seulement leurs camarades, mais aussi leurs femmes. Puis tous s'étaient engagés à paraître ne rien savoir vis- à-vis de leur chef et à lui obéir aveuglément comme par le passé.

«Vous êtes de braves gens, mes amis, dit alors Mrs. Paulina Barnett, que cette délicatesse émut profondément, quand le chasseur Marbre eut donné ses explications, vous êtes d'honnêtes et courageux soldats!

— Et notre lieutenant, répondit Mac Nap, peut compter sur nous.
Il a fait son devoir, nous ferons le nôtre.

— Oui, mes chers compagnons, dit Jasper Hobson, le ciel ne nous abandonnera pas, et nous l'aiderons à nous sauver!»

Puis Jasper Hobson raconta tout ce qui s'était passé depuis cette époque où le tremblement de terre avait rompu l'isthme et fait une île des territoires continentaux du cap Bathurst. Il dit comment, sur la mer dégagée de glaces, au milieu du printemps, la nouvelle île avait été entraînée par un courant inconnu à plus de deux cents milles de la côte; comment l'ouragan l'avait ramenée en vue de terre, puis éloignée de nouveau dans la nuit du 31 août; comment enfin la courageuse Kalumah avait risqué sa vie pour venir au secours de ses amis d'Europe. Puis il fit connaître les changements survenus à l'île, qui se dissolvait peu à peu dans les eaux plus chaudes, et la crainte qu'on avait éprouvée, soit d'être entraînés jusque dans le Pacifique, soit d'être pris par le courant du Kamtchatka. Enfin, il apprit à ses compagnons que l'île errante s'était définitivement immobilisée à la date du 27 septembre dernier.

Enfin, la carte des mers arctiques ayant été apportée, Jasper Hobson montra la position même que l'île occupait à plus de six cents milles de toute terre.

Il termina en disant que la situation était extrêmement dangereuse, que l'île serait nécessairement broyée, quand s'opérerait la débâcle et qu'avant de recourir à l'embarcation, qui ne pourrait être utilisée que dans le prochain été, il fallait profiter de l'hiver pour rallier le continent américain, en se dirigeant à travers le champ de glace.

«Nous aurons six cents milles à faire, par le froid et dans la nuit. Ce sera dur, mes amis, mais vous comprenez comme moi qu'il n'y a pas à reculer.

— Quand vous donnerez le signal du départ, mon lieutenant, répondit Mac Nap, nous vous suivrons!»

Tout étant ainsi convenu, à dater de ce jour, les préparatifs de la périlleuse expédition furent menés rapidement. Les hommes avaient bravement pris leur parti d'avoir six cents milles à faire dans ces conditions. Le sergent Long dirigeait les travaux, tandis que Jasper Hobson, les deux chasseurs et Mrs. Paulina Barnett allaient fréquemment reconnaître l'état de l'icefield. Kalumah les accompagnait le plus souvent, et ses avis, basés sur l'expérience, pouvaient être fort utiles au lieutenant. Le départ, sauf empêchement, ayant été fixé au 20 novembre, il n'y avait pas un instant à perdre.

Ainsi que l'avait prévu Jasper Hobson, le vent étant remonté, la température s'abaissa un peu, et la colonne de mercure marqua vingt-quatre degrés Fahrenheit (4°, 44 centigr. au-dessous de zéro). La neige remplaçait la pluie des jours précédents et se durcissait sur le sol. Quelques jours de ce froid, et le glissage des traîneaux deviendrait possible. L'entaille, creusée en avant du cap Michel, était en partie comblée par la glace et par la neige, mais il ne fallait pas oublier que ses eaux plus calmes avaient dû se prendre plus vite. Ce qui le prouvait bien, c'est que les eaux de la mer ne présentaient pas un état aussi satisfaisant.

En effet, le vent soufflait presque incessamment et avec une certaine violence. La houle s'opposait à la formation régulière de la glace et la cimentation ne se faisait pas suffisamment. De larges flaques d'eau séparaient les glaçons en maint endroit, et il était impossible de tenter un passage à travers l'icefield.

«Le temps se met décidément au froid, dit un jour Mrs. Paulina Barnett au lieutenant Hobson — c'était le 15 novembre, pendant une reconnaissance qui avait été poussée jusqu'au sud de l'île —; la température s'abaisse d'une manière sensible, et ces espaces liquides ne tarderont pas à se prendre.

— Je le crois comme vous, madame, répondit Jasper Hobson, mais, malheureusement, la manière dont la congélation se fait est peu favorable à nos projets. Les glaçons sont de petite dimension, leurs bords forment autant de bourrelets qui hérissent toute la surface, et sur cet icefield raboteux, nos traîneaux, s'ils peuvent glisser, ne glisseront qu'avec la plus extrême difficulté.

— Mais, reprit la voyageuse, si je ne me trompe, il ne faudrait que quelques jours ou même quelques heures d'une neige épaisse pour niveler toute cette surface!

— Sans doute, madame, répondit le lieutenant, mais si la neige tombe, c'est que la température aura remonté, et si elle remonte, le champ de glace se disloquera encore. C'est là un dilemme dont les deux conséquences sont contre nous!

— Voyons, monsieur Jasper, dit Mrs. Paulina Barnett, il faut avouer que ce serait singulièrement jouer de malheur, si nous subissions, dans l'endroit où nous sommes, en plein Océan polaire, un hiver tempéré au lieu d'un hiver arctique.

— Cela s'est vu, madame, cela s'est vu. Je vous rappellerai, d'ailleurs, combien la saison froide que nous avons passée sur le continent américain a été rude. Or, on l'a souvent observé, il est rare que deux hivers, identiques en rigueur et en durée, succèdent l'un à l'autre, et les baleiniers des mers boréales le savent bien. Certainement, madame, ce serait jouer de malheur. Un hiver froid, quand nous nous serions si bien contentés d'un hiver modéré, et un hiver modéré quand il nous faudrait un hiver froid! Il faut avouer que nous n'avons pas été heureux jusqu'ici! Et quand je songe que c'est une distance de six cents milles qu'il faudra franchir avec des femmes, un enfant!…»

Et Jasper Hobson, étendant la main vers le sud, montrait l'espace infini qui s'étendait devant ses yeux, vaste plaine blanche, capricieusement découpée comme une guipure. Triste aspect que celui de cette mer, imparfaitement solidifiée, dont la surface craquait avec un sinistre bruit! Une lune trouble, à demi noyée dans la brume humide, s'élevant à peine de quelques degrés au- dessus du sombre horizon, jetait une lueur blafarde sur tout cet ensemble. La demi-obscurité, aidée par certains phénomènes de réfraction, doublait la grandeur des objets. Quelques icebergs de médiocre altitude prenaient des dimensions colossales, et affectaient parfois des formes de monstres apocalyptiques. Des oiseaux passaient à grand bruit d'ailes, et le moindre d'entre eux, par suite de cette illusion d'optique, paraissait plus grand qu'un condor ou un gypaète. En de certaines directions, au milieu des montagnes de glace, semblaient s'ouvrir d'immenses tunnels noirs, dans lesquels l'homme le plus audacieux eût hésité à s'engouffrer. Puis des mouvements subits se produisaient, grâce aux culbutes des icebergs, rongés à leur base, qui cherchaient un nouvel équilibre, et d'éclatants fracas retentissaient que répercutait l'écho sonore. La scène changeait ainsi à vue comme le décor d'une féerie! Avec quel sentiment d'effroi devaient considérer ces terribles phénomènes de malheureux hiverneurs qui allaient s'aventurer à travers ce champ de glace!

Malgré son courage, malgré son énergie morale, la voyageuse se sentait pénétrée d'involontaires terreurs. Son âme se glaçait comme son corps. Elle était tentée de fermer ses yeux et ses oreilles pour ne pas voir, pour ne pas entendre. Lorsque la lune venait à se voiler un instant sous une brume plus épaisse, le sinistre aspect de ce paysage polaire s'accentuait encore, et Mrs. Paulina Barnett se figurait alors la caravane d'hommes et de femmes, cheminant à travers ces solitudes, au milieu des bourrasques, des neiges, sous les avalanches, dans la profonde obscurité d'une nuit arctique!

Cependant, Mrs. Paulina Barnett se forçait à regarder. Elle voulait habituer ses yeux à ces aspects, endurcir son âme contre la terreur. Elle regardait donc, et tout d'un coup un cri s'échappa de sa poitrine, sa main serra la main du lieutenant Hobson, et elle lui montra du doigt un objet énorme, aux formes indécises, qui se mouvait dans la pénombre, à cent pas d'eux à peine.

C'était un monstre d'une blancheur éclatante, d'une taille gigantesque, dont la hauteur dépassait cinquante pieds. Il allait lentement sur les glaçons épars, sautant de l'un à l'autre par des bonds formidables, agitant ses pattes démesurées qui eussent pu embrasser dix gros chênes à la fois. Il semblait vouloir chercher, lui aussi, un passage praticable à travers l'icefield et fuir cette île funeste. On voyait les glaçons s'enfoncer sous son poids, et il ne parvenait à reprendre son équilibre qu'après des mouvements désordonnés.

Le monstre s'avança ainsi pendant un quart de mille sur le champ de glace. Puis, sans doute, ne trouvant aucun passage, il revint sur ses pas, se dirigea vers cette partie du littoral que le lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett occupaient.

En ce moment, Jasper Hobson saisit le fusil qu'il portait en bandoulière et se tint prêt à tirer.

Mais aussitôt, après avoir couché en joue l'animal, il laissa retomber son arme, et à mi-voix:

«Un ours, madame, dit-il, ce n'est qu'un ours dont les dimensions ont été démesurément grandies par la réfraction!»

C'était un ours polaire, en effet, et Mrs. Paulina Barnett reconnut aussitôt l'illusion d'optique dont elle venait d'être le jouet. Elle respira longuement. Puis une idée lui vint:

«C'est mon ours! s'écria-t-elle, un ours de Terre-Neuve pour le dévouement! Et très probablement le seul qui reste dans l'île! — Mais que fait-il là?

— Il essaie de s'échapper, madame, répondit le lieutenant Hobson, en secouant la tête. Il essaie de fuir cette île maudite! Et il ne le peut pas encore, et il nous montre que le chemin, fermé pour lui, l'est aussi pour nous!»

Jasper Hobson ne se trompait pas. La bête prisonnière avait tenté de quitter l'île pour atteindre quelque point du continent, et, n'ayant pu réussir, elle regagnait le littoral. L'ours, remuant sa tête et grognant sourdement, passa à vingt pas à peine du lieutenant et de sa compagne. Ou il ne les vit pas, ou il dédaigna de les voir, car il continua sa marche d'un pas pesant, se dirigea vers le cap Michel, et disparut bientôt derrière un monticule.

Ce jour-là, le lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett revinrent tristement et silencieusement au fort.

Cependant, comme si la traversée des champs de glace eût été praticable, les préparatifs du départ se continuaient activement à la factorerie. Il ne fallait rien négliger pour la sécurité de l'expédition, il fallait tout prévoir, et compter non seulement avec les difficultés et les fatigues, mais aussi avec les caprices de cette nature polaire, qui se défend si énergiquement contre les investigations humaines.

Les attelages de chiens avaient été l'objet de soins particuliers. On les laissa courir aux environs du fort, afin que l'exercice refit leurs forces un peu engourdies par un long repos. En somme, ces animaux se trouvaient tous dans un état satisfaisant et pouvaient, si on ne les surmenait pas, fournir une longue marche.

Les traîneaux furent inspectés avec soin. La surface raboteuse de l'icefield devait nécessairement les exposer à de violents chocs. Aussi durent-ils être renforcés dans leurs parties principales, leur châssis inférieur, leurs semelles recourbées à l'avant, etc. Cet ouvrage revenait de droit au charpentier Mac Nap et à ses hommes, qui rendirent ces véhicules aussi solides que possible.

On construisit en plus deux traîneaux-chariots, de grandes dimensions, destinés, l'un au transport des provisions, l'autre au transport des pelleteries. Ces travaux devaient être traînés par les rennes domestiques, et ils furent parfaitement appropriés à cet usage. Les pelleteries, c'était, on en conviendra, un bagage de luxe dont il n'était peut-être pas prudent de s'embarrasser. Mais Jasper Hobson voulait, autant que possible, sauvegarder les intérêts de la Compagnie de la baie d'Hudson, bien décidé, d'ailleurs, à abandonner ces fourrures en route, si elles compromettaient ou gênaient la marche de la caravane. On ne risquait rien, d'ailleurs, puisque ces précieuses fourrures, si on les laissait dans les magasins de la factorerie, seraient inévitablement perdues.

Quant aux provisions, c'était autre chose. Les vivres devaient être abondants et facilement transportables. On ne pouvait en aucune façon compter sur les produits de la chasse. Le gibier comestible, dès que le passage serait praticable, prendrait les devants et aurait bientôt rallié les régions du sud. Donc, viandes conservées, corn-beef, pâtés de lièvres, poissons secs, biscuits, dont l'approvisionnement était malheureusement fort réduit, etc., ample réserve d'oseille et de chochléarias, brandevin, esprit-de- vin pour la confection des boissons chaudes, etc., furent déposés dans un chariot spécial. Jasper Hobson aurait bien voulu emporter du combustible, car, pendant six cents milles, il ne trouverait ni un arbre, ni un arbuste, ni une mousse, et on ne pouvait compter ni sur les épaves, ni sur les bois charriés par la mer. Mais une telle surcharge ne pouvait être admise, et il fallut y renoncer. Très heureusement, les vêtements chauds ne devaient pas manquer; ils seraient nombreux, confortables, et, au besoin, on puiserait au chariot des fourrures.

Quant à Thomas Black, qui depuis sa mésaventure s'était absolument retiré du monde, fuyant ses compagnons, se confinant dans sa chambre, ne prenant jamais part aux conseils du lieutenant, du sergent et de la voyageuse, il reparut enfin dès que le jour du départ fut définitivement fixé. Mais alors il s'occupa uniquement du traîneau qui devait transporter sa personne, ses instruments et ses registres. Toujours muet, on ne pouvait lui arracher une parole. Il avait tout oublié, même qu'il fût un savant, et, depuis qu'il avait été déçu dans l'observation de «son» éclipse, depuis que la solution des protubérances lunaires lui avait échappé, il n'avait plus apporté aucune attention à l'examen des phénomènes particuliers aux hautes latitudes, tels qu'aurores boréales, halos, parasélènes, etc.

Enfin, pendant les derniers jours, chacun avait fait une telle diligence et travaillé avec tant de zèle, que, dans la matinée du 18 novembre, on eût été prêt à partir.

Malheureusement, le champ n'était pas encore praticable. Si la température s'était un peu abaissée, le froid n'avait pas été assez vif pour solidifier uniformément la surface de la mer. La neige, très fine d'ailleurs, ne tombait pas d'une manière égale et continue. Jasper Hobson, Marbre et Sabine avaient chaque jour parcouru le littoral de l'île depuis le cap Michel jusqu'à l'angle de l'ancienne baie des Morses. Ils s'étaient même aventurés sur l'icefield dans un rayon d'un mille et demi à peu près, et ils avaient bien été forcés de reconnaître que des crevasses, des entailles, des fissures le fêlaient de toutes parts. Non seulement des traîneaux, mais des piétons eux-mêmes, libres de leurs mouvements, n'auraient pu s'y hasarder. Les fatigues du lieutenant Hobson et de ses deux hommes pendant ces courtes expéditions avaient été extrêmes, et plus d'une fois ils crurent que, sur ce chemin changeant et au milieu des glaçons mobiles encore, ils ne pourraient regagner l'île Victoria.

Il semblait vraiment que la nature s'acharnât contre ces infortunés hiverneurs. Pendant les journées du 18 et du 19 novembre, le thermomètre remonta, tandis que le baromètre baissait de son côté. Cette modification dans l'état atmosphérique devait amener un résultat funeste. En même temps que le froid diminuait, le ciel s'emplissait de vapeurs. Avec trente-quatre degrés Fahrenheit (1°, 11 centigr. au-dessus de zéro), ce fut de la pluie, non de la neige, qui tomba en grande abondance. Ces averses, relativement chaudes, fondaient la couche blanche en maint endroit. On se figure l'effet de ces eaux du ciel sur l'icefield qu'elles achevaient de désagréger. On aurait vraiment pu croire à une débâcle prochaine. Il y avait sur les glaçons des traces de dissolution comme au moment du dégel. Le lieutenant Hobson qui, malgré cet horrible temps, alla tous les jours au sud de l'île, revint, un jour, désespéré.

Le 20, une nouvelle tempête, à peu près semblable par son extrême violence à celle qui avait assailli l'île un mois auparavant, se déchaîna sur ces funestes parages de la mer polaire. Les hiverneurs durent renoncer à mettre le pied au-dehors, et pendant cinq jours, ils furent confinés dans le Fort-Espérance.

XIII.

À travers le champ de glace.

Enfin, le 22 novembre, le temps commença à se remettre un peu. En quelques heures, la tempête s'était subitement calmée. Le vent venait de sauter dans le nord, et le thermomètre baissa de plusieurs degrés. Quelques oiseaux de long vol disparurent. Peut- être pouvait-on enfin espérer que la température allait franchement devenir ce qu'elle devait être, à cette époque de l'année, sous une aussi haute latitude. Les hiverneurs en étaient à regretter vraiment que le froid ne fût pas ce qu'il avait été pendant la dernière saison hivernale, quand la colonne de mercure tomba à soixante-douze degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (55° au-dessous de la glace).

Jasper Hobson résolut de ne pas tarder plus longtemps à abandonner l'île Victoria, et, dans la matinée du 22, toute la petite colonie fut prête à quitter le Fort-Espérance et l'île, maintenant confondue avec tout l'icefield, cimentée à lui, et par cela même rattachée par un champ de six cents milles au continent américain.

À onze heures et demie du matin, au milieu d'une atmosphère grisâtre, mais tranquille, qu'une magnifique aurore boréale illuminait de l'horizon au zénith, le lieutenant Hobson donna le signal du départ. Les chiens étaient attelés aux traîneaux. Trois couples de rennes domestiques avaient été attachés aux traîneaux- chariots, et l'on partit silencieusement dans la direction du cap Michel, — point où l'île proprement dite devrait être quittée pour l'icefield.

La caravane suivit d'abord la lisière de la colline boisée, à l'est du lac Barnett; mais au moment d'en dépasser la pointe, chacun se retourna pour apercevoir une dernière fois ce cap Bathurst que l'on abandonnait sans retour. Sous la clarté de l'aurore boréale se dessinaient quelques arêtes engoncées de neige, et deux ou trois lignes blanches qui délimitaient l'enceinte de la factorerie. Un empâtement blanchâtre dominant çà et là l'ensemble, une fumée qui s'échappait encore, dernière haleine d'un feu prêt à s'éteindre pour jamais, tel était le Fort- Espérance, tel était cet établissement qui avait coûté tant de travaux, tant de peines, maintenant inutiles!

«Adieu! adieu, notre pauvre maison polaire!» dit Mrs. Paulina
Barnett, en agitant une dernière fois sa main.

Et tous, avec ce suprême souvenir, reprirent tristement et silencieusement la route du retour.

À une heure, le détachement était arrivé au cap Michel, après avoir tourné l'entaille que le froid insuffisant de l'hiver n'avait pu refermer. Jusqu'alors, les difficultés du voyage n'avaient pas été grandes, car le sol de l'île Victoria présentait une surface relativement unie. Mais il en serait tout autrement sur le champ de glace. En effet, l'icefield, soumis à la pression énorme des banquises du nord, s'était sans doute hérissé d'icebergs, d'hummocks, de montagnes glacées, entre lesquelles il faudrait, et au prix des plus grands efforts, des plus extrêmes fatigues, chercher incessamment des passes praticables.

Vers le soir de cette journée, on s'était avancé de quelques milles sur le champ de glace. Il fallut organiser la couchée. À cet effet, on procéda suivant la manière des Esquimaux et des Indiens du nord de l'Amérique, en creusant des «snow-houses» dans les blocs de glace. Les couteaux à neige fonctionnèrent utilement et habilement, et à huit heures, après un souper composé de viandes sèches, tout le personnel de la factorerie s'était glissé dans ces trous, qui sont plus chauds qu'on ne serait tenté de le croire.

Mais avant de s'endormir, Mrs. Paulina Barnett avait demandé au lieutenant s'il pouvait estimer la route parcourue depuis le Fort- Espérance jusqu'à ce campement.

«Je pense que nous n'avons pas fait plus de dix milles, répondit
Jasper Hobson.

— Dix sur six cents! répondit la voyageuse! Mais à ce compte, nous mettrons trois mois à franchir la distance qui nous sépare du continent américain!

— Trois mois et peut-être davantage, madame répondit Jasper Hobson, mais nous ne pouvons aller plus vite. Nous ne voyageons plus en ce moment, comme nous le faisions, l'an dernier, sur ces plaines glacées qui séparaient le Fort-Reliance du cap Bathurst, mais bien sur un icefield, déformé, écrasé par la pression, et qui ne peut nous offrir aucune route facile! Je m'attends à rencontrer de grandes difficultés, pendant cette tentative. Puissions-nous les surmonter! En tout cas, l'important n'est pas d'arriver vite, mais d'arriver en bonne santé, et je m'estimerai heureux si pas un de mes compagnons ne manque à l'appel quand nous rentrerons au Fort-Reliance. Fasse le Ciel que, dans trois mois, nous ayons pu atterrir sur un point quelconque de la côte américaine, madame, et nous n'aurons que des actions de grâces à lui rendre!»

La nuit se passa sans accident, mais Jasper Hobson, pendant sa longue insomnie, avait cru surprendre dans ce sol sur lequel il avait organisé son campement quelques frémissements de mauvais augure, qui indiquaient un manque de cohésion dans toutes les parties de l'icefield. Il lui parut évident que l'immense champ de glace n'était pas cimenté dans toutes ses portions, d'où cette conséquence que d'énormes entailles devaient le couper en maint endroit, et c'était là une circonstance extrêmement fâcheuse, puisque cet état de choses rendait incertaine toute communication avec la terre ferme. D'ailleurs, avant son départ, le lieutenant Hobson avait fort bien observé que ni les animaux à fourrures, ni les carnassiers de l'île Victoria n'avaient abandonné les environs de la factorerie, et si ces animaux n'avaient pas été chercher pour l'hiver de moins rudes climats dans les régions méridionales, c'est qu'ils eussent rencontré sur leur route certains obstacles dont leur instinct leur indiquait l'existence. Jasper Hobson, en faisant cette tentative de rapatrier la petite colonie, en se lançant à travers le champ de glace, avait agi sagement. C'était une tentative à essayer, avant la future débâcle, quitte à échouer, quitte à revenir sur ses pas, et, en abandonnant le fort, Jasper Hobson n'avait fait que son devoir.

Le lendemain, 23 novembre, le détachement ne put pas même s'avancer de dix milles dans l'est, car les difficultés de la route devinrent extrêmes. L'icefield était horriblement convulsionné, et l'on pouvait même observer, d'après certaines strates très reconnaissables, que plusieurs bancs de glace s'étaient superposés, poussés sans doute par l'irrésistible banquise dans ce vaste entonnoir de la mer Arctique. De là des collisions de glaçons, des entassements d'icebergs, quelque chose comme une jonchée de montagnes qu'une main impuissante aurait laissé choir sur cet espace, et qui s'y seraient éparpillées en tombant.

Il était évident qu'une caravane, composée de traîneaux et d'attelages, ne pouvait passer par-dessus ces blocs, et non moins évident qu'elle ne pouvait se frayer un chemin à la hache ou au couteau à neige à travers cet encombrement. Quelques-uns de ces icebergs affectaient les formes les plus diverses, et leur entassement figurait celui d'une ville qui se serait écroulée tout entière. Bon nombre mesuraient une altitude de trois ou quatre cents pieds au-dessus du niveau de l'icefield, et à leur sommet s'étageaient d'énormes masses mal équilibrées, qui n'attendaient qu'une secousse, un choc, rien qu'une vibration de l'air pour se précipiter en avalanches.

Aussi, en tournant ces montagnes de glace, fallait-il prendre les plus grandes précautions. Ordre avait été donné, dans ces passes dangereuses, de ne point élever la voix, de ne point exciter les attelages par les claquements du fouet. Ces soins n'étaient point exagérés; la moindre imprudence aurait pu entraîner de graves catastrophes.

Mais, à tourner ces obstacles, à rechercher les passages praticables, on perdait un temps infini, on s'épuisait en fatigues et en efforts, on n'avançait guère dans la direction voulue, on faisait en détours dix milles pour n'en gagner qu'un vers l'est. Toutefois, le sol ferme ne manquait pas encore sous les pieds.

Mais le 24, ce furent d'autres obstacles, que Jasper Hobson dut justement craindre de ne pouvoir surmonter.

En effet, après avoir franchi une première banquise, qui se dressait à une vingtaine de milles de l'île Victoria, le détachement se trouva sur un champ de glace beaucoup moins accidenté, et dont les diverses pièces n'avaient point été soumises à une forte pression. Il était évident que, par suite de la direction des courants, l'effort de la banquise ne se portait pas de ce côté de l'icefield. Mais aussi, Jasper Hobson et ses compagnons ne tardèrent-ils pas à se trouver coupés par de larges et profondes crevasses qui n'étaient pas encore gelées. La température était relativement chaude, et le thermomètre n'indiquait pas en moyenne plus de trente-quatre degrés Fahrenheit (1°, 11 centigr. au-dessus de zéro). Or, l'eau salée, moins facile à la congélation que l'eau douce, ne se solidifie qu'à quelques degrés au-dessous de glace, et conséquemment la mer ne pouvait être prise. Toutes les portions durcies qui formaient la banquise et l'icefield étaient venues de latitudes plus hautes, et, en même temps, elles s'entretenaient par elles-mêmes, et se nourrissaient pour ainsi dire de leur propre froid; mais cet espace méridional de la mer Arctique n'était pas uniformément gelé, et, de plus, il tombait une pluie chaude qui apportait avec elle de nouveaux éléments de dissolution.

Ce jour-là, le détachement fut absolument arrêté devant une crevasse, pleine d'une eau tumultueuse, semée de petites glaces, - - crevasse qui ne mesurait pas plus de cent pieds de largeur, mais dont la longueur devait avoir plusieurs milles.

Pendant deux heures, on longea le bord occidental de cette entaille avec l'espérance d'en atteindre l'extrémité de manière à reprendre la direction vers l'est, mais ce fut en vain: il fallut s'arrêter. On fit donc halte et on organisa le campement.

Jasper Hobson, suivi du sergent Long, se porta en avant pendant un quart de mille, observant l'interminable crevasse, et maudissant la douceur de cet hiver qui lui faisait tant de mal.

«Il faut passer pourtant, dit le sergent Long, car nous ne pouvons demeurer en cet endroit.

— Oui, il faut passer, répondit le lieutenant Hobson, et nous passerons, soit que nous remontions au nord, soit que nous descendions au sud, puisque nous finirons évidemment par tourner cette entaille. Mais après celle-ci, d'autres se présenteront qu'il faudra tourner encore, et ce sera toujours ainsi, pendant des centaines de milles peut-être, tant que durera cette indécise et déplorable température!

— Eh bien, mon lieutenant, c'est ce qu'il faut reconnaître avant de continuer notre voyage, dit le sergent.

— Oui, il le faut, sergent Long, répondit résolument Jasper Hobson, ou nous risquerions, après avoir fait cinq ou six cents milles en détours et en crochets, de n'avoir même pas franchi la moitié de la distance qui nous sépare de la côte américaine. Oui! il faut, avant d'aller plus loin, reconnaître la surface de l'icefield, et c'est ce que je vais faire!»

Puis, sans ajouter une parole, Jasper Hobson se déshabilla, se jeta dans cette eau à demi glacée, et, vigoureux nageur, en quelques brasses il eut atteint l'autre bord de l'entaille, puis il disparut dans l'ombre au milieu des icebergs.

Quelques heures plus tard, Jasper Hobson, épuisé, rentrait au campement, où le sergent l'avait précédé. Il prit le sergent à part et lui fit connaître, ainsi qu'à Mrs. Paulina Barnett, que le champ de glace était impraticable.

«Peut-être, leur dit-il, un homme seul, à pied, sans traîneau, sans bagage, parviendrait-il à passer ainsi, une caravane ne le peut pas! Les crevasses se multiplient dans l'est, et vraiment un bateau nous serait plus utile qu'un traîneau pour rallier le continent américain!

— Eh bien, répondit le sergent Long, si un homme seul peut tenter ce passage, l'un de nous ne doit-il pas essayer de le faire et d'aller chercher des secours?

— J'ai eu la pensée de partir…, répondit Jasper Hobson.

— Vous, monsieur Jasper?

— Vous, mon lieutenant?» Ces deux réponses, faites simultanément à la proposition de Jasper Hobson, prouvèrent combien elle était inattendue et semblait inopportune! Lui, le chef de l'expédition, partir! Abandonner ceux qui lui étaient confiés, bien que ce fût pour affronter les plus grands périls, et dans leur intérêt! Non! ce n'était pas possible. Aussi Jasper Hobson n'insista pas.

«Oui, mes amis, dit-il alors, je vous comprends, je ne vous abandonnerai pas. Mais il est inutile aussi que l'un de vous veuille tenter ce passage! En vérité, il ne réussirait pas, il tomberait en route, il périrait, et plus tard, quand se dissoudrait le champ de glace, son corps n'aurait pas d'autre tombeau que le gouffre qui s'ouvre sous nos pieds! D'ailleurs, que ferait-il en admettant qu'il pût atteindre New-Arkhangel? Comment viendrait-il à notre secours? Fréterait-il un navire pour nous chercher? Soit! Mais ce navire ne pourrait passer qu'après la débâcle des glaces! Or, après la débâcle, qui peut savoir où aura été entraînée l'île Victoria, soit dans la mer polaire, soit dans la mer de Behring!

— Oui! vous avez raison, mon lieutenant, répondit le sergent Long. Restons tous ensemble, et si c'est sur un navire que nous devons nous sauver, eh bien! l'embarcation de Mac Nap est encore là, au cap Bathurst, et, du moins, nous n'aurons pas à l'attendre!»

Mrs. Paulina Barnett avait écouté sans prononcer une parole. Elle comprenait bien, elle aussi, que, puisque l'icefield n'offrait pas de passage praticable, il ne fallait plus compter que sur le bateau du charpentier et attendre courageusement la débâcle.

«Et alors, monsieur Jasper, dit-elle, votre parti?…

— Est de retourner à l'île Victoria.

— Revenons donc, et que le Ciel nous protège!» Tout le personnel de la colonie fut réuni alors, et la proposition de revenir en arrière lui fut faite.

La première impression produite par la communication du lieutenant Hobson fut mauvaise. Ces pauvres gens comptaient tant sur ce rapatriement immédiat à travers l'icefield, que leur désappointement fut presque du désespoir. Mais ils réagirent promptement et se déclarèrent prêts à obéir.

Jasper Hobson leur fit alors connaître les résultats de l'exploration qu'il venait de faire. Il leur apprit que les obstacles s'accumulaient dans l'est, qu'il était matériellement impossible de passer avec tout le matériel de la caravane, matériel absolument indispensable, cependant, à un voyage qui devait durer plusieurs mois.

«En ce moment, ajouta-t-il, nous sommes coupés de toute communication avec la côte américaine, et en continuant à nous avancer dans l'est, au prix de fatigues excessives, nous courons, de plus, le risque de ne pouvoir revenir sur nos pas vers l'île, qui est notre dernier, notre seul refuge. Or, si la débâcle nous trouvait encore sur ce champ de glace, nous serions perdus. Je ne vous ai point dissimulé la vérité, mes amis, mais je ne l'ai point aggravée. Je sais que je parle à des gens énergiques qui savent, eux, que je ne suis point homme à reculer. Je vous répète donc: nous sommes devant l'impossible!»

Ces soldats avaient une confiance absolue dans leur chef. Ils connaissaient son courage, son énergie, et quand il disait qu'on ne pouvait passer, c'est que le passage était réellement impraticable.

Le retour au Fort-Espérance fut donc décidé pour le lendemain. Ce retour se fit dans les plus tristes conditions. Le temps était affreux. De grandes rafales couraient à la surface de l'icefield. La pluie tombait à torrents. Que l'on juge de la difficulté de se diriger au milieu d'une obscurité profonde dans ce labyrinthe d'icebergs!

Le détachement n'employa pas moins de quatre jours et quatre nuits à franchir la distance qui le séparait de l'île. Plusieurs traîneaux et leurs attelages furent engloutis dans les crevasses. Mais le lieutenant Hobson, grâce à sa prudence, à son dévouement, eut le bonheur de ne pas compter une seule victime parmi ses compagnons. Mais que de fatigues, que de dangers, et quel avenir s'offrait à ces infortunés qu'un nouvel hivernage attendait sur l'île errante!

XIV.

Les mois d'hiver.

Le lieutenant Hobson et ses compagnons ne furent de retour au Fort-Espérance que le 28, et non sans d'immenses fatigues! Ils n'avaient plus à compter maintenant que sur l'embarcation, dont on ne pourrait se servir avant six mois, c'est-à-dire quand la mer serait redevenue libre.

L'hivernage commença donc. Les traîneaux furent déchargés, les provisions rentrèrent à l'office; les vêtements, les armes, les ustensiles, les fourrures, dans les magasins. Les chiens réintégrèrent leur «dog-house», et les rennes domestiques, leur étable.

Thomas Black dut s'occuper aussi de son réemménagement, et avec quel désespoir! Le malheureux astronome reporta ses instruments, ses livres, ses cahiers dans sa chambre, et, plus irrité que jamais de «cette fatalité qui s'acharnait contre lui», il resta, comme avant, absolument étranger à tout ce qui se passait dans la factorerie.

Un jour suffit à la réinstallation générale, et alors recommença cette existence des hiverneurs, existence peu accidentée et qui paraîtrait si effroyablement monotone aux habitants des grandes villes. Les travaux d'aiguille, le raccommodage des vêtements, et même l'entretien des fourrures dont une partie du précieux stock, peut-être, pourrait être sauvée, puis, l'observation du temps, la surveillance du champ de glace, enfin la lecture, telles étaient les occupations et les distractions quotidiennes. Mrs. Paulina Barnett présidait à tout, et son influence se faisait sentir en toutes choses. Si, parfois, un léger désaccord survenait entre ces soldats, rendus quelquefois difficiles par les agacements du présent et les inquiétudes de l'avenir, il se dissipait vite aux paroles de Mrs. Paulina Barnett. La voyageuse avait un grand empire sur ce petit monde et ne l'employa jamais qu'au bien commun.

Kalumah s'était de plus en plus attachée à elle. Chacun aimait d'ailleurs la jeune Esquimaude, qui se montrait douce et serviable. Mrs. Paulina Barnett avait entrepris de faire son éducation, et elle y réussissait, car son élève était vraiment intelligente et friande de savoir. Elle la perfectionna dans l'étude de la langue anglaise, et elle lui apprit à lire et à écrire. D'ailleurs, en ces matières, Kalumah trouvait dix maîtres qui se disputaient le plaisir de la former; car, de tous ces soldats, élevés dans les possessions anglaises ou en Angleterre, il n'en était pas un qui ne sût lire, écrire et compter.

La construction du bateau fut activement poussée, et il devait être entièrement bordé et ponté avant la fin du mois. Au milieu de cette obscure atmosphère, Mac Nap et ses hommes travaillaient assidûment à la lueur de résines enflammées, pendant que les autres s'occupaient du gréement dans les magasins de la factorerie. La saison, bien qu'elle fût déjà fort avancée, demeurait toujours indécise. Le froid, quelquefois très vif, ne tenait pas, — ce qu'il fallait évidemment attribuer à la permanence des vents d'ouest.

Tout le mois de décembre s'écoula dans ces conditions: des pluies et des neiges intermittentes, une température qui varia entre vingt-six et trente-quatre degrés Fahrenheit (3°, 33 centigr. au- dessous de zéro et 1°, 11 au-dessus). La dépense du combustible fut modérée, bien qu'il n'y eût aucune raison d'économiser les réserves qui étaient abondantes. Mais malheureusement, il n'en était pas ainsi du luminaire. L'huile menaçait de manquer, et Jasper Hobson dut se résoudre à ne faire allumer la lampe que pendant quelques heures de la journée. On essaya bien d'employer la graisse de renne à l'éclairage de la maison, mais l'odeur de cette matière était insoutenable, et mieux valait encore demeurer dans l'ombre. Les travaux étaient alors suspendus, et les heures, ainsi passées, semblaient bien longues!

Quelques aurores boréales et deux ou trois parasélènes aux époques de la pleine lune apparurent plusieurs fois au-dessus de l'horizon. Thomas Black avait là l'occasion d'observer ces météores avec un soin minutieux, d'obtenir des calculs précis sur leur intensité, leur coloration, leur rapport avec l'état électrique de l'atmosphère, leur influence sur l'aiguille aimantée, etc. Mais l'astronome ne quitta même pas sa chambre! C'était un esprit absolument dévoyé.

Le 30 décembre, à la clarté de la lune, on put voir que, dans tout le nord et l'est de l'île Victoria, une longue ligne circulaire d'icebergs fermait l'horizon. C'était la banquise, dont les masses glacées s'étaient élevées les unes sur les autres. On pouvait estimer que sa hauteur était comprise entre trois cents et quatre cents pieds. Cette énorme barrière cernait déjà l'île sur les deux tiers de sa circonférence environ, et il était à craindre qu'elle ne se prolongeât encore.

Le ciel fut très pur pendant la première semaine de janvier. L'année nouvelle — 1861 — avait débuté par un froid assez vif, et la colonne de mercure s'abaissa jusqu'à huit degrés Fahrenheit (13°, 33 centigr. au-dessous de zéro). C'était la plus basse température de ce singulier hiver, observée jusqu'ici. Abaissement peu considérable, en tout cas, pour une latitude si élevée.

Le lieutenant Hobson crut devoir faire encore une fois, au moyen d'observations stellaires, le relevé de l'île en latitude et en longitude, et il s'assura que l'île n'avait subi aucun déplacement.

Vers ce temps, quelque économie qu'on y eût apportée, l'huile allait manquer tout à fait. Or, le soleil ne devait pas reparaître sous cette latitude avant les premiers jours de février. C'était un laps d'un mois encore, et les hiverneurs étaient menacés de le passer dans l'obscurité la plus complète, quand, grâce à la jeune Esquimaude, l'huile nécessaire à l'alimentation des lampes put être renouvelée.

On était au 3 janvier. Kalumah était allée au pied du cap Bathurst, afin d'observer l'état des glaces. En cet endroit, ainsi que sur toute la partie septentrionale de l'île, l'icefield était plus compacte. Les glaçons dont il se composait, mieux agrégés, ne laissaient point d'intervalles liquides entre eux. La surface du champ, bien qu'extrêmement raboteuse, était partout solide. Ce qui tenait sans doute à ce que l'icefield, poussé au nord par la banquise, avait été fortement pressé entre elle et l'île Victoria.

Toutefois, la jeune Esquimaude, à défaut de crevasses, remarqua plusieurs trous circulaires, nettement découpés dans la glace, dont elle reconnut parfaitement l'usage. C'étaient des trous à phoques, c'est-à-dire que par ces ouvertures, qu'ils empêchaient de se refermer, ces amphibies, emprisonnés sous la croûte solide, venaient respirer à sa surface et chercher sous la neige les mousses du littoral.

Kalumah savait que les ours, pendant l'hiver, accroupis patiemment près de ces trous, guettent le moment où l'amphibie sort de l'eau, qu'ils le saisissent dans leurs pattes, l'étouffent et l'emportent. Elle savait aussi que les Esquimaux, non moins patients que les ours, attendent de même l'apparition de ces animaux, leur lancent un noeud coulant et s'en emparent sans trop de peine.

Or, ce que faisaient les ours et les Esquimaux, d'adroits chasseurs pouvaient bien le faire, et, puisque les trous existaient, c'est que les phoques s'en servaient. Or, ces phoques, c'était l'huile, c'était la lumière qui manquait alors à la factorerie.

Kalumah revint aussitôt au fort. Elle prévint Jasper Hobson. Celui-ci manda les chasseurs Marbre et Sabine. La jeune indigène leur fit connaître le procédé employé par les Esquimaux pour capturer les phoques pendant l'hiver, et elle leur proposa d'en essayer.

Elle n'avait pas achevé de parler que Sabine avait déjà préparé une forte corde munie d'un noeud coulant.

Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, les chasseurs, Kalumah, deux ou trois autres soldats, se rendirent au cap Bathurst, et, tandis que les femmes demeuraient sur le rivage, les hommes s'avancèrent en rampant vers les trous désignés. Chacun d'eux était muni d'une corde et se posta près d'un trou différent.

L'attente fut assez longue. Une heure se passa. Rien ne signalait l'approche des amphibies. Mais enfin, l'un des trous — celui qu'observait Marbre — bouillonna à son orifice. Une tête, armée de longues défenses, apparut. C'était la tête d'un morse. Marbre lança son noeud coulant avec adresse et serra vivement. Ses compagnons accoururent à son aide, et, non sans peine, malgré sa résistance, le gigantesque amphibie fut extrait de l'élément liquide et entraîné sur la glace. Là, quelques coups de hache l'abattirent.

C'était un succès. Les hôtes du Fort-Espérance prirent goût à cette pêche d'un nouveau genre. D'autres morses furent ainsi capturés. Ils fournirent une huile abondante — huile animale, il est vrai, et non végétale —, mais elle suffit à l'entretien des lampes, et la lumière ne fit plus défaut aux travailleurs et aux travailleuses de la salle commune.

Cependant, le froid ne s'accentuait pas. La température demeurait supportable. Si les hiverneurs eussent été sur le solide terrain du continent, ils n'auraient eu qu'à se féliciter de passer l'hiver dans ces conditions. Ils étaient, d'ailleurs, abrités par la haute banquise contre les brises du nord et de l'ouest, et n'en ressentaient pas l'influence. Le mois de janvier s'avançait, et le thermomètre ne marquait encore que quelques degrés au-dessous de glace.

Mais précisément, la douceur de la température avait dû avoir et avait eu pour résultat de ne point solidifier entièrement la mer autour de l'île Victoria. Il était même évident que l'icefield n'était pas pris dans toute son étendue, et que des entailles, plus ou moins importantes, le rendaient impraticable, puisque ni les ruminants, ni les animaux à fourrure n'avaient abandonné l'île. Ces quadrupèdes s'étaient familiarisés, apprivoisés à un point qu'on ne saurait croire, et ils semblaient faire partie de la ménagerie domestique du fort.

Suivant les prescriptions du lieutenant Hobson, on respectait ces animaux, qu'il eût été absolument inutile de tuer. On n'abattait les rennes que pour se procurer de la venaison fraîche et renouveler l'ordinaire. Mais les hermines, les martres, les lynx, les rats musqués, les castors, les renards, qui fréquentaient sans crainte les environs du fort, furent laissés tranquilles. Quelques-uns même pénétraient dans l'enceinte, et on se gardait bien de les en chasser. Les martres et les renards étaient magnifiques avec leur fourrure d'hiver, et quelques-uns valaient un haut prix. Ces rongeurs, grâce à la douceur de la température, trouvaient aisément une nourriture végétale sous la neige molle et peu épaisse, et ils ne vivaient point sur les réserves de la factorerie.

On attendait donc la fin de l'hiver, non sans appréhension, dans une existence extrêmement monotone, que Mrs. Paulina Barnett cherchait à varier par tous les moyens possibles.

Un seul incident marqua assez tristement ce mois de janvier. Le 7, l'enfant du charpentier Mac Nap fut pris d'une fièvre assez forte. Des maux de tête très violents, une soif ardente, des alternatives de frisson et de chaleur, eurent bientôt mis le pauvre petit être en un triste état. Que l'on juge du désespoir de sa mère, de maître Mac Nap, de leurs amis! On ne savait que faire, car on ignorait la nature de la maladie, mais sur le conseil de Madge, qui ne perdit point la tête et qui s'y connaissait un peu, le mal fut combattu par des tisanes rafraîchissantes et des cataplasmes. Kalumah se multipliait, et passait les jours et les nuits près de l'enfant, sans qu'on pût lui faire prendre un instant de repos.

Mais vers le troisième jour, on n'eut plus de doute sur la nature de la maladie. Une éruption caractéristique couvrit le corps du bébé. C'était une scarlatine d'espèce maligne, qui devait nécessairement amener une inflammation interne.

Il est rare que des enfants d'un an soient frappés de ce mal redoutable et avec cette violence, mais enfin cela arrive quelquefois. La pharmacie du fort était malheureusement assez incomplète. Toutefois, Madge, qui avait soigné plusieurs cas de scarlatine, connaissait l'efficacité de la teinture de belladone. Elle en administra chaque jour une ou deux gouttes au petit malade, et l'on prit les plus extrêmes précautions pour qu'il ne subît pas le contact de l'air.

L'enfant avait été transporté dans la chambre qu'occupaient son père et sa mère. Bientôt, l'éruption fut dans toute sa force, et de petits points rouges se manifestèrent sur sa langue, sur ses lèvres, et même sur le globe de l'oeil. Mais deux jours après, les taches de la peau prirent une teinte violette, puis blanche, et elles tombèrent en squames.

C'est alors qu'il fallut redoubler de prudence et combattre l'inflammation interne qui dénotait la malignité de la maladie. Rien ne fut négligé, et l'on peut dire que ce petit être fut admirablement soigné. Ainsi, vers le 20 janvier, douze jours après l'invasion du mal, on put concevoir le légitime espoir de le sauver.

Ce fut une joie dans la factorerie. Ce bébé, c'était l'enfant du fort, l'enfant de troupe, l'enfant du régiment! Il était né sous ce rude climat, au milieu de ces braves gens. Ils l'avaient nommé Michel-Espérance, et ils le regardaient, parmi tant d'épreuves, comme un talisman que le ciel ne voudrait pas leur enlever. Quant à Kalumah, on peut croire qu'elle serait morte de la mort de cet enfant; mais le petit Michel revint peu à peu à la santé, et il sembla qu'il ramenait l'espoir avec lui.

On était arrivé ainsi, au milieu de tant d'inquiétudes, au 23 janvier. La situation de l'île Victoria ne s'était modifiée en aucune façon. L'interminable nuit couvrait encore la mer polaire. Pendant quelques jours, une neige abondante tomba et s'entassa sur le sol de l'île et sur le champ de glace à une hauteur de deux pieds.

Le 27, le fort reçut une visite assez inattendue. Les soldats Belcher et Pen, qui veillaient sur le front de l'enceinte, aperçurent, dans la matinée, un ours gigantesque qui se dirigeait tranquillement du côté du fort. Ils rentrèrent dans la salle commune, et signalèrent à Mrs. Paulina Barnett la présence du redoutable carnassier.

«Ce ne peut être que notre ours!» dit Mrs. Paulina Barnett à Jasper Hobson, et tous les deux, suivis du sergent, de Sabine et de quelques soldats armés de fusil, ils gagnèrent la poterne.

L'ours était à deux cents pas et marchait tranquillement, sans hésitation, comme s'il eût eu un plan bien arrêté.

«Je le reconnais, s'écria Mrs. Paulina Barnett. C'est ton ours,
Kalumah, c'est ton sauveur!

— Oh! ne tuez pas mon ours! s'écria la jeune indigène.

— On ne le tuera pas, répondit le lieutenant Hobson. Mes amis, ne lui faites aucun mal, et il est probable qu'il s'en ira comme il est venu.

— Mais s'il veut pénétrer dans l'enceinte… dit le sergent Long, qui croyait peu aux bons sentiments des ours polaires.

— Laissez-le entrer, sergent, répondit Mrs. Paulina Barnett. Cet animal-là a perdu toute férocité. Il est prisonnier comme nous, et, vous le savez, les prisonniers…

— Ne se mangent pas entre eux! dit Jasper Hobson, cela est vrai, madame, à la condition, toutefois, qu'ils soient de la même espèce. Mais enfin, on épargnera celui-ci, à votre recommandation. Nous ne nous défendrons que s'il nous attaque. Cependant, je crois prudent de rentrer dans la maison. Il ne faut pas donner de tentations trop fortes à ce carnassier!»

Le conseil était bon. Chacun rentra. On ferma les portes, mais les contrevents des fenêtres ne furent point rabattus.

On put donc, à travers les vitres, suivre les manoeuvres du visiteur. L'ours, arrivé à la poterne, qui avait été laissée ouverte, repoussa doucement la porte, passa sa tête, examina l'intérieur de la cour, et entra. Arrivé au milieu de l'enceinte, il examina les constructions qui l'entouraient, se dirigea vers l'étable et le chenil, écouta un instant les grognements des chiens qui l'avaient senti, le bramement des rennes qui n'étaient point rassurés, continua son inspection en suivant le périmètre de la palissade, arriva près de la maison principale, et vint enfin appuyer sa grosse tête contre une des fenêtres de la grande salle.

Pour être franc, tout le monde recula, quelques soldats saisirent leurs fusils, et Jasper Hobson commença à craindre d'avoir laissé la plaisanterie aller trop loin.

Mais Kalumah vint placer sa douce figure sur la vitre fragile. L'ours parut la reconnaître — ce fut, du moins, l'avis de l'Esquimaude —, et, satisfait sans doute, après avoir poussé un bon grognement, il se recula, reprit le chemin de la poterne, puis, ainsi que l'avait dit Jasper Hobson, il s'en alla comme il était venu.

Tel fut l'incident dans toute sa simplicité, incident qui ne se renouvela pas, et les choses reprirent leur cours ordinaire.

Cependant, la guérison du petit enfant marchait bien, et, dans les derniers jours du mois, il avait déjà repris ses bonnes joues et son regard éveillé.

Le 3 février, vers midi, une teinte pâle nuança pendant une heure l'horizon du sud. Un disque jaunâtre se montra un instant. C'était l'astre radieux qui reparaissait pour la première fois, après la longue nuit polaire.

XV.

Une dernière exploration.

À dater de cette époque, le soleil s'éleva chaque jour et de plus en plus au-dessus de l'horizon. Mais si la nuit s'interrompait pendant quelques heures, le froid s'accrut, ainsi qu'il arrive fréquemment au mois de février, et le thermomètre marqua un degré Fahrenheit (17° centigr. au-dessous de zéro). C'était la plus basse température qu'il devait indiquer pendant ce singulier hiver.

«À quelle époque se fait la débâcle dans ces mers? demanda un jour la voyageuse à Jasper Hobson.

— Dans les années moyennes, madame, répondit le lieutenant, la rupture des glaces ne s'opère pas avant les premiers jours de mai, mais l'hiver a été si doux que, si de nouveaux froids très intenses ne se produisent pas, la débâcle pourrait bien se faire au commencement d'avril, du moins je le suppose.

— Ainsi, nous aurions encore deux mois à attendre? demanda Mrs.
Paulina Barnett.

— Oui, deux mois, madame, répondit Jasper Hobson, car il sera prudent de ne pas hasarder trop prématurément notre embarcation au milieu des glaces, et je pense que toutes les chances de réussite seront pour nous, surtout si nous pouvons attendre le moment où l'île sera engagée dans la partie la plus resserrée du détroit de Behring, qui ne mesure pas plus de cent milles de largeur.

— Que dites-vous là, monsieur Jasper? répondit Mrs. Paulina Barnett, assez surprise de la réponse du lieutenant. Oubliez-vous donc que c'est le courant du Kamtchatka, le courant du nord qui nous a reportés où nous sommes, et qu'à l'époque de la débâcle, il pourrait bien nous reprendre et nous reporter plus loin encore?

— Je ne le pense pas, madame, répondit le lieutenant Hobson, et j'ose même assurer que cela ne sera pas. La débâcle se fait toujours du nord au sud, soit que le courant du Kamtchatka se renverse, soit que les glaces prennent le courant de Behring, soit enfin pour toute autre raison qui m'échappe. Mais, invariablement, les icebergs dérivent vers le Pacifique, et c'est là qu'ils vont se dissoudre dans les eaux plus chaudes. Interrogez Kalumah. Elle connaît ces parages, et elle vous dira, comme moi, que la débâcle des glaces se fait du nord au sud.»

Kalumah, interrogée, confirma les paroles du lieutenant. Il paraissait donc probable que l'île, entraînée dans les premiers jours d'avril, serait charriée au sud comme un immense glaçon, c'est-à-dire dans la partie la plus étroite du détroit de Behring, fréquentée, pendant l'été, par les pêcheurs de New-Arkhangel, les pilotes et les pratiques de la côte. Mais en tenant compte de tous les retards possibles et, par conséquent, du temps que l'île mettrait à redescendre vers le sud, on ne pouvait espérer de prendre pied sur le continent avant le mois de mai. Au surplus, bien que le froid n'eût pas été intense, l'île Victoria s'était certainement consolidée, en ce sens que l'épaisseur de sa base de glace avait dû s'accroître, et l'on devait compter qu'elle résisterait pendant plusieurs mois encore.

Les hiverneurs devaient donc s'armer de patience et attendre, toujours attendre!

La convalescence du petit enfant se faisait bien. Le 20 février, il sortit pour la première fois, après quarante jours de maladie. On entend par là qu'il passa de sa chambre dans la grande salle, où les caresses ne lui furent pas épargnées. Sa mère, qui avait eu l'intention de le sevrer à un an, continua de le nourrir, sur le conseil de Madge, et le lait maternel, mêlé, quelquefois de lait de renne, lui rendit promptement ses forces. Il trouva mille petits jouets que ses amis, les soldats, avaient fabriqués pendant sa maladie, et l'on s'imagine aisément s'il fut le plus heureux bébé du monde.

La dernière semaine du mois de février fut extrêmement pluvieuse et neigeuse. Il ventait un grand vent de nord-ouest. Pendant quelques jours même, la température s'abaissa assez pour que la neige tombât abondamment. Mais la bourrasque n'en fut pas moins violente. Du côté du cap Bathurst et de la banquise, les bruits de la tempête étaient assourdissants. Les icebergs entrechoqués s'écroulaient avec un bruit comparable aux roulements du tonnerre. Il se faisait une pression dans les glaces du nord qui s'accumulaient sur le littoral de l'île. On pouvait craindre que le cap lui-même — qui n'était après tout qu'une sorte d'iceberg, coiffé de terre et de sable —, ne fût jeté à bas. Quelques gros glaçons, malgré leur poids, furent chassés jusqu'au pied même de l'enceinte palissadée. Très heureusement pour la factorerie, le cap tint bon et préserva ses bâtiments d'un écrasement complet.

On comprend bien que la position de l'île Victoria, à l'ouvert d'un détroit resserré, vers lequel s'accumulaient les glaces, était excessivement périlleuse. Elle pouvait être balayée par une sorte d'avalanche horizontale, si l'on peut s'exprimer ainsi, être écrasée par les glaçons poussés du large, avant même de s'abîmer dans les flots. C'était un nouveau danger, ajouté à tant d'autres. Mrs. Paulina Barnett, voyant la force prodigieuse de la poussée du large, et l'irrésistible violence avec laquelle ces blocs s'entassaient, comprit bien quel nouveau péril menacerait l'île à la débâcle prochaine. Elle en parla plusieurs fois au lieutenant Hobson, et celui-ci secoua la tête en homme qui n'a pas de réponse à faire.

La bourrasque tomba complètement vers les premiers jours de mars, et l'on put voir alors combien l'aspect du champ s'était modifié. Il semblait, en effet, que, par une sorte de glissement à la surface de l'icefield, la banquise se fût rapprochée de l'île Victoria. En de certains points, elle n'en était pas distante de plus de deux milles, et se comportait comme les glaciers qui se déplacent, avec cette différence qu'elle marchait, tandis que ceux-ci descendent. Entre la haute barrière et le littoral, le sol, ou plutôt le champ de glace, affreusement convulsionné, hérissé d'hummocks, d'aiguilles rompues, de tronçons renversés, de pyramidions culbutés, houleux comme une mer qui se fût subitement figée au plus fort d'une tempête, n'était plus reconnaissable. On eût dit les ruines d'une ville immense, dont pas un monument ne serait resté debout. Seule, la haute banquise, étrangement profilée, découpant sur le ciel ses cônes, ses ballons, ses crêtes fantaisistes, ses pics aigus, se tenait solidement, et encadrait superbement ce fouillis pittoresque.

À cette date, l'embarcation fut entièrement terminée. Cette chaloupe était de forme un peu grossière, comme on devait s'y attendre, mais elle faisait honneur à Mac Nap, et, avec son avant en forme de galiote, elle devait mieux résister au choc des glaces. On eût dit une de ces barques hollandaises qui s'aventurent dans les mers du Nord. Son gréement, qui était achevé, se composait, comme celui d'un cutter, d'une brigantine et d'un foc, supportés sur un seul mât. Les toiles à tente de la factorerie avaient été utilisées pour la voilure.

Ce bateau pouvait facilement contenir le personnel de l'île Victoria, et il était évident que si, comme on pouvait l'espérer, l'île s'engageait dans le détroit de Behring, il pourrait aisément franchir même la plus grande distance qui pût le séparer alors de la côte américaine. Il n'y avait donc plus qu'à attendre la débâcle des glaces.

Le lieutenant Hobson eut alors l'idée d'entreprendre une assez longue excursion au sud-est, dans le but de reconnaître l'état de l'icefield, d'observer s'il présentait des symptômes de prochaine dissolution, d'examiner la banquise elle-même, de voir enfin si, dans l'état actuel de la mer, tout passage vers le continent américain était encore obstrué. Bien des incidents, bien des hasards pouvaient se produire avant que la rupture des glaces eût rendu la mer libre, et opérer une reconnaissance du champ de glace était un acte de prudence.

L'expédition fut donc résolue, et le départ fixé au 7 mars. La petite troupe se composa du lieutenant Hobson, de la voyageuse, de Kalumah, de Marbre et de Sabine. Il était convenu que, si la route était praticable, on chercherait un passage à travers la banquise, mais qu'en tout cas, Mrs. Paulina Barnett et ses compagnons ne prolongeraient pas leur absence au-delà de quarante-huit heures.

Les vivres furent donc préparés, et le détachement, bien armé, à tout hasard, quitta le Fort-Espérance dans la matinée du 7 mars et se dirigea vers le cap Michel.

Le thermomètre marquait alors trente-deux degrés Fahrenheit (0 centigr.). L'atmosphère était légèrement brumeuse, mais calme. Le soleil décrivait son arc diurne pendant sept ou huit heures déjà au-dessus de l'horizon, et ses rayons obliques projetaient une clarté suffisante sur tout le massif des glaces.

À neuf heures, après une courte halte, le lieutenant Hobson et ses compagnons descendaient le talus du cap Michel et s'avançaient sur le champ dans la direction du sud-est. De ce côté, la banquise ne s'élevait pas à trois milles du cap.

La marche fut assez lente, on le pense bien. À tout moment, il fallait tourner, soit une crevasse profonde, soit un infranchissable hummock. Aucun traîneau n'aurait évidemment pu s'aventurer sur cette route raboteuse. Ce n'était qu'un amoncellement de blocs de toute taille et de toutes formes, dont quelques-uns ne se tenaient que par un miracle d'équilibre. D'autres étaient tombés récemment, ainsi qu'on le voyait à leurs cassures nettes, à leurs angles affilés comme des lames. Mais, au milieu de ces éboulis, pas une trace qui annonçât le passage d'un homme ou d'un animal! Nul être vivant dans ces solitudes, que les oiseaux avaient eux-mêmes abandonnées!

Mrs. Paulina Barnett se demandait, non sans étonnement, comment, si on était parti en décembre, on aurait pu franchir cet icefield bouleversé, mais le lieutenant Hobson lui fit observer qu'à cette époque le champ de glace ne présentait pas cet aspect. L'énorme pression, provoquée par la banquise, ne s'était pas alors produite, et on aurait trouvé un champ relativement uni. Le seul obstacle avait donc été dans le défaut de solidification, et non ailleurs. Le passage était impraticable, il est vrai, par suite des aspérités de l'icefield; mais au commencement de l'hiver, ces aspérités n'existaient pas.

Cependant, on s'approchait de la haute barrière. Presque toujours, Kalumah précédait la petite troupe. La vive et légère indigène, comme un chamois dans les roches alpestres, marchait d'un pied sûr au milieu des glaçons. C'était merveille de la voir courir ainsi, sans une hésitation, sans une erreur, et suivre, d'instinct pour ainsi dire, le meilleur passage dans ce labyrinthe d'icebergs. Elle allait, venait, appelait, et on pouvait la suivre de confiance.

Vers midi, la vaste base de la banquise était atteinte, mais on n'avait pas mis moins de trois heures à faire trois milles.

Quelle imposante masse que cette barrière de glaces, dont certains sommets s'élevaient à plus de quatre cents pieds au-dessus de l'icefield! Les strates qui la formaient se dessinaient nettement. Des teintes diverses, des nuances d'une extrême délicatesse en coloraient les parois glacées. On la voyait par longues places, tantôt irisée, tantôt jaspée, et partout niellée d'arabesques ou piquetée de paillettes lumineuses. Aucune falaise, si étrangement découpée qu'elle eût été, n'aurait pu donner une idée de cette banquise, opaque en un endroit, diaphane en un autre, et sur laquelle la lumière et l'ombre produisaient les jeux les plus étonnants.

Mais il fallait bien se garder de trop approcher ces masses sourcilleuses, dont la solidité était fort problématique. Les déchirements et les fracas étaient fréquents à l'intérieur. Il se faisait là un travail de désagrégation formidable. Les bulles d'air, emprisonnées dans la masse, poussaient à sa destruction, et l'on sentait bien tout ce qu'avait de fragile cet édifice élevé par le froid, qui ne survivrait pas à l'hiver arctique, et qui se résoudrait en eau sous les rayons du soleil. Il y avait là de quoi alimenter de véritables rivières!

Le lieutenant Hobson avait dû prémunir ses compagnons contre le danger des avalanches, qui à chaque instant découronnaient le sommet de la banquise. Aussi la petite troupe n'en longeait-elle la base qu'à une certaine distance. Et on eut raison d'agir prudemment, car, vers deux heures, à l'angle d'une vallée que Mrs. Paulina Barnett et ses compagnons se disposaient à traverser, un bloc énorme, pesant plus de cent tonnes, se détacha du sommet de la barrière de glace et tomba sur l'icefield avec un épouvantable fracas. Le champ creva sous le choc et l'eau fut projetée à une grande hauteur. Fort heureusement, personne ne fut atteint par les fragments du bloc, qui éclata comme une bombe.

Depuis deux heures jusqu'à cinq, on suivit une vallée étroite, sinueuse, qui s'enfonçait dans la banquise. La traversait-elle dans toute sa largeur? C'est ce que l'on ne pouvait savoir. La structure intérieure de la haute barrière put être ainsi examinée. Les blocs qui la composaient étaient rangés avec une plus grande symétrie que sur son revêtement extérieur. En plusieurs endroits apparaissaient des troncs d'arbres, engagés dans la masse, arbres non d'essence polaire, mais d'essence tropicale. Venus évidemment par le courant du Gulf-Stream jusqu'aux régions arctiques, ils avaient été repris par les glaces et retourneraient à l'Océan avec elles. On vit aussi quelques épaves, des restes de carènes et des membrures de bâtiments.

Vers cinq heures, l'obscurité, déjà assez grande, arrêta l'exploration. On avait fait deux milles environ dans la vallée, très encombrée et peu praticable, mais ses sinuosités empêchaient d'évaluer le chemin parcouru en droite ligne.

Jasper Hobson donna alors le signal de halte. En une demi-heure, Marbre et Sabine, armés de couteaux à neige, eurent creusé une grotte dans le massif. La petite troupe s'y blottit, soupa, et, la fatigue aidant, s'endormit presque aussitôt.

Le lendemain, tout le monde était sur pied à huit heures, et Jasper Hobson reprenait le chemin de la vallée pendant un mille encore, afin de reconnaître si elle ne traversait pas la banquise dans toute sa largeur. D'après la situation du soleil, sa direction, après avoir été vers le nord-est, semblait se rabattre vers le sud-est.

À onze heures, le lieutenant Hobson et ses compagnons débouchaient sur le revers opposé de la banquise. Ainsi donc, on n'en pouvait douter, le passage existait.

Toute cette partie orientale de l'icefield présentait le même aspect que sa portion occidentale. Même fouillis de glaces, même hérissement de blocs. Les icebergs et les hummocks s'étendaient à perte de vue, séparés par quelques parties planes, mais étroites, et coupés de nombreuses crevasses dont les bords étaient déjà en décomposition. C'était aussi la même solitude, le même désert, le même abandonnement. Pas un animal, pas un oiseau.

Mrs. Paulina Barnett, montée au sommet d'un hummock, resta pendant une heure à considérer ce paysage polaire, si triste au regard. Elle songeait, malgré elle, à ce départ qui avait été tenté cinq mois auparavant. Elle se représentait tout le personnel de la factorerie, toute cette misérable caravane, perdue dans la nuit, au milieu de ces solitudes glacées, et cherchant, parmi tant d'obstacles et tant de périls, à gagner le continent américain.

Le lieutenant Hobson l'arracha enfin à ses rêveries.

«Madame, lui dit-il, voilà plus de vingt-quatre heures que nous avons quitté le fort. Nous connaissons maintenant quelle est l'épaisseur de la banquise; et puisque nous avons promis de ne pas prolonger notre absence au-delà de quarante-huit heures, je crois qu'il est temps de revenir sur nos pas.»

Mrs. Paulina Barnett se rendit à cette observation. Le but de l'exploration avait été atteint. La banquise n'offrait qu'une épaisseur médiocre, et elle se dissoudrait assez promptement, sans doute, pour livrer immédiatement passage au bateau de Mac Nap, après la débâcle des glaces. Il ne restait donc plus qu'à revenir, car le temps pouvait changer, et des tourbillons de neige eussent rendu peu praticable la vallée transversale.

On déjeuna, et on repartit vers une heure après midi. À cinq heures, on campait comme la veille dans une hutte de glace, la nuit s'y passait sans accident, et le lendemain, 9 mars, le lieutenant Hobson donnait à huit heures du matin le signal du départ.

Le temps était beau. Le soleil qui se levait dominait déjà la banquise et lançait quelques rayons à travers la vallée. Jasper Hobson et ses compagnons lui tournaient le dos, puisqu'ils marchaient vers l'ouest, mais leurs yeux saisissaient l'éclat des rayons réverbérés par les parois de glace, qui s'entrecroisaient devant eux.

Mrs. Paulina Barnett et Kalumah marchaient un peu en arrière, causant, observant, et suivant les étroits passages indiqués par Sabine et Marbre. On espérait bien avoir retraversé la banquise pour midi, et franchi les trois milles qui la séparaient de l'île Victoria avant une ou deux heures. De cette façon, les excursionnistes seraient de retour au fort avec le coucher du soleil. Ce seraient quelques heures de retard, mais dont leurs compagnons n'auraient pas à s'inquiéter sérieusement.

On comptait sans un incident, que certainement aucune perspicacité humaine ne pouvait prévoir.

Il était dix heures environ, quand Marbre et Sabine, qui marchaient à vingt pas en avant, s'arrêtèrent. Ils semblaient discuter. Le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et la jeune indigène les ayant rejoints, virent que Sabine, tenant sa boussole à la main, la montrait à son compagnon, qui la considérait d'un air étonné.

«Voilà une chose bizarre! s'écria-t-il, en s'adressant à Jasper Hobson. Me direz-vous, mon lieutenant, de quel côté est située notre île par rapport à la banquise? Est-ce à l'est ou à l'ouest?

— À l'ouest, répondit Jasper Hobson, assez surpris de cette question, vous le savez bien, Marbre.

— Je le sais bien!… je le sais bien!… répondit Marbre, en hochant la tête. Mais alors, si c'est à l'ouest, nous faisons fausse route et nous nous éloignons de l'île!

— Comment! nous nous en éloignons! dit le lieutenant, très étonné du ton affirmatif du chasseur.

— Sans doute, mon lieutenant, répondit Marbre, consultez la boussole, et que je perde mon nom, si elle n'indique pas que nous marchons vers l'est et non vers l'ouest!

— Ce n'est pas possible! dit la voyageuse.

— Regardez, madame», répondit Sabine. En effet, l'aiguille aimantée marquait le nord dans une direction absolument opposée à celle que l'on supposait. Jasper Hobson réfléchit et ne répondit pas.

«Il faut que nous nous soyons trompés ce matin en quittant notre maison de glace, dit Sabine. Nous aurons pris à gauche au lieu de prendre à droite.

— Non! s'écria Mrs. Paulina Barnett, ce n'est pas possible! Nous ne nous sommes pas trompés!

— Mais… dit Marbre.

— Mais, répondit Mrs. Paulina Barnett, voyez le soleil! Est-ce qu'il ne se lève plus dans l'est, à présent? Or, comme nous lui avons toujours tourné le dos depuis ce matin, et que nous le lui tournons encore, il est manifeste que nous marchons vers l'ouest. Donc, comme l'île est à l'ouest, nous la retrouverons en débouchant de la vallée sur la partie occidentale de la banquise.»

Marbre, stupéfait de cet argument auquel il ne pouvait répondre, se croisa les bras.

«Soit, dit Sabine, mais alors la boussole et le soleil sont en contradiction complète?

— Oui, en ce moment du moins, répondit Jasper Hobson, et cela ne tient uniquement qu'à ceci: c'est que sous les hautes latitudes boréales, et dans les parages qui avoisinent le pôle magnétique, il arrive quelquefois que les boussoles sont affolées, et que leurs aiguilles donnent des indications absolument fausses.

— Bon, dit Marbre, il faut donc poursuivre notre route en continuant de tourner le dos au soleil?

— Sans aucun doute, répondit le lieutenant Hobson. Il me semble qu'entre la boussole et le soleil, il n'y a pas à hésiter. Le soleil ne se dérange pas, lui!»

La marche fut reprise, les marcheurs ayant le soleil derrière eux, et il est certain qu'aux arguments de Jasper Hobson, arguments tirés de la position de l'astre radieux, il n'y avait rien à objecter.

La petite troupe s'avança donc dans la vallée, mais pendant un temps plus long qu'elle ne le supposait. Jasper Hobson comptait avoir traversé la banquise avant midi, et il était plus de deux heures, quand il se trouva enfin au débouché de l'étroit passage.

Ce retard, assez bizarre, n'avait pas laissé de l'inquiéter, mais que l'on juge de sa stupéfaction profonde et de celle de ses compagnons, quand, en prenant pied sur le champ de glace, à la base de la banquise, ils n'aperçurent plus l'île Victoria qu'ils auraient dû avoir en face d'eux!

Non! l'île, fort reconnaissable de ce côté, grâce aux arbres qui couronnaient le cap Michel, n'était plus là! À sa place s'étendait un immense champ de glace, sur lequel les rayons solaires, passant par-dessus la banquise, s'étendaient à perte de vue!

Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Kalumah, les deux chasseurs regardaient et se regardaient.

«L'île devrait être là! s'écria Sabine.

— Et elle n'y est plus! répondit Marbre. Ah ça! mon lieutenant, qu'est-elle devenue?» Mrs. Paulina Barnett, abasourdie, ne savait que répondre. Jasper Hobson ne prononçait pas une parole.

En ce moment, Kalumah s'approcha du lieutenant Hobson, lui toucha le bras et dit:

«Nous nous sommes égarés dans la vallée, nous l'avons remontée au lieu de la descendre, et nous nous retrouvons à l'endroit où nous étions hier, après avoir traversé pour la première fois la banquise. Venez, venez!»

Et machinalement, pour ainsi dire, le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Marbre, Sabine, se fiant à l'instinct de la jeune indigène, se laissèrent emmener, et s'engagèrent de nouveau dans l'étroit passage, en revenant sur leurs pas. Et pourtant les apparences étaient contre Kalumah, à consulter la position du soleil!

Mais Kalumah ne s'était pas expliquée, et se contentait de murmurer en marchant:

«Marchons! vite! vite!»

Le lieutenant, la voyageuse et leurs compagnons étaient donc exténués et se traînaient à peine, quand, la nuit venue, après trois heures de route, ils se retrouvèrent de l'autre côté de la banquise. L'obscurité les empêchait de voir si l'île était là, mais ils ne restèrent pas longtemps dans l'incertitude.

En effet, à quelques centaines de pas, sur le champ de glace, des résines embrasées se promenaient en tous sens et des coups de fusil éclataient dans l'air. On appelait.

À cet appel, la petite troupe répondit, et fut bientôt rejointe par le sergent Long, Thomas Black, que l'inquiétude sur le sort de ses amis avait enfin tiré de sa torpeur, et d'autres encore, qui accoururent au-devant d'eux. Et, en vérité, ces pauvres gens avaient été bien inquiets, car ils avaient lieu de supposer — ce qui était vrai d'ailleurs, — que Jasper Hobson et ses compagnons s'étaient égarés en voulant regagner l'île.

Et pourquoi devaient-ils penser ainsi, eux qui étaient restés au Fort-Espérance? Pourquoi devaient-ils croire que le lieutenant et sa petite troupe s'égarerait au retour?

C'est que, depuis vingt-quatre heures, l'immense champ de glace et l'île avec lui s'étaient déplacés, et avaient fait un demi-tour sur eux-mêmes. C'est que, par suite de ce déplacement, ce n'était plus à l'ouest, mais à l'est de la banquise qu'il fallait désormais chercher l'île errante!

XVI.

La débâcle.

Deux heures après, tous étaient rentrés au Fort-Espérance. Et le lendemain, 10 mars, le soleil illumina d'abord cette partie du littoral qui formait autrefois la portion occidentale de l'île. Le cap Bathurst, au lieu de pointer au nord, pointait au sud. La jeune Kalumah, à laquelle ce phénomène était connu, avait eu raison, et si le soleil ne s'était pas trompé, la boussole, du moins, n'avait pas eu tort!

Ainsi donc, l'orientation de l'île Victoria était encore une fois changée et plus complètement. Depuis le moment où elle s'était détachée de la terre américaine, l'île avait fait un demi-tour sur elle-même, et non seulement l'île, mais aussi l'immense icefield qui l'emprisonnait. Ce déplacement sur son centre prouvait que le champ de glace ne se reliait plus au continent, qu'il s'était détaché du littoral, et, conséquemment, que la débâcle ne pouvait tarder à se produire.

«En tout cas, dit le lieutenant Hobson à Mrs. Paulina Barnett, ce changement de front ne peut que nous être favorable. Le cap Bathurst et le Fort-Espérance se sont tournés vers le sud-est, c'est-à-dire vers le point qui se rapproche le plus du continent, et maintenant la banquise, qui n'eût laissé qu'un étroit et difficile passage à notre embarcation, ne s'élève plus entre l'Amérique et nous.

— Ainsi, tout est pour le mieux? demanda Mrs. Paulina Barnett, en souriant.

— Tout est pour le mieux, madame», répondit Jasper Hobson, qui avait justement apprécié les conséquences du changement d'orientation de l'île Victoria.

Du 10 au 21 mars, aucun incident ne se produisit, mais on pouvait déjà pressentir les approches de la saison nouvelle. La température se maintenait entre quarante-trois et cinquante degrés Fahrenheit (6° et 10° centigr. au-dessus de zéro). Sous l'influence du dégel, la rupture des glaces tendait à se faire subitement. De nouvelles crevasses s'ouvraient, et l'eau libre se projetait à la surface du champ. Suivant l'expression pittoresque des baleiniers, ces crevasses étaient autant de blessures par lesquelles l'icefield «saignait». Le fracas des glaçons qui se brisaient était comparable alors à des détonations d'artillerie. Une pluie assez chaude, qui tomba pendant plusieurs jours, ne pouvait manquer d'activer la dissolution de la surface solidifiée de la mer.

Les oiseaux qui avaient abandonné l'île errante au commencement de l'hiver revinrent en grand nombre, ptarmigans, guillemots, puffins, canards, etc. Marbre et Sabine en tuèrent un certain nombre, dont quelques-uns portaient encore au cou le billet que le lieutenant et la voyageuse leur avaient confié quelques mois auparavant. Des bandes de cygnes blancs reparurent aussi et firent retentir les airs du son de leur éclatante trompette. Quant aux quadrupèdes, rongeurs et carnassiers, ils continuaient de fréquenter, suivant leur habitude, les environs de la factorerie, comme de véritables animaux domestiques.

Presque chaque jour, toutes les fois que l'état du ciel le permettait, le lieutenant Hobson prenait hauteur. Quelquefois même, Mrs. Paulina Barnett, devenue fort habile au maniement du sextant, l'aidait ou le remplaçait même dans ses observations. Il était très important, en effet, de constater les moindres changements qui se seraient effectués en latitude ou en longitude dans la position de l'île. La grave question des deux courants était toujours pendante, et de savoir si, après la débâcle, on serait emporté au sud ou au nord, voilà ce qui préoccupait par- dessus tout Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett.

Il faut dire que cette vaillante femme montrait en tout et toujours une énergie supérieure à son sexe. Ses compagnons la voyaient chaque jour, bravant les fatigues, le mauvais temps, sous la pluie, sous la neige, opérant une reconnaissance de quelque partie de l'île, s'aventurant à travers l'icefield à demi décomposé; puis, à son retour, réglant la vie intérieure de la factorerie, prodiguant ses soins et ses conseils, et toujours activement secondée par sa fidèle Madge.

Mrs. Paulina Barnett avait courageusement envisagé l'avenir, et des craintes qui l'assaillaient parfois, de certains pressentiments que son esprit ne pouvait dissiper, elle ne laissait jamais rien paraître. C'était toujours la femme confiante, encourageante que l'on connaît, et personne n'aurait pu deviner sous son humeur égale les vives préoccupations dont elle ne pouvait être exempte. Jasper Hobson l'admirait profondément.

Il avait aussi une entière confiance en Kalumah, et il s'en rapportait souvent à l'instinct naturel de la jeune Esquimaude, absolument comme un chasseur se fie à l'instinct de son chien. Kalumah, très intelligente, d'ailleurs, était familiarisée avec tous les incidents comme avec tous les phénomènes des régions polaires. À bord d'un baleinier, elle eût certainement remplacé avec avantage «l'icemaster», ce pilote auquel est spécialement confiée la direction du navire au milieu des glaces. Chaque jour, Kalumah allait reconnaître l'état de l'icefield, et rien qu'au bruit des icebergs qui se fracassaient au loin, la jeune indigène devinait les progrès de la décomposition. Jamais, aussi, pied plus sûr que le sien ne s'était aventuré sur les glaçons. D'instinct, elle sentait lorsque la glace, «pourrie par-dessous», n'offrait plus qu'un point d'appui trop fragile, et elle cheminait sans une seule hésitation à travers l'icefield troué de crevasses.

Du 20 au 30 mars, le dégel fit de rapides progrès. Les pluies furent abondantes et activèrent la dissolution des glaces. On pouvait espérer qu'avant peu l'icefield se diviserait, et peut- être quinze jours ne se passeraient-ils pas sans que le lieutenant Hobson, profitant des eaux libres, pût lancer son navire à travers les glaces. Ce n'était point un homme à hésiter, quand il pouvait redouter, d'ailleurs, que l'île fût entraînée au nord, pour peu que le courant du Kamtchatka l'emportât sur le courant de Behring.

«Mais, répétait souvent Kalumah, cela n'est pas à craindre. La débâcle ne remonte pas, elle descend, et le danger est là!» disait-elle, en montrant le sud, où s'étendait l'immense mer du Pacifique.

La jeune Esquimaude était absolument affirmative. Le lieutenant Hobson connaissait son opinion bien arrêtée sur ce point, et il se rassurait, car il ne considérait pas comme un danger que l'île allât se perdre dans les eaux du Pacifique. En effet, auparavant, tout le personnel de la factorerie serait embarqué à bord de la chaloupe, et le trajet serait nécessairement court pour gagner l'un ou l'autre continent, puisque le détroit formait un véritable entonnoir entre le cap Oriental, sur la côte asiatique, et le cap du Prince-de-Galles, sur la côte américaine.

On comprend donc avec quelle attention il fallait surveiller les moindres déplacements de l'île. Le point dut donc être fait toutes les fois que le permit l'état du ciel, et, dès cette époque, le lieutenant Hobson et ses compagnons prirent toutes les précautions en prévision d'un embarquement prochain, et peut-être précipité.

Comme on le pense bien, les travaux spéciaux à l'exploitation de la factorerie, c'est-à-dire les chasses, l'entretien des trappes, furent abandonnés. Les magasins regorgeaient de fourrures, qui seraient perdues pour la plus grande partie. Les chasseurs et les trappeurs chômaient donc. Quant au maître charpentier et à ses hommes, ils avaient achevé l'embarcation, et en attendant le moment de la lancer à l'eau, quand la mer serait libre, ils s'occupèrent de consolider la maison principale du fort, qui, pendant la débâcle, serait peut-être exposée à subir une pression considérable des glaçons du littoral, si le cap Bathurst ne leur opposait pas un obstacle suffisant. De forts étançons furent donc appliqués aux murailles de bois. On disposa à l'intérieur des chambres des étais placés verticalement, qui multiplièrent les points d'appui aux poutres du plafond. La maison, dont les fermes furent renforcées par des jambettes et des arcs-boutants, put dès lors supporter des poids considérables, car il était pour ainsi dire casematé. Ces divers travaux s'achevèrent dans les premiers jours d'avril, et l'on put constater bientôt non seulement leur utilité, mais aussi leur opportunité.

Cependant, les symptômes de la saison nouvelle s'accusaient davantage chaque jour. Ce printemps était singulièrement précoce, car il succédait à un hiver qui avait été si étrangement doux pour des régions polaires. Quelques bourgeons apparaissaient aux arbres. L'écorce des bouleaux, des saules, des arbousiers, se gonflait en maint endroit sous la sève dégelée. Les mousses nuançaient d'un vert pâle les talus exposés directement au soleil, mais elles ne devaient pas fournir une récolte abondante, car les rongeurs, accumulés aux environs du fort et friands de nourriture, leur laissaient à peine le temps de sortir de terre.

Si quelqu'un fut malheureux alors, ce fut sans contredit l'honnête caporal. L'époux de Mrs. Joliffe était, on le sait, préposé à la garde des terrains ensemencés par sa femme. En toute autre circonstance, il n'aurait eu à défendre que du bec de ces pillards ailés, guillemots ou puffins, sa moisson d'oseille et de chochléarias. Un mannequin eût suffi à effrayer ces voraces oiseaux, et à plus forte raison le caporal en personne. Mais, cette fois, aux oiseaux se joignaient tous les rongeurs et ruminants de la faune arctique. L'hiver ne les avait point chassés; l'instinct du danger les retenait aux abords de la factorerie, et rennes, lièvres polaires, rats musqués, musaraignes, martres, etc., bravaient toutes les menaces du caporal. Le pauvre homme n'y pouvait suffire. Quand il défendait un bout de son champ, on dévorait l'autre.

Certes, il eût été plus sage de laisser à ces nombreux ennemis une récolte qu'on ne pourrait pas utiliser, puisque la factorerie devait être abandonnée sous peu. C'était même le conseil que Mrs. Paulina Barnett donnait à l'entêté caporal, quand celui-ci, vingt fois par jour, venait la fatiguer de ses condoléances; mais le caporal Joliffe ne voulait absolument rien entendre.

«Tant de peine perdue! répétait-il. Quitter un tel établissement quand il est en voie de prospérité! Sacrifier ces graines que madame Joliffe et moi, nous avons semées avec tant de sollicitude!… Ah! madame! il me prend quelquefois l'envie de vous laisser partir, vous et tous les autres, et de rester ici avec mon épouse! Je suis sûr que la Compagnie consentirait à nous abandonner cette île en toute propriété…»

À cette réflexion saugrenue, Mrs. Paulina Barnett ne pouvait s'empêcher de rire, et elle renvoyait le caporal à sa petite femme, qui, elle, avait fait depuis longtemps le sacrifice de son oseille, de ses chochléarias et autres antiscorbutiques, désormais sans emploi.

Il convient d'ajouter ici que la santé des hiverneurs, hommes et femmes, était excellente. La maladie, au moins, les avait épargnés. Le bébé lui-même avait parfaitement repris et poussait à merveille sous les premiers rayons de printemps.

Pendant les journées des 2, 3, 4 et 5 avril, le dégel continua franchement. La chaleur était sensible, mais le temps couvert. La pluie tombait fréquemment, et à grosses gouttes. Le vent soufflait du sud-ouest, tout chargé des chaudes molécules du continent. Mais dans cette atmosphère embrumée, il fut impossible de faire une seule observation. Ni soleil, ni lune, ni étoile n'apparurent à travers ce rideau opaque. Circonstance regrettable, puisqu'il était si important d'observer les moindres mouvements de l'île Victoria.

Ce fut dans la nuit du 7 au 8 avril, que la débâcle commença véritablement. Au matin, le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina, Kalumah et le sergent Long, s'étant portés sur le sommet du cap Bathurst, constatèrent une certaine modification de la banquise. L'énorme barrière, partagée presque en son milieu, formait alors deux parties distinctes, et il semblait que la portion supérieure cherchait à s'élever vers le nord.

Était-ce donc l'influence du courant kamtchatkal qui se faisait sentir? L'île errante allait-elle prendre la même direction? On comprend combien furent vives les craintes du lieutenant et de ses compagnons. Leur sort pouvait se décider en quelques heures, car si la fatalité les entraînait au nord pendant quelques centaines de milles encore, ils auraient grand-peine à regagner le continent sur une embarcation aussi petite que la leur.

Malheureusement, les hiverneurs n'avaient aucun moyen d'apprécier la valeur et la nature du déplacement qui se produisait. Toutefois, on put constater que l'île ne se mouvait pas encore, — du moins dans le sens de la banquise, puisque le mouvement de celle-ci était sensible. Il paraissait donc probable qu'une portion de l'icefield s'était séparée et remontait au nord, tandis que celle qui enveloppait l'île demeurait encore immobile.

Du reste, ce déplacement de la haute barrière de glace n'avait aucunement modifié les opinions de la jeune Esquimaude. Kalumah soutenait que la débâcle se ferait vers le sud, et que la banquise elle-même ne tarderait pas à ressentir l'influence du courant de Behring. Kalumah, au moyen d'un petit morceau de bois, avait figuré sur le sable la disposition du détroit, afin de se mieux faire comprendre, et, après en avoir tracé la direction, elle montrait que l'île, en le suivant, se rapprocherait de la côte américaine. Aucune objection ne put ébranler son idée à cet égard, et, vraiment, on se sentait presque rassuré en écoutant l'intelligente indigène s'expliquer d'une manière si affirmative.

Cependant, les journées du 8, du 9 et du 10 avril semblèrent donner tort à Kalumah. La portion septentrionale de la banquise s'éloigna de plus en plus vers le nord. La débâcle s'opérait à grand bruit et sur une vaste échelle. La dislocation se manifestait sur tous les points du littoral avec un fracas assourdissant. Il était impossible de s'entendre en plein air. Des détonations retentissaient incessamment, comparables aux décharges continues d'une formidable artillerie. À un demi-mille du rivage, dans tout le secteur dominé par le cap Bathurst, les glaçons commençaient déjà à s'élever les uns sur les autres. La banquise s'était alors cassée en morceaux nombreux, qui faisaient autant de montagnes et dérivaient vers le nord. Du moins, c'était le mouvement apparent de ces icebergs. Le lieutenant Hobson, sans le dire, était de plus en plus inquiet, et les affirmations de Kalumah ne parvenaient pas à le rassurer. Il faisait des objections, auxquelles la jeune Esquimaude résistait opiniâtrement.

Enfin, un jour — dans la matinée du 11 avril —, Jasper Hobson montra à Kalumah les derniers icebergs qui allaient disparaître dans le nord, et il la pressa encore une fois d'arguments que les faits semblaient rendre irréfutables.

«Eh bien, non! non! répondit Kalumah avec une conviction plus enracinée que jamais dans son esprit, non! Ce n'est pas la banquise qui remonte au nord, c'est notre île qui descend au sud!»

Kalumah avait raison peut-être! Jasper Hobson fut extrêmement frappé de sa réponse si affirmative. Il était vraiment possible que le déplacement de la banquise ne fût qu'apparent, et qu'au contraire, l'île Victoria, entraînée par le champ de glace, dérivât vers le détroit. Mais cette dérive, si elle existait, on ne pouvait la constater, on ne pouvait l'estimer, on ne pouvait la relever ni en longitude, ni en latitude.

En effet, le temps non seulement demeurait couvert et impropre aux observations, mais, par malheur, un phénomène, particulier aux régions polaires, le rendit encore plus obscur et restreignit absolument le champ de la vision.

En effet, précisément au moment de cette débâcle, la température s'était abaissée de plusieurs degrés. Un brouillard intense enveloppa bientôt tous ces parages de la mer Arctique, mais ce n'était point un brouillard ordinaire. Le sol se recouvrit, à sa surface, d'une croûte blanche, très distincte de la gelée, — celle-ci n'étant qu'une vapeur aqueuse qui se congèle après sa précipitation. Les particules très déliées qui composaient ce brouillard s'attachaient aux arbres, aux arbustes, aux murailles du fort, à tout ce qui faisait saillie, et y formaient bientôt une couche épaisse, que hérissaient des fibres prismatiques ou pyramidales, dont la pointe se dirigeait du côté du vent.

Jasper Hobson reconnut alors ce météore dont les baleiniers et les hiverneurs ont souvent noté l'apparition, au printemps, dans les régions polaires.

«Ce n'est point un brouillard, dit-il à ses compagnons, c'est un «frost-rime», une fumée-gelée, une vapeur dense, qui se maintient dans un état complet de congélation.»

Mais, brouillard ou fumée-gelée, l'apparition de ce météore n'en était pas moins regrettable, car il occupait une hauteur de cent pieds, au moins, au-dessus du niveau de la mer, et telle était sa complète opacité que, placées à trois pas l'une de l'autre, deux personnes ne pouvaient s'apercevoir.

Le désappointement des hiverneurs fut grand. Il semblait que la nature ne voulût leur épargner aucun ennui. C'était au moment où se produisait la débâcle, au moment où l'île errante allait redevenir libre des liens qui l'enchaînaient depuis tant de mois, au moment enfin où ses mouvements devaient être surveillés avec plus d'attention, que ce brouillard venait empêcher toute observation!

Et ce fut ainsi pendant quatre jours! Le «frost-rime» ne se dissipa que le 15 avril. Pendant la matinée, une violente brise du sud le déchira et l'anéantit.

Le soleil brillait. Le lieutenant Hobson se jeta sur ses instruments. Il prit hauteur, et le résultat de ses calculs pour les coordonnées actuelles de l'île fut celui-ci:

Latitude: 69°57';
Longitude: 179°33'.

Kalumah avait eu raison. L'île Victoria, saisie par le courant de
Behring, dérivait vers le sud.

XVII.

L'avalanche.

Les hiverneurs se rapprochaient donc enfin des parages plus fréquentés de la mer de Behring. Ils n'avaient plus à craindre d'être entraînés au nord. Il ne s'agissait plus que de surveiller le déplacement de l'île et d'en estimer la vitesse, qui, en raison des obstacles, devait être fort inégale. C'est à quoi s'occupa très minutieusement Jasper Hobson, qui prit tour à tour des hauteurs de soleil et d'étoiles. Le lendemain même, 16 avril, après observation, il calcula que si la vitesse restait uniforme, l'île Victoria atteindrait vers le commencement de mai le Cercle polaire, dont quatre degrés au plus la séparaient en latitude.

Il était supposable qu'alors l'île, engagée dans la partie resserrée du détroit, demeurerait stationnaire jusqu'au moment où la débâcle lui ferait place. À ce moment, l'embarcation serait mise à flot, et l'on ferait voile vers le continent américain.

On le sait, grâce aux précautions prises, tout était prêt pour un embarquement immédiat.

Les habitants de l'île attendirent donc avec plus de patience et surtout plus de confiance que jamais. Ils sentaient bien, ces pauvres gens tant éprouvés, qu'ils touchaient au dénouement et qu'ils passeraient si près de l'une ou de l'autre côte, que rien ne pourrait les empêcher d'y atterrir en quelques jours.

Cette perspective ranima le coeur et l'esprit des hiverneurs. Ils retrouvèrent cette gaieté naturelle que les dures épreuves avaient chassée depuis longtemps. Les repas redevinrent joyeux, d'autant plus que les provisions ne manquaient pas, et que le programme nouveau n'en prescrivait pas l'économie. Au contraire. Puis, l'influence du printemps se faisait sentir, et chacun aspirait avec une véritable ivresse les brises plus tièdes qu'il apportait.

Pendant les jours suivants, plusieurs excursions furent faites à l'intérieur de l'île et sur le littoral. Ni les animaux à fourrures, ni les ruminants, ni les carnassiers ne pouvaient songer maintenant à l'abandonner, puisque le champ de glace qui l'emprisonnait, détaché de la côte américaine — ce que prouvait son mouvement de dérive —, ne leur eût pas permis de mettre pied sur le continent.

Aucun changement ne s'était produit sur l'île, ni au cap Esquimau, ni au cap Michel, ni sur aucune autre partie du littoral. Rien à l'intérieur, ni dans les bois taillis, ni sur les bords du lagon. La grande entaille, qui s'était creusée pendant la tempête aux environs du cap Michel, s'était entièrement refermée pendant l'hiver, et aucune autre fissure ne se manifestait à la surface du sol.

Pendant ces excursions, on aperçut des bandes de loups qui parcouraient à grand train les diverses portions de l'île. De toute la faune, ces farouches carnassiers étaient les seuls que le sentiment d'un danger commun n'eût pas familiarisés.

On revit plusieurs fois le sauveur de Kalumah. Ce digne ours se promenait mélancoliquement sur les plaines désertes, et s'arrêtait quand les explorateurs venaient à passer. Quelquefois même, il les suivait jusqu'au fort, sachant bien qu'il n'avait rien à craindre de ces braves gens qui ne pouvaient lui en vouloir.

Le 20 avril, le lieutenant Hobson constata que l'île errante n'avait point suspendu son mouvement de dérive vers le sud. Ce qui restait de la banquise, c'est-à-dire les icebergs de sa partie sud, la suivaient dans son déplacement, mais les points de repère manquaient, et on ne pouvait reconnaître ces changements de position que par les observations astronomiques.

Jasper Hobson fit alors faire plusieurs sondages en quelques endroits du sol, notamment au pied du cap Bathurst et sur les rives du lagon. Il voulait connaître quelle était l'épaisseur de la croûte de glace qui supportait la terre végétale. Il fut constaté que cette épaisseur ne s'était pas accrue pendant l'hiver, et que le niveau général de l'île ne semblait point s'être relevé au-dessus de la mer. On en conclut donc qu'on ne saurait trop tôt quitter ce sol fragile, qui se dissoudrait rapidement, dès qu'il serait baigné par les eaux plus chaudes du Pacifique.

Vers cette époque, le 25 avril, l'orientation de l'île fut encore une fois changée. Le mouvement de rotation de tout l'icefield s'accomplit de l'est à l'ouest sur un quart et demi de circonférence. Le cap Bathurst projeta dès lors sa pointe vers le nord-ouest. Les derniers restes de banquise fermèrent alors l'horizon du nord. Il était donc bien prouvé que le champ de glace se mouvait librement dans le détroit et ne confinait encore à aucune terre.

Le moment fatal approchait. Les observations diurnes ou nocturnes donnaient avec précision la situation de l'île et, par conséquent, celle de l'icefield. Au 30 avril, tout l'ensemble dérivait par le travers de la baie Kotzebue, large échancrure triangulaire qui mord profondément la côte américaine. Dans sa partie méridionale s'allongeait le cap du Prince-de-Galles, qui arrêterait peut-être l'île errante, pour peu qu'elle ne tînt pas exactement le milieu de l'étroite passe.

Le temps était assez beau alors, et, fréquemment, la colonne de mercure accusait cinquante degrés Fahrenheit (10° centigr. au- dessus de zéro). Les hiverneurs avaient quitté depuis quelques semaines leurs vêtements d'hiver. Ils étaient toujours prêts à partir. L'astronome Thomas Black avait déjà transporté dans la chaloupe, qui reposait sur le chantier, son bagage de savant, ses instruments, ses livres. Une certaine quantité de provisions était également embarquée, ainsi que quelques-unes des plus précieuses fourrures.

Le 2 mai, d'une observation très minutieuse, il résulta que l'île Victoria avait une tendance à se porter vers l'est, et, conséquemment, à rechercher le continent américain. C'était là une circonstance heureuse, car le courant du Kamtchatka, on le sait, longe le littoral asiatique, et on ne pouvait, par conséquent, plus craindre d'être repris par lui. Les chances se déclaraient donc enfin pour les hiverneurs!

«Je crois que nous avons fatigué le sort contraire, madame, dit alors le sergent Long à Mrs. Paulina Barnett. Nous touchons au terme de nos malheurs, et j'estime que nous n'avons plus rien à redouter.

— En effet, répondit Mrs. Paulina Barnett, je le crois comme vous, sergent Long, et il est sans doute heureux que nous ayons dû renoncer, il y a quelques mois, à ce voyage à travers le champ de glace. La Providence nous protégeait en rendant l'icefield impraticable pour nous».

Mrs. Paulina Barnett avait raison, sans doute, de parler ainsi. En effet, que de dangers, que d'obstacles semés sur cette route pendant l'hiver, que de fatigues au milieu d'une longue nuit arctique, et à cinq cents milles de la côte!

Le 5 mai, Jasper Hobson annonça à ses compagnons que l'île Victoria venait de franchir le Cercle polaire. Elle rentrait enfin dans cette zone du sphéroïde terrestre que le soleil n'abandonne jamais, même pendant sa plus grande déclinaison australe. Il sembla à tous ces braves gens qu'ils revenaient dans le monde habité.

On but quelques bons coups ce jour-là, et on arrosa le Cercle polaire comme on eût fait de l'Équateur, à bord d'un bâtiment coupant la ligne pour la première fois.

Désormais, il n'y avait plus qu'à attendre le moment où les glaces, disloquées et à demi fondues, pourraient livrer passage à l'embarcation qui emporterait toute la colonie avec elle!

Pendant la journée du 7 mai, l'île éprouva encore un changement d'orientation d'un quart de circonférence. Le cap Bathurst pointait maintenant au nord, ayant au-dessus de lui les masses qui étaient restées debout de l'ancienne banquise. Il avait donc à peu près repris l'orientation que lui assignaient les cartes géographiques, à l'époque où il était fixé au continent américain. L'île avait fait un tour complet sur elle-même, et le soleil levant avait successivement salué tous les points de son littoral.

L'observation du 8 mai fit aussi connaître que l'île, immobilisée, tenait à peu près le milieu de la passe, à moins de quarante milles du cap du Prince-de-Galles. Ainsi donc, la terre était là, à une distance relativement courte, et le salut de tous dut paraître assuré.

Le soir, on fit un bon souper dans la grande salle. Des toasts furent portés à Mrs. Paulina Barnett et au lieutenant Hobson.

Cette nuit même, le lieutenant résolut d'aller observer les changements qui avaient pu se produire au sud dans le champ de glace, qui présenterait peut-être quelque ouverture praticable.

Mrs. Paulina Barnett voulait accompagner Jasper Hobson pendant cette exploration, mais celui-ci obtint qu'elle prendrait quelque repos, et il n'emmena avec lui que le sergent Long. Mrs. Paulina Barnett se rendit aux instances du lieutenant, et elle rentra dans la maison principale avec Madge et Kalumah. De leur côté, les soldats et les femmes avaient regagné leurs couchettes accoutumées dans l'annexe qui leur était réservée.

La nuit était belle. En l'absence de la lune, les constellations brillaient d'un éclat magnifique. Une sorte de lumière extrêmement diffuse, réverbérée par l'icefield, éclairait légèrement l'atmosphère et prolongeait la portée du regard. Le lieutenant Hobson et le sergent Long, quittant le fort à neuf heures, se dirigèrent vers la portion du littoral comprise entre le port Barnett et le cap Michel.

Les deux explorateurs suivirent le rivage sur un espace de deux à trois milles. Mais quel aspect présentait toujours le champ de glace! Quel bouleversement! quel chaos! Qu'on se figure une immense concrétion de cristaux capricieux, une mer subitement solidifiée au moment où elle est démontée par l'ouragan. De plus, les glaces ne laissaient encore aucune passe libre entre elles, et une embarcation n'eût pu s'y aventurer.

Jasper Hobson et le sergent Long, causant et observant, demeurèrent sur le littoral jusqu'à minuit. Voyant que toutes choses demeuraient dans l'état, ils résolurent alors de retourner au Fort-Espérance, afin de prendre, eux aussi, quelques heures de repos.

Tous deux avaient fait une centaine de pas et se trouvaient déjà sur l'ancien lit desséché de la Paulina-river, quand un bruit inattendu les arrêta. C'était comme un grondement lointain qui se serait produit dans la partie septentrionale du champ de glace. L'intensité de ce bruit s'accrut rapidement, et même il prit bientôt des proportions formidables. Quelque phénomène puissant s'accomplissait évidemment dans ces parages, et, particularité peu rassurante, le lieutenant Hobson crut sentir le sol de l'île trembler sous ses pieds.

«Ce bruit-là vient du côté de la banquise! dit le sergent Long.
Que se passe-t-il?…»

Jasper Hobson ne répondit pas, et, inquiet au plus haut point, il entraîna son compagnon vers le littoral.

«Au fort! Au fort! s'écria le lieutenant Hobson. Peut-être une dislocation des glaces se sera-t-elle produite, et pourrons-nous lancer notre embarcation à la mer!»

Et tous deux coururent à perte d'haleine par le plus court et dans la direction du Fort-Espérance.

Mille pensées assiégeaient leur esprit. Quel nouveau phénomène produisait ce bruit inattendu? Les habitants endormis du fort avaient-ils connaissance de cet incident? Oui, sans doute, car les détonations, dont l'intensité redoublait d'instant en instant, eussent suffi, suivant la vulgaire expression, «à réveiller un mort!»

En vingt minutes, Jasper Hobson et le sergent Long eurent franchi les deux milles qui les séparaient du Fort-Espérance. Mais, avant même d'être arrivés à l'enceinte palissadée, ils avaient aperçu leurs compagnons, hommes, femmes, qui fuyaient en désordre, épouvantés, poussant des cris de désespoir.

Le charpentier Mac Nap vint au lieutenant, tenant son petit enfant dans ses bras.

«Voyez! monsieur Hobson,» dit-il en entraînant le lieutenant vers un monticule qui s'élevait à quelques pas en arrière de l'enceinte.

Jasper Hobson regarda.

Les derniers restes de la banquise, qui, avant son départ, se trouvaient encore à deux milles au large, s'étaient précipités sur le littoral. Le cap Bathurst n'existait plus, et sa masse de terre et de sable, balayée par les icebergs, recouvrait l'enceinte du fort. La maison principale et les bâtiments y attenant au nord avaient disparu sous l'énorme avalanche. Au milieu d'un bruit épouvantable, on voyait des glaçons monter les uns sur les autres et retomber en écrasant tout sur leur passage. C'était comme un assaut de blocs de glace qui marchait sur l'île.

Quant au bateau construit au pied du cap, il était anéanti… La dernière ressource des infortunés hiverneurs avait disparu!

En ce moment même, le bâtiment qu'occupaient naguère les soldats, les femmes, et dont tous avaient pu se tirer à temps, s'effondra sous la chute d'un énorme bloc de glace. Ces malheureux jetèrent au ciel un cri de désespoir.

«Et les autres!… nos compagnes!… s'écria le lieutenant avec l'accent de la plus effroyable épouvante.

— Là!» répondit Mac Nap, en montrant la masse de sable, de terre et de glaçons, sous laquelle avait entièrement disparu la maison principale.

Oui! sous cet entassement était enfouie Mrs. Paulina Barnett, et, avec elle, Madge, Kalumah, Thomas Black, que l'avalanche avait surpris dans leur sommeil!

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