Le pays des fourrures
XVIII.
Tous au travail.
Un cataclysme épouvantable s'était produit. La banquise s'était jetée sur l'île errante! Enfoncée à une grande profondeur au- dessous du niveau de la mer, à une profondeur quintuple de la hauteur dont elle émergeait, elle n'avait pu résister à l'action des courants sous-marins. S'ouvrant un chemin à travers les glaces disjointes, elle s'était précipitée en grand sur l'île Victoria, qui, poussée par ce puissant moteur, dérivait rapidement vers le sud.
Au premier moment, avertis par les bruits de l'avalanche qui écrasait le chenil, l'étable et la maison principale de la factorerie, Mac Nap et ses compagnons avaient pu quitter leur logement menacé. Mais déjà l'oeuvre de destruction s'était accomplie. De ces demeures, il n'y avait plus trace! Et maintenant l'île entraînait ses habitants avec elle vers les abîmes de l'Océan! Mais peut-être, sous les débris de l'avalanche, leur vaillante compagne, Paulina Barnett, Madge, la jeune Esquimaude, l'astronome vivaient-ils encore? Il fallait arriver à eux, ne dût- on plus trouver que leurs cadavres.
Le lieutenant Hobson, d'abord atterré, reprit son sang-froid, et s'écria:
«Aux pioches et aux pics! La maison était solide! Elle a pu résister. À l'ouvrage!»
Les outils et les pics ne manquaient pas. Mais, en ce moment, on ne pouvait s'approcher de l'enceinte. Les glaçons y roulaient du sommet des icebergs découronnés, dont quelques-uns, parmi les restes de cette banquise, s'élevaient encore à deux cents pieds au-dessus de l'île Victoria. Que l'on s'imagine dès lors la puissance d'écrasement de ces masses ébranlées qui semblaient surgir de toute la partie septentrionale de l'horizon. Le littoral, dans cette portion comprise entre l'ancien cap Bathurst et le cap Esquimau, était non seulement dominé, mais envahi par ces montagnes mouvantes. Irrésistiblement poussées, elles s'avançaient déjà d'un quart de mille au-delà du rivage. À chaque instant, un tressaillement du sol et une détonation éclatante annonçaient qu'une de ces masses s'abattait. Conséquence effroyable, on pouvait craindre que l'île ne fût submergée sous un tel poids. Une dénivellation très sensible indiquait que toute cette partie du rivage s'enfonçait peu à peu, et déjà la mer s'avançait en longues nappes jusqu'aux approches du lagon.
La situation des hiverneurs était terrible, et, pendant tout le reste de la nuit, sans rien pouvoir tenter pour sauver leurs compagnons, repoussés de l'enceinte par les avalanches, incapables de lutter contre cet envahissement, incapables de le détourner, ils durent attendre, en proie au plus sombre désespoir.
Le jour parut enfin. Quel aspect offraient ces environs du cap Bathurst! Là où s'étendait le regard, l'horizon était maintenant fermé par la barrière de glace. Mais l'envahissement semblait être arrêté, au moins momentanément. Cependant, çà et là, quelques blocs s'écroulaient encore du sommet des icebergs mal équilibrés. Mais leur masse entière, profondément engagée sous les eaux, par sa base, communiquait maintenant à l'île toute la force de dérive qu'elle puisait dans les profondeurs du courant, et l'île s'en allait au sud, c'est-à-dire à l'abîme, avec une vitesse considérable.
Ceux qu'elle entraînait avec elle ne s'en apercevaient seulement pas. Ils avaient des victimes à sauver, et, parmi elles, cette courageuse et bien-aimée femme, pour laquelle ils auraient donné leur vie. C'était maintenant l'heure d'agir. On pouvait aborder l'enceinte. Il ne fallait pas perdre un instant. Depuis six heures déjà, les malheureux étaient enfouis sous les débris de l'avalanche.
On l'a dit, le cap Bathurst n'existait plus. Repoussé par un énorme iceberg, il s'était renversé en grand sur la factorerie, brisant l'embarcation, couvrant ensuite le chenil et l'étable, qu'il avait écrasés avec les animaux qu'ils renfermaient. Puis, la maison principale avait disparu sous la couche de sable et de terre, que des blocs amassés sur une hauteur de cinquante à soixante pieds accablaient de leur poids. La cour du fort était comblée. De la palissade on ne voyait plus un seul poteau. C'était sous cette masse de glaçons, de terre et de sable, et au prix d'un travail effrayant, qu'il fallait chercher les victimes.
Avant de se remettre à l'oeuvre, le lieutenant Hobson appela le maître charpentier.
«Mac Nap, lui demanda-t-il, pensez-vous que la maison ait pu supporter le poids de l'avalanche?
— Je le crois, mon lieutenant, répondit Mac Nap, et je serais presque tenté de l'affirmer. Nous avions consolidé cette maison, vous le savez. Son toit était casematé, et les poutres placées verticalement entre les planchers et les plafonds ont dû résister. Remarquez aussi que la maison a été d'abord recouverte d'une couche de sable et de terre, qui a pu amortir le choc des blocs précipités du haut de la banquise.
— Dieu vous donne raison, Mac Nap! répondit Jasper Hobson, et qu'il nous épargne une telle douleur!»
Puis il fit venir Mrs. Joliffe.
«Madame, lui demanda-t-il, est-il resté des vivres dans la maison?
— Oui, monsieur Jasper, répondit Mrs. Joliffe, l'office et la cuisine contenaient encore une certaine quantité de conserves.
— Et de l'eau?
— Oui, de l'eau et du brandevin, répondit Mrs. Joliffe.
— Bon, fit le lieutenant Hobson, ils ne périront ni par la faim ni par la soif! Mais l'air ne leur manquera-t-il pas?»
À cette question, le maître charpentier ne put répondre. Si la maison avait résisté, comme il le croyait, le manque d'air était alors le plus grand danger qui menaçât les quatre victimes. Mais enfin, ce danger, on pouvait le conjurer en les délivrant rapidement, ou, tout au moins, en établissant aussi vite que possible une communication entre la maison ensevelie et l'air extérieur.
Tous, hommes et femmes s'étaient mis à la besogne, maniant le pic et la pioche. Tous s'étaient portés sur le massif de sable, de terre et de glaces, au risque de provoquer de nouveaux éboulements. Mac Nap avait pris la direction des travaux, et il les dirigea avec méthode.
Il lui parut convenable d'attaquer la masse par son sommet. De là, on put faire rouler du côté du lagon les blocs entassés. Le pic et les leviers aidant, on eut facilement raison des glaçons de médiocre grosseur, mais les énormes morceaux durent être brisés à coups de pioche. Quelques-uns même, dont la masse était très considérable, furent fondus au moyen d'un feu ardent, alimenté à grand renfort de bois résineux. Tout était employé à la fois pour détruire ou repousser la masse des glaçons dans le plus court laps de temps.
Mais l'entassement était énorme, et, bien que ces courageux travailleurs eussent travaillé sans relâche et qu'ils ne se fussent reposés que pour prendre quelque nourriture, c'est à peine, lorsque le soleil disparut au-dessous de l'horizon, si l'entassement des glaçons semblait avoir diminué. Cependant, il commençait à se niveler à son sommet. On résolut donc de continuer ce travail de nivellement pendant toute la nuit; puis, cela fait, lorsque les éboulements ne seraient plus à craindre, le maître charpentier comptait creuser un puits vertical à travers la masse compacte, ce qui permettrait d'arriver plus directement et plus rapidement au but, et de donner accès à l'air extérieur.
Donc, toute la nuit, le lieutenant Hobson et ses compagnons s'occupèrent de ce déblaiement indispensable. Le feu et le fer ne cessèrent d'attaquer et de réduire cette matière incohérente des glaçons. Les hommes maniaient le pic et la pioche. Les femmes entretenaient les feux. Tous n'avaient qu'une pensée: sauver Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Thomas Black!
Mais quand le matin reparut, il y avait déjà trente heures que ces infortunés étaient ensevelis, au milieu d'un air nécessairement raréfié sous l'épaisse couche.
Le charpentier, après les travaux accomplis dans la nuit, songea à creuser le puits vertical, qui devait aboutir directement au faîte de la maison. Ce puits, suivant son calcul, ne devait pas mesurer moins de cinquante pieds. Le travail serait facile, sans doute, dans la glace, c'est-à-dire pendant une vingtaine de pieds; mais ensuite les difficultés seraient grandes pour creuser la couche de terre et de sable, nécessairement très friable, et qu'il serait nécessaire d'étayer sur une épaisseur de trente pieds au moins. De longues pièces de bois furent donc préparées à cet effet, et le forage du puits commença. Trois hommes seulement y pouvaient travailler ensemble. Les soldats eurent donc la possibilité de se relayer souvent, et l'on put espérer que le creusement se ferait vite.
Comme il arrive en ces terribles circonstances, ces pauvres gens passaient par toutes les alternatives de l'espoir et du désespoir. Lorsque quelque difficulté les retardait, lorsque quelque éboulement survenait et détruisait une partie du travail accompli, ils sentaient le découragement les prendre, et il fallait que la voix ferme et confiante du maître charpentier les ranimât. Pendant qu'ils creusaient à tour de rôle, les trois femmes, Mrs. Raë, Joliffe et Mac Nap, groupées au pied d'un monticule, attendaient, parlant à peine, priant quelquefois. Elles n'avaient d'autre occupation que de préparer les aliments que leurs compagnons dévoraient aux instants de repos.
Cependant, le puits se forait sans grandes difficultés, mais la glace était extrêmement dure et le forage ne s'accomplissait pas très rapidement. À la fin de cette journée, Mac Nap avait seulement atteint la couche de terre et de sable, et il ne pouvait pas espérer qu'elle fut entièrement percée avant la fin du jour suivant.
La nuit vint. Le creusement ne devait pas être suspendu. Il fut convenu que l'on travaillerait à la lueur des résines. On creusa à la hâte une sorte de maison de glace dans un des hummocks du littoral pour servir d'abri aux femmes et au petit enfant. Le vent avait passé au sud-ouest, et il tombait une pluie assez froide, à laquelle se mêlaient parfois de grandes rafales. Ni le lieutenant Hobson, ni ses compagnons ne songèrent à suspendre leur travail.
En ce moment commencèrent les grandes difficultés. En effet, on ne pouvait forer dans cette matière mouvante. Il devint donc indispensable d'établir une sorte de cuvelage en bois afin de maintenir ces terres meubles à l'intérieur du puits. Puis, avec un seau suspendu à une corde, les hommes, placés à l'orifice du puits, enlevaient les terres dégagées. Dans ces conditions, on le comprend, le travail ne pouvait être rapide. Les éboulements étaient toujours à craindre, et il fallait prendre des précautions minutieuses, pour que les foreurs ne fussent pas enfouis à leur tour.
Le plus souvent, le maître charpentier se tenait lui-même au fond de l'étroit boyau, dirigeant le creusement et sondant fréquemment avec un long pic. Mais il ne sentait aucune résistance qui prouvât qu'il eût atteint le toit de la maison.
D'ailleurs, le matin venu, dix pieds seulement avaient été creusés dans la masse de terre et de sable, et il s'en fallait de vingt pieds encore qu'on fût arrivé à la hauteur que le faîte occupait avant l'avalanche, en admettant qu'il n'eût pas cédé.
Il y avait cinquante-quatre heures que Mrs. Paulina Barnett, les deux femmes et l'astronome étaient ensevelis!
Plusieurs fois, le lieutenant et Mac Nap se demandèrent si les victimes, ne tentaient pas ou n'avaient pas tenté de leur côté d'ouvrir une communication avec l'extérieur. Avec le caractère intrépide, le sang-froid qu'on lui connaissait, il n'était pas douteux que Mrs. Paulina Barnett, si elle avait ses mouvements libres, n'eût essayé de se frayer un passage au-dehors. Quelques outils étaient restés dans la maison, et l'un des hommes du charpentier, Kellet, se rappelait parfaitement avoir laissé sa pioche dans la cuisine. Les prisonniers n'avaient-ils donc point brisé une des portes, et commencé le percement d'une galerie à travers la couche de terre? Mais cette galerie, ils ne pouvaient la mener que dans une direction horizontale, et c'était un travail bien autrement long que le forage du puits entrepris par Mac Nap, car l'amoncellement produit par l'avalanche, qui ne mesurait qu'une soixantaine de pieds en hauteur, couvrait un espace de plus de cinq cents pieds de diamètre. Les prisonniers ignoraient nécessairement cette disposition, et, en admettant qu'ils eussent réussi à creuser leur galerie horizontale, ils n'auraient pu crever la dernière croûte de glace avant huit jours au moins. Et d'ici là, sinon les vivres, l'air, du moins, leur aurait absolument manqué.
Cependant, Jasper Hobson surveillait lui-même toutes les parties du massif, écoutant si quelque bruit ne décèlerait pas un travail souterrain. Mais rien ne se fit entendre.
Les travailleurs avaient repris avec plus d'activité leur rude besogne avec la venue du jour. La terre et le sable remontaient incessamment à l'orifice du puits, qui se creusait régulièrement. Le grossier cuvelage maintenait suffisamment la matière friable. Quelques éboulements se produisirent, cependant, qui furent rapidement contenus, et, pendant cette journée, on n'eut aucun nouveau malheur à déplorer. Le soldat Garry fut seulement blessé à la tête par la chute d'un bloc, mais sa blessure n'était pas grave, et il ne voulut même pas abandonner sa besogne.
À quatre heures, le puits avait atteint une profondeur totale de cinquante pieds, soit vingt pieds creusés dans la glace, et trente pieds dans la terre et le sable.
C'était à cette profondeur que Mac Nap avait compté atteindre le faîte de la maison, si le toit avait tenu solidement contre la pression de l'avalanche.
Il était en ce moment au fond du puits. Que l'on juge de son désappointement, de son désespoir, quand le pic, profondément enfoncé, ne rencontra aucune résistance.
Il resta un instant les bras croisés, regardant Sabine, qui se trouvait avec lui.
«Rien? dit le chasseur.
— Rien, répondit le charpentier. Rien. Continuons. Le toit aura fléchi sans doute, mais il est impossible que le plancher du grenier n'ait pas résisté! Avant dix pieds, nous devons rencontrer ce plancher lui-même… ou bien…»
Mac Nap n'acheva pas sa pensée, et, Sabine l'aidant, il reprit son travail avec l'ardeur d'un désespéré.
À six heures du soir, une nouvelle profondeur de dix à douze pieds avait été atteinte.
Mac Nap sonda de nouveau. Rien encore. Son pic s'enfonçait toujours dans la terre meuble. Le charpentier, abandonnant un instant son outil, se prit la tête à deux mains.
«Les malheureux!» murmura-t-il.
Puis, s'élevant sur les étrésillons qui maintenaient le cuvelage de bois, il remonta jusqu'à l'orifice du puits.
Là, il trouva le lieutenant Hobson et le sergent plus anxieux que jamais, et, les prenant à l'écart, il leur fit connaître l'horrible désappointement qu'il venait d'éprouver.
«Mais alors, demanda Jasper Hobson, alors la maison a été écrasée par l'avalanche, et ces infortunés…
— Non, répondit le maître charpentier d'un ton d'inébranlable conviction. Non! la maison n'a pas été écrasée! Elle a dû résister, renforcée comme elle l'était! Non! elle n'a pas été écrasée! Ce n'est pas possible!
— Mais alors qu'est-il arrivé, Mac Nap? demanda le lieutenant, dont les yeux laissaient échapper deux grosses larmes.
— Ceci, évidemment, répondit le charpentier Mac Nap. La maison a résisté, elle, mais le sol sur lequel elle reposait a fléchi. Elle s'est enfoncée tout d'une pièce! Elle a passé au travers de cette croûte de glace qui forme la base de l'île! Elle n'est pas écrasée, mais engloutie… Et les malheureuses victimes…
— Noyées! s'écria le sergent Long.
— Oui! sergent! noyées avant d'avoir pu faire un mouvement! noyées comme les passagers d'un navire qui sombre!»
Pendant quelques instants, ces trois hommes demeurèrent sans parler. L'hypothèse de Mac Nap devait toucher de bien près à la réalité. Rien de plus logique que de supposer un fléchissement en cet endroit, et sous une telle pression, du banc de glace qui formait la base de l'île. La maison, grâce aux étais verticaux qui soutenaient les poutres du plafond en s'appuyant sur celles du plancher, avait dû crever le sol de glace et s'enfoncer dans l'abîme.
«Eh bien, Mac Nap, dit le lieutenant Hobson, si nous ne pouvons les retrouver vivants…
— Oui, répondit le maître charpentier, il faut au moins les retrouver morts!»
Cela dit, Mac Nap, sans rien faire connaître à ses compagnons de cette terrible hypothèse, reprit au fond du puits son travail interrompu. Le lieutenant Hobson y était descendu avec lui.
Pendant toute la nuit, le forage fut continué, les hommes se relayant d'heure en heure; mais tout ce temps, pendant que deux soldats creusaient la terre et le sable, Mac Nap et Jasper Hobson se tenaient au-dessus d'eux suspendus à un des étrésillons.
À trois heures du matin, le pic de Kellet, en s'arrêtant subitement sur un corps dur, rendit un son sec. Le maître Charpentier le sentit plutôt qu'il ne l'entendit.
«Nous y sommes, s'était écrié le soldat. Sauvés!
— Tais-toi, et continue!» répondit le lieutenant Hobson d'une voix sourde.
Il y avait en ce moment près de soixante-seize heures que l'avalanche s'était abattue sur la maison.
Kellet et son compagnon, le soldat Pond, avaient repris leur travail. La profondeur du puits devait presque avoir atteint le niveau de la mer, et, par conséquent, Mac Nap ne pouvait conserver aucun espoir.
En moins de vingt minutes, le corps dur, heurté par le pic, était à découvert. C'était un des chevrons du toit. Le charpentier, s'élançant au fond du puits, saisit une pioche et fit voler les lattes du faîtage. En quelques instants, une large ouverture fut pratiquée…
À cette ouverture, apparut une figure à peine reconnaissable dans l'ombre.
C'était la figure de Kalumah!
«À nous! À nous!» murmura faiblement la pauvre Esquimaude.
Jasper Hobson se laissa glisser par l'ouverture. Un froid très vif le saisit. L'eau lui montait à la ceinture. Contrairement à ce qu'on croyait, le toit n'avait point été écrasé, mais aussi, comme l'avait supposé Mac Nap, la maison s'était enfoncée à travers le sol, et l'eau était là. Mais cette eau ne remplissait pas le grenier, elle ne s'élevait que d'un pied à peine au-dessus du plancher. Il y avait encore un espoir!…
Le lieutenant, s'avançant dans l'obscurité, rencontra un corps sans mouvement! Il le traîna jusqu'à l'ouverture, à travers laquelle Pond et Kellet le saisirent et l'enlevèrent. C'était Thomas Black.
Un autre corps fut amené, celui de Madge. Des cordes avaient été jetées de l'orifice du puits. Thomas Black et Madge, enlevés par leurs compagnons, reprenaient peu à peu leurs sens à l'air extérieur.
Restait Mrs. Paulina Barnett à sauver. Jasper Hobson, conduit par Kalumah, avait dû gagner l'extrémité du grenier, et, là, il avait enfin trouvé celle qu'il cherchait, sans mouvement, la tête à peine hors de l'eau. La voyageuse était comme morte. Le lieutenant Hobson la prit dans ses bras, il la porta près de l'ouverture, et, peu d'instants après, elle et lui, Kalumah et Mac Nap apparaissaient à l'orifice du puits.
Tous les compagnons de la courageuse femme étaient là, ne prononçant pas une parole, désespérés.
La jeune Esquimaude, si faible elle-même, s'était jetée sur le corps de son amie.
Mrs. Paulina Barnett respirait encore, et son coeur battait. L'air pur, aspiré par ses poumons desséchés, ramena peu à peu la vie en elle. Elle ouvrit enfin les yeux.
Un cri de joie s'échappa de toutes les poitrines, un cri de reconnaissance qui monta vers le ciel, et qui certainement fut entendu là-haut!
En ce moment, le jour se faisait, le soleil débordait de l'horizon et jetait ses premiers rayons dans l'espace.
Mrs. Paulina Barnett, par un suprême effort, se redressa. Du haut de cette montagne, formée par l'avalanche, et qui dominait toute l'île, elle regarda. Puis, avec un étrange accent:
«La mer! la mer!» murmura-t-elle.
Et en effet, sur les deux côtés de l'horizon, à l'est, à l'ouest, la mer, dégagée de glaces, la mer entourait l'île errante!
XIX.
La mer de Behring.
Ainsi, l'île, poussée par la banquise, avait, sous une vitesse excessive, reculé jusque dans les eaux de la mer de Behring, après avoir passé le détroit sans se fixer à ses bords! Elle dérivait, pressée par cette irrésistible barrière qui prenait sa force dans les profondeurs du courant sous-marin! La banquise la repoussait toujours vers ces eaux plus chaudes qui ne pouvaient tarder à se changer en abîme pour elle! Et l'embarcation, écrasée, était hors d'usage!
Lorsque Mrs. Paulina Barnett eut entièrement repris l'usage de ses sens, elle put en quelques mots raconter l'histoire de ces soixante-quatorze heures passées dans les profondeurs de la maison engloutie. Thomas Black, Madge, la jeune Esquimaude avaient été surpris par la brusquerie de l'avalanche. Tous s'étaient précipités à la porte, aux fenêtres. Plus d'issue! la couche de terre ou de sable, qui s'appelait un instant auparavant le cap Bathurst, recouvrait la maison entière. Presque aussitôt, les prisonniers purent entendre le choc des glaçons énormes que la banquise projetait sur la factorerie.
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé, et déjà Mrs. Paulina Barnett, son compagnon, ses deux compagnes sentaient la maison, qui résistait à cette épouvantable pression, s'enfoncer dans le sol de l'île. La base de glace s'effondrait! L'eau de la mer apparaissait.
S'emparer de quelques provisions demeurées dans l'office, se réfugier dans le grenier, ce fut l'affaire d'un instant. Cela se fit par un vague instinct de conservation. Et cependant, ces infortunés pouvaient-ils garder une lueur d'espoir? En tout cas, le grenier semblait devoir résister, et il était probable que deux blocs de glace, s'arc-boutant au-dessus du faîte, l'avaient sauvé d'un écrasement immédiat.
Pendant qu'ils étaient emprisonnés dans ce grenier, ils entendaient au-dessus d'eux les énormes débris de l'avalanche qui tombaient sans cesse. Au-dessous, l'eau montait toujours. Écrasés ou noyés!
Mais par un miracle, on peut le dire, le toit de la maison, supporté sur ses solides fermes, résista, et la maison elle-même, après s'être enfoncée à une certaine profondeur, s'arrêta, mais alors l'eau dépassait d'un pied le niveau du grenier.
Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Thomas Black, avaient dû se réfugier jusque dans l'entrecroisement des fermes. C'est là qu'ils restèrent pendant tant d'heures. La dévouée Kalumah s'était faite la servante de tous, et portait à travers la nappe d'eau la nourriture à l'un et à l'autre. Il n'y avait rien à tenter pour le salut! Le secours ne pouvait venir que du dehors!
Situation épouvantable. La respiration était douloureuse dans cet air comprimé, qui, bientôt désoxygéné et chargé d'acide carbonique, devint à peu près irrespirable… Quelques heures encore d'emprisonnement dans cet étroit espace, et le lieutenant Hobson n'eût plus trouvé que les cadavres des victimes!
En outre, aux tortures physiques s'étaient jointes les tortures morales. Mrs. Paulina Barnett avait à peu près compris ce qui s'était passé. Elle avait deviné que la banquise s'était jetée sur l'île, et aux bouillonnements de l'eau qui grondait sous la maison, elle sentait bien que l'île dérivait irrésistiblement vers le sud. Et voilà pourquoi, dès que ses yeux se rouvrirent, elle regarda autour d'elle, et prononça ces mots, que la destruction de la chaloupe rendait si terribles en cette circonstance:
«La mer! la mer!»
Mais, en ce moment, tous ceux qui l'entouraient ne voulaient voir, ne voulaient comprendre qu'une chose, c'est qu'ils avaient sauvé celle pour laquelle ils eussent donné leur vie, et, avec elle, Madge, Thomas Black, Kalumah. Enfin, et jusqu'alors, malgré tant d'épreuves, tant de dangers, pas un de ceux que le lieutenant Jasper Hobson avait emmenés dans cette désastreuse expédition ne manquait encore à l'appel.
Mais les circonstances allaient devenir plus graves que jamais et hâter sans nul doute la catastrophe finale dont le dénouement ne pouvait être éloigné.
Le premier soin du lieutenant Hobson, pendant cette journée, fut de relever la situation de l'île. Il ne fallait plus songer à la quitter, puisque la chaloupe était détruite, et que la mer, libre enfin, n'offrait pas un point solide autour d'elle. En fait d'icebergs, il ne restait plus que ce reste de banquise, dont le sommet venait d'écraser le cap Bathurst, nais dont la base, profondément immergée poussait l'île vers le sud.
En fouillant les ruines de la maison principale, on avait pu retrouver les instruments et les cartes de l'astronome que Thomas Black avait tout d'abord emportés avec lui, et qui n'avaient point été brisés fort heureusement. Le ciel était couvert de nuages, mais le soleil apparaissait parfois, et le lieutenant Hobson put prendre hauteur en temps utile et avec une approximation suffisante.
De cette observation, il résulta que, ce jour même, 12 mai, à midi, l'île Victoria occupait en longitude 168°12' à l'ouest du méridien de Greenwich, et en latitude 63°27'. Le point, rapporté sur la carte, se trouvait être par le travers du golfe Norton, entre la pointe asiatique de Tchaplin et le cap américain Stephens, mais à plus de cent milles de l'une et de l'autre côte.
«Il faut donc renoncer à atterrir sur le continent? dit alors Mrs.
Paulina Barnett.
— Oui, madame, répondit Jasper Hobson, tout espoir est fermé de ce côté. Le courant nous porte au large avec une extrême vitesse, et nous ne pouvons compter que sur la rencontre d'un baleinier qui passerait en vue de l'île.
— Mais, reprit la voyageuse, si nous ne pouvons atterrir au continent, pourquoi le courant ne nous porterait-il pas sur une des îles de la mer de Behring?»
C'était encore là un frêle espoir, et ces désespérés s'y accrochèrent, comme l'homme qui se noie à la planche de salut. Les îles ne manquaient pas à ces parages de la mer de Behring, Saint- Laurent, Saint-Mathieu, Nouniwak, Saint-Paul, Georges, etc. Précisément, l'île errante n'était pas très éloignée de Saint- Laurent, assez vaste terre entourée d'îlots, et, en tout cas, si on la manquait, il était permis d'espérer que ce semis des Aléoutiennes qui ferme la mer de Behring au sud, l'arrêterait dans sa marche.
Oui, sans doute! l'île Saint-Laurent pouvait être un port de salut pour les hiverneurs. S'ils le manquaient, Saint-Mathieu et tout ce groupe d'îlots dont il forme le centre se trouveraient peut-être encore sur leur passage. Mais ces Aléoutiennes, dont plus de huit cents milles les séparaient, il ne fallait pas espérer les atteindre. Avant, bien avant, l'île Victoria, minée, dissoute par les eaux chaudes, fondue par ce soleil qui s'avançait déjà dans le signe des Gémeaux, serait abîmée au fond de la mer!
On devait le supposer. En effet, la distance à laquelle les glaces se rapprochent de l'Équateur est très variable. Elle est plus courte dans l'hémisphère austral que dans l'hémisphère boréal. On les a rencontrées quelquefois par le travers du cap de Bonne- Espérance, soit au trente-sixième parallèle environ, tandis que les icebergs qui descendent la mer Arctique n'ont jamais dépassé le quarantième degré de latitude. Mais la limite de fusion des glaces est évidemment liée à l'état de la température, et elle dépend des conditions climatériques. Par des hivers prolongés, les glaces persistent sous des parallèles relativement bas, et c'est tout le contraire avec des printemps précoces.
Or, précisément, cette précocité de la saison chaude, en cette année 1861, devait promptement amener la dissolution de l'île Victoria. Déjà ces eaux de la mer de Behring étaient vertes et non plus bleues, comme elles le sont aux approches des icebergs, suivant la remarque du navigateur Hudson. On devait donc, à tout moment, redouter une catastrophe, maintenant que la chaloupe n'existait plus.
Jasper Hobson résolut d'y parer en faisant construire un radeau assez vaste pour porter toute la petite colonie, et qui pût naviguer, tant bien que mal, vers le continent. Il fit réunir les bois nécessaires à la construction d'un appareil flottant sur lequel on pourrait tenir la mer sans crainte de sombrer. Après tout, les chances de rencontre étaient possibles à une époque où les baleiniers remontent vers le nord à la poursuite des baleines. Mac Nap eut donc mission d'établir un radeau large et solide, qui surnagerait au moment où l'île Victoria s'engloutirait dans la mer.
Mais auparavant, il était nécessaire de préparer une demeure quelconque qui pût abriter les malheureux habitants de l'île. Le plus simple parut être de déblayer l'ancien logement des soldats, annexe de la maison principale, dont les murs pourraient encore servir. Tous se mirent résolument à l'ouvrage, et en quelques jours on put se garder contre les intempéries d'un climat très capricieux, que les rafales et les pluies attristaient fréquemment.
On pratiqua aussi des fouilles dans la maison principale, et on put extraire des chambres submergées nombre d'objets plus ou moins utiles, des outils, des armes, de la literie, quelques meubles, les pompes d'aération, le réservoir à air, etc.
Dès le lendemain de ce jour, le 13 mai, on avait dû renoncer à l'espoir de dériver sur l'île Saint-Laurent. Le point de relèvement indiqua que l'île Victoria passait fort à l'est de cette île; et, en effet, les courants, ne viennent généralement point butter contre les obstacles naturels; ils les tournent plutôt, et le lieutenant Hobson comprit bien qu'il fallait renoncer à l'espoir d'atterrir de cette façon. Seules, les îles Aléoutiennes, tendues comme un immense filet semi-circulaire sur un espace de plusieurs degrés, auraient pu arrêter l'île, mais, on l'a dit, pouvait-on espérer de les atteindre? L'île était emportée avec une extrême vitesse, sans doute, mais n'était-il pas probable que cette vitesse diminuerait singulièrement, lorsque les icebergs qui la poussaient en avant se détacheraient par une raison quelconque, ou se dissoudraient, eux qu'une couche de terre ne protégeait pas contre l'action des rayons du soleil?
Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le sergent Long et le maître charpentier causèrent souvent de ces choses, et, après mûres réflexions, ils furent de cet avis que l'île ne pourrait, en aucun cas, atteindre le groupe des Aléoutiennes, soit que sa vitesse diminuât, soit qu'elle fût rejetée hors du courant de Behring, soit enfin qu'elle fondît sous la double influence combinée des eaux et du soleil.
Le 14 mai, maître Mac Nap et ses hommes s'étaient mis à l'ouvrage et avaient commencé la construction d'un vaste radeau. Il s'agissait de maintenir cet appareil à un niveau aussi élevé que possible au-dessus des flots, afin de le soustraire au balayage des lames. C'était là un gros ouvrage, mais devant lequel le zèle de ces travailleurs ne recula pas. Le forgeron Raë avait heureusement retrouvé, dans un magasin attenant au logement, une grande quantité de ces chevilles de fer qui avaient été apportées du Fort-Reliance, et elles servirent à fixer fortement entre elles les diverses pièces qui formaient les bâtis du radeau.
Quant à l'emplacement sur lequel il fut construit, il importe de le signaler. Ce fut d'après l'idée du lieutenant que Mac Nap prit les mesures suivantes. Au lieu de disposer les poutres et poutrelles sur le sol, le charpentier les établit immédiatement à la surface du lagon. Les diverses pièces, taraudées et mortaisées sur la rive, étaient ensuite lancées isolément à la surface du petit lac, et là on les ajustait sans peine. Cette manière d'opérer présentait deux avantages: 1° le charpentier pourrait juger immédiatement du point de flottaison et du degré de stabilité qu'il convenait de donner à l'appareil; 2° lorsque l'île Victoria viendrait à se dissoudre, le radeau flotterait déjà et ne serait point soumis aux dénivellements, aux chocs même que le sol disloqué pouvait lui imprimer à terre. Ces deux raisons, très sérieuses, engagèrent donc le maître charpentier à procéder comme il est dit.
Pendant ces travaux, Jasper Hobson, tantôt seul, tantôt accompagné de Mrs. Paulina Barnett, errait sur le littoral. Il observait l'état de la mer et les sinuosités changeantes du rivage que le flot rongeait peu à peu. Son regard parcourait l'horizon absolument désert. Dans le nord, on ne voyait plus aucune montagne de glace se profiler à l'horizon. En vain cherchait-il comme tous les naufragés, ce navire «qui n'apparaît jamais!» La solitude de l'Océan n'était troublée que par le passage de quelques souffleurs, qui fréquentaient les eaux vertes où pullulent ces myriades d'animalcules microscopiques dont ils font leur unique nourriture. Puis c'étaient aussi des bois qui flottaient, des essences diverses arrachées aux pays chauds, et que les grands courants du globe entraînaient jusque dans ces parages.
Un jour, le 16 mai, Mrs. Paulina Barnett et Madge se promenaient ensemble sur cette partie de l'île comprise entre le cap Bathurst et l'ancien port. Il faisait un beau temps. La température était chaude. Depuis bien des jours déjà, il n'existait plus trace de neige à la surface de l'île. Seuls, les glaçons que la banquise y avait entassés dans sa partie septentrionale rappelaient l'aspect polaire de ces climats. Mais ces glaçons se dissolvaient peu à peu, et de nouvelles cascades s'improvisaient chaque jour au sommet et sur les flancs des icebergs. Certainement, avant peu, le soleil aurait fondu ces dernières masses agglomérées par le froid.
C'était un curieux aspect que celui de l'île Victoria! Des yeux moins attristés l'eussent contemplé avec intérêt. Le printemps s'y déclarait avec une force inaccoutumée. Sur ce sol, ramené à des parallèles plus doux, la vie végétale débordait. Les mousses, les petites fleurs, les plantations de Mrs. Joliffe se développaient avec une véritable prodigalité. Toute la puissance végétative de cette terre, soustraite aux âpretés du climat arctique, s'épanchait au-dehors, non seulement par la profusion des plantes qui s'épanouissaient à sa surface, mais aussi par la vivacité de leurs couleurs. Ce n'étaient plus ces nuances pâles et noyées d'eau, mais des tons colorés, dignes du soleil qui les éclairait alors. Les diverses essences, arbousiers ou saules, pins ou bouleaux, se couvraient d'une verdure sombre. Leurs bourgeons éclataient sous la sève échauffée à de certaines heures par une température de soixante-huit degrés Fahrenheit (20° centigr. au- dessus de zéro). La nature arctique se transformait sous un parallèle qui était déjà celui de Christiana ou de Stockholm, en Europe, c'est-à-dire celui des plus verdoyants pays des zones tempérées.
Mais Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir ces avertissements que lui donnait la nature. Pouvait-elle changer l'état de son domaine éphémère? Pouvait-elle lier cette île errante à l'écorce solide du globe? Non, et le sentiment d'une suprême catastrophe était en elle. Elle en avait l'instinct, comme ces centaines d'animaux qui pullulaient aux abords de la factorerie. Ces renards, ces martres, ces hermines, ces lynx, ces castors, ces rats musqués, ces wisons, ces loups même que le sentiment d'un danger prochain, inévitable, rendaient moins farouches, toutes ces bêtes se rapprochaient de plus en plus de leurs anciens ennemis, les hommes, comme si les hommes eussent pu les sauver! C'était comme une reconnaissance tacite, instinctive, de la supériorité humaine, et précisément dans une circonstance où cette supériorité ne pouvait rien!
Non! Mrs. Paulina Barnett ne voulait pas voir toutes ces choses, et ses regards ne quittaient plus cette impitoyable mer, immense, infinie, sans autre horizon que le ciel qui se confondait avec elle!
«Ma pauvre Madge, dit-elle un jour, c'est moi qui t'ai entraînée à cette catastrophe, toi, qui m'as suivie partout, toi, dont le dévouement et l'amitié méritaient un autre sort! Me pardonnes-tu?
— Il n'y a qu'une chose au monde que je ne t'aurais pas pardonnée, ma fille, répondit Madge. C'eût été une mort que je n'eusse pas partagée avec toi!
— Madge! Madge! s'écria la voyageuse, si ma vie pouvait sauver celle de tous ces infortunés, je la donnerais sans hésiter!
— Ma fille, répondit Madge, tu n'as donc plus d'espoir?
— Non!…» murmura Mrs. Paulina Barnett en se cachant dans les bras de sa compagne.
La femme venait de reparaître un instant dans cette nature virile! Et qui ne comprendrait un moment de défaillance en de telles épreuves!
Mrs. Paulina Barnett sanglotait! Son coeur débordait. Des larmes s'échappaient de ses yeux.
«Madge! Madge! dit la voyageuse en relevant la tête, ne leur dis pas, au moins, que j'ai pleuré!
— Non, répondit Madge. D'ailleurs, ils ne me croiraient pas. C'est un instant de faiblesse! Relève-toi, ma fille, toi, notre âme à tous, ici! Relève-toi et prends courage!
— Mais tu espères donc encore? s'écria Mrs. Paulina Barnett, regardant dans les yeux sa fidèle compagne.
— J'espère toujours!» répondit simplement Madge.
Et cependant, aurait-on pu conserver encore une lueur d'espérance, lorsque, quelques jours après, l'île errante, passant au large du groupe de Saint-Mathieu, n'avait plus une terre où se raccrocher sur toute cette mer de Behring!
XX.
Au large!
L'île Victoria flottait alors dans la partie la plus vaste de la mer de Behring, à six cents milles encore des premières Aléoutiennes et à plus de deux cents milles de la côte la plus rapprochée dans l'est. Son déplacement s'opérait toujours avec une vitesse relativement considérable. Mais, en admettant qu'il ne subît aucune diminution, trois semaines, au moins, lui seraient encore nécessaires pour qu'elle atteignît cette barrière méridionale de la mer de Behring.
Pourrait-elle durer jusque-là, cette île, dont la base s'amincissait chaque jour sous l'action des eaux déjà tièdes, et portées à une température moyenne de cinquante degrés Fahrenheit (10° centigr. au-dessus de zéro)? Son sol ne pouvait-il à chaque instant s'entrouvrir?
Le lieutenant Hobson pressait de tout son pouvoir la construction du radeau, dont le bâtis inférieur flottait déjà sur les eaux du lagon. Mac Nap voulait donner à cet appareil une très grande solidité, afin qu'il pût résister pendant un long temps, s'il le fallait, aux secousses de la mer. En effet, il était à supposer, s'il ne rencontrait pas quelque baleinier dans les parages de Behring, qu'il dériverait jusqu'aux îles Aléoutiennes, et un long espace de mer lui restait à franchir.
Toutefois, l'île Victoria n'avait encore éprouvé aucun changement de quelque importance dans sa configuration générale. Des reconnaissances étaient journellement faites, mais les explorateurs ne s'aventuraient plus qu'avec une extrême circonspection, car, à chaque instant, une fracture du sol, un morcellement de l'île pouvaient les isoler du centre commun. Ceux qui partaient ainsi, on pouvait toujours craindre de ne plus les revoir.
La profonde entaille située aux approches du cap Michel, que les froids de l'hiver avaient refermée, s'était peu à peu rouverte. Elle s'étendait maintenant sur l'espace d'un mille à l'intérieur jusqu'au lit desséché de la petite rivière. On pouvait craindre même qu'elle ne suivît ce lit, qui, déjà creusé, amincissait d'autant la croûte de glace. Dans ce cas, toute cette portion comprise entre le cap Michel et le port Barnett, limitée à l'ouest par le lit de la rivière, aurait disparu, — c'est-à-dire un morceau énorme, d'une superficie de plusieurs milles carrés. Le lieutenant Hobson recommanda donc à ses compagnons de ne point s'y aventurer sans nécessité, car il suffisait d'un fort mouvement de la mer pour détacher cette importante partie du territoire de l'île.
Cependant, on pratiqua des sondages sur plusieurs points, afin de connaître ceux qui présentaient le plus de résistance à la dissolution par suite de leur épaisseur. On reconnut que cette épaisseur était plus considérable précisément aux environs du cap Bathurst, sur l'emplacement de l'ancienne factorerie, non pas l'épaisseur de la couche de terre et de sable — ce qui n'eût point été une garantie —, mais bien l'épaisseur de la croûte de glace. C'était, en somme, une heureuse circonstance. Ces trous de sondage furent tenus libres, et chaque jour on put constater ainsi la diminution que subissait la base de l'île. Cette diminution était lente, mais, chaque jour, elle faisait quelques progrès. On pouvait estimer que l'île ne résisterait pas trois semaines encore, en tenant compte de cette circonstance fâcheuse, qu'elle dérivait vers des eaux de plus en plus échauffées par les rayons solaires.
Pendant cette semaine, du 19 au 25 mai, le temps fut fort mauvais. Une tempête assez violente se déclara. Le ciel s'illumina d'éclairs et les éclats de la foudre retentirent. La mer, soulevée par un grand vent du nord-ouest, se déchaîna en hautes lames qui fatiguèrent extrêmement l'île. Cette houle lui donna même quelques secousses très inquiétantes. Toute la petite colonie demeura sur le qui-vive, prête à s'embarquer sur le radeau, dont la plate- forme était à peu près achevée. On y transporta même une certaine quantité de provisions et d'eau douce, afin de parer à toutes les éventualités.
Pendant cette tempête, la pluie tomba très abondamment, pluie d'orage, dont les tièdes et larges gouttes pénétrèrent profondément le sol et durent attaquer la base de l'île. Ces infiltrations eurent pour effet de dissoudre la glace inférieure en de certains endroits et de produire des affouillements suspects. Sur les pentes de quelques monticules, le sol fut absolument raviné et la croûte blanche mise à nu. On se hâta de combler ces excavations avec de la terre et du sable, afin de soustraire la base à l'action de la température. Sans cette précaution, le sol eût été bientôt troué comme une écumoire.
Cette tempête causa aussi d'irréparables dommages aux collines boisées qui bordaient la lisière occidentale du lagon. Le sable et la terre furent entraînés par ces abondantes pluies, et les arbres, n'étant plus maintenus par le pied, s'abattirent en grand nombre. En une nuit, tout l'aspect de cette portion de l'île comprise entre le lac et l'ancien port Barnett fut changé. C'est à peine s'il resta quelques groupes de bouleaux, quelques bouquets de sapins isolés qui avaient résisté à la tourmente. Dans ces faits, il y avait des symptômes de décomposition qu'on ne pouvait méconnaître, mais contre lesquels l'intelligence humaine était impuissante. Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, le sergent, tous voyaient bien que leur île éphémère s'en allait peu à peu, tous le sentaient, — sauf peut-être Thomas Black, sombre, muet, qui semblait ne plus être de ce monde.
Pendant la tempête, le 23 mai, le chasseur Sabine, en quittant son logement, le matin, par une brume assez épaisse, faillit se noyer dans un large trou qui s'était creusé dans la nuit. C'était sur l'emplacement occupé autrefois par la maison principale de la factorerie.
Jusqu'alors, cette maison, ensevelie sous la couche de terre et de sable, et aux trois quarts engloutie, on le sait, paraissait être fixée à la croûte glacée de l'île. Mais, sans doute, les ondulations de la mer, choquant cette large crevasse à sa partie inférieure, l'agrandirent, et la maison, chargée de ce poids énorme des matières qui formaient autrefois le cap Bathurst s'abîma entièrement. Terre et sable se perdirent dans ce trou, au fond duquel se précipitèrent les eaux clapotantes de la mer.
Les compagnons de Sabine, accourus à ses cris, parvinrent à le retirer de cette crevasse, pendant qu'il était encore suspendu à ses parois glissantes, et il en fut quitte pour un bain très inattendu, qui aurait pu très mal finir.
Plus tard on aperçut les poutres et les planches de la maison, qui avaient glissé sous l'île, flottant au large du rivage, comme les épaves d'un navire naufragé. Ce fut le dernier dégât produit par la tempête, dégât qui dans une certaine proportion compromettait encore la solidité de l'île, puisqu'il permettait aux flots de la ronger à l'intérieur. C'était comme une sorte de cancer qui devait la détruire peu à peu.
Pendant la journée du 25 mai, le vent sauta au nord-est. La rafale ne fut plus qu'une forte brise, la pluie cessa, et la mer commença à se calmer. La nuit se passa paisiblement, et au matin, le soleil ayant reparu, Jasper Hobson put obtenir un bon relèvement.
Et, en effet, sa position à midi, ce jour-là, lui fut donnée par la hauteur du soleil:
Latitude: 56°, 13';
Longitude: 170°, 23'.
La vitesse de l'île était donc excessive, puisqu'elle avait dérivé de près de huit cents milles depuis le point qu'elle occupait deux mois auparavant dans le détroit de Behring, au moment de la débâcle.
Cette rapidité de déplacement rendit quelque peu d'espoir à Jasper
Hobson.
«Mes amis, dit-il à ses compagnons en leur montrant la carte de la mer de Behring, voyez-vous ces îles Aléoutiennes? Elles ne sont pas à deux cents milles de nous, maintenant! En huit jours, peut- être, nous pourrions les atteindre!
— Huit jours! répondit le sergent Long en secouant la tête. C'est long, huit jours!
— J'ajouterai, dit le lieutenant Hobson, que si notre île eût suivi le cent soixante-huitième méridien, elle aurait déjà gagné le parallèle de ces îles. Mais il est évident qu'elle s'écarte dans le sud-ouest, par une déviation du courant de Behring.»
Cette observation était juste. Le courant tendait à rejeter l'île
Victoria fort au large des terres, et peut-être même en dehors des
Aléoutiennes, qui ne s'étendent que jusqu'au cent soixante-dixième
méridien.
Mrs. Paulina Barnett considérait la carte en silence! Elle regardait ce point, fait au crayon, qui indiquait la position actuelle de l'île. Sur cette carte, établie à une grande échelle, ce point paraissait presque imperceptible, tant la mer de Behring semblait immense. Elle revoyait alors toute sa route retracée depuis le lieu d'hivernage, cette route que la fatalité ou plutôt l'immutable direction des courants avait dessinée à travers tant d'îles, au large de deux continents, sans toucher nulle part, et devant elle s'ouvrait maintenant l'infini de l'océan Pacifique!
Elle songeait ainsi, perdue dans une sombre rêverie, et n'en sortit que pour dire:
«Mais cette île, ne peut-on donc la diriger? Huit jours, huit jours encore de cette vitesse, et nous pourrions peut-être atteindre la dernière des Aléoutiennes!
— Ces huit jours sont dans la main de Dieu! répondit le lieutenant Hobson d'un ton grave. Voudra-t-il nous les donner? Je vous le dis bien sincèrement, madame, le salut ne peut venir que du Ciel.
— Je le pense comme vous, monsieur Jasper, reprit Mrs. Paulina Barnett, mais le Ciel veut que l'on s'aide pour mériter sa protection. Y a-t-il donc quelque chose à faire, à tenter, quelque parti à prendre que j'ignore?»
Jasper Hobson secoua la tête d'un air de doute. Pour lui, il n'y avait plus qu'un moyen de salut, le radeau; mais fallait-il s'y embarquer dès maintenant, y établir une voilure quelconque au moyen de draps et de couvertures, et chercher à gagner la côte la plus prochaine?
Jasper Hobson consulta le sergent, le charpentier Mac Nap, en qui il avait grande confiance, le forgeron Raë, les chasseurs Sabine et Marbre. Tous, après avoir pesé le pour et le contre, furent d'accord sur ce point qu'il ne fallait abandonner l'île que lorsqu'on y serait forcé. En effet, ce ne pouvait être qu'une dernière et suprême ressource, ce radeau, que les lames balayeraient incessamment, qui n'aurait même pas la vitesse imprimée à l'île, que les icebergs poussaient vers le sud. Quant au vent, il soufflait le plus généralement de la partie est, et il tendrait plutôt à rejeter le radeau au large de toute terre.
Il fallait attendre, attendre encore, puisque l'île dérivait rapidement vers les Aléoutiennes. Aux approches de ce groupe, on verrait ce qu'il conviendrait de faire.
C'était, en effet, le parti le plus sage, et certainement, dans huit jours, si sa vitesse ne diminuait pas, ou bien l'île s'arrêterait sur cette frontière méridionale de la mer de Behring, ou, entraînée au sud-ouest sur les eaux du Pacifique, elle serait irrévocablement perdue.
Mais la fatalité qui avait tant accablé ces hiverneurs et depuis si longtemps, allait encore les frapper d'un nouveau coup. Cette vitesse de déplacement sur laquelle ils comptaient devait avant peu leur faire défaut.
En effet, pendant la nuit du 26 au 27 mai, l'île Victoria subit un dernier changement d'orientation, dont les conséquences furent extrêmement graves. Elle fit un demi-tour sur elle-même. Les icebergs, restes de l'énorme banquise qui la bornaient au nord, furent par ce changement reportés au sud.
Au matin, les naufragés, — ne peut-on leur donner ce nom? — virent le soleil se lever du côté du cap Esquimau et non plus sur l'horizon du port Barnett.
Quelles allaient être les conséquences de ce changement d'orientation? Ces montagnes de glace n'allaient-elles pas se séparer de l'île?
Chacun avait le pressentiment d'un nouveau malheur, et chacun comprit ce que voulait dire le soldat Kellet, qui s'écria:
«Avant ce soir, nous aurons perdu notre hélice!»
Kellet voulait dire par là que les icebergs, à présent qu'ils n'étaient plus à l'arrière, mais à l'avant de l'île, ne tarderaient pas à se détacher. C'étaient eux, en effet, qui lui imprimaient cette excessive vitesse, parce que, pour chaque pied dont ils s'élevaient au-dessus du niveau de la mer, ils en avaient six ou sept au-dessous. Plus enfoncés que l'île dans le courant sous-marin, ils étaient, par cela même, plus soumis à leur influence, et il était à craindre que ce courant ne les séparât de l'île, puisqu'aucun ciment ne les liait à elle. Oui, le soldat Kellet avait raison. L'île serait alors comme un bâtiment désemparé de sa mâture, et dont l'hélice aurait été brisée!
À cette parole de Kellet, personne n'avait répondu. Mais un quart d'heure ne s'était pas écoulé, que le bruit d'un craquement se faisait entendre. Le sommet des icebergs s'ébranlait, leur masse se détachait, et tandis que l'île restait en arrière, les icebergs, irrésistiblement entraînés par le courant sous-marin, dérivaient rapidement vers le sud.
XXI.
Où l'île se fait îlot.
Trois heures plus tard, les derniers morceaux de la banquise avaient déjà disparu au-dessous l'horizon. Cette disparition si rapide prouvait que, maintenant, l'île demeurait presque stationnaire. C'est que toute la force du courant résidait dans les couches basses, et non à la surface de la mer.
Du reste, le point fut fait à midi, et donna un relèvement exact.
Vingt-quatre heures après, le nouveau point constatait que l'île
Victoria ne s'était pas déplacée d'un mille!
Restait donc une chance de salut, une seule: c'est qu'un navire, quelque baleinier, passant en ces parages, recueillît les naufragés, soit qu'ils fussent encore sur l'île, soit que le radeau l'eût remplacée après sa dissolution.
L'île se trouvait alors par 54°33' de latitude et 177°19' de longitude, à plusieurs centaines de milles de la terre la plus rapprochée, c'est-à-dire des Aléoutiennes.
Le lieutenant Hobson, pendant cette journée, rassembla ses compagnons et leur demanda une dernière fois ce qu'il convenait de faire.
Tous furent du même avis: demeurer encore et toujours sur l'île tant qu'elle ne s'effondrerait pas, car sa grandeur la rendait encore insensible à l'état de la mer; puis, quand elle menacerait définitivement de se dissoudre, embarquer toute la petite colonie sur le radeau, et attendre!
Attendre!
Le radeau était alors achevé. Mac Nap y avait construit une vaste cabane, sorte de rouffle, dans lequel tout le personnel du fort pouvait se mettre à l'abri. Un mât avait été préparé, que l'on pourrait dresser en cas de besoin, et les voiles qui devaient servir au bateau étaient prêtes depuis longtemps. L'appareil était solide, et si le vent soufflait du bon côté, si la mer n'était pas trop mauvaise, peut-être cet assemblage de poutres et de planches sauverait-il la colonie tout entière.
«Rien, dit Mrs. Paulina Barnett, rien n'est impossible à celui qui dispose des vents et des flots!»
Jasper Hobson avait fait l'inventaire des vivres. La réserve était peu abondante, car les dégâts produits par l'avalanche l'avaient singulièrement diminuée, mais ruminants et rongeurs ne manquaient pas, et l'île, toute verdoyante de mousses et d'arbustes, les nourrissait sans peine. Il parut nécessaire d'augmenter les provisions de viande conservée, et les chasseurs tuèrent des rennes et des lièvres.
En somme, la santé des colons était bonne. Ils avaient peu souffert de ce dernier hiver, si modéré, et les épreuves morales n'avaient point encore entamé leur vigueur physique. Mais, il faut le dire, ils ne voyaient pas sans une extrême appréhension, sans de sinistres pressentiments, le moment où ils abandonneraient leur île Victoria, ou, pour parler plus exactement, le moment où cette île les abandonnerait eux-mêmes. Ils s'effrayaient à la pensée de flotter à la surface de cette immense mer, sur un plancher de bois qui serait soumis à tous les caprices de la houle. Même par les temps moyens, les lames y embarqueraient et rendraient la situation très pénible. Qu'on le remarque aussi, ces hommes n'étaient point des marins, des habitués de la mer, qui ne craignent pas de se fier à quelques planches, c'étaient des soldats, accoutumés aux solides territoires de la Compagnie. Leur île était fragile, elle ne reposait que sur un mince champ de glace, mais enfin, sur cette glace, il y avait de la terre, et sur cette terre une verdoyante végétation, des arbustes, des arbres; les animaux l'habitaient avec eux; elle était absolument indifférente à la houle, et on pouvait la croire immobile. Oui! ils l'aimaient cette île Victoria, sur laquelle ils vivaient depuis près de deux ans, cette île qu'ils avaient si souvent parcourue en toutes ses parties, qu'ils avaient ensemencée, et qui, en somme, avait résisté jusqu'alors à tant de cataclysmes! Oui! ils ne la quitteraient pas sans regret, et ils ne le feraient qu'au moment où elle leur manquerait sous les pieds.
Ces dispositions, le lieutenant Hobson les connaissait, et il les trouvait bien naturelles. Il savait avec quelle répugnance ses compagnons s'embarqueraient sur le radeau, mais les événements allaient se précipiter, et sur ces eaux chaudes, l'île ne pouvait tarder à se dissoudre. En effet, de graves symptômes apparurent, qu'on ne devait pas négliger.
Voici ce qu'était ce radeau. Carré, il mesurait trente pieds sur chaque face, ce qui lui donnait une superficie de neuf cents pieds carrés. Sa plate-forme s'élevait de deux pieds au-dessus de l'eau, et ses parois le défendaient tout autour contre les petites lames, mais il était bien évident qu'une houle un peu forte passerait par-dessus cette insuffisante barrière. Au milieu du radeau, le maître charpentier avait construit un véritable rouffle, qui pouvait contenir une vingtaine de personnes. Autour étaient établis de grands coffres destinés aux provisions et des pièces à eau, le tout solidement fixé à la plate-forme au moyen de chevilles de fer. Le mât, haut d'une trentaine de pieds, s'appuyait au rouffle et était soutenu par des haubans qui se rattachaient aux quatre angles de l'appareil. Ce mât devait porter une voile carrée, qui ne pouvait évidemment servir que vent arrière. Toute autre allure était nécessairement interdite à cet appareil flottant, auquel une sorte de gouvernail, très insuffisant sans doute, avait été adapté.
Tel était le radeau du maître charpentier, sur lequel devaient se réfugier vingt personnes, sans compter le petit enfant de Mac Nap. Il flottait tranquillement sur les eaux du lagon, retenu au rivage par une forte amarre. Certes, il avait été construit avec plus de soin que n'en peuvent mettre des naufragés surpris en mer par la destruction soudaine de leur navire, il était plus solide et mieux aménagé, mais enfin ce n'était qu'un radeau.
Le 1er juin, un nouvel incident se produisit. Le soldat Hope était allé puiser de l'eau au lagon pour les besoins de la cuisine. Mrs. Joliffe, goûtant cette eau, la trouva salée. Elle rappela Hope, lui disant qu'elle avait demandé de l'eau douce, et non de l'eau de mer.
Hope répondit qu'il avait puisé cette eau au lagon. De là une sorte de discussion, au milieu de laquelle intervint le lieutenant. En entendant les affirmations du soldat Hope, il pâlit, puis il se dirigea rapidement vers le lagon…
Les eaux en étaient absolument salées! Il était évident que le fond du lagon s'était crevé, et que la mer y avait fait irruption.
Ce fait aussitôt connu, une même crainte bouleversa les esprits tout d'abord.
«Plus d'eau douce!» s'écrièrent ces pauvres gens.
Et en effet, après la rivière Paulina, le lac Barnett venait de disparaître à son tour!
Mais le lieutenant Hobson se hâta de rassurer ses compagnons à l'endroit de l'eau potable.
«Nous ne manquons pas de glace, mes amis, dit-il. Ne craignez rien. Il suffira de faire fondre quelques morceaux de notre île, et j'aime à croire que nous ne la boirons pas tout entière», ajouta-t-il en essayant de sourire.
En effet, l'eau salée, qu'elle se vaporise ou qu'elle se solidifie, abandonne complètement le sel qu'elle contient en dissolution. On déterra donc, si on peut employer cette expression, quelques blocs de glace, et on les fit fondre, non seulement pour les besoins journaliers, mais aussi pour remplir les pièces à eau disposées sur le radeau.
Cependant, il ne fallait pas négliger ce nouvel avertissement que la nature venait de donner. L'île se dissolvait évidemment à sa base, et cet envahissement de la mer par le fond du lagon le prouvait surabondamment. Le sol pouvait donc à chaque instant s'effondrer, et Jasper Hobson ne permit plus à ses hommes de s'éloigner, car ils auraient risqués d'être entraînés au large.
Il semblait aussi que les animaux eussent le pressentiment d'un danger très prochain. Ils se massaient autour de l'ancienne factorerie. Depuis la disparition de l'eau douce, on les voyait venir lécher les blocs de glace retirés du sol. Ils semblaient inquiets, quelques-uns paraissaient pris de folie, les loups surtout, qui arrivaient en bandes échevelées, puis disparaissaient en poussant de rauques aboiements. Les animaux à fourrures restaient parqués autour du puits circulaire qui remplaçait la maison engloutie. On en comptait plusieurs centaines de différentes espèces. L'ours rôdait aux environs, aussi inoffensif aux animaux qu'aux hommes. Il était évidemment très inquiet, par instinct, et il eût volontiers demandé protection contre ce danger qu'il pressentait et ne pouvait détourner.
Les oiseaux, très nombreux jusqu'alors, parurent aussi diminuer peu à peu. Pendant ces derniers jours, des bandes considérables de grands volateurs, de ceux auxquels la puissance de leurs ailes permettent de traverser les larges espaces, les cygnes entre autres, émigrèrent vers le sud, là où ils devaient rencontrer les premières terres des Aléoutiennes qui leur offraient un abri sûr. Ce départ fut observé et remarqué par Mrs. Paulina Barnett, et Madge, qui erraient, à ce moment, sur le littoral. Elles en tirèrent un fâcheux pronostic.
«Ces oiseaux trouvent sur l'île une nourriture suffisante, dit Mrs. Paulina Barnett et cependant ils s'en vont! Ce n'est pas sans motif, ma pauvre Madge!
— Oui, répondit Madge, c'est leur intérêt qui les guide. Mais s'ils nous avertissent, nous devons profiter de l'avertissement. Je trouve aussi que les autres animaux paraissent être plus inquiets que de coutume.»
Ce jour-là, Jasper Hobson résolut de faire transporter sur le radeau la plus grande partie des vivres et des effets de campement. Il fut décidé aussi que tout le monde s'y embarquerait.
Mais, précisément, la mer était mauvaise, et sur cette petite Méditerranée, formée maintenant par les eaux mêmes de Behring à l'intérieur du lagon, toutes les agitations de la houle se reproduisaient et même avec une grande intensité. Les lames, enfermées dans cet espace relativement restreint, heurtaient le rivage encore, et s'y brisaient avec fureur. C'était comme une tempête sur ce lac, ou plutôt sur cet abîme profond comme la mer environnante. Le radeau était violemment agité, et de forts paquets d'eau y embarquaient sans cesse. On fut même obligé de suspendre l'embarquement des effets et des vivres.
On comprend bien que, dans cet état de choses, le lieutenant Hobson n'insista pas vis-à-vis de ses compagnons. Autant valait passer encore une nuit sur l'île. Le lendemain, si la mer se calmait, on achèverait l'embarquement.
La proposition ne fut donc point faite aux soldats et aux femmes de quitter leur logement et d'abandonner l'île, car c'était véritablement l'abandonner que se réfugier sur le radeau.
Du reste, la nuit fut meilleure qu'on ne l'aurait espéré. Le vent vint à se calmer. La mer s'apaisa peu à peu. Ce n'était qu'un orage qui avait passé avec cette rapidité spéciale aux météores électriques. À huit heures du soir, la houle était presque entièrement tombée, et les lames ne formaient plus qu'un clapotis peu sensible à l'intérieur du lagon.
Certainement, l'île ne pouvait échapper à un effondrement imminent, mais enfin il valait mieux qu'elle se fondit peu à peu, plutôt que d'être brisée par une tempête, et c'est ce qui pouvait arriver d'un instant à l'autre, quand la mer se soulevait en montagnes autour d'elle.
À l'orage avait succédé une légère brume qui menaçait de s'épaissir dans la nuit. Elle venait du nord, et, par conséquent, suivant la nouvelle orientation, elle couvrait la plus grande partie de l'île.
Avant de se coucher, Jasper Hobson visita les amarres du radeau qui étaient tournées à de forts troncs de bouleaux. Par surcroît de précaution, on leur donna un tour de plus. D'ailleurs, le pis qui pût arriver, c'était que le radeau fût emporté à la dérive sur le lagon, et le lagon n'était pas si grand qu'il risquât de s'y perdre.
XXII.
Les quatre jours qui suivent.
La nuit, c'est à dire une heure à peine de crépuscule et d'aube, fut calme. Le lieutenant Hobson se leva, et, décidé à ordonner l'embarquement de la petite colonie pour le jour même, il se dirigea vers le lagon.
La brume était encore épaisse; mais au-dessus de ce brouillard, on sentait déjà les rayons du soleil. Le ciel avait été nettoyé par l'orage de la veille, et la journée promettait d'être chaude.
Lorsque Jasper Hobson arriva sur les bords du lagon, il ne put en distinguer la surface, qui était encore cachée par de grosses volutes de brumes.
À ce moment, Mrs. Paulina Barnett, Madge et quelques autres venaient le rejoindre sur le rivage.
La brume commençait alors à se lever. Elle reculait vers le fond du lagon et en découvrait peu à peu la surface. Cependant, le radeau n'apparaissait pas encore.
Enfin, un coup de brise enleva tout le brouillard…
Il n'y avait pas de radeau! Il n'y avait plus de lac. C'était l'immense mer qui s'étendait devant les regards!
Le lieutenant Hobson ne put retenir un geste de désespoir, et quand ses compagnons et lui se retournèrent, quand leurs yeux se portèrent à tous les points de l'horizon, un cri leur échappa!… Leur île n'était plus qu'un îlot!
Pendant la nuit, les six septièmes de l'ancien territoire du cap Bathurst — usés, rogés par le flot, — s'étaient abîmés dans la mer, sans bruit, sans convulsion, et le radeau, trouvant une issue, avait dérivé au large. Et ceux qui avaient mis en lui leur dernière chance ne pouvaient même plus l'apercevoir sur cet océan désert!
Les malheureux, suspendus sur un abîme prêt à les engloutir, sans ressources, sans aucun moyen de salut, furent terrassés par le désespoir. De ces soldats, quelques-uns, comme fous, voulurent se précipiter à la mer. Mrs. Paulina Barnett se jeta au-devant d'eux. Ils revinrent. Quelques-uns pleuraient.
On voit maintenant quelle était la situation des naufragés, et s'ils pouvaient conserver quelque espoir! Que l'on juge aussi de la position du lieutenant au milieu de ces infortunés à demi affolés! Vingt et une personnes emportées sur un îlot de glace, qui ne pouvait tarder à s'ouvrir sous leurs pieds! Avec cette vaste portion de l'île maintenant engloutie, avaient disparu les collines boisées. Donc, plus un arbre. En fait de bois, il ne restait plus que les quelques planches du logement, absolument insuffisantes pour la construction d'un nouveau radeau, qui pût suffire au transport de la colonie. La vie des naufragés était donc strictement limitée à la durée de l'îlot, c'est-à-dire à quelques jours au plus, car on était au mois de juin, et la température moyenne dépassait soixante-huit degrés Fahrenheit (20° centigr. au-dessus de zéro).
Pendant cette journée, le lieutenant Hobson crut devoir encore faire une reconnaissance de l'îlot. Peut-être conviendrait-il de se réfugier sur un autre point, auquel son épaisseur assurerait une durée plus longue? Mrs. Paulina Barnett et Madge l'accompagnèrent dans cette excursion.
«Espères-tu toujours? demanda Mrs. Paulina Barnett à sa fidèle compagne.
— Toujours!» répondit Madge. Mrs. Paulina Barnett ne répondit pas. Jasper Hobson et elle marchaient d'un pas rapide, en suivant le littoral. Toute la côte avait été respectée depuis le cap Bathurst jusqu'au cap Esquimau, c'est-à-dire sur une longueur de huit milles. C'était au cap Esquimau que la fracture s'était opérée, suivant une ligne courbe qui rejoignait la pointe extrême du lagon, dirigée vers l'intérieur de l'île. De cette pointe, le nouveau littoral se composait du rivage même du lagon, que baignaient maintenant les eaux de la mer. Vers la partie supérieure du lagon, une autre cassure se prolongeait jusqu'au littoral compris entre le cap Bathurst et l'ancien port Barnett. L'îlot représentait donc une bande oblongue, d'une largeur moyenne d'un mille seulement.
Des cent quarante milles carrés qui formaient autrefois la superficie totale de l'île, il n'en restait pas vingt!
Le lieutenant Hobson observa avec une extrême attention la nouvelle conformation de l'îlot et reconnut que sa portion la plus épaisse était encore l'emplacement de l'ancienne factorerie. Il lui parut donc convenable de ne point abandonner le campement actuel, et c'était aussi celui que les animaux, par instinct, avaient conservé.
Toutefois, on remarqua qu'une notable quantité de ces ruminants et de ces rongeurs, ainsi que le plus grand nombre des chiens qui erraient à l'aventure, avaient disparu avec la plus grande partie de l'île. Mais il en restait encore un certain nombre, principalement des rongeurs. L'ours, affolé, errait sur l'îlot et en faisait incessamment le tour, comme un fauve enfermé dans une cage.
Vers cinq heures du soir, le lieutenant Hobson et ses deux compagnes étaient rentrés au logement. Là, hommes et femmes, tous se trouvèrent réunis, silencieux, ne voulant plus rien voir, ne voulant plus rien entendre. Mrs. Joliffe s'occupait de préparer quelque nourriture. Le chasseur Sabine, moins accablé que ses compagnons, allait et venait, cherchant à obtenir un peu de venaison fraîche. Quant à l'astronome, il s'était assis à l'écart et jetait sur la mer un regard vague et presque indifférent! Il semblait que rien ne pût l'étonner!
Jasper Hobson apprit à ses compagnons les résultats de son excursion. Il leur dit que le campement actuel offrait une sécurité plus grande que tout autre point du littoral, et il recommanda même de ne plus s'en éloigner, car des traces d'une prochaine rupture se manifestaient déjà, à mi-chemin du campement et du cap Esquimau. Il était donc probable que la superficie de l'îlot ne tarderait pas à être considérablement réduite. Et, rien, rien à faire!
La journée fut réellement chaude. Les glaçons, déterrés pour fournir l'eau potable, se dissolvaient sans qu'il fût nécessaire d'employer le feu. Sur les parties accores du rivage, la croûte glacée s'en allait en minces filets qui tombaient à la mer. Il était visible que, d'une manière générale, le niveau moyen de l'îlot s'était abaissé. Les eaux tièdes rongeaient incessamment sa base.
On ne dormit guère au campement pendant la nuit suivante. Qui aurait pu trouver quelque sommeil en songeant qu'à tout instant l'abîme pouvait s'ouvrir, qui, si ce n'est ce petit enfant qui souriait à sa mère, et que sa mère ne voulait plus abandonner un instant?
Le lendemain, 4 juin, le soleil reparut au-dessus de l'horizon dans un ciel sans nuages. Aucun changement ne s'était produit pendant la nuit. La conformation de l'îlot n'avait point été altérée.
Ce jour-là, un renard bleu, effaré, se réfugia dans le logement et n'en voulut plus sortir. On peut dire que les martres, les hermines, les lièvres polaires, les rats musqués, les castors fourmillaient sur l'emplacement de l'ancienne factorerie. C'était comme un troupeau d'animaux domestiques. Les bandes de loups manquaient seules à la faune polaire. Ces carnassiers, dispersés sur la partie opposée de l'île au moment de la rupture, avaient été évidemment engloutis avec elle. Comme par un pressentiment, l'ours ne s'éloignait plus du cap Bathurst, et les animaux à fourrures, trop inquiets, ne semblaient même pas s'apercevoir de sa présence. Les naufragés eux-mêmes, familiarisés avec le gigantesque animal, le laissaient aller et venir, sans s'en préoccuper. Le danger commun, pressenti de tous, avait mis au même niveau les instincts et les intelligences.
Quelques moments avant midi, les naufragés éprouvèrent une émotion bien vive, qui ne devait aboutir qu'à une déception.
Le chasseur Sabine, monté sur le point culminant de l'îlot, et qui observait la mer depuis quelques instants, fit entendre ces cris:
«Un navire! un navire!»
Tous, comme s'ils eussent été galvanisés, se précipitèrent vers le chasseur. Le lieutenant Hobson l'interrogeait du regard.
Sabine montra dans l'est une sorte de vapeur blanche qui pointait à l'horizon. Chacun regarda sans oser prononcer une parole, et chacun vit ce navire dont la silhouette s'accentuait de plus en plus.
C'était bien un bâtiment, un baleinier sans doute. On ne pouvait s'y tromper, et, au bout d'une heure, sa carène était visible.
Malheureusement, ce navire apparaissait dans l'est, c'est-à-dire à l'opposé du point où le radeau entraîné avait dû se diriger. Ce baleinier, le hasard seul l'envoyait dans ces parages, et, puisqu'il n'avait point communiqué avec le radeau, on ne pouvait admettre qu'il fût à la recherche des naufragés, ni qu'il soupçonnât leur présence.
Maintenant, ce navire apercevrait-il l'îlot, peu élevé au-dessus de la surface de la mer? Sa direction l'en rapprocherait-il? Distinguerait-il les signaux qui lui seraient faits? En plein jour, et par ce beau soleil, c'était peu probable. La nuit, en brûlant les quelques planches du logement, on aurait pu entretenir un feu visible à une grande distance. Mais le navire n'aurait-il pas disparu avant l'arrivée de la nuit, qui ne devait durer qu'une heure à peine? En tout cas, des signaux furent faits, des coups de feu furent tirés.
Cependant, ce navire s'approchait! On reconnaissait en ce bâtiment un long trois-mâts, évidemment un baleinier de New-Arkhangel, qui, après avoir doublé la presqu'île d'Alaska, se dirigeait vers le détroit de Behring. Il était au vent de l'îlot, et, tribord amure, sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets, il s'élevait vers le nord. Un marin eût reconnu à son orientation que ce navire ne laissait pas porter sur l'îlot. Mais peut-être l'apercevrait-il?
«S'il l'aperçoit, murmura le lieutenant Hobson à l'oreille du sergent Long, s'il l'aperçoit, il s'enfuira au contraire!»
Jasper Hobson avait raison de parler ainsi. Les navires ne redoutent rien tant, dans ces parages, que l'approche des icebergs et des îles de glace! Ce sont des écueils errants contre lesquels ils craignent de se briser, surtout pendant la nuit. Aussi se hâtent-ils de changer leur direction, dès qu'ils les aperçoivent. Ce navire n'agirait-il pas ainsi, dès qu'il aurait connaissance de l'îlot? C'était probable.
Par quelles alternatives d'espoir et de désespoir les naufragés passèrent, cela ne saurait se peindre. Jusqu'à deux heures du soir, ils purent croire que la Providence prenait enfin pitié d'eux, que le secours leur arrivait, que le salut était là! Le navire s'était toujours approché par une ligne oblique. Il n'était pas à six milles de l'îlot. On multiplia les signaux, on tira des coups de fusil, on produisit même une grosse fumée en brûlant quelques planches du logement…
Ce fut en vain. Ou le bâtiment ne vit rien, ou il se hâta de fuir l'îlot dès qu'il l'aperçut.
À deux heures et demie, il lofait légèrement et s'éloignait dans le nord-est.
Une heure après, il n'apparaissait plus que comme une vapeur blanche, et bientôt il avait entièrement disparu.
Un des soldats, Kellet, poussa alors des rires extravagants. Puis il se roula sur le sol. On dut croire qu'il devenait fou.
Mrs. Paulina Barnett avait regardé Madge, bien en face, comme pour lui demander si elle espérait encore!
Madge avait détourné la tête!…
Le soir de ce jour néfaste, un craquement se fit entendre. C'était toute la plus grande partie de l'îlot qui se détachait et s'abîmait dans la mer. Des cris terribles d'animaux éclatèrent dans l'ombre. L'îlot était réduit à cette pointe qui s'étendait depuis l'emplacement de la maison engloutie jusqu'au cap Bathurst!
Ce n'était plus qu'un glaçon!
XXIII.
Sur un glaçon.
Un glaçon! Un glaçon irrégulier, en forme de triangle, mesurant cent pieds à sa base, cent cinquante pieds à peine sur son plus grand côté! Et sur ce glaçon, vingt et un êtres humains, une centaine d'animaux à fourrures, quelques chiens, un ours gigantesque, en ce moment accroupi à la pointe extrême!
Oui! tous les malheureux naufragés étaient là! L'abîme n'en avait pas encore pris un seul. La rupture s'était opérée au moment où ils étaient réunis dans le logement. Le sort les avait encore sauvés, voulant sans doute qu'ils périssent tous ensemble!
Mais quelle situation! On ne parlait pas. On ne bougeait pas. Peut-être le moindre mouvement, la plus légère secousse eût-elle suffi à rompre la base de glace!
Aux quelques morceaux de viande sèche que distribua Mrs. Joliffe, personne ne put ou ne voulut toucher. À quoi bon?
La plupart de ces infortunés passèrent la nuit en plein air. Ils aimaient mieux cela: être engloutis librement, et non dans une étroite cabane de planches!
Le lendemain, 5 juin, un brillant soleil se leva sur ce groupe de désespérés. Ils se parlaient à peine. Ils cherchaient à se fuir. Quelques-uns regardaient d'un oeil troublé l'horizon circulaire, dont ce misérable glaçon formait le centre.
La mer était absolument déserte. Pas une voile, pas même une île de glace, ni un îlot. Ce glaçon, sans doute, était le dernier qui flottât sur la mer de Behring!
La température s'élevait sans cesse. Le vent ne soufflait plus. Un calme terrible régnait dans l'atmosphère. De longues ondulations soulevaient doucement ce dernier morceau de terre et de glace qui restait de l'île Victoria. Il montait et descendait sans se déplacer, comme une épave, et ce n'était plus qu'une épave, en effet!
Mais une épave, un reste de carcasse, le tronçon d'un mât, une hune brisée, quelques planches, cela résiste, cela surnage, cela ne peut fondre! Tandis qu'un glaçon, de l'eau solidifiée, qu'un rayon de soleil va dissoudre!…
Ce glaçon — et cela explique qu'il eût résisté jusqu'alors — formait la portion la plus épaisse de l'ancienne île. Une calotte de terre et de verdure le recouvrait, et il était supposable que sa croûte glacée mesurait une épaisseur assez grande. Les longs froids de la mer polaire avaient dû le «nourrir en glace», quand, autrefois, et pendant des périodes séculaires, ce cap Bathurst faisait la pointe la plus avancée du continent américain.
En ce moment, ce glaçon s'élevait encore en moyenne de cinq à six pieds au-dessus du niveau de la mer. On pouvait donc admettre que sa base avait une épaisseur à peu près égale. Si donc, sur ces eaux tranquilles, il ne courait pas le risque de se briser, du moins devait-il peu à peu se réduire en eau. On le voyait bien à ses bords qui s'usaient rapidement sous la langue des longues lames, et, presque incessamment, quelque morceau de terre, avec sa verdoyante végétation, s'écroulait dans les flots.
Un écroulement de cette nature eut lieu ce jour même, vers une heure du soir, dans la partie du sol occupée par le logement, qui se trouvait tout à fait sur la lisière du glaçon. Le logement était heureusement vide, mais on ne put sauver que quelques-unes des planches qui le formaient et deux ou trois poutrelles de toiture. La plupart des ustensiles et les instruments d'astronomie furent perdus! Toute la petite colonie dut se réfugier alors sur la partie la plus élevée du sol, ou rien ne la défendait des intempéries de l'air.
Là se trouvaient encore quelques outils, les pompes, et le réservoir à air que Jasper Hobson utilisa en y recueillant quelques gallons d'une pluie qui tomba en abondance. Il ne fallait plus, en effet, emprunter au sol déjà si réduit la glace qui fournissait jusqu'alors l'eau potable. Il n'était pas une parcelle de ce glaçon qui ne fût à ménager.
Vers quatre heures, le soldat Kellet, celui-là même qui avait donné déjà quelques signes de folie, vint trouver Mrs. Paulina Barnett et lui dit d'un ton calme:
«Madame, je vais me noyer.
— Kellet! s'écria la voyageuse.
— Je vous dis que je vais me noyer, reprit le soldat. J'ai bien réfléchi. Il n'y a pas moyen de s'en tirer. J'aime mieux en finir volontairement.
— Kellet, répondit Mrs. Paulina Barnett, en prenant la main du soldat, dont le regard était étrangement clair, Kellet, vous ne ferez pas cela!
— Si, madame, et comme vous avez toujours été bonne pour nous autres, je n'ai pas voulu mourir sans vous dire adieu. Adieu, madame!»
Et Kellet se dirigea vers la mer. Mrs. Paulina Barnett, épouvantée, s'attacha à lui. Jasper Hobson et le sergent accoururent à ses cris. Ils se joignirent à elle pour détourner Kellet d'accomplir son dessein. Mais le malheureux, pris par cette idée fixe, se contentait de secouer négativement la tête.
Pouvait-on faire entendre raison à cet esprit égaré? Non. Et cependant l'exemple de ce fou se jetant à la mer aurait pu être contagieux! Qui sait si quelques-uns des compagnons de Kellet, démoralisés au dernier degré, ne l'auraient pas suivi dans le suicide? Il fallait à tout prix arrêter ce malheureux prêt à se tuer.
«Kellet, dit alors Mrs. Paulina Barnett, en lui parlant doucement, souriant presque, vous avez de la bonne et franche amitié pour moi?
— Oui, madame, répondit Kellet avec calme.
— Eh bien, Kellet, si vous le voulez, nous mourrons ensemble… mais pas aujourd'hui.
— Madame!…
— Non, mon brave Kellet, je ne suis pas prête…, demain seulement… demain, voulez-vous?…»
Le soldat regarda plus fixement que jamais la courageuse femme. Il sembla hésiter un instant, jeta un regard d'envie féroce sur cette mer étincelante, puis, passant sa main sur ses yeux:
«Demain!» dit-il. Et ce seul mot prononcé, il alla d'un pas tranquille reprendre sa place parmi ses compagnons.
«Pauvre malheureux! murmura Mrs. Paulina Barnett, je lui ai demandé d'attendre à demain, et d'ici là, qui sait si nous ne serons pas tous engloutis!…»
Cependant, Jasper Hoson, qui ne voulait pas désespérer, se demandait s'il n'y aurait pas un moyen quelconque d'arrêter la dissolution de l'îlot, si on ne pouvait parvenir à le conserver jusqu'au moment où il serait en vue d'une terre quelconque!
Mrs. Paulina Barnett et Madge ne se quittaient plus d'un seul instant. Kalumah était couchée comme un chien auprès de sa maîtresse et cherchait à la réchauffer. Mrs. Mac Nap, enveloppée de quelques pelleteries, restes de la riche moisson du Fort- Espérance, s'était assoupie, son petit enfant sur son sein. Les autres naufragés, étendus çà et là, ne bougeaient pas plus que s'ils n'eussent été que des cadavres abandonnés sur une épave. Nul bruit ne troublait ce repos terrible. Seulement, on entendait la lame qui rongeait peu à peu le glaçon, et de petits éboulements se faisaient, dont le bruit sec marquait sa dégradation.
Parfois, le sergent Long se levait. Il regardait autour de lui, il parcourait la mer du regard; puis, un instant après, il reprenait sa position horizontale. À l'extrémité du glaçon, l'ours formait comme une grosse boule de neige blanche qui ne remuait pas.
Il y eut une heure d'obsurité. Aucun incident ne modifia la situation! Les basses brumes du matin se nuancèrent, vers l'orient, de teintes un peu fauves. Quelques nuages se fondirent au zénith, et bientôt les rayons du soleil glissèrent à la surface des eaux.
Le premier soin du lieutenant fut d'explorer le glaçon du regard. Son périmètre s'était encore réduit, mais, circonstance plus grave, sa hauteur moyenne au-dessus du niveau de la mer avait sensiblement diminué. Les ondulations de la mer, si faibles qu'elles fussent, suffisaient à le couvrir en partie. Seul le sommet du monticule échappait à leur atteinte.
Le sergent Long avait, de son côté, observé les changements qui s'étaient produits. Les progrès de la dissolution étaient si évidents qu'il ne lui restait plus aucun espoir.
Mrs. Paulina Barnett alla trouver le lieutenant Hobson.
«Ce sera pour aujourd'hui? lui demanda-t-elle.
— Oui, madame, répondit le lieutenant, et vous tiendrez la promesse que vous avez faite à Kellet!
— Monsieur Jasper, dit gravement la voyageuse, avons-nous fait tout ce que nous devions faire?
— Oui, madame.
— Eh bien, que la volonté de Dieu s'accomplisse!»
Cependant, pendant cette journée, une dernière tentative désespérée devait être faite. Une brise assez forte s'était levée et venait du large, c'est-à-dire qu'elle portait vers le sud-est, précisément dans cette direction où se trouvaient les terres les plus rapprochées des Aléoutiennes. À quelle distance? on ne pouvait le dire, depuis que, faute d'instruments, la situation du glaçon n'avait pu être relevée. Mais il ne devait pas avoir dérivé considérablement, à moins que quelque courant ne l'eût saisi, car il n'offrait aucune prise au vent.
Toutefois, il y avait là un doute. Si, par impossible, ce glaçon eût été plus près de terre que les naufragés ne le supposaient! Si un courant dont on ne pouvait constater la direction l'avait rapproché de ces Aléoutiennes tant désirées! Le vent portait alors vers ces îles, et il pouvait rapidement déplacer le glaçon, si on lui donnait prise. Le glaçon n'eût-il plus que quelques heures à flotter, en quelques heures la terre pouvait apparaître peut-être, ou sinon elle, du moins un de ces navires de cabotage ou de pêche qui ne s'élèvent jamais au large.
Une idée, d'abord confuse dans l'esprit du lieutenant Hobson, prit bientôt une étrange fixité. Pourquoi n'établirait-on pas une voile sur ce glaçon comme sur un radeau ordinaire? Cela était possible, en effet.
Jasper Hobson communiqua son idée au charpentier.
«Vous avez raison, répondit Mac Nap. Toutes voiles dehors.»
Ce projet, quelque peu de chances qu'il eût de réussir, ranima ces infortunés. Pouvait-il en être autrement? Ne devaient-ils pas se raccrocher à tout ce qui ressemblait à un espoir?
Tous se mirent à l'oeuvre, même Kellet, qui n'avait pas encore rappelé à Mrs. Paulina Barnett sa promesse.
Une poutrelle, formant autrefois le faîte du logement des soldats, fut dressée et fortement enfoncée dans la terre et le sable dont se composait le monticule. Des cordes, disposées comme des haubans et un étai, l'assujettirent solidement. Une vergue, faite d'une forte perche, reçut en guise de voile les draps et couvertures qui garnissaient les dernières couchettes, et fut hissée au haut du mât. La voile, ou plutôt cet assemblage de toiles, convenablement orientée, se gonfla sous une brise maniable, et au sillon qu'il laissait derrière lui, il fut bientôt évident que le glaçon se déplaçait plus rapidement dans la direction du sud-est.
C'était un succès. Une sorte de revivification se fit dans ces esprits abattus. Ce n'était plus l'immobilité, c'était la marche, et ils s'enivraient de cette vitesse, si médiocre qu'elle fût. Le charpentier était particulièrement satisfait de ce résultat. Tous, d'ailleurs, comme autant de vigies, fouillaient l'horizon du regard, et si on leur eût dit que la terre ne devait pas apparaître à leurs yeux, ils n'auraient pas voulu le croire!
Il devait en être ainsi cependant.
Pendant trois heures, le glaçon marcha sur les eaux assez calmes de la mer. Il ne résistait point au vent ni à la houle, au contraire, et les lames le portaient, loin de lui faire obstacle. Mais l'horizon se traçait toujours circulairement, sans qu'aucun point en altérât la netteté. Ces infortunés espéraient toujours.
Vers trois heures après midi, le lieutenant Hobson prit le sergent
Long à part et lui dit:
«Nous marchons, mais c'est aux dépens de la solidité et de la dureé de notre îlot.
— Que voulez-vous dire, mon lieutenant?
— Je veux dire que le glaçon s'use rapidement au frottement des eaux accru par sa vitesse, il s'éraille, il se casse, et, depuis que nous avons mis à la voile, il a diminué d'un tiers.
— Vous êtes certain…
— Absolument certain, Long. Le glaçon s'allonge, il s'efflanque.
Voyez, la mer n'est plus à dix pieds du monticule.»
Le lieutenant Hobson disait vrai, et avec ce glaçon, rapidement entraîné, il ne pouvait en être autrement.
«Sergent, demanda alors Jasper Hobson, êtes-vous d'avis de suspendre notre marche?
— Je pense, répondit le sergent Long, après un instant de réflexion, je pense que nous devons consulter nos compagnons. Maintenant, la responsabilité de nos décisions doit appartenir à tous.»
Le lieutenant fit un signe affirmatif. Tous deux reprirent leur place sur le monticule, et Jasper Hobson fit connaître la situation.
«Cette vitesse, dit-il, use rapidement le glaçon qui nous porte.
Elle hâtera peut-être de quelques heures l'inévitable catastrophe.
Décidez, mes amis. Voulez-vous continuer de marcher en avant?
— En avant!»
Ce fut le mot prononcé d'une commune voix par tous ces infortunés.
La navigation continua donc, et cette résolution des naufragés devait avoir d'incalculables conséquences. À six heures du soir, Madge se leva et, montrant un point dans le sud-est:
«Terre!» dit-elle.
Tous se levèrent, électrisés. Une terre, en effet, se levait dans le sud-est, à douze milles du glaçon.
«De la toile! de la toile!» s'écria le lieutenant Hobson.
On le comprit. La surface de voilure fut accrue. On installa sur les haubans des sortes de bonnettes au moyen de vêtements, de fourrures, de tout ce qui pouvait donner prise au vent.
La vitesse fut accrue, d'autant plus que la brise fraîchissait.
Mais le glaçon fondait de toutes parts. On le sentait tressaillir.
Il pouvait s'ouvrir à chaque instant.
On n'y voulait pas songer. L'espoir entraînait. Le salut était là- bas, sur ce continent. On l'appelait, on lui faisait des signaux! C'était un délire!
À sept heures et demie, le glaçon s'était sensiblement rapproché de la côte. Mais il fondait à vue d'oeil, il s'enfonçait aussi, l'eau l'ameurait, les lames le balayaient et emportaient peu à peu les animaux affolés de terreur. À chaque instant, on devait craindre que le glaçon ne s'abîmât sous les flots. Il fallut l'alléger comme un navire qui coule. Puis on étendit avec soin le peu de terre et de sable qui restait sur la surface glacée, vers ses bords surtout, de manière à les préserver de l'action directe des rayons solaires! On y plaça aussi des fourrures, qui, de leur nature, conduisent mal la chaleur. Enfin, ces hommes énergiques employèrent tous les moyens imaginables pour retarder la catastrophe suprême. Mais tout cela était insuffisant. Des craquements couraient à l'intérieur du glaçon, et des fentes se dessinaient à sa surface. Quelques-uns pagayaient avec des planches. Mais déjà l'eau se faisait jour à travers, et la côte était encore à quatre milles au vent!
«Allons! un signal, mes amis, s'écria le lieutenant Hobson, soutenu par une énergie héroïque. Peut-être nous verra-t-on!»
De tout ce qui restait d'objets combustibles, deux ou trois planches, une poutrelle, on fit un bûcher et on y mit le feu. Une grande flamme monta au dessus de la fragile épave!
Mais le glaçon fondait de plus en plus, et, en même temps, il s'enfonçait. Bientôt, il n'y eut plus que le monticule de terre qui émergeât! Là, tous s'étaient réfugiés, en proie aux angoisses de l'épouvante, et, avec eux, ceux des animaux, en bien petit nombre, que la mer n'avait pas encore dévorés! L'ours poussait des rugissements formidables.
L'eau montait toujours. Rien ne prouvait que les naufragés eussent été aperçus. Certainement, un quart d'heure ne se passerait pas avant qu'ils fussent engloutis…
N'y avait-il donc pas un moyen de prolonger la durée de ce glaçon?
Trois heures seulement, trois heures encore, et on atteindrait
peut-être cette terre qui n'était pas à trois milles sous le vent!
Mais que faire? que faire?
«Ah! s'écria Jasper Hobson, un moyen, un seul pour empêcher ce glaçon de se dissoudre. Je donnerais ma vie pour le trouver! Oui! ma vie!»
En ce moment, quelqu'un dit d'une voix brève:
«Il y en a un!»
C'était Thomas Black qui parlait! C'était l'astronome qui, depuis si longtemps, n'avait plus ouvert la bouche, pour ainsi dire, et qui ne semblait plus compter comme un vivant parmi tous ces êtres voués à la mort! Et la première parole qu'il prononçait, c'était pour dire: «Oui, il y a un moyen d'empêcher ce glaçon de se dissoudre! Il y a encore un moyen de nous sauver!»
Jasper Hobson s'était précipité vers Thomas Black. Ses compagnons et lui interrogeaient l'astronome du regard. Ils croyaient avoir mal entendu.
«Et ce moyen? demanda le lieutenant Hobson.
— Aux pompes!» répondit seulement Thomas Black.
Thomas Black était-il fou? Prenait-il le glaçon pour un navire qui sombre avec dix pieds d'eau dans sa cale?
Cependant, il y avait bien là, en effet, les pompes d'aération et aussi le réservoir à air qui servait alors de charnier pour l'eau potable! Mais en quoi ces pompes pouvaient-elles être utiles? Comment serviraient-elles à durcir les arêtes de ce glaçon qui fondait de toutes parts?
«Il est fou! dit le sergent Long.
— Aux pompes! répéta l'astronome. Remplissez d'air le réservoir!
— Faisons ce qu'il dit!» s'écria Mrs. Paulina Barnett.
Les pompes furent emmanchées au réservoir, dont le couvercle fut rapidement fermé et boulonné. Les pompes fonctionnèrent aussitôt, et l'air fut emmagasiné dans le réservoir sous une pression de plusieurs atmosphères. Puis, Thomas Black prenant un des tuyaux de cuir soudés au réservoir, et qui, une fois le robinet ouvert, pouvait donner passage à l'air comprimé, il le promena sur les bords du glaçon, partout où la chaleur le dissolvait.
Quel effet se produisit, à l'étonnement de tous! Partout où cet air était projeté par la main de l'astronome, le dégel s'arrêtait, les fentes se raccordaient, la congélation se refaisait!
«Hurrah! hurrah!» s'écrièrent tous ces infortunés.
C'était un travail fatigant que la manoeuvre des pompes, mais les bras ne manquaient pas! On se relayait. Les arêtes du glaçon se revivifiaient comme si elles étaient soumises à un froid excessif.
«Vous nous sauvez, monsieur Black! dit Jasper Hobson.
— Mais rien de plus naturel!» répondit simplement l'astronome.
Rien n'était plus naturel, en effet, et voici l'effet physique qui se produisait en ce moment.
La recongélation du glaçon se refaisait pour deux motifs: d'abordparce que sous la pression de l'air, l'eau, en se volatilisant à la surface du glaçon, produisait un froid rigoureux; et ensuite parce que cet air comprimé empruntait, pour se détendre, sa chaleur à la surface dégelée. Partout où une fracture se produisait, le froid, provoqué par la détente de l'air, en cimentait les bords, et, grâce à ce moyen suprême, le glaçon reprenait peu à peu sa solidité première.
Et ce fut ainsi pendant plusieurs heures. Les naufragés, remplis d'un immense espoir, travaillaient avec une ardeur que rien n'eût arrêtée!
On approchait de terre.
Quand on ne fut plus qu'à un quart de mille de la côte, l'ours se jeta à la nage, et il atteignit bientôt le rivage et disparut.
Quelques instants après, le glaçon s'échouait sur une grève. Les quelques animaux qui l'occupaient encore prenaient la fuite. Puis les naufragés débarquaient, tombaient à genoux et remerciaient le Ciel de leur miraculeuse délivrance.
XXIV.
Conclusion.
C'était à l'extrémité de la mer de Behring, sur la dernière des Aléoutiennes, l'île Blejinic, que tout le personnel du Fort- Espérance avait pris terre, après avoir franchi plus de dix-huit cents milles depuis la débâcle des glaces! Des pêcheurs aléoutiens, accourus à leur secours, les accueillirent hospitalièrement. Bientôt même, le lieutenant Hobson et les siens furent mis en relation avec les agents anglais du continent, qui appartenaient à la Compagnie de la baie d'Hudson.
Il est inutile de faire ressortir, après ce récit détaillé, le courage de tous ces braves gens, bien dignes de leur chef, et l'énergie qu'ils avaient montrée pendant cette longue série d'épreuves. Le coeur ne leur avait pas manqué, ni à ces hommes ni à ces femmes, auxquels la vaillante Paulina Barnett avait toujours donné l'exemple de l'énergie dans la détresse, et de la résignation aux volontés du Ciel. Tous avaient lutté jusqu'au bout et n'avaient pas permis au désespoir de les abattre, même quand ils virent ce continent, sur lequel ils avaient fondé le Fort- Espérance, se changer en île errante, cette île en îlot, cet îlot en glaçon, non pas même enfin, quand ce glaçon se fondit sous la double action des eaux chaudes et des rayons solaires! Si la tentative de la Compagnie était à reprendre, si le nouveau fort avait péri, nul ne pouvait le reprocher à Jasper Hobson ni à ses compagnons, qui avaient été soumis à des éventualités en dehors des prévisions humaines. En tout cas, des dix-neuf personnes confiées au lieutenant, pas une ne manquait au retour, et même la petite colonie s'était accrue de deux nouveaux membres, la jeune Esquimaude Kalumah et l'enfant du charpentier Mac Nap, le filleul de Mrs. Paulina Barnett.
Six jours après le sauvetage, les naufragés arrivaient à New-
Arkhangel, la capitale de l'Amérique russe.
Là, tous ces amis, qui avaient été si étroitement attachés les uns aux autres par le danger commun, allaient se séparer pour jamais, peut-être! Jasper Hobson et les siens devaient regagner le Fort- Reliance à travers les territoires de la Compagnie, tandis que Mrs. Paulina Barnett, Kalumah qui ne voulait plus se séparer d'elle, Madge et Thomas Black comptaient retourner en Europe par San Francisco et les États-Unis. Mais avant de se séparer, le lieutenant Hobson, devant tous ses compagnons réunis, d'une voix émue, parla en ces termes à la voyageuse:
«Madame, soyez bénie pour tout le bien que vous avez fait parmi nous! Vous avez été notre foi, notre consolation, l'âme de notre petit monde! Je vous en remercie au nom de tous!»
Trois hurrahs éclatèrent en l'honneur de Mrs. Paulina Barnett. Puis chacun des soldats voulut serrer la main de la vaillante voyageuse. Chacune des femmes l'embrassa avec effusion.
Quant au lieutenant Hobson, qui avait conçu pour Mrs. Paulina Barnett une affection si sincère, ce fut le coeur bien gros qu'il lui donna la dernière poignée de main.
«Est-ce qu'il est possible que nous ne nous revoyions pas un jour? dit-il.
— Non, Jasper Hobson, répondit la voyageuse, non, ce n'est pas possible! Et si vous ne venez pas en Europe, c'est moi qui reviendrai vous retrouver ici… ici ou dans la nouvelle factorerie que vous fonderez un jour…»
En ce moment, Thomas Black, qui, depuis qu'il venait de reprendre pied sur la terre ferme, avait retrouvé la parole, s'avança:
«Oui, nous nous reverrons… dans vingt-six ans! dit-il de l'air le plus convaincu du monde. Mes amis, j'ai manqué l'éclipse de 1860, mais je ne manquerai pas celle qui se reproduira dans les mêmes conditions et aux mêmes lieux, en 1886. Donc dans vingt-six ans, à vous chère madame, et à vous, mon brave lieutenant, je donne de nouveau rendez-vous aux limites de la mer polaire.»
FIN
[1] Et, en effet, cette prévision du capitaine Craventy s'est réalisée depuis. [2] Ce chiffre du thermomètre Fahrenheit correspond au zéro du thermomètre centigrade. [3] Auteur d'un traité de la pêche à la ligne très estimé en Angleterre. [4] 85, 000 francs. [5] Petite rivière de Hyde-Park, à Londres. [6] Jeu de cartes très usité en Angleterre. [7] Il s'agit du zéro Fahrenheit. [8] Traduction exacte du mot « esquimau ». [9] À 42° centigr. au-dessous de zéro, le mercure gèle dans la cuvette du thermomètre, et on est obligé d'employer des appareils à alcool pur, qui ne se solidifie que sous un froid excessif. [10] Alors président de la Société. [11] Environ 52 kilomètres ou 13 lieues.