Le pays des fourrures
XII.
Le soleil de minuit.
Cette affirmation du sergent Long n'était-elle pas peut-être un peu hasardée? On avait dansé, c'était un fait évident, mais, quelle que soit sa légèreté, pouvait-on en conclure que seul, un Français avait pu exécuter cette danse?
Cependant, le lieutenant Jasper Hobson partagea l'opinion de son sergent, — opinion que personne, d'ailleurs, ne trouva trop affirmative. Et tous tinrent pour certain qu'une troupe de voyageurs, dans laquelle on comptait au moins un compatriote de Vestris, avait séjourné récemment en cet endroit.
On le comprend, cette découverte ne satisfit pas le lieutenant. Jasper Hobson dut craindre d'avoir été devancé par des concurrents sur les territoires du nord-ouest de l'Amérique anglaise, et, si secret que la Compagnie eût tenu son projet, il avait été sans doute divulgué dans les centres commerciaux du Canada ou des États de l'Union.
Lors donc qu'il reprit sa marche un instant interrompue, le lieutenant parut singulièrement soucieux; mais, à ce point de son voyage, il ne pouvait songer à revenir sur ses pas.
Après cet incident, Mrs. Paulina Barnett fut naturellement amenée à lui faire cette question:
«Mais, monsieur Jasper, on rencontre donc encore des Français sur les territoires du continent arctique?
— Oui, madame, répondit Jasper Hobson, ou sinon des Français, du moins, ce qui est à peu près la même chose, des Canadiens, qui descendent des anciens maîtres du Canada, au temps où le Canada appartenait à la France, — et, à vrai dire, ces gens-là sont nos plus redoutables rivaux.
— Je croyais, cependant, reprit la voyageuse, que, depuis qu'elle avait absorbé l'ancienne Compagnie du nord-ouest, la Compagnie de la baie d'Hudson se trouvait sans concurrents sur le continent américain.
— Madame, répondit Jasper Hobson, s'il n'existe plus d'association importante qui se livre maintenant au trafic des pelleteries en dehors de la nôtre, il se trouve encore des associations particulières parfaitement indépendantes. En général, ce sont des sociétés américaines, qui ont conservé à leur service des agents ou des descendants d'agents français.
— Ces agents étaient donc tenus en haute estime? demanda Mrs.
Paulina Barnett.
— Certainement, madame, et à bon droit. Pendant les quatre-vingt- quatorze ans que dura la suprématie de la France au Canada, ces agents français se montrèrent constamment supérieurs aux nôtres. Il faut savoir rendre justice, même à ses rivaux.
— Surtout à ses rivaux! ajouta Mrs. Paulina Barnett.
— Oui… surtout… À cette époque, les chasseurs français, quittant Montréal, leur principal établissement, s'avançaient dans le nord plus hardiment que tous autres. Ils vivaient pendant des années au milieu des tribus indiennes. Ils s'y mariaient quelquefois. On les nommait «coureurs des bois» ou «voyageurs canadiens», et ils se traitaient entre eux de cousins et de frères. C'étaient des hommes audacieux, habiles, très experts dans la navigation fluviale, très braves, très insouciants, se pliant à tout avec cette souplesse particulière à leur race, très loyaux, très gais et toujours prêts, en n'importe quelle circonstance, à chanter comme à danser!
— Et vous supposez que cette troupe de voyageurs, dont nous venons de reconnaître les traces, ne s'est avancée si loin que dans le but de chasser les animaux à fourrure?
— Aucune autre hypothèse ne peut être admise, madame, répondit le lieutenant Hobson, et, certainement, ces gens-là sont en quête de nouveaux territoires de chasse. Mais puisqu'il n'y a aucun moyen de les arrêter, tâchons d'atteindre au plus tôt notre but, et nous lutterons courageusement contre toute concurrence!»
Le lieutenant Hobson avait pris son parti d'une concurrence probable, à laquelle, d'ailleurs, il ne pouvait s'opposer, et il pressa la marche de son détachement afin de s'élever plus promptement au-dessus du soixante-dixième parallèle. Peut-être, — il l'espérait du moins, — ses rivaux ne le suivraient-ils pas jusque-là.
Pendant les jours suivants, la petite troupe redescendit d'une vingtaine de milles vers le sud, afin de contourner plus aisément la baie Franklin. Le pays conservait toujours son aspect verdoyant. Les quadrupèdes et les oiseaux, déjà observés, le fréquentaient en grand nombre, et il était probable que toute l'extrémité nord-ouest du continent américain était ainsi peuplée.
La mer qui baignait ce littoral s'étendait alors sans limites devant le regard. Les cartes les plus récentes ne portaient, d'ailleurs, aucune terre au nord du littoral américain. C'était l'espace libre, et la banquise seule avait pu empêcher les navigateurs du détroit de Behring de s'élever jusqu'au pôle.
Le 4 juillet, le détachement avait tourné une autre baie très profondément échancrée, la baie Whasburn, et il atteignit la pointe extrême d'un lac peu connu jusqu'alors, qui ne couvrait qu'une petite surface du territoire, — à peine deux milles carrés. Ce n'était véritablement qu'un lagon d'eau douce, un vaste étang, et non point un lac.
Les traîneaux cheminaient paisiblement et facilement. L'aspect du pays était tentant pour le fondateur d'une factorerie nouvelle, et il était probable qu'un fort, établi à l'extrémité du cap Bathurst, ayant derrière lui ce lagon, devant lui le grand chemin du détroit de Behring, c'est-à-dire la mer libre alors, libre toujours pendant les quatre ou cinq mois de la saison chaude, se trouverait ainsi dans une situation très favorable pour son exportation et son ravitaillement.
Le lendemain, 5 juillet, vers trois heures après midi, le détachement s'arrêtait enfin à l'extrémité du cap Bathurst. Restait à relever la position exacte de ce cap, que les cartes plaçaient au-dessus du soixante-dixième parallèle. Mais on ne pouvait se fier au levé hydrographique de ces côtes, qui n'avait encore pu être fait avec une précision suffisante. En attendant, Jasper Hobson résolut de s'arrêter en cet endroit.
«Qui nous empêche de nous fixer définitivement ici? demanda le caporal Joliffe. Vous conviendrez, mon lieutenant, que l'endroit est séduisant.
— Il vous séduira sans doute bien davantage, répondit le lieutenant Hobson, si vous y touchez une double paye, mon digne caporal.
— Cela n'est pas douteux, répondit le caporal Joliffe, et il faut se conformer aux instructions de la Compagnie.
— Patientez donc jusqu'à demain, ajouta Jasper Hobson, et si, comme je le suppose, ce cap Bathurst est réellement situé au-delà du soixante-dixième degré de latitude septentrionale, nous y planterons notre tente.»
L'emplacement était favorable, en effet, pour y fonder une factorerie. Les rivages du lagon, bordés de collines boisées, pouvaient fournir abondamment les pins, les bouleaux et autres essences nécessaires à la construction, puis au chauffage du nouveau fort. Le lieutenant, s'étant avancé avec quelques-uns de ses compagnons jusqu'à l'extrémité même du cap, fit l'observation que, dans l'ouest, la côte se courbait suivant un arc très allongé. Des falaises assez élevées fermaient l'horizon à quelques milles au-delà. Quant aux eaux du lagon, on reconnut qu'elles étaient douces et non saumâtres comme on eût pu le penser, à raison du voisinage de la mer. Mais, en tout cas, l'eau douce n'eût pas manqué à la colonie, même au cas où ces eaux eussent été impotables, car une petite rivière, alors limpide et fraîche, coulait vers l'Océan glacial et s'y jetait par une étroite embouchure, à quelques centaines de pas dans le sud-est du cap Bathurst. Cette embouchure, protégée non par des roches, mais par un amoncellement assez singulier de terre et de sable, formait un port naturel, dans lequel deux ou trois navires eussent été parfaitement couverts contre les vents du large. Cette disposition pouvait être avantageusement utilisée pour le mouillage des bâtiments qui viendraient, dans la suite, du détroit de Behring. Jasper Hobson, par galanterie pour la voyageuse, donna à ce petit cours d'eau le nom de Paulinariver, et au petit port le nom de Port-Barnett, ce dont la voyageuse se montra enchantée.
En construisant le fort un peu en arrière de la pointe formée par le cap Bathurst, la maison principale aussi bien que les magasins devaient être abrités absolument des vents les plus froids. L'élévation même du cap contribuerait à les défendre contre ces violents chasse-neige, qui, en quelques heures, peuvent ensevelir des habitations entières sous leurs épaisses avalanches. L'espace compris entre le pied du promontoire et le rivage du lagon était assez vaste pour recevoir les constructions nécessitées par l'exploitation d'une factorerie. On pouvait même l'entourer d'une enceinte palissadée, qui s'appuierait aux premières rampes de la falaise, et couronner le cap lui-même d'une redoute fortifiée, — travaux purement défensifs, mais utiles au cas où des concurrents songeraient à s'établir sur ce territoire. Aussi, Jasper Hobson, sans songer à les exécuter encore, observa-t-il avec satisfaction que la situation était facile à défendre.
Le temps était alors très beau et la chaleur assez forte. Aucun nuage, ni à l'horizon, ni au zénith. Seulement, ce ciel limpide des pays tempérés et des pays chauds, il ne fallait pas le chercher sous ces hautes latitudes. Pendant l'été, une légère brume restait presque incessamment suspendue dans l'atmosphère; mais, à la saison d'hiver, quand les montagnes de glace s'immobilisaient, lorsque le rauque vent du nord battait de plein fouet les falaises, quand une nuit de quatre mois s'étendait sur ces continents, que devait être ce cap Bathurst? Pas un seul des compagnons de Jasper Hobson n'y songeait alors, car le temps était superbe, le paysage verdoyant, la température chaude, la mer étincelante.
Un campement provisoire, dont les traîneaux fournirent tout le matériel, avait été disposé pour la nuit, sur les bords mêmes du lagon. Jusqu'au soir, Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant, Thomas Black lui-même et le sergent Long parcoururent le pays environnant afin d'en reconnaître les ressources. Ce territoire convenait sous tous les rapports. Jasper Hobson avait hâte d'être au lendemain, afin d'en relever la situation exacte, et de savoir s'il se trouvait dans les conditions recommandées par la Compagnie.
«Eh bien, lieutenant, lui dit l'astronome, quand ils eurent achevé leur exploration, voilà une contrée véritablement charmante, et je n'aurais jamais cru qu'un tel pays pût se trouver au-delà du Cercle polaire.
— Eh! monsieur Black, c'est ici que se voient les plus beaux pays du monde! répondit Jasper Hobson, et je suis impatient de déterminer la latitude et la longitude de celui-ci.
— La latitude surtout! reprit l'astronome, qui ne pensait jamais qu'à sa future éclipse, et je crois que vos braves compagnons ne sont pas moins impatients que vous, monsieur Hobson. Double paye, si vous vous fixez au-delà du soixante-dixième parallèle!
— Mais vous-même, monsieur Black, demanda Mrs. Paulina Barnett, n'avez-vous pas un intérêt, — un intérêt purement scientifique, - - à dépasser ce parallèle?
— Sans doute, madame, sans doute, j'ai intérêt à le dépasser, mais pas trop cependant, répondit l'astronome. Suivant nos calculs qui sont d'une exactitude absolue, l'éclipse de soleil, que je suis chargé d'observer, ne sera totale que pour un observateur placé un peu au-delà du soixante-dixième degré. Je suis donc aussi impatient que notre lieutenant de relever la position du cap Bathurst!
— Mais j'y pense, monsieur Black, dit la voyageuse, cette éclipse de soleil, ce n'est que le 18 juillet qu'elle doit se produire, si je ne me trompe?
— Oui, madame, le 18 juillet 1860.
— Et nous ne sommes encore qu'au 5 juillet 1859! Le phénomène n'aura donc lieu que dans un an!
— J'en conviens, madame, répondit l'astronome. Mais si je n'était parti que l'année prochaine, convenez que j'aurais couru le risque d'arriver trop tard!
— En effet, monsieur Black, répliqua Jasper Hobson, et vous avez bien fait de partir un an d'avance. De cette façon, vous êtes certain de ne point manquer votre éclipse. Car, je vous l'avoue, notre voyage du Fort-Reliance au cap Bathurst s'est accompli dans des conditions très favorables et très exceptionnelles. Nous n'avons éprouvé que peu de fatigues, et conséquemment, peu de retards. À vous dire vrai, je ne comptais pas avoir atteint cette partie du littoral avant la mi-août, et si l'éclipse avait dû se produire le 18 juillet 1859, c'est-à-dire cette année, vous auriez fort bien pu la manquer. Et d'ailleurs, nous ne savons même pas encore si nous sommes au-dessus du soixante-dixième parallèle.
— Aussi, mon cher lieutenant, répondit Thomas Black, je ne regrette point le voyage que j'ai fait en votre compagnie, et j'attendrai patiemment mon éclipse jusqu'à l'année prochaine. La blonde Phoebé est une assez grande dame, j'imagine, pour qu'on lui fasse l'honneur de l'attendre!»
Le lendemain, 6 juillet, peu de temps avant midi, Jasper Hobson et Thomas Black avaient pris leurs dispositions pour obtenir un relèvement rigoureusement exact du cap Bathurst, c'est-à-dire sa position en longitude et en latitude. Ce jour-là, le soleil brillait avec une netteté suffisante pour qu'il fût possible d'en relever rigoureusement les contours. De plus, à cette époque de l'année, il avait acquis son maximum de hauteur au-dessus de l'horizon, et, par conséquent, sa culmination, lors de son passage au méridien, devait rendre plus facile le travail des deux observateurs.
Déjà, la veille, et dans la matinée, en prenant différentes hauteurs, et au moyen d'un calcul d'angles horaires, le lieutenant et l'astronome avaient obtenu avec une extrême précision la longitude du lieu. Mais son élévation en latitude était la circonstance qui préoccupait surtout Jasper Hobson. Peu importait, en effet, le méridien du cap Bathurst, si le cap Bathurst se trouvait situé au-delà du soixante-dixième parallèle.
Midi approchait. Tous les hommes composant le détachement entouraient les observateurs qui s'étaient munis de leurs sextants. Ces braves gens attendaient le résultat de l'observation avec une impatience qui se comprendra facilement. En effet, il s'agissait pour eux de savoir s'ils étaient arrivés au but de leur voyage, ou s'ils devaient continuer à chercher sur un autre point du littoral un territoire placé dans les conditions voulues par la Compagnie.
Or, cette dernière alternative n'aurait probablement amené aucun résultat satisfaisant. En effet, — d'après les cartes, fort imparfaites, il est vrai, de cette portion du rivage américain, — la côte, à partir du cap Bathurst, s'infléchissant vers l'ouest, redescendait au-dessous du soixante-dixième parallèle, et ne le dépassait de nouveau que dans cette Amérique russe sur laquelle des Anglais n'avaient encore aucun droit à s'établir. Ce n'était pas sans raison que Jasper Hobson, après avoir consciencieusement étudié la cartographie de ces terres boréales, s'était dirigé vers le cap Bathurst. Ce cap, en effet, s'élance comme une pointe au- dessus du soixante-dixième parallèle, et, entre les cent et cent- cinquantième méridiens, nul autre promontoire, appartenant au continent proprement dit, c'est-à-dire à l'Amérique anglaise, ne se projette au-delà de ce cercle. Restait donc à déterminer si réellement le cap Bathurst occupait la position que lui assignaient les cartes les plus modernes.
Telle était, en somme, l'importante question que les observations précises de Thomas Black et de Jasper Hobson allaient résoudre.
Le soleil s'approchait, en ce moment, du point culminant de sa course. Les deux observateurs braquèrent alors la lunette de leur sextant sur l'astre qui montait encore. Au moyen des miroirs inclinés, disposés sur l'instrument, le soleil devait être, en apparence, ramené à l'horizon même, et le moment où il semblerait le toucher par le bord inférieur de son disque, serait précisément celui auquel il occuperait le plus haut point de l'arc diurne, et, par conséquent, le moment exact où il passerait au méridien, c'est-à-dire le midi du lieu.
Tous regardaient et gardaient un profond silence.
«Midi! s'écria bientôt Jasper Hobson.
— Midi!» répondit au même instant Thomas Black. Les lunettes furent immédiatement abaissées. Le lieutenant et l'astronome lurent sur les limbes gradués la valeur des angles qu'ils venaient d'obtenir, et se mirent immédiatement à chiffrer leurs observations.
Quelques minutes après, le lieutenant Hobson se levait, et, s'adressant à ses compagnons:
«Mes amis, leur dit-il, à partir de ce jour, 6 juillet, la Compagnie de la baie d'Hudson, s'engageant par ma parole, élève au double la solde qui vous est attribuée!
— Hurrah! hurrah! hurrah pour la Compagnie!» s'écrièrent d'une commune voix les dignes compagnons du lieutenant Hobson.
En effet, le cap Bathurst et le territoire y confinant se trouvaient indubitablement situés au-dessus du soixante-dixième parallèle.
Voici d'ailleurs, à une seconde près, ces coordonnées, qui devaient avoir plus tard une importance si grande dans l'avenir du nouveau fort:
Longitude: 127° 36' 12'' à l'ouest du méridien de Greenwich.
Latitude: 70° 44' 37'' septentrionale.
Et ce soir même, ces hardis pionniers, campés, en ce moment, si loin du monde habité, à plus de huit cents milles du Fort- Reliance, virent l'astre radieux raser les bords de l'horizon occidental, sans même y échancrer son disque flamboyant.
Le soleil de minuit brillait pour la première fois à leurs yeux.
XIII.
Le Fort-Espérance.
L'emplacement du fort était irrévocablement arrêté. Aucun autre endroit ne pouvait être plus favorable que ce terrain, naturellement plat, situé au revers du cap Bathurst, sur la rive orientale du lagon. Jasper Hobson résolut donc de commencer immédiatement la construction de la maison principale. En attendant, chacun dut s'organiser un peu à sa guise, et les traîneaux furent utilisés d'une manière ingénieuse pour former le campement provisoire.
D'ailleurs, grâce à l'habileté de ses hommes, le lieutenant comptait qu'en un mois, au plus, la maison principale serait construite. Elle devait être assez vaste pour contenir provisoirement les dix-neuf personnes qui composaient le détachement. Plus tard, avant l'arrivée des grands froids, si le temps ne manquait pas, on élèverait les communs destinés aux soldats, et les magasins dans lesquels les fourrures et les pelleteries devaient être déposées. Mais Jasper Hobson ne supposait pas que ces travaux pussent être achevés avant la fin du mois de septembre. Or, après septembre, les nuits déjà longues, le mauvais temps, la saison d'hiver, les premières gelées, suspendraient forcément toute besogne.
Des dix soldats qui avaient été choisis par le capitaine Craventy, deux étaient plus spécialement chasseurs, Sabine et Marbre. Les huit autres maniaient la hache avec autant d'adresse que le mousquet. Ils étaient, comme des marins, propres à tout, sachant tout faire. Mais en ce moment, ils devaient être utilisés plutôt comme ouvriers que comme soldats, puisqu'il s'agissait de l'érection d'un fort qu'aucun ennemi encore ne songeait à attaquer. Petersen, Belcher, Raë, Garry, Pond, Hope, Kellet, formaient un groupe de charpentiers habiles et zélés, que Mac Nap, un Écossais de Stirling, fort capable dans la construction des maisons et même des navires, s'entendait à commander. Les outils ne manquaient pas, haches, besaiguës, égoïnes, herminettes, rabots, scies à bras, masses, marteaux, ciseaux, etc. L'un de ces hommes, Raë, plus spécialement forgeron, pouvait même fabriquer, au moyen d'une petite forge portative, toutes les chevilles, tenons, boulons, clous, vis et écrous nécessaires au charpentage. On ne comptait aucun maçon parmi ces ouvriers, et de fait, il n'en était pas besoin, puisque toutes ces maisons des factoreries du nord sont construites en bois. Très heureusement, les arbres ne manquent pas aux environs du cap Bathurst, mais par une singularité que Jasper Hobson avait déjà remarquée, pas un rocher, pas une pierre ne se rencontrait sur ce territoire, pas même un caillou, pas même un galet. De la terre, du sable, rien de plus. Le rivage était semé d'une innombrable quantité de coquilles bivalves, brisées par le ressac, et de plantes marines ou de zoophytes, consistant principalement en oursins et en astéries. Mais, ainsi que le lieutenant le fit observer à Mrs. Paulina Barnett, il n'existait pas, aux environs du cap, une seule pierre, un seul morceau de silex, un seul débris de granit. Le cap n'était formé lui-même que par l'amoncellement de terres meubles, dont quelques végétaux reliaient à peine les molécules.
Ce jour-là, dans l'après-midi, Jasper Hobson et maître Mac Nap, le charpentier, allèrent choisir l'emplacement que la maison principale devait occuper sur le plateau qui s'étendait au pied du cap Bathurst. De là, le regard pouvait embrasser le lagon et le territoire situé dans l'ouest jusqu'à une distance de dix à douze milles. Sur la droite, mais à quatre milles au moins, s'étageaient des falaises assez élevées, que l'éloignement noyait en partie dans la brume. Sur la gauche, au contraire, d'immenses plaines, de vastes steppes, que, pendant l'hiver, rien ne devait distinguer des surfaces glacées du lagon et de l'Océan.
Cette place ayant été choisie, Jasper Hobson et maître Mac Nap tracèrent au cordeau le périmètre de la maison. Ce tracé formait un rectangle qui mesurait soixante pieds sur son grand côté, et trente sur son petit. La façade de la maison devait donc se développer sur une longueur de soixante pieds, et être percée de quatre ouvertures: une porte et trois fenêtres du côté du promontoire, sur la partie qui servirait de cour intérieure, et quatre fenêtres du côté du lagon. La porte, au lieu de s'ouvrir au milieu de la façade postérieure, fut reportée sur l'angle gauche de manière à rendre la maison plus habitable. En effet, cette disposition ne permettait pas à la température extérieure de pénétrer aussi facilement jusqu'aux dernières chambres, reléguées à l'autre extrémité de l'habitation.
Un premier compartiment formant antichambre et soigneusement défendu contre les rafales par une double porte; — un second compartiment servant uniquement aux travaux de la cuisine, afin que la cuisson n'introduisît aucun principe d'humidité dans les pièces plus spécialement habitées; — un troisième compartiment, vaste salle dans laquelle les repas devaient chaque jour se prendre en commun; — un quatrième compartiment, divisé en plusieurs cabines, comme le carré d'un navire: tel fut le plan, très simple, arrêté entre le lieutenant et son maître charpentier.
Les soldats devaient provisoirement occuper la grande salle, au fond de laquelle serait établi une sorte de lit de camp. Le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett, Thomas Black, Madge, Mrs. Joliffe, Mrs. Mac Nap et Mrs. Raë devaient se loger dans les cabines du quatrième compartiment. Pour employer une expression assez juste, «on serait un peu les uns sur les autres», mais cet état de choses ne devait pas durer, et, dès que le logement des soldats serait construit, la maison principale serait uniquement réservée au chef de l'expédition, à son sergent, à Mrs. Paulina Barnett, que sa fidèle Madge ne quitterait pas, et à l'astronome Thomas Black. Peut-être alors pourrait-on diviser le quatrième compartiment en trois chambres seulement, et détruire les cabines provisoires, car il est une règle que les hiverneurs ne doivent point oublier: «faire la guerre aux coins!» En effet, les coins, les angles, sont autant de réceptacles à glaces; les cloisons empêchent la ventilation de s'opérer convenablement, et l'humidité, bientôt transformée en neige, rend les chambres inhabitables, malsaines, et provoque les maladies les plus graves chez ceux qui les occupent. Aussi certains navigateurs, lorsqu'il se préparent à hiverner au milieu des glaces, disposent-ils à l'intérieur de leur navire une salle unique, que tout l'équipage, officiers et matelots, habite en commun. Mais Jasper Hobson ne pouvait agir ainsi, pour diverses raisons qu'il est aisé de comprendre.
On le voit, par cette description anticipée d'une demeure qui n'existait pas encore, la principale habitation du fort ne se composait que d'un rez-de-chaussée, au-dessus duquel devait s'élever un vaste toit, dont les pentes très raides devaient faciliter l'écoulement des eaux. Quand aux neiges, elles sauraient bien s'y fixer, et, une fois tassées, elles avaient le double avantage de clore hermétiquement l'habitation et d'y conserver la température intérieure à un degré constant. La neige, en effet, est de sa nature très mauvaise conductrice de la chaleur; elle ne permet pas à celle-ci d'entrer, il est vrai, mais, ce qui est beaucoup plus important pendant les hivers arctiques, elle l'empêche de sortir.
Au-dessus du toit, le charpentier devait dresser deux cheminées, l'une correspondant à la cuisine, l'autre au poêle de la grande salle, qui devait chauffer en même temps les cabines du quatrième compartiment. De cet ensemble il ne résulterait certainement pas une oeuvre architecturale, mais l'habitation serait dans les meilleures conditions possibles d'habitabilité. Que pouvait-on demander de plus? D'ailleurs, sous ce sombre crépuscule, au milieu des rafales de neige, à demi enfouie sous les glaces, blanche de la base au sommet, avec ses lignes empâtées, ses fumées grisâtres tordues par le vent, cette maison d'hiverneurs présenterait encore un aspect étrange, sombre, lamentable, qu'un artiste ne saurait oublier.
Le plan de la nouvelle maison était conçu. Restait à l'exécuter. Ce fut l'affaire de maître Mac Nap et de ses hommes. Pendant que les charpentiers travailleraient, les chasseurs de la troupe, chargés du ravitaillement, ne demeureraient pas oisifs. La besogne ne manquerait à personne.
Maître Mac Nap alla d'abord choisir les arbres nécessaires à sa construction. Il trouva sur les collines un grand nombre de ces pins qui ressemblent beaucoup au pin écossais. Ces arbres étaient de moyenne taille, et très convenables pour la maison qu'il s'agissait d'édifier. Dans ces demeures grossières, en effet, murailles, planchers, plafonds, murs de refend, cloisons, chevrons, faîtage, arbalétriers, bardeaux, tout est planches, poutres et poutrelles.
On le comprend, ce genre de construction ne demande qu'une main- d'oeuvre très élémentaire, et Mac Nap put procéder sommairement, - - ce qui ne devait nuire en rien à la solidité de l'habitation.
Maître Mac Nap choisit des arbres bien droits, qui furent coupés à un pied au-dessus du sol. Ces pins, ébranchés au nombre d'une centaine, ni écorcés ni équarris, formèrent autant de poutrelles longues de vingt pieds. La hache et la besaiguë ne les entamèrent qu'à leurs extrémités pour y entailler les tenons et les mortaises, qui devaient les fixer les unes aux autres. Cette opération ne demanda que quelques jours pour être achevée, et bientôt tous ces bois, traînés par des chiens, furent transportés au plateau que devait occuper la maison principale.
Préalablement, ce plateau avait été soigneusement nivelé. Le sol, mêlé de terre et de sable fin, fut battu et tassé à grands coups de pilon. Les herbes courtes et les maigres arbrisseaux qui le tapissaient avaient été brûlés sur place, et les cendres résultant de l'incinération formèrent à la surface une couche épaisse, absolument imperméable à toute humidité. Mac Nap obtint ainsi un emplacement net et sec, sur lequel il put établir avec sécurité ses premiers entrecroisements.
Ce premier travail terminé, à chaque angle de la maison et à l'aplomb des murs de refend, se dressèrent verticalement les maîtresses poutres, qui devaient soutenir la carcasse de la maison. Elles furent enfoncées de quelques pieds dans le sol, après que leur bout eut été durci au feu. Ces poutres, un peu évidées sur leurs faces latérales, reçurent les poutrelles transversales de la muraille proprement dite, entre lesquelles la baie des portes et fenêtres avait été préalablement ménagée. À leur partie supérieure, ces poutres furent réunies par des élongis qui, étant bien encastrés dans les mortaises, consolidèrent ainsi l'ensemble de la construction. Ces élongis figuraient l'entablement des deux façades, et ce fut à leur extrémité que reposèrent les hautes fermes du toit, dont l'extrémité inférieure surplombait la muraille, comme la toiture d'un chalet. Sur le carré de l'entablement s'allongèrent les poutrelles du plafond, et sur la couche de cendres, celles du plancher.
Il va sans dire que ces poutrelles, celles des murailles extérieures comme celles des murs de refend, ne furent que juxtaposées. À de certains endroits, et pour en assurer la jonction, le forgeron Raë les avait taraudées et liées par de longues chevilles de fer, forcées à grands coups de masse. Mais la juxtaposition ne pouvait être parfaite, et les interstices durent être hermétiquement bouchés. Mac Nap employa avec succès le calfatage, qui rend le bordé des navires si impénétrable à l'eau et qu'un simple bouffetage ne tiendrait pas étanches. Pour ce calfatage, on employa, en guise d'étoupe, une certaine mousse sèche, dont tout le revers oriental du cap Bathurst était abondamment tapissé. Cette mousse fut engagée dans les interstices au moyen de fers à calfat battus à coups de maillet, et, dans chaque rainure, le maître charpentier fit étendre à chaud plusieurs couches de goudron que les pins fournirent à profusion. Les murailles et les planchers, ainsi construits, présentaient une imperméabilité parfaite, et leur épaisseur était une garantie contre les rafales et les froids de l'hiver.
La porte et les fenêtres, percées dans les deux façades, furent grossièrement, mais solidement établies. Les fenêtres, à petits vitraux, n'eurent d'autres vitres que cette substance cornée, jaunâtre, à peine diaphane, que fournit la colle de poisson séchée, mais il fallait s'en contenter. D'ailleurs, pendant la belle saison, on devait tenir ces fenêtres constamment ouvertes, afin d'aérer la maison. Pendant la mauvaise saison, comme on n'avait aucune lumière à attendre de ce ciel obscurci par la nuit arctique, les fenêtres devaient être, au contraire, toujours et hermétiquement fermées par d'épais volets à grosses ferrures, capables de résister à tous les efforts de la tourmente.
À l'intérieur de la maison, les aménagements furent assez rapidement exécutés. Une double porte, installée en arrière de la première dans le compartiment qui formait antichambre, permettait aux entrants comme aux sortants de passer par une température moyenne entre la température intérieure et la température extérieure. De cette façon, le vent, tout chargé de froidures aiguës et d'humidités glaciales, ne pouvait plus arriver directement jusqu'aux chambres. D'ailleurs, les pompes à air qui avaient été apportées du Fort-Reliance furent installées ainsi que leur réservoir, de manière à pouvoir modifier dans une juste proportion l'atmosphère de l'habitation, pour le cas où des froids trop vifs eussent empêché d'ouvrir portes et fenêtres. L'une de ces pompes devait rejeter l'air du dedans, lorsqu'il serait trop chargé d'éléments délétères, et l'autre devait amener sans inconvénient l'air pur du dehors dans le réservoir d'où on le distribuerait suivant le besoin. Le lieutenant Hobson donna tous ses soins à cette installation, qui, le cas échéant, devait rendre de grands services.
Le principal ustensile de la cuisine fut un vaste fourneau de fonte, qui avait été apporté, par pièces, du Fort-Reliance. Le forgeron Raë n'eut que la peine de le remonter, ce qui ne fut ni long ni difficile. Mais les tuyaux destinés à la conduite de la fumée, celui de la cuisine comme celui du poêle de la grande salle, exigèrent plus de temps et d'ingéniosité. On ne pouvait se servir de tuyaux de tôle, qui n'eussent pas résisté longtemps aux coups de vent d'équinoxe, et il fallait de toute nécessité employer des matériaux plus résistants. Après plusieurs essais qui ne réussirent pas, Jasper Hobson se décida à utiliser une autre matière que le bois. S'il avait eu de la pierre à sa disposition, la difficulté eût été rapidement vaincue. Mais, on l'a dit, par une étrangeté assez inexplicable, les pierres manquaient absolument aux environs du cap Bathurst.
En revanche, on l'a dit aussi, les coquillages s'accumulaient par millions sur le sable des grèves.
«Eh bien, dit le lieutenant Hobson à maître Mac Nap, nous ferons nos tuyaux de cheminée en coquillages!
— En coquillages! s'écria le charpentier.
— Oui, Mac Nap, répondit Jasper Hobson, mais en coquillages écrasés, brûlés, réduits en chaux. Avec cette chaux, nous fabriquerons des espèces de plaquettes, et nous les disposerons comme des briques ordinaires.
— Va pour les coquillages!» répondit le charpentier.
L'idée du lieutenant Hobson était bonne, et elle fut mise aussitôt en pratique. Le rivage était recouvert d'une innombrable quantité de ces coquilles calcaires qui forment l'étage inférieur des terrains tertiaires. Le charpentier Mac Nap en fit ramasser plusieurs tonnes, et une sorte de four fut construit afin de décomposer par la cuisson le carbonate qui entre dans la composition de ces coquilles. On obtint ainsi une chaux propre aux travaux de maçonnerie.
Cette opération dura une douzaine d'heures. Dire que Jasper Hobson et Mac Nap produisirent par ces procédés élémentaires une belle chaux grasse, pure de toute matière étrangère, se délitant bien au contact de l'eau, foisonnant comme les produits de bonne qualité, et pouvant former une pâte liante avec un excès de liquide, ce serait peut-être exagérer. Mais telle était cette chaux, lorsqu'elle fut réduite en briquettes, qu'elle put être convenablement utilisée pour la construction des cheminées de la maison. En quelques jours, deux tuyaux coniques s'élevaient au- dessus du faîtage, et leur épaisseur en garantissait la solidité contre les coups de vent.
Mrs. Paulina Barnett félicita le lieutenant et le charpentier Mac
Nap d'avoir mené à bien et en peu de temps cet ouvrage difficile.
«Pourvu que vos cheminées ne fument pas! ajouta-t-elle en riant.
— Elles fumeront, madame, répondit philosophiquement Jasper Hobson, elles fumeront, gardez-vous d'en douter. Toutes les cheminées fument!»
Le grand ouvrage fut complètement terminé dans l'espace d'un mois. Le 6 août, l'inauguration de la maison devait être faite. Mais, pendant que maître Mac Nap et ses hommes travaillaient sans relâche, le sergent Long, le caporal Joliffe, — tandis que Mrs. Joliffe organisait le service culinaire, — puis les deux chasseurs Marbre et Sabine, dirigés par Jasper Hobson, avaient battu les alentours du cap Bathurst. Ils avaient, à leur grande satisfaction, reconnu que les animaux de poil et de plume y abondaient. Les chasses n'étaient pas encore organisées, et les chasseurs cherchaient plutôt à explorer le pays. Cependant ils parvinrent à s'emparer de quelques couples de rennes vivants, que l'on résolut de domestiquer. Ces animaux devaient fournir des petits et du lait. Aussi se hâta-t-on de les parquer dans une enceinte palissadée, qui fut établie à une cinquantaine de pas de l'habitation. La femme du forgeron Raë, qui était une Indienne, s'entendait à ce service, et elle fut spécialement chargée du soin de ces animaux.
Quant à Mrs. Paulina Barnett, secondée par Madge, elle voulut s'occuper d'organisation intérieure, et l'on ne devait pas tarder à sentir l'influence de cette femme intelligente et bonne dans une multitude de détails dont Jasper Hobson et ses compagnons ne se seraient probablement jamais préoccupés.
Après avoir exploré le territoire sur un rayon de plusieurs milles, le lieutenant reconnut qu'il formait une vaste presqu'île, d'une superficie de cent cinquante milles carrés environ. Un isthme, large de quatre milles au plus, la rattachait au continent américain, et s'étendait depuis le fond de la baie Whasburn, à l'est, jusqu'à une échancrure correspondante de la côte opposée. La délimitation de cette presqu'île, à laquelle le lieutenant donna le nom de presqu'île Victoria, était très nettement accusée.
Jasper Hobson voulut savoir ensuite quelles ressources offraient le lagon et la mer. Il eut lieu d'être satisfait. Les eaux du lagon, très peu profondes d'ailleurs, mais fort poissonneuses, promettaient une abondante réserve de truites, de brochets et autres poissons d'eau douce, dont on devait tenir compte. La petite rivière donnait asile à des saumons qui en remontaient aisément le cours, et à des familles frétillantes de blanches et d'éperlans. La mer, sur ce littoral, semblait moins richement peuplée que le lagon. Mais, de temps en temps, on voyait passer au large d'énormes souffleurs, des baleines, des cachalots, qui fuyaient sans doute le harpon des pêcheurs de Behring, et il n'était pas impossible qu'un de ces gros mammifères vînt s'échouer sur la côte. C'était à peu près le seul moyen que les colons du cap Bathurst eussent de s'en emparer. Quant à la partie du rivage située dans l'ouest, elle était fréquentée, en ce moment, par de nombreuses familles de phoques; mais Jasper Hobson recommanda à ses compagnons de ne point donner inutilement la chasse à ces animaux. On verrait plus tard s'il ne conviendrait pas d'en tirer parti.
Ce fut le 6 août que les colons du cap Bathurst prirent possession de leur nouvelle demeure. Auparavant, et après discussion publique, ils lui donnèrent un nom de bon augure, qui réunit l'unanimité des voix.
Cette habitation, ou plutôt ce fort, — alors le poste le plus avancé de la Compagnie sur le littoral américain, — fut nommé Fort-Espérance.
Et s'il ne figure pas actuellement sur les cartes les plus récentes des régions arctiques, c'est qu'un sort terrible l'attendait dans un avenir très rapproché, au détriment de la cartographie moderne.
XIV.
Quelques excursions.
L'aménagement de la nouvelle demeure s'opéra rapidement. Le lit de camp, établi dans la grande salle, n'attendit bientôt plus que des dormeurs. Le charpentier Mac Nap avait fabriqué une vaste table, à gros pieds, lourde et massive, que le poids des mets, si considérable qu'il fût, ne ferait jamais gémir. Autour de cette table étaient disposés des bancs non moins solides, mais fixes et par conséquent peu propres à justifier ce qualificatif de «meubles» qui n'appartient qu'aux objets mobiles. Enfin quelques sièges volants et deux vastes armoires complétaient le matériel de cette pièce.
La chambre du fond était prête aussi. Des cloisons épaisses la divisaient en six cabines, dont deux seulement étaient éclairées par les dernières fenêtres ouvertes sur les façades antérieure et postérieure. Le mobilier de chaque cabine se composait uniquement d'un lit et d'une table. Mrs. Paulina Barnett et Madge occupaient ensemble celle qui prenait directement vue sur le lac. Jasper Hobson avait offert à Thomas Black l'autre cabine éclairée sur la façade de la cour, et l'astronome en avait immédiatement pris possession. Quant à lui, en attendant que ses hommes fussent logés dans des bâtiments nouveaux, il se contenta d'une sorte de cellule à demi sombre, attenant à la salle à manger, et qui s'éclairait tant bien que mal au moyen d'un oeil-de-boeuf percé dans le mur de refend. Mrs. Joliffe, Mrs. Mac Nap et Mrs. Raë occupaient avec leurs maris les autres cabines. C'étaient trois bons ménages, forts unis, qu'il eût été cruel de séparer. D'ailleurs, la petite colonie ne devait pas tarder à compter un nouveau membre, et maître Mac Nap, — un certain jour, — n'avait pas hésité à demander à Mrs Paulina Barnett si elle voudrait lui faire l'honneur d'être marraine vers la fin de la présente année. Ce que Mrs. Paulina Barnett accepta avec grande satisfaction.
On avait entièrement déchargé les traîneaux et transporté la literie dans les différentes chambres. Dans le grenier, auquel on arrivait par une échelle placée au fond du couloir d'entrée, on relégua les ustensiles, les provisions, les munitions, dont on ne devait pas faire un usage immédiat. Les vêtements d'hiver, bottes ou casaques, fourrures et pelleteries, y trouvèrent place dans de vastes armoires, à l'abri de l'humidité.
Ces premiers travaux terminés, le lieutenant s'occupa du chauffage futur de la maison. Il fit faire, sur les collines boisées, une provision considérable de combustible, sachant bien que, par certaines semaines de l'hiver, il serait impossible de s'aventurer au dehors. Il songea même à utiliser la présence des phoques sur le littoral, de manière à se procurer une abondante réserve d'huile, — le froid polaire devant être combattu par les plus énergiques moyens. D'après son ordre et sous sa direction, on établit dans la maison des condensateurs destinés à recueillir l'humidité interne, appareils qu'il serait facile de débarrasser de la glace dont ils se rempliraient pendant l'hiver.
Cette question du chauffage, très grave assurément, préoccupait beaucoup le lieutenant Hobson.
«Madame, disait-il quelquefois à la voyageuse, je suis un enfant des régions arctiques, j'ai quelque expérience de ces choses, et j'ai surtout lu et relu bien des récits d'hivernage. On ne saurait prendre trop de précautions quand il s'agit de passer la saison du froid dans ces contrées. Il faut tout prévoir, car un oubli, un seul, peut amener d'irréparables catastrophes pendant les hivernages.
— Je vous crois, monsieur Hobson, répondait Mrs. Paulina Barnett, et je vois bien que le froid aura en vous un terrible adversaire. Mais la question d'alimentation ne vous paraît-elle pas aussi importante?
— Tout autant, madame, et je compte bien vivre sur le pays pour économiser nos réserves. Aussi, dans quelques jours, dès que nous serons à peu près installés, nous organiserons des chasses de ravitaillement. Quant à la question des animaux à fourrure, nous verrons à la résoudre plus tard et à remplir les magasins de la Compagnie. D'ailleurs, ce n'est pas le moment de chasser la martre, l'hermine, le renard et autres animaux à fourrure. Ils n'ont pas encore le pelage d'hiver, et les peaux perdraient vingt- cinq pour cent de leur valeur, si on les emmagasinait en ce moment. Non. Bornons-nous d'abord à approvisionner l'office du Fort-Espérance. Les rennes, les élans, les wapitis, si quelques- uns se sont avancés jusqu'à ces parages, doivent seuls attirer nos chasseurs. En effet, vingt personnes à nourrir et une soixantaine de chiens, cela vaut la peine que l'on s'en préoccupe!»
On voit que le lieutenant était un homme d'ordre. Il voulait agir avec méthode, et, si ses compagnons le secondaient, il ne doutait pas de mener à bonne fin sa difficile entreprise.
Le temps, à cette époque de l'année, était presque invariablement beau. La période des neiges ne devait pas commencer avant cinq semaines. Lorsque la maison principale eut été achevée, Jasper Hobson fit donc continuer les travaux de charpentage, en construisant un vaste chenil destiné à abriter les attelages de chiens. Cette «dog-house» fut bâtie au pied même du promontoire, et s'appuya sur le talus même, à une quarantaine de pas sur le flanc droit de la maison. Les futurs communs, appropriés pour le logement des hommes, devaient faire face au chenil, sur la gauche, tandis que les magasins et la poudrière occuperaient la partie antérieure de l'enceinte.
Cette enceinte, par une prudence peut-être exagérée, Jasper Hobson résolut de l'établir avant l'hiver. Une bonne palissade, solidement plantée, faite de poutres pointues, devait garantir la factorerie non seulement de l'attaque des gros animaux, mais aussi contre l'agression des hommes, au cas où quelque parti ennemi, Indiens ou autres, se présenterait. Le lieutenant n'avait point oublié ces traces, qu'une troupe quelconque avait laissées sur le littoral, à moins de deux cents milles du Fort-Espérance. Il connaissait les procédés violents de ces chasseurs nomades, et il pensait que mieux valait, en tout cas, se mettre à l'abri d'un coup de main. La ligne de circonvallation fut donc tracée de manière à entourer la factorerie, et aux deux angles antérieurs qui couvraient le côté du lagon, maître Mac Nap se chargea de construire deux petites poivrières en bois, très convenables pour abriter des hommes de garde.
Avec un peu de diligence, — et ces braves ouvriers travaillaient sans relâche, — il était possible d'achever ces nouvelles constructions avant l'hiver.
Pendant ce temps, Jasper Hobson organisa diverses chasses. Il remit à quelques jours l'expédition qu'il méditait contre les phoques du littoral, et il s'occupa plus spécialement des ruminants dont la chair, séchée et conservée, devait assurer l'alimentation du fort pendant la mauvaise saison.
Donc, à partir du 8 août, Sabine et Marbre, quelquefois seuls, quelquefois suivis du lieutenant et du sergent Long qui s'y entendaient, battirent chaque jour le pays dans un rayon de plusieurs milles. Souvent aussi, l'infatigable Mrs. Paulina Barnett les accompagnait, ayant à la main un fusil qu'elle maniait adroitement, et elle ne restait pas en arrière de ses compagnons de chasse.
Pendant tout ce mois d'août, ces expéditions furent très fructueuses, et le grenier aux provisions se remplit à vue d'oeil. Il faut dire que Marbre et Sabine n'ignoraient aucune des ruses qu'il convient d'employer sur ces territoires, particulièrement avec les rennes, dont la défiance est extrême. Aussi quelle patience ils mettaient à prendre le vent pour échapper au subtil odorat de ces animaux! Parfois, ils les attiraient en agitant au- dessus des buissons de bouleaux nains quelque magnifique andouiller, trophée des chasses précédentes, et ces rennes, — ou plutôt ces «caribous», pour leur restituer leur nom indien, — trompés par l'apparence, s'approchaient à portée des chasseurs, qui ne les manquaient point. Souvent aussi, un oiseau délateur, bien connu de Sabine et de Marbre, un petit hibou de jour, gros comme un pigeon, trahissait la retraite des caribous. Il appelait les chasseurs en poussant comme un cri aigu d'enfant, et justifiait ainsi le nom de «moniteur» qui lui a été donné par les Indiens. Une cinquantaine de ruminants furent abattus. Leur chair, découpée en longues lanières, forma un approvisionnement considérable, et leurs peaux, une fois tannées, devaient servir à la confection des chaussures.
Les caribous ne contribuèrent pas seuls à accroître la réserve alimentaire. Les lièvres polaires, qui s'étaient prodigieusement multipliés sur ce territoire, y concoururent pour une part notable. Ils se montraient moins fuyards que leurs congénères d'Europe, et se laissaient tuer assez stupidement. C'étaient de grands rongeurs à longues oreilles, aux yeux bruns, avec une fourrure blanche comme un duvet de cygne, et qui pesaient de dix à quinze livres. Les chasseurs abattirent un grand nombre de ces animaux, dont la chair est véritablement succulente. C'est par centaines qu'on les prépara en les fumant, sans compter ceux qui, sous la main habile de Mrs. Joliffe, se transformèrent en pâtés fort alléchants.
Mais, tandis que les ressources de l'avenir s'amassaient ainsi, l'alimentation quotidienne n'était point négligée. Beaucoup de ces lièvres polaires servirent au repas du jour, et les chasseurs comme les travailleurs de maître Mac Nap n'étaient pas gens à dédaigner un morceau de venaison fraîche et savoureuse. Dans le laboratoire de Mrs. Joliffe, ces rongeurs subissaient les combinaisons culinaires les plus variées, et l'adroite petite femme se surpassait, au grand enchantement du caporal, qui quêtait incessamment pour elle des éloges qu'on ne lui marchandait pas, d'ailleurs.
Quelques oiseaux aquatiques varièrent aussi fort agréablement le menu quotidien. Sans parler des canards qui foisonnaient sur les rives du lagon, il convient de citer certains oiseaux qui s'abattaient par bandes nombreuses dans les endroits où poussaient quelques maigres saules. C'étaient des volatiles appartenant à l'espèce des perdrix, et auxquels les dénominations zoologiques ne manquent pas. Aussi, lorsque Mrs. Paulina Barnett demanda pour la première fois à Sabine quel était le nom de ces oiseaux:
«Madame, lui répondit le chasseur, les Indiens les appellent des «tétras de saules», mais pour nous autres, chasseurs européens, ce sont de véritables coqs de bruyère.»
En vérité, on eût dit des perdrix blanches, avec de grandes plumes mouchetées de noir à l'extrémité de la queue. C'était un gibier excellent, qui n'exigeait qu'une cuisson rapide devant un feu clair et pétillant.
À ces diverses sortes de venaison, les eaux du lac et de la petite rivière ajoutaient encore leur contingent. Personne ne s'entendait mieux à pêcher que le calme et paisible sergent Long. Soit qu'il laissât le poisson mordre à son hameçon amorcé, soit qu'il cinglât les eaux avec sa ligne armée d'hameçons vides, personne ne pouvait rivaliser avec lui d'habileté et de patience, — si ce n'était la fidèle Madge, la compagne de Mrs. Paulina Barnett. Pendant des heures entières, ces deux disciples du célèbre Isaac Walton[3] restaient assis l'un près de l'autre, la ligne à la main, guettant leur proie, ne prononçant pas une parole; mais, grâce à eux, la «marée ne manqua jamais», et le lagon ou la rivière leur livraient journellement de magnifiques échantillons de la famille des salmonées.
Pendant ces excursions qui se poursuivirent presque quotidiennement jusqu'à la fin du mois d'août, les chasseurs eurent souvent affaire à des animaux fort dangereux. Jasper Hobson constata, non sans une certaine appréhension, que les ours étaient nombreux sur cette partie du territoire. Il était rare, en effet, qu'un jour se passât sans qu'un couple de ces formidables carnassiers ne fût signalé. Bien des coups de fusil furent adressés à ces terribles visiteurs. Tantôt, c'était une bande de ces ours bruns qui sont fort communs sur toute la région de la Terre-Maudite, tantôt, une de ces familles d'ours polaires d'une taille gigantesque, que les premiers froids amèneraient sans doute en plus grand nombre aux environs du cap Bathurst. Et, en effet, dans les récits d'hivernage, on peut observer que les explorateurs ou les baleiniers sont plusieurs fois par jour exposés à la rencontre de ces carnassiers.
Marbre et Sabine aperçurent aussi, à plusieurs reprises, des bandes de loups qui, à l'approche des chasseurs, détalaient comme une vague mouvante. On les entendait «aboyer», surtout quand ils étaient lancés sur les talons d'un renne ou d'un wapiti. C'étaient de grands loups gris, hauts de trois pieds, à longue queue, dont la fourrure devait blanchir aux approches de l'hiver. Ce territoire, très peuplé, leur offrait une nourriture facile, et ils y abondaient. Il n'était pas rare de rencontrer, en de certains endroits boisés, des trous à plusieurs entrées, dans lesquels ces animaux se terraient à la façon des renards. À cette époque, bien repus, ils fuyaient les chasseurs du plus loin qu'ils les apercevaient, avec cette couardise qui distingue leur race. Mais, aux heures de la faim, ces animaux pouvaient devenir terribles par leur nombre, et, puisque leurs terriers étaient là, c'est qu'ils ne quittaient point la contrée, même pendant la saison d'hiver.
Un jour, les chasseurs rapportèrent au Fort-Espérance un animal assez hideux que n'avaient encore vu ni Mrs. Paulina Barnett, ni l'astronome Thomas Black. Cet animal était un plantigrade qui ressemblait assez au glouton d'Amérique, un affreux carnassier, ramassé de torse, court de jambes, armé de griffes recourbées et de mâchoires formidables, les yeux durs et féroces, la croupe souple comme celle de tous les félins.
«Quelle est cette horrible bête? demanda Mrs. Paulina Barnett.
— Madame, répondit Sabine, qui était toujours un peu dogmatique dans ses réponses, un Écossais vous dirait que c'est un «quickhatch», un Indien, que c'est un «okelcoo-haw-gew», un Canadien, que c'est un «carcajou…»
— Et pour vous autres? demanda Mrs. Paulina Barnett, c'est…?
— C'est un «wolverène», madame», répondit Sabine, évidemment enchanté de la tournure qu'il avait donnée à sa réponse.
En effet, wolverène était la véritable dénomination zoologique de ce singulier quadrupède, redoutable rôdeur nocturne, qui gîte dans les trous d'arbres ou les rochers creux, grand destructeur de castors, de rats musqués et autres rongeurs, ennemi déclaré du renard et du loup auxquels il ne craint pas de disputer leur proie, animal très rusé, très fort de muscles, très fin d'odorat, qui se rencontre jusque sous les latitudes les plus élevées, et, dont la fourrure, à poils courts, presque noire pendant l'hiver, figure pour un chiffre assez important dans les exportations de la Compagnie.
Pendant ces excursions, la flore du pays avait été observée avec autant d'attention que la faune. Mais les végétaux étaient nécessairement moins variés que les animaux, n'ayant point comme ceux-ci la faculté d'aller chercher, pendant la mauvaise saison, des climats plus doux. C'étaient le pin et le sapin qui se multipliaient le plus abondamment sur les collines qui formaient la lisière orientale du lagon. Jasper Hobson remarqua aussi quelques «tacamahacs», sortes de peupliers-baumiers, d'une grande hauteur, dont les feuilles, jaunes quand elles poussent, prennent dans l'arrière-saison une teinte verdoyante. Mais ces arbres étaient rares, ainsi que quelques mélèzes assez étiques, que les obliques rayons du soleil ne parvenaient pas à vivifier. Certains sapins noirs réussissaient mieux, surtout dans les gorges abritées contre les vents du nord. La présence de cet arbre fut accueillie avec satisfaction, car on fabrique avec ses bourgeons une bière estimée, connue dans le North-Amérique sous le nom de «bière de sapin». On fit une bonne récolte de ces bourgeons, qui fut transportée dans le cellier du Fort-Espérance.
Les autres végétaux consistaient en bouleaux nains, arbrisseaux hauts de deux pieds, qui sont particuliers aux climats très froids, et en bouquets de cèdres, qui fournissent un bois excellent pour le chauffage.
Quant aux végétaux sauvages, qui poussaient spontanément sur cette terre avare et pouvaient servir à l'alimentation, ils étaient extrêmement rares. Mrs. Joliffe, que la botanique «positive» intéressait fort, n'avait rencontré que deux plantes dignes de figurer dans sa cuisine.
L'une, racine bulbeuse, difficile à reconnaître, puisque ses feuilles tombent précisément au moment où elle entre dans la période de floraison, n'était autre que le poireau-sauvage. Ce poireau fournissait une ample récolte d'oignons, gros comme un oeuf, qui furent judicieusement employés en guise de légumes.
L'autre plante, connue dans tout le nord de l'Amérique sous le nom de «thé du Labrador», poussait en grande abondance sur les bords du lagon, entre les bouquets de saules et d'arbousiers, et elle formait la nourriture favorite des lièvres polaires. Ce thé, infusé dans l'eau bouillante et additionné de quelques gouttes de brandy ou de gin, composait une excellente boisson, et cette plante mise en conserve, permit d'économiser la provision de thé chinois apporté du Fort-Reliance.
Mais, pour obvier à la pénurie des végétaux alimentaires, Jasper Hobson s'était muni d'une certaine quantité de graines qu'il comptait semer, quand le moment en serait venu. C'étaient principalement des graines d'oseille et de cochlearias, dont les propriétés antiscorbutiques sont très appréciées sous ces latitudes. On pouvait espérer qu'en choisissant un terrain abrité contre les brises aiguës qui brûlent toute végétation comme une flamme, ces graines réussiraient pour la saison prochaine.
Au surplus, la pharmacie du nouveau fort n'était pas dépourvue d'antiscorbutiques. La Compagnie avait fourni quelques caisses de citrons et de «lime-juice», précieuse substance dont aucune expédition polaire ne saurait se passer.
Mais il importait d'économiser cette réserve comme bien d'autres car une série de mauvais temps pouvait compromettre les communications entre le Fort-Espérance et les factoreries du Sud.
XV.
À quinze milles du cap Bathurst.
Les premiers jours de septembre étaient arrivés. Dans trois semaines, même en admettant les chances les plus favorables, la mauvaise saison allait nécessairement interrompre les travaux. Il fallait donc se hâter. Très heureusement, les nouvelles constructions avaient été rapidement conduites. Maître Mac Nap et ses hommes faisaient des prodiges d'activité. La «dog-house» n'attendit bientôt plus qu'un dernier coup de marteau, et la palissade se dressait presque en entier déjà sur le périmètre assigné au fort. On s'occupa alors d'établir la poterne qui devait donner accès dans la cour intérieure. Cette enceinte, faite de gros pieux pointus, hauts de quinze pieds, formait une sorte de demi-lune ou de cavalier sur sa partie antérieure. Mais afin de compléter le système de fortification, il fallait couronner le sommet du cap Bathurst qui commandait la position. On le voit, le lieutenant Jasper Hobson admettait le système de l'enceinte continue et des forts détachés: grand progrès dans l'art des Vauban et des Cormontaigne. Mais, en attendant le couronnement du cap, la palissade suffisait à mettre les nouvelles constructions à l'abri «d'un coup de patte», sinon d'un coup de main.
Le 4 septembre, Jasper Hobson décida que ce jour serait employé à chasser les amphibies du littoral. Il s'agissait, en effet, de s'approvisionner à la fois en combustible et en luminaire, avant que la mauvaise saison ne fût arrivée.
Le campement des phoques était éloigné d'une quinzaine de milles. Jasper Hobson proposa à Mrs. Paulina Barnett de suivre l'expédition. La voyageuse accepta. Non pas que le massacre projeté fût très attrayant par lui-même, mais voir le pays, observer les environs du cap Bathurst, et précisément cette partie du littoral que bordaient de hautes falaises, il y avait de quoi tenter sa curiosité.
Le lieutenant Hobson désigna pour l'accompagner le sergent Long et les soldats Petersen, Hope et Kellet.
On partit à huit heures du matin. Deux traîneaux, attelés chacun de six chiens, suivaient la petite troupe, afin de rapporter au fort le corps des amphibies.
Ces traîneaux étant vides, le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et leurs compagnons y prirent place. Le temps était beau, mais les basses brumes de l'horizon tamisaient les rayons du soleil, dont le disque jaunâtre, à cette époque de l'année, disparaissait déjà pendant quelques heures de la nuit.
Cette partie du littoral, dans l'ouest du cap Bathurst, présentait une surface absolument plane, qui s'élevait à peine de quelques mètres au-dessus du niveau de l'océan Polaire. Or cette disposition du sol attira l'attention du lieutenant Hobson, et voici pourquoi.
Les marées sont assez fortes dans les mers arctiques, ou, du moins, elles passent pour telles. Bien des navigateurs qui les ont observées, Parry, Franklin, les deux Ross, Mac Clure, Mac Clintock, ont vu la mer, à l'époque des syzygies, monter de vingt à vingt-cinq pieds au-dessus du niveau moyen. Si cette observation était juste, — et il n'existait aucune raison de mettre en doute la véracité des observateurs, — le lieutenant Hobson devait forcément se demander comment il se faisait que l'Océan, gonflé sous l'action de la lune, n'envahît pas ce littoral peu élevé au- dessus du niveau de la mer, puisque aucun obstacle, ni dune, ni extumescence quelconque du sol, ne s'opposait à la propagation des eaux; comment il se faisait que ce phénomène des marées n'entraînât pas la submersion complète du territoire jusqu'aux limites les plus reculées de l'horizon, et ne provoquât pas la confusion des eaux du lac et de l'océan Glacial? Or il était évident que cette submersion ne se produisait pas, et ne s'était jamais produite.
Jasper Hobson ne put donc s'empêcher de faire cette remarque, ce qui amena sa compagne à lui répondre que, sans doute, quoi qu'on en eût dit, les marées étaient insensibles dans l'océan Glacial arctique.
«Mais au contraire, madame, répondit Jasper Hobson, tous les rapports des navigateurs s'accordent sur ce point, que le flux et le reflux sont très prononcés dans les mers polaires, et il n'est pas admissible que leur observation soit fausse.
— Alors, monsieur Hobson, reprit Mrs. Paulina Barnett, veuillez m'expliquer pourquoi les flots de l'Océan ne couvrent point ce pays, qui ne s'élève pas à dix pieds au-dessus du niveau de la basse mer?
— Eh, madame! répondit Jasper Hobson, voilà précisément mon embarras, je ne sais comment expliquer ce fait. Depuis un mois que nous sommes sur ce littoral, j'ai constaté et à plusieurs reprises que le niveau de la mer s'élevait d'un pied à peine en temps ordinaire, et j'affirmerais presque que dans quinze jours, au 22 septembre, en plein équinoxe, c'est-à-dire au moment même où le phénomène atteindra son maximum, le déplacement des eaux ne dépassera pas un pied et demi sur les rivages du cap Bathurst. Du reste, nous le verrons bien.
— Mais enfin, l'explication, monsieur Hobson, l'explication de ce fait, car tout s'explique en ce monde?
— Eh bien, madame, répondit le lieutenant, de deux choses l'une: ou les navigateurs ont mal observé, ce que je ne puis admettre quand il s'agit de personnages tels que Franklin, Parry, Ross et autres, — ou bien, les marées sont nulles spécialement sur ce point du littoral américain, et peut-être pour les mêmes raisons qui les rendent insensibles dans certaines mers resserrées, la Méditerranée entre autres, où le rapprochement des continents riverains et l'étroitesse des pertuis ne donnent pas un accès suffisant aux eaux de l'Atlantique.
— Admettons cette dernière hypothèse, monsieur Jasper, répondit
Mrs. Paulina Barnett.
— Il le faut bien, répondit le lieutenant en secouant la tête, et pourtant elle ne me satisfait pas, et je sens là quelque singularité naturelle dont je ne puis me rendre compte.»
À neuf heures, les deux traîneaux, après avoir suivi un rivage constamment plat et sablonneux, étaient arrivés à la baie ordinairement fréquentée par les phoques. On laissa les attelages en arrière, afin de ne point effrayer ces animaux, qu'il importait de surprendre sur le rivage.
Combien cette partie du territoire différait de celle qui confinait au cap Bathurst!
Au point où les chasseurs s'étaient arrêtés, le littoral, capricieusement échancré et rongé sur sa lisière, bizarrement convulsionné sur toute son étendue, trahissait de la façon la plus évidente une origine plutonienne, bien distincte, en effet, des formations sédimentaires qui caractérisaient les environs du cap.
Le feu des époques géologiques, et non l'eau, avait évidemment produit ces terrains. La pierre, qui manquait au cap Bathurst, — particularité, pour le dire en passant, non moins inexplicable que l'absence de marées, — reparaissait ici sous forme de blocs erratiques, de roches profondément encastrées dans le sol. De tous côtés, sur un sable noirâtre, au milieu de laves vésiculaires, s'éparpillaient des cailloux appartenant à ces silicates alumineux compris sous le nom collectif de feldspath, et dont la présence démontrait irréfutablement que ce littoral n'était qu'un terrain de cristallisation. À sa surface scintillaient d'innombrables labradorites, galets variés, aux reflets vifs et changeants, bleus, rouges, verts, puis, çà et là, des pierres ponces et des obsidiennes. En arrière s'étageaient de hautes falaises, qui s'élevaient de deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer.
Jasper Hobson résolut de gravir ces falaises jusqu'à leur sommet, afin d'examiner toute la partie orientale du pays. Il avait le temps, car l'heure de la chasse aux phoques n'était pas encore venue. On voyait seulement quelques couples de ces amphibies qui prenaient leurs ébats sur le rivage, et il convenait d'attendre qu'ils se fussent réunis en plus grand nombre, afin de les surprendre pendant leur sieste, ou plutôt pendant ce sommeil que le soleil de midi provoque chez les mammifères marins. Le lieutenant Hobson reconnut, d'ailleurs, que ces amphibies n'étaient point des phoques proprement dits, ainsi que ses gens le lui avaient annoncé. Ces mammifères appartenaient bien au groupe des pinnipèdes, mais c'étaient des chevaux marins et des vaches marines, qui forment dans la nomenclature zoologique le genre des morses, et sont reconnaissables à leurs canines supérieures, longues défenses dirigées de haut en bas.
Les chasseurs, tournant alors la petite baie que semblaient affectionner ces animaux, et à laquelle ils donnèrent le nom de Baie des Morses, s'élevèrent sur la falaise du littoral. Petersen, Hope et Kellet demeurèrent sur un petit promontoire, afin de surveiller les amphibies, tandis que Mrs. Paulina Barnett, Jasper Hobson et le sergent gagnaient le sommet de la falaise de manière à dominer de cent cinquante à deux cents pieds le pays environnant. Ils ne devaient point perdre de vue leurs trois compagnons, chargés de les prévenir par un signal dès que la réunion des morses serait suffisamment nombreuse.
En un quart d'heure, le lieutenant, sa compagne et le sergent eurent atteint le plus haut sommet. De ce point ils purent aisément observer tout le territoire qui se développait sous leurs yeux.
À leurs pieds s'étendait la mer immense que fermait au nord l'horizon du ciel. Nulle terre en vue, nulle banquise, nul iceberg. L'Océan était libre de glaces même au-delà des limites du regard, et, probablement, sous ce parallèle, cette portion de la mer Glaciale restait ainsi navigable jusqu'au détroit de Behring. Pendant la saison d'été, les navires de la Compagnie pourraient donc facilement atterrir au cap Bathurst par la voie du nord- ouest.
En se retournant vers l'ouest, Jasper Hobson découvrit une contrée toute nouvelle, et il eut alors l'explication de ces débris volcaniques dont le littoral était véritablement encombré.
À une dizaine de milles s'étageaient des collines ignivomes, à cône tronqué, qu'on ne pouvait apercevoir du cap Bathurst, parce qu'elles étaient cachées par la falaise. Elles se profilaient assez confusément sur le ciel, comme si une main tremblante en eût tracé la ligne terminale. Jasper Hobson, après les avoir observées avec attention, les montra de la main au sergent et à Mrs. Paulina Barnett, puis, sans rien dire, il porta ses regards vers le côté opposé.
Dans l'est, c'était cette longue lisière de rivage, sans une irrégularité, sans un mouvement de terrain, qui se prolongeait jusqu'au cap Bathurst. Des observateurs munis d'une bonne lorgnette auraient pu reconnaître le Fort-Espérance, et même la petite fumée bleuâtre qui, à cette heure, devait s'échapper des fourneaux de Mrs. Joliffe.
En arrière, le territoire offrait deux aspects bien tranchés. Dans l'est et au sud, une vaste plaine confinait au cap sur une étendue de plusieurs centaines de milles carrés. Au contraire, en arrière- plan des falaises, depuis la baie des Morses jusqu'aux montagnes volcaniques, le pays, effroyablement convulsionné, indiquait clairement qu'il devait son origine à un soulèvement éruptif.
Le lieutenant observait ce contraste si marqué entre ces deux parties du territoire. Et, il faut l'avouer, cela lui semblait presque «étrange».
«Pensez-vous, monsieur Hobson, demanda alors le sergent Long, que ces montagnes qui ferment l'horizon à l'ouest soient des volcans?
— Sans aucun doute, sergent, répondit Jasper Hobson. Ce sont elles qui ont lancé jusqu'ici ces pierres ponces, ces obsidiennes, ces innombrables labradorites, et nous n'aurions pas trois milles à faire pour fouler du pied des laves et des cendres.
— Et croyez-vous, mon lieutenant, que ces volcans soient encore en activité? demanda le sergent.
— À cela, je ne puis vous répondre.
— Cependant nous n'apercevons en ce moment aucune fumée à leur sommet.
— Ce n'est pas une raison, sergent Long. Est-ce que vous avez toujours la pipe à la bouche?
— Non, monsieur Hobson.
— Eh bien, Long, c'est exactement la même chose pour les volcans.
Ils ne fument pas toujours.
— Je vous comprends, monsieur Hobson, répondit le sergent Long, mais ce que je comprends moins, en vérité, c'est qu'il existe des volcans sur les continents polaires.
— Ils n'y sont pas très nombreux, dit Mrs. Paulina Barnett.
— Non, madame, répondit le lieutenant, mais on en compte, cependant, un certain nombre: à l'île de Jean-Mayen, aux îles Aléoutiennes, dans le Kamtchatka, dans l'Amérique russe, en Islande; puis dans le sud, à la Terre de Feu, sur les contrées australes. Ces volcans ne sont que les cheminées de cette vaste usine centrale où s'élaborent les produits chimiques du globe, et je pense que le Créateur de toutes choses a percé ces cheminées partout où elles étaient nécessaires.
— Sans doute, monsieur Hobson, répondit le sergent, mais au pôle, sous ces climats glacés!…
— Et qu'importe, sergent, qu'importe que ce soit au pôle ou à l'équateur! Je dirai même plus, les soupiraux doivent être plus nombreux aux environs des pôles qu'en aucun autre point du globe.
— Et pourquoi, monsieur Hobson? demanda le sergent, qui paraissait fort surpris de cette affirmation.
— Parce que si ces soupapes se sont ouvertes sous la pression des gaz intérieurs, c'est précisément aux endroits où la croûte terrestre était moins épaisse. Or, par suite de l'aplatissement de la terre aux pôles, il semble naturel que… — Mais j'aperçois un signal de Kellet, dit le lieutenant, interrompant son argumentation. Voulez-vous nous accompagner, madame?
— Je vous attendrai ici, monsieur Hobson, répondit la voyageuse.
Ce massacre de morses n'a vraiment rien qui m'attire!
— C'est entendu, madame, répondit Jasper Hobson, et si vous voulez nous rejoindre dans une heure, nous reprendrons ensemble le chemin du fort.»
Mrs. Paulina Barnett resta donc sur le sommet de la falaise, contemplant le panorama si varié qui se déroulait sous ses yeux.
Un quart d'heure après, Jasper Hobson et le sergent Long arrivaient sur le rivage.
Les morses étaient alors en grand nombre. On pouvait en compter une centaine. Quelques-uns rampaient sur le sable au moyen de leurs pieds courts et palmés. Mais, pour la plupart, groupés par famille, ils dormaient. Un ou deux, des plus grands, mâles longs de trois mètres, à pelage peu fourni, de couleur roussâtre, semblaient veiller comme des sentinelles sur le reste du troupeau.
Les chasseurs durent s'avancer avec une extrême prudence, en profitant de l'abri des rochers et des mouvements de terrain, de manière à cerner quelques groupes de morses et à leur couper la retraite vers la mer. Sur terre, en effet, ces animaux sont lourds, peu mobiles, gauches. Ils ne marchent que par petits sauts, ou en produisant avec leur échine un certain mouvement de reptation. Mais dans l'eau, leur véritable élément, ils redeviennent des poissons agiles, des nageurs redoutables, qui souvent mettent en péril les chaloupes qui les poursuivent.
Cependant les grands mâles se défiaient. Ils sentaient un danger prochain. Leur tête se redressait. Leurs yeux se portaient de tous côtés. Mais, avant qu'ils eussent eu le temps de donner le signal d'alarme, Jasper Hobson et Kellet, s'élançant d'une part, le sergent, Petersen et Hope se précipitant de l'autre, frappèrent cinq morses de leurs balles, puis ils les achevèrent à coups de pique, pendant que le reste du troupeau se précipitait à la mer.
La victoire avait été facile. Les cinq amphibies étaient de grande taille. L'ivoire de leurs défenses, quoique un peu grenu, paraissait être de première qualité; mais, ce que le lieutenant Hobson appréciait davantage, leur corps gros et gras promettait de fournir une huile abondante. On se hâta de les placer sur les traîneaux, et les attelages de chiens en eurent leur charge suffisante.
Il était une heure alors. En ce moment, Mrs. Paulina Barnett rejoignit ses compagnons, et tous reprirent, en côtoyant le littoral, la route du Fort-Espérance.
Il va sans dire que ce retour se fit à pied, puisque les traîneaux étaient à pleine charge. Ce n'était qu'une dizaine de milles à franchir, mais en ligne droite. Or «rien n'est plus long qu'un chemin qui ne fait pas de coudes», dit le proverbe anglais, et ce proverbe a raison.
Aussi, pour tromper les ennuis de la route, les chasseurs causèrent-ils de choses et d'autres. Mrs. Paulina Barnett se mêlait fréquemment à leur conversation, et s'instruisait ainsi en profitant des connaissances spéciales à ces braves gens. Mais, en somme, on n'allait pas vite. C'était un lourd fardeau pour les attelages que ces masses charnues, et les traîneaux glissaient mal. Sur une couche de neige bien durcie, les chiens auraient franchi en moins de deux heures la distance qui séparait la baie des Morses du Fort-Espérance.
Plusieurs fois, le lieutenant Hobson dut faire halte pour donner quelques instants de repos à ses chiens, qui étaient à bout de forces.
Ce qui amena le sergent Long à dire:
«Ces morses, dans notre intérêt, auraient bien dû établir plus près du fort leur campement habituel.
— Ils n'y auraient point trouvé d'emplacement favorable, répondit le lieutenant en secouant la tête.
— Pourquoi donc, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett, assez surprise de cette réponse.
— Parce que ces amphibies ne fréquentent que les rivages à pente douce, sur lesquels ils peuvent ramper en sortant de la mer.
— Mais le littoral du cap?…
— Le littoral du cap, répondit Jasper Hobson, est accore comme un mur de courtine. Son rivage ne présente aucune déclivité. Il semble qu'il ait été coupé à pic. C'est encore là, madame, une inexplicable singularité de ce territoire, et quand nos pêcheurs voudront pêcher sur ses bords, leurs lignes ne devront pas avoir moins de trois cents brasses de fond! Pourquoi cette disposition? Je l'ignore, mais je suis porté à croire qu'il y a bien des siècles, une rupture violente, due à quelque action volcanique, aura séparé du littoral une portion du continent, maintenant engloutie dans la mer Glaciale!»
XVI.
Deux coups de feu.
La première moitié du mois de septembre s'était écoulée. Si le Fort-Espérance eût été situé au pôle même, c'est-à-dire vingt degrés plus haut en latitude, le 21 du présent mois, la nuit polaire l'aurait déjà enveloppé de ténèbres. Mais sur ce soixante- dixième parallèle, le soleil allait se traîner circulairement au- dessus de l'horizon pendant plus d'un mois encore. Déjà, pourtant, la température se refroidissait sensiblement. Pendant la nuit, le thermomètre tombait à trente et un degrés Fahrenheit (1° centigr. au-dessous de zéro). De jeunes glaces se formaient çà et là, que les derniers rayons solaires dissolvaient pendant le jour. Quelques bourrasques de neige passaient au milieu des rafales de pluie et du vent. La mauvaise saison était évidemment prochaine.
Mais les habitants de la factorerie pouvaient l'attendre sans crainte. Les approvisionnements actuellement emmagasinés devaient suffire et au-delà. La réserve de venaison sèche s'était accrue. Une vingtaine d'autres morses avaient été tués. Mac Nap avait eu le temps de construire une étable bien close, destinée aux rennes domestiques, et en arrière de la maison, un vaste hangar qui renfermait le combustible. L'hiver, c'est-à-dire la nuit, la neige, la glace, le froid, pouvait venir. On était prêt à le recevoir.
Mais après avoir pourvu aux besoins futurs des habitants du fort, Jasper Hobson songea aux intérêts de la Compagnie. Le moment arrivait où les animaux, revêtant la fourrure hivernale, devenaient une proie précieuse. L'époque était favorable pour les abattre à coups de fusil, en attendant que la terre, uniformément couverte de neige, permît de leur tendre des trappes. Jasper Hobson organisa donc les chasses. Sous cette haute latitude, on ne pouvait compter sur le concours des Indiens, qui sont habituellement les fournisseurs des factoreries, car ces indigènes fréquentent des territoires plus méridionaux. Le lieutenant Hobson, Marbre, Sabine et deux ou trois de leurs compagnons durent donc chasser pour le compte de la Compagnie, et, on le pense, ils ne manquèrent pas de besogne.
Une tribu de castors avait été signalée sur un affluent de la petite rivière, à six milles environ dans le sud du fort. Ce fut là que Jasper Hobson dirigea sa première expédition.
Autrefois le duvet de castor valait jusqu'à quatre cents francs le kilogramme, au temps où la chapellerie l'employait communément; mais, si l'utilisation de ce duvet a diminué, cependant les peaux, sur les marchés de fourrures, conservent encore un prix élevé dans une certaine proportion, parce que cette race de rongeurs, impitoyablement traquée, tend à disparaître.
Les chasseurs se rendirent sur la rivière, à l'endroit indiqué. Là, le lieutenant fit admirer à Mrs. Paulina Barnett les ingénieuses dispositions prises par ces animaux pour aménager convenablement leur cité sous-marine. Il y avait une centaine de castors qui occupaient par couple des terriers creusés dans le voisinage de l'affluent. Mais déjà ils avaient commencé la construction de leur village d'hiver, et ils y travaillaient assidûment.
En travers de ce ruisseau aux eaux rapides et assez profondes pour ne point geler dans leurs couches inférieures, même pendant les hivers les plus rigoureux, les castors avaient construit une digue, un peu arquée en amont; cette digue était un solide assemblage de pieux plantés verticalement, entrelacés de branches flexibles et d'arbres ébranchés, qui s'y appuyaient transversalement; le tout était lié, maçonné, cimenté avec de la terre argileuse, que les pieds du rongeur avaient gâchée d'abord; puis, sa queue aidant, — une queue large et presque ovale, aplatie horizontalement et recouverte de poils écailleux, — cette argile, disposée en pelote, avait uniformément revêtu toute la charpente de la digue.
«Cette digue, madame, dit Jasper Hobson, a eu pour but de donner à la rivière un niveau constant, et elle a permis aux ingénieurs de la tribu d'établir en amont ces cabanes de forme ronde dont vous apercevez le sommet. Ce sont de solides constructions que ces huttes; leurs parois de bois et d'argile mesurent deux pieds d'épaisseur, et elles n'offrent d'accès à l'intérieur que par une étroite porte située sous l'eau, ce qui oblige chaque habitant à plonger, quand il veut sortir de chez lui ou y rentrer, mais ce qui assure, par là même, la sécurité de la famille. Si vous démolissiez une de ces huttes, vous la trouveriez composée de deux étages: un étage inférieur qui sert de magasin et dans lequel sont entassées les provisions d'hiver, telles que branches, écorces, racines, et un étage supérieur, que l'eau n'atteint pas, et dans lequel le propriétaire vit avec sa petite maisonnée.
— Mais je n'aperçois aucun de ces industrieux animaux, dit Mrs. Paulina Barnett. Est-ce que la construction du village serait déjà abandonnée?
— Non, madame, reprit le lieutenant Hobson, mais en ce moment les ouvriers se reposent et dorment, car ces animaux ne travaillent que la nuit, et c'est dans leurs terriers que nous allons les surprendre!»
Et, en effet, la capture de ces rongeurs ne présenta aucune difficulté. Une centaine furent saisis dans l'espace d'une heure, et parmi eux on en comptait quelques-uns d'une grande valeur commerciale, attendu que leur fourrure était absolument noire. Les autres présentaient un pelage soyeux, long, luisant, mais d'une nuance rouge mêlée de marron, et sous ce pelage un duvet fin, serré et gris d'argent. Les chasseurs revinrent au fort très satisfaits du résultat de leur chasse. Les peaux de castor furent emmagasinées et enregistrées sous la dénomination de «parchemins» ou de jeunes castors, suivant leur prix.
Pendant tout le mois de septembre, et jusqu'à la mi-octobre, à peu près, ces expéditions se poursuivirent et produisirent des résultats favorables.
Des blaireaux furent pris, mais en petite quantité; on les recherchait pour leur peau, qui sert à la garniture des colliers de chevaux de trait, et pour leurs poils dont on fait des brosses et des pinceaux. Ces carnivores, — ce ne sont véritablement que de petits ours, — appartenaient à l'espèce des blaireaux- carcajous qui sont particuliers à l'Amérique du Nord.
D'autres échantillons de la tribu des rongeurs, et presque aussi industrieux que le castor, comptèrent pour un très haut chiffre dans les magasins de la factorerie. C'étaient des rats musqués, longs de plus d'un pied, queue déduite, et dont la fourrure est assez estimée. On les prit au terrier, et sans peine, car ils pullulaient avec cette abondance spéciale à leur espèce.
Quelques animaux de la famille des félins, les lynx, exigèrent l'emploi des armes à feu. Ces animaux souples, agiles, à pelage roux clair et tacheté de mouchetures noirâtres, redoutables même aux rennes, ne sont à vrai dire que des loups-cerviers qui se défendent bravement. Mais ni Marbre ni Sabine n'en étaient à leurs premiers lynx, et ils tuèrent une soixantaine de ces animaux.
Quelques wolvérènes, assez beaux de fourrure, furent abattus aussi dans les mêmes conditions.
Les hermines se montrèrent rarement. Ces animaux, qui font partie de la tribu des martres, comme les putois, ne portaient pas leur belle robe d'hiver, qui est entièrement blanche, sauf un point noir au bout de la queue. Leur pelage était encore roux en dessus, et d'un gris jaunâtre en dessous. Jasper Hobson avait donc recommandé à ses compagnons de les épargner momentanément. Il fallait attendre et les laisser «mûrir», pour employer l'expression du chasseur Sabine, c'est-à-dire blanchir sous la froidure de l'hiver. Quant aux putois, dont la chasse est fort désagréable à cause de l'odeur fétide que ces animaux répandent et qui leur a valu le nom qu'ils portent, on en prit un assez grand nombre, soit en les traquant dans les trous d'arbre qui leur servent de terriers, soit en les abattant à coups de fusil, quand ils se glissaient entre les branches.
Les martres proprement dites furent l'objet d'une chasse toute spéciale. On sait combien la peau de ces carnivores est estimée, quoique à un degré inférieur à la zibeline, dont la riche fourrure est noirâtre en hiver; mais cette zibeline ne fréquente que les régions septentrionales de l'Europe et de l'Asie jusqu'au Kamtchatka, et ce sont les Sibériens qui lui font la chasse la plus active. Néanmoins, sur le littoral américain de la mer arctique se rencontraient d'autres martres, dont les peaux ont encore une très grande valeur, telles que le wison et le pékan, autrement dits «martres du Canada».
Ces martres et ces visons, pendant le mois de septembre, ne fournirent à la factorerie qu'un petit nombre de fourrures. Ce sont des animaux très vifs, très agiles, au corps long et souple, qui leur a valu la dénomination de «vermiformes». Et, en effet, ils peuvent s'allonger comme un ver, et conséquemment se faufiler par les plus étroites ouvertures. On comprend donc qu'ils puissent échapper aisément aux poursuites des chasseurs. Aussi, pendant la saison d'hiver, les prend-on plus facilement au moyen de trappes. Marbre et Sabine n'attendaient que le moment favorable de se transformer en trappeurs, et ils comprenaient bien qu'au retour du printemps, ni les wisons ni les martres ne manqueraient dans les magasins de la Compagnie.
Pour achever l'énumération des pelleteries dont le Fort-Espérance s'enrichit pendant ces expéditions, il convient de parler des renards bleus et des renards argentés, qui sont considérés sur les marchés de Russie et d'Angleterre comme les plus précieux des animaux à fourrure.
Au-dessus de tous se place le renard bleu, connu zoologiquement sous le nom «d'isatis». Ce joli animal est noir de museau, cendré ou blond foncé de poil, et nullement bleu, comme on pourrait le croire; son pelage très long, très épais, très moelleux, est admirable et possède toutes les qualités qui constituent la beauté d'une fourrure: douceur, solidité, longueur du poil, épaisseur et couleur. Le renard bleu est incontestablement le roi des animaux à fourrure. Aussi sa peau vaut-elle six fois le prix de toute autre peau, et un manteau appartenant à l'empereur de Russie, fait tout entier avec des peaux du cou de renard bleu, qui sont les plus belles, fut-il estimé, à l'exposition de Londres, en 1851, trois mille quatre cents livres sterling[4].
Quelques-uns de ces renards avaient paru aux environs du cap Bathurst, mais les chasseurs n'avaient pu s'en emparer, car ces carnivores sont rusés, agiles, difficiles à prendre, mais on réussit à tuer une douzaine de renards argentés dont le pelage, d'un noir magnifique, est pointillé de blanc. Quoique la peau de ces derniers ne vaille pas celle des renards bleus, c'est encore une riche dépouille, qui trouve un haut prix sur les marchés de l'Angleterre et de la Russie.
L'un de ces renards argentés était un animal superbe, dont la taille surpassait un peu celle du renard commun. Il avait les oreilles, les épaules, la queue d'un noir de fumée, mais la fine extrémité de son appendice caudal et le haut de ses sourcils étaient blancs.
Les circonstances particulières dans lesquelles ce renard fut tué méritent d'être rapportées avec détail, car elles justifièrent certaines appréhensions du lieutenant Hobson, ainsi que certaines précautions défensives qu'il avait cru devoir prendre.
Le 24 septembre, dans la matinée, deux traîneaux avaient amené Mrs. Paulina Barnett, le lieutenant, le sergent Long, Marbre et Sabine à la baie des Morses. Des traces de renards avaient été reconnues, la veille, par quelques hommes du détachement, au milieu de roches entre lesquelles poussaient de maigres arbrisseaux, et certains indices indiscutables avaient trahi leur passage. Les chasseurs, mis en appétit, s'occupèrent de retrouver une piste qui leur promettait une dépouille de haut prix, et, en effet, les recherches ne furent point vaines. Deux heures après leur arrivée, un assez beau renard argenté gisait sans vie sur le sol.
Deux ou trois autres de ces carnivores furent encore entrevus. Les chasseurs se divisèrent alors. Tandis que Marbre et Sabine se lançaient sur les traces d'un renard, le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett et le sergent Long essayaient de couper la retraite à un autre bel animal qui cherchait à se dissimuler derrière les roches.
Il fallut naturellement ruser avec ce renard, qui, se laissant à peine voir, n'exposait aucune partie de son corps au choc d'une balle.
Pendant une demi-heure, cette poursuite continua sans amener de résultat. Cependant l'animal était cerné sur trois côtés, et la mer lui fermait le quatrième. Il comprit bientôt le désavantage de sa situation, et il résolut d'en sortir par un bond prodigieux, qui ne laissait d'autre chance au chasseur que de le tirer au vol.
Il s'élança donc, franchissant une roche; mais Jasper Hobson le guettait, et au moment où l'animal passait comme une ombre, il le salua d'une balle.
Au même instant, un autre coup de feu éclatait, et le renard, mortellement frappé, tombait à terre.
«Hurrah! hurrah! s'écria Jasper Hobson. Il est à moi!
— Et à moi!» répondit un étranger, qui posa le pied sur le renard à l'instant où le lieutenant y portait la main.
Jasper Hobson, stupéfait, recula. Il avait cru que la seconde balle était partie du fusil du sergent, et il se trouvait en présence d'un chasseur inconnu, dont le fusil fumait encore.
Les deux rivaux se regardèrent. Mrs. Paulina Barnett et son compagnon arrivaient alors et étaient bientôt rejoints par Marbre et Sabine, tandis qu'une douzaine d'hommes, tournant la falaise, s'approchaient de l'étranger, qui s'inclina poliment devant la voyageuse. C'était un homme de haute taille, offrant le type parfait de ces «voyageurs canadiens» dont Jasper Hobson redoutait si particulièrement la concurrence. Ce chasseur portait encore ce costume traditionnel dont le romancier américain Washington Irving a fait exactement la description: couverture disposée en forme de capote, chemise de coton à raies, larges culottes de drap, guêtres de cuir, mocassins de peau de daim, ceinture de laine bigarrée supportant le couteau, le sac à tabac, la pipe et quelques ustensiles de campement, en un mot, un habillement moitié civilisé, moitié sauvage. Quatre de ses compagnons étaient vêtus comme lui, mais moins élégamment. Les huit autres qui lui servaient d'escorte étaient des Indiens Chippeways.
Jasper Hobson ne s'y méprit point. Il avait devant lui un Français, ou tout au moins un descendant des Français du Canada, et peut-être un agent des compagnies américaines chargé de surveiller l'établissement de la nouvelle factorerie.
«Ce renard m'appartient, monsieur, dit le lieutenant Hobson, après quelques moments de silence, pendant lequel son adversaire et lui s'étaient regardés dans le blanc des yeux.
— Il vous appartient si vous l'avez tué, répondit l'inconnu en bon anglais, mais avec un léger accent étranger.
— Vous vous trompez, monsieur, répondit assez vivement Jasper Hobson, cet animal m'appartient, même au cas où votre balle l'aurait tué et non la mienne!»
Un sourire dédaigneux accueillit cette réponse, grosse de toutes les prétentions que la Compagnie s'attribuait sur les territoires de la baie d'Hudson, de l'Atlantique au Pacifique.
«Ainsi, monsieur, reprit l'inconnu, en s'appuyant avec grâce sur son fusil, vous regardez la Compagnie de la baie d'Hudson comme étant maîtresse absolue de tout ce domaine du nord de l'Amérique?
— Sans aucun doute, répondit le lieutenant Hobson, et si vous, monsieur, comme je le suppose, vous appartenez à une association américaine…
— À la Compagnie des pelletiers de Saint-Louis, dit le chasseur en s'inclinant.
— Je crois, continua le lieutenant, que vous seriez fort empêché de montrer l'acte qui lui accorde un privilège sur une partie quelconque de ce territoire.
— Actes! privilèges! fit dédaigneusement le Canadien, ce sont là des mots de la vieille Europe qui résonnent mal en Amérique.
— Aussi n'êtes-vous point en Amérique, mais sur le sol même de l'Angleterre! répondit Jasper Hobson avec fierté.
— Monsieur le lieutenant, répondit le chasseur en s'animant un peu, ce n'est point le moment d'engager une discussion à ce sujet. Nous connaissons quelles sont les prétentions de l'Angleterre en général et de la Compagnie de la baie d'Hudson en particulier au sujet des territoires de chasses; mais je crois que, tôt ou tard, les événements modifieront cet état de choses, et que l'Amérique sera américaine depuis le détroit de Magellan jusqu'au pôle Nord.
— Je ne le crois pas, monsieur, répondit sèchement Jasper Hobson.
— Quoi qu'il en soit, monsieur, reprit le Canadien, je vous proposerai de laisser de côté la question internationale. Quelles que soient les prétentions de la Compagnie, il est bien évident que dans les portions les plus élevées du continent, et principalement sur le littoral, le territoire appartient à qui l'occupe. Vous avez fondé une factorerie au cap Bathurst, eh bien, nous ne chasserons pas sur vos terres, et, de votre côté, vous respecterez les nôtres, quand les pelletiers de Saint-Louis auront créé quelque fort, en un autre point, sur les limites septentrionales de l'Amérique.»
Le front du lieutenant se rida. Jasper Hobson savait bien que, dans un avenir peu éloigné, la Compagnie de la baie d'Hudson rencontrerait de redoutables rivaux jusqu'au littoral, que ses prétentions à posséder tous les territoires du North-Amérique ne seraient pas respectées, et qu'un échange de coups de fusil se ferait entre les concurrents. Mais il comprit aussi, lui, que ce n'était point le moment de discuter une question de privilèges, et il vit sans déplaisir que le chasseur, très poli d'ailleurs, transportait le débat sur un autre terrain.
«Quant à l'affaire qui nous divise, dit le voyageur canadien, elle est de médiocre importance, monsieur, et je pense que nous devons la trancher en chasseurs. Votre fusil et le mien ont un calibre différent, et nos balles seront aisément reconnaissables. Que ce renard appartienne donc à celui de nous deux qui l'aura véritablement tué!»
La proposition était juste. La question de propriété touchant l'animal abattu pouvait être ainsi résolue avec certitude.
Le cadavre du renard fut examiné. Il avait reçu les deux balles des deux chasseurs, l'une au flanc, l'autre au coeur. Cette dernière était la balle du Canadien.
«Cet animal est à vous, monsieur», dit Jasper Hobson, dissimulant mal son dépit de voir cette magnifique dépouille passer à des mains étrangères.
Le voyageur prit le renard, et, au moment où l'on pouvait croire qu'il allait le charger sur son épaule et l'emporter, s'avançant vers Mrs. Paulina Barnett:
«Les dames aiment les belles fourrures, lui dit-il. Peut-être, si elles savaient au prix de quelles fatigues et souvent de quels dangers on les obtient, peut-être en seraient-elles moins friandes. Mais enfin elles les aiment. Permettez-moi donc, madame, de vous offrir celle-ci en souvenir de notre rencontre.»
Mrs. Paulina Barnett hésitait à accepter, mais le chasseur canadien avait offert cette magnifique fourrure avec tant de grâce et de si bon coeur, qu'un refus eût été blessant pour lui.
La voyageuse accepta et remercia l'étranger.
Aussitôt celui-ci s'inclina devant Mrs. Paulina Barnett; puis il salua les Anglais, et, ses compagnons le suivant, il disparut bientôt entre les roches du littoral.
Le lieutenant et les siens reprirent la route du Fort-Espérance. Mais Jasper Hobson s'en alla tout pensif. La situation du nouvel établissement fondé par ses soins était maintenant connue d'une compagnie rivale, et cette rencontre du voyageur canadien lui laissait entrevoir de grosses difficultés pour l'avenir.
XVII.
L'approche de l'hiver.
On était au 21 septembre. Le soleil passait alors dans l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire que le jour et la nuit avaient une durée égale pour le monde entier, et qu'à partir de ce moment, les nuits allaient être plus longues que les jours. Ces retours successifs de l'ombre et de la lumière avaient été accueillis avec satisfaction par les habitants du fort. Ils n'en dormaient que mieux pendant les heures sombres. L'oeil, en effet, se délasse et se refait dans les ténèbres, surtout lorsque quelques mois d'un soleil perpétuel l'ont obstinément fatigué.
Pendant l'équinoxe, on sait que les marées sont ordinairement très fortes, car lorsque le soleil et la lune se trouvent en conjonction, leur double influence s'ajoute et accroît ainsi l'intensité du phénomène. C'était donc le cas d'observer avec soin la marée qui allait se produire sur le littoral du cap Bathurst. Jasper Hobson, quelques jours avant, avait établi des points de repère, une sorte de marégraphe, afin d'évaluer exactement le déplacement vertical des eaux entre la basse et la haute mer. Or, cette fois encore, il constata, quoi qu'il en eût, et malgré tout ce qu'avaient pu rapporter les observateurs, que l'influence solaire et lunaire se faisait à peine sentir dans cette portion de la mer Glaciale. La marée y était à peu près nulle, — ce qui contredisait les rapports des navigateurs.
«Il y a là quelque chose qui n'est pas naturel!» se dit le lieutenant.
Et véritablement, il ne savait que penser; mais d'autres soins le réclamèrent, et il ne chercha pas plus longtemps à s'expliquer cette particularité.
Le 29 septembre, l'état de l'atmosphère se modifia sensiblement. Le thermomètre tomba à quarante et un degrés Fahrenheit (5° centigr. au-dessus de zéro). Le ciel était couvert de brumes qui ne tardèrent pas à se résoudre en pluie. La mauvaise saison arrivait.
Mrs. Joliffe, avant que la neige couvrît le sol, s'occupa de ses semailles. On pouvait espérer que les graines vivaces d'oseille et de cochléarias, abritées sous les couches neigeuses, résisteraient à l'âpreté du climat et lèveraient au printemps. Un terrain de plusieurs acres, caché derrière la falaise du cap, avait été préparé d'avance, et il fut ensemencé pendant les derniers jours de septembre.
Jasper Hobson ne voulut pas attendre l'arrivée des grands froids pour faire revêtir à ses compagnons leurs habits d'hiver. Aussi, tous ne tardèrent-ils pas à être convenablement vêtus, portant de la laine sur tout le corps, des capotes de peau de daim, des pantalons de cuir de phoque, des bonnets de fourrure et des bottes imperméables. On peut dire que l'on fit également la toilette des chambres. Les murs de bois furent tapissés de pelleteries, afin d'empêcher, par certains abaissements de la température, les couches de glace de se former à leur surface. Maître Rae établit, vers ce temps-là, les condensateurs destinés à recueillir la vapeur d'eau suspendue dans l'air, et qui durent être vidés deux fois par semaine. Quant au feu du poêle, il fut réglé suivant les variations de la température extérieure, de manière à maintenir le thermomètre des chambres à cinquante degrés Fahrenheit (10° centigr. au-dessus de zéro). D'ailleurs, la maison allait être bientôt recouverte d'une épaisse couche de neige, qui empêcherait toute déperdition de la chaleur interne. Par ces divers moyens, on espérait combattre victorieusement ces deux redoutables ennemis des hiverneurs, le froid et l'humidité.
Le 2 octobre, la colonne thermométrique s'étant encore abaissée, les premières neiges envahirent tout le territoire du cap Bathurst. La brise étant molle, ne forma point un de ces tourbillons si communs dans les régions polaires, auxquels les Anglais ont donné le nom de «drifts». Un vaste tapis blanc, uniformément disposé, confondit bientôt dans une même blancheur le cap, l'enceinte du fort et la longue lisière du littoral. Seules, les eaux du lac et de la mer, qui n'étaient pas encore prises, contrastèrent par leur teinte grisâtre, terne et sale. Cependant, à l'horizon du nord, on apercevait les premiers icebergs qui se profilaient sur le ciel brumeux. Ce n'était pas encore la banquise, mais la nature amassait les matériaux que le froid allait bientôt cimenter pour former cette impénétrable barrière.
D'ailleurs, «la jeune glace» ne tarda pas à solidifier les surfaces liquides de la mer et du lac. Le lagon se prit le premier. De larges taches d'un blanc gris apparurent çà et là, indice d'une gelée prochaine que favorisait le calme de l'atmosphère. Et en effet, le thermomètre s'étant maintenu pendant une nuit à quinze degrés Fahrenheit (9° centigr. au-dessous de zéro), le lac présenta le lendemain une surface unie qui eût satisfait les plus difficiles patineurs de la Serpentine[5]. Puis, à l'horizon, le ciel revêtit une couleur particulière que les baleiniers désignent sous le nom de «blink», qui était produite par la réverbération des champs de glace. La mer gela bientôt sur un espace immense, un vaste icefield se forma peu à peu par l'agrégation des glaçons épars et se souda au littoral. Mais cet icefield océanique, ce n'était plus le miroir uni du lac. L'agitation des flots avait altéré sa pureté. Çà et là ondulaient de longues pièces solidifiées, imparfaitement réunies par leurs bords, quelques-unes de ces glaces flottantes connues sous la dénomination de «drift-ices», et, en maint endroit, des protubérances, des extumescences souvent très accusées, produites par la pression, et que les baleiniers appellent des «hummocks».
En quelques jours, l'aspect du cap Bathurst et de ses environs fut entièrement changé. Mrs. Paulina Barnett, dans un perpétuel ravissement, assistait à ce spectacle nouveau pour elle. De quelles souffrances, de quelles fatigues, son âme de voyageuse n'eût-elle pas payé la contemplation de telles choses! Rien de sublime comme cet envahissement de la saison hivernale, de cette prise de possession des régions hyperboréennes par le froid de l'hiver! Aucun des points de vue, aucun des sites que Mrs. Paulina Barnett avait observés jusqu'alors, n'était reconnaissable. La contrée se métamorphosait. Un pays nouveau naissait, devant ses regards, pays empreint d'une tristesse grandiose. Les détails disparaissaient, et la neige ne laissait plus au paysage que ses grandes lignes, à peine estompées dans les brumes. C'était un décor qui succédait à un autre décor, avec une rapidité féerique. Plus de mer, là où naguère s'étendait le vaste Océan. Plus de sol aux couleurs variées, mais un tapis éblouissant. Plus de forêts d'essences diverses, mais un fouillis de silhouettes grimaçantes, poudrées par les frimas. Plus de soleil radieux, mais un disque pâli, se traînant à travers le brouillard, traçant un arc rétréci pendant quelques heures à peine. Enfin, plus d'horizon de mer, nettement profilé sur le ciel, mais une interminable chaîne d'icebergs, capricieusement ébréchée, formant cette banquise infranchissable que la nature a dressée entre le pôle et ses audacieux chercheurs.
Que de conversations, que d'observations, les changements de cette contrée arctique provoquèrent! Thomas Black fut le seul peut-être qui restât insensible aux sublimes beautés de ce spectacle. Mais que pouvait-on attendre d'un astronome si absorbé, et qui jusqu'ici ne comptait véritablement pas dans le personnel de la petite colonie? Ce savant exclusif ne vivait que dans la contemplation des phénomènes célestes, il ne se promenait que sur les routes azurées du firmament, il ne s'élançait d'une étoile que pour aller à une autre! Et précisément voilà que son ciel se bouchait, que les constellations se dérobaient à sa vue, qu'un voile brumeux, impénétrable, s'étendait entre le zénith et lui. Il était furieux! Mais Jasper Hobson le consola en lui promettant avant peu de belles nuits froides, très propices aux observations astronomiques, des aurores boréales, des halos, des parasélènes et autres phénomènes des contrées polaires, dignes de provoquer son admiration.
Cependant, la température était supportable. Il ne faisait pas de vent, et c'est le vent surtout qui rend les piqûres du froid plus aiguës. On continua donc les chasses pendant quelques jours. De nouvelles fourrures s'entassèrent dans les magasins de la factorerie, de nouvelles provisions alimentaires remplirent ses offices. Les perdrix, les ptarmigans, fuyant vers des régions plus tempérées, passaient en grand nombre, et fournirent une viande fraîche et saine. Les lièvres polaires pullulaient, et déjà ils portaient leur robe hivernale. Une centaine de ces rongeurs, dont la passée se reconnaissait aisément sur la neige, grossirent bientôt les réserves du fort.
Il y eut aussi de grands vols de cygnes-siffleurs, l'une des belles espèces de l'Amérique du Nord. Les chasseurs en tuèrent quelques couples. C'étaient de magnifiques oiseaux, longs de quatre à cinq pieds, blancs de plumage, mais cuivrés à la tête et à la partie supérieure du cou. Ils allaient chercher, sous une zone plus hospitalière, les plantes aquatiques et les insectes nécessaires à leur alimentation, volant avec une rapidité extrême, car l'air et l'eau sont leurs véritables éléments. D'autres cygnes, dits «cygnes-trompettes», dont le cri ressemble à un appel de clairon, furent aperçus aussi, émigrant par troupes nombreuses. Ils étaient blancs comme les siffleurs, ayant à peu près leur taille, mais noirs de pattes et de bec. Ni Marbre, ni Sabine ne furent assez heureux pour abattre quelques-uns de ces trompettes, mais ils les saluèrent d'un «au revoir» très significatif. Ces oiseaux devaient revenir, en effet, avec les premières brises du printemps, et c'est précisément à cette époque qu'ils se font prendre avec le plus de facilité. Leur peau, leur plume, leur duvet les font particulièrement rechercher des chasseurs et des Indiens, et, en de certaines années favorables, c'est par dizaines de mille que les factoreries expédient sur les marchés de l'ancien continent ces cygnes, qui se vendent une demi-guinée la pièce.
Pendant ces excursions, qui ne duraient plus que quelques heures et que le mauvais temps interrompait souvent, des bandes de loups furent fréquemment rencontrées. Il n'était pas nécessaire d'aller loin, car ces animaux, plus audacieux quand la faim les aiguillonne, se rapprochaient déjà de la factorerie. Ils ont le nez très fin, et les émanations de la cuisine les attiraient. Pendant la nuit, on les entendait hurler d'une façon sinistre. Ces carnassiers, peu dangereux individuellement, pouvaient le devenir par leur nombre. Aussi, les chasseurs ne s'aventuraient-ils que bien armés en dehors de l'enceinte du fort.
En outre, les ours se montraient plus agressifs. Pas un jour ne se passait sans que plusieurs de ces animaux fussent signalés. La nuit venue, ils s'avançaient jusqu'au pied même de l'enceinte. Quelques-uns furent blessés à coups de fusil et s'éloignèrent, tachant la neige de leur sang. Mais, à la date du 10 octobre, aucun n'avait encore abandonné sa chaude et précieuse fourrure aux mains des chasseurs. Du reste, Jasper Hobson ne permettait point à ses hommes d'attaquer ces formidables bêtes. Avec elles, il valait mieux rester sur la défensive, et peut-être le moment approchait- il où, poussés par la faim, ces carnivores tenteraient quelque attaque contre le Fort-Espérance. On verrait alors à se défendre et à s'approvisionner tout à la fois.
Pendant quelques jours, le temps demeura sec et froid. La neige présentait une surface dure, très favorable à la marche. Aussi fit-on quelques excursions sur le littoral et au sud du fort. Le lieutenant Hobson désirait savoir si, les agents des pelletiers de Saint-Louis ayant quitté le territoire, on retrouverait aux environs quelques traces de leur passage, mais les recherches furent vaines. Il était supposable que les Américains avaient dû redescendre vers quelque établissement plus méridional, afin d'y passer les mois d'hiver.
Ces quelques beaux jours ne durèrent pas, et, pendant la première semaine de novembre, le vent ayant sauté au sud, bien que la température se fût adoucie, la neige tomba en grande abondance. Elle couvrit bientôt le sol sur une hauteur de plusieurs pieds. Il fallut chaque jour déblayer les abords de la maison, et ménager une allée qui conduisait à la poterne, à l'étable des rennes et au chenil. Les excursions devinrent plus rares, et il fallut employer les raquettes ou chaussures à neige.
En effet, quand la couche neigeuse est durcie par le froid, elle supporte sans céder le poids d'un homme et laisse au pied un appui solide. La marche ordinaire n'est donc pas entravée. Mais quand cette neige est molle, il serait impossible à un marcheur de faire un pas sans y enfoncer jusqu'au genou. C'est dans ces circonstances que les Indiens font usage des raquettes.
Le lieutenant Hobson et ses compagnons étaient habitués à se servir de ces «snow-shoes», et sur la neige friable ils couraient avec la rapidité d'un patineur sur la glace. Mrs. Paulina Barnett s'était déjà accoutumée à ce genre de chaussures, et bientôt elle put rivaliser de vitesse avec ses compagnons. De longues promenades furent faites aussi bien sur le lac glacé que sur le littoral. On put même s'avancer pendant plusieurs milles à la surface solide de l'Océan, car la glace mesurait alors une épaisseur de plusieurs pieds. Mais ce fut une excursion fatigante, car l'icefield était raboteux; partout des glaçons superposés, des hummocks qu'il fallait tourner; plus loin, la chaîne d'icebergs, ou plutôt la banquise présentant un infranchissable obstacle, car sa crête s'élevait à une hauteur de cinq cents pieds. Ces icebergs, pittoresquement entassés, étaient magnifiques. Ici, on eût dit les ruines blanchies d'une ville, avec ses monuments, ses colonnes, ses courtines abattues; là, une contrée volcanique, au sol convulsionné, un entassement de glaçons formant des chaînes de montagnes avec leur ligne de faîte, leurs contreforts, leurs vallées, — toute une Suisse de glace! Quelques oiseaux retardataires, des pétrels, des guillemots, des puffins, animaient encore cette solitude et jetaient des cris perçants. De grands ours blancs apparaissaient entre les hummocks et se confondaient dans leur blancheur éblouissante. En vérité, les impressions, les émotions ne manquèrent pas à la voyageuse! Sa fidèle Madge, qui l'accompagnait, les partageait avec elle! Qu'elles étaient loin, toutes deux, des zones tropicales de l'Inde ou de l'Australie!
Plusieurs excursions furent faites sur cet océan glacé, dont l'épaisse croûte eût supporté sans s'effondrer des parcs d'artillerie ou même des monuments. Mais bientôt ces promenades devinrent si pénibles qu'il fallut absolument les suspendre. En effet, la température s'abaissait sensiblement, et le moindre travail, le moindre effort produisait chez chaque individu un essoufflement qui le paralysait. Les yeux étaient aussi attaqués par l'intense blancheur des neiges, et il était impossible de supporter longtemps cette vive réverbération, qui provoque de nombreux cas de cécité chez les Esquimaux. Enfin, par un singulier phénomène dû à la réfraction des rayons lumineux, les distances, les profondeurs, les épaisseurs n'apparaissaient plus telles qu'elles étaient. C'étaient cinq ou six pieds à franchir entre deux glaçons, quand l'oeil n'en mesurait qu'un ou deux. De là, par suite de cette illusion d'optique, des chutes très nombreuses et douloureuses fort souvent.
Le 14 octobre, le thermomètre accusa trois degrés Fahrenheit au- dessous de zéro (16° centigr. au-dessous de glace), rude température à supporter, d'autant plus que la bise était forte. L'air semblait fait d'aiguilles. Il y avait danger sérieux pour quiconque restait en dehors de la maison, d'être «frost bitten», c'est-à-dire gelé instantanément, s'il ne parvenait à rétablir la circulation du sang, dans la partie attaquée, au moyen de frictions de neige. Plusieurs des hôtes du fort se laissèrent prendre de congélation subite, entre autres Garry, Belcher, Hope; mais, frictionnés à temps, ils échappèrent au danger.
Dans ces conditions, on le comprend, tout travail manuel devint impossible. À cette époque, d'ailleurs, les journées étaient extrêmement courtes. Le soleil ne restait au-dessus de l'horizon que pendant quelques heures. Un long crépuscule lui succédait. Le véritable hivernage, c'est-à-dire la séquestration, allait commencer. Déjà les derniers oiseaux polaires avaient fui le littoral assombri. Il ne restait plus que quelques couples de ces faucons mouchetés, auxquels les Indiens donnent précisément le nom d' «hiverneurs», parce qu'ils s'attardent dans les régions glacées jusqu'au commencement de la nuit polaire, et bientôt ils allaient eux-mêmes disparaître.
Le lieutenant Hobson hâta donc l'achèvement des travaux, c'est-à- dire des trappes et pièges qui devaient être tendus pour l'hiver aux environs du cap Bathurst.
Ces trappes consistaient uniquement en lourds madriers, supportés sur un 4 formé de trois morceaux de bois, disposés dans un équilibre instable, et dont le moindre attouchement provoquait la chute. C'était, sur une grande échelle, la trappe même que les oiseleurs tendent dans les champs. L'extrémité du morceau de bois horizontal était amorcée au moyen de débris de venaison, et tout animal de moyenne taille, renard ou martre, qui y portait la patte, ne pouvait manquer d'être écrasé. Telles sont les trappes que les fameux chasseurs, dont Cooper a si poétiquement raconté la vie aventureuse, tendent pendant l'hiver, et sur un espace qui comprend souvent plusieurs milles. Une trentaine de ces pièges furent établis autour du Fort-Espérance, et ils durent être visités à des intervalles de temps assez rapprochés.
Ce fut le 12 novembre que la petite colonie s'accrut d'un nouveau membre. Mrs. Mac Nap accoucha d'un gros garçon bien constitué, dont le maître charpentier se montra extrêmement fier. Mrs. Paulina Barnett fut marraine du bébé, qu'on nomma Michel- Espérance. La cérémonie du baptême s'accomplit avec une certaine solennité, et ce jour-là fut jour de fête à la factorerie, en l'honneur du petit être qui venait de naître au-delà du soixante- dixième degré de latitude septentrionale.
Quelques jours après, le 20 novembre, le soleil se cachait au- dessous de l'horizon et ne devait plus reparaître avant deux mois. La nuit polaire avait commencé!
XVIII.
La nuit polaire.
Cette longue nuit débuta par une violente tempête. Le froid était peut-être un peu moins vif, mais l'humidité de l'atmosphère fut extrême. Malgré toutes les précautions prises, cette humidité pénétrait dans la maison, et, chaque matin, les condensateurs que l'on vidait renfermaient plusieurs livres de glace.
Au-dehors, les drifts passaient en tourbillonnant comme des trombes. La neige ne tombait plus verticalement, mais presque horizontalement. Jasper Hobson dut interdire d'ouvrir la porte, car il se produisait un tel envahissement, que le couloir eût été comblé en un instant. Les hiverneurs n'étaient plus que des prisonniers.
Les volets des fenêtres avaient été hermétiquement rabattus. Les lampes étaient donc continuellement allumées pendant les heures de cette longue nuit que l'on ne consacrait pas au sommeil.
Mais si l'obscurité régnait au-dehors, le bruit de la tempête avait remplacé le majestueux silence des hautes latitudes. Le vent, qui s'engageait entre la maison et la falaise, n'était plus qu'un long mugissement. L'habitation, qu'il prenait d'écharpe, tremblait sur ses pilotis. Sans la solidité de sa construction, elle n'eût certainement pas résisté. Très heureusement, la neige, en s'amoncelant autour de ses murs, amortissait le coup des rafales. Mac Nap ne craignait que pour les cheminées, dont le tuyau extérieur, en chaux briquetée, pouvait céder à la pression du vent. Elles résistèrent cependant, mais on dut fréquemment en dégager l'orifice, obstrué par la neige.
Au milieu des sifflements de la tourmente, on entendait parfois des fracas extraordinaires, dont Mrs. Paulina Barnett ne pouvait se rendre compte. C'étaient des chutes d'icebergs qui se produisaient au large. Les échos répercutaient ces bruits, semblables à des roulements de tonnerre. Des crépitations incessantes accompagnaient la dislocation de quelques parties de l'icefield, écrasé par ces chutes de montagnes. Il fallait avoir l'âme singulièrement aguerrie aux violences de ces âpres climats pour ne point éprouver une impression sinistre. Le lieutenant Hobson et ses compagnons y étaient faits, Mrs. Paulina Barnett et Magde s'y habituèrent peu à peu. Elles n'étaient point, d'ailleurs, sans avoir éprouvé, pendant leurs voyages, quelque attaque de ces vents terribles qui font jusqu'à quarante lieues à l'heure et déplacent des canons de vingt-quatre. Mais ici, à ce cap Bathurst, le phénomène s'accomplissait avec les circonstances aggravantes de nuit et de neige. Ce vent, s'il ne démolissait pas, il enterrait, il ensevelissait, et il était probable que douze heures après le début de la tempête, la maison, le chenil, le hangar, l'enceinte, auraient disparu sous une égale épaisseur de neige.
Pendant cet emprisonnement, la vie intérieure s'était organisée. Tous ces braves gens s'entendaient parfaitement entre eux, et cette existence commune, dans un si étroit espace, n'entraîna ni gêne ni récrimination. N'étaient-ils pas, d'ailleurs, accoutumés à vivre dans ces conditions, au Fort-Entreprise comme au Fort- Reliance? Mrs. Paulina Barnett ne s'étonna donc pas de les trouver d'aussi facile composition.
Le travail, d'une part, la lecture et les jeux, de l'autre, occupaient tous les instants. Le travail, c'était la confection des vêtements, leur raccommodage, l'entretien des armes, la fabrication des chaussures, la mise à jour du journal quotidien tenu par le lieutenant Hobson, qui notait les moindres événements de l'hivernage, tel que le temps, la température, la direction des vents, l'apparition des météores si fréquents dans les régions polaires, etc.; c'était aussi l'entretien de la maison, le balayage des chambres, la visite journalière des pelleteries emmagasinées, que l'humidité aurait pu altérer; c'était encore la surveillance des feux et du tirage des poêles, et cette chasse incessante faite aux molécules humides qui se glissaient dans les coins. Chacun avait sa part dans ces travaux, suivant les prescriptions d'un règlement affiché dans la grande salle. Sans être occupés outre mesure, les hôtes du fort n'étaient jamais sans rien faire. Pendant ce temps, Thomas Black vissait et dévissait ses instruments, revoyait ses calculs astronomiques; presque toujours enfermé dans sa cabine, il maugréait contre la tempête qui lui défendait toute observation nocturne. Quant aux trois femmes mariées, Mrs. Mac Nap s'occupait de son bébé, qui venait à merveille, tandis que Mrs. Joliffe, aidée de Mrs. Rae et talonnée par le «tatillon» de caporal, présidait aux opérations culinaires.
Les distractions se prenaient en commun, à certaines heures, et le dimanche pendant toute la journée. C'était, avant tout, la lecture. La Bible et quelques livres de voyage composaient uniquement la bibliothèque du fort, mais ce menu suffisait à ces braves gens. Le plus ordinairement, Mrs. Paulina Barnett faisait la lecture, et ses auditeurs éprouvaient véritablement un grand plaisir à l'entendre. Les histoires bibliques comme les récits de voyage prenaient un charme tout particulier, lorsque sa voix pénétrante, convaincue, lisait quelque chapitre des livres saints. Les imaginaires personnages, les héros légendaires s'animaient et vivaient alors d'une vie surprenante. Aussi était-ce un contentement général, lorsque l'aimable femme prenait son livre à l'heure accoutumée. Elle était, d'ailleurs, l'âme de ce petit monde, s'instruisant et instruisant les autres, donnant un avis et demandant un conseil, prête partout et toujours à rendre service. Elle réunissait en elle toutes les grâces d'une femme, toutes ses bontés jointes à l'énergie morale d'un homme: double qualité, double valeur aux yeux de ces rudes soldats qui en raffolaient et eussent donné leur vie pour elle. Il faut dire que Mrs. Paulina Barnett partageait l'existence commune, qu'elle ne se confinait point dans sa cabine, qu'elle travaillait au milieu de ses compagnons d'hivernage, et qu'enfin, par ses interrogations, par ses demandes, elle provoquait chacun à se mêler à la conversation. Rien ne chômait donc au Fort-Espérance, ni les mains, ni les langues. On travaillait, on causait, et, il faut ajouter, on se portait bien. De là une bonne humeur qui entretenait la bonne santé et triomphait des ennuis de cette longue séquestration.
Cependant, la tempête ne diminuait pas. Depuis trois jours, les hiverneurs étaient confinés dans la maison, et le chasse-neige se déchaînait toujours avec la même intensité. Jasper Hobson s'impatientait. Il devenait urgent de renouveler l'atmosphère intérieure, trop chargée d'acide carbonique, et déjà les lampes pâlissaient dans ce milieu malsain. On voulut alors mettre en jeu les pompes à air; mais les tuyaux étaient naturellement engorgés de glace, et elles ne fonctionnèrent pas, n'étant destinées à agir que dans le cas où la maison n'eût pas été ensevelie sous de telles masses de neige. Il fallut donc aviser. Le lieutenant prit conseil du sergent Long, et il fut décidé, le 23 novembre, qu'une des fenêtres percée sur la façade antérieure, à l'extrémité du couloir, serait ouverte, le vent donnant avec moins de violence de ce côté.
Ce ne fut point une petite affaire. Les battants furent facilement rabattus à l'intérieur, mais le volet, pressé par les blocs durcis, résista à tous les efforts. On fut obligé de le démonter de ses gonds. Puis, la couche de neige fut attaquée à coups de pic et de pelle. Elle mesurait au moins dix pieds d'épaisseur. Il fallut donc creuser une sorte de tranchée qui donna bientôt accès à l'air extérieur.
Jasper Hobson, le sergent, quelques soldats, Mrs. Paulina Barnett elle-même s'aventurèrent aussitôt à travers cette tranchée, non sans peine, car le vent s'y engouffrait avec une fougue extraordinaire.
Quel aspect que celui du cap Bathurst et de la plaine environnante! Il était alors midi, et c'est à peine si quelques lueurs crépusculaires nuançaient l'horizon du sud. Le froid n'était pas aussi vif qu'on l'eût pu croire, et le thermomètre n'indiqua que quinze degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (9° centigr. au-dessous de glace). Mais le chasse-neige se déchaînait toujours avec une incomparable violence, et le lieutenant, ses compagnons, la voyageuse auraient été immanquablement renversés, si la couche neigeuse, dans laquelle ils étaient entrés jusqu'à mi-corps, ne les eût maintenus contre la poussée du vent. Ils ne pouvaient parler, ils ne pouvaient regarder sous l'averse de flocons qui les aveuglait. En moins d'une demi-heure, ils eussent été enlisés. Tout était blanc autour d'eux, l'enceinte était comblée, le toit de la maison et ses murs se confondaient dans un égal enfouissement, et sans deux tourbillons de fumée bleuâtre qui se tordaient dans l'air, un étranger n'aurait pu soupçonner en cet endroit l'existence d'une maison habitée.
Dans ces conditions, la «promenade» fut très courte. Mais la voyageuse avait jeté un coup d'oeil rapide sur cette scène désolée. Elle avait entrevu cet horizon polaire, battu par les neiges, et la sublime horreur de cette tempête arctique. Elle rentra donc, emportant avec elle un impérissable souvenir.
L'air de la maison avait été renouvelé en quelques instants et les mauvaises vapeurs se dissipèrent sous l'action d'un courant atmosphérique pur et revivifiant. Le lieutenant et ses compagnons se hâtèrent à leur tour d'y chercher un refuge. La fenêtre fut refermée, mais, chaque jour on eut soin d'en déblayer l'ouverture, dans l'intérêt même de la ventilation.
La semaine entière s'écoula ainsi. Très heureusement, les rennes et les chiens avaient une nourriture abondante, et il ne fut pas nécessaire de les visiter. Pendant huit jours, les hiverneurs se virent ainsi séquestrés. C'était long pour des hommes habitués au grand air, des soldats, des chasseurs. Aussi avouera-t-on que peu à peu la lecture y perdit quelque charme, et que le «cribbage»[6] finit par sembler monotone. On se couchait avec l'espoir d'entendre, au réveil, les derniers mugissements de la rafale, mais en vain. La neige s'amoncelait toujours sur les vitres de la fenêtre, le vent tourbillonnait, les icebergs se fracassaient avec un roulement de tonnerre, la fumée se rabattait dans les chambres, provoquant des toux incessantes, et non seulement la tempête ne finissait pas, mais elle ne paraissait pas devoir finir.
Enfin, le 28 novembre, le baromètre anéroïde, placé dans la grande salle, annonça une modification prochaine dans l'état atmosphérique. Il remonta d'une manière sensible. En même temps, le thermomètre, placé extérieurement, tombait presque subitement à moins de quatre degrés au-dessous de zéro (20° centigr. au-dessous de glace). C'étaient là des symptômes auxquels on ne pouvait se tromper. Et, en effet, le 29 novembre, les habitants du Fort- Espérance purent reconnaître au calme du dehors que la tempête avait cessé.
Chacun alors de sortir au plus vite. L'emprisonnement avait assez duré. La porte n'était pas praticable, on dut passer par la fenêtre et la déblayer des derniers amas de neige. Mais, cette fois, il ne s'agissait plus de percer une couche molle. Le froid intense avait solidifié toute la masse, et il fallut l'attaquer à coups de pic.
Ce fut l'ouvrage d'une demi-heure, et bientôt tous les hiverneurs, à l'exception de Mrs. Mac Nap, qui ne se levait pas encore, arpentaient la cour intérieure.
Le froid était extrêmement vif, mais le vent étant entièrement tombé, il fut supportable. Cependant, au sortir d'une chaude demeure, chacun dut prendre quelques précautions pour affronter une différence de température de cinquante quatre degrés environ (30° centigr.).
Il était huit heures du matin. Des constellations d'une admirable pureté resplendissaient depuis le zénith, où brillait la polaire, jusqu'aux dernières limites de l'horizon. L'oeil eût cru les compter par millions, bien que le nombre des étoiles visibles à l'oeil nu ne dépasse pas cinq mille sur toute la sphère céleste. Thomas Black s'échappait en interjections admiratives. Il applaudissait ce firmament tout constellé, que pas une vapeur, pas une brume ne voilait. Jamais plus beau ciel ne s'était offert aux regards d'un astronome!
Pendant que Thomas Black s'extasiait, indifférent aux choses de la terre, ses compagnons se portaient jusqu'à la limite de l'enceinte fortifiée. La couche de neige avait la dureté du roc, mais elle était fort glissante, et il y eut quelques chutes sans conséquences.
Il va sans dire que la cour était entièrement comblée. Le toit seul de la maison excédait la masse blanche qui présentait une horizontalité parfaite, car le vent avait promené son rude niveau à sa surface. De la palissade, il ne restait que le sommet des pieux, et dans cet état, elle n'eut pas arrêté le moins souple des rongeurs! Mais qu'y faire? On en pouvait songer à déblayer dix pieds de neige durcie sur un si large espace. Tout au plus essaierait-on de dégager la partie antérieure de l'enceinte, de manière à former un fossé dont la contrescarpe protégerait encore la palissade. Mais l'hiver ne faisait que commencer, et on devait craindre qu'une nouvelle tempête ne comblât ce fossé en quelques heures.
Pendant que le lieutenant examinait les ouvrages qui ne pouvaient plus défendre la maison principale, tant qu'un rayon de soleil n'aurait pas fondu cette croûte neigeuse, Mrs. Joliffe s'écria:
«Et nos chiens! et nos rennes!»
Et, en effet, il fallait se préoccuper de l'état de ces animaux. La «dog-house» et l'étable, moins élevées que la maison, devaient être entièrement ensevelies, et il était possible que l'air y eût manqué. On se précipita donc, qui vers le chenil, qui vers l'étable des rennes, mais toute crainte fut immédiatement dissipée. La muraille de glace qui reliait l'angle nord de la maison à la falaise avait protégé en partie les deux constructions, autour desquelles la hauteur de la couche de neige ne dépassait pas quatre pieds. Les «jours» ménagés dans les parois n'étaient donc point obstrués. On trouva les animaux en bonne santé, et la porte ayant été ouverte, les chiens s'échappèrent en jetant de longs aboiements de satisfaction.
Cependant, le froid commençait à piquer vivement, et après une promenade d'une heure, chacun songea au poêle bienfaisant qui ronflait dans la grande salle. Il n'y avait rien à faire au-dehors en ce moment. Les trappes, enfouies sous dix pieds de neige, ne pouvaient être visitées. On rentra donc. La fenêtre fut fermée, et chacun prit sa place à table, car l'heure du dîner était arrivée.
On pense bien que, dans la conversation, il fut question de ce froid subit, qui avait si rapidement solidifié l'épaisse couche des neiges. C'était une circonstance regrettable, qui compromettait, jusqu'à un certain point, la sécurité du fort.
«Mais, monsieur Hobson, demanda Mrs. Paulina Barnett, ne pouvons- nous compter sur quelques jours de dégel qui réduiront en eau toute cette glace?
— Non, madame, répondit le lieutenant, un dégel à cette époque de l'année n'est pas probable. Je crois plutôt que l'intensité du froid s'accroîtra encore, et il est fâcheux que nous n'ayons pu enlever cette neige, quand elle était molle.
— Quoi! vous pensez que la température subira un abaissement plus considérable?
— Sans aucun doute, madame. Quatre degrés au-dessous de zéro[7] (20° centigr. au-dessous de glace), qu'est-ce cela pour une latitude aussi élevée?
— Mais que serait-ce donc si nous étions au pôle? demanda Mrs.
Paulina Barnett.
— Le pôle, madame, n'est pas, très probablement, le point le plus froid du globe, puisque la plupart des navigateurs s'accordent pour y placer la mer libre. Il semble même que, par suite de certaines dispositions géographiques et hydrographiques, l'endroit où la moyenne de la température est la plus basse est situé sur le quatre-vingt-quinzième méridien et par soixante-dix-huit degrés de latitude, c'est-à-dire sur les côtes de la Géorgie septentrionale. Là, cette moyenne serait seulement de deux degrés au-dessous de zéro (19° centigr. au-dessous de glace) pour l'année entière. Aussi ce point est-il connu sous le nom de «pôle du froid».
— Mais, monsieur Hobson, répondit Mrs. Paulina Barnett, nous sommes à plus de huit degrés en latitude de ce point redoutable.
— Aussi, répondit Jasper Hobson, je compte bien que nous ne serons pas éprouvés au cap Bathurst comme nous le serions dans la Géorgie septentrionale. Mais si je vous parle du pôle du froid, c'est pour vous dire qu'il ne faut point le confondre avec le pôle proprement dit, quand il s'agit de l'abaissement de la température. Remarquons, d'ailleurs, que de grands froids ont été éprouvés sur d'autres points du globe. Seulement, ils ne duraient pas.
— Et en quels points, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina Barnett. Je vous assure qu'en ce moment cette question du froid m'intéresse particulièrement.
— Autant qu'il m'en souvient, répondit le lieutenant Hobson, les voyageurs arctiques ont constaté qu'à l'île Melville, la température s'était abaissée jusqu'à soixante et un degrés au- dessous de zéro, et jusqu'à soixante-cinq degrés au port Félix.
— Cette île Melville et ce port Félix ne sont-ils pas plus élevés en latitude que le cap Bathurst?
— Sans doute, madame, mais dans une certaine limite, la latitude ne prouve rien. Il suffit du concours de diverses circonstances atmosphériques pour amener des froids considérables. Et si j'ai bonne mémoire, en 1845… Sergent Long, à cette époque, n'étiez- vous pas au Fort-Reliance?
— Oui, mon lieutenant, répondit le sergent Long.
— Eh bien, cette année-là, est-ce qu'en janvier nous n'avons pas constaté un froid extraordinaire?
— En effet, répondit le sergent, et je me rappelle fort bien que le thermomètre marqua soixante-dix degrés au-dessous de zéro (50° 7 centigr. au-dessous de zéro).
— Quoi! s'écria Mrs. Paulina Barnett, soixante-dix degrés, au
Fort-Reliance, sur le grand lac de l'Esclave?
— Oui, madame, répondit le lieutenant, et par soixante-cinq degrés de latitude seulement, un parallèle qui n'est que celui de Christiania ou de Saint-Pétersbourg!
— Alors, monsieur Hobson, il faut s'attendre à tout!
— Oui, à tout, en vérité, quand on hiverne dans les contrées arctiques!»
Pendant les journées du 29 et du 30 novembre, l'intensité du froid ne diminua pas, et il fallut chauffer les poêles à grand feu, car l'humidité se fût certainement changée en glace dans tous les coins de la maison. Mais le combustible était abondant et on ne l'épargna pas. La moyenne de cinquante-deux degrés (10° centigr. au-dessus de zéro) fut maintenue au-dedans en dépit des menaces du dehors.
Malgré l'abaissement de la température, Thomas Black, tenté par ce ciel si pur, voulut faire des observations d'étoiles. Il espérait dédoubler quelques-uns de ces astres magnifiques qui rayonnaient au zénith. Mais il dut renoncer à toute observation. Ses instruments lui «brûlaient» les mains. Brûler est le seul mot qui puisse rendre l'impression produite par un corps métallique soumis à un tel froid. Physiquement, d'ailleurs, le phénomène est identique. Que la chaleur soit violemment introduite dans la chair par un corps brûlant, ou qu'elle en soit violemment retirée par un corps glacé, l'impression est la même. Et le digne savant l'éprouva si bien, que la peau de ses doigts resta collée à sa lunette. Aussi suspendit-il ses observations.
Mais le ciel le dédommagea en lui donnant, vers cette époque, le spectacle indescriptible de ses plus beaux météores: un parasélène d'abord, une aurore boréale ensuite.
Le parasélène ou halo-lunaire formait sur le ciel un cercle blanc, bordé d'une teinte rouge pâle autour de la lune. Cet exergue lumineux, dû à la réfraction des rayons lunaires à travers les petits cristaux prismatiques de glace, qui flottaient dans l'atmosphère, présentait un diamètre de quarante-cinq degrés environ. L'astre des nuits brillait du plus vif éclat au centre de cette couronne, semblable à ces bandes laiteuses et diaphanes des arcs-en-ciel lunaires.
Quinze heures après, une magnifique aurore boréale, décrivant un arc de plus de cent degrés géographiques, se déploya au-dessus de l'horizon du nord. Le sommet de l'arc se trouvait placé sensiblement dans le méridien magnétique, et, par une bizarrerie quelquefois observée, le météore était paré de toutes les couleurs du prisme, entre lesquelles le rouge s'accusait plus nettement. En de certains endroits du ciel, les constellations semblaient être noyées dans le sang. De cette agglomération brumeuse disposée à l'horizon et qui formait le noyau du météore, s'irradiaient des effluves ardentes, dont quelques-unes dépassaient le zénith et faisaient pâlir la lumière de la lune submergée dans ces ondes électriques. Ces rayons tremblotaient comme si quelque courant d'air eût agité leurs molécules. Aucune description ne saurait rendre la sublime magnificence de cette «gloire», qui rayonnait dans toute sa splendeur au pôle boréal du monde. Puis, après une demi-heure d'un incomparable éclat, sans qu'il se fût resserré ni concentré, sans un amoindrissement même partiel de sa lumière, le splendide météore s'éteignit soudain, comme si quelque invisible main eût subitement tari les sources électriques qui le vivifiaient.
Il n'était que temps pour Thomas Black. Cinq minutes encore, et l'astronome eût été gelé sur place!
XIX.
Une visite de voisinage.
Le 2 décembre, l'intensité du froid avait diminué. Ces phénomènes de parasélènes étaient un symptôme auquel un météorologiste n'aurait pu se méprendre. Ils constataient la présence d'une certaine quantité de vapeur d'eau dans l'atmosphère, et, en effet, le baromètre baissa légèrement, en même temps que la colonne thermométrique se relevait à quinze degrés au dessus de zéro (- 90 centigr.).
Bien que ce froid eût encore paru rigoureux en toute région de la zone tempérée, des hiverneurs de profession le supportaient aisément. D'ailleurs, l'atmosphère était calme. Le lieutenant Hobson, ayant observé que les couches supérieures de neige glacée s'étaient ramollies, ordonna de déblayer les abords extérieurs de l'enceinte. Mac Nap et ses hommes entreprirent cette besogne avec courage, et en quelques jours elle fut menée à bonne fin. En même temps, on mit à découvert les trappes enfouies, et elles furent tendues de nouveau. De nombreuses empreintes prouvaient que le gibier à fourrure se massait aux environs du cap, et, la terre lui refusant toute nourriture, il devait aisément se laisser prendre à l'amorce des pièges.
D'après les conseils du chasseur Marbre, on construisit aussi un traquenard à rennes, suivant la méthode des Esquimaux. C'était une fosse large en tous sens d'une dizaine de pieds et creuse d'une douzaine. Une planche formant bascule, et pouvant se relever par son propre poids, la recouvrait de manière à la dissimuler entièrement. L'animal, attiré par les herbes et branches déposées à l'extrémité de la planche, était inévitablement précipité dans la fosse, dont il ne pouvait plus sortir. On comprend que, par ce système de bascule, le traquenard se retendait automatiquement, et qu'un renne pris, d'autres pouvaient s'y prendre à leur tour. Marbre n'éprouva d'autre difficulté, en établissant son traquenard, qu'à percer un sol très dur; mais il fut assez surpris — et Jasper Hobson ne le fut pas moins — quand la pioche, après avoir traversé quatre à cinq pieds de terre et de sable, rencontra en dessous une couche de neige, dure comme du roc, et qui paraissait être très épaisse.
«Il faut, dit le lieutenant Hobson, après avoir observé cette disposition géologique, il faut que cette partie du littoral ait été soumise, il y a bien des années, à un froid excessif et pendant un laps de temps très long; puis, les sables, la terre, auront peu à peu recouvert la masse glacée, vraisemblablement étendue sur un lit de granit.
— En effet, mon lieutenant, répondit le chasseur, mais cela ne rendra pas notre traquenard plus mauvais. Au contraire même, les rennes, une fois emprisonnés, trouveront une paroi glissante sur laquelle ils n'auront aucune prise."
Marbre avait raison, et l'événement justifia ses prévisions. Le 5 décembre, Sabine et lui étant allés visiter la fosse, entendirent de sourds grondements qui s'en échappaient. Ils s'arrêtèrent.
«Ce n'est point le bramement du renne, dit Marbre, et je nommerais bien la bête qui s'est fait prendre à notre traquenard!
— Un ours? répondit Sabine.
— Oui, fit Marbre, dont les yeux brillèrent de satisfaction.
— Eh bien, répliqua Sabine, nous ne perdrons pas au change. Le beefsteak d'ours vaut le beefsteak de renne, et on a la fourrure en plus. Allons!»
Les deux chasseurs étaient armés. Ils coulèrent une balle dans leur fusil déjà chargé à plomb, et s'avancèrent vers le traquenard. La bascule s'était remise en place, mais l'amorce avait disparu, ayant été probablement entraînée au fond de la fosse. Marbre et Sabine, arrivés près de l'ouverture, regardèrent jusqu'au fond du trou. Les grognements redoublèrent. C'étaient, en effet, ceux d'un ours. Dans un coin de la fosse était blottie une masse gigantesque, un véritable paquet de fourrure blanche, à peine visible dans l'ombre, au milieu de laquelle brillaient deux yeux étincelants. Les parois de la fosse étaient profondément labourées à coups de griffes, et certainement, si les murs eussent été faits de terre, l'ours aurait pu se frayer un chemin au- dehors. Mais sur cette glace glissante, ses pattes n'avaient pas eu prise, et si sa prison s'était élargie sous ses coups, du moins n'avait-il pu la quitter.
Dans ces conditions, la capture de l'animal n'offrait aucune difficulté. Deux balles, ajustées avec précision vers le fond de la fosse, eurent raison du vigoureux animal, et le plus gros de la besogne fut de l'en tirer. Les deux chasseurs revinrent au Fort- Espérance pour y chercher du renfort. Une dizaine de leurs compagnons, munis de cordes, les suivirent jusqu'au traquenard, et ce ne fut pas sans peine que la bête fut extraite de la fosse. C'était un gigantesque animal, haut de six pieds, pesant au moins six cents livres, et dont la vigueur devait être prodigieuse. Il appartenait au sous-genre des ours blancs par son crâne aplati, son corps allongé, ses ongles courts et peu recourbés, son museau fin et son pelage entièrement blanc. Quant aux parties comestibles de l'individu, elles furent soigneusement rapportées à Mrs. Joliffe, et figurèrent avantageusement comme plat de résistance au dîner du jour.
Dans la semaine qui suivit, les trappes fonctionnèrent assez heureusement. On prit une vingtaine de martres, alors dans toute la beauté de leur vêtement d'hiver, mais seulement deux ou trois renards. Ces sagaces animaux devinaient le piège qui leur était tendu, et le plus souvent, creusant le sol près de la trappe, ils parvenaient à s'emparer de l'appât et à se débarrasser ensuite de la trappe rabattue sur eux. Résultat qui mettait Sabine hors de lui, le chasseur déclarant un tel subterfuge «indigne d'un renard honnête».
Vers le 10 décembre, le vent ayant passé dans le sud-ouest, la neige se reprit à tomber, mais non par flocons épais. C'était une neige fine, en somme peu abondante, mais elle se glaçait aussitôt, car un froid vif se faisait sentir, et comme la brise était forte, on le supportait difficilement. Il fallut donc se caserner de nouveau et reprendre les travaux de l'intérieur. Par précaution, Jasper Hobson distribua à tout son monde des pastilles de chaux et du jus de citron, l'emploi de ces antiscorbutiques étant réclamé par la persistance de ce froid humide. Du reste, aucun symptôme de scorbut ne s'était encore manifesté parmi les habitants du Fort- Espérance. Grâce aux précautions hygiéniques prises, la santé générale n'avait point été altérée.
La nuit polaire était profonde alors. Le solstice d'hiver approchait, époque à laquelle l'astre du jour se trouve à son maximum d'abaissement au-dessous de l'horizon pour l'hémisphère boréal. Au crépuscule de minuit, le bord méridional des longues plaines blanches se teintait à peine de nuances moins sombres. Une réelle impression de tristesse se dégageait de ce territoire polaire, que les ténèbres enveloppaient de toutes parts.
Quelques jours se passèrent dans la maison commune. Jasper Hobson était plus rassuré contre l'attaque des bêtes fauves, depuis que les abords de l'enceinte avaient été déblayés, — fort heureusement, car on entendait de sinistres grognements sur la nature desquels on ne pouvait se méprendre. Quant à la visite de chasseurs indiens ou canadiens, elle n'était pas à craindre à cette époque.
Cependant, un incident se produisit, ce qu'on pourrait appeler un épisode dans ce long hivernage, et qui prouvait que, même au coeur de l'hiver, ces solitudes n'étaient pas entièrement dépeuplées. Des êtres humains parcouraient encore ce littoral, chassant les morses et campant sous la neige. Ils appartenaient à la race «des mangeurs de poissons crus»[8], qui sont répandus sur le continent du North-Amérique, depuis la mer de Baffin jusqu'au détroit de Behring, et dont le lac de l'Esclave semble former la limite méridionale.
Un matin du 14 décembre, ou plutôt à neuf heures avant midi, le sergent Long, revenant d'une excursion sur le littoral, termina son rapport au lieutenant, en disant que si ses yeux ne l'avaient point trompé, une tribu de nomades devait être campée à quatre milles du fort, près d'un petit cap qui se projetait en cet endroit.
«Quels sont ces nomades? demanda Jasper Hobson.
— Ce sont des hommes ou des morses, répondit le sergent Long. Pas de milieu!»
On aurait bien étonné le brave sergent en lui apprenant que certains naturalistes ont précisément admis «ce milieu» que lui, Long, ne reconnaissait pas. Et, en effet, quelques savants ont plus ou moins plaisamment regardé les Esquimaux comme «une espèce intermédiaire entre l'homme et le veau-marin».
Aussitôt le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Madge et quelques autres, d'aller constater la présence de ces visiteurs. Bien vêtus, se tenant en garde contre les gelées subites, armés de fusils et de haches, chaussés de bottes fourrées auxquelles la neige glacée prêtait un point d'appui solide, ils sortirent par la poterne et suivirent le littoral, dont les glaçons encombraient la lisière.
La lune, dans son dernier quartier, jetait de vagues lueurs sur l'icefield, à travers les brumes du ciel. Après une marche d'une heure, le lieutenant dut croire que son sergent s'était trompé, ou tout au moins qu'il n'avait vu que des morses, lesquels avaient sans doute regagné leur élément par ces trous qu'ils tiennent constamment praticables au milieu des champs de glace.
Mais le sergent Long, montrant un tourbillon grisâtre qui sortait d'une extumescence conique, élevée à quelques centaines de pas sur l'icefield, se contenta de répondre tranquillement:
«Voilà donc une fumée de morses!»
En ce moment, des êtres vivants sortirent de la hutte, se traînant sur la neige. C'étaient des Esquimaux, mais s'ils étaient hommes ou femmes, c'est ce qu'un indigène seul eût pu dire, tant leur accoutrement permettait de les confondre.
En vérité, et sans approuver en quoi que ce soit l'opinion des naturalistes citée plus haut, on eût dit des phoques, de véritables amphibies, velus, poilus. Ils étaient au nombre de six, quatre grands et deux petits, larges d'épaules pour leur taille médiocre, le nez épaté, les yeux abrités sous d'énormes paupières, la bouche grande, la lèvre épaisse, les cheveux noirs, longs, rudes, la face dépourvue de barbe. Pour vêtements, une tunique ronde en peaux de morse, un capuchon, des bottes, des mitaines de même nature. Ces êtres, à demi sauvages, s'étaient approchés des Européens et les regardaient en silence.
«Personne ne sait l'esquimau?» demanda Jasper Hobson à ses compagnons.
Personne ne connaissait cet idiome; mais aussitôt, une voix se fit entendre, qui souhaitait la bienvenue en anglais:
«Welcome! welcome!»
C'était un Esquimau, ou plutôt, comme on ne tarda pas à l'apprendre, une Esquimaude, qui, s'avançant vers Mrs. Paulina Barnett, lui fit un salut de la main.
La voyageuse, surprise, répondit par quelques mots que l'indigène parut comprendre facilement, et une invitation fut faite à la famille de suivre les Européens jusqu'au fort. Les Esquimaux semblèrent se consulter du regard, puis, après quelques instants d'hésitation, ils accompagnèrent le lieutenant Hobson, marchant en groupe serré.
Arrivée à l'enceinte, la femme indigène, voyant cette maison dont elle ne soupçonnait pas l'existence, s'écria:
«House! house! snow-house?»
Elle demandait si c'était une maison de neige, et pouvait le croire, car l'habitation se perdait alors dans toute cette masse blanche qui couvrait le sol. On lui fit comprendre qu'il s'agissait d'une maison de bois. L'Esquimaude dit alors quelques mots à ses compagnons, qui firent un signe approbatif. Tous passèrent alors par la poterne, et, un instant après, ils étaient introduits dans la salle principale.
Là, leurs capuchons furent retirés, et l'on put reconnaître les sexes. Il y avait deux hommes de quarante à cinquante ans, au teint jaune-rougeâtre, aux dents aiguës, aux pommettes saillantes, ce qui leur donnait une vague ressemblance avec des carnivores; deux femmes encore jeunes, dont les cheveux nattés étaient ornés de dents et de griffes d'ours polaires; enfin, deux enfants de cinq à six ans, pauvres petits êtres à mine éveillée, qui regardaient en ouvrant de grands yeux.
«On doit supposer que des Esquimaux ont toujours faim, dit Jasper Hobson. Je pense donc qu'un morceau de venaison ne déplaira pas à nos hôtes.»
Sur l'ordre du lieutenant Hobson, le caporal Joliffe apporta quelques morceaux de renne, sur lesquels ces pauvres gens se jetèrent avec une sorte d'avidité bestiale. Seule, la jeune Esquimaude qui s'était exprimée en anglais montra une certaine réserve, regardant, sans les quitter des yeux, Mrs. Paulina Barnett et les autres femmes de la factorerie. Puis, apercevant le petit enfant que Mrs. Mac Nap tenait sur ses bras, elle se leva, courut à lui et, lui parlant d'une voix douce, se mit à le caresser le plus gentiment du monde.
Cette jeune indigène semblait être, sinon supérieure, du moins plus civilisée que ses compagnons, et cela parut surtout quand, ayant été prise d'un léger accès de toux, elle mit sa main devant sa bouche, d'après les règles les plus élémentaires de la civilité.
Ce détail n'échappa à personne. Mrs. Paulina Barnett, causant avec l'Esquimaude et employant les mots anglais les plus usités, apprit en quelques phrases que cette jeune indigène avait servi pendant un an chez le gouverneur danois d'Uppernawik, dont la femme était Anglaise. Puis elle avait quitté le Groënland pour suivre sa famille sur les territoires de chasse. Les deux hommes étaient ses deux frères; l'autre femme, mariée à l'un d'eux et mère des deux enfants, était sa belle-soeur. Ils revenaient tous de l'île Melbourne, située, dans l'est, sur le littoral de l'Amérique anglaise, regagnant à l'ouest la pointe Barrow, l'un des caps de la Géorgie occidentale de l'Amérique russe, où vivait leur tribu, et c'était un sujet d'étonnement pour eux de trouver une factorerie installée au cap Bathurst. Les deux Esquimaux secouèrent même la tête en voyant cet établissement. Désapprouvaient-ils la construction d'un fort sur ce point du littoral? Trouvaient-ils l'endroit mal choisi? Malgré toute sa patience, le lieutenant Hobson ne parvint point à les faire s'expliquer à ce sujet, ou du moins il ne comprit pas leurs réponses.
Quant à la jeune Esquimaude, elle se nommait Kalumah, et elle parut prendre en grande amitié Mrs. Paulina Barnett. Cependant la pauvre créature, toute sociable qu'elle était, ne regrettait point la position qu'elle avait autrefois chez le gouverneur d'Uppernawik, et elle se montrait très attachée à sa famille.
Après s'être restaurés, après avoir partagé une demi-pinte de brandevin dont les petits eurent leur part, les Esquimaux prirent congé de leurs hôtes, mais, avant de partir, la jeune indigène invita la voyageuse à visiter leur hutte de neige. Mrs. Paulina Barnett promit de s'y rendre le lendemain, si le temps le permettait.
Le lendemain, en effet, accompagnée de Madge, du lieutenant Hobson et de quelques soldats armés — non contre ces pauvres gens, mais pour le cas où les ours eussent rôdé sur le littoral —, Mrs. Paulina Barnett se transporta au cap Esquimau, nom qui fut donné à la pointe près de laquelle se dressait le campement indigène.
Kalumah accourut au-devant de son amie de la veille et lui montra la hutte d'un air satisfait. C'était un gros cône de neige, percé d'une étroite ouverture à son sommet qui donnait issue à la fumée d'un foyer intérieur, et dans lequel ces Esquimaux avaient creusé leur demeure passagère. Ces «snow-houses», qu'ils établissent avec une extrême rapidité, se nomment «igloo» dans la langue du pays. Elles sont merveilleusement appropriées au climat, et leurs habitants y supportent, même sans feu et sans trop souffrir, des froids de quarante degrés au-dessous de zéro. Pendant l'été, les Esquimaux campent sous des tentes de peaux de renne et de phoque, qui portent le nom de «tupic».
Pénétrer dans cette hutte n'était point une opération facile. Elle n'avait qu'une entrée au ras du sol, et il fallait se glisser par une sorte de couloir long de trois à quatre pieds, car les parois de neige mesuraient au moins cette épaisseur. Mais une voyageuse de profession, une lauréate de la Société royale, ne pouvait hésiter, et Mrs. Paulina Barnett n'hésita pas. Suivie de Madge, elle s'enfourna bravement dans l'étroit boyau à la suite de la jeune indigène. Quant au lieutenant Hobson et à ses hommes, ils se dispensèrent de cette visite.
Et Mrs. Paulina Barnett comprit bientôt que le plus difficile n'était pas de pénétrer dans cette hutte de neige, mais d'y rester. L'atmosphère, échauffée par un foyer sur lequel brûlaient des os de morses, infectée par l'huile fétide d'une lampe, imprégnée des émanations de vêtements gras et de la chair d'amphibie qui forme la nourriture principale des Esquimaux, cette atmosphère était écoeurante. Madge ne put y tenir et sortit presque aussitôt. Mrs. Paulina Barnett montra un courage surhumain pour ne point chagriner la jeune indigène et prolongea sa visite pendant cinq grandes minutes, — cinq siècles! Les deux enfants et leur mère étaient là. Quant aux deux hommes, la chasse aux morses les avait entraînés à quatre ou cinq milles de leur campement.
Mrs. Paulina Barnett, une fois sortie de la hutte, aspira avec ivresse l'air froid du dehors, qui ramena les couleurs sur sa figure un peu pâlie.
«Eh bien, madame? lui demanda le lieutenant, que dites-vous des maisons esquimaudes?
— L'aération y laisse à désirer!» répondit simplement Mrs.
Paulina Barnett.
Pendant huit jours, cette intéressante famille indigène demeura campée en cet endroit. Sur vingt-quatre heures, les deux Esquimaux en passaient douze à la chasse aux morses. Ils allaient, avec une patience que les huttiers pourront seuls comprendre, guetter les amphibies sur le bord de ces trous par lesquels ils venaient respirer à la surface de l'icefield. Le morse apparaissait-il, une corde à noeud coulant lui était jetée autour des pectorales, et, non sans peine, les deux indigènes le hissaient sur-le-champ et le tuaient à coups de hache. Véritablement, c'était plutôt une pêche qu'une chasse. Puis le grand régal consistait à boire le sang chaud des amphibies dont les Esquimaux s'enivrent avec volupté.
Chaque jour, Kalumah, malgré la basse température, se rendait au Fort-Espérance. Elle prenait un extrême plaisir à parcourir les différentes chambres de la maison, regardant coudre, suivant tous les détails des manipulations culinaires de Mrs. Joliffe. Elle demandait le nom anglais de chaque chose et causait pendant des heures entières avec Mrs. Paulina Barnett, si le mot «causer» peut s'employer quand il s'agit d'un échange de mots longtemps cherchés de part et d'autre. Quand la voyageuse faisait la lecture à haute voix, Kalumah l'écoutait avec une extrême attention, bien qu'elle ne la comprît certainement point.
Kalumah chantait aussi, d'une voix assez douce, des chansons d'un rythme singulier, chansons froides, glaciales, mélancoliques et d'une coupe étrange. Mrs. Paulina Barnett eut la patience de traduire une de ces «sagas» groënlandaises, curieux échantillon de la poésie hyperboréenne, auquel un air triste, entrecoupé de pauses, procédant par intervalles bizarres, prêtait une indéfinissable couleur. Voici, d'ailleurs, un spécimen de cette poésie, copié sur l'album même de la voyageuse.
Chanson groënlandaise.
Le ciel est noir,
Et le soleil se traîne
À peine!
De désespoir
Ma pauvre âme incertaine
Est pleine!
La blonde enfant se rit de mes tendres chansons,
Et sur son coeur l'hiver promène ses glaçons!
Ange rêvé,
Ton amour qui fait vivre
M'enivre,
Et j'ai bravé
Pour te voir, pour te suivre
Le givre!
Hélas! sous mes baisers et leur douce chaleur,
Je n'ai pu dissiper les neiges de ton coeur!
Ah! que demain
À ton âme convienne
La mienne,
Et que ma main
Amoureusement tienne
La tienne!
Le soleil brillera là-haut dans notre ciel,
Et de ton coeur l'amour forcera le dégel!
Le 20 décembre, la famille d'Esquimauux vint au Fort-Espérance prendre congé de ses habitants. Kalumah s'était attachée à la voyageuse, qui l'eût volontiers conservée près d'elle; mais la jeune indigène ne voulait pas abandonner les siens. D'ailleurs, elle promit de revenir pendant l'été prochain au Fort-Espérance.
Ses adieux furent touchants. Elle remit à Mrs. Paulina Barnett une petite bague de cuivre, et reçut en échange un collier de jais dont elle se para aussitôt. Jasper Hobson ne laissa point partir ces pauvres gens sans une bonne provision de vivres qui fut chargée sur leur traîneau, et, après quelques paroles de reconnaissance prononcées par Kalumah, l'intéressante famille, se dirigeant vers l'ouest, disparut au milieu des épaisses brumes du littoral.
XX.
Où le mercure gèle.
Le temps sec et le calme de l'atmosphère favorisèrent encore les chasseurs pendant quelques jours. Toutefois, ils ne s'éloignaient pas du fort. L'abondance du gibier leur permettait, d'ailleurs, d'opérer dans un rayon restreint. Le lieutenant Hobson ne pouvait donc que se féliciter d'avoir fondé son établissement sur ce point du continent. Les trappes prirent un grand nombre d'animaux à fourrures de toutes sortes. Sabine et Marbre tuèrent une certaine quantité de lièvres polaires. Une vingtaine de loups affamés furent abattus à coups de fusil. Ces carnassiers se montraient fort agressifs, et, réunis par bandes autour du fort, ils remplissaient l'air de leurs rauques aboiements. Du côté de l'icefield, entre les hummocks, passaient fréquemment de grands ours, dont l'approche était surveillée avec le plus grand soin.
Le 25 décembre, il fallut de nouveau abandonner tout projet d'excursion. Le vent sauta au nord et le froid reprit avec une extrême vivacité. On ne pouvait rester en plein air sans risquer d'être instantanément «frost bitten». Le thermomètre Fahrenheit descendit à dix-huit degrés au-dessous de zéro (28° centigr. au- dessous de glace). La brise sifflait comme une volée de mitraille. Avant de s'emprisonner, Jasper Hobson eut soin de fournir aux animaux une nourriture assez abondante pour les substanter pendant quelques semaines.
Le 25 décembre était ce jour de Noël, cette fête du foyer domestique si chère aux Anglais. Elle fut célébrée avec un zèle tout religieux. Les hiverneurs remercièrent la Providence de les avoir protégés jusqu'alors; puis les travailleurs, ayant chômé pendant ce jour sacré du «Christmas», se retrouvèrent tous réunis devant un splendide festin, dans lequel figurait deux gigantesques puddings.
Le soir, un punch flamba sur la grande table, au milieu des verres. Les lampes furent éteintes, et la salle, illuminée par la flamme livide du brandevin, prit un aspect fantastique. Toutes ces bonnes figures de soldats s'animèrent, à ses reflets tremblotants, d'une animation que l'absorption du brûlant liquide allait encore accroître.
Puis la flamme se modéra, elle s'éparpilla autour du gâteau national en petites langues bleuâtres et s'évanouit.
Phénomène inattendu! Bien que les lampes n'eussent pas encore été rallumées, cependant la salle ne redevint pas obscure. Une vive lumière y pénétrait par sa fenêtre, lumière rougeâtre que l'éclat des lampes avait empêché de voir jusqu'alors.
Tous les convives se levèrent extrêmement surpris et s'interrogèrent du regard.
«Un incendie!» s'écrièrent quelques-uns.
Mais, — à moins que la maison n'eût elle-même brûlé, — aucun incendie ne pouvait éclater dans le voisinage du cap Bathurst!
Le lieutenant se précipita vers la fenêtre, et il reconnut aussitôt la cause de cette réverbération. C'était une éruption volcanique.
En effet, par-delà les falaises de l'ouest, au-delà de la baie des Morses, l'horizon était en feu. On ne pouvait apercevoir le sommet des collines ignivomes, situées à trente milles du cap Bathurst, mais la gerbe de flammes, s'épanouissant à une prodigieuse hauteur, couvrait tout le territoire de ses fauves reflets.
«C'est encore plus beau qu'une aurore boréale!» s'écria Mrs.
Paulina Barnett.
Thomas Black protesta contre cette affirmation. Un phénomène terrestre plus beau qu'un météore! Mais au lieu de discuter cette thèse, malgré le froid intense, malgré la bise aiguë, chacun quitta la salle et alla contempler l'admirable spectacle de cette gerbe étincelante qui se développait sur le fond noir du ciel.
Si Jasper Hobson, ses compagnes, ses compagnons n'avaient eu les oreilles et la bouche emmaillotées dans d'épaisses fourrures, ils auraient pu entendre les bruits sourds de l'éruption, qui se propageaient à travers l'atmosphère, ils auraient pu se communiquer les impressions que ce sublime spectacle faisait naître en eux. Mais, ainsi encapuchonnés, il ne leur était permis ni de parler, ni d'entendre. Ils durent se contenter de voir. Mais quelle scène imposante pour leurs yeux! quel souvenir pour leur esprit! Entre l'obscurité profonde du firmament et la blancheur de l'immense tapis de neige, l'épanouissement des flammes volcaniques produisait des effets de lumière qu'aucune plume, qu'aucun pinceau ne saurait rendre! L'intense réverbération s'étendait jusqu'au- delà du zénith, éteignant graduellement toutes les étoiles. Le sol blanc revêtait des teintes d'or. Les hummocks de l'icefield, et, en arrière-plan, les énormes icebergs réfléchissaient les lueurs diverses comme autant de miroirs ardents. Ces faisceaux lumineux venaient se briser ou se réfracter à tous ces angles, et les plans, diversement inclinés, les renvoyaient avec un éclat plus vif et une teinte nouvelle. Choc de rayons véritablement magique! On eût dit l'immense décor de glaces d'une féerie, dressé tout exprès pour cette fête de la lumière!
Mais le froid excessif obligea bientôt les spectateurs à rentrer dans leur chaude habitation, et plus d'un nez faillit payer cher ce plaisir que les yeux venaient de prendre à son détriment par une pareille température!
Pendant les jours qui suivirent, l'intensité du froid redoubla. On put croire que le thermomètre à mercure ne suffirait pas à en marquer les degrés[9], et qu'il faudrait employer un thermomètre à alcool. En effet, dans la nuit du 28 au 29 décembre, la colonne s'abaissa à trente-deux degrés au-dessous de zéro (37° centigr. au-dessous de glace).
Les poêles furent bourrés de combustible, mais la température intérieure ne put être maintenue au-dessus de vingt degrés (7° centigr. au-dessous de zéro). On souffrait du froid jusque dans les chambres, et, sur un rayon de dix pieds autour du poêle, la chaleur s'annihilait complètement. Aussi, la meilleure place appartenait-elle au petit enfant, dont le berceau était bercé par ceux qui s'approchaient tour à tour du foyer. Défense absolue fut faite d'ouvrir porte ou fenêtre, car la vapeur, concentrée dans les salles, se fût immédiatement changée en neige. Déjà dans le couloir la respiration des hommes produisait un phénomène identique. On entendait de toutes parts des détonations sèches, qui surprirent les personnes inaccoutumées aux phénomènes de ces climats. C'étaient les troncs d'arbres, formant les parois de la maison, qui craquaient sous l'action du froid. La provision de liqueurs, brandevin et gin, déposée dans le grenier, dut être descendue dans la salle commune, car tout l'esprit se concentrait au fond des bouteilles sous la forme d'un noyau. La bière, fabriquée avec les bourgeons de sapins, faisait, en gelant, éclater les barils. Tous les corps solides, comme pétrifiés, résistaient à la pénétration de la chaleur. Le bois brûlait difficilement, et Jasper Hobson dut sacrifier une certaine quantité d'huile de morse pour en activer la combustion. Très heureusement, les cheminées tiraient bien et empêchaient toute émanation désagréable à l'intérieur. Mais extérieurement, le Fort- Espérance devait se trahir au loin par l'odeur âcre et fétide de ses fumées et méritait d'être rangé parmi les établissements insalubres.
Un symptôme à remarquer, c'était l'extrême soif dont chacun était dévoré par ce froid intense. Or, pour se rafraîchir, il fallait constamment dégeler les liquides auprès du feu, car, sous la forme de glace, ils eussent été impropres à désaltérer. Un autre symptôme contre lequel le lieutenant Hobson engageait ses compagnons à réagir, c'était une somnolence opiniâtre, que quelques-uns ne parvenaient pas à vaincre. Mrs. Paulina Barnett, toujours vaillante, par ses conseils, sa conversation, son va-et- vient, réagissait à la fois pour son propre compte et encourageait tout son monde. Souvent elle lisait quelque livre de voyage ou chantait quelque vieux refrain d'Angleterre, et tous le répétaient en choeur avec elle. Ces chants réveillaient, bon gré mal gré, les endormis, qui bientôt faisaient chorus à leur tour. Les longues journées s'écoulaient ainsi dans une séquestration complète, et Jasper Hobson, consultant à travers les vitres le thermomètre placé extérieurement, constatait que le froid s'accroissait sans cesse. Le 31 décembre, le mercure était entièrement gelé dans la cuvette de l'instrument. Il y avait donc plus de quarante-quatre au-dessous de glace. (42° centigr. au-dessous de zéro).
Le lendemain, 1er janvier 1860, le lieutenant Jasper Hobson présenta ses compliments de nouvelle année à Mrs. Paulina Barnett, et la félicita du courage et de la bonne humeur avec lesquels elle supportait les misères de l'hivernage. Mêmes compliments à l'adresse de l'astronome, qui, lui, ne voyait qu'une chose dans ce changement du millésime de 1859 pour celui de 1860, c'est qu'il entrait dans l'année de sa fameuse éclipse solaire! Des souhaits furent échangés entre tous les membres de cette petite colonie, si unis entre eux, et dont la santé, grâce au Ciel, continuait d'être excellente. Si quelques symptômes de scorbut s'étaient montrés, ils avaient promptement cédé à l'emploi opportun du lime-juice et des pastilles de chaux.
Mais il ne fallait pas se réjouir trop vite! La mauvaise saison devait durer trois mois encore. Sans doute, le soleil ne tarderait pas à reparaître au-dessus de l'horizon, mais rien ne prouvait que le froid eût atteint son maximum d'intensité, et, généralement, sous toutes les zones boréales, c'est dans le mois de février que s'observent les plus extrêmes abaissements de température. En tout cas, la rigueur de l'atmosphère ne diminua pas pendant les premiers jours de l'année nouvelle, et, le 5 janvier, le thermomètre à alcool, placé à l'extérieur de la fenêtre du couloir, accusa soixante-six degrés au-dessous de zéro (52° centigr. au-dessous de glace). Encore quelques degrés, et les minima de température relevés au Fort-Reliance, en 1835, seraient atteints et peut-être dépassés!
Cette persistance d'un froid aussi violent inquiétait de plus en plus Jasper Hobson. Il craignait que les animaux à fourrures ne fussent obligés de chercher au sud un climat moins rigoureux, ce qui eût contrarié ses projets de chasse au printemps nouveau. En outre, il entendait, à travers les couches souterraines, certains roulements sourds qui se rattachaient évidemment à l'éruption volcanique. L'horizon occidental était toujours embrasé des feux de la terre, et certainement un formidable travail plutonien s'accomplissait dans les entrailles du globe. Ce voisinage d'un volcan en activité ne pouvait-il être dangereux pour la nouvelle factorerie? C'est à quoi songeait le lieutenant Hobson, quand il surprenait quelques-uns de ces grondements intérieurs. Mais ces appréhensions, très vagues d'ailleurs, il les garda pour lui.
Comme on le pense bien, par un tel froid, personne ne songeait à quitter la maison. Les chiens et les rennes étaient abondamment pourvus, et ces animaux, habitués d'ailleurs à de longs jeûnes pendant la saison d'hiver, ne réclamaient point les services de leurs maîtres. Il n'existait donc aucun motif pour s'exposer aux rigueurs de l'atmosphère. C'était assez déjà de subir au-dedans une température que la combustion du bois et de l'huile parvenait à peine à rendre supportable. Malgré toutes les précautions prises, l'humidité se glissait dans les salles inaérées, et déposait sur les poutres de brillantes couches de glace qui s'épaississaient chaque jour. Les condensateurs étaient engorgés, et même l'un d'eux éclata sous la pression de l'eau solidifiée.
Dans ces conditions, le lieutenant Hobson ne songeait point à ménager le combustible. Il le prodiguait même, afin de relever cette température, qui, dès que les feux du poêle et du fourneau baissaient tant soit peu, tombait quelquefois à quinze degrés Fahrenheit (9° centigr.). Aussi des hommes de quart, se relayant d'heure en heure, avaient-ils ordre de surveiller et d'entretenir les feux.
«Le bois nous manquera bientôt, dit un jour le sergent Long au lieutenant.
— Nous manquer! s'écria Jasper Hobson.
— Je veux dire, reprit le sergent, que l'approvisionnement de la maison s'épuise et qu'il faudra, avant peu, nous ravitailler au hangar. Or, je le sais par expérience, s'exposer à l'air avec un froid pareil, c'est risquer sa vie.
— Oui! répondit le lieutenant, c'est une faute que nous avons commise, d'avoir construit un bûcher non contigu à la maison et sans communication directe avec elle. Je m'en aperçois un peu tard. J'aurais dû ne pas oublier que nous allions hiverner au-delà du soixante-dixième parallèle! Mais enfin, ce qui est fait est fait.
— Dites-moi, Long, quelle quantité de bois reste-t-il dans la maison?
— De quoi alimenter le poêle et le fourneau pendant deux ou trois jours au plus, répondit le sergent.
— Espérons que d'ici là, reprit Jasper Hobson, la rigueur de la température aura quelque peu diminué et qu'on pourra sans danger traverser la cour du fort.
— J'en doute, mon lieutenant, répliqua le sergent Long en secouant la tête. L'atmosphère est pure, les étoiles sont brillantes, le vent se maintient au nord, et je ne serais pas étonné que ce froid durât quinze jours encore, jusqu'à la lune nouvelle.
— Eh bien, mon brave Long, reprit le lieutenant Hobson, nous ne nous laisserons certainement pas mourir de froid, et le jour où il faudra s'exposer…
— On s'exposera, mon lieutenant», répondit le sergent Long. Jasper Hobson serra la main du sergent, dont le dévouement lui était bien connu.
On pourrait croire que Jasper Hobson et le sergent Long exagéraient, quand ils regardaient comme pouvant causer la mort la subite impression d'un tel froid sur l'organisme. Mais, habitués aux violences des climats polaires, ils avaient pour eux une longue expérience. Ils avaient vu, dans des circonstances identiques, des hommes robustes tomber évanouis sur la glace, dès qu'ils s'exposaient au-dehors. La respiration leur manquait, et on les relevait asphyxiés. Ces faits, si incroyables qu'ils paraissent, se sont reproduits maintes fois pendant certains hivernages. Lors de leur voyage sur les rives de la baie d'Hudson, en 1746, William Moor et Smith ont cité plusieurs accidents de ce genre, et ils ont perdu quelques-uns de leurs compagnons, foudroyés par le froid. Il est incontestable que c'est s'exposer à une mort subite que d'affronter une température dont la colonne mercurielle ne peut même plus mesurer l'intensité!
Telle était la situation assez inquiétante des habitants du Fort-
Espérance, quand un incident vint encore l'aggraver.
XXI.
Les grands ours polaires.
La seule des quatre fenêtres qui permît de voir la cour du fort était celle qui s'ouvrait au fond du couloir d'entrée, dont les volets extérieurs n'avaient pas été rabattus. Mais pour que le regard pût traverser les vitres, alors doublées d'une épaisse couche de glace, il fallait préalablement les laver à l'eau bouillante. Ce travail, d'après les ordres du lieutenant, se faisait plusieurs fois par jour, et, en même temps que les environs du cap Bathurst, on observait soigneusement l'état du ciel et le thermomètre à alcool placé extérieurement.
Or, le 6 janvier, vers onze heures du matin, le soldat Kellett, chargé de l'observation, appela soudain le sergent et lui montra certaines masses qui se mouvaient confusément dans l'ombre.
Le sergent Long, s'étant approché de la fenêtre, dit simplement:
«Ce sont des ours!»
En effet, une demi-douzaine de ces animaux étaient parvenus à franchir l'enceinte palissadée, et, attirés par les émanations de la fumée, ils s'avançaient vers la maison.
Jasper Hobson, dès qu'il fut averti de la présence de ces redoutables carnassiers, donna l'ordre de barricader à l'intérieur la fenêtre du couloir. C'était la seule issue qui fût praticable, et, cette ouverture une fois bouchée, il semblait impossible que les ours parvinssent à pénétrer dans la maison. La fenêtre fut donc close au moyen de fortes barres que le charpentier Mac Nap assujettit solidement, après avoir ménagé, toutefois, une étroite ouverture, qui permettait d'observer au-dehors les manoeuvres de ces incommodes visiteurs.
«Et maintenant, dit le maître charpentier, ces messieurs n'entreront pas sans notre permission. Nous avons donc tout le temps de tenir un conseil de guerre.
— Eh bien, monsieur Hobson, dit Mrs. Paulina Barnett, rien n'aura manqué à notre hivernage! Après le froid, les ours.
— Non pas «après», répondit le lieutenant Hobson, mais, ce qui est plus grave, «pendant» le froid, et un froid qui nous empêche de nous hasarder au-dehors! Je ne sais donc pas comment nous pourrons nous débarrasser de ces malfaisantes bêtes.
— Mais elles perdront patience, je suppose, répondit la voyageuse, et elles s'en iront comme elles sont venues!»
Jasper Hobson secoua la tête, en homme peu convaincu.
«Vous ne connaissez pas ces animaux, madame, répondit-il. Ce rigoureux hiver les a affamés, et ils ne quitteront point la place, à moins qu'on ne les y force!
— Êtes-vous donc inquiet, monsieur Hobson? demanda Mrs. Paulina
Barnett.
— Oui et non, répondit le lieutenant. Ces ours, je sais bien qu'ils n'entreront pas dans la maison; mais nous, je ne sais pas comment nous en sortirons, si cela devient nécessaire!»
Cette réponse faite, Jasper Hobson retourna près de la fenêtre. Pendant ce temps, Mrs. Paulina Barnett, Madge et les autres femmes, réunies autour du sergent, écoutaient ce brave soldat, qui traitait cette «question des ours» en homme d'expérience. Maintes fois, le sergent Long avait eu affaire à ces carnassiers, dont la rencontre est fréquente, même sur les territoires du sud, mais c'était dans des conditions où l'on pouvait les attaquer avec succès. Ici, les assiégés étaient bloqués, et le froid les empêchait de tenter aucune sortie.
Pendant toute la journée, on surveilla attentivement les allées et venues des ours. De temps en temps, l'un de ces animaux venait poser sa grosse tête près de la vitre, et on entendait un sourd grognement de colère. Le lieutenant Hobson et le sergent Long tinrent conseil, et ils décidèrent que si les ours n'abandonnaient pas la place, on pratiquerait quelques meurtrières dans les murs de la maison, afin de les chasser à coups de fusil. Mais il fut décidé aussi qu'on attendrait un jour ou deux avant d'employer ce moyen d'attaque, car Jasper Hobson ne se souciait pas d'établir une communication quelconque entre la température extérieure et la température intérieure de la chambre, si basse déjà. L'huile de morse, que l'on introduisait dans les poêles, était solidifiée en glaçons tellement durs, qu'il fallait briser ces glaçons à coups de hache.
La journée s'acheva sans autre incident. Les ours allaient, venaient, faisant le tour de la maison, mais ne tentant aucune attaque directe. Les soldats veillèrent toute la nuit, et, vers quatre heures du matin, on put croire que les assaillants avaient quitté la cour. En tout cas, ils ne se montraient plus.
Mais vers sept heures, Marbre étant monté dans le grenier, afin d'en rapporter quelques provisions, redescendit aussitôt, disant que les ours marchaient sur le toit de la maison.
Jasper Hobson, le sergent, Mac Nap, deux ou trois autres de leurs compagnons saisissant des armes, s'élancèrent sur l'échelle du couloir qui communiquait avec le grenier au moyen d'une trappe. Dans ce grenier, l'intensité du froid était telle, qu'après quelques minutes, le lieutenant Hobson et ses compagnons ne pouvaient même plus tenir à la main le canon de leurs fusils. L'air humide, rejeté par leur respiration, retombait en neige autour d'eux.
Marbre ne s'était point trompé. Les ours occupaient le toit de la maison. On les entendait courir et grogner. Parfois leurs ongles, traversant la couche de glace, s'incrustaient dans les lattes de la toiture, et on pouvait craindre qu'ils fussent assez vigoureux pour les arracher.
Le lieutenant et ses hommes, bientôt gagnés par l'étourdissement que provoquait ce froid insoutenable, redescendirent. Jasper Hobson fit connaître la situation.
«Les ours, dit-il, sont en ce moment sur le toit. C'est une circonstance fâcheuse. Cependant, nous n'avons rien encore à redouter pour nous-mêmes, car ces animaux ne pourront pénétrer dans les chambres. Mais il est à craindre qu'ils ne forcent l'entrée du grenier et ne dévorent les fourrures qui y sont déposées. Or, ces fourrures appartiennent à la Compagnie, et notre devoir est de les conserver intactes. Je vous demande donc, mes amis, de m'aider à les mettre en lieu sûr.»
Aussitôt, tous les compagnons du lieutenant s'échelonnèrent dans la salle, dans la cuisine, dans le couloir, sur l'échelle. Deux ou trois, se relayant — car ils n'auraient pu faire un travail soutenu —, affrontèrent la température du grenier, et, en une heure, les pelleteries étaient emmagasinées dans la grande salle.
Pendant cette opération, les ours continuaient leurs manoeuvres et cherchaient à soulever les chevrons de la toiture. En quelques points, on pouvait voir les lattes fléchir sous leur poids. Maître Mac Nap ne laissait pas d'être inquiet. En construisant ce toit, il n'avait pu prévoir une telle surcharge, et il craignait qu'il ne vînt à céder.
Cette journée se passa, cependant, sans que les assaillants eussent fait irruption dans le grenier. Mais un ennemi non moins redoutable s'introduisait peu à peu dans les chambres! Le feu baissait dans les poêles. La réserve de combustible était presque épuisée. Avant douze heures, le dernier morceau de bois serait dévoré, le poêle éteint.
Ce serait la mort, la mort par le froid, la plus terrible de toutes les morts. Déjà ces pauvres gens, serrés les uns contre les autres, entourant ce poêle qui se refroidissait, sentaient leur propre chaleur les abandonner aussi. Mais ils ne se plaignaient pas. Les femmes elles-mêmes supportaient héroïquement ces tortures. Mrs. Mac Nap pressait convulsivement son petit enfant sur sa poitrine glacée. Quelques-uns des soldats dormaient ou plutôt languissaient dans une sombre torpeur, qui ne pouvait être du sommeil.
À trois heures du matin, Jasper Hobson consulta le thermomètre à mercure suspendu intérieurement au mur de la grande salle, à moins de dix pieds du poêle.
Il marquait quatre degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (20° centigr. au-dessous de glace)!
Le lieutenant passa sa main sur son front, il regarda ses compagnons, qui formaient un groupe compact et silencieux, et il demeura pendant quelques instants immobile. La vapeur à demi condensée de sa respiration l'entourait d'un nuage blanchâtre.
En ce moment, une main se posa sur son épaule. Il tressaillit et se retourna. Mrs. Paulina Barnett était devant lui.
«Il faut faire quelque chose, lieutenant Hobson, lui dit l'énergique femme, nous ne pouvons mourir ainsi sans nous défendre!
— Oui, répondit le lieutenant, sentant se réveiller en lui l'énergie morale, il faut faire quelque chose!»
Le lieutenant appela le sergent Long, Mac Nap et Rae le forgeron, c'est-à-dire les hommes les plus courageux de sa troupe. Accompagnés de Mrs. Paulina Barnett, ils se rendirent près de la fenêtre, et là, par la vitre qu'ils lavèrent à l'eau bouillante, ils consultèrent le thermomètre extérieur.
«Soixante-douze degrés! (40° centigr. au-dessous de zéro), s'écria Jasper Hobson. Mes amis, nous n'avons plus que deux partis à prendre: ou risquer notre vie pour renouveler la provision de combustible, ou brûler peu à peu les bancs, les lits, les cloisons, tout ce qui, dans cette maison, peut alimenter nos poêles! Mais c'est un expédient suprême, car le froid peut durer, et rien ne fait présager un changement de temps.
— Risquons-nous!» répondit le sergent Long. Ce fut aussi l'opinion de ses deux camarades. Aucune autre parole ne fut prononcée, et chacun se mit en mesure d'agir.
Voici ce qui fut convenu, et quelles précautions on dut prendre pour sauvegarder, autant que possible, la vie de ceux qui allaient se dévouer au salut commun.
Le hangar, dans lequel le bois était renfermé, s'élevait à cinquante pas environ sur la gauche et en arrière de la maison principale. On décida que l'un des hommes essayerait, en courant, de gagner ce hangar. Il devait emporter une longue corde roulée autour de lui et en traîner une autre, dont l'extrémité resterait entre les mains de ses compagnons. Une fois arrivé dans le hangar, il jetterait sur un des traîneaux remisés en cet endroit une charge de combustible; puis, fixant l'une des cordes à l'avant du traîneau, ce qui permettrait de le haler jusqu'à la maison, attachant l'autre à l'arrière, ce qui permettrait de le ramener au hangar, il établirait ainsi un va-et-vient entre le hangar et la maison, ce qui permettrait de renouveler sans trop de danger la provision de bois. Une secousse, imprimée à l'une ou l'autre corde, indiquerait que le traîneau était, ou chargé dans le hangar, ou déchargé dans la maison.
Ce plan était sagement imaginé, mais deux circonstances pouvaient le faire échouer: d'une part, il était possible que la porte du hangar, obstruée par la glace, fût très difficile à ouvrir; de l'autre, on pouvait craindre que les ours, abandonnant la toiture, ne vinssent s'interposer entre la maison et le magasin. C'étaient deux chances à courir.
Le sergent Long, Mac Nap et Rae offrirent tous les trois de se risquer. Mais le sergent fit observer que ses deux camarades étaient mariés, et il insista pour accomplir personnellement cette tâche. Quant au lieutenant, qui voulait tenter l'aventure:
«Monsieur Jasper, lui dit Mrs. Paulina Barnett, vous êtes notre chef, vous êtes utile à tous, et vous n'avez pas le droit de vous exposer. Laissez faire le sergent Long.»
Jasper Hobson comprit les devoirs que lui imposait sa situation, et, étant appelé à décider entre ses trois compagnons, il se prononça pour le sergent. Mrs. Paulina Barnett serra la main du brave Long.
Les autres habitants du fort, endormis ou assoupis, ignoraient la tentative qui allait être faite.
Deux longues cordes furent préparées. L'une, le sergent l'enroula autour de son corps, par-dessus de chaudes fourrures dont il se revêtit, et dont il avait pour une valeur de plus de mille livres sterling sur le dos. L'autre, il l'attacha à sa ceinture, à laquelle il suspendit un briquet et un revolver chargé. Puis, au moment de partir, il avala un demi-verre de brandevin, — ce qu'il appelait «boire un bon coup de combustible».
Jasper Hobson, Long, Rae et Mac Nap sortirent alors de la salle commune. Ils passèrent dans la cuisine, dont le fourneau venait de s'éteindre, et ils arrivèrent dans le couloir. De là, Rae montant jusqu'à la trappe du grenier, et l'entr'ouvrant, s'assura que les ours occupaient toujours le toit de la maison. C'était donc le moment d'agir.
La première porte du couloir fut ouverte. Jasper Hobson et ses compagnons, malgré leurs épaisses fourrures, se sentirent gelés jusqu'à la moelle des os. La seconde porte, qui donnait directement sur la cour, s'ouvrit alors devant eux. Ils reculèrent un instant, suffoqués. Instantanément, la vapeur humide, tenue en suspension dans le couloir, se condensa, et une neige fine en couvrit les murs et le plancher.
Le temps, au-dehors, était extraordinairement sec. Les étoiles resplendissaient avec un éclat extraordinaire. Le sergent Long, sans tarder un instant, s'élança au milieu de l'obscurité, entraînant dans sa course l'extrémité de la corde dont ses compagnons conservaient l'autre bout. La porte extérieure fut alors repoussée contre le chambranle, et Jasper Hobson, Mac Nap et Rae rentrèrent dans le couloir, dont ils fermèrent hermétiquement la seconde porte. Puis ils attendirent. Si Long n'était pas revenu après quelques minutes, on devait supposer que son entreprise avait réussi, et qu'installé dans le hangar, il formait le premier train de bois. Mais dix minutes au plus devaient suffire à cette opération, si toutefois la porte du magasin n'avait pas résisté. Pendant ce temps, Rae surveillait le grenier et les ours. Par cette nuit noire, on pouvait espérer que le rapide passage du sergent leur eût échappé.
Dix minutes après le départ du sergent, Jasper Hobson, Mac Nap et Rae rentrèrent dans l'étroit espace compris entre les deux portes du couloir, et là ils attendirent que le signal de haler le traîneau leur fût fait.
Cinq minutes s'écoulèrent. La corde dont ils tenaient le bout ne remua pas. Que l'on juge de leur anxiété! Le sergent était parti depuis un quart d'heure, laps de temps plus que suffisant pour le chargement du traîneau, et aucun avertissement n'était donné.
Jasper Hobson attendit quelques instants encore; puis, raidissant l'extrémité de la corde, il fit signe à ses compagnons de haler avec lui. Si le train de bois n'était pas prêt, le sergent saurait bien arrêter le halage.
La corde fut tirée vigoureusement. Un objet lourd vint en glissant peu à peu sur le sol. En quelques instants, cet objet arriva à la porte extérieure…
C'était le corps du sergent, attaché par la ceinture. L'infortuné Long n'avait pas même pu atteindre le hangar. Il était tombé en route, foudroyé par le froid. Son corps, exposé pendant près de vingt minutes à cette température, ne devait plus être qu'un cadavre.
Mac Nap et Rae, poussant un cri de désespoir, transportèrent le corps dans le couloir; mais, au moment où le lieutenant voulut refermer la porte extérieure, il sentit qu'elle était violemment repoussée. En même temps, un horrible grognement se fit entendre.
«À moi!» s'écria Jasper Hobson.
Mac Nap et Raë allaient se précipiter à son secours. Une autre personne les précéda. Ce fut Mrs. Paulina Barnett, qui vint joindre ses efforts à ceux du lieutenant pour refermer la porte. Mais la monstrueuse bête, s'y appuyant de tout le poids de son corps la repoussait peu à peu et allait forcer l'entrée du couloir…
Mrs. Paulina Barnett, saisissant alors un des pistolets passés à la ceinture de Jasper Hobson, attendit avec sang-froid l'instant où la tête de l'ours s'introduisait entre le chambranle et la porte, et elle le déchargea dans la gueule ouverte de l'animal.
L'ours tomba en arrière, frappé à mort sans doute, et la porte, refermée, put être barricadée solidement.
Aussitôt, le corps du sergent fut apporté dans la grande salle et étendu près du poêle. Mais les derniers charbons s'éteignaient alors! Comment le ranimer, ce malheureux?
Comment rappeler en lui cette vie dont tout symptôme semblait disparu?
«J'irai, moi! j'irai! s'écria le forgeron Rae, j'irai chercher ce bois, ou…
— Oui, Rae! dit une voix près de lui, et nous irons ensemble!».
C'était sa courageuse femme qui parlait ainsi.
«Non, mes amis, non! s'écria Jasper Hobson. Vous n'échapperiez ni au froid ni aux ours. Brûlons tout ce qui peut être brûlé ici, et ensuite, que Dieu nous sauve!»
Et alors, tous ces malheureux, à demi gelés, se relevèrent, la hache à la main, comme des fous. Les bancs, les tables, les cloisons, tout fut démoli, brisé, réduit en morceaux, et le poêle de la grande salle, le fourneau de la cuisine ronflèrent bientôt sous une flamme ardente, que quelques gouttes d'huile de morse activaient encore.
La température intérieure remonta d'une douzaine de degrés. Les soins les plus empressés furent prodigués au sergent. On le frotta de brandevin chaud, et peu à peu la circulation du sang se rétablit en lui. Les taches blanchâtres, dont certaines parties de son corps étaient couvertes, commencèrent à disparaître. Mais l'infortuné avait cruellement souffert, et plusieurs heures s'écoulèrent avant qu'il pût articuler une parole. On le coucha dans un lit brûlant, et Mrs. Paulina Barnett et Madge le veillèrent jusqu'au lendemain.
Cependant Jasper Hobson, Mac Nap et Rae cherchaient un moyen de sauver la situation, si effroyablement compromise. Il était évident que, dans deux jours au plus, ce nouveau combustible, emprunté à la maison même, manquerait aussi. Que deviendrait alors tout ce monde, si ce froid extrême persévérait? La lune était nouvelle depuis quarante-huit heures, et sa réapparition n'avait provoqué aucun changement de temps. Le vent du nord couvrait le pays de son souffle glacé. Le baromètre restait au «beau sec», et, de ce sol qui ne formait plus qu'un immense icefield, aucune vapeur ne se dégageait. On pouvait donc craindre que le froid ne fût pas près de cesser! Mais alors, quel parti prendre? Devait-on renouveler la tentative de retourner au bûcher, tentative que l'éveil donné aux ours rendait plus périlleuse encore? Était-il possible de combattre ces animaux en plein air? Non. C'eût été un acte de folie, qui aurait eu pour conséquence la perte de tous.
Toutefois, la température des chambres était redevenue plus supportable. Ce matin-là, Mrs. Joliffe servit un déjeuner composé de viandes chaudes et de thé. Les grogs brûlants ne furent pas épargnés, et le brave sergent Long put en prendre sa part. Ce feu bienfaisant des poêles, qui relevait la température, ranimait en même temps le moral de ces pauvres gens. Ils n'attendaient plus que les ordres de Jasper Hobson pour attaquer les ours. Mais le lieutenant, ne trouvant pas la partie égale, ne voulut pas risquer son monde. La journée semblait donc devoir s'écouler sans incident, quand, vers trois heures après midi, un grand bruit se fit entendre dans les combles de la maison.
«Les voilà!» s'écrièrent deux ou trois soldats, s'armant à la hâte de haches et de pistolets.
Il était évident que les ours, après avoir arraché un des chevrons de la toiture, avaient forcé l'entrée du grenier.
«Que personne ne quitte sa place! dit le lieutenant d'une voix calme. — Rae, la trappe!»
Le forgeron s'élança vers le couloir, gravit l'échelle et assujettit la trappe solidement.
On entendait un bruit épouvantable au-dessus du plafond, qui semblait fléchir sous le poids des ours. C'étaient des grognements, des coups de pattes, des coups de griffes formidables!
Cette invasion changeait-elle la situation? Le mal était-il aggravé ou non? Jasper Hobson et quelques-uns de ses compagnons se consultèrent à ce sujet. La plupart pensaient que leur situation s'était améliorée. Si les ours se trouvaient tous réunis dans ce grenier — ce qui paraissait probable —, peut-être était-il possible de les attaquer dans cet étroit espace, sans avoir à craindre que le froid n'asphyxiât les combattants ou ne leur arrachât les armes de la main. Certes, une attaque corps à corps avec ces carnassiers était extrêmement périlleuse; mais enfin, il n'y avait plus impossibilité physique à la tenter.
Restait donc à décider si l'on irait ou non combattre les assaillants dans le poste qu'ils occupaient, opération difficile et d'autant plus dangereuse, que, par l'étroite trappe, les soldats ne pouvaient pénétrer qu'un à un dans le grenier.
On comprend donc que Jasper Hobson hésitât à commencer l'attaque. Toute réflexion faite, et de l'avis du sergent et autres dont la bravoure était indiscutable, il résolut d'attendre. Peut-être un incident se produirait-il qui accroîtrait les chances? Il était presque impossible que les ours pussent déplacer les poutres du plafond, bien autrement solides que les chevrons de la toiture. Donc, impossibilité pour eux de descendre dans les chambres du rez-de-chaussée.
On attendit. La journée s'acheva. Pendant la nuit, personne ne put dormir, tant ces enragés firent de tapage!
Le lendemain, vers neuf heures, un nouvel incident vint compliquer la situation et obliger le lieutenant Hobson à agir.
On sait que les tuyaux des cheminées du poêle et du fourneau de la cuisine traversaient le grenier dans toute sa hauteur. Ces tuyaux, construits en briques de chaux et imparfaitement cimentés, pouvaient difficilement résister à une pression latérale. Or, il arriva que les ours, soit en s'attaquant directement à cette maçonnerie, soit en s'y appuyant pour profiter de la chaleur des foyers, la démolirent peu à peu. On entendit des morceaux de briques tomber à l'intérieur, et bientôt les poêles et le fourneau ne tirèrent plus.
C'était un irréparable malheur, qui, certainement, eût désespéré des gens moins énergiques. Il se compliqua encore. En effet, en même temps que les feux baissaient, une fumée noire, âcre, nauséabonde, produit de la combustion du bois et de l'huile, se répandit dans toute la maison. Les tuyaux étaient crevés au- dessous du plafond. En quelques minutes, cette fumée fut si épaisse, que la lumière des lampes disparut. Jasper Hobson se trouvait donc dans la nécessité de quitter la maison sous peine d'être asphyxié dans cette atmosphère irrespirable! Et quitter la maison, c'était périr de froid.
Quelques cris de femmes se firent entendre.
«Mes amis, s'écria le lieutenant, en s'emparant d'une hache, aux ours! aux ours!»
C'était le seul parti à prendre! Il fallait exterminer ces redoutables animaux. Tous, sans exception, se précipitèrent vers le couloir; ils s'élancèrent sur l'échelle, Jasper Hobson en tête. La trappe fut soulevée. Des coups de feu éclatèrent au milieu des noirs tourbillons de fumée. Il y eut des cris mêlés à des hurlements, du sang répandu. On se battait au milieu de la plus profonde obscurité…
Mais, en ce moment, quelques grondements terribles se firent entendre. De violentes secousses agitèrent le sol. La maison s'inclina comme si elle eût été arrachée de ses pilotis. Les poutres des murs se disjoignirent, et, par ces ouvertures, Jasper Hobson et ses compagnons stupéfaits purent voir les ours, épouvantés comme eux, s'enfuir en hurlant au milieu des ténèbres!