Le Peuple / Nos Fils
DEUXIÈME PARTIE
DE L'AFFRANCHISSEMENT PAR L'AMOUR.
LA NATURE
CHAPITRE PREMIER
L'instinct du peuple, peu étudié jusqu'ici.
Au moment de commencer cette vaste et difficile recherche, je m'aperçois d'une chose peu rassurante, c'est que je suis seul sur cette route; je n'y rencontre personne dont je puisse tirer secours. Seul! je n'en irai pas moins, plein de courage et d'espérance.
De nobles écrivains, d'un génie aristocratique, et qui toujours avaient peint les mœurs des classes élevées, se sont souvenus du peuple. Ils ont entrepris, dans leur bienveillante attention, de mettre le peuple à la mode. Ils sont sortis de leurs salons, ont descendu dans la rue, et demandé aux passants où le peuple demeurait. On leur a indiqué les bagnes, les prisons, les mauvais lieux.
Il est résulté de ce malentendu une chose très fâcheuse, c'est qu'ils ont produit un effet contraire à celui qu'ils avaient cherché. Ils ont choisi, peint, raconté, pour nous intéresser au peuple, ce qui devait naturellement éloigner et effrayer. «Quoi! le peuple est fait ainsi?» s'est écrié d'une voix la gent timide des bourgeois. «Vite, augmentons la police, armons-nous, fermons nos portes, et mettons-y le verrou!»
Il se trouve cependant, à bien regarder les choses, que ces artistes, grands dramaturges avant tout, ont peint, sous le nom du peuple, une classe fort limitée, dont la vie, toute d'accidents, de violences et de voies de fait, leur offrait un pittoresque facile, et des succès de terreur.
Criminalistes, économistes, peintres de mœurs, ils se sont occupés tous, à peu près exclusivement, d'un peuple exceptionnel:
De cette classe déclassée, qui nous effraye tous les ans du progrès du crime, du nombre des récidives. C'est un peuple bien connu qui, grâce à la publicité de nos tribunaux, à la lenteur consciencieuse de nos procédures, occupe ici dans l'attention une place qu'il n'obtient en nul pays de l'Europe. Les jugements secrets de l'Allemagne, la rapide justice anglaise, ne donnent aux criminels que l'on cache ou qu'on déporte, nulle illustration. L'Angleterre, deux ou trois fois plus riche que la France en ce genre, n'étale pas ainsi ses plaies. Ici, au contraire, il n'est aucune classe qui obtienne les honneurs d'une publicité plus complète.
Société étrange, qui vit aux dépens de l'autre, et qui n'en est pas moins suivie par elle avec intérêt; elle a ses journaux pour enregistrer ses gestes, arranger ses paroles et lui prêter de l'esprit. Elle a ses héros, ses illustres, que tout le monde connaît par leur nom, et qui viennent périodiquement aux assises nous raconter leurs campagnes.
Cette tribu d'élite qui a le privilège de poser presque seule devant les peintres du peuple, se recrute principalement dans la foule des grandes villes; nulle classe n'y contribue plus que la classe industrielle.
Ici encore les criminalistes ont dominé l'opinion; c'est à leur suite et sous leur inspiration que les économistes ont étudié ce qu'ils appelaient le peuple; pour eux, le peuple, c'est surtout l'ouvrier, et très spécialement l'ouvrier des manufactures. Cette façon de parler qui ne serait pas impropre en Angleterre, où la population industrielle fait les deux tiers du tout, l'est singulièrement en France, dans une grande nation agricole, où l'ouvrier ne fait pas la sixième partie de la population[58]. C'est une classe nombreuse, mais, enfin, une petite minorité. Ceux qui y vont chercher leurs modèles n'ont pas droit d'écrire au bas que c'est là le portrait du peuple.
Examinez bien ces foules spirituelles et corrompues de nos grandes villes qui occupent tant l'observateur, écoutez leur langage, recueillez leurs saillies, souvent heureuses: vous découvrirez une chose que personne n'a remarquée encore, c'est que ces gens qui parfois ne savent pas lire, n'en sont pas moins à leur manière des esprits très cultivés.
Les hommes qui vivent ensemble, et se touchent toujours, se développent nécessairement au simple contact, et comme par l'effet de la chaleur naturelle. Ils se donnent une éducation, mauvaise si l'on veut, mais enfin une éducation. La vie seule d'une grande ville où, sans vouloir rien apprendre, on s'instruit à chaque instant, où, pour avoir connaissance de mille choses nouvelles, il suffit d'aller dans la rue, de marcher les yeux ouverts, cette vue, cette ville, sachez-le bien, c'est une école. Ceux qui y vivent ne vivent nullement d'une vie instinctive et naturelle; ce sont des hommes cultivés, qui observent bien ou mal, et bien ou mal réfléchissent. Je les vois souvent très subtils et d'une subtilité mauvaise. Les effets d'une culture raffinée ne sont là que trop visibles.
Si vous voulez trouver dans le monde quelque chose de contraire à la nature, de directement opposé à tous les instincts de l'enfance, regardez cette créature artificielle qu'on nomme le gamin de Paris[59]. Plus artificiel encore, le dernier né du Diable, l'affreux petit homme de Londres qui à douze ans trafique, vole, boit du gin et va chez les filles.
Artistes, voilà donc vos modèles... Le bizarre, l'exceptionnel, le monstrueux, c'est là ce que vous cherchez. Moraliste, caricaturiste? Quelle différence aujourd'hui?
Un homme vint un jour proposer une mnémonique au grand Thémistocle. Il répondit amèrement: «Donne-moi donc plutôt un art d'oublier.»
Que Dieu me le donne, cet art, pour oublier aujourd'hui tous vos monstres, vos créations fantastiques, les exceptions choquantes dont vous embrouillez mon sujet. Vous allez, la loupe à la main, vous cherchez dans les ruisseaux, vous trouvez là je ne sais quoi de sale et d'immonde, et vous nous le rapportez: «Triomphe! Triomphe! Nous avons trouvé le peuple!»
Pour nous intéresser à lui, ils nous le montrent forçant les portes et crochetant les serrures. À ces récits pittoresques ils ajoutent les théories profondes par lesquelles le peuple, à les entendre, se justifie à lui-même cette guerre à la propriété... Vraiment, c'est une terrible misère pour lui, par-dessus tant d'autres, d'avoir ces imprudents amis. Ces actes, ces théories, ne sont nullement du peuple. La masse n'est sans doute ni pure ni irréprochable; mais enfin, si vous voulez la caractériser par l'idée qui la domine dans son immense majorité, vous la verrez occupée tout au contraire de fonder par le travail, l'économie, les moyens les plus respectables, l'œuvre immense qui fait la force de ce pays, la participation de tous à la propriété.
Je le disais, je me sens seul, et j'en serais attristé, si je n'avais avec moi ma foi et mon espérance. Je me vois faible, et de nature, et de mes travaux antérieurs, devant ce sujet immense, comme au pied d'un gigantesque monument que seul il me faut remuer... Ah! qu'il est aujourd'hui défiguré, chargé d'agrégations étrangères, de mousses et de moisissures, sali des pluies, de la terre, de l'injure des passants!... Le peintre, l'homme de l'art pour l'art, vient, regarde, et ce qui lui plaît, ce sont justement ces mousses... Moi, je voudrais les arracher. Ceci, peintre qui passez, ce n'est pas un jouet d'art, voyez-vous, c'est un autel!
Il faut que je perce la terre, que je découvre les bases profondes de ce monument; l'inscription, je le vois, est maintenant tout enfouie, cachée bien loin là-dessous... Je n'ai pour creuser là ni pioche, ni fer, ni pic; mes ongles y suffiront.
J'aurai peut-être le bonheur que j'eus il y a dix ans, lorsque je découvris à Holyrood deux curieux monuments. J'étais dans la fameuse chapelle qui, depuis longtemps n'ayant plus de toit, reçoit la pluie, le brouillard, et a couvert tous ses tombeaux d'une mousse épaisse, verdâtre. Le souvenir de l'ancienne alliance, si malheureusement perdue, me faisait regretter de ne pouvoir rien lire sur ces tombeaux des vieux amis de la France. Machinalement, j'écartai les mousses d'une de ces pierres, et je lus l'inscription d'un Français qui le premier avait pavé Édimbourg. Ma curiosité excitée me mena vers une autre pierre marquée d'une tête de mort. Cette tombe, tout à fait couchée, était ensevelie elle-même dans un linceul de moisissures. De mes ongles je grattai, n'ayant nul autre instrument, et je commençai à lire quelque chose d'une inscription latine, quatre mots presque effacés, que je déchiffrai à la longue, des mots d'un sens fort grave, bien propre à faire rêver et qui faisait soupçonner une destinée tragique. Ces mots étaient ceux-ci: «Legibus fidus, non regibus.» Fidèle aux lois, non aux rois[60].............................
Aujourd'hui encore je creuse... Je voudrais atteindre au fond de la terre. Mais ce n'est pas cette fois un monument de haine et de guerre civile que je voudrais exhumer... Ce que je veux, c'est au contraire de trouver, en descendant sous cette terre stérile et froide, les profondeurs où recommence la chaleur sociale, où se garde le trésor de la vie universelle, où se rouvriraient pour tous les sources taries de l'amour.
CHAPITRE II
L'instinct du peuple, altéré, mais puissant.
La critique m'attend au premier mot, et elle m'impose silence: «Vous avez fait en cent et quelques pages un long bilan des misères sociales, des servitudes attachées à chaque condition. Nous avons patienté, dans l'espoir qu'après les maux nous saurions enfin les remèdes. À des maux si réels, si positifs, tellement spécifiés, nous attendons que vous opposerez autre chose que des paroles vagues, une banale sentimentalité, des remèdes moraux, métaphysiques. Proposez des réformes précises; dressez, pour chaque abus, une formule nette de ce qu'il faut changer; adressez-la aux Chambres... Ou, si vous en restez aux plaintes, aux rêveries, il vaut mieux retourner à votre Moyen-âge que vous n'auriez pas dû quitter.»
Les remèdes spéciaux n'ont pas manqué, ce semble. Nous en avons quelque cinquante mille au Bulletin des Lois; nous y ajoutons tous les jours, et je ne vois pas que nous en allions mieux. Nos médecins législatifs traitent chaque symptôme, qui apparaît ici et là, comme une maladie isolée et distincte, et croient y remédier par telle application locale. Ils sentent peu la solidarité profonde de toutes les parties du corps social, et celle de toutes les questions qui s'y rapportent[61].
Hérodote nous conte que les Égyptiens, dans l'enfance de la science, avaient des médecins différents pour chaque partie du corps; l'un soignait le nez, l'autre l'oreille, tel le ventre, etc. Il leur importait peu que leurs remèdes s'accordassent; chacun d'eux travaillait à part, sans déranger les autres; si, chaque membre guéri, l'homme mourait, c'était son affaire.
J'ai eu, je l'avoue, un autre idéal de la médecine. Il m'a paru, qu'avant tout remède extérieur et local, il ne serait pas inutile de s'informer du mal intérieur qui produit tous ces symptômes. Ce mal, c'est, selon moi, le refroidissement, la paralysie du cœur qui fait l'insociabilité; et celle-ci tient surtout à l'idée fausse que nous pouvons impunément nous isoler, que nous n'avons aucun besoin des autres. Les classes riches et cultivées spécialement s'imaginent qu'elles n'ont rien à voir avec l'instinct du peuple, que leur science de livres suffit à tout, que les hommes d'action ne leur apprendraient rien. Il m'a fallu, pour les éclairer, approfondir ce qu'il y a de fécond dans les facultés instinctives et actives. Cette route était longue, mais légitime, et nulle autre ne l'était.
J'apporte à cet examen trois choses avec moi. Quand je disais tout à l'heure que j'étais seul, j'avais tort.
1o J'apporte l'observation du présent, observation d'autant plus sérieuse qu'en moi elle n'est pas seulement du dehors, mais aussi du dedans. Fils du peuple, j'ai vécu avec lui, je le connais, c'est moi-même... Comment pourrais-je, étant ainsi au fond des choses, me fourvoyer, comme d'autres, et m'en aller prendre l'exception pour la règle, les monstruosités pour la nature.
2o Mon deuxième avantage, c'est que m'occupant moins de telle nouveauté dans les mœurs, de telle classe spéciale, née d'hier, mais me tenant dans la généralité légitime de la masse, je la relie sans peine à son passé. Les changements, dans les classes inférieures, sont bien plus lents qu'en haut. Je ne vois point naître cette masse brusquement, par hasard, comme un monstre éphémère qui jaillirait du sol; je la vois qui descend par une génération légitime du fond de l'histoire. La vie est moins mystérieuse quand on sait la naissance, les aïeux et les précédents, quand on a vu longtemps comment l'être vivant existait, pour ainsi parler, bien avant de naître.
3o Prenant ainsi ce peuple dans son présent et son passé, je vois ses rapports nécessaires se rétablir avec les autres peuples, à quelque degré de civilisation ou de barbarie qu'ils soient parvenus. Ils s'expliquent tous entre eux, et se commentent. À telle question que vous posez sur l'un, c'est l'autre qui répond. Tel détail, par exemple, dans les habitudes de nos montagnards des Pyrénées, d'Auvergne, vous le trouvez grossier; moi, je le vois barbare; comme tel, je le comprends, je le classe, j'en sais la place et la valeur dans la vie générale. Que de choses, effacées à demi dans nos mœurs populaires, semblaient inexplicables, dépourvues de raison et de sens, et qui, reparaissant pour moi dans leur accord avec l'inspiration primitive, se sont trouvées n'être autre chose que la sagesse d'un monde oublié... Pauvres débris sans forme que je rencontrais sans les reconnaître, mais, par je ne sais quel pressentiment, je ne voulais pas les laisser traîner sur le chemin; au hasard, je les ramassais, j'en remplissais les pans de mon manteau... Puis, en bien regardant, je découvrais avec une émotion religieuse que ce n'était ni pierre ni caillou que j'avais rapporté, mais les os de mes pères[62].
Cette critique du présent par le passé, par la comparaison variée des peuples, des âges différents, je ne pouvais la faire dans ce petit livre. Elle ne m'en a pas moins servi à contrôler, à éclairer les résultats que me donnaient sur nos mœurs actuelles l'observation, la lecture, l'information de toute espèce.
«Mais dira-t-on, ce contrôle lui-même n'a-t-il pas son danger? Cette critique n'est-elle pas hardie? Le peuple que nous voyons, conserve-t-il quelque rapport sérieux avec ses origines? Prosaïque à ce point, peut-il rappeler en rien les tribus qui, dans leur barbarie, gardent un souffle poétique?... Nous ne prétendons pas que la fécondité, la puissance créatrice ait manqué aux masses populaires. Elles produisent, à l'état sauvage ou barbare; les chants nationaux de tous les peuples primitifs le témoignent assez. Elles produisent aussi, lorsque, transformées par la culture, elles s'approchent des classes supérieures et s'y mêlent. Mais le peuple qui n'a ni l'inspiration primitive ni la culture, le peuple qui n'est ni civilisé ni sauvage, qui est, dans l'état intermédiaire, tout à la fois vulgaire et rude, ne reste-t-il pas impuissant?... Les sauvages eux-mêmes, qui ont naturellement beaucoup d'élévation et de poésie, voient avec dégoût nos émigrants, sortis de ces populations grossières.»
Je ne conteste pas l'état de dépression, de dégénération physique, parfois morale, où se trouve aujourd'hui le peuple, surtout celui des villes. Toute la masse des travaux pesants, toute la charge que, dans l'Antiquité, l'esclave portait seul, s'est trouvée aujourd'hui partagée entre les hommes libres des classes inférieures. Tous participent aux misères, aux vulgarités prosaïques, aux laideurs de l'esclavage. Les races les plus heureusement nées, nos jolies races du Midi, par exemple, si vives et si chanteuses, sont tristement courbées par le travail. Le pis, c'est qu'aujourd'hui l'âme est souvent aussi courbée que les épaules; la misère, le besoin, la peur de l'usurier, du garnisaire, quoi de moins poétique?
Le peuple a moins de poésie en lui-même, et il en trouve moins dans la société qui l'entoure. Cette société a du moins rarement le genre de poésie qu'il peut apprécier, le détail saisissant dans le pittoresque ou le pathétique. Si elle a une haute poésie, c'est dans les harmonies, souvent très compliquées, qu'un œil peu exercé ne saisit pas.
L'homme pauvre et seul, entouré de ces objets immenses, de ces énormes forces collectives qui l'entraînent, sans qu'il les comprenne, se sent faible, humilié. Il n'a nullement l'orgueil qui rendit jadis si puissant le génie individuel. Si l'interprétation lui manque, il reste découragé devant cette grande société qui lui semble si forte, si sage et si savante. Tout ce qui vient du centre lumineux, il l'accepte, le préfère sans difficulté à ses propres conceptions. Devant cette sagesse, la petite muse populaire se contient, elle n'ose souffler. La première impose à cette villageoise, la fait taire, ou même lui fait chanter ses chants. C'est ainsi que nous avons vu Béranger, dans sa forme exquise et noblement classique, devenir le chansonnier national, envahir tout le peuple, remplacer les vieux chants des villages, jusqu'aux mélodies antiques que chantaient nos matelots. Les poètes ouvriers des derniers temps ont imité les rythmes de Lamartine, s'abdiquant, autant qu'il était en eux, et sacrifiant trop souvent ce qu'ils pouvaient avoir d'originalité populaire.
Le tort du peuple, quand il écrit, c'est toujours de sortir de son cœur, où est sa force, pour aller emprunter aux classes supérieures des abstractions, des généralités. Il a un grand avantage, mais qu'il n'apprécie nullement, celui de ne pas savoir la langue convenue, de n'être pas, comme nous le sommes, obsédé, poursuivi de phrases toutes faites, de formules, qui viennent d'elles-mêmes, lorsque nous écrivons, se poser sur notre papier. Voilà justement ce que nous envient, ce que nous empruntent, autant qu'ils peuvent, les littérateurs ouvriers. Ils s'habillent, ils mettent des gants pour écrire, et perdent ainsi la supériorité que donnent au peuple, quand il sait s'en servir, sa main forte et son bras puissant.
Qu'importe? Pourquoi demander à des hommes d'action quels sont leurs écrits? Les vrais produits du génie populaire, ce ne sont pas des livres, ce sont des actes courageux, des mots spirituels, des paroles chaleureuses, inspirées, comme je les recueille tous les jours dans la rue, sortant d'une bouche vulgaire, de celle qui semblait le moins faite pour l'inspiration. Cet homme, au reste, qui vous repousse par la vulgarité, ôtez-lui son vieux vêtement, mettez-lui l'uniforme, le sabre, le fusil, un tambour, un drapeau en avant... On ne le reconnaît plus; c'est un autre homme. Le premier, où est-il? impossible de le retrouver.
La dépression, la dégénération, n'est qu'extérieure. Le fonds subsiste. Cette race a toujours du vin dans le sang; en ceux même qui semblent le plus éteints, vous retrouverez une étincelle. Toujours l'énergie militaire, toujours l'insouciance courageuse, grande parade d'esprit indépendant. Cette indépendance qu'ils ne savent où placer (entravés, comme ils sont, de toutes parts), ils la mettent trop souvent dans les vices, et se vantent d'être pires qu'ils ne sont. Exactement le contraire des Anglais.
Entraves extérieures, vie forte qui réclame au dedans, ce contraste produit beaucoup de faux mouvements, une discordance dans les actes, les paroles, qui choque au premier regard. Elle fait aussi que l'Europe aristocratique se plaît à confondre le peuple de France avec les peuples imaginatifs et gesticulateurs, comme les Italiens, les Irlandais, Gallois, etc. Ce qui l'en distingue d'une manière très forte et très tranchée, c'est que dans ses plus grands écarts, dans ses saillies d'imagination, dans ce qu'on aime à appeler ses accès de Don Quichottisme, il garde le bon sens. Aux moments les plus exaltés, une parole ferme et froide indique que l'homme n'a pas perdu terre, qu'il n'est pas dupe lui-même de son exaltation.
Ceci regarde le caractère français en général. Pour revenir au peuple spécialement, remarquons que l'instinct qui domine chez lui, lui donne pour l'action un avantage immense. La pensée réfléchie n'arrive à l'action que par tous les intermédiaires de délibération et de discussion; elle arrive à travers tant de choses que souvent elle n'arrive pas. Au contraire, la pensée instinctive touche à l'acte, est presque l'acte; elle est presque en même temps une idée et une action.
Les classes que nous appelons inférieures, et qui suivent de plus près l'instinct, sont par cela même éminemment capables d'action, toujours prêtes à agir. Nous autres, gens cultivés, nous jasons, nous disputons, nous répandons en paroles ce que nous avons d'énergie. Nous nous énervons par la dispersion de l'esprit, par le vain amusement de courir de livre en livre, ou de les faire battre entre eux. Nous avons de grandes colères sur de petits sujets; nous trouvons de fortes injures, de grandes menaces d'action... Cela dit, nous ne faisons rien, nous n'agissons pas... Nous passons à d'autres disputes.
Eux, ils ne parlent pas tant, ils ne s'enrouent pas à crier, comme font les savants et les vieilles. Mais qu'il vienne une occasion, sans faire bruit, ils en profitent, ils agissent avec vigueur. L'économie des paroles profite à l'énergie des actes.
Cela posé, prenons pour juges entre ces classes les hommes héroïques de l'Antiquité ou du Moyen-âge, et demandons-leur lesquels, de ceux qui parlent ou de ceux qui agissent, constituent l'aristocratie. Ils répondront: «Ceux qui agissent», sans la moindre hésitation.
Si l'on aimait mieux placer la supériorité dans le bon sens et le bon jugement, je ne sais trop dans quelle classe on trouverait un homme plus sensé que le vieux paysan de France. Sans parler de sa finesse en matière d'intérêt, il connaît bien les hommes, il devine la société qu'il n'a pas vue. Il a beaucoup de réflexion intérieure, et une prescience singulière des choses naturelles. Il juge du ciel, et parfois de la terre, mieux qu'un augure de l'Antiquité.
Sous l'apparence d'une vie toute physique et végétative, ces gens-là songent, rêvent, et ce qui est rêve chez le jeune homme, devient chez le vieillard réflexion et sagesse. Nous autres, nous avons tous les secours qui peuvent provoquer, soutenir et fixer la méditation. Mais, d'autre part, plus mêlés à la vie, aux plaisirs, aux vaines conversations, nous pouvons rarement réfléchir, et le voulons encore moins. L'homme du peuple au contraire trouve souvent dans la nature de son travail une solitude obligée. Isolé par la culture des champs, isolé par les métiers bruyants qui créent dans la foule même une solitude, il faut, s'il ne veut périr d'ennui, qu'en lui l'âme se tourne vers elle-même, qu'elle converse avec l'âme.
Les femmes du peuple particulièrement, obligées bien plus que les autres d'être la providence de la famille, celle de leur mari même, forcées tous les jours d'employer avec lui infiniment d'adresse et de vertueuses ruses, atteignent parfois à la longue un degré étonnant de maturité. J'en ai vu qui, vers la fin de l'âge, ayant conservé, à travers tant de rudes épreuves, les meilleurs instincts, s'étant toujours cultivées par la réflexion, élevées par le progrès naturel d'une vie dévouée et pure, n'étaient plus du tout de leur classe, ni, je crois, d'aucune, mais vraiment supérieures à toutes. Elles étaient extraordinairement prudentes, pénétrantes, dans les matières même sur lesquelles vous ne leur auriez supposé aucune expérience. Elles voyaient d'une vue si nette dans les probabilités, qu'on leur aurait cru volontiers un esprit de divination. Nulle part je n'ai rencontré une telle association de deux choses qu'on croit ordinairement très distinctes et même opposées, la sagesse du monde et l'esprit de Dieu.
CHAPITRE III
Le peuple gagne-t-il beaucoup à sacrifier son instinct? Classes
bâtardes.
Ce paysan dont nous parlions, cet homme si avisé, si sage, a pourtant une idée fixe: c'est que son fils ne soit pas paysan, qu'il monte, qu'il devienne un bourgeois. Il n'y réussit que trop bien. Ce fils, qui fait ses classes, qui devient M. le curé, M. l'avocat, M. le fabricant, vous le reconnaîtrez sans peine. Rouge et de forte race, il remplira tout, occupera tout de son activité vulgaire; ce sera un parleur, un politique, un homme important, de grand vol, qui n'a plus rien de commun avec les petites gens. Vous le trouverez partout dans le monde, avec sa voix qui couvre tout, et cachant sous des gants glacés les grosses mains de son père.
Je m'exprime mal; le père les eut fortes, et le fils les a grosses. Le père, sans nul doute, était plus nerveux et plus fin. Il était bien plus près de l'aristocratie. Il ne parlait pas tant, et il allait au but.
Le fils a-t-il monté en quittant la condition de son père? y a-t-il eu progrès de l'un à l'autre?... Oui, sans nul doute, pour la culture et le savoir. Non, pour l'originalité et la distinction réelle.
Tous quittent aujourd'hui leur condition; ils montent ou croient monter. Cinq cent mille ouvriers, en trente ans, ont pris patente et sont devenus maîtres. Le nombre des journaliers des campagnes qui sont devenus propriétaires ne peut se calculer. Les professions dites libérales ont recruté immensément dans les rangs inférieurs; les voilà pleines, combles.
Un changement profond est résulté de tout cela, dans les idées et la moralité. L'homme fait son âme sur sa situation matérielle; chose étrange! il y a âme de pauvre, âme de riche, âme de marchand... Il semble que l'homme ne soit que l'accessoire de la fortune.
Il y a eu, entre les classes, non pas union et association, mais mélange rapide et grossier. Sans doute il fallait bien qu'il en fût ainsi pour neutraliser les obstacles, autrement insurmontables, que rencontrait l'égalité nouvelle. Mais ce changement n'en a pas moins eu pour résultat d'empreindre l'art, la littérature, toutes choses d'une grande vulgarité. Les gens aisés, même les riches, s'accommodent à merveille de choses médiocres, à bas prix; vous rencontrez dans telle maison de grand luxe des objets communs, laids et vils; on veut l'art au rabais. La chose qui fait la vraie noblesse, la puissance du sacrifice, est celle qui fait défaut à l'enrichi; elle lui manque dans l'art, autant que dans la politique. Il ne sait rien sacrifier, même dans son intérêt réel. Cette infirmité morale le suit dans ses jouissances même, et dans ses vanités, les rend vulgaires, mesquines.
Cette classe de toutes classes, ce mélange bâtard qui s'est fait si vite, et qui faiblit déjà, sera-t-il productif? j'en doute. Le mulet est stérile.
Un peuple qui, comparé aux peuples militaires (France, Pologne, etc.), me paraît être le peuple éminemment bourgeois, l'Anglais, peut nous éclairer sur les chances futures de la bourgeoisie. Nul autre au monde n'a eu plus de changements de classes, et nul n'a mis plus d'adresse à déguiser en lords l'enrichi, le fils du marchand. Ceux-ci, qui, aux deux derniers siècles ont renouvelé toute la noblesse anglaise, ont eu une attention singulière à conserver, avec les noms et les armes, les manoirs vénérables, les meubles, les collections héréditaires; ils ont été jusqu'à copier, de manières et de caractères, les familles antiques dont ils occupaient le foyer. Avec un orgueil soutenu, ils ont, dans l'attitude, dans le parler, dans toute chose de forme, représenté, joué ces vieux barons. Eh bien! qu'ont-ils produit avec tout ce travail, cet art de conserver la tradition, de fabriquer du vieux? Ils ont fait une noblesse sérieuse, qui a beaucoup d'esprit de suite, mais, au fond, de peu de ressources, de peu d'invention politique, nullement digne des grandes circonstances dans lesquelles se trouve et se trouvera l'Empire britannique. Où est, je vous prie, l'Angleterre de Shakespeare, de Bacon? La bourgeoisie (déguisée, anoblie, peu m'importe) a dominé depuis Cromwell; la puissance, la richesse, ont augmenté incalculablement; la moyenne de culture s'est élevée, mais en même temps je ne sais quelle triste égalité s'est établie entre les gentlemen, une ressemblance universelle des hommes et des choses. Vous distinguez à peine dans leur élégante écriture une lettre d'une lettre, ni dans leurs villes une maison d'une maison, ni dans leur peuple un Anglais d'un Anglais.
Pour revenir, je croirais volontiers que dans l'avenir, les grandes originalités inventives appartiendront aux hommes qui ne se perdront point dans ces moyennes bâtardes où s'énerve tout caractère natif. Il se trouvera des hommes forts qui ne voudront pas monter; qui, nés peuple, voudront rester peuple. S'élever à l'aisance, à la bonne heure; mais entrer dans la bourgeoisie, changer de condition et d'habitudes, cela leur paraîtra peu souhaitable; ils sentiront qu'ils y gagneraient peu. La forte sève, le large instinct des masses, le courage de l'esprit, tout cela se conserve mieux chez le travailleur, lorsqu'il n'est point brisé par le travail, lorsqu'il a la vie un peu facile, avec quelques loisirs.
J'ai eu sous les yeux deux exemples d'hommes qui, avec beaucoup de sens, n'ont pas voulu monter. L'un, ouvrier d'une manufacture, intelligent et recueilli, avait toujours refusé d'être contre-maître, craignant la responsabilité, les reproches, le dur contact du manufacturier, aimant mieux travailler silencieux, seul avec sa pensée. Son admirable paix intérieure, qui rappelait celle des ouvriers mystiques dont j'ai parlé, était perdue, s'il avait accepté cette position nouvelle.
L'autre, fils de cordonnier, ayant fait des études classiques, son droit même, et reçu avocat, obéit sans murmurer aux nécessités de sa famille et reprit le métier paternel, montrant qu'une âme forte peut indifféremment ou monter ou descendre. Sa résignation a été récompensée. Cet homme, qui ne chercha pas la gloire, l'a maintenant dans son fils, qui, doué d'un don singulier, prit dans le métier même le sentiment de l'art, et qui plus tard est devenu l'un des plus grands peintres de l'époque.
Les changements continuels de conditions, de métiers, d'habitudes, empêchent tout perfectionnement intérieur; ils produisent ces mélanges qui sont tout à la fois vulgaires, prétentieux, inféconds. Celui qui, dans un instrument, sous prétexte d'améliorer les cordes, changerait leur valeur, et les rapprocherait toutes d'une moyenne commune, au fond il les aurait annulées, rendu l'instrument inutile, l'harmonie impossible.
Rester soi, c'est une grande force, une chance d'originalité. Si la fortune change, tant mieux; mais que la nature reste. L'homme du peuple doit y regarder, avant d'étouffer son instinct, pour se mettre à la suite des beaux esprits bourgeois. S'il reste fidèle à son métier et qu'il le change, comme Jacquart; si d'un métier il fait un art, comme Bernard Palissy, quelle gloire plus grande aurait-il en ce monde?
CHAPITRE IV
Des simples.—L'enfant, interprète du peuple.
Celui qui veut connaître les dons les plus hauts de l'instinct du peuple, doit faire peu d'attention aux esprits mixtes, bâtards, demi-cultivés, qui participent aux qualités et aux défauts des classes bourgeoises. Ce qu'il doit chercher et étudier, ce sont spécialement les simples.
Les simples sont en général ceux qui divisent peu la pensée, qui, n'étant pas armés des machines d'analyse et d'abstraction, voient chaque chose une, entière, concrète, comme la vie la présente.
Les simples font un grand peuple. Il y a les simples de nature, et les simples de culture, les pauvres d'esprit qui ne distingueront jamais, les enfants qui ne distinguent pas encore, les paysans, les gens du peuple qui n'en ont pas l'habitude.
Le scolastique, le critique, l'homme d'analyse, de nisi, de distinguo, regarde de haut les simples. Ils ont cependant l'avantage, ne divisant pas, de voir ordinairement les choses à leur état naturel, organisées et vivantes. Donnant peu à la réflexion, ils sont souvent riches d'instinct. L'inspiration n'est pas rare dans ces classes d'hommes, quelquefois même une sorte de divination. On trouve parmi eux des personnes tout à fait à part, qui conservent, dans une vie prosaïque, ce qui est la plus haute poésie morale, la simplicité du cœur. Rien de plus rare que de garder ces dons divins de l'enfance; cela suppose ordinairement une grâce particulière et une sorte de sainteté.
Il faudrait l'avoir, cette grâce, pour en parler seulement. La science n'exclut nullement la simplicité, il est vrai; mais elle ne la donne pas. La volonté y fait peu.
Le grand légiste de Toulouse, au point le plus difficile de son œuvre, s'arrête et prie son auditoire de demander pour lui une lumière spéciale en matière si subtile. Combien plus en avons-nous besoin! et moi, et vous, amis, qui me lisez! Combien il nous faudrait obtenir, non un don de subtilité, mais de simplicité au contraire et d'enfance de cœur!
Il ne faut plus que les sages se contentent de dire: «Laissez venir les petits.» Il faut qu'ils aillent à eux. Ils ont beaucoup à apprendre au milieu de ces enfants. Ce qu'ils ont de mieux à faire, c'est d'ajourner leur étude, de bien serrer leurs livres qui leur ont servi de peu, et de s'en aller bonnement, parmi les mères et les nourrices, désapprendre et oublier.
Oublier? non, mais plutôt encore réformer leur sagesse, la contrôler par l'instinct de ceux qui sont plus près de Dieu, la rectifier en la mettant à cette petite mesure, et se dire que la science des trois mondes ne contient pas plus qu'il n'y a dans un berceau.
Pour ne parler que du sujet qui nous occupe, nul n'y pénétrera profondément s'il n'a bien observé l'enfant. L'enfant est l'interprète du peuple. Que dis-je? il est le peuple même, dans sa vérité native, avant qu'il ne soit déformé, le peuple sans vulgarité, sans rudesse, sans envie, n'inspirant ni défiance ni répulsion. Non seulement il l'interprète, mais il le justifie et l'innocente en bien des choses; telle parole que vous trouvez rude et grossière dans la bouche d'un homme rude, dans celle de votre enfant vous la trouvez (ce qu'elle est véritablement) naïve; vous apprenez ainsi à vous défendre d'injustes préventions. L'enfant étant, comme le peuple, dans une heureuse ignorance du langage convenu, des formules et des phrases faites qui dispensent d'invention, vous montre, par son exemple, comment le peuple est obligé de chercher son langage et de le trouver sans cesse; l'un et l'autre trouvent souvent avec une heureuse énergie.
C'est encore par l'enfant que vous pouvez apprécier ce que le peuple, tout changé qu'il est, garde encore de jeune et de primitif. Votre fils, comme le paysan de Bretagne et des Pyrénées, parle à chaque instant la langue de la Bible ou de l'Iliade. La critique la plus hardie des Vico, des Wolf, des Niebuhr, n'est rien en comparaison des lumineux et profonds éclairs que certains mots de l'enfant vous ouvriront tout à coup dans la nuit de l'Antiquité. Que de fois en observant la forme historique et narrative qu'il donne aux idées même abstraites, vous sentirez comment les peuples enfants ont dû narrer leurs dogmes en légendes, et faire une histoire de chaque vérité morale!... C'est là, ô sages, qu'il nous faut bien nous taire... Entourons, écoutons ce jeune maître des vieux temps; il n'a nullement besoin pour nous instruire de pénétrer ce qu'il dit; mais c'est comme un témoin vivant; «il y était, il en sait mieux le conte».
En lui, comme chez les peuples jeunes, tout est encore concentré, à l'état concret et vivant. Il nous suffit de le regarder, pour sentir l'état singulièrement abstrait où nous sommes arrivés aujourd'hui. Beaucoup d'abstractions creuses ne tiennent pas à cet examen. Nos enfants de France surtout, qui sont si vifs et si parleurs, avec un bon sens très précoce, nous ramènent sans cesse aux réalités. Ces innocents critiques ne laissent pas d'être embarrassants pour le sage. Leurs naïves questions lui présentent trop souvent l'insoluble nœud des choses. Ils n'ont pas appris, comme nous, à tourner les difficultés, à éviter tels problèmes, qu'il semble convenu, entre sages, de n'approfondir jamais. Leur hardie petite logique va toujours droit devant elle. Nulle absurdité sacrée n'aurait tenu en ce monde, si l'homme n'avait fait taire les objections de l'enfant. De quatre à douze ans surtout, c'est l'époque raisonneuse; entre la lactation et l'apparition du sexe, ils semblent plus légers, moins matériels, plus vifs d'esprit qu'ils ne sont après. Un éminent grammairien, qui n'a jamais voulu vivre qu'avec les enfants, me disait qu'à cet âge il leur trouvait la capacité des plus subtiles abstractions.
Ils perdent infiniment à se dégrossir si vite, à passer rapidement de la vie instinctive à la vie de réflexion. Jusque-là, ils vivaient sur le large fonds de l'instinct, ils nageaient dans la mer de lait. Lorsque de cette mer obscure et féconde, la logique commence à dégager quelques filets lumineux, il y a progrès sans doute, progrès nécessaire qui est une condition de la vie; mais ce progrès en un sens n'en est pas moins une chute. L'enfant se fait homme alors, et c'était un petit dieu.
La première enfance et la mort, ce sont les moments où l'infini rayonne en l'homme, la grâce: prenez ce mot au sens de l'art ou de la théologie. Grâce mobile du petit enfant qui joue et s'essaye à la vie, grâce austère et solennelle du mourant où la vie s'achève, toujours la grâce divine. Rien qui fasse mieux sentir la grande parole biblique: «Vous êtes des Dieux, vous serez des Dieux.»
Apelle et Corrège étudiaient sans cesse ces moments divins. Corrège passait les jours à voir jouer les petits enfants. Apelle, dit un ancien, n'aimait à peindre que des personnes mourantes.
En ces jours d'arrivée, de départ, de passage entre deux mondes, l'homme semble les contenir tous ensemble[63]. La vie instinctive où il est alors plongé, est comme l'aube et le crépuscule de la pensée, plus vague que la pensée sans doute, mais combien plus vaste! Tout le travail intermédiaire de la vie raisonneuse et réfléchie est comme une ligne étroite qui part de l'immensité obscure et qui y retourne. Si vous voulez le bien sentir, étudiez de près l'enfant, le mourant. Placez-vous à leur chevet, observez, faites silence.
J'ai malheureusement eu trop d'occasions de contempler les approches de la mort, et sur des personnes chères. Je me rappelle spécialement une longue journée d'hiver que je passai entre le lit d'une mourante et la lecture d'Isaïe. Ce spectacle, très pénible, était celui d'un combat entre la veille et le sommeil, un songe laborieux de l'homme qui se soulevait, retombait... Les yeux qui nageaient dans le vide exprimaient, avec une vérité douloureuse, l'incertitude entre deux mondes. La pensée obscure et vaste roulait toute la vie écoulée, et elle s'agrandissait de pressentiments immenses... Le témoin de cette grande lutte qui en partageait le flux, le reflux, toutes les anxiétés, se serrait, comme en un naufrage, à cette ferme croyance, qu'une âme qui, tout en revenant à nos instincts primitifs, anticipait déjà dans celui du monde inconnu, ne pouvait s'acheminer par là à l'anéantissement.
Tout faisait supposer plutôt qu'elle allait de ce double instinct douer quelque jeune existence, qui reprendrait plus heureusement l'œuvre de la vie, et donnerait aux rêves de cette âme, à ses pensées commencées, à ses volontés muettes, les voix qui leur avaient manqué[64].
Une chose frappe toujours en observant les enfants et les mourants, c'est la noblesse parfaite dont la nature les empreint. L'homme naît noble, et il meurt noble; il faut tout le travail de la vie pour devenir grossier, ignoble, pour créer l'inégalité.
Voyez cet enfant que sa mère à genoux nommait si bien son Jésus... La société, l'éducation l'ont changé bien vite. L'infini qui était en lui, et qui le divinisait, va disparaissant; il se caractérise, il est vrai, se précise, mais se rétrécit.... La logique, la critique, taille, sculpte impitoyablement dans ce qui lui semble un bloc; dur statuaire dont le fer mord dans la matière trop tendre, chaque coup abat des plans entiers... Ah! que le voilà déjà maigre, mutilé! La noble ampleur de sa nature, où est-elle maintenant?... Le pis, c'est que, sous l'influence d'une éducation si rude, il ne sera pas seulement faible et stérile, mais deviendra vulgaire.
Quand nous regrettons notre enfance, ce n'est pas tant la vie, les années qui alors étaient devant nous, c'est notre noblesse que nous regrettons. Nous avions alors en effet cette naïve dignité de l'être qui n'a pas ployé encore, l'égalité avec tous; tous jeunes alors, tous beaux, tous libres... Patientons, cela doit revenir; l'inégalité n'est que pour la vie; égalité, liberté, noblesse, tout nous revient par la mort.
Hélas! ce moment ne revient que trop vite pour le grand nombre des enfants. On ne veut voir dans l'enfance qu'un apprentissage de la vie, une préparation à vivre, et la plupart ne vivent point. On veut qu'ils soient heureux «plus tard», et pour assurer le bonheur de ces années incertaines, on accable d'ennui et de douleur le petit moment qu'ils ont d'assuré...[65].
Non, l'enfance n'est pas seulement un âge, un degré de la vie, c'est un peuple, le peuple innocent... Cette fleur du genre humain, qui généralement n'a que peu à vivre, suit la nature, au sein de laquelle elle doit bientôt retomber... Et c'est justement la nature que l'on veut dompter en elle. L'homme qui, pour lui-même, s'éloigne de la barbarie du Moyen-âge, la maintient encore pour l'enfant, partant toujours du principe inhumain, que notre nature est mauvaise, que l'éducation n'en est pas la bonne économie, mais la réforme, que l'art et la sagesse humaine doivent amender, châtier l'instinct que Dieu nous donna.
CHAPITRE V
L'instinct naturel de l'enfant est-il pervers?[66]
L'instinct humain est-il perverti d'avance? L'homme est-il méchant de naissance? l'enfant que je reçois dans mes bras, sortant du sein de sa mère, serait-ce un petit damné?
À cette question atroce, qui coûte rien qu'à l'écrire, le Moyen-âge, sans pitié, sans hésitation, répond: Oui.
Quoi! cette créature qui semble tellement désarmée, innocente, sur qui la nature entière s'attendrit, que la louve ou la lionne viendrait allaiter, au défaut de la mère, elle n'a que l'instinct du mal, le souffle de celui qui perdit Adam? elle appartiendrait au Diable, si l'on ne se hâtait de l'exorciser? Même après, si elle meurt dans les bras de sa nourrice, elle est jugée, elle est en péril de damnation, elle peut être jetée aux bêtes noires de l'enfer! «Ne livre pas aux bêtes, dit l'Église, les âmes qui te portent témoignage!» Et comment celui-ci témoignerait-il? il ne peut comprendre encore, ni parler.
En visitant, au mois d'août 1843, quelques cimetières des environs de Lucerne, j'y trouvai une bien naïve et douloureuse expression des terreurs religieuses. Au pied de chaque tombe se trouvait (selon un usage antique) un bénitier, pour garder le mort jour et nuit et empêcher que les Bêtes de l'enfer ne vinssent prendre ce corps, le vexer, le promener, en faire un vampire. Pour l'âme, hélas! on n'avait nul moyen de la défendre; cette peur cruelle était avouée dans plusieurs inscriptions. Je restai longtemps devant celle-ci, sans pouvoir m'en arracher: «Je suis un enfant de deux ans... Quelle chose terrible est-ce donc pour un enfant si petit de s'en aller au Jugement et de comparaître déjà devant la face de Dieu!» Je fondis en larmes, j'avais entrevu l'abîme du désespoir maternel!
Les quartiers indigents de nos grandes villes, ces vastes officines de mort où les femmes, misérablement fécondes, n'enfantent que pour pleurer, nous donnent quelque idée, mais trop imparfaite, du deuil perpétuel de la mère au Moyen-âge. Celle-ci, fécondée sans cesse par l'imprévoyance barbare, produisait, sans cesse ni trêve, dans les larmes et la désolation, des enfants, des morts, des damnés!...
Âge affreux! monde d'illusions cruelles, sur lequel semble planer une infernale ironie! L'homme, jouet de son rêve mobile, divin, diabolique! la femme, jouet de l'homme, toujours mère, toujours en deuil! L'enfant qui joue, hélas! un jour, au triste jeu de la vie, sourit, pleure et disparaît... malheureuses petites ombres qui viennent par millions, par milliards, et ne durent que dans la mémoire d'une mère... Le désespoir de celle-ci se marque surtout à une chose; elle s'abandonne aisément au péché et à la damnation: elle se venge volontiers de la brutalité de l'homme, elle le trompe, elle pleure, elle rit[67]... Elle se perd; que lui importe, si elle rejoint son enfant?
L'enfant qui survit n'en est guère plus heureux. Le Moyen-âge est pour lui un terrible pédagogue; il lui propose le symbole le plus compliqué qu'on ait enseigné jamais, le plus inaccessible aux simples. Cette leçon subtile que l'Empire romain, dans sa plus haute sagesse, avait eu peine à entendre, il faut que l'enfant des Barbares, le fils du serf rustique, perdu dans les bois, la retienne et la comprenne. Il la retient, la répète; pour la comprendre, cette épineuse formule, byzantine et scolastique, c'est ce que la férule, les coups, les fouets n'obtiendront jamais de lui.
L'Église, démocratique par son principe d'élection, fut éminemment aristocratique par la difficulté de son enseignement et le très petit nombre d'hommes qui y purent vraiment atteindre. Elle damna l'instinct naturel comme pervers et gâté d'avance et fit de la science, de la métaphysique, d'une formule très abstraite, la condition du salut[68].
Tous les mystères des religions d'Asie, toutes les subtilités des écoles occidentales, en un mot tout ce que le monde contient de difficultés d'Orient et d'Occident, tout cela, pressé, entassé dans une même formule! «Eh bien! oui, nous dit l'Église, c'est le monde tout entier dans une prodigieuse coupe. Buvez-la au nom de l'amour!» Et elle apporte ici, à l'appui de la doctrine, l'histoire, la touchante légende; c'est le miel au bord du vase...
«Quoi qu'il contienne, je boirai, si vraiment l'amour est au fond.» Telle fut la réponse du genre humain. Ce fut là la vraie difficulté, l'objection, et c'est l'amour qui la fit, non la haine, la superbe humaine, comme on le répète toujours.
Le Moyen-âge avait promis l'amour et ne l'avait pas donné. Il avait dit: «Aimez, aimez![69]» mais il avait consacré un ordre civil haineux, l'inégalité dans la loi, dans l'État, dans la famille. Son enseignement trop subtil, accessible à si peu d'hommes, avait apporté dans le monde une nouvelle inégalité. Il avait mis le salut à un prix qu'on n'atteignait guère, au prix d'une science abstruse, et il avait ainsi pesé, de toute la métaphysique du monde, sur le simple et sur l'enfant. Celui-ci, qui avait été si heureux dans l'Antiquité, eut son enfer au Moyen-âge.
Il fallut des siècles pour que la raison se fît jour, pour que l'enfant reparût ce qu'il est, un innocent. On eut de la peine à croire que l'homme fût un être héréditairement pervers[70]. Il devint difficile de maintenir dans sa barbarie le principe qui damnait les sages non chrétiens, les simples et ignorants, les enfants morts sans baptême. On inventa pour les enfants le palliatif des limbes, un petit enfer plus doux où ils flotteraient toujours, loin de leurs mères, en pleurant.
Remèdes insuffisants; le cœur ne s'en contenta pas. Avec la Renaissance éclata, contre la dureté des vieilles doctrines, la réaction de l'amour. Il vint, au nom de la justice, sauver les innocents, condamnés dans le système qui s'était dit celui de l'amour et de la grâce. Mais ce système, qui reposait tout entier sur les deux idées de la damnation de tous par un seul, du salut de tous par un seul, ne pouvait renoncer à la première sans ébranler la seconde.
Les mères se remirent à croire au salut de leurs enfants. Désormais elles disent toujours, sans s'informer si elles sont bien orthodoxes: «Ils doivent être là-haut des anges, comme ils furent en leur vivant.»
Le cœur a vaincu, la miséricorde a vaincu. L'humanité va s'éloignant de l'injustice antique. Elle cingle, au rebours du vieux monde... Où va-t-elle? Vers un monde (nous pouvons bien le prévoir) qui ne condamnera plus l'innocence, et où la sagesse pourra vraiment dire: «Laissez venir à moi les simples et les petits.»
CHAPITRE VI
Digression. Instinct des animaux. Réclamation pour eux.
Quelque pressé que je sois, dans cette revue des simples, des humbles fils de l'instinct, mon cœur m'arrête et m'oblige de dire un mot des simples par excellence, des plus innocents, des plus malheureux peut-être, je veux dire: des animaux.
Je remarquais tout à l'heure que tout enfant naissait noble. Les naturalistes ont remarqué de même que le jeune animal, plus intelligent à sa naissance, semblait alors rapproché de l'enfant. À mesure qu'il grandit, il devient brute et tombe à la bête. Il semble que sa pauvre âme succombe sous le poids du corps, qu'elle subisse la fascination de la Nature, la magie de la grande Circé. L'homme se détourne alors et n'y veut plus voir une âme. L'enfant seul, par l'instinct du cœur, sent encore une personne dans cet être dédaigné; il lui parle et l'interroge. Et lui aussi, de son côté, il écoute, il aime l'enfant.
L'animal! sombre mystère!... monde immense de rêves et de douleurs muettes... Mais des signes trop visibles expriment ces douleurs, au défaut de langage. Toute la nature proteste contre la barbarie de l'homme qui méconnaît, avilit, qui torture son frère inférieur; elle l'accuse devant Celui qui les créa tous les deux!
Regardez sans prévention leur air doux et rêveur, et l'attrait que les plus avancés d'entre eux éprouvent visiblement pour l'homme; ne diriez-vous pas des enfants dont une fée mauvaise empêcha le développement, qui n'ont pu débrouiller le premier songe du berceau, peut-être des âmes punies, humiliées, sur qui pèse une fatalité passagère?... Triste enchantement où l'être captif d'une forme imparfaite dépend de tous ceux qui l'entourent, comme une personne endormie... Mais, parce qu'il est comme endormi, il a, en récompense, accès vers une sphère de rêves dont nous n'avons pas l'idée. Nous voyons la face lumineuse du monde, lui la face obscure; et qui sait si celle-ci n'est pas la plus vaste des deux?[71]
L'Orient en est resté à cette croyance, que l'animal est une âme endormie ou enchantée; le Moyen-âge y est revenu. Les religions, les systèmes, n'ont pu rien pour étouffer cette voix de la nature.
L'Inde, plus voisine que nous de la création, a mieux gardé la tradition de la fraternité universelle. Elle l'a inscrite au début et à la fin de ses deux grands poèmes sacrés, le Ramayana, le Mahabharat, gigantesques pyramides devant lesquelles toutes nos petites œuvres occidentales doivent se tenir humbles et respectueuses. Quand vous serez fatigué de cet Occident disputeur, donnez-vous, je vous prie, la douceur de revenir à votre mère, à cette majestueuse Antiquité, si noble et si tendre. Amour, humilité, grandeur, vous y trouvez tout réuni, et dans un sentiment si simple, si détaché de toute misère d'orgueil, qu'on n'a jamais besoin d'y parler d'humilité.
L'Inde fut bien payée de sa douceur pour la nature; chez elle, le génie fut un don de la pitié. Le premier poète indien voit voltiger deux colombes, et pendant qu'il admire leur grâce, leur poursuite amoureuse, l'une d'elles tombe frappée d'une flèche... Il pleure; ses gémissements mesurés, sans qu'il y songe, aux battements de son cœur, prennent un mouvement rythmique, et la poésie est née... Depuis ce temps, deux à deux, les mélodieuses colombes, renées dans le chant de l'homme, aiment et volent par toute la terre. (Ramayana.)
La nature reconnaissante a doué l'Inde d'un autre don admirable, la fécondité. Entourée par elle de tendresse et de respect, elle lui a multiplié, avec l'animal, la source de vie où la terre se renouvelle. Là, jamais d'épuisement. Tant de guerres, tant de désastres et de servitudes, n'ont pu tarir la mamelle de la vache sacrée. Un fleuve de lait coule toujours pour cette terre bénie... bénie de sa propre bonté, de ses doux ménagements pour la créature inférieure.
Cette union touchante qui d'abord liait l'homme aux plus humbles enfants de Dieu, l'orgueil l'a rompue... Mais non pas impunément; la terre est devenue rebelle, elle a refusé de nourrir des races inhumaines.
Le monde de l'orgueil, la cité grecque et romaine, eut le mépris de la nature; elle ne tint compte que de l'art, elle n'estima qu'elle-même. Cette fière Antiquité, qui ne voulait rien que de noble, ne réussit que trop bien à supprimer tout le reste. Tout ce qui semblait bas, ignoble, disparut des yeux; les animaux périrent, aussi bien que les esclaves. L'Empire romain, débarrassé des uns et des autres, entra dans la majesté du désert. La terre dépensant toujours et ne se réparant plus, devint, parmi tant de monuments qui la couvraient, comme un jardin de marbre. Il y avait encore des villes, mais plus de campagnes; des cirques, des arcs de triomphe, plus de chaumières, plus de laboureurs. Des voies magnifiques attendaient toujours le voyageur qui ne passait plus; de somptueux aqueducs continuaient de porter des fleuves aux cités silencieuses, et n'y trouvaient plus personne à désaltérer.
Un seul homme, avant cette désolation, avait trouvé dans son cœur une réclamation, une plainte pour tout ce qui s'éteignait. Un seul, parmi les destructions des guerres civiles, où périssaient à la fois les hommes et les animaux, trouva dans sa vaste pitié des larmes pour le bœuf de labour qui avait fécondé l'antique Italie. Il consacra un chant divin à ces races disparues[72].
Tendre et profond Virgile!... moi, qui ai été nourri par lui et comme sur ses genoux, je suis heureux que cette gloire unique lui revienne, la gloire de la pitié et de l'excellence du cœur... Ce paysan de Mantoue, avec sa timidité de vierge et ses longs cheveux rustiques, c'est pourtant, sans qu'il l'ait su, le vrai pontife et l'augure, entre deux mondes, entre deux âges, à moitié chemin de l'histoire. Indien par sa tendresse pour la nature, chrétien par son amour de l'homme, il reconstitue, cet homme simple, dans son cœur immense, la belle cité universelle dont n'est exclu rien qui ait vie, tandis que chacun n'y veut faire entrer que les siens.
Le christianisme, malgré son esprit de douceur, ne renoua pas l'ancienne union. Il garda contre la nature un préjugé judaïque; la Judée, qui se connaissait, avait craint d'aimer trop cette sœur de l'homme; elle la fuyait en la maudissant. Le christianisme, fidèle à ces craintes, tint la nature animale à une distance infinie de l'homme, et la ravala. Les animaux symboliques qui accompagnent les évangélistes, le froid allégorisme de l'agneau et de la colombe, ne relevèrent pas la bête. La bénédiction nouvelle ne l'atteignit pas; le salut ne vint pas pour les plus petits, les plus humbles de la création. Le Dieu-Homme est mort pour l'homme, et non pas pour eux. N'ayant point part au salut, ils restent hors la loi chrétienne, comme païens, comme impurs, et trop souvent suspects de connivence au mauvais principe. Le Christ, dans l'Évangile, n'a-t-il pas permis aux démons de s'emparer des pourceaux?
On ne saura jamais les terreurs où, plusieurs siècles durant, le Moyen-âge vécut, toujours en présence du Diable! La vision du Mal invisible, mauvais rêve, absurde torture! et de là une vie bizarre qui ferait rire à chaque instant si l'on ne sentait qu'elle fut triste à en pleurer... Qui douterait alors du Diable? Je l'ai vu, dit l'empereur Charles. Je l'ai vu, dit Grégoire VII. Les évêques qui font les papes, les moines qui prient toute leur vie, déclarent qu'il est là derrière eux, qu'ils le sentent, qu'il n'en bouge pas... Le pauvre serf des campagnes qui le voit sous figure de bête, sculpté au porche des églises, a peur en revenant chez lui de le retrouver dans ses bêtes. Celles-ci prennent le soir, aux mobiles reflets du foyer, un aspect tout fantastique; le taureau a un masque étrange, la chèvre une mine équivoque, et que penser de ce chat dont le poil, dès qu'on le touche, jette du feu dans la nuit?
C'est l'enfant qui rassure l'homme. Il craint si peu ces animaux qu'il en fait ses camarades. Il donne des feuilles au bœuf, il monte sur la chèvre, manie hardiment le chat noir. Il fait mieux, il les imite, contrefait leur voix... et la famille sourit: «Pourquoi craindre aussi, j'avais tort! C'est ici une maison chrétienne, eau bénite et buis bénit; il n'oserait approcher... Mes bêtes sont des bêtes de Dieu, des innocents, des enfants... Et même, les animaux des champs ont bien l'air de connaître Dieu; ils vivent comme des ermites. Ce beau cerf, par exemple, qui a la croix sur la tête, qui va, comme un bois vivant, à travers les bois, il semble lui-même un miracle. La biche est douce comme ma vache, et elle a les cornes de moins; la biche, au défaut de mère, aurait nourri mon enfant...» Ce dernier mot exprimé, comme tout l'est alors, sous forme historique, finit, en se développant, par produire la plus belle des légendes du Moyen-âge, celle de Geneviève de Brabant: la famille opprimée par l'homme, recueillie par l'animal, la femme innocente sauvée par l'innocente bête des bois, le salut venant ainsi du plus petit, du plus humble.
Les animaux, réhabilités, prennent place dans la famille rustique après l'enfant qui les aime, comme les petits parents figurent au bas bout de la table dans une noble maison. Ils sont traités comme tels aux grands jours, prennent part aux joies, aux tristesses, portent habits de deuil ou de noces (naguère encore en Bretagne). Ils ne disent rien, il est vrai, mais ils sont dociles, ils écoutent patiemment; l'homme, comme prêtre en sa maison, les prêche au nom du Seigneur[73].
Ainsi le génie populaire, plus naïf et plus profond que la sophistique sacrée, opéra timidement, mais avec efficacité, la réhabilitation de la nature. Celle-ci ne fut pas ingrate. L'homme fut récompensé; ces pauvres êtres qui n'ont rien, donnèrent des trésors. L'animal, dès qu'il fut aimé, dura, se multiplia... Et la terre redevint féconde, et le monde qui semblait finir, recommença riche et puissant, parce qu'il avait reçu, comme une rosée, la bénédiction de la miséricorde.
La famille une fois composée ainsi, il s'agit de la faire, si l'on peut, entrer tout entière dans l'Église. Ici grandes difficultés! On veut bien recevoir l'animal, mais pour lui jeter l'eau bénite, l'exorciser en quelque sorte, et seulement au parvis... «Homme simple, laisse là ta bête, entre seul. L'entrée de l'église, c'est le Jugement que tu vois représenté sur les portes; la Loi siège au seuil, saint Michel debout tient l'épée et la balance... Comment juger, sauver ou damner ce que tu amènes avec toi? La bête, cela a-t-il une âme?... Ces âmes de bêtes, qu'en faire? leur ouvrirons-nous des limbes, comme à celles des petits enfants?»
N'importe, notre homme s'obstine; il écoute avec respect, mais ne se soucie de comprendre. Il ne veut pas être sauvé seul, et sans les siens. Pourquoi son bœuf et son âne ne feraient-ils pas leur salut avec le chien de saint Paulin? ils ont bien autant travaillé!
«Eh bien! je serai habile, dit-il en lui-même, je prendrai le jour de Noël où l'Église est en famille, le jour où Dieu est encore trop petit pour être juste... Justes ou non, nous passerons tous, moi, ma femme, mon enfant, mon âne... Lui aussi! Il a été à Bethléem, il a porté Notre-Seigneur. Il faut bien en récompense que la pauvre bête ait son jour... Il n'est pas trop sûr d'ailleurs qu'elle soit ce qu'elle paraît; elle est, au fond, malicieuse, fainéante; c'est tout comme moi; si je n'étais aussi traîné, je ne travaillerais guère.»
C'était un grand spectacle, touchant, plus que risible encore, lorsque la bête du peuple était, malgré les défenses des évêques et des conciles, amenée par lui dans l'église. La nature, condamnée, maudite, rentrait victorieuse, sous la forme la plus humble qui pût la faire pardonner. Elle revenait avec les saints du paganisme, entre la Sibylle et Virgile[74]... On présentait à l'animal le glaive qui l'arrêta sous Balaam; mais ce glaive de l'ancienne Loi, émoussé, ne l'effrayait plus; la Loi finissait en ce jour, et faisait place à la Grâce. Humblement, mais assurément, il allait droit à la crèche. Il y écoutait l'office, et, comme un chrétien baptisé, s'agenouillait dévotement. On lui chantait alors, pour lui, partie en langue de l'Église, partie en gaulois, afin qu'il comprît, son antienne, bouffonne et sublime:
À genoux! et dis amen!
Assez mangé d'herbe et de foin.
Amen! encore une fois.
Laisse les vieilles choses, et va!
L'animal profita peu de cette réparation[75]. Les conciles lui fermèrent l'église. Les philosophes, qui pour l'orgueil et la sécheresse continuèrent les théologiens, décidèrent qu'il n'avait pas d'âme[76]. Il souffre en ce monde, qu'importe? il ne doit attendre aucune compensation dans une vie supérieure... Ainsi, il n'y aurait point de Dieu pour lui; le père tendre de l'homme serait pour ce qui n'est pas homme un cruel tyran!... Créer des jouets, mais sensibles, des machines, mais souffrantes, des automates, qui ne ressembleraient aux créatures supérieures que par la faculté d'endurer le mal!... Que la terre vous soit pesante, hommes durs qui avez pu avoir cette idée impie, qui portez une telle sentence sur tant de vies innocentes et douloureuses!
Notre siècle aura une grande gloire. Il s'y est rencontré un philosophe qui eut un cœur d'homme[77]. Il aima l'enfant, l'animal. L'enfant, avant sa naissance, n'avait excité l'intérêt que comme une ébauche, une préparation de la vie; lui, il l'aima en lui-même, il le suivit patiemment dans sa petite vie obscure, et il surprit dans ses changements la fidèle reproduction des métamorphoses animales. Ainsi, au sein de la femme, au vrai sanctuaire de la nature, s'est découvert le mystère de la fraternité universelle... Grâces soient rendues à Dieu!
Ceci est la véritable réhabilitation de la vie inférieure. L'animal, ce serf des serfs, se retrouve le parent du roi du monde.
Que celui-ci reprenne donc, avec un sentiment plus doux, le grand travail de l'éducation des animaux, qui jadis lui soumit le globe[78], et qu'il a abandonné depuis deux mille ans, au grand dommage de la terre. Que le peuple apprenne que sa prospérité tient aux ménagements qu'il aura pour ce pauvre peuple inférieur. Que la science se souvienne que l'animal, en rapport plus étroit avec la nature, en fut l'augure et l'interprète dans l'Antiquité. Elle trouvera une voix de Dieu dans l'instinct du simple des simples.
CHAPITRE VII
L'instinct des simples. L'instinct du génie.—L'homme de génie est par
excellence le simple, l'enfant et le peuple.
J'ai lu dans la vie d'un grand docteur de l'Église, qu'étant revenu après sa mort dans son monastère, il honora de son apparition, non les premiers de ses frères, mais le dernier, le plus simple, un pauvre d'esprit. Celui-ci en eut cette faveur de mourir trois jours après. Il avait sur le visage une joie vraiment céleste. «On pouvait, dit le légendaire, lui dire le vers de Virgile:
«Petit enfant, connais ta mère à son sourire!»
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C'est un fait remarquable, que la plupart des hommes de génie ont une prédilection particulière pour les enfants et les simples. Ceux-ci, de leur côté, ordinairement timides devant la foule, muets devant les gens d'esprit, éprouvent en présence du génie une sécurité complète. Cette puissance qui impose à tout le monde, elle les rassure au contraire. Ils sentent qu'ils ne trouveront là nulle moquerie, mais bienveillance et protection. Alors, ils se trouvent vraiment dans leur état naturel, leur langue se délie, et l'on peut voir que ces gens qu'on a nommés simples, parce qu'ils ignorent le langage convenu, n'en sont bien souvent que plus originaux, surtout très imaginatifs, doués d'un singulier instinct pour saisir des rapports fort éloignés.
Ils rapprochent et lient volontiers, divisent, analysent peu. Non seulement toute division coûte à leur esprit, mais elle leur fait peine, leur semble un démembrement. Ils n'aiment pas à scinder la vie, et tout leur paraît avoir vie. Les choses, quelles qu'elles soient, sont pour eux comme des êtres organiques, qu'ils se feraient scrupule d'altérer en rien. Ils reculent du moment qu'il faut déranger par l'analyse ce qui présente la moindre apparence d'harmonie vitale. Cette disposition implique ordinairement de la douceur naturelle et de la bonté; on les appelle bonnes gens.
Non seulement ils ne divisent pas, mais dès qu'ils trouvent une chose divisée, partielle, ou ils la négligent, ou ils la rejoignent en esprit au tout dont elle est séparée; ils recomposent ce tout avec une rapidité d'imagination qu'on n'attendrait nullement de leur lenteur naturelle. Ils sont puissants pour composer en proportion de leur impuissance pour diviser. Ou plutôt, il semble, à voir une opération si facile qu'il n'y ait là ni puissance, ni impuissance, mais un fait nécessaire, inhérent à leur existence. En effet, c'est en cela qu'ils existent comme simples.
Une main paraît dans la lumière. Le raisonneur conclut que sans doute il y a dans l'ombre un homme dont on ne voit que la main; de la main, il conclut l'homme. Le simple ne raisonne pas, ne conclut pas; tout d'abord, en voyant la main, il dit: «Je vois un homme.» Et il l'a vu en effet des yeux de l'esprit.
Ici, tous deux sont d'accord. Mais, dans mille occasions, le simple qui, sur une partie, voit un tout qu'on ne voit pas, qui, sur un signe, devine, affirme un être invisible encore, fait rire et passe pour fol.
Voir ce qui ne paraît aux yeux de personne, c'est la seconde vue. Voir ce qui semble à venir, à naître, c'est la prophétie. Deux choses qui font l'étonnement de la foule, la dérision des sages, et qui sont généralement un don naturel de simplicité.
Ce don, rare chez les hommes civilisés, est, comme on sait, fort commun chez les peuples simples, qu'ils soient sauvages ou barbares.
Les simples sympathisent à la vie, et ils ont, en récompense, ce don magnifique, qu'il leur suffit du moindre signe pour la voir et la prévoir.
C'est là leur parenté secrète avec l'homme de génie. Ils atteignent souvent sans effort, par simplicité, ce qu'il obtient par la puissance de simplification qui est en lui; en sorte que le premier du genre humain et ceux qui semblent les derniers, se rencontrent très bien et s'entendent. Ils s'entendent par une chose, leur sympathie commune pour la nature, pour la vie, qui fait qu'ils ne se complaisent que dans l'unité vivante.
Si vous étudiez sérieusement dans sa vie et dans ses œuvres ce mystère de la nature qu'on appelle l'homme de génie, vous trouverez généralement que c'est celui qui, tout en acquérant les dons du critique, a gardé les dons du simple[79]. Ces deux hommes, opposés ailleurs, sont conciliés en lui. Au moment où son critique intérieur semble l'avoir poussé à l'infinie division, le simple lui maintient l'unité présente. Il lui conserve toujours le sentiment de la vie, la lui garde indivisible. Mais, quoique le génie ait en lui les deux puissances, l'amour de l'harmonie vivante, le tendre respect de la vie sont chez lui si forts, qu'il sacrifierait l'étude et la science elle-même, si elle ne pouvait s'obtenir que par voie de démembrement. Des deux hommes qui sont en lui, il laisserait celui qui divise; le simple resterait, avec sa force ignorante de divination et de prophétie.
Ceci est un mystère du cœur. Si le génie, à travers les divisions, les anatomies fictives de la science, conserve en lui toujours un simple, qui ne consent jamais à la vraie division, qui tend toujours à l'unité, qui craint de la détruire dans la plus petite existence, c'est que le propre du génie, c'est l'amour de la vie même, l'amour qui fait qu'on la conserve, et l'amour qui la produit.
La foule qui voit tout cela confusément et du dehors, sans pouvoir s'en rendre compte, trouve parfois que ce grand homme est un bon homme et un simple. Elle s'étonne du contraste; mais il n'y a pas de contraste; c'est la simplicité, la bonté, qui sont le fonds du génie, sa raison première, c'est par elle qu'il participe à la fécondité de Dieu.
Cette bonté qui lui donne le respect des petites existences que les autres ne regardent pas, qui l'arrête parfois tout à coup, pour ne pas détruire un brin d'herbe, elle est l'amusement de la foule. L'esprit de simplicité qui fait que les divisions n'entravent jamais son esprit, qui sur une partie, un signe, lui fait voir, prévoir un être entier, un système que personne ne devine encore, cette faculté merveilleuse est justement celle qui fait l'étonnement, le scandale presque du vulgaire. Elle le sort du monde, en quelque sorte, le met hors de l'opinion, hors du lieu, du temps... lui qui seul y doit laisser trace.
La trace qu'il y laissera, ce n'est pas seulement l'œuvre de génie. C'est cette vie même de simplicité, d'enfance, de bonté et de sainteté, où tous les siècles viendront chercher une sorte de rafraîchissement moral. Telle ou telle de ses découvertes deviendra peut-être moins utile dans le progrès du genre humain; mais sa vie, qui parut de son vivant le côté faible, où l'envie se dédommageait, restera le trésor du monde et l'éternelle fête du cœur.
Certes, le peuple a bien raison d'appeler cet homme un simple. C'est le simple par excellence, l'enfant des enfants, il est le peuple plus que n'est le peuple même.
Je m'explique. Le simple a des côtés inintelligents, des vues troubles et indécises, où il flotte, cherche, suit plusieurs routes à la fois, et sort du caractère de simple. La simplicité du génie, qui est la vraie, n'a jamais rien de ces vues louches: elle s'applique aux objets, comme une lumière puissante qui n'a pas besoin de détour, parce qu'elle pénètre et traverse tout.
Le génie a le don d'enfance, comme ne l'a jamais l'enfant. Ce don, nous l'avons dit, c'est l'instinct vague, immense, que la réflexion précise et rétrécit bientôt, de sorte que l'enfant est de bonne heure questionneur, épilogueur et tout plein d'objections. Le génie garde l'instinct natif dans sa grandeur, dans sa forte impulsion, avec une grâce de Dieu que malheureusement l'enfant perd, la jeune et vivace espérance.
Le peuple, en sa plus haute idée, se trouve difficilement dans le peuple. Que je l'observe ici ou là, ce n'est pas lui, c'est telle classe, telle forme partielle du peuple, altérée et éphémère. Il n'est dans sa vérité, à sa plus haute puissance, que dans l'homme de génie; en lui réside la grande âme... Tout le monde s'étonne de voir les masses inertes vibrer au moindre mot qu'il dit, les bruits de l'Océan se taire devant cette voix, la vague populaire traîner à ses pieds... Pourquoi donc s'en étonner? Cette voix, c'est celle du peuple; muet en lui-même, il parle en cet homme, et Dieu avec lui. C'est là vraiment qu'on peut dire: «Vox populi, vox Dei.»
Est-ce un Dieu, ou est-ce un homme? Faut-il, pour l'instinct du génie, que nous cherchions des noms mystiques, inspiration? révélation?—C'est la tendance du vulgaire; il lui faut se forger des dieux.—«L'instinct? la nature? Fi! disent-ils. Si ce n'était que l'instinct, nous ne serions pas entraînés... C'est l'inspiration d'en haut, c'est le bien-aimé de Dieu, c'est un Dieu, un nouveau messie!»—Plutôt que d'admirer un homme, d'admettre la supériorité de son semblable, on le fera inspiré de Dieu, Dieu s'il le faut; chacun se dit qu'il n'a pas fallu moins qu'un rayon surnaturel pour l'éblouir à ce point... Ainsi, l'on met hors de la nature, hors de l'observation et de la science, celui qui fut la vraie nature, celui que la science, entre tous, devait observer; on exclut de l'humanité celui qui seul était homme... Cet homme par excellence, une imprudente adoration le rejette au ciel, l'isole de la terre des vivants, où il avait sa racine... Eh! laissez-le donc parmi nous, celui qui fait la vie d'ici-bas. Qu'il reste homme, qu'il reste peuple. Ne le séparez pas des enfants, des pauvres et des simples, où il a son cœur, pour l'exiler sur un autel. Qu'il soit enveloppé dans cette foule dont il est l'esprit, qu'il plonge en pleine vie féconde, vive avec nous, souffre avec nous; il puisera dans la participation de nos souffrances et de nos faiblesses la force que Dieu y a cachée, et qui sera son génie même.
CHAPITRE VIII
L'enfantement du génie, type de l'enfantement social.
Si la perfection n'est point d'ici-bas, ce qui en approche le plus, c'est selon toute apparence l'homme harmonique et fécond qui manifeste son excellence intérieure par une surabondance d'amour et de force, qui la prouve non seulement par des actes passagers, mais par des œuvres immortelles où sa grande âme restera en société avec tout le genre humain. Cette surabondance de dons, cette fécondité, cette création durable, c'est apparemment le signe que là nous devons trouver la plénitude de la nature et le modèle de l'art. L'art social, de tous le plus compliqué, doit bien regarder si ce chef-d'œuvre de Dieu, où la riche diversité s'accorde dans l'unité féconde, ne pourrait lui donner quelques lumières sur l'objet de ses recherches.
Qu'on me permette donc d'insister sur le caractère du génie, de pénétrer dans son harmonie intérieure, de regarder la sage économie et la bonne police de cette grande cité morale qui tient dans une âme d'homme.
Le génie, la puissance inventive et génératrice, suppose, nous l'avons dit, qu'un même homme est doué des deux puissances, qu'il réunit en lui ce qu'on peut appeler les deux sexes de l'esprit, l'instinct des simples et la réflexion des sages. Il est en quelque sorte homme et femme, enfant et mûr, barbare et civilisé, peuple et aristocratie.
Cette dualité, qui étonne, et qui fait que le vulgaire le regarde souvent comme un phénomène bizarre, une monstruosité, c'est ce qui lui constitue, au plus haut degré, le caractère normal et légitime de l'homme. À vrai dire, lui seul est homme, et il n'y en a pas d'autres. Le simple est une moitié d'homme, le critique une moitié d'homme; ils n'engendrent pas; encore moins les médiocres, qu'on pourrait appeler les neutres, n'ayant ni l'un ni l'autre sexe. Lui, qui est seul complet, seul aussi il peut engendrer; il est chargé de continuer la création divine. Tous les autres sont stériles, sauf les moments où ils se reconstituent par l'amour une sorte d'unité double; leurs aptitudes naturelles, transmises par la génération, restent impuissantes jusqu'à ce qu'elles rencontrent l'homme complet qui seul a la fécondité.
Ce n'est pas que l'étincelle instinctive, inspiratrice, ait manqué à tous ces hommes, mais chez eux la réflexion bientôt la glace ou l'obscurcit. Le privilège du génie, c'est qu'en lui l'inspiration agit par devant la réflexion, sa flamme brûle en pleine lumière. Tout se traîne chez les autres, lentement, successivement; l'intervalle les stérilise. Le génie comble l'intervalle, joint les deux bouts, supprime le temps, il est un éclair de l'éternité...
L'instinct, rapide à ce point, touche à l'acte, et devient acte; l'idée, concentrée ainsi, se fait vivante et engendre.
Tel autre, aujourd'hui vulgaire, avait aussi reçu en germe cette dualité féconde des deux personnes, du simple et du critique; mais sa malignité naturelle a de bonne heure détruit l'harmonie; dès les premiers pas dans la science, l'orgueil est venu, la subtilité; le critique a tué le simple. La réflexion, sottement fière de sa virilité précoce, a méprisé l'instinct, comme un faible enfant; vaniteuse, aristocratique, elle s'est mêlée, dès qu'elle a pu, à la foule dorée des sophistes, elle a renié, devant leurs risées, l'humble parenté qui la rapprochait trop du peuple. Elle les a devancées; de peur qu'ils ne s'en moquassent, elle s'est mise, chose impie, à se moquer de son frère... Eh bien! elle restera seule; seule elle ne fait pas un homme. Celui-ci est impuissant.
Le génie ne connaît rien à cette triste politique. Il n'a garde d'étouffer sa flamme intérieure par crainte des risées du monde; il ne les entend même pas. En lui la réflexion n'a rien d'amer, ni d'ironique, elle traite avec ménagements les enfances de l'instinct. Cette moitié instinctive a besoin que l'autre l'épargne; faible et vague, elle est sujette aux mouvements désordonnés, parce qu'étant pleine d'aspirations, aveugle d'amour, elle se précipite au-devant de la lumière. La réflexion sait bien que, si elle est supérieure en ce qu'elle a déjà la lumière, elle est inférieure à l'instinct, comme chaleur féconde, comme concentration vivante. Entre elles, c'est une question d'âge, plutôt que de dignité. Tout commence sous forme d'instinct. La réflexion d'aujourd'hui fut instinct hier. Lequel vaut mieux? Qui le dira?... Le plus jeune et le plus faible a peut-être l'avantage...
La fécondité du génie, répétons-le, tient, en grande partie sans nul doute, à la bonté, douceur et simplicité de cœur, avec lesquelles il accueille les faibles essais de l'instinct. Il les accueille en lui-même, dans son monde intérieur, et tout autant dans l'extérieur, chez l'homme et dans la nature. Partout il sympathise aux simples, et sa facile indulgence évoque incessamment des limbes de nouveaux germes de pensée.
D'eux-mêmes, ils volent à lui. Je ne sais combien de choses qui n'avaient pas forme encore, qui flottaient seules et délaissées, elles viennent à lui sans crainte. Et lui, l'homme au regard perçant, il ne veut pas examiner si elles sont informes, grossières, il les accueille et leur sourit, il leur sait gré d'être vivantes, les absout et les relève... De cette clémence il résulte pour lui ce singulier avantage, c'est que tout vient l'enrichir, le secourir, le fortifier. Le monde, pour tous les autres, est un sablonneux désert où ils cherchent et ne trouvent pas.
Dans cette âme, pleine et comble des dons vivants de la nature, comment ne viendrait pas l'amour? Une chose aimée surgit... D'où vient-elle? on ne peut le dire. Elle est aimée, il suffit... Elle va croître et vivre en lui, comme lui-même vit dans la Nature, accueillant tout ce qui viendra, se nourrissant de toute chose, s'augmentant et s'embellissant, devenant la fleur du génie, comme lui-même est la fleur du monde.
Type sublime de l'adoption... Ce point vivant qui tout à l'heure apparut obscur encore, couvé de l'œil paternel, il va s'organisant, se vivifiant, il s'illumine de splendeur, c'est une grande invention, une œuvre d'art, un poème... J'admire cette belle création dans son résultat; mais combien j'aurais voulu la suivre en sa génération[80], dans la tendre incubation sous laquelle commença sa vie, sa chaleur!
Hommes puissants, en qui Dieu accomplit ces grandes choses, daignez donc nous dire vous-mêmes quel fut le moment sacré où l'invention, l'œuvre d'art, jaillit pour la première fois... quelles furent dans votre âme les premières paroles avec cet être nouveau, le dialogue qui s'engagea en vous entre la vieille sagesse et la jeune création, le doux accueil qu'elle lui fit, comment elle l'encouragea, rude et brute encore, la forma sans la changer, et, loin de gêner sa liberté, fit tout pour qu'elle devînt libre, qu'elle fût vraiment elle-même.
Ah! si vous révéliez cela, vous auriez éclairé, non seulement l'art, mais l'art moral aussi, l'art de l'éducation et de la politique. Si nous savions la culture que donne le génie au bien-aimé de sa pensée, comment ils vivent entre eux, par quelle adresse et quelle douceur, sans attenter à son originalité, il l'anime à se produire selon sa nature, nous aurions à la fois la règle de l'art et le modèle de l'éducation, de l'initiation civile[81].
Bonté de Dieu, c'est là qu'il faut que nous vous contemplions! C'est dans cette âme supérieure où la sagesse et l'instinct sont si bien harmonisés, que nous devons chercher le type pour toute œuvre sociale. L'âme de l'homme de génie, cette âme visiblement divine, puisqu'elle crée comme Dieu, c'est la cité intérieure sur laquelle nous devons modeler la cité extérieure, afin qu'elle soit divine aussi.
Cet homme est harmonique et productif quand les deux hommes qui sont en lui, le simple et le réfléchi, s'entendent et s'entr'aident.
Eh bien! la société sera au plus haut point harmonique et productive, si les classes cultivées, réfléchies, accueillant et adoptant les hommes d'instinct et d'action, reçoivent d'eux la chaleur et leur prêtent la lumière[82].
«Quelle différence! dira-t-on. Ne voyez-vous pas que dans l'âme d'un seul homme la cité intérieure se compose du même et du même? entre deux parents si proches facile est le rapprochement. Dans la cité politique, que d'éléments opposés, discordants, que de résistances variées! la donnée est ici infiniment plus complexe; que dis-je? l'un des objets comparés est presque le contraire de l'autre; dans l'un je ne vois que la paix, et dans l'autre que la guerre.»
Plût au ciel que l'objection fût raisonnable, que je pusse l'accepter! Plût à Dieu que la discorde ne fût que dans la cité extérieure, que dans l'intérieure, dans l'apparente unité de l'individu, il y eût vraiment la paix!... Je sens plutôt tout le contraire... La bataille générale du monde est moins discordante encore que celle que je porte en moi, la dispute de moi avec moi, le combat de l'homo duplex.
Cette guerre est visible en tout homme. S'il y a dans l'homme de génie trêve et pacification, cela tient à un beau mystère, aux sacrifices intérieurs que ses puissances opposées se font les unes aux autres. Le fonds de l'art, comme celui de la société, ne l'oubliez point, c'est le sacrifice.
Cette lutte est dignement payée. L'œuvre qu'on croirait inerte et passive, modifie son ouvrier. Elle l'améliore moralement, récompensant ainsi la bienveillance dont l'entoura le grand artiste, quand elle était jeune, faible, informe encore. Il l'a faite, mais elle le fait; elle le rend, à mesure qu'elle grandit, très grand et très bon. Si le monde entier, avec ses misères, ses nécessités, ses fatalités hostiles, ne pesait sur lui, on verrait qu'il n'est point d'homme de génie qui, pour l'excellence du cœur, ne soit un héros.
Toutes ces épreuves intérieures que le monde ne sait guère, préservent le génie de toute misère d'orgueil. S'il repousse, au nom de son œuvre, la stupide risée du vulgaire, c'est pour elle, et non pour lui. Il reste intérieurement dans une douceur héroïque, toujours enfant, peuple et simple. Quoi qu'il accomplisse de grand, il est du côté des petits. Il laisse aller la foule des vaniteux, des subtils, se promener dans le vide, se réjouir de moqueries, de sophismes, de négations. Qu'ils triomphent, qu'ils courent, tant qu'ils veulent, dans les voies du monde... Lui, il reste tranquille là où viendront tous les simples, aux marches du trône du Père.
Et c'est par lui qu'ils y viendront. Quel appui, quel protecteur ont-ils autre que lui? Il est leur commun héritage à ces déshérités, leur glorieux dédommagement. Il est leur voix à ces muets, leur puissance à ces impuissants, l'accomplissement tardif de toutes leurs aspirations. En lui, finalement, ils sont glorifiés, et sauvés par lui. Il les entraîne et les enlève tous, dans la longue chaîne des classes et des genres en lesquels ils se divisent: femmes, enfants, ignorants, pauvres d'esprit, et avec eux, nos humbles compagnons de travail qui n'ont eu que le pur instinct, et derrière ceux-ci, les tribus infinies de la vie inférieure, aussi loin que l'instinct s'étend.
Tous se réclament du Simple, à la porte de la Cité où ils doivent entrer tôt ou tard. «Que venez-vous faire ici? qui êtes-vous, pauvres simples?—Les petits frères de l'aîné de Dieu.»
CHAPITRE IX
Revue de la seconde partie.—Introduction à la troisième.
J'ai été loin, bien loin peut-être dans l'entraînement de mon cœur.
Je voulais caractériser l'instinct populaire, y montrer la source de vie où les classes cultivées doivent chercher aujourd'hui leur rajeunissement; je voulais prouver à ces classes, nées d'hier, usées déjà, qu'elles ont besoin de se rapprocher du peuple d'où elles sont sorties.
Ce peuple, défiguré par ses maux, altéré par son progrès même, j'ai dû, pour trouver son génie, l'étudier spécialement dans son élément le plus pur, le peuple des enfants et des simples. C'est là que Dieu nous garde le dépôt de l'instinct vivant, le trésor d'éternelle jeunesse.
Mais ces simples, ces enfants que j'appelais dans mon livre à témoigner pour le peuple, il s'est trouvé qu'ils ont réclamé pour eux-mêmes. Et moi, je les ai écoutés; j'ai vengé comme j'ai pu les simples du mépris du monde. J'ai demandé pour l'enfant comment la dureté du Moyen-âge continuait toujours contre lui.
Quoi! vous avez repoussé, dans la croyance et dans la vie, le fatalisme cruel qui supposait l'homme perverti en naissant d'une faute qu'il n'a pas faite; et quand il s'agit de l'enfant, vous partez de cette idée; vous châtiez l'innocent; vous déduisez, d'une hypothèse chaque jour plus abandonnée, une éducation de supplices. Vous étouffez, vous bâillonnez le jeune révélateur, ce Joseph, ce Daniel, qui seul vous dirait votre énigme et votre rêve oublié.
Si vous maintenez que l'instinct de l'homme est mauvais, gâté d'avance, que l'homme ne vaut qu'autant qu'il est châtié, amendé, métamorphosé par la science ou la scolastique religieuse, vous avez condamné le peuple, et le peuple des enfants, et les peuples encore enfants, qu'on les nomme sauvages ou barbares.
Ce préjugé a été meurtrier pour tous les pauvres fils de l'instinct. Il a rendu les classes cultivées dédaigneuses, haineuses pour les classes non cultivées. Il a infligé aux enfants l'enfer de notre éducation. Il a autorisé contre les peuples enfants mille fables ineptes et malveillantes qui n'ont pas peu contribué à rassurer nos soi-disant chrétiens dans l'extermination de ces peuples.
Mon livre voulait encore envelopper ceux-ci, les sauvages ou les barbares, abriter ce qui en reste... Tout à l'heure, il sera trop tard. Le travail d'extermination se poursuit rapidement. En moins d'un demi-siècle, que de nations j'ai vu disparaître! Où sont maintenant nos alliés, les montagnards d'Écosse? Un huissier anglais a chassé le peuple de Fingal et de Robert Bruce. Où sont nos autres amis, les Indiens de l'Amérique du Nord, à qui notre vieille France avait si bien donné la main? Hélas! je viens de voir les derniers qu'on montrait sur des tréteaux... Les Anglais d'Amérique, marchands, puritains, dans leur dure inintelligence, ont refoulé, affamé, anéanti tout à l'heure ces races héroïques, qui laissent une place vide à jamais sur le globe, un regret au genre humain.
En présence de ces destructions, et de celle du nord de l'Inde, de celle du Caucase, de celle du Liban, puisse la France sentir à temps que notre interminable guerre d'Afrique tient surtout à ce que nous méconnaissons le génie de ces peuples; nous restons toujours à distance, sans rien faire pour dissiper l'ignorance mutuelle, les malentendus qu'elle cause. Ils ont avoué l'autre jour qu'ils ne combattaient contre nous que parce qu'ils nous croyaient ennemis de leur religion, qui est l'Unité de Dieu; ils ignoraient que la France, et presque toute l'Europe, eussent secoué les croyances idolâtriques qui pendant le Moyen-âge ont obscurci l'Unité. Bonaparte le leur dit au Caire; qui le redira maintenant?
Le brouillard se lèvera un jour ou l'autre entre les deux rives, et l'on se reconnaîtra. L'Afrique, dont les races se rapprochent tellement de nos races du Midi, l'Afrique que je reconnais parfois dans mes amis les plus distingués des Pyrénées, de la Provence, rendra à la France un grand service; elle expliquera en elle bien des choses qu'on méprise et qu'on n'entend pas. Nous comprendrons mieux alors l'âpre sève populaire de nos habitants des montagnes, des pays les moins mélangés. Tel détail de mœurs, je l'ai dit, que l'on trouve rude et grossier, est en effet barbare, et relie notre peuple à ces populations, barbares sans doute, mais nullement vulgaires.
Barbares, sauvages, enfants, peuple même (pour la plus grande part), ils ont cette misère commune que leur instinct est méconnu, qu'eux-mêmes ne savent point nous le faire comprendre. Ils sont des muets, souffrent, s'éteignent en silence. Et nous n'entendons rien, nous le savons à peine. L'homme d'Afrique meurt de faim sur son silo dévasté, il meurt et ne se plaint pas. L'homme d'Europe travaille à mort, finit dans un hôpital, sans que personne l'ait su. L'enfant, même l'enfant riche, languit et ne peut se plaindre; personne ne veut l'écouter; le Moyen-âge, fini pour nous, continue pour lui dans sa barbarie.
Spectacle étrange! D'une part, des existences pleines de jeune et puissante vie... Mais ces êtres sont comme enchantés encore, ils ne peuvent bien faire entendre leurs pensées et leurs douleurs. D'autre part, en voilà d'autres qui ont recueilli tout ce que l'humanité a jamais forgé d'instruments pour analyser, pour exprimer la pensée, langues, classifications et logique, et rhétorique, mais la vie est faible en eux... Ils auraient besoin que ces muets, en qui Dieu versa sa sève à pleins bords, leur en donnassent une goutte.
Qui ne ferait des vœux pour ce grand peuple, qui, des basses et obscures régions, aspire et monte à tâtons, sans lumière pour monter, n'ayant pas même une voix pour gémir... Mais leur silence parle...
On dit que César, naviguant le long des côtes de l'Afrique, s'endormit et eut un songe: il voyait comme une grande armée qui pleurait et lui tendait les bras. En s'éveillant, il écrivit sur ses tablettes: Corinthe et Carthage. Et il rebâtit ces deux villes.
Je ne suis pas César, mais que de fois j'ai eu le songe de César! Je les voyais pleurer, je comprenais ces pleurs: «Urbem orant.» Ils veulent la Cité! ils demandent qu'elle les reçoive et les protège... Moi, pauvre rêveur solitaire, que pouvais-je donner à ce grand peuple muet! ce que j'avais, une voix... Que ce soit leur première entrée dans la Cité du droit, dont ils sont exclus jusqu'ici.
J'ai fait parler dans ce livre ceux qui n'en sont pas même à savoir s'ils ont un droit au monde. Tous ceux-là qui gémissent ou souffrent en silence, tout ce qui aspire et monte à la vie, c'est mon peuple... C'est le Peuple.—Qu'ils viennent tous avec moi.
Que ne puis-je agrandir la Cité, afin qu'elle soit solide! Elle branle, elle croule, tant qu'elle est incomplète, exclusive, injuste. Sa justice, c'est sa solidité. Si elle veut n'être que juste, elle ne sera pas même juste. Il faut qu'elle soit sainte et divine, fondée par Celui qui seul fonde.
Elle sera divine, si au lieu de fermer jalousement ses portes, elle rallie tout ce qu'il y a d'enfants de Dieu, les derniers, les plus humbles (malheur à qui rougira de son frère!). Tous, sans distinction de classe ni classification, faibles ou forts, simples ou sages, qu'ils apportent ici leur sagesse ou leur instinct. Ces impuissants, ces incapables, miserabiles personæ, qui ne peuvent rien pour eux-mêmes, ils peuvent beaucoup pour nous. Ils ont en eux un mystère de puissance inconnue, une fécondité cachée, des sources vives au fond de leur nature. La Cité, en les appelant, appelle la vie, qui peut seule la renouveler.
Donc, qu'ici l'homme avec l'homme, que l'homme avec la nature, aient, après ce long divorce, l'heureuse réconciliation; que tous les orgueils finissent, que la Cité protectrice aille du ciel à l'abîme, vaste comme le sein de Dieu!
Je proteste, pour ma part, que s'il reste quelqu'un derrière qu'elle repousse encore et n'abrite point de son droit, moi, je n'y entrerai point, et je resterai au seuil.
TROISIÈME PARTIE
DE L'AFFRANCHISSEMENT PAR L'AMOUR.
LA PATRIE
CHAPITRE PREMIER
L'amitié.
C'est une grande gloire pour nos vieilles communes de France, d'avoir trouvé les premières le vrai nom de la patrie. Dans leur simplicité pleine de sens et de profondeur, elles l'appelaient l'Amitié[83].
La patrie c'est bien en effet la grande amitié qui contient toutes les autres. J'aime la France, parce qu'elle est la France, et aussi parce que c'est le pays de ceux que j'aime et que j'ai aimés.
La patrie, la grande amitié, où sont tous nos attachements, nous est d'abord révélée par eux; puis à son tour, elle les généralise, les étend, les ennoblit. L'ami devient tout un peuple. Nos amitiés individuelles sont comme des premiers degrés de cette grande initiation, des stations par où l'âme passe, et peu à peu monte, pour se connaître et s'aimer dans cette âme meilleure, plus désintéressée, plus haute, qu'on appelle la Patrie.
Je dis désintéressée, parce que là où elle est forte, elle fait que nous nous aimons, malgré l'opposition des intérêts, la différence des conditions, malgré l'inégalité. Pauvres, riches, grands et petits, elle nous enlève tous au-dessus de toutes nos misères d'envie. C'est vraiment la grande amitié, parce qu'elle rend héroïque. Ceux qui se sont liés en elle, sont solidement liés; leur attachement durera tout autant que la Patrie. Que dis-je? Elle n'est nulle part plus indestructible que dans leurs âmes immortelles. Elle finirait dans le monde et dans l'histoire, elle s'abîmerait au sein du globe, qu'elle survivrait comme Amitié.
Il semble, à entendre nos philosophes, que l'homme est un être tellement insociable, qu'à grand'peine, par tous les efforts de l'art et de la méditation, pourront-ils inventer la machine ingénieuse qui rapprocherait l'homme de l'homme. Et moi, pour peu que j'observe, à sa naissance même, je le vois déjà sociable. Avant d'avoir les yeux ouverts, il aime la société; il pleure, dès qu'il est laissé seul... Comment s'en étonnerait-on? au jour qu'on dit le premier, il quitte une société déjà ancienne, et si douce! Il a commencé par elle; vieux de neuf mois, il lui faut divorcer, entrer dans la solitude, chercher à tâtons s'il pourra retrouver une ombre de la chère union qu'il avait, qu'il a perdue.
Il aime sa nourrice et sa mère, et les distingue peu de lui-même... Mais quel est son ravissement, quand il voit pour la première fois un autre, un enfant de son âge, qui est lui, qui n'est pas lui! À peine retrouvera-t-il quelque chose de ce moment dans les plus vives joies de l'amour. La famille, la nourrice, la mère même pour quelque temps, tout cède devant le camarade, il a fait tout oublier.
C'est là qu'il faut voir combien l'inégalité, cette pierre d'achoppement des politiques, embarrasse peu la nature. Elle s'amuse au contraire, dans tous les rapports du cœur, à se jouer des différences, des inégalités, qui sembleraient devoir créer à l'union d'insurmontables obstacles. La femme, par exemple, aime l'homme, justement parce qu'il est plus fort. L'enfant aime son ami, souvent parce qu'il est supérieur. L'inégalité leur plaît comme occasion de dévouement, comme émulation, comme espoir d'égalité. Le vœu le plus cher de l'amour, c'est de se faire un égal; sa crainte, c'est de rester supérieur, de garder un avantage que l'autre n'ait pas.
C'est le caractère singulier des belles amitiés d'enfance, que l'inégalité y sert puissamment. Il faut qu'elle y soit, pour qu'il y ait aspiration, échange et mutualité. Regardez ces enfants, ce qui leur rend ces amitiés charmantes, c'est, dans l'analogie de caractère et d'habitude, l'inégalité d'esprit et de culture; le faible suit le fort, sans servilité, sans envie; il l'écoute avec ravissement, il suit avec bonheur l'attrait de l'initiation.
L'amitié, quoi qu'on dise, est, bien plus que l'amour, un moyen de progrès. L'amour est, comme elle, une initiation sans doute, mais il ne peut créer d'émulation entre ceux qu'il unit; les amants diffèrent de sexe et de nature; le moins avancé des deux ne peut beaucoup changer, pour ressembler à l'autre; l'effort d'assimilation mutuelle s'arrête de bonne heure.
L'esprit de rivalité qui s'éveille si vite entre les petites filles, commence tard chez les garçons. Il faut l'école, le collège, tous les efforts du maître, pour éveiller ces tristes passions. L'homme, sous ce rapport, naît généreux, héroïque. Il faut lui apprendre l'envie; il ne la sait pas de lui-même.
Ah! qu'il a bien raison, et qu'il y gagne! L'amour ne compte pas, il ne sait mesurer. Il ne s'attache point à calculer une égalité mathématique et rigoureuse que l'on n'atteint jamais. Il aime bien mieux la dépasser. Il crée, le plus souvent, contre l'inégalité de la nature, une inégalité en sens inverse. Entre l'homme et la femme, par exemple, il fait que le plus fort veut être serviteur du plus faible. Dans le progrès de la famille, quand l'enfant naît, le privilège descend à ce nouveau venu. L'inégalité de la nature favorisait le fort qui est le père; l'inégalité qu'y substitue l'amour, favorise le faible, le plus faible, et le fait le premier.
Voilà la beauté de la famille naturelle. Et la beauté de la famille artificielle, c'est de favoriser le fils élu, fils de la volonté, plus cher que ceux de la nature. L'idéal de la Cité qu'elle doit poursuivre, c'est l'adoption des faibles par les forts, l'inégalité au profit des moindres.
Aristote dit très bien contre Platon: «La Cité se fait non d'hommes semblables, mais d'hommes différents.» À quoi j'ajoute: «Différents, mais harmonisés par l'amour, rendus de plus en plus semblables.» La démocratie, c'est l'amour dans la Cité, et l'initiation.
L'initiation du patronage, romain ou féodal, était chose artificielle et née des circonstances[84]. C'est aux invariables et naturels rapports de l'homme qu'il nous faut revenir.
Ces rapports, quels sont-ils?... Ne cherchez pas bien loin. Regardez seulement l'homme avant qu'il soit asservi à la passion, brisé par la dure éducation, aigri par les rivalités. Prenez-le avant l'amour, avant l'envie. Que trouvez-vous en lui? la chose qui lui est la plus naturelle entre toutes, la première (ah! qu'elle soit aussi la dernière!): l'amitié.
Me voilà bientôt vieux. J'ai, par-dessus mon âge, deux ou trois mille ans que l'histoire a entassés sur moi, tant d'événements, de passions, de souvenirs divers où entrent pêle-mêle ma vie et celle du monde. Eh bien! parmi ces grandes choses innombrables, et ces choses poignantes, une domine, triomphe, toujours jeune, fraîche, florissante, ma première amitié!
C'était, je me le rappelle (bien mieux que mes pensées d'hier), c'était un désir immense, insatiable, de communications, de confidences, de révélations mutuelles. Ni la parole ni le papier n'y suffisaient. Après d'immenses promenades, nous nous conduisions et nous reconduisions. Quelle joie, lorsque revenait le jour, d'avoir tant à se dire! Je partais de bonne heure, dans ma force et ma liberté, impatient de parler, de reprendre l'entretien, de confier tant de choses.—«Quels secrets? Quels mystères?»—Que sais-je? tel fait historique peut-être, ou tel vers de Virgile que je venais d'apprendre...
Que de fois je me trompais d'heure! à quatre, à cinq heures du matin, j'allais, je frappais, je faisais ouvrir les portes, je réveillais mon ami. Comment peindre avec des paroles les vives et légères lueurs sous lesquelles, dans ces matinées, brillaient, voltigeaient toutes choses? Mon existence était ailée, j'en ai encore l'impression, mêlée au matin, au printemps; je sentais, vivais dans l'aurore.
Âge regrettable, vrai paradis sur terre, qui ne connaît ni haine, ni mépris, ni bassesse, où l'inégalité est si parfaitement inconnue, où la société est encore vraiment humaine, vraiment divine... Tout cela passe vite. Les intérêts viennent, les concurrences, les rivalités... Et pourtant il en resterait quelque chose, si, l'éducation travaillait à réunir les hommes autant qu'elle s'attache à les diviser.
Si seulement les deux enfants, le pauvre et le riche, avaient été assis aux bancs d'une même école, si liés d'amitié, divisés de carrières, ils se voyaient souvent, ils feraient plus entre eux que toutes les politiques, toutes les morales du monde. Ils conserveraient dans leur amitié désintéressée, innocente, le nœud sacré de la Cité... Le riche saurait la vie, l'inégalité, et il en gémirait; tout son effort serait de partager. Le pauvre prendrait un grand cœur, et le consolerait d'être riche.
Comment vivre, sans savoir la vie? Or, on ne la sait qu'à un prix: Souffrir, travailler, être pauvre,—ou bien encore se faire pauvre, de sympathie, de cœur, s'associer de volonté au travail et à la souffrance.
Que voulez-vous que sache un riche, avec toute la science du monde? par cela seul qu'il a la vie facile, il en ignore les fortes et profondes réalités. Ne creusant point, n'appuyant pas, il court, glisse, comme sur une glace; nulle part il n'entre, il est toujours dehors; dans cette rapide existence, extérieure et superficielle, demain il sera au terme et s'en ira dans l'ignorance aussi bien qu'il était venu.
Ce qui lui a manqué, c'était un point solide où, de son âme, il appuyât, creusât dans la vie et la connaissance. Tout au contraire, le pauvre est fixé sur un point obscur, sans voir ni ciel ni terre. Ce qui lui manque, c'est de pouvoir se relever, respirer, regarder le ciel. Rivé à cette place par la fatalité, il lui faudrait s'étendre, généraliser son existence et sa souffrance même, vivre hors de ce point où il souffre, et puisqu'il a une âme infinie, l'épanouir infiniment... Tous les moyens lui manquent; les lois y feront peu; il y faut l'amitié. L'homme de loisir, cultivé, réfléchi, doit remettre cette âme captive dans son rapport avec le monde, la changer? non, mais l'aider à être elle-même, écarter l'obstacle qui l'empêchait de déployer ses ailes. Tout cela deviendrait facile, si chacun des deux comprenait qu'il ne trouvera qu'en l'autre son affranchissement. L'homme de science et de culture, aujourd'hui serf des abstractions, des formules, ne reprendra sa liberté qu'au contact de l'homme d'instinct. Sa jeunesse et sa vie qu'il croit renouveler dans de lointains voyages, elle est là, près de lui, dans ce qui est la jeunesse sociale, je veux dire dans le peuple. Celui-ci, d'autre part, pour qui l'ignorance et l'isolement sont comme une prison, il étendra son horizon, retrouvera l'air libre, s'il accepte la communication de la science, si, au lieu de la dénigrer par envie, il y respecte l'accumulation des travaux de l'humanité, tout l'effort de l'homme antérieur.
Cette assistance, cette culture mutuelle, forte et sérieuse, qu'ils trouveront l'un dans l'autre, elle suppose, je l'avoue, dans tous les deux une magnanimité véritable; nous les appelons à l'héroïsme. Quel appel plus digne de l'homme?... plus naturel aussi, dès qu'il revient à lui et se relève, avec la grâce de Dieu.
L'héroïsme du pauvre, c'est d'immoler l'envie, c'est d'être lui-même assez haut au-dessus de sa pauvreté, pour ne pas même vouloir s'informer si la richesse est gagnée bien ou mal. L'héroïsme du riche, c'est, tout en connaissant le droit du pauvre, de l'aimer et d'aller à lui.
«Héroïsme?... N'est-ce pas là le plus simple devoir?» Sans doute, mais c'est justement parce qu'il y a devoir que le cœur se resserre. Triste infirmité de notre nature; nous n'aimons guère que celui à qui nous ne devons rien, l'être abandonné, désarmé, qui n'allègue nul droit contre nous.
Il faut des deux côtés que le cœur s'élargisse. On a pris la démocratie par le droit et le devoir, par la Loi, et l'on n'a eu que la loi morte... Ah! reprenons-la par la Grâce.
Vous dites: «Que nous importe? nous ferons de si sages lois, si artificieusement dressées et combinées, qu'on n'aura que faire de s'aimer...» Pour vouloir de sages lois, pour les suivre, il faut aimer d'abord.
Comment aimer? Ne voyez-vous les insurmontables barrières que l'intérêt élève entre nous? Dans la concurrence accablante où nous nous débattons, pouvons-nous bien être assez simples pour aider nos rivaux, pour donner la main aujourd'hui à ceux qui le seraient demain?
Triste aveu! quoi! pour quelque argent, pour une place misérable que vous perdrez bientôt, vous livrez le trésor de l'homme, tout ce qu'il a de bon, de grand, l'amitié, la patrie, la véritable vie du cœur.
Eh! malheureux! si près, si loin de la Révolution, avez-vous déjà oublié que les premiers hommes du monde, ces jeunes généraux, dans leur terrible élan, leur course violente à la mort immortelle, qu'ils se disputaient tous, rivaux acharnés pour la belle maîtresse qui brûle les cœurs du plus âpre amour, la Victoire! n'éprouvèrent point de jalousie? Elle restera toujours, la glorieuse lettre par laquelle le vainqueur de la Vendée couvrit de sa vertu, de sa popularité l'homme qui déjà faisait peur[85], le vainqueur d'Arcole, et se porta garant pour lui... Ah! grande époque, grands hommes, vrais vainqueurs à qui tout devait céder! Vous aviez vaincu l'envie aussi aisément que le monde! Nobles âmes, où que vous soyez, donnez-nous, pour nous sauver, un souffle de votre esprit!
CHAPITRE II
De l'amour et du mariage.
Il faudrait sentir bien peu la gravité d'un tel sujet pour entreprendre de le traiter en quelques pages. Je me contenterai de faire une observation, essentielle dans l'état de nos mœurs.
Indifférents comme nous sommes à la patrie et au monde, ni citoyens, ni philanthropes, nous n'avons guère qu'une chose par laquelle nous prétendions échapper à l'égoïsme; ce sont les liens de famille. Être un bon père de famille, c'est un mérite qu'on affiche, et souvent à grand profit.
Eh bien! il faut l'avouer, dans les classes supérieures la famille est très malade. Si les choses continuaient, elle deviendrait impossible.
On a accusé les hommes, et non sans raison. J'ai parlé moi-même ailleurs de leur matérialisme, de leur sécheresse, de l'insigne maladresse avec laquelle ils perdent l'ascendant des premiers jours. Cependant, il faut l'avouer, la faute est surtout aux femmes, je veux dire aux mères. L'éducation qu'elles donnent, ou laissent donner à leurs filles, a fait du mariage une charge intolérable.
Ce que nous voyons ne rappelle que trop les derniers siècles de l'Empire romain. Les femmes, étant devenues des héritières, sachant qu'elles étaient riches et protégeant leurs maris, rendirent la condition de ceux-ci tellement misérable, qu'aucun avantage pécuniaire, aucune prescription législative ne put décider les hommes à subir cette servitude. Ils aimaient mieux fuir au désert. La Thébaïde se peupla.
Le législateur, effrayé de la dépopulation, fut obligé de favoriser, de régulariser les attachements inférieurs, les seuls que l'homme acceptât. Il en serait peut-être aujourd'hui de même, si notre société, plus industrielle que celle de l'Empire romain, ne spéculait sur le mariage. L'homme moderne accepte par cupidité, par nécessité, les chances qui rebutaient les Romains. Spéculation peu sûre. La jeune femme sait qu'elle apporte beaucoup, mais elle n'a nullement appris la valeur de l'argent, elle dépense encore davantage. Si je regardais aux événements récents, aux bouleversements des fortunes, je serais tenté de dire: «Voulez-vous vous ruiner? épousez une femme riche.»
Je sais tout ce qu'il y a d'inconvénients à prendre une femme de condition, d'éducation inférieures. Le premier, c'est de s'isoler, de sortir de son milieu, de perdre ses relations. Un autre, c'est qu'on n'épouse pas la femme seule, mais la famille, dont les habitudes sont souvent grossières. Cette femme, on espère bien l'élever, la faire à soi et pour soi; mais il se trouve souvent qu'avec un heureux instinct et de la docilité, elle n'est point élevable. Ces éducations tardives qu'on essaye de donner aux fortes races du peuple, moins malléables et plus dures, ont rarement prise sur elles.
Ces inconvénients reconnus, je n'en suis pas moins obligé de revenir à celui (bien autrement grave) des mariages brillants d'aujourd'hui. Il consiste simplement en ceci, que la vie y est impossible.
Cette vie consiste à commencer tous les soirs, après une journée de travail, une journée plus fatigante encore d'amusements, de plaisirs. Rien de pareil dans les autres pays de l'Europe, rien de semblable dans le peuple; le Français des classes riches est le seul homme du monde qui ne repose jamais. C'est peut-être la cause principale pour laquelle nos enrichis, nos bourgeois, une classe née d'hier, est déjà usée.
Dans cet âge travailleur où le temps a un prix incalculable, les hommes sérieux, productifs, qui veulent des résultats, ne peuvent accepter, comme condition du mariage, une dépense si énorme de la vie. La nuit, employée ainsi à promener une femme, tue d'avance le lendemain.
L'homme a besoin, le soir, du foyer et du repos. Il revient plein de pensées; il faudrait qu'il pût se recueillir, confier ses idées, ses projets, ses anxiétés, les combats du jour, qu'il eût où verser son cœur. Il trouve une femme qui n'a rien fait, qui a hâte d'employer ses forces, prête, parée, impatiente... Quel moyen de lui parler! «C'est bon, monsieur, il est tard, nous manquerions l'heure... Vous direz cela demain.»
Qu'il aille, s'il ne veut la confier à une amie plus âgée, qui, trop souvent fort gâtée, maligne et malicieuse, n'aura nul plus grand plaisir que d'aigrir la jeune femme contre son tyran, de la compromettre, de la lancer dans les plus tristes folies.
Non, il ne peut la laisser sous cette conduite suspecte. Il la conduira lui-même, il part... Avec quelle envie il voit revenir chez lui le travailleur attardé. Celui-ci, il est vrai, a bien fatigué le jour, mais il va trouver le repos, un intérieur, une famille, le somme enfin, ce bonheur légitime que Dieu lui donne tous les soirs. Sa femme l'attend, elle compte les minutes; le couvert est mis; la mère et l'enfant regardent s'il vient. Pour peu qu'il vaille quelque chose, cet homme, elle met en lui sa vanité, elle l'admire et le révère... Et que de soins! je la vois, dans leur faible nourriture, je la vois, sans qu'il l'aperçoive, garder le moindre pour elle, réserver pour l'homme qui a plus de mal l'aliment nourrissant qui réparera ses forces.
Il se couche, elle couche les enfants, et elle veille. Elle travaille bien tard dans la nuit. De grand matin, longtemps avant qu'il ouvre les yeux, elle est debout, tout est prêt, la nourriture chaude qu'il prend, et celle qu'il emporte avec lui. Il part, le cœur satisfait, bien tranquille sur ce qu'il laisse, ayant embrassé sa femme et ses enfants endormis.
Je l'ai dit, et le redirai: le bonheur est là. Elle sent qu'elle est nourrie par lui, elle en est heureuse, il travaille d'autant mieux qu'il sait qu'il travaille pour elle. Voilà le vrai mariage. Bonheur monotone, dira-t-on. Non, l'enfant y met le progrès... S'il s'y joignait l'étincelle, si le travailleur, avec un peu de sécurité, de loisir, avait des moments de vie plus haute, s'il y associait la femme et la nourrissait de son esprit... Ce serait trop; on ne demanderait rien au ciel qu'une éternité d'ici-bas.
Triste victime de la cupidité, ce bonheur, vous pouviez l'avoir; vous l'avez sacrifié. L'humble fille que vous aimiez, qui vous aimait, que vous avez délaissée, regrettez-la bien maintenant! Était-il sage (je ne parle pas d'honneur ni d'humanité) de briser la pauvre créature et de briser votre cœur pour épouser l'esclavage? L'argent que vous avez cherché, il s'enfuira de lui-même, il ne restera pas dans vos mains. Les enfants de cette union sans amour, conçus d'un calcul, porteront sur leur face pâle leur triste origine; leur existence inharmonique témoignera du divorce intérieur que contint ce mariage; ils n'auront pas le cœur de vivre.
La différence était-elle donc si grande entre cette fille et cette fille? toutes deux, après tout, sont du peuple. La plus riche a pour père un travailleur enrichi. Du vrai peuple, non mêlé, au peuple bourgeois, aux classes bâtardes, il n'y a pas un abîme.
Si la bourgeoisie veut se relever de son épuisement précoce, elle craindra moins de s'unir aux familles qui sont aujourd'hui ce qu'elle-même était hier. Là est la force, la beauté et l'avenir. Nos jeunes gens arrivent tard au mariage, bien fatigués déjà, et ils épousent ordinairement une jeune fille étiolée; les enfants meurent ou languissent. À la seconde ou troisième génération, la bourgeoisie sera aussi chétive que nos nobles l'étaient avant la Révolution[86].
Et ce n'est pas seulement le physique qui fait défaut, mais le moral baisse. Qu'attendre pour les travaux suivis, pour les affaires sérieuses, pour la grande invention, d'un homme qui, s'étant vendu à un mariage d'argent, est serf d'une femme, d'une famille, obligé de se disperser, de jeter aux quatre vents son temps et sa vie? Imaginez ce qui doit advenir d'une nation où les classes dirigeantes se consument dans les vaines paroles, dans l'agitation à vide... Pour que la vie soit féconde, il faut le recueillement de l'esprit, le repos du cœur.
Un fait remarquable de ce temps, c'est que les femmes du peuple (qui ne sont nullement grossières, comme les hommes, et qui éprouvent le besoin de délicatesse et de distinction) écoutent les hommes au-dessus d'elles avec une confiance qu'elles n'avaient nullement autrefois... Elles voyaient la noblesse comme une barrière insurmontable à l'amour; mais la richesse ne leur paraît pas une séparation de classe[87]; on la compte si peu, quand on aime! Touchante confiance du peuple, qui, dans sa partie la meilleure, la plus aimable et la plus tendre, se rapproche ainsi des rangs supérieurs, et vient y rapporter la sève, la beauté, la grâce morale!... Ah! malheur à ceux qui la trompent! S'ils sont inaccessibles aux remords, ils auront du moins des regrets, en songeant qu'ils ont perdu ce qui vaut les trésors du monde, le ciel et la terre: Être aimé!
CHAPITRE III
De l'association.
Je me suis longtemps occupé des anciennes associations de la France. De toutes, la plus belle, à mon sens, est celle des filets pour la pêche, sur les côtes d'Harfleur et de Barfleur. Chacun de ces vastes filets (de cent vingt brasses ou six cents pieds) se divise en plusieurs parts qui passent par héritage aux filles aussi bien qu'aux garçons. Les filles, héritant de ce droit, mais n'allant pas à la pêche, y concourent néanmoins en tissant leurs lots de filets, qu'elles confient aux pêcheurs. La belle et sage Normande file ainsi sa dot; ce lot de filet, c'est son fief qu'elle administre avec la prudence de la femme de Guillaume-le-Conquérant. De son droit et de son travail, doublement propriétaire, il faut bien, comme telle, qu'elle sache le détail de l'expédition; elle en apprécie les chances, s'intéresse au choix de l'équipage, s'associe aux inquiétudes de cette vie aventureuse. Elle risque souvent sur la barque plus que son filet. Souvent, celui qu'au départ elle a choisi pour pêcheur la choisit pour femme au retour.
Vrai pays de sapience! Cette Normandie, qui, en tant de choses, a servi de modèle à la France et à l'Angleterre, me semble avoir trouvé là un type d'association plus digne qu'aucun autre d'être recommandé à l'attention de l'avenir.
Celle-ci est bien autre chose que les associations fromagères du Jura[88], où l'on n'associe après tout que la mise et le profit. Chacun apporte son lait au fromage commun et partage proportionnellement dans la vente. Cette économie collective n'exige aucun rapprochement moral; elle met l'égoïsme à l'aise et peut se concilier avec toute là sécheresse de l'individualisme. Elle ne me semble pas mériter le beau nom d'association.
Celle des pêcheurs de Normandie le mérite éminemment; elle est morale et sociale tout autant qu'économique. Qu'est-ce au fond? une jeune fille sérieuse, honnête, qui, de son travail, de ses veilles, de sa petite épargne, commandite les jeunes gens, met sur leur barque sa fortune avant d'y mettre son cœur; elle a droit de connaître, de choisir, d'aimer le pêcheur habile, heureux. Voilà une association vraiment digne de ce nom; loin d'éloigner de l'association naturelle de la famille, elle en prépare le lien,—et par là, elle profite à la grande association, à celle de la patrie.
Ici, mon cœur m'échappe et ma plume s'arrête... Je dois avouer que la patrie, la famille y profiteront peu maintenant. Les associations du filet n'existeront bientôt plus que dans l'histoire; elles sont déjà remplacées, sur plusieurs points de la côte, par ce qui remplace tout... par la banque et par l'usure.
Grande race des marins normands, qui la première trouva l'Amérique, fonda les comptoirs d'Afrique, conquit les deux Siciles, l'Angleterre! ne vous retrouverai-je donc plus que dans la tapisserie de Bayeux?... Qui n'a le cœur percé, en passant des falaises aux dunes, de nos côtes si languissantes à celles d'en face qui sont si vivantes, de l'inertie de Cherbourg[89] à la brûlante et terrible activité de Portsmouth?... Que m'importe que le Havre s'emplisse de vaisseaux américains, d'un commerce de transit, qui se fait par la France, sans la France, parfois contre elle?
Pesante malédiction! punition vraiment sévère de notre insociabilité! Nos économistes déclarent qu'il n'y a rien à faire pour la libre association. Nos académies en effacent le nom de leurs concours. Ce nom est celui d'un délit, prévu par nos lois pénales... Une seule association reste permise, l'intimité croissante entre Saint-Cloud et Windsor.
Le commerce a formé quelques sociétés, mais de guerre, pour absorber le petit commerce, détruire les petits marchands. Il a nui beaucoup, gagné peu. Les grosses maisons de commandite qui s'étaient créées dans cet espoir ont peu réussi. Elles ne sont pas en progrès; dès qu'il s'en forme une nouvelle, les autres souffrent et languissent. Plusieurs sont déjà tombées, et celles qui subsistent ne tendent point à s'accroître.
Dans les campagnes, je vois nos très anciennes communautés agricoles du Morvan, du Berri, de Picardie, qui, peu à peu, se dissolvent et demandent séparation aux tribunaux. Elles avaient duré des siècles; plusieurs avaient prospéré. Ces couvents de laboureurs mariés qui réunissaient ensemble une vingtaine de familles, parentes entre elles, sous un même toit, sous la direction d'un chef qu'elles élisaient, avaient pourtant sans aucun doute de grands avantages économiques[90].
Si, de ces paysans, je passe aux esprits les plus cultivés, je ne vois guère d'esprit d'association dans la littérature. Les hommes les plus naturellement rapprochés par les lumières, par l'estime et l'admiration mutuelle, n'en vivent pas moins isolés. La parenté du génie même sert peu pour rapprocher les cœurs. Je connais ici quatre ou cinq hommes qui sont certainement l'aristocratie du genre humain, qui n'ont de pairs et de juges qu'entre eux. Ces hommes, qui vivront toujours, s'ils avaient été séparés par les siècles, auraient regretté amèrement de ne point s'être connus. Ils vivent dans le même temps, dans la même ville, porte à porte, et ils ne se voient point.
Dans un de mes pèlerinages à Lyon, je visitai quelques tisseurs, et, à mon ordinaire, je m'informai des maux, des remèdes. Je leur demandai surtout s'ils ne pourraient, quelle que fût leur divergence d'opinions, s'associer dans certaines choses matérielles, économiques. L'un d'eux, homme plein de sens et d'une haute moralité, qui sentait bien tout ce que j'apportais dans ces recherches de cœur et de bonne intention, me laissa pousser mon enquête plus loin que je n'avais fait encore. «Le mal, disait-il d'abord, c'est la partialité du gouvernement pour les fabricants.—Et après?—Leur monopole, leur tyrannie, leur exigence...—Est-ce tout?» Il se tut deux minutes et dit ensuite, avec un soupir, cette grave parole: «Il y a un autre mal, monsieur, nous sommes insociables.»
Ce mot me retentit au cœur, me frappa comme une sentence. Que de raisons j'avais de le supposer juste et vrai! que de fois il me revint!... «Quoi! me disais-je, la France, le pays renommé entre tous pour la douceur éminemment sociable de ses mœurs et de son génie, est-elle immuablement divisée, et pour jamais!... S'il en est ainsi, nous reste-t-il chance de vivre, et n'avons-nous pas déjà péri avant de périr!... L'âme est-elle morte en nous? Sommes-nous pires que nos pères, dont on nous vante sans cesse les pieuses associations[91]? L'amour, la fraternité sont-ils donc finis en ce monde?»
Dans cette pensée si sombre, résolu, comme un mourant, à bien tâter si je mourais, je regardai sérieusement non les plus hauts, non les derniers, mais un homme ni bon ni mauvais, un homme en qui sont plusieurs classes, qui a vu, souffert, qui, certainement d'esprit et de cœur, porte en lui la pensée du peuple... Cet homme, qui n'est autre que moi, pour vivre seul et volontairement solitaire, il n'en est pas moins resté sociable et sympathique.
Il en est ainsi de bien d'autres. Un fonds immuable, inaltérable de sociabilité, dort ici dans les profondeurs. Il est tout entier en réserve; je le sens partout dans les masses, lorsque j'y descends, lorsque j'écoute et observe. Mais pourquoi s'étonnerait-on si cet instinct de sociabilité facile, tellement découragé aux derniers temps, s'est resserré, replié?... Trompé par les partis, exploité par les industriels, mis en suspicion par le gouvernement, il ne remue plus, n'agit plus. Toutes les forces de la société semblent tournées contre l'instinct sociable!... Unir les pierres, désunir les hommes, ils ne savent rien de plus.
Le patronage ne supplée nullement ici à ce qui manque à l'esprit d'association. L'apparition récente de l'idée d'égalité a tué (pour un temps) l'idée qui l'avait précédée, celle de protection bienveillante, d'adoption, de paternité. Le riche a dit durement au pauvre: «Tu réclames l'égalité et le rang de frère? eh bien, soit! mais, dès ce moment, tu ne trouveras plus d'assistance en moi; Dieu m'imposait les devoirs de père; en réclamant l'égalité, tu m'en as toi-même affranchi[92].»
Chez ce peuple moins qu'aucun autre, on ne peut prendre ici le change. Nulle comédie sociale, nulle déférence extérieure ne peut faire illusion sur sa sociabilité. Il n'a pas les manières humbles des Allemands. Il n'est point, comme les Anglais, toujours chapeau bas devant ce qui est riche ou noble. Si vous lui parlez, et qu'il réponde honnêtement, cordialement, vous pouvez croire qu'il accorde vraiment cela à la personne, fort peu à la position.
Le Français a passé par bien des choses, par la Révolution, par la guerre. Un tel homme à coup sûr est difficile à conduire, difficile à associer. Pourquoi? précisément parce que, comme individu, il a beaucoup de valeur.
Vous faites des hommes de fer dans votre guerre d'Afrique, une guerre très individuelle qui oblige sans cesse l'homme à ne compter que sur soi; nul doute que vous n'ayez raison de les vouloir et former tels, à la veille des crises qu'il nous faut attendre en Europe. Mais aussi ne vous étonnez pas trop si ces lions, à peine revenus, gardent, tout en se soumettant au frein des lois, quelque chose de l'indépendance sauvage.
Ces hommes, je vous en préviens, ne se prendront à l'association que par le cœur, par l'amitié. Ne croyez pas que vous les attellerez à une société négative où l'âme ne sera pour rien, qu'ils vivront ensemble sans s'aimer, par économie et par douceur naturelle, comme font, par exemple, à Zurich, les ouvriers allemands. La société coopérative des Anglais, qui s'unissent parfaitement pour telle affaire spéciale, tout en se haïssant, se contrecarrant dans telle autre ou leurs intérêts diffèrent, elle ne convient pas davantage à nos Français. Il faut une société d'amis à la France; c'est son désavantage industriel, mais sa supériorité sociale, de n'en pas comporter d'autres. L'union ne se fait ici ni par mollesse de caractère et communauté d'habitudes, ni par âpreté de chasseurs qui se mettent, comme les loups, en bande pour une proie. Ici, la seule union possible, c'est l'union des esprits.
Il n'est guère de forme d'association qui ne soit excellente, si cette condition existe. La question dominante, chez ce peuple sympathique, est celle des personnes et des dispositions morales. «Les associés s'aiment-ils? se conviennent-ils?» voilà ce qu'il faut toujours se demander en premier lieu[93]. Des sociétés d'ouvriers se formeront, et elles dureront, s'ils s'aiment; des sociétés d'ouvriers-maîtres, qui, sans chefs, vivront en frères, mais il faut qu'ils s'aiment beaucoup.
S'aimer, ce n'est pas seulement avoir bienveillance mutuelle. L'attraction naturelle des caractères, des goûts analogues, n'y suffirait pas. Il faut y suivre sa nature, mais de cœur, c'est-à-dire toujours prêt au sacrifice, au dévouement qui immole la nature.
Que voulez-vous faire en ce monde sans le sacrifice[94]?... Il en est le soutien même; le monde, sans lui, croulerait tout à l'heure. Supposez les meilleurs instincts, les caractères les plus droits, les natures les plus parfaites (telles qu'on n'en voit pas ici-bas), tout périrait encore sans ce remède suprême.
«Se sacrifier à un autre!» Chose étrange, inouïe, qui scandalisera l'oreille de nos philosophes. «S'immoler à qui? à un homme, qu'on sait valoir moins que soi; perdre au profit de ce néant une valeur infinie.» C'est celle, en effet, que chacun ne manque guère de s'attribuer à lui-même.
Il y a là, nous ne le dissimulons point, une véritable difficulté. On ne se sacrifie guère qu'à ce qu'on croit infini. Il faut, pour le sacrifice, un Dieu, un autel... un Dieu, en qui les hommes se reconnaissent et s'aiment... Comment sacrifierions-nous? Nous avons perdu nos dieux!
Le Dieu-Verbe, sous la forme où le vit le Moyen-âge, fut-il ce lien nécessaire? L'histoire tout entière est là pour répondre: Non. Le Moyen-âge promit l'union, et ne donna que la guerre. Il fallut que ce Dieu eût sa seconde époque, qu'il apparût sur la terre, en son incarnation de 89. Alors, il donna à l'association sa forme à la fois la plus vaste et la plus vraie, celle qui, seule encore, peut nous réunir, et par nous, sauver le monde.
France, glorieuse mère, qui n'êtes pas seulement la nôtre, mais qui devez enfanter toute nation à la liberté, faites que nous nous aimions en vous!
CHAPITRE IV
La Patrie.—Les nationalités vont-elles disparaître?
Les antipathies nationales ont diminué, le droit des gens s'est adouci, nous sommes entrés dans une ère de bienveillance et de fraternité, si l'on veut comparer ce temps aux temps haineux du Moyen-âge. Les nations se sont déjà quelque peu mêlées d'intérêts, ont copié mutuellement leurs modes, leurs littératures. Est-ce à dire pour cela que les nationalités s'affaiblissent? Examinons bien.
Ce qui s'est affaibli bien certainement, c'est, dans chaque nation, la dissidence intérieure. Nos provincialités françaises s'effacent rapidement. L'Écosse et le Pays de Galles se sont rattachées à l'unité Britannique. L'Allemagne cherche la sienne, et se croit prête à lui sacrifier une foule d'intérêts divergents qui la divisaient jusqu'ici.
Ce sacrifice des diverses nationalités intérieures à la grande nationalité qui les contient, fortifie celle-ci, sans nul doute. Elle efface peut-être le détail saillant, pittoresque, qui caractérisait un peuple aux yeux de l'observateur superficiel; mais elle fortifie son génie, et lui permet de le manifester. C'est au moment où la France a supprimé dans son sein toutes les Frances divergentes, qu'elle a donné sa haute et originale révélation. Elle s'est trouvée elle-même, et, tout en proclamant le futur droit commun du monde, elle s'est distinguée du monde plus qu'elle n'avait fait jamais.
On peut en dire autant de l'Angleterre; avec ses machines, ses vaisseaux, ses quinze millions d'ouvriers, elle diffère aujourd'hui de toutes les nations bien plus qu'au temps d'Élisabeth. L'Allemagne qui se cherchait à tâtons aux dix-septième et dix-huitième siècles, s'est enfin découverte en Goethe, Schelling et Beethoven; c'est depuis lors seulement qu'elle a pu sérieusement aspirer à l'unité.
Loin que les nationalités s'effacent, je les vois chaque jour se caractériser moralement, et, de collections d'hommes qu'elles étaient, devenir des personnes. C'est le progrès naturel de la vie. Chaque homme, en commençant, sent confusément son génie; il semble dans le premier âge que ce soit un homme quelconque; en avançant, il s'approfondit lui-même, et va se caractérisant au dehors par ses actes, par ses œuvres; il devient peu à peu tel homme, sort de classe, et mérite un nom.
Pour croire que les nationalités vont disparaître bientôt, je ne connais que deux moyens: 1o ignorer l'histoire, la savoir par formules creuses, comme les philosophes qui ne l'étudient jamais, ou encore par lieux communs littéraires, pour en causer, comme les femmes. Ceux qui la savent ainsi, la voient dans le passé comme un petit point obscur, qu'on peut biffer, si l'on veut.—2o Ce n'est pas tout; il faut encore ignorer la nature autant que l'histoire, oublier que les caractères nationaux ne dérivent nullement de nos caprices, mais sont profondément fondés dans l'influence du climat, de l'alimentation, des productions naturelles d'un pays, qu'ils se modifient quelque peu, mais ne s'effacent jamais.—Ceux qui ne sont ainsi liés ni par la physiologie ni par l'histoire, ceux qui constituent l'humanité, sans s'informer de l'homme ni de la nature, il leur est loisible d'effacer toute frontière, de combler les fleuves, d'aplanir les montagnes. Cependant, je les en préviens, les nations dureront encore, s'ils n'ont l'attention de supprimer les villes, les grands centres de civilisation, où les nationalités ont résumé leur génie.
Nous avons dit, vers la fin de la seconde partie, que si Dieu a mis quelque part le type de la Cité politique, c'était, selon toute apparence, dans la Cité morale, je veux dire dans une âme d'homme. Eh bien! que fait d'abord cette âme? Elle se fixe en un lieu, s'y recueille, elle s'organise un corps, une demeure, un ordre d'idées. Et alors, elle peut agir.—Tout de même, une âme de peuple doit se faire un point central d'organisme; il faut qu'elle s'assoie en un lieu, s'y ramasse et s'y recueille, qu'elle s'harmonise à une telle nature, comme vous diriez les sept collines pour cette petite Rome, ou pour notre France la mer et le Rhin, les Alpes et les Pyrénées; ce sont là nos sept collines.
C'est une force, pour toute vie, de se circonscrire, de couper quelque chose à soi dans l'espace et dans le temps, de mordre une pièce qui soit sienne, au sein de l'indifférente et dissolvante nature qui voudrait toujours confondre. Cela, c'est exister, c'est vivre.
Un esprit fixé sur un point ira s'approfondissant. Un esprit flottant dans l'espace se disperse et s'évanouit. Voyez, l'homme qui va donnant son amour à toutes, il passe sans avoir su l'amour; qu'il aime une fois et longtemps, il trouve en une passion l'infini de la nature et tout le progrès du monde[95].
La Patrie, la Cité, loin d'être opposées à la nature, sont pour cette âme de peuple qui y réside l'unique et tout-puissant moyen de réaliser sa nature. Elle lui donne à la fois et le point de départ vital et la liberté de développement. Supposez le génie athénien, moins Athènes: il flotte, il divague, se perd, il meurt inconnu. Enfermé dans ce cadre étroit, mais heureux, d'une telle Cité, fixé sur cette terre exquise où l'abeille cueillait le miel de Sophocle et de Platon, le génie puissant d'Athènes, d'une imperceptible ville, a fait en deux ou trois siècles autant que douze peuples du Moyen-âge en mille ans.
Le plus puissant moyen de Dieu pour créer et augmenter l'originalité distinctive, c'est de maintenir le monde harmoniquement divisé en ces grands et beaux systèmes qu'on appelle des nations, dont chacun, ouvrant à l'homme un champ divers d'activité, est une éducation vivante[96]. Plus l'homme avance, plus il entre dans le génie de sa patrie, mieux il concourt à l'harmonie du globe; il apprend à connaître cette patrie, et dans sa valeur propre, et dans sa valeur relative, comme une note du grand concert; il s'y associe par elle; en elle, il aime le monde. La patrie est l'initiation nécessaire à l'universelle patrie.
L'union avance ainsi toujours sans péril d'atteindre jamais l'unité, puisque toute nation, à chaque pas qu'elle fait vers la concorde[97], est plus originale en soi. Si, par impossible, les diversités cessaient, si l'unité était venue, toute nation chantant même note, le concert serait fini; l'harmonie confondue ne serait plus qu'un vain bruit. Le monde, monotone et barbare, pourrait alors mourir, sans laisser même un regret.
Rien ne périra, j'en suis sûr, ni âme d'homme, ni âme de peuple; nous sommes en trop bonnes mains. Nous irons, tout au contraire, vivant toujours davantage, c'est-à-dire fortifiant notre individualité, acquérant des originalités plus puissantes et plus fécondes. Dieu nous garde de nous perdre en lui!... Et si nulle âme ne périt, comment ces grandes âmes de nations, avec leur génie vivace, leur histoire riche en martyrs, comble de sacrifices héroïques, toute pleine d'immortalité, comment pourraient-elles s'éteindre? Lorsqu'une d'elles s'éclipse un instant, le monde entier est malade en toutes ses nations, et le monde du cœur en ses fibres qui répondent aux nations... Lecteur, cette fibre souffrante que je vois dans votre cœur, c'est la Pologne et l'Italie[98].
La nationalité, la patrie, c'est toujours la vie du monde. Elle morte, tout serait mort. Demandez plutôt au peuple, il le sent, il vous le dira. Demandez à la science, à l'histoire, à l'expérience du genre humain. Ces deux grandes voix sont d'accord. Deux voix? non, deux réalités, ce qui est et ce qui fut, contre la vaine abstraction.
J'avais là-dessus mon cœur et l'histoire; j'étais ferme sur ce rocher; je n'avais besoin de personne pour me confirmer ma foi. Mais j'ai été dans les foules, j'ai interrogé le peuple, jeunes et vieux, petits et grands. Je les ai entendus tous témoigner pour la patrie. C'est là la fibre vibrante qui chez eux meurt la dernière. Je l'ai trouvée dans des morts... J'ai été dans les cimetières qu'on appelle des prisons, des bagnes, et là, j'ai ouvert des hommes; eh bien! dans ces hommes morts, où la poitrine était vide, devinez ce que je trouvais... la France encore, dernière étincelle par laquelle peut-être on les aurait fait revivre.
Ne dites pas, je vous prie, que ce ne soit rien du tout que d'être né dans le pays qu'entourent les Pyrénées, les Alpes, le Rhin, l'Océan. Prenez le pauvre homme, mal vêtu et affamé, celui que vous croyez uniquement occupé des besoins matériels. Il vous dira que c'est un patrimoine que de participer à cette gloire immense, à cette légende unique qui fait l'entretien du monde. Il sait bien que s'il allait au dernier désert du globe, sous l'équateur, sous les pôles, il trouverait là Napoléon, nos armées, notre grande histoire, pour le couvrir et le protéger, que les enfants viendraient à lui, que les vieillards se tairaient et le prieraient de parler, qu'à l'entendre seulement nommer ces noms, ils baiseraient ses vêtements.
Pour nous, quoi qu'il advienne de nous, pauvre ou riche, heureux, malheureux, vivant, et par delà la mort, nous remercierons toujours Dieu de nous avoir donné cette grande patrie, la France. Et cela, non pas seulement à cause de tant de choses glorieuses qu'elle a faites, mais surtout parce qu'en elle nous trouvons à la fois le représentant des libertés du monde et le pays sympathique entre tous, l'initiation à l'amour universel. Ce dernier trait est si fort en la France, que souvent elle s'en est oubliée. Il nous faut aujourd'hui la rappeler à elle-même, la prier d'aimer toutes les nations moins que soi.
Sans doute, tout grand peuple représente une idée importante au genre humain. Mais que cela, grand Dieu, est bien plus vrai de la France! Supposez un moment qu'elle s'éclipse, qu'elle finisse, le lien sympathique du monde est relâché, dissous, et probablement détruit. L'amour qui fait la vie du globe, en serait atteint en ce qu'il a de plus vivant. La terre entrerait dans l'âge glacé où déjà tout près de nous sont arrivés d'autres globes.
J'eus, à ce sujet, un songe affreux en plein jour, que je suis forcé de conter. J'étais à Dublin, près d'un pont, je suivais un quai; je regarde la rivière, et je la vois traîner faible et étroite entre de larges grèves sablonneuses, à peu près comme on voit la nôtre du quai des Orfèvres; je crois reconnaître la Seine. Les quais même ressemblaient, moins les riches boutiques, moins les monuments, les Tuileries, le Louvre, c'était presque Paris, moins Paris. De ce pont descendaient quelques personnes mal vêtues, non, comme chez nous, en blouse, mais en vieux habits tachés. Ils disputaient violemment, d'une voix âcre, gutturale, toute barbare, avec un affreux bossu en haillons que je vois encore; d'autres gens passaient à côté, misérables et contrefaits... Une chose, en regardant, me saisit, me terrifia, toutes ces figures étaient françaises... C'était Paris, c'était la France, une France enlaidie, abrutie, sauvage. J'éprouvai à ce moment combien la terreur est crédule; je ne fis nulle objection. Je me dis qu'apparemment il était venu un autre 1815, mais depuis longtemps, bien longtemps, que des siècles de misère s'étaient appesantis sur mon pays condamné sans retour, et moi, je revenais là pour prendre ma part de cette immense douleur. Ils pesaient sur moi, ces siècles, en une masse de plomb; tant de siècles en deux minutes!... Je restai cloué à cette place et ne marchai plus... Mon compagnon de voyage me secoua, et alors je revins un peu... Mais je ne retirai pas tout à fait de mon esprit le terrible songe, je ne pouvais me consoler; tant que je fus en Irlande, j'en gardai une tristesse profonde, qui me revient tout entière pendant que j'écris ceci.
CHAPITRE V
La France.
Le chef d'une de nos écoles socialistes disait, il y a quelques années: «Qu'est-ce que c'est que la Patrie?»
Leurs utopies cosmopolites de jouissances matérielles me paraissent, je l'avoue, un commentaire prosaïque de la poésie d'Horace: «Rome s'écroule, fuyons aux îles Fortunées», ce triste chant d'abandon et de découragement.
Les chrétiens qui arrivent après, avec la patrie céleste, et l'universelle fraternité ici-bas, n'en donnent pas moins, par cette belle et touchante doctrine, le coup mortel à l'Empire. Leurs frères du Nord viennent bientôt leur mettre la corde au col.
Nous ne sommes point des fils d'esclave, sans patrie, sans dieux, comme était le grand poète que nous venons de citer; nous ne sommes pas des Romains de Tarse, comme l'Apôtre des Gentils; nous sommes les Romains de Rome, et les Français de la France. Nous sommes les fils de ceux qui, par l'effort d'une nationalité héroïque, ont fait l'ouvrage du monde, et fondé, pour toute nation, l'évangile de l'égalité. Nos pères n'ont pas compris la fraternité comme cette vague sympathie qui fait accepter, aimer tout, qui mêle, abâtardit, confond. Ils crurent que la fraternité n'était pas l'aveugle mélange des existences et des caractères, mais bien l'union des cœurs. Ils gardèrent pour eux, pour la France, l'originalité du dévouement, du sacrifice, que personne ne lui disputa; seule, elle arrosa de son sang cet arbre qu'elle plantait. L'occasion était belle pour les autres nations de ne pas la laisser seule. Elles n'imitèrent pas la France dans son dévouement; veut-on aujourd'hui que la France les imite dans leur égoïsme, leur immorale indifférence, que n'ayant pu les élever, elle descende à leur niveau?
Qui pourrait voir sans étonnement le peuple qui naguère a levé le phare de l'avenir vers lequel regarde le monde, voir ce peuple aujourd'hui traîner la tête basse dans la voie de l'imitation... Cette voie quelle est-elle? Nous ne la connaissons que trop, bien des peuples l'ont suivie: c'est tout simplement la voie du suicide et de la mort.
Pauvres imitateurs, vous croyez donc qu'on imite?.. On prend à un peuple voisin telle chose qui chez lui est vivante; on se l'approprie tant bien que mal, malgré les répugnances d'un organisme qui n'était pas fait pour elle; mais c'est un corps étranger que vous vous mettez dans la chair; c'est une chose inerte et morte, c'est la mort que vous adoptez.
Que dire, si cette chose n'est pas étrangère seulement et différente, mais ennemie! si vous l'allez chercher justement chez ceux que la nature vous a donnés pour adversaires, qu'elle vous a symétriquement opposés? si vous demandez un renouvellement de vie à ce qui est la négation de votre vie propre? si la France, par exemple, se mettant à marcher au rebours de son histoire, de sa nature, s'en va copier ce qu'on peut appeler l'anti-France, l'Angleterre?
Il ne s'agit point ici de haine nationale, ni de malveillance aveugle. Nous avons l'estime que nous devons avoir pour cette grande nation Britannique; nous l'avons prouvé en l'étudiant aussi sérieusement qu'aucun homme de ce temps. Le résultat de cette étude et de cette estime même, c'est la conviction que le progrès du monde tient à ce que les deux peuples ne perdent point leurs qualités dans un mélange indistinct, que ces deux aimants opposés agissent en sens inverse, que ces deux électricités, positive et négative, ne soient jamais confondues.
L'élément qui, entre tous, était pour nous le plus hétérogène, l'élément anglais, est celui précisément que nous avons préféré. Nous l'avons adopté politiquement dans notre constitution, sur la foi des doctrinaires qui copiaient sans comprendre;—adopté littérairement, sans voir que le premier génie que l'Angleterre ait eu de nos jours, est celui qui l'a le plus violemment démentie.—Enfin, nous l'avons adopté, ce même élément anglais, chose incroyable et risible, dans l'art, dans la mode. Cette raideur, cette gaucherie, qui n'est point extérieure ni accidentelle, mais qui tient à un profond mystère physiologique, c'est là ce que nous copions.
J'ai sous les yeux deux romans, écrits avec un grand talent. Eh bien! dans ces romans français, quel est l'homme ridicule? le Français, toujours le Français. L'Anglais est l'homme admirable, la Providence invisible, mais présente, qui sauve tout. Il arrive juste à point pour réparer toutes les sottises de l'autre. Et comment?... c'est qu'il est riche. Le Français est pauvre, et pauvre d'esprit.
Riche! est-ce donc là la cause de cet engouement singulier? Le riche (le plus souvent l'Anglais), c'est le bien-aimé de Dieu. Les plus libres, les plus fermes esprits ont peine à se défendre d'une prévention en sa faveur... Les femmes le trouvent beau, les hommes veulent bien le croire noble. Son cheval étique est pris pour modèle par les artistes.
Riche! avouez-le donc, c'est le secret motif de l'admiration universelle. L'Angleterre est le peuple riche; peu importent ses millions de mendiants! Pour qui ne s'informe point des hommes, elle présente au monde un spectacle unique, celui du plus énorme entassement de richesses qui ait été fait jamais. Triomphante agriculture, tant de machines, tant de vaisseaux, tant de magasins pleins et combles, cette bourse maîtresse du monde... l'or coule là comme de l'eau.
Ah! la France n'a rien de semblable; c'est un pays de pauvreté. L'énumération comparée de tout ce que possède l'une, de tout ce que l'autre n'a pas, nous mènerait vraiment trop loin. L'Angleterre a bonne grâce de demander en souriant à la France quels sont donc après tout les résultats matériels de son activité, ce qui reste de son travail, de tant de mouvements, d'efforts[99]?
La voilà, cette France, assise par terre, comme Job, entre ses amies les nations, qui viennent la consoler, l'interroger, l'améliorer, si elles peuvent, travailler à son salut.
«Où sont tes vaisseaux, tes machines? dit l'Angleterre.—Et l'Allemagne: «Où sont tes systèmes? N'auras-tu donc pas au moins, comme l'Italie, des œuvres d'art à montrer?»
Bonnes sœurs qui venez consoler ainsi la France, permettez que je vous réponde. Elle est malade, voyez-vous; je lui vois la tête basse, elle ne veut pas parler.
Si l'on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de sang et d'or, et d'efforts de toute sorte, pour les choses désintéressées qui ne devaient profiter qu'au monde, la pyramide de la France irait montant jusqu'au ciel... Et la vôtre, ô nations, toutes tant que vous êtes ici, ah! la vôtre, l'entassement de vos sacrifices, irait au genou d'un enfant.
Ne venez donc pas me dire: «Comme elle est pâle, cette France!...» Elle a versé son sang pour vous...—«Qu'elle est pauvre!» Pour votre cause, elle a donné sans compter[100]... Et n'ayant plus rien, elle a dit: «Je n'ai ni or ni argent, mais ce que j'ai, je vous le donne...» Alors elle a donné son âme, et c'est de quoi vous vivez[101].
«Ce qui lui reste, c'est ce qu'elle a donné...» Mais, écoutez bien, nations, apprenez ce que, sans nous, vous n'auriez appris jamais: «Plus on donne, et plus on garde!» Son esprit peut dormir en elle, mais il est toujours entier, toujours près d'un puissant réveil.
Il y a bien longtemps que je suis la France, vivant jour par jour avec elle depuis deux milliers d'années. Nous avons vu ensemble les plus mauvais jours, et j'ai acquis cette foi que ce pays, est celui de l'invincible espérance. Il faut bien que Dieu l'éclaire plus qu'une autre nation, puisqu'en pleine nuit elle voit quand nulle autre ne voit plus; dans ces affreuses ténèbres qui se faisaient souvent au Moyen-âge et depuis, personne, ne distinguait le ciel; la France seule le voyait.
Voilà ce que c'est que la France. Avec elle, rien n'est fini; toujours à recommencer.
Quand nos paysans gaulois chassèrent un moment les Romains, et firent un Empire des Gaules, ils mirent sur leur monnaie le premier mot de ce pays (et le dernier): Espérance.
CHAPITRE VI
La France supérieure, comme dogme et comme légende. La France est une
religion.
L'étranger croit avoir tout dit, quand il dit en souriant: «La France est l'enfant de l'Europe.»
Si vous lui donnez ce titre, qui devant Dieu n'est pas le moindre, il faudra que vous conveniez que c'est l'enfant Salomon qui siège et qui fait justice. Qui donc a conservé, sinon la France, la tradition du droit?
Du droit religieux, politique et civil; la chaise de Papinien, et la chaire de Grégoire VII.
Rome n'est nulle autre part qu'ici. Dès saint Louis, à qui l'Europe vient-elle demander justice, le pape, l'empereur, les rois?... La papauté théologique en Gerson et Bossuet, la papauté philosophique en Descartes et en Voltaire, la papauté politique, civile, en Cujas et Dumoulin, en Rousseau et Montesquieu, qui pourrait la méconnaître? Ses lois qui ne sont autres que celles de la raison, s'imposent à ses ennemis même. L'Angleterre vient de donner le Code civil à l'île de Ceylan.
Rome eut le pontificat du temps obscur, la royauté de l'équivoque. Et la France a été le pontife du temps de lumière.
Ceci n'est pas un accident des derniers siècles, un hasard révolutionnaire. C'est le résultat légitime d'une tradition liée à toute la tradition depuis deux mille ans. Nul peuple n'en a une semblable. En celui-ci se continue le grand mouvement humain (si nettement marqué par les langues) de l'Inde à la Grèce, à Rome, et de Rome à nous.
Toute autre histoire est mutilée, la nôtre seule est complète; prenez l'histoire de l'Italie, il y manque les derniers siècles; prenez l'histoire de l'Allemagne, de l'Angleterre, il y manque les premiers. Prenez celle de la France: avec elle, vous savez le monde.
Et dans cette grande tradition il n'y a pas seulement suite, mais progrès. La France a continué l'œuvre romaine et chrétienne. Le christianisme avait promis, et elle a tenu. L'égalité fraternelle, ajournée à l'autre vie, elle l'a enseignée au monde comme la loi d'ici-bas.
Cette nation a deux choses très fortes que je ne vois chez nulle autre. Elle a à la fois le principe et la légende, l'idée plus large et plus humaine, et en même temps la tradition plus suivie.
Ce principe, cette idée, enfouis dans le Moyen-âge sous le dogme de la grâce, ils s'appellent en langue d'homme la fraternité.
Cette tradition, c'est celle qui de César à Charlemagne, à saint Louis, de Louis XIV à Napoléon, fait de l'histoire de France celle de l'humanité. En elle se perpétue, sous forme diverse, l'idéal moral du monde, de saint Louis à la Pucelle, de Jeanne d'Arc à nos jeunes généraux de la Révolution; le saint de la France, quel qu'il soit, est celui de toutes les nations, il est adopté, béni et pleuré du genre humain.
«Pour tout homme, disait impartialement un philosophe américain, le premier pays c'est sa patrie, et le second c'est la France.»—Mais combien d'hommes aiment mieux vivre ici qu'en leur pays! Dès qu'ils peuvent un moment briser le fil qui les tient, ils viennent, pauvres oiseaux de passage, s'y abattre, s'y réfugier, y prendre au moins un moment de chaleur vitale. Ils avouent tacitement que c'est ici la patrie universelle.
Cette nation, considérée ainsi comme l'asile du monde, est bien plus qu'une nation: c'est la fraternité vivante. En quelque défaillance qu'elle tombe, elle contient au fond de sa nature ce principe vivace, qui lui conserve, quoi qu'il arrive, des chances particulières de restauration.
Le jour où, se souvenant qu'elle fut et doit être le salut du genre humain, la France s'entourera de ses enfants et leur enseignera la France, comme foi et comme religion, elle se retrouvera vivante et solide comme le globe.
Je dis là une chose grave, à laquelle j'ai pensé longtemps, et qui contient peut-être la rénovation de notre pays. C'est le seul qui ait droit de s'enseigner ainsi lui-même, parce qu'il est celui qui a le plus confondu son intérêt et sa destinée avec ceux de l'humanité. C'est le seul qui puisse le faire, parce que sa grande légende nationale, et pourtant humaine, est la seule complète et la mieux suivie de toutes, celle qui, par son enchaînement historique, répond le mieux aux exigences de la raison.
Et il n'y a pas là de fanatisme; c'est l'expression trop abrégée d'un jugement sérieux, fondé sur une longue étude. Il me serait trop facile de montrer que les autres nations n'ont que des légendes spéciales que le monde n'a pas reçues. Ces légendes, d'ailleurs, ont souvent ce caractère d'être isolées, individuelles, sans lien, comme des points lumineux, éloignés les uns des autres[102]. La légende nationale de France est une traînée de lumière immense, non interrompue, véritable voie lactée sur laquelle le monde eut toujours les yeux.
L'Allemagne et l'Angleterre, comme race, comme langue et comme instinct, sont étrangères à la grande tradition du monde, romano-chrétienne et démocratique. Elles en prennent quelque chose, mais sans l'harmoniser bien avec leur fond qui est exceptionnel; elles le prennent de côté, indirectement, gauchement, le prennent et ne le prennent pas. Observez bien ces peuples, vous y trouverez, au physique, au moral, un désaccord de vie et de principe que n'offre pas la France, et qui (même sans tenir compte de la valeur intrinsèque, en s'arrêtant à la forme et ne consultant que l'art), doit empêcher toujours le monde d'y chercher ses modèles et ses enseignements.
La France, au contraire, n'est pas mêlée de deux principes. En elle, l'élément celtique s'est pénétré du romain, et ne fait plus qu'un avec lui. L'élément germanique, dont quelques-uns font tant de bruit, est vraiment imperceptible.
Elle procède de Rome, et elle doit enseigner Rome, sa langue, son histoire, son droit. Notre éducation n'est point absurde en ceci. Elle l'est en ce qu'elle ne pénètre point cette éducation romaine du sentiment de la France; elle appuie pesamment, scolastiquement sur Rome, qui est le chemin, elle cache la France qui est le but.
Ce but, il faudrait, dès l'entrée, le montrer à l'enfant, le faire partir de la France qui est lui, et par Rome le mener à la France, encore à lui. Alors seulement notre éducation serait harmonique.
Le jour où ce peuple, revenu à lui-même, ouvrira les yeux et se regardera, il comprendra que la première institution qui peut le faire vivre et durer, c'est de donner à tous (avec plus ou moins d'étendue, selon le temps dont ils disposent) cette éducation harmonique qui fonderait la patrie au cœur même de l'enfant. Nul autre salut. Nous avons vieilli dans nos vices, et nous n'en voulons pas guérir. Si Dieu sauve ce glorieux et infortuné pays, il le sauvera par l'enfance.
CHAPITRE VII
La foi de la Révolution. Elle n'a pas gardé la foi jusqu'au bout et
n'a pas transmis son esprit par l'éducation.
Le seul gouvernement qui se soit occupé, d'un grand cœur, de l'éducation du peuple, c'est celui de la Révolution. L'Assemblée constituante et la Législative posèrent les principes dans une admirable lumière, avec un sens vraiment humain. La Convention, au milieu de sa lutte terrible contre le monde, contre la France qu'elle sauvait malgré elle, parmi les dangers personnels qu'elle courait, assassinée en détail, décimée et mutilée, elle ne lâcha pas prise, elle poursuivit obstinément ce sujet saint et sacré de l'éducation populaire; dans ses orageuses nuits, où elle siégeait armée, prolongeant chaque séance qui pouvait être la dernière, elle prit néanmoins le temps d'évoquer tous les systèmes et de les examiner. «Si nous décrétons l'éducation, disait un de ses membres, nous aurons assez vécu.»
Les trois projets adoptés sont pleins de sens et de grandeur. Ils organisent d'abord le haut et le bas, les écoles normales et les écoles primaires. Ils allument une vive lumière, et la portent tout d'abord dans la vaste profondeur du peuple. Après cela, plus à loisir, ils remplissent l'espace intermédiaire, les écoles centrales ou collèges où pourront s'élever les riches. Néanmoins, tout est créé d'ensemble et harmoniquement; on savait alors qu'une œuvre vivante ne se fait pas pièce à pièce.
Moment de mémoire éternelle! c'était deux mois après le neuf Thermidor... On se remettait à croire à la vie. La France sortie du tombeau, tout à coup mûrie de vingt siècles, la France lumineuse et sanglante, appela tous ses enfants à recevoir l'enseignement souverain de sa grande expérience, elle leur dit: Venez et voyez[103].
Lorsque le rapporteur de la Convention prononça cette simple et grave parole: «Le temps seul pouvait être le professeur de la République», quels yeux ne se remplirent de larmes? Tous avaient chèrement payé la leçon du temps, tous avaient traversé la mort, et ils n'en sortaient pas tout entiers!
Après ces grandes épreuves, il semblait qu'il y eût un moment de silence pour toutes les passions humaines; on put croire qu'il n'y aurait plus d'orgueil, d'intérêt, ni d'envie. Les hommes les plus hauts dans l'État, dans la science, acceptèrent les plus humbles fonctions de l'enseignement[104]. Lagrange et Laplace enseignèrent l'arithmétique.
Quinze cents élèves, hommes faits, et plusieurs déjà illustres, vinrent sans difficulté s'asseoir sur les bancs de l'École normale, et apprendre à enseigner. Ils vinrent, comme ils purent, en plein hiver, dans ce moment de pauvreté et de famine. Sur les ruines de toutes choses matérielles, planait seule et sans ombre la majesté de l'esprit. La chaire de la grande école était occupée tour à tour par des génies créateurs; les uns, comme Berthollet, Morvau, venaient de fonder la chimie, d'ouvrir et pénétrer le monde intime des corps; les autres, comme Laplace et Lagrange, avaient, par le calcul, affermi le système du monde, rassuré la terre sur sa base. Jamais pouvoir spirituel n'apparut plus incontestable. La raison, en obéissant, se rendait à la raison.—Et combien le cœur s'y joignait, quand, parmi ces hommes uniques, dont chacun apparaît une seule fois dans l'éternité, on voyait une tête, bien précieuse, qui avait failli tomber, celle du bon Haüy, sauvé par Geoffroy-Saint-Hilaire!
Un grand citoyen, Carnot, celui qui organisa la victoire, qui devina Hoche et Bonaparte, qui sauva la France malgré la Terreur, fut le véritable fondateur de l'École polytechnique. Ils apprirent, comme on combattait, firent trois ans de cours en trois mois. Au bout de six, Monge déclara qu'ils n'avaient pas seulement reçu la science, mais qu'ils l'avaient avancée. Spectateurs de l'invention continuelle de leurs maîtres, ils allaient inventant aussi. Imaginez ce spectacle d'un Lagrange qui, au milieu de son enseignement, s'arrêtait tout à coup, rêvait... On attendait en silence. Il s'éveillait à la longue, et leur livrait, tout ardente, la jeune invention, à peine née de son esprit.
Tout manquait, moins le génie. Les élèves n'auraient pu venir, s'ils n'avaient eu un traitement de route de quatre sous par jour. Ils recevaient le pain, avec le pain de l'esprit. Un des maîtres (Clouet) ne voulut pour traitement qu'un coin de terre dans la plaine des Sablons, et vécut des légumes qu'il y cultivait.
Quelle chute, après ce temps-là! chute morale, et non moins grande dans la sphère de la pensée. Lisez, après les rapports faits à la Convention, ceux de Fourcroy, de Fontanes, vous tombez en quelques années de la virilité à la vieillesse, la vieillesse décrépite[105].
N'est-il pas affligeant de voir cet élan héroïque, désintéressé, s'abattre et tomber si tôt?... Cette glorieuse École normale ne porte pas fruit. On s'en étonne peu quand on y voit l'homme si faiblement enseigné, les sciences de l'homme s'abdiquant, se reniant, ayant comme honte d'elles-mêmes. Le professeur d'histoire, Volney, enseignait que l'histoire est la science des faits morts, qu'il n'y a pas d'histoire vivante. Le professeur de philosophie, Garat, disait que la philosophie n'est que l'étude des signes, autrement dit, qu'en soi, la philosophie n'est rien. Signes pour signes, les mathématiques avaient l'avantage, et les sciences qui s'y rattachent, telles que l'astronomie. Ainsi, la France révolutionnaire, dans la grande École qui devait répandre partout son esprit, enseigna les étoiles fixes, et s'oublia elle-même.
C'est là surtout que l'on vit, dans ce suprême effort de la Révolution pour fonder, qu'elle ne pouvait être qu'un prophète, qu'elle mourrait dans le désert et sans voir la terre promise. Comment y fût-elle arrivée? Il lui avait fallu tout faire, elle n'avait trouvé rien de préparé, aucun secours dans le système qui la précédait. Elle était entrée en possession d'un monde vide, et par droit de déshérence. Je montrerai un jour jusqu'à l'évidence qu'elle ne trouva rien à détruire. Le clergé était fini, la noblesse était finie et la royauté finie. Et elle n'avait rien du tout pour mettre à la place. Elle tournait dans un cercle vicieux. Il fallait des hommes pour faire la Révolution, et pour créer ces hommes, il eût fallu qu'elle fût faite. Nul secours pour accomplir le passage d'un monde à l'autre! Un abîme à traverser, et point d'ailes pour le franchir!...
Il est douloureux de voir combien peu les tuteurs du peuple, la royauté et le clergé, avaient fait pour l'éclairer dans les quatre derniers siècles. L'Église lui parlait une langue savante qu'il ne comprenait plus. Elle lui faisait répéter de bouche ce prodigieux enseignement métaphysique, dont la subtilité étonne les esprits les plus cultivés. L'État n'avait fait qu'une chose, et fort indirecte: il avait rassemblé le peuple dans les camps, les grandes armées, où il commença à se reconnaître. Les légions de François 1er, les régiments de Louis XIV, furent des écoles, où, sans qu'on lui enseignât rien, il se formait de lui-même, prenait des idées communes, et s'élevait peu à peu au sentiment de la patrie.
Le seul enseignement direct était celui que les bourgeois recevaient dans les collèges, et qu'ils continuaient comme avocats et gens de lettres. Étude verbale des langues, de la rhétorique, de la littérature, étude des lois, non savante, précise, comme celle de nos anciens jurisconsultes, mais soi-disant philosophique et pleine d'abstractions creuses. Logiciens sans métaphysique; légistes, moins le droit et l'histoire, ils ne croyaient qu'aux signes, aux formes, aux figures, à la phrase. En toute chose, il leur manquait la substance, la vie et le sentiment de la vie. Quand ils arrivèrent sur le grand théâtre où les vanités s'aigrissaient à mort, on put voir tout ce que la subtilité scolastique peut ajouter de mauvais à une mauvaise nature. Ces terribles abstracteurs de quintessence s'armèrent de cinq ou six formules, qui, comme autant de guillotines, leur servirent à abstraire des hommes[106].
Ce fut une chose bien terrible, lorsque la grande Assemblée qui, sous Robespierre, avait fait la Terreur par terreur même, releva la tête, et vit tout le sang qu'elle avait versé. La foi ne lui avait pas manqué contre le monde ligué, pas même contre la France, lorsqu'avec trente départements elle contint et sauva tout. La foi ne lui manqua pas même, dans son danger personnel, lorsque, n'ayant plus même Paris, elle fut réduite à armer ses propres membres, et se vit tout près de n'avoir plus de défenseur qu'elle-même. Mais, en présence du sang, devant tous ces morts qui sortaient de leurs sépulcres, devant tout ce peuple de prisonniers délivrés qui venaient juger leurs juges, elle défaillit, elle commença à s'abandonner.
Elle ne franchit point le pas qui lui eût livré l'avenir. Elle n'eut pas le courage de mettre la main sur le jeune monde qui venait. La Révolution, pour s'en emparer, devait enseigner une chose, une seule chose: la Révolution.
Pour cela, il lui eût fallu, non renier le passé, mais le revendiquer au contraire, le ressaisir et le faire sien, comme elle faisait du présent, montrer qu'elle avait, avec l'autorité de la raison, celle de l'histoire, de toute notre nationalité historique, que la Révolution était la tardive, mais juste et nécessaire manifestation du génie de ce peuple, qu'elle n'était que la France même ayant enfin trouvé son droit.
Elle ne fit rien de cela, et la raison abstraite, qu'elle invoquait seule, ne la soutint pas en présence des réalités terribles qui se soulevaient contre elle. Elle douta d'elle-même, s'abdiqua et s'effaça. Il fallait qu'elle périt, qu'elle entrât au sépulcre, pour que son vivant esprit se répandît dans le monde. Ruinée par son défenseur, il lui rend hommage aux Cent-Jours. Ruinée par la Sainte-Alliance, les rois fondent leur traité contre elle sur le dogme social qu'elle posa en 89. La foi qu'elle n'eut pas en elle-même, gagne ceux qui l'ont combattue. Le fer qu'ils lui ont mis au cœur fait des miracles et guérit. Elle convertit ses persécuteurs, elle enseigne ses ennemis... Que n'enseigna-t-elle ses enfants!
CHAPITRE VIII
Nulle éducation sans la foi.
La première question de l'éducation est celle-ci: «Avez-vous la foi? donnez-vous la foi?»
Il faut que l'enfant croie.
Qu'il croie, enfant, aux choses qu'il pourra, devenu homme, se prouver par la raison.
Faire un enfant raisonneur, disputeur, critique, c'est chose insensée. Remuer sans cesse à plaisir tous les germes qu'on dépose: quelle agriculture!
Faire un enfant érudit, c'est chose insensée. Lui charger la mémoire d'un chaos de connaissances utiles, inutiles, entasser en lui l'indigeste magasin de mille choses toutes faites, de choses non vivantes, mais mortes et par fragments morts, sans qu'il en ait jamais l'ensemble... c'est assassiner son esprit...
Avant d'ajouter, d'accumuler, il faut être. Il faut créer et fortifier le germe vivant du jeune être. L'enfant est d'abord par la foi.
La foi, c'est la base commune d'inspiration et d'action. Nulle grande chose sans elle.
L'Athénien avait la foi que toute culture humaine était descendue de l'Acropolis d'Athènes, que de sa Pallas, sortie du cerveau de Jupiter, avait jailli la lumière de l'art et de la science. Cela s'est vérifié: cette ville de vingt mille citoyens, a inondé le monde de sa lumière; morte, elle l'éclaire encore.
Le Romain avait la foi que la tête vivante et saignante qu'on trouva sous son Capitole, lui promettait d'être la tête, le juge, le préteur du monde: cela s'est vérifié; si son empire a passé, son droit reste, et continue de régir les nations.
Le chrétien avait la foi qu'un Dieu descendu dans l'homme ferait un peuple de frères, et tôt ou tard unirait le monde dans un même cœur: cela n'est pas vérifié, mais se vérifiera par nous.
Il ne suffisait pas de dire que Dieu était descendu dans l'homme; cette vérité, restant dans des termes si généraux, n'a pas eu sa fécondité. Il faut chercher comment Dieu s'est manifesté dans l'homme de chaque nation; comment, dans la variété des génies nationaux, le Père s'est approprié aux besoins de ses enfants. L'unité qu'il doit nous donner n'est pas l'unité monotone, mais l'unité harmonique où toutes les diversités s'aiment. Qu'elles s'aiment, mais qu'elles subsistent, qu'elles aillent augmentant de splendeur pour mieux éclairer le monde, et que l'homme, dès l'enfance, s'habitue à reconnaître un Dieu vivant dans la Patrie.
Ici, s'élève une objection grave. «La foi, comment la donner, quand je l'ai si peu moi-même? La foi en la patrie, comme la foi religieuse, a faibli en moi.»
Si la foi et la raison étaient des choses opposées, n'ayant nul moyen raisonnable d'obtenir la foi, il faudrait, comme les mystiques, rester là, soupirer, attendre. Mais la foi digne de l'homme, c'est une croyance d'amour dans ce que prouve la raison. Son objet, ce n'est pas telle merveille accidentelle, c'est le miracle permanent de la nature et de l'histoire.
Pour reprendre foi à la France, espérer dans son avenir, il faut remonter son passé, approfondir son génie naturel. Si vous le faites sérieusement et de cœur, vous verrez, de cette étude, de ces prémices posées, la conséquence suivre infailliblement. De la déduction du passé découlera pour vous l'avenir, la mission de la France; elle vous apparaîtra en pleine lumière, vous croirez, et vous aimerez à croire; la foi n'est rien autre chose.
Comment vous résigneriez-vous à l'ignorer la France; vos origines sont en elle; si vous ne la connaissez, vous ne saurez rien de vous. Elle vous entoure, vous presse de toutes parts, vous vivez en elle, et d'elle, avec elle vous mourrez.
Qu'elle vive, et vivez par la foi!
Elle vous reviendra au cœur, si vous regardez vos enfants, ce jeune monde qui veut vivre, qui est bon et docile encore, qui demande la vie de croyance. Vous avez vieilli dans l'indifférence; mais qui de vous peut désirer que son fils soit mort de cœur, sans patrie, sans Dieu?... Tous ces enfants, en qui sont les âmes de nos ancêtres, c'est la patrie, vieille et nouvelle... Aidons-la à se connaître; elle nous rendra le don d'aimer.
Comme le pauvre est nécessaire au riche, l'enfant est nécessaire à l'homme. Nous lui donnons moins encore que nous recevons de lui.
Jeune monde qui devez prendre bientôt notre place, il faut que je vous remercie. Qui, plus que moi, avait étudié le passé de la France? qui devait la sentir mieux, par tant d'épreuves personnelles, qui m'ont révélé ses épreuves?... Cependant, je dois le dire, mon âme, dans la solitude, s'était alanguie en moi, elle se traînait dans les curiosités oisives et minutieuses, ou bien elle s'envolait vers l'idéal, et elle ne marchait pas. La réalité m'échappait, et notre patrie que je poursuivis toujours, que j'aimai toujours, je la voyais toujours là-bas; elle était mon objet, mon but, un objet de science et d'étude. Elle m'est apparue vivante... «En qui?» En vous, qui me lisez.—En vous, jeune homme, j'ai vu la Patrie, son éternelle jeunesse... Comment n'y croirais-je pas?
CHAPITRE IX
Dieu en la Patrie. La jeune Patrie de l'avenir.—Le sacrifice.
L'éducation, comme toute œuvre d'art, demande avant tout une ébauche simple et forte. Point de subtilité, point de minutie, rien qui fasse difficulté, qui provoque l'objection.
Il faut, dans cet enfant, par une impression grande, salutaire, durable, fonder l'homme, créer la vie du cœur.
Dieu d'abord révélé par la mère, dans l'amour et dans la nature. Dieu ensuite révélé par le père, dans la patrie vivante, dans son histoire héroïque, dans le sentiment de la France.
Dieu et l'amour de Dieu. Que la mère le prenne à la Saint-Jean, quand la terre accomplit son miracle annuel, quand toute herbe est en fleur, quand vous voyez la plante qui monte de moment en moment, qu'elle le mène en un jardin, l'embrasse... et tendrement lui dise: «Tu m'aimes, tu ne connais que moi... Eh bien! écoute: moi, je ne suis pas tout. Tu as une autre mère... Nous avons une mère commune, tous, hommes, femmes, enfants, animaux, plantes, tout ce qui a vie, une mère tendre qui nous nourrit toujours, invisible et présente... Aimons-la, cher enfant, embrassons-la du cœur.»
Rien de plus pour longtemps. Point de métaphysique qui tue l'impression. Laissez-le couver ce mystère sublime et tendre que toute sa vie ne suffira pas pour expliquer. Voilà un jour qu'il n'oubliera jamais. À travers les épreuves de la vie, les obscurités de la science, à travers les passions et la nuit des orages, le doux soleil de la Saint-Jean luira toujours au profond de son cœur, avec la fleur immortelle du plus pur, du meilleur amour.
Un autre jour, plus tard, quand l'homme s'est un peu fait en lui, son père le prend: grande fête publique, grande foule dans Paris. Il le mène de Notre-Dame au Louvre, aux Tuileries, vers l'Arc de Triomphe. D'un toit, d'une terrasse, il lui montre le peuple, l'armée qui passe, les baïonnettes frémissantes, le drapeau tricolore... Dans les moments d'attente surtout, avant la fête, aux reflets fantastiques de l'illumination, dans ces formidables silences qui se font tout à coup sur le sombre océan du peuple, il se penche, il lui dit: «Tiens, mon enfant, regarde; voilà la France, voilà la Patrie! Tout ceci, c'est comme un seul homme. Même âme et même cœur. Tous mourraient pour un seul, et chacun doit aussi vivre et mourir pour tous... Ceux qui passent là-bas, qui sont armés, qui partent, ils s'en vont combattre pour nous. Ils laissent là leur père, leur vieille mère, qui auraient besoin d'eux... Tu en feras autant, tu n'oublieras jamais que ta mère est la France.»
Je connais bien peu la nature, ou cette impression durera. Il a vu la Patrie... Ce Dieu invisible en sa haute unité, est visible en ses membres, et dans les grandes œuvres où s'est déposée la vie nationale. C'est bien une personne vivante qu'il touche, cet enfant, et sent de toutes parts; il ne peut l'embrasser; mais elle, elle l'embrasse, elle l'échauffe de sa grande âme répandue dans la foule, elle lui parle par ses monuments... C'est une belle chose pour le Suisse de pouvoir, d'un regard, contempler son canton, embrasser du haut de son Alpe, le pays bien-aimé, d'en emporter l'image. Mais c'en est une grande, vraiment, pour le Français, d'avoir ici cette glorieuse et immortelle patrie ramassée en un point, tous les temps, tous les lieux ensemble, de suivre, des Thermes de César à la Colonne, au Louvre, au Champ-de-Mars, de l'Arc de Triomphe à la place de la Concorde, l'histoire de la France et du monde.
Au reste, pour l'enfant, l'intuition durable et forte de la patrie, c'est, avant tout, l'école, la grande école nationale, comme on la fera un jour, je parle d'une école vraiment commune, où les enfants de toute classe, de toute condition, viendraient, un an, deux ans, s'asseoir ensemble, avant l'éducation spéciale[107], et où l'on n'apprendrait rien autre que la France.
Nous nous hâtons de parquer nos enfants parmi des enfants de notre classe, bourgeoise ou populaire, à l'école, aux collèges; nous évitons tous les mélanges, nous séparons bien vite les pauvres et les riches à cette heureuse époque où l'enfant de lui-même n'eût pas senti ces vaines distinctions. Nous semblons avoir peur qu'ils ne connaissent au vrai le monde où ils doivent vivre. Nous préparons, par cet isolement précoce, les haines d'ignorance et d'envie, cette guerre intérieure dont nous souffrons plus tard.
Que je voudrais, s'il faut que l'inégalité subsiste entre les hommes, qu'au moins l'enfance pût suivre un moment son instinct, et vivre dans l'égalité! que ces petits hommes de Dieu, innocents, sans envie, nous conservassent, dans l'école, le touchant idéal de la Société! Et ce serait l'école aussi pour nous; nous irions apprendre d'eux la vanité des rangs, la sottise des prétentions rivales, et tout ce qu'il y a de vie vraie, de bonheur, à n'avoir premier ni dernier.
La patrie apparaîtrait là, jeune et charmante, dans sa variété à la fois et dans sa concorde. Diversité tout instructive de caractères, de visages, de races, iris aux cent couleurs. Tout rang, toute fortune, tout habit, ensemble aux mêmes bancs, le velours et la blouse, le pain noir, l'aliment délicat... Que le riche apprenne là, tout jeune, ce que c'est qu'être pauvre, qu'il souffre de l'inégalité, qu'il obtienne de partager, qu'il travaille déjà à rétablir l'égalité selon ses forces; qu'il trouve assise sur le banc de bois la cité du monde, et qu'il y commence la cité de Dieu!...
Le pauvre apprendra d'autre part, et retiendra peut-être que si ce riche est riche, ce n'est pas sa faute, après tout, il est né tel; et souvent sa richesse le rend pauvre du premier des biens, pauvre de volonté et de force morale.
Ce serait une grande chose que tous les fils d'un même peuple, réunis ainsi, au moins pour quelque temps, se vissent et se connussent avant les vices de la pauvreté et de la richesse, avant l'égoïsme et l'envie. L'enfant y recevrait une impression ineffaçable de la patrie, la trouvant dans l'école non seulement comme étude et enseignement, mais comme patrie vivante, une patrie enfant, semblable à lui, une cité meilleure avant la Cité, cité d'égalité où tous seraient assis au même banquet spirituel.
Et je ne voudrais pas seulement qu'il apprît, qu'il vît la patrie, mais qu'il la sentît comme providence, qu'il la reconnût pour mère et nourrice à son lait fortifiant, à sa vivifiante chaleur... Dieu nous garde de renvoyer un enfant de l'école, de lui refuser l'aliment spirituel, parce qu'il n'a pas celui du corps... Oh! l'avarice impie qui donnerait des millions aux maçons et aux prêtres, qui ne serait riche que pour doter la mort[108], et qui marchanderait avec ces petits enfants, qui sont l'espoir, la chère vie de la France, et le cœur de son cœur!
Je l'ai dit ailleurs. Je ne suis pas de ceux qui pleurent toujours, tantôt sur l'ouvrier robuste qui gagne cinq francs, tantôt sur la pauvre femme qui gagne dix sols. Une pitié si impartiale n'est pas de la pitié. Il faut aux femmes des couvents libres, asiles, ateliers temporaires, et que les couvents ne les affament plus[109]. Et pour les petits enfants, il faut que nous soyons tous pères, que nous leur ouvrions les bras, que l'école soit leur asile, un asile doux et généreux, qu'il y fasse bon pour eux, qu'ils y aillent d'eux-mêmes, qu'ils aiment autant et plus que la maison paternelle cette maison de la France. Si ta mère ne peut te nourrir, si ton père te maltraite, si tu es nu, si tu as faim, viens, mon fils, les portes sont toutes grandes ouvertes, et la France est au seuil pour t'embrasser et te recevoir. Elle ne rougira jamais, cette grande mère, de prendre pour toi les soins de la nourrice, elle te fera de sa main héroïque la soupe du soldat, et si elle n'avait pas de quoi envelopper, réchauffer tes petits membres engourdis, elle arracherait plutôt un pan de son drapeau.
Consolé, caressé, heureux, libre d'esprit, qu'il reçoive sur ces bancs l'aliment de la vérité. Qu'il sache, tout d'abord, que Dieu lui a fait la grâce d'avoir cette patrie, qui promulgua, écrivit de son sang la loi de l'équité divine, de la fraternité, que le Dieu des nations a parlé par la France.
La patrie d'abord comme dogme et principe. Puis, la patrie comme légende: nos deux rédemptions, par la sainte Pucelle d'Orléans, par la Révolution, l'élan de 92, le miracle du jeune drapeau, nos jeunes généraux admirés, pleurés de l'ennemi, la pureté de Marceau, la magnanimité de Hoche, la gloire d'Arcole et d'Austerlitz, César et le second César, en qui nos plus grands rois reparaissaient plus grands... Plus haute encore la gloire de nos Assemblées souveraines, le génie pacifique et vraiment humain de 89, quand la France offrit à tous de si bon cœur la liberté, la paix... Enfin, par-dessus tout, pour suprême leçon, l'immense faculté de dévouement, de sacrifice, que nos pères ont montrée, et comme tant de fois la France a donné sa vie pour le monde.
Enfant, que ce soit là ton premier évangile, le soutien de ta vie, l'aliment de ton cœur. Tu te le rappelleras dans les travaux ingrats, pénibles, où la nécessité va te jeter bientôt. Il sera pour toi un cordial puissant qui par moments viendra te raviver. Il charmera ton souvenir dans les longues journées du labour, dans le mortel ennui de la manufacture; tu le retrouveras au désert d'Afrique, pour remède au mal du pays, à l'abattement des marches et des veilles, sentinelle perdue à deux pas des Barbares.
L'enfant saura le monde; mais d'abord qu'il se sache lui-même, en ce qu'il a de meilleur, je veux dire en la France. Le reste, il l'apprendra par elle. À elle de l'initier, de lui dire sa tradition. Elle lui dira les trois révélations qu'elle a reçues, comment Rome lui apprit le juste, et la Grèce le beau, et la Judée le saint. Elle reliera son enseignement suprême à la première leçon que lui donna la mère; celle-ci lui apprit Dieu, et la grande mère lui apprendra le dogme de l'amour, Dieu en l'homme, le christianisme,—et comment l'amour, impossible aux temps haineux, barbares, du Moyen-âge, fut écrit dans les lois par la Révolution, en sorte que le Dieu intérieur de l'homme pût se manifester.
Si je faisais un livre sur l'éducation, je montrerais comment l'éducation générale, suspendue par l'éducation spéciale (du collège ou de l'atelier), doit reprendre sous le drapeau pour le jeune soldat. C'est ainsi que la patrie doit lui payer le temps qu'il donne. Rentré dans son foyer, elle doit le suivre, non comme loi seulement, pour gouverner et punir, mais comme providence civile, comme culture religieuse, morale, agissant par les assemblées, les bibliothèques populaires, les spectacles, les fêtes de tout genre, surtout musicales.
Combien l'éducation durera-t-elle? Juste autant que la vie.
Quelle est la première partie de la politique? L'éducation. La seconde? L'éducation. Et la troisième? L'éducation.—J'ai trop vieilli dans l'histoire, pour croire aux lois quand elles ne sont pas préparées, quand de longue date les hommes ne sont point élevés à aimer, à vouloir la loi. Moins de lois, je vous prie, mais par l'éducation fortifiez le principe des lois; rendez-les applicables et possibles; faites des hommes, et tout ira bien[110].
La politique nous promet l'ordre, la paix, la sécurité publique. Mais pourquoi tous ces biens? Pour jouir, pour nous endormir dans un calme égoïste, pour nous dispenser de nous aimer, de nous associer?... Qu'elle périsse, si c'est là son but. Quant à moi, je croirais plutôt que si cet ordre, cette grande harmonie sociale a un but, c'est d'aider le libre progrès, de favoriser l'avancement de tous par tous. La Société ne doit être qu'une initiation, de la naissance à la mort, une éducation qui embrasse notre vie de ce monde, et prépare les vies ultérieures.
L'éducation, ce mot si peu compris, ce n'est pas seulement la culture du fils par le père, mais autant, et parfois bien plus, celle du père par le fils. Si nous pouvons nous relever de notre défaillance morale, c'est par nos enfants et pour eux que nous ferons effort. Le plus mauvais de tous veut que son fils soit bon; celui qui ne ferait nul sacrifice à l'humanité, à la patrie, en fait encore à la famille. S'il n'a perdu à la fois et le sens moral et le sens, il a pitié de cet enfant qui risque de lui ressembler... Creusez loin dans cette âme, tout est gâté et vide, et pourtant, à la dernière profondeur, vous trouveriez presque toujours un fond solide, l'amour paternel.
Eh bien! au nom de nos enfants, ne laissons pas, je vous prie, périr cette patrie. Voulez-vous leur léguer le naufrage, emporter leur malédiction... celle de tout l'avenir, celle du monde, perdu peut-être pour mille ans, si la France succombe?
Vous ne sauverez vos enfants, et avec eux la France, le monde, que par une seule chose: Fondez en eux la foi!
La foi au dévouement, au sacrifice,—à la grande association où tous se sacrifient à tous: je veux dire la Patrie.
C'est là, je le sais bien, un enseignement difficile, parce que les paroles n'y suffisent pas, il y faut les exemples. La force, la magnanimité du sacrifice, si commune chez nos pères, semble perdue chez nous. C'est la vraie cause de nos maux, de nos haines, de la discorde intérieure qui rend ce pays faible à en mourir, qui en fait la risée du monde.
Si je prends à part les meilleurs, les plus honorables, si je les presse un peu, je vois que chacun d'eux, désintéressé en apparence, a au fond quelque petite chose en réserve qu'il ne voudrait pour rien sacrifier. Demandez-lui le reste... Tel donnerait sa vie à la France; il ne donnerait pas tel amusement, telle habitude, tel vice...
Il y a encore des hommes purs du côté de l'argent, quoi qu'on dise; mais d'orgueil? le sont-ils? ôteront-ils leurs gants pour tendre la main au pauvre homme qui grimpe dans le rude sentier de la fatalité!... Et pourtant, je vous le dis, monsieur, votre main blanche et froide, si elle ne touche l'autre, forte, chaude et vivante, elle ne fera pas des œuvres de vie.
Nos habitudes, plus chères encore que nos jouissances, il faudra pourtant bien les sacrifier, dans quelque temps. Voici venir le temps des combats...
Et le cœur a ses habitudes, ses chers liens, qui sont maintenant si bien mêlés en lui à ses vivantes fibres, qu'ils sont d'autres fibres vivantes... Cela est dur à arracher... Je l'ai senti parfois en écrivant ce livre, où j'ai blessé plus d'un qui m'était cher.
Le Moyen-âge, d'abord, où j'ai passé ma vie, dont j'ai reproduit dans mes histoires la touchante, l'impuissante aspiration, j'ai dû lui dire: Arrière! aujourd'hui que des mains impures l'arrachent de sa tombe et mettent cette pierre devant nous pour nous faire choir dans la voie de l'avenir.
Une autre religion, le rêve humanitaire de la philosophie qui croit sauver l'individu en détruisant le citoyen, en niant les nations, abjurant la patrie.., je l'ai immolé de même. La patrie, ma patrie peut seule sauver le monde.
De la poétique légende à la logique, et de celle-ci à la foi, au cœur, voilà quelle fut ma route.
Dans ce cœur même et cette foi, je trouvais des choses respectables et antiques qui réclamaient... des amitiés, derniers obstacles qui ne m'ont pas arrêté devant la patrie en péril... Qu'elle accepte ce sacrifice! Ce que j'ai en ce monde, mes amitiés, je les lui offre, et, pour donner à la Patrie le beau nom que trouva l'ancienne France, je les dépose à l'autel de la grande Amitié.
FIN DU PEUPLE.