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Le Peuple / Nos Fils

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CHAPITRE VI
De l'éducation par les fêtes.

L'élan de la fraternité, entravé, retardé jusqu'ici, sera la beauté et la force de la société à venir. Les concurrences étroites, les oppositions d'intérêts, qui rendent tout si difficile, diminueront. Comment? Par un changement subit de l'âme humaine? Il faudrait être bien simple pour le croire.

Elles disparaîtront beaucoup plus par un changement des milieux, des conditions matérielles. Nous ne resterons pas entassés, étouffés sur cet espace étroit, ce sombre petit coin de l'ouest de l'Europe. L'homme prendra décidément possession de la planète. Il y a de l'air et de la terre pour tous. Les problèmes sociaux qui nous accablent et nous semblent l'énigme du monde, ne touchent réellement que ce tout petit monde, extrêmement artificiel, que nous avons fait sur un point par l'accumulation de l'industrie. L'humanité en masse ne sait rien de cela. La nature n'en sait rien; elle est riche, immense, prodigue, nous invite de tous côtés. Nous sommes sourds et nous l'accusons; nous restons là serrés, à nous manger les uns les autres.

Je suis ravi de voir que les travailleurs commencent à embrasser l'Europe du regard, l'Amérique, la terre. Ils jugeront bien mieux du possible et de l'impossible. Mille choses difficiles ou impossibles sur les vieilles terres d'industrie sont très faciles ailleurs, ouvertes à notre activité.

Qu'augurer de l'avenir moral du monde? Sera-t-il opposé au passé autant qu'on le croit? Les grands organes éducatifs, les mobiles très énergiques qui l'ont développé, changeront-ils? J'en doute. La propriété, l'art, la religion, etc., ces formes dans lesquelles a marché, progressé l'activité humaine, disparaîtront-ils tout à l'heure? Jusqu'ici on a vu par les yeux, ouï par l'oreille et digéré par l'estomac. Vieilles méthodes. Peut-on les changer?

Certaines choses se modifieront. Les Américains, par exemple, voyant que la propriété stimule, mais que l'hérédité endort, commencent à tenir compte de celle-ci beaucoup moins que nous. Ils augmentent ainsi l'action stimulante, l'industrie et l'effort qui tend à la propriété.

L'art, un autre principe éducatif de l'homme, ne disparaît pas plus que celle-ci. De nos jours, il a oscillé de la peinture à la musique. Mais, dans la peinture même, il a eu par le paysage un réveil, une vie nouvelle, originale, inattendue.

La religion n'est-elle qu'un berceau, un âge d'enfance où l'humanité bégaya? ou faut-il la considérer comme un de ces organes éducatifs inhérents à l'instinct humain et qui incessamment font l'échelle ascendante, le progrès des masses profondes? Toute l'histoire appuie cette dernière thèse. Et les adversaires de l'histoire, ceux qui en contestent l'autorité et ne se fient qu'à la logique, ceux-là, dis-je, dans leur logique, trouvent contre eux-mêmes un argument. Ces fins, ces délicats qui nous proposent leur régime (d'air pur et de raisonnement) avouent qu'une nourriture si légère ne peut aller qu'à certaines natures d'élite, qu'elle ne contentera qu'une école, une académie. Et l'humanité, je vous prie, qu'en ferons-nous? Que ferons-nous des femmes et des enfants? «Ce ne sont que des femmes.» Et des simples, des ignorants, des paysans? Direz-vous: «Ce n'est que le peuple.» Mais c'est à peu près tout le monde.

Pour moi, je vous avoue, rien ne m'est triste comme cet a parte, ce fin repas, ce délicat breuvage d'eau distillée et pure de tout principe vivant, qu'on déguste solitairement dans de petites tasses chinoises. Je suis grossier. Je veux des mets d'hommes et des aliments abondants et surabondants qui remontent le cœur, refassent la vie humaine; je veux une grande et vaste table où le genre humain soit assis.

Si je suis heureux d'une chose, c'est d'avoir, dans le Peuple, montré le droit des simples, qui est que leur instinct se trouve (à l'épreuve sérieuse) identique avec la raison. Dans ma petite Bible (non de moi, mais du genre humain), on voit que ces formules religieuses, non seulement furent la vie des nations, mais qu'elles restent vivantes en ce qu'elles eurent d'effectif, et aussi reviennent toujours (l'Inde dans sa tendresse pour toute vie, l'Égypte en son espoir, son effort d'immortalité, la Perse dans le labeur qui dompte, féconde la nature, etc.). Elles étaient la grande médecine, pharmacopée de l'âme, où, par des remèdes divers, on lui guérissait sa blessure, qui est le désaccord apparent de ce monde, le contraste affligeant qu'offrent à la première vue (mal compris) la nature et l'homme.

Le procédé connu de ceux qui biffent la religion, l'éliminent de ce monde, tient à ce qu'ils ne veulent en reconnaître qu'une, celle qui fit Dieu homme, supprima la Nature, ne chercha plus l'accord. C'est trop simplifier le problème. Si Nature est le mal, si le Bien, l'Être même est tout en l'homme Dieu, on arrive très vite par un chemin logique à voir en Dieu un simple reflet de la pensée humaine. La religion n'est rien qu'un miroir facile à casser.

Les religions robustes qui ne supprimèrent pas la moitié du problème, qui admirent la Nature, enseignèrent son accord avec l'homme, avec l'âme, pouvaient donner la paix. Nulle paix hors l'harmonie. Repousser la Nature et la mettre à la porte, c'est rendre la vie impossible, éterniser l'orage, la stérile agitation de l'âme humaine.

Le retour de la paix, la réconciliation des deux puissances, leur mutuel amour, depuis trois siècles éclate par une succession de grandes découvertes dont chacune nous donne ce qu'on peut appeler un dogme de Nature, une base fixe et vraie de religion.

Galilée a dit sa grandeur et Newton sa constance; Lavoisier révélé son échange intérieur, son mouvement éternel de transformation, etc. L'invariabilité des lois n'est point contraire, comme on le dit à tort, à l'idée raisonnable d'une Cause commune et de l'universel Amour.

Croire le monde harmonique, se sentir harmonique à lui, voilà la paix. C'est la fête intérieure. Peuple, femmes, enfants, les ignorants, les simples, par un très sage instinct, ont en cette pensée leur vrai repos du cœur. L'Unité aimante du monde est la consécration du banquet fraternel. Ils y trouvent l'agape du dévouement commun, des ailes au-dessus des misères, du mesquin égoïsme. Le cœur dilaté devient grand.

Savez-vous bien, de tous les maux du monde d'aujourd'hui, celui qui me frappe le plus? C'est la contraction du cœur.

Phénomène physiologique désolant. Et à quoi tient-il? au sérieux de notre activité. Mais je le vois chez les oisifs.—Au souci des affaires? ceux qui n'ont pas d'affaires, n'en ont pas plus d'expansion.

Il tient réellement, ainsi que je l'ai dit, à notre triste éducation. Cette tristesse nous continue. Pourquoi? Nous n'avons pas de fêtes qui détendent, dilatent le cœur.

De froids salons et d'affreux bals! c'est le contraire des fêtes. On est plus sec le lendemain, on est plus contracté encore.

Regardez les moyens impuissants, ridicules, qu'on a imaginés pour nous en tenir lieu, les fausses fêtes maussades d'Epsom, la cohue d'un grand peuple qui va là, non fraterniser, mais se coudoyer, parier. Nulle part l'Anglais n'est plus morose que dans cette entreprise, cet effort de gaieté, ce grimaçant sourire.

Que dire des mortes fêtes religieuses! ici désertes et là bouffonnes. Dans l'église anglicane, je me vis parfois seul. Dans l'église italienne, la farce populaire, mêlée cyniquement, avilissait les rites. Ici, le convenu, la froide hypocrisie est plus choquante encore. Les revirements brusques que montre notre histoire, ceux que nous avons vus, nous disent à quel point ce vieux culte monte ou baisse selon le thermomètre politique. L'église, pleine en 1713 pour le vieux roi, est vide sous la Régence, un an après. En 1830, elle est pleine en juin, et déserte en juillet.

Quel spectacle mélancolique de voir l'homme traîné à l'église par la femme, par la famille, l'intérêt de sa place, etc.! Que pense-t-il pendant qu'elle est là, distraite, regardant les toilettes? Aujourd'hui que ce culte n'a plus son mystère, son énigme, bien compris, et percés à jour, ses fêtes peuvent-elles être des fêtes? Comment me réjouir à ce Noël d'un Dieu qui n'est pas né pour tous (mais pour le petit nombre, imperceptible, des élus)? Comment être joyeux à Pâques? Ce jour de délivrance et de résurrection, qui a-t-il délivré? L'accord des deux tyrans prêtre et roi, au contraire, n'a-t-il pas enfermé, scellé l'humanité, le vrai Christ, au tombeau?

Ainsi rien dans l'église. Et rien dehors pour le cœur de la femme, pour l'enfant, l'ignorant. L'homme qui a en lui la lumière de l'idée nouvelle, y trouve sa fête intérieure. Mais, pour elle, la femme fidèle qui ne se sépare pas de lui, et qui reste au foyer, comme il est long ce jour, éternel ce dimanche! Lui-même, en pensant et lisant, ne sent-il pas que quelque chose manque, la communication humaine et fraternelle?

La vie grecque, si terrible d'action, de lutte, de péril, de guerres, eut cela d'admirable et qui compensait tout: Elle était une fête. Du berceau, par les fêtes, on allait au tombeau. Elles égayaient le mort même. Fêtes de la nature et de l'humanité. Fêtes de fiction dramatique et d'histoire nationale. Fêtes des exercices et de gymnastiques charmantes, de force et de beauté, qui créait l'homme même, faisait les dieux vivants qu'imita Phidias. Comment, avec une existence si radieuse, n'être pas gai? Peut-être on mourait tôt? n'importe. La vie n'avait été qu'un sourire héroïque.

Cela reviendra-t-il? Nulle raison d'en douter. L'éducation de l'homme se fera par les fêtes encore. La sociabilité est un sens éternel qui se réveillera. Nous verrons reparaître cette heureuse initiation qui, dès le premier âge, offrait à l'œil charmé du jeune citoyen un grand peuple d'amis, aimables, joyeux, bienveillants. En eux il avait vu Athènes. Jusqu'à son dernier jour, il emportait l'image de cette belle Patrie vivante. Ce n'était pas un être de raison. C'était une Amitié née des fêtes d'enfance, continuée dans les gymnases, aux spectacles où les cœurs battaient des mêmes émotions, amitié très fidèle à qui si volontiers on immolait sa vie, dans ces combats qui furent des fêtes, Marathon, Salamine, illuminées de la victoire.

«Comment fait-on des fêtes?» Quelle vaine question! Comment fait-on un dogme civique et une religion? Mais on ne les fait pas. Cela naît de soi-même. Un matin, on s'éveille... Tout a jailli du cœur. C'est fait. Hier, qui s'en serait douté?

Il faut peu pour faire une fête. On le voit bien en Suisse. Les jolis exercices des enfants, sous les yeux des parents attendris, cela, c'est une fête. Le théâtre civique qui plus tard jouera les héros, Tell ou Garibaldi, donnera une foule de fêtes. Les hospitalités amicales des grands peuples entre eux seront les divines fêtes de la paix, le concert, par exemple, que mille exécutants français et allemands nous donneront sur le pont du Rhin.

L'âme humaine est la même, infiniment féconde, on le verra. Des sots veulent faire croire qu'elle est finie, stérile. Même en ce temps fort dur, et dans des circonstances qui pouvaient nous glacer, en un demi-siècle s'est fait un progrès remarquable de goûts délicats, élevés, qui tiennent de bien près (qu'on me passe ce mot) à une augmentation de l'âme. Le goût des fleurs, de certains aménagements, inconnu en 1815, dit combien a gagné l'amour de l'intérieur. Le soin (souvent extrême) qu'on met à habiller l'enfant, même dans les conditions pauvres, est fort attendrissant. Mais ce qui a gagné surtout, c'est le culte des morts. Au commencement de ce siècle, on n'y faisait nul sacrifice, nulle dépense, et, s'il faut le dire, les tombes étaient peu visitées. Elles le sont peu encore dans les campagnes (surtout du Midi catholique). Le peuple de Paris, que les provinciaux croient à tort sec et égoïste, est de tous ceux que j'ai connus, celui qui fait le plus pour ses morts. La foule, au 2 novembre, est énorme aux cimetières. Chaque famille, il est vrai, va à part. Dès qu'on aura l'idée d'y aller avec ordre, d'ensemble, à certaines heures, et d'y communier ainsi dans le regret, ce sera une fête réelle, au sens antique, d'excellente influence sur les générations nouvelles et puissamment éducative[124].

Sans que l'on institue des fêtes, elles se feront, surtout aux jours émus, et le lendemain des grands événements. D'elle-même se fit cette fête des fêtes, la plus belle qui fut jamais, la Fédération de 91 (que j'ai eu le bonheur de conter tout au long), cette sublime agape où l'Europe assista, où tous (de près, de loin) communièrent avec la France.

La clémente, la douce Révolution de Février, sans calcul, en faisait autant. Sans le complot qui changea tout en juin, nos banquets devenaient des fêtes religieuses. Les mères y apportaient leurs enfants. Les familles y étaient tout entières, unies de cœur, de voix, de touchante espérance. Tous pour la première fois devenus citoyens, réglant leur propre sort! La sainte égalité, la patrie pour hostie!

Qu'il eût été facile au 4 mars, dans la cérémonie qui se fit en l'honneur des morts de Février, d'avoir une vraie fête annuelle, vraiment nationale! Mais le gouvernement fort divisé d'alors eut l'idée pitoyable de tout faire à La Madeleine. Sûr moyen d'étouffer et d'étrangler la chose. Le détail m'est présent. Je vois encore à la place de La Concorde nos gardes nationales, mon maire David (d'Angers) à la tête de sa légion. Beaucoup de gens de lettres, d'artistes, de figures populaires, étaient là (on peut dire la France). Ce jour était encore très beau. Mais l'on se resserrait, on s'alignait en longue colonne, pour monter et entrer à l'étroite porte du temple grec. Je n'eusse pas respiré, et je ne montai pas.

Au bas d'ailleurs une chose retenait mes regards; tous les drapeaux des nations, le tricolore vert d'Italie (Italia mater), l'aigle blanc de Pologne (qui saigna tant pour nous!). Jamais je n'avais vu le grand drapeau du Saint-Empire, de ma chère Allemagne, noir, rouge et or... Je fus attendri et ravi... Ah! je ne montai pas. J'avais là mon église, grande église du ciel... Je fis tout seul ma fête sous le ciel et en moi, attristé cependant d'avoir vu cette France rétrécie faire effort pour entrer au petit tombeau. Je m'en allai rêveur, roulant maintes pensées de lointaine espérance, me disant que le peuple se fera par les fêtes, aura sa grande école dans les Fédérations, les Fraternités d'avenir.

FIN DE NOS FILS.

TABLE DES MATIÈRES

LE PEUPLE
INTRODUCTION.

  •  Pages
  • À Monsieur Edgar Quinet 1
  •  
  • Ce livre sort de l'expérience de l'auteur plus que des livres 2
  • Les statistiques sont insuffisantes 5
  • Nos peintres de mœurs sont peu fidèles 6
  • La France est mieux connue que l'Europe, et jugée plus sévèrement ibid.
  • Ce peuple n'est pas celui qu'on a peint 9
  • La vie du peuple a une poésie sainte 10
  • Combien il a la vertu du sacrifice, et du sacrifice persévérant ibid.
  • Exemple tiré de ma famille 11
  • Mon enseignement 21
  • Avantages du peuple, des Barbares 23
  • Mes livres: nouveau nom de l'histoire 24
  • La situation m'a obligé de parler 25

PREMIÈRE PARTIE.—Du servage et de la haine.

  • Chapitre Ier.Servitudes du paysan 29
  • Mariage de l'homme et de la terre 30
  • Acquisition de la terre avant la Révolution 32
  • Arrêtée plusieurs fois, et encore aujourd'hui 33
  • Le paysan a fait la terre 36
  • Il en est amoureux 37
  • Il emprunte pour continuer l'acquisition de la terre 39
  • Il succombe; son irritation 40
  • L'homme des villes s'éloigne 41
  • On calomnie le paysan 42
  • Noblesse et misère du paysan français 43
  • Sa supériorité 44
  • Peut-il rester propriétaire? 47
  • Il porte envie à l'ouvrier 49
  • Chapitre II.Servitudes de l'ouvrier dépendant des machines 50
  • Le paysan émigré dans la ville ibid.
  • Il se fait ouvrier 51
  • Note. Du machinisme.—S'étendra-t-il? 54
  • Influence démocratique de la manufacture 56
  • Avilissement de l'homme qui dépend des machines 57
  • Condition meilleure de l'ouvrier solitaire 59
  • Immoralité, presque fatale, de l'ouvrier-machine 61
  • La femme 64
  • L'enfant, comparé à celui des campagnes 65
  • Sociabilité et bonté de nos ouvriers 66
  • Notes. Des salaires ibid.
  • Chapitre III.Servitudes de l'ouvrier 68
  • Dureté de l'apprentissage 69
  • Existence inquiète de l'ouvrier moderne 70
  • Son ménage; sa femme 71
  • Ambition de la mère; le fils devient artiste? lettré? 74
  • Souffrances de l'ouvrier lettré 75
  • Culture qu'il se donne ibid.
  • Poésies des ouvriers 78
  • Essor universel vers la lumière 79
  • Chapitre IV.Servitudes du fabricant 81
  • Nos fabricants sont les ouvriers de 1815, ou leurs fils ibid.
  • Leurs embarras actuels 84
  • Leur dureté; velléités d'humanité 85
  • Ils ne connaissent pas bien l'ouvrier 87
  • L'industrie française étouffe 89
  • Elle lutte par l'art 90
  • Chapitre V.Servitudes du marchand 91
  • Le marchand, tyran du fabricant ibid.
  • Le marchand est condamné au mensonge 92
  • Falsifications 93
  • Concurrence destructive 95
  • Le marchand comparé à l'ouvrier; il est obligé de plaire 96
  • Sa famille surtout compromise 97
  • Chapitre VI.Servitudes du fonctionnaire 99
  • Mobilité de sa conduite actuelle 100
  • Faibles traitements 101
  • Le fonctionnaire est-il corrompu? 102
  • Misère de quelques fonctionnaires 103
  • Profonde misère du maître d'école ibid.
  • Nullité volontaire de l'employé 105
  • L'homme corrompu par la famille 106
  • Soutenu par l'honneur militaire 107
  • Vœu pour l'armée ibid.
  • Chapitre VII.Servitudes du riche et du bourgeois 109
  • L'ancienne bourgeoisie; la nouvelle, déjà vieille, n'a pas été rajeunie par l'industrie ibid.
  • Déclin rapide 111
  • Inertie 112
  • Frayeur de la bourgeoisie: terrorisme, communisme 114
  • Isolement du bourgeois, de l'enrichi qui s'est oublié 116
  • Dans l'isolement s'est fait le vide 118
  • Alliances de la bourgeoisie; l'allié solide, c'est le peuple 119
  • Fatigue, épuisement; le peuple renouvellera la vie et la science 121
  • Chapitre VIII.Revue de la première partie. Introduction à la seconde 123
  • Comment chaque classe aime la France ibid.
  • Misères des classes supérieures 124
  • L'homme devenu très sensible 125
  • Froissé par le Machinisme 127
  • Machinisme administratif, industriel, philosophique, littéraire 129
  • Haines d'ignorance 131
  • Le mal est surtout dans le divorce des hommes d'instinct et des hommes de réflexion 132

DEUXIÈME PARTIE.—De l'affranchissement par l'amour.
La Nature.

  • Chapitre Ier.L'instinct du peuple: peu étudié jusqu'ici 135
  • On n'a guère peint qu'un peuple exceptionnel 136
  • Une classe peu naturelle, dépravée; ce n'est point là le peuple 137
  • Il faut le prendre dans sa masse, dans sa profondeur 139
  • Chapitre II.L'instinct du peuple, altéré, mais puissant 142
  • Notre recherche n'est point extérieure 143
  • Nous étudions le peuple dans son présent 144
  • —dans son passé ibid.
  • —dans ses rapports avec les autres peuples 145
  • Le nôtre est-il poétique? 146
  • Il se défie trop de lui-même 147
  • Il garde pourtant son heureux instinct 149
  • Bon sens et finesse de nos vieux paysans 151
  • Sagesse et grande expérience des vieilles femmes du peuple ibid.
  • Chapitre III.Le peuple gagne-t-il beaucoup à sacrifier son instinct?—Classes bâtardes 153
  • Des nouveaux bourgeois ibid.
  • Vulgarité des enrichis 155
  • Effort des Anglais pour y échapper ibid.
  • Supériorité des hommes qui ont voulu rester eux-mêmes 156
  • Chapitre IV.Des simples.—L'enfant, interprète du peuple 158
  • Simplicité d'esprit, de cœur ibid.
  • Les sages peuvent apprendre près des enfants 159
  • L'enfant explique le peuple, l'Antiquité 160
  • Logique précoce des enfants 161
  • Caractère divin des petits enfants, des mourants 162
  • L'enfant le perd en grandissant 165
  • Il le reprendra à la mort 166
  • Chapitre V.L'instinct naturel de l'enfant est-il pervers? 167
  • L'enfant damné à sa naissance par le Moyen-âge ibid.
  • Fécondité, mortalité, damnation 168
  • Enseignement subtil, éducation cruelle 169
  • L'amour et l'humanité réclament 170
  • Palliatif des Limbes 172
  • Victoire de l'humanité ibid.
  • Chapitre VI.Digression. Instinct des animaux. Réclamation pour eux 173
  • L'animal en rapport avec l'enfant ibid.
  • L'Orient a reconnu la nature comme sœur; fécondité 174
  • La Cité grecque et romaine l'a méconnue; stérilité 176
  • Le Christ n'a pas sauvé l'animal 177
  • Le Diable vu dans les animaux 178
  • Ils sont réhabilités par l'enfant 179
  • L'Église refuse de les recevoir 180
  • L'homme les lui amène à Noël et les fait rentrer dans l'Église 181
  • La science vient de leur rendre leur place 183
  • Que l'homme reprenne l'éducation de l'animal ibid.
  • Chapitre VII.L'instinct des simples. L'instinct du génie.—L'homme de génie est par excellence le simple, l'enfant et le peuple 185
  • Les simples n'aiment pas décomposer 186
  • Ils recomposent facilement 187
  • Ils sympathisent à la vie ibid.
  • Le génie réunit les dons de simplicité et d'analyse 188
  • Le génie est par excellence le simple, l'enfant ibid.
  • Il est peuple plus que le peuple 189
  • Chapitre VIII.L'enfantement du génie, type de l'enfantement social 192
  • L'homme de génie est fécond, parce qu'il réunit les puissances opposées 193
  • En lui la critique ne tue point l'inspiration 194
  • L'enfantement du génie 195
  • Type de l'enfantement social, du combat et du sacrifice intérieur 196
  • L'homme de génie s'améliore par son œuvre 199
  • Il reste un des simples et les réhabilite 200
  • Chapitre IX.Revue de la deuxième partie. Introduction à la troisième 201
  • L'instinct de l'enfant n'est pas pervers 202
  • Ni l'instinct des peuples enfants 203
  • L'Afrique aidera la France à se comprendre 204
  • Nous devons aux instincts muets une voix, une protection 205
  • L'entrée dans la Cité du droit ibid.

TROISIÈME PARTIE.—De l'affranchissement par l'amour.
La Patrie.

  • Chapitre Ier.L'Amitié 207
  • La grande amitié ou Patrie ibid.
  • L'homme naît ami de l'homme ibid.
  • L'inégalité ne fait point obstacle à l'amitié 209
  • L'amour fait le premier du dernier 210
  • La démocratie, comme amour et initiation 211
  • Les premières amitiés 212
  • Combien précieuses, entre riche et pauvre 213
  • Ils sont nécessaires l'un à l'autre 215
  • Concurrences, envies ibid.
  • Magnanimité des généraux de la Révolution 216
  • Chapitre II.De l'amour et du mariage 217
  • Le mariage devint impossible dans l'empire romain 218
  • Inconvénient d'épouser une femme inférieure 219
  • Inconvénient d'épouser une femme riche ibid.
  • Bonheur du ménage pauvre 220
  • Ce qu'on perd en délaissant la fille pauvre 221
  • Utilité du mélange des races et des conditions ibid.
  • Chapitre III.De l'association 224
  • Associations des pêcheurs normands ibid.
  • Associations fromagères du Jura. Note sur Fourier 225
  • Plus d'associations en France 227
  • Associations agricoles qui se dissolvent ibid.
  • La France est-elle moins sociable? 229
  • La prétention à l'égalité a tué le patronage ibid.
  • Le Français a beaucoup d'individualité 231
  • Il ne se contente pas d'une société négative, coopérative ibid.
  • Il lui faut une société d'âmes 232
  • Nulle société d'âmes sans le sacrifice 233
  • Note. Corporations.—Organisation du travail.—Communisme ibid.
  • Chapitre IV.La Patrie. Les nationalités vont-elles disparaître? 235
  • Les provincialités disparues au profit de la nationalité ibid.
  • La nationalité va se fortifiant 236
  • Une âme de peuple a besoin d'un corps, d'un lieu 237
  • La Patrie lui est un moyen de réaliser sa nature 238
  • Nulle âme d'homme, nulle âme de peuple ne périra 240
  • Nulle nation ne périra ibid.
  • Qu'adviendrait-il du monde si la France périssait? 242
  • Chapitre V.La France 244
  • Danger du cosmopolitisme, danger d'imiter ibid.
  • Danger pour la France d'imiter l'Angleterre 246
  • L'Angleterre est riche 247
  • La France est pauvre, pourquoi? 248
  • Parce qu'elle a eu le génie du sacrifice 249
  • Chapitre VI.La France, supérieure comme dogme et comme légende.—La France est une religion 251
  • La papauté de la France ibid.
  • Son principe plus humain, sa tradition plus suivie 252
  • La France est la fraternité vivante 253
  • Elle peut s'enseigner comme dogme et comme légende 255
  • Et fonder par l'enseignement la religion de la patrie ibid.
  • Chapitre VII.La foi de la Révolution. Elle n'a pas gardé la foi jusqu'au bout, et n'a pas transmis son esprit par l'éducation 257
  • Écoles normales primaires, centrales. 1794 258
  • École normale 259
  • École polytechnique 260
  • L'École normale n'enseigne ni la France ni la Révolution 261
  • La Révolution non préparée dans l'éducation 262
  • Scolastique et rhétorique du terrorisme 263
  • La Convention perd la foi 264
  • Elle ne transmet pas le génie de la Révolution ibid.
  • Notes. La France a été sauvée malgré la Terreur, non par elle ibid.
  • Chapitre VIII.Nulle éducation sans la foi 266
  • La foi dans la patrie 267
  • Comment on peut recouvrer la foi 268
  • La jeunesse nous rendra la foi 269
  • Chapitre IX.Dieu en la patrie. La jeune patrie de l'avenir.—Le sacrifice 270
  • La mère révèle Dieu ibid.
  • Le père révèle la patrie ibid.
  • L'école comme patrie enfant 272
  • Une première école, commune à tous, où ils sentiraient la patrie comme providence 273
  • La patrie enseignée comme dogme et légende 276
  • Elle seule doit initier au monde 277
  • La politique identique à l'éducation 278
  • Nos enfants nous rendront la force du sacrifice 280
  • Du sacrifice et du salut 281

NOS FILS

INTRODUCTION.

  • De la situation 285
  • Le principe nouveau: L'action 286
  • Comment ce livre a été préparé ibid.
  • Son actualité 287

LIVRE Ier.—De l'éducation avant la naissance.

  • Chapitre Ier.L'homme naît-il innocent ou coupable?—Deux éducations opposées 299
  • S'il est coupable, il faut le châtier 301
  • S'il est innocent, il faut le développer 302
  • Chapitre II.Principe héroïque de l'éducation 308
  • Son idéal est l'héroïsme créateur 309
  • De la nourriture morale de la mère pendant la grossesse 311
  • Chapitre III.Fluctuations religieuses.—La cloche.—Les mélancolies du passé 316
  • Chapitre IV.Fluctuations religieuses et morales.—Naissance 323
  • Les retours, les incertitudes 324
  • Mais l'enfant, de son innocence, illumine et purifie tout 329

LIVRE II.—De l'éducation dans la famille.

  • Chapitre Ier.L'unité des parents 331
  • Cette unité, physiquement fatale, assure la vie de l'enfant ibid.
  • Prépare son unité morale 333
  • Chapitre II.La mère.—Le paradis maternel.—L'enfant naît créateur 336
  • Elle le crée, est d'abord à elle seule son monde et son Dieu 337
  • Mais il veut être, créer 344
  • Chapitre III.La famille, l'asile.—Dangers dans la famille même 346
  • Déchirement à sa première sortie de la maison ibid.
  • Dangers intérieurs 347
  • Le gouvernement de la Grâce, les gâteries 348
  • Absorption, emportements des mères 354
  • Chapitre IV.Le foyer ébranlé.—Grand danger de l'enfant 358
  • L'absence de l'enfant. Ennui. Mobilité. Humeur 360
  • Chapitre V.L'enfant raffermit le foyer 363
  • La mère veut l'élever 366
  • L'enfant aura-t-il une gouvernante? un précepteur? 369
  • Le père doit relever, assurer l'autorité maternelle 373
  • Chapitre VI.Culture supérieure de la mère.—Savoir trop pour savoir assez 375
  • Du sens littéraire délicat, appliqué à l'éducation 376
  • Des lectures propres aux femmes ibid.
  • Chapitre VII.Le devoir 384
  • Le père est pour l'enfant une révélation de justice 385
  • Propos de la table du soir. Première lueur religieuse 391

LIVRE III.—Histoire de l'éducation.—Avènement de l'humanité.

  • Chapitre Ier.Anti-nature.—Inhumanité.—Écoles des frères 395
  • Le catéchisme et l'entorse au cerveau 396
  • L'effroi de l'enfant 398
  • Guerre à la Nature 401
  • Comment elle se venge: l'école cruelle et corrompue 403
  • Chapitre II.L'âge humain.—Les deux types: Rabelais, Montaigne 405
  • L'éducation encyclopédique du Gargantua 407
  • L'éducation non scientifique qui cultive l'homme 410
  • Chapitre III.Le dix-septième siècle.—Coméni.—Les Jésuites.—Port-Royal.—Fénelon.—Locke 413
  • Coméni trouve l'éducation intuitive: «Les choses avant les mots» 415
  • Affaiblissement. Médiocrité. Réformes bâtardes 420
  • Le faible type de l'honnête homme ibid.
  • Médiocrité judicieuse de Locke 424
  • Chapitre IV.Premier essor du dix-huitième siècle.—L'action.—Voltaire. Vico. Le Robinson 427
  • Le credo simple et fort du dix-huitième siècle ibid.
  • Voltaire: Le but de l'homme est l'action (1727, 1734) 429
  • Vico: L'humanité s'est faite par sa propre action (1725) ibid.
  • Foë (Robinson): L'homme seul se suffit, se sauve par l'action ibid.
  • Chapitre V.Rousseau 434
  • Le grand cours de ce siècle: optimisme et liberté 435
  • Optimisme de Voltaire, en 1734, de Rousseau, en 1756-1762 ibid.
  • L'Éducation de la Julie: laisser faire la nature 436
  • L'Éducation d'Émile, très artificielle 437
  • Défauts et grandeur de ce livre qui relance le siècle dans sa voie 439
  • Chapitre VI.L'Évangile de Pestalozzi 442
  • Puissant effet de l'Émile en Allemagne ibid.
  • En Suisse: Pestalozzi (1775) 443
  • Son dévouement. L'éducation des pauvres et des abandonnés ibid.
  • L'école est une mère, qui nourrira l'enfant 447
  • La triple vie: Culture, Métier, École 448
  • La Suisse délivrée en 98. Le miracle de Pestalozzi à Stanz 451
  • Son institut de Berthoud, 1801; on déclare qu'il a découvert la loi de l'éducation 452
  • La réaction. Il passe dans la Suisse française; Yverdon (1803) 453
  • Méthode intuitive. Peu de livres. Point de Bible 455
  • Fécondité admirable: Ritter, Frœbel, Fellenberg, Girard, etc. 456
  • La réaction. La ruine, le martyre de Pestalozzi (1808-1827) 458
  • Chapitre VII.L'Évangile de Frœbel 461
  • Lui seul a vu le brouillard, le chaos d'où part l'enfant 462
  • L'éducation est un secours qui lui débrouille, ordonne ce chaos 464
  • L'enfant veut s'approprier ce monde, en agissant et créant ibid.
  • Frœbel sut rester enfant. Génie primitif et fécond du forestier, du mineur allemand 466
  • L'enfant naît géomètre, constructeur et jardinier 467
  • Plus d'imitation, de parlage ibid.
  • Méthodes très différentes de Fourier, de Jacotot 469
  • Mme Marenholz, l'apôtre de Frœbel ibid.
  • Comment la réaction travaille contre Frœbel 471
  • Ma visite aux écoles de Lausanne et de Genève ibid.

LIVRE IV.

  • Chapitre Ier.L'Université.—Son autorité morale 475
  • Excellence de son personnel 476
  • Elle enseigne généralement le vrai principe moderne,—les langues et l'histoire des peuples libres, harmoniques à ce principe 478
  • Discordance de l'Église qui enseigne les Païens 481
  • L'Université est timide, non servile; elle ne suit point l'État dans ses fluctuations excentriques et violentes 483
  • L'effet de cette éducation; son beau nom Humanités 485
  • Chapitre II.Réformes de l'Université 488
  • De ses divers enseignements, créés la plupart récemment, elle doit faire un tout organique 489
  • Enseigner davantage par masses simples et grands ensembles 491
  • Indiquer le grand courant historique et linguistique, qui nous rattache aux origines et fait l'unité humaine dans l'espace et dans le temps 492
  • Recomposer l'homme complet, ne pas oublier l'homme physique, le besoin d'air, de mouvement 493
  • Faire des classes moins nombreuses, en multipliant les jeunes maîtres. Excellence des moniteurs hollandais ibid.
  • Mettre en rapport le collège et l'école industrielle 496
  • Chapitre III.École industrielle 497
  • L'industrie a créé un nouveau peuple ibid.
  • Flexibilité du génie français. École centrale 499
  • Écoles d'Angers, de Châlons; ce qui leur manque 501
  • La tentative immense de 1865 pour faire prédominer l'enseignement industriel, subordonner l'enseignement classique 503
  • Efforts impuissants du dernier ministre 504
  • Chapitre IV.École d'Agriculture 508
  • Opinions de MM. Riondet et Doniol sur son organisation ibid.
  • C'est l'école de création qui doit précéder toute autre 509
  • La France est le grand théâtre agricole 511
  • Puissance et habileté d'un agriculteur du Midi 512
  • Chapitre V.Écoles de Médecine et de Droit 516
  • Comment on forme le jeune homme en le jetant dans le drame des études de la mort et de la vie 518
  • Du désaccord singulier des écoles de Médecine et de Droit 520
  • Il faut un enseignement intermédiaire, qui montre comment le monde de la Nature prépare le monde de la Loi 522
  • Chapitre VI.L'Étudiant en Droit 525
  • La France, au seizième siècle, a été le pape du Droit, en montrant mieux qu'aujourd'hui le rapport du Droit aux mœurs et à l'état social 526
  • Ne faudrait-il pas deux écoles, l'une pour tous, l'autre pour les praticiens? 528
  • L'étudiant tourne dans un cercle d'habitudes fort limité, et s'ennuie de l'étude, parce que sous la loi il ne voit pas la vie ibid.
  • Terrible instruction que doit donner Paris 530

LIVRE V.—L'éducation continue toute la vie. De quelques questions d'avenir.

  • Chapitre Ier.Le progrès du métier 535
  • La vie, bien administrée, diminue moins qu'elle n'augmente 537
  • Tout métier a un art en lui et développe souvent en nous des aptitudes supérieures 539
  • Progrès des grands artistes (Rembrandt, etc.) qui n'ont atteint le sommet qu'au dernier âge 540
  • Chapitre II.—«Mon livre» 542
  • On n'avait autrefois qu'un livre, et, le lisant toujours, on songeait, inventait ibid.
  • Réimpressions de Voltaire (1820) ibid.
  • Livres socialistes, depuis 1830 544
  • Combien il est difficile de faire un livre populaire 545
  • Chapitre III.La vie publique.—L'autorité morale.—La magistrature spontanée 548
  • Chaque peuple, chaque patrie, est une éducation ibid.
  • L'éducation civique et pratique de l'Américain 549
  • De l'échelle de la vie publique. L'école, la commune sont ses premiers degrés (Turgot) 550
  • Utilité éducative de la vie communale ibid.
  • Les luttes de la commune, bien plus serrées, exigent un caractère très fort ibid.
  • Qui résiste (au besoin) aux amis et à la famille? 552
  • Comment cet homme aura l'autorité morale, utile à tous, comment il élève à lui sa famille même 554
  • Il prépare et il groupe l'association locale 556
  • Note. Influences locales du cultivateur estimé, du médecin, pharmacien, etc., pour élever l'esprit du pays 558
  • Chapitre IV.Avenir.—Littérature nouvelle.—Libres écoles 560
  • Je ne veux rien prévoir que ce qui peut se faire demain, ce qui dépend de notre activité ibid.
  • À la littérature anti-sociale une autre succédera (de civisme et de vérité) 561
  • C'est l'école des hommes, sans laquelle l'école de l'enfant ne prendra pas sa vie nouvelle 562
  • Notes sur les lectures de prison, d'hôpital 563
  • Il faut vivifier, soutenir, régénérer le maître 565
  • Le prêtre est monarchie, le maître est république ibid.
  • Comment son existence, trop monotone, reprendra le mouvement, le progrès 566
  • Peut-on enseigner toujours? 567
  • Tous, à certains moments, pourraient et devraient enseigner ibid.
  • Les volontaires de l'enseignement.—Combien on peut tirer parti de la jeunesse 568
  • Chapitre V.De l'école comme propagande civique et comme échelle sociale 570
  • Les écoles libres répondront à mille exigences variées ibid.
  • Variété cependant harmonique, que la Patrie, la France ralliera dans un même esprit 571
  • L'école non aidée par l'État dépend d'autant plus des parents, des influences locales, aristocraties communales, etc. 573
  • Il faut s'entendre et se grouper pour soutenir le maître qu'elles domineraient ibid.
  • Soutenir l'élève méritant, et le faire arriver à l'école départementale, à l'École centrale 574
  • Créer l'échelle de justice où tous pourraient monter du plus bas au plus haut 577
  • Chapitre VI.De l'éducation par les fêtes 578
  • Le monde changera-t-il autant qu'on le croit? 579
  • Les grands organes éducatifs qui ont fait nos progrès (propriété, art, religion, etc.), peuvent-ils disparaître? ibid.
  • La religion ne finit pas; elle commence 581
  • La tristesse du monde, entre les fêtes mortes et les fêtes vivantes qui vont venir 583
  • La vie grecque, si agitée, n'en fut pas moins une fête continue, graduée, puissamment éducative 584
  • Comment fait-on des fêtes? Cela naît, et ne se fait pas.—Dans la vie libre, elles naîtront, comme un retour de la nature 585
  • Combien le peuple de Paris est sensible aux fêtes des morts 586
  • Les fêtes de la Fédération de 91 587
  • Notre fête du 4 mars 1848.—Ce qu'elle aurait pu devenir ibid.

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.

Notes

1: Cette prodigieuse acquisition de linge dont tous les fabricants peuvent témoigner fait supposer aussi quelque acquisition de meubles et objets de ménage. Il ne faut pas s'étonner si les caisses d'épargne reçoivent moins de l'ouvrier que du domestique. Celui-ci n'achète point de meubles, et peu de nippes; il trouve bien moyen de se faire nipper par ses maîtres. Il ne faut pas mesurer, comme on fait, le progrès de l'économie à celui des caisses d'épargne, ni croire que tout ce qui n'y va pas se boit, se mange au cabaret. Il semble que la famille, je parle surtout de la femme, ait voulu avant tout rendre propre, attachant, agréable, le petit intérieur qui dispense d'y aller. De là aussi le goût des fleurs qui descend aujourd'hui dans des classes voisines de la pauvreté.

2: Philosophes, socialistes, politiques, tous semblent d'accord aujourd'hui pour amoindrir dans l'esprit du peuple l'idée de la France. Grand danger! Songez donc que ce peuple plus qu'aucun autre est, dans toute l'excellence et la force du terme, une vraie société. Isolez-le de son idée sociale, il redevient très faible. La France de la Révolution, qui fut sa gloire, sa foi, tous les gouvernements lui disent, depuis cinquante ans, qu'elle fut un désordre, un non-sens, une pure négation. La Révolution, d'autre part, avait biffé l'ancienne France, dit au peuple que rien, dans son passé, ne méritait un souvenir. L'ancienne a disparu de sa mémoire, la nouvelle a pâli. Il n'a pas tenu aux politiques que le peuple ne devînt table rase, ne s'oubliât lui-même.

Comment ne serait-il pas faible dans ce moment? Il s'ignore; on fait tout pour qu'il perde le sens de la belle unité qui fut sa vie; on lui ôte son âme. Son âme fut le sens de la France, comme grande fraternité d'hommes vivants, comme société glorieuse avec nos Français des vieux âges. Il les contient ces âges, il les porte, les sent obscurément qui se meuvent, et il ne peut les reconnaître; on ne lui dit pas ce que c'est que cette grande voix basse qui souvent, comme un sourd retentissement d'orgue dans une cathédrale, se fait entendre en lui.

Hommes de réflexion et d'études, artistes, écrivains, nous avons un devoir saint et sacré envers le peuple. C'est de laisser là nos tristes paradoxes, nos jeux d'esprit, qui n'ont pas peu aidé les politiques à lui cacher la France, à lui en obscurcir l'idée, lui faire mépriser sa patrie.

3: Je dus beaucoup aux encouragements de mes illustres professeurs, MM. Villemain et Leclerc. Je me rappellerai toujours que M. Villemain, après la lecture d'un devoir qui lui avait plu, descendit de sa chaire, et vint avec un mouvement de sensibilité charmante s'asseoir sur mon banc d'élève, à côté de moi.

4: Je l'ai quittée à regret en 1837, lorsque l'influence éclectique y fut dominante. En 1838, l'Institut et le Collège de France m'ayant également élu pour leur candidat, j'obtins la chaire que j'occupe.

5: Je n'ai jamais vu dans l'histoire une paix de trente années.—Les banquiers qui n'ont prévu aucune révolution (pas même celle de Juillet que plusieurs d'entre eux travaillaient), répondent que rien ne bougera en Europe. La première raison qu'ils en donnent, c'est que la paix profite au monde. Au monde, oui, et peu à nous; les autres courent et nous marchons; nous serons dans peu à la queue. Deuxièmement, disent-ils, la guerre ne peut commencer qu'avec un emprunt, et nous ne l'accorderons pas. Mais, si on la commence avec un trésor, comme la Russie en fait un, si la guerre nourrit la guerre, comme au temps de Napoléon, etc., etc.

6: Prenez un Allemand, un Anglais au hasard, le plus libéral, parlez-lui de liberté, il répondra liberté. Et puis tâchez un peu de voir comment ils l'entendent. Vous vous apercevrez alors que ce mot a autant de sens qu'il y a de nations, que le démocrate allemand, anglais, sont aristocrates au cœur, que la barrière des nationalités que vous croyez effacée, reste presque entière. Tous ces gens que vous croyez si près, sont à cinq cents lieues de vous.

7: Et sur ces trente-deux mille, douze mille sont des corporations de main-morte.—Si l'on oppose à ceci qu'en Angleterre près de trois millions de personnes participent à la propriété foncière, c'est que ce nom outre les terres, désigne les maisons, et les petits terrains, cours, jardins d'agrément, qui sont joints aux maisons, surtout dans les localités industrielles.

8: Nos Anglais de France disent le pays pour éviter de dire la patrie. Voy. une page spirituelle et chaleureuse de M. Génin, Des Variations du langage français, p. 417.

9: C'est un des caractères spiritualistes de notre Révolution. L'homme et le travail de l'homme lui ont paru d'un prix inestimable et qu'on ne pouvait mettre en balance avec celui du fonds; l'homme a emporté la terre. Et en Angleterre la terre a emporté l'homme. Dans les pays même qui ne sont nullement féodaux, mais organisés sur le principe du clan celtique, les légistes anglais ont appliqué la loi féodale dans la plus extrême rigueur, décidant que le seigneur n'était pas seulement suzerain, mais propriétaire. Ainsi Mme la duchesse de Sutherland s'est fait adjuger un comté d'Écosse plus grand que le département du Haut-Rhin, et en a chassé (de 1811 à 1820) trois mille familles, qui l'occupaient depuis qu'il y a une Écosse. La duchesse leur a fait donner une indemnité légère, que beaucoup n'ont pas acceptée. Lire le récit de cette belle opération, que nous devons à l'agent de la duchesse: James Loch, Compte rendu des bonifications faites au domaine du marquis de Stafford, in-8o, 1820. M. de Sismondi en donne l'analyse dans ses Études d'économie politique, 1837.

10: Saint-Pierre, t. X. p. 251 (Rotterdam). L'autorité de cet auteur peu grave, est grave ici, parce qu'il écrivait sur les renseignements qu'il avait demandés à plusieurs intendants.

11: Voir Froumenteau: Le secret des finances de France (1581), Preuves, surtout p. 397-398.

12: Grand citoyen, éloquent écrivain, esprit positif, qu'il ne faut pas confondre avec les utopistes de l'époque. On lui a attribué à tort l'idée de la Dîme royale.—Quoi de plus hardi que le commencement de son Factum, et en même temps, quoi de plus douloureux? C'est le profond soupir de l'agonie de la France. Boisguilbert le publia en mars 1707, lorsque Vauban venait d'être condamné en février pour un livre bien moins hardi. Comment cet homme héroïque n'a-t-il pas encore une statue à Rouen, qui le reçut en triomphe au retour de son exil?... (Réimprimé récemment dans la Collection des économistes.)

13: Ajoutez qu'au Moyen-âge, dans la division de tant de provinces, de seigneuries, de fiefs, qui forment comme autant d'États, la frontière est partout. Dans des temps même plus récents, la frontière anglaise était au centre de la France, en Poitou jusqu'au treizième siècle, en Limousin jusqu'au quatorzième siècle, etc.

14: Je sentis tout cela lorsque au mois de mai 1814, allant de Nîmes au Puy, je traversais l'Ardèche, cette contrée si âpre où l'homme a créé tout. La nature l'avait faite affreuse; grâce à lui, la voilà charmante; charmante en mai, et même alors toujours un peu sévère, mais d'un charme moral d'autant plus touchant. Là on ne dira pas que le seigneur a donné la terre au vilain: il n'y avait pas de terre. Aussi, combien mon cœur était blessé de voir encore, sur les hauteurs, ces affreux donjons noirs qui ont levé tribut si longtemps sur un peuple si pauvre, si méritant, qui ne doit rien qu'à lui. Mes monuments à moi, ceux qui me reposaient les yeux, c'étaient dans la vallée les humbles maisons de pierre sèche, de cailloux entassés, où vit le paysan. Ces maisons sont font sérieuses, tristes même avec leur petit jardin mal arrosé, indigent et maigret; mais les arcades qui les portent, l'escalier à grandes marches, le perron spacieux sous les arcades, leur donnent beaucoup de style. Justement, c'était la grande récolte; à ce beau moment de l'année, on travaillait la soie, le pauvre pays semblait riche; chaque maison, sous la sombre arcade, montrait une jeune dévideuse, qui, tout en piétinant sur la pédale du dévidoir, souriait de ses jolies dents blanches et filait de l'or.

15: Léon Faucher, La colonie des Savoyards à Paris. (Revue des Deux Mondes, nov. 1837, IV, 343.)

16: Voir plus bas, p. 48, note 2.

17: Je parlerai plus loin de l'association. Quant aux avantages et inconvénients économiques de la petite propriété, qui sont étrangers à mon sujet, voy. Gasparin, Passy, Dureau-Delamalle, etc.

18: Le paysan n'est pas quitte. Voici venir, après le prêtre, l'artiste pour le calomnier, l'artiste néo-catholique, cette race impuissante de pleureurs du Moyen-âge, qui ne sait autre chose que pleurer et copier... Pleurer les pierres, car pour les hommes, qu'ils meurent de faim s'ils veulent. Comme si le mérite de ces pierres n'était pas de rappeler l'homme et d'en porter l'empreinte. Le paysan, pour ce monde-là, n'est qu'un démolisseur. Tout vieux mur qu'il abat, toute pierre qu'a remuée la charrue, était une incomparable ruine.

19: La population urbaine qui ne fait qu'un cinquième de la nation fournit les deux cinquièmes des accusés.

20: Elle s'arrête, ou même recule. M. Hipp. Passy assure (Mém. Acad. polit., II, 301) que de 1815 à 1835, le nombre des propriétaires, comparé a celui du reste de la population, a diminué de 2½ pour 100 ou d'un quarantième.—Il part du recensement de 1815. Mais ce recensement est-il exact? est-il plus sérieux que celui de 1826, que les tableaux du mouvement de la population au temps de l'Empire, etc.? Voy. Villermé, Journal des Économistes, no 42, mai 1845.

21: Et qui lui vendent à si haut prix son unique vache et ses bœufs de labour.—Les éleveurs disent: Point d'agriculteurs sans engrais, ni d'engrais sans bestiaux.—Ils ont raison, mais contre eux-mêmes. Ne changeant rien et n'améliorant rien (sauf pour la production de luxe et les succès de gloriole), maintenant les prix élevés pour les qualités inférieures, ils empêchent tous les pays pauvres d'acheter les petits bestiaux qui leur conviennent, d'obtenir les engrais qui leur sont nécessaires; l'homme et la terre, ne pouvant réparer leurs forces, languissent d'épuisement.

22: On se rappelle le calcul de Paul-Louis Courier, qui trouvait qu'au total l'arpent de vigne rapportait 150 francs au vigneron et 1,300 francs au fisc. Cela est exagéré. Mais, en récompense, il faut ajouter que cet arpent est aujourd'hui bien plus endetté qu'en 1820.—Point de métier plus pénible cependant ni qui mérite mieux son salaire. Traversez la Bourgogne au printemps ou à l'automne; vous faites quarante lieues à travers un pays deux fois par an remué, bouleversé, déplanté, replanté d'échalas. Quel travail!... Et pour qu'à Bercy, à Rouen, ce produit qui a tant coûté, soit falsifié et déshonoré; un art infâme calomnie la nature et la bonne liqueur; le vin est aussi maltraité que le vigneron.

23: C'est ce qu'un Alsacien disait en propres termes à un de mes amis (septembre 1845).—Nos Alsaciens qui émigrent ainsi, vendent le peu qu'ils ont au départ; le juif est là à point pour acheter. Les Allemands tâchent d'emporter leurs meubles; ils voyagent en chariots, comme les Barbares qui émigrèrent dans l'Empire romain. Je me rappelle qu'en Souabe, dans un jour très chaud, très poudreux, je rencontrai un de ces chariots d'émigrants, plein de coffres, de meubles, d'effets entassés. Derrière, un tout petit chariot, attaché au grand, traînait un enfant de deux ans, d'aimable et douce figure. Il allait ainsi pleurant, sous la garde d'une petite sœur qui marchait auprès, sans pouvoir l'apaiser. Quelques femmes reprochant aux parents de laisser leur enfant derrière, le père fit descendre sa femme pour le reprendre. Ces gens me paraissaient tous deux abattus, presque insensibles, morts d'avance de misère? ou de regrets? Pourraient-ils arriver jamais? cela n'était guère probable. Et l'enfant? sa frêle voiture durerait-elle dans ce long voyage? Je n'osais me le demander... Un seul membre de la famille me paraissait vivant, et me promettait de durer; c'était un garçon de quatorze ans, qui, à ce moment même, enrayait pour une descente. Ce garçon à cheveux noirs, d'un sérieux passionné, semblait plein de force morale, d'ardeur: du moins, je le jugeai ainsi. Il se sentait déjà comme le chef de la famille, sa providence et chargé de sa sûreté. La vraie mère était la sœur, elle en remplissait le rôle. Le petit, pleurant dans son berceau, avait son rôle aussi et ce n'était pas le moins important: il était l'unité de la famille, le lien du frère et de la sœur, leur nourrisson commun; en son petit chariot d'osier, il emportait le foyer et la patrie; là devait toujours, s'il durait, jusque dans un monde inconnu, se retrouver la Souabe... Ah! que de choses ils auront, ces enfants, à faire et à souffrir! En regardant l'aîné, sa belle tête sérieuse, je le bénis de cœur, et le douai, autant qu'il était possible en moi.

24: On méprise trop ces remplaçants. M. Vivien qui, comme membre d'une commission de la Chambre, a fait une enquête à ce sujet, m'a fait l'honneur de me dire que leurs motifs étaient souvent très louables, venir en aide à la famille, acquérir une petite propriété, etc.

25: Aucun peintre de mœurs, romancier, socialiste, que je sache, n'a daigné nous parler de la nourrice. Il y a pourtant là une triste histoire qu'on ne connaît pas assez. On ne sait pas combien ces pauvres femmes sont exploitées et malmenées, d'abord par les voitures qui les transportent (souvent à peine accouchées), et ensuite par les bureaux qui les reçoivent. Prises comme nourrices sur lieu, il faut qu'elles renvoient leur enfant, qui souvent en meurt. Elles n'ont aucun traité avec la famille qui les loue, et peuvent être renvoyées au premier caprice de la mère, de la garde, du médecin; si le changement d'air et de vie leur tarit le lait, elles sont renvoyées sans indemnité. Si elles restent, elles prennent ici les habitudes de l'aisance et souffrent infiniment quand il leur faut rentrer dans leur vie pauvre; plusieurs se font domestiques pour ne plus quitter la ville, elles ne rejoignent plus leur mari, et la famille est rompue.

26: Distinction posée fort nettement dans l'ouvrage de l'estimable (et regrettable!) M. Buret: De la misère, etc., 1840. Il a peut-être dans cet ouvrage accueilli trop facilement les exagérations des enquêtes anglaises.

27: Ceux qui étendent ce chiffre y comprennent des ouvriers occupés, il est vrai, dans les manufactures qui emploient des machines, mais nullement asservis aux machines. Ceux-ci sont et seront toujours une exception.—L'extension du machinisme (pour désigner ce système d'un mot) est-elle à craindre? La machine doit-elle tout envahir? La France deviendra-t-elle sous ce rapport une Angleterre?—À ces questions graves, je réponds sans hésiter: Non. Il ne faut pas juger de l'extension de ce système par l'époque de la grande guerre européenne où il a été surexcité par des primes monstrueuses que le commerce ordinaire n'offre point. Éminemment propre à abaisser le prix des objets qui doivent descendre dans toutes les classes, il a répondu à un besoin immense, celui des classes inférieures, qui, dans un moment d'ascension rapide, ont voulu tout d'abord avoir le confortable, le brillant même, mais en se contentant d'un brillant médiocre, souvent vulgaire, et, comme on dit, de fabrique. Quoique, par un effort admirable, la manufacture se soit élevée à des produits très beaux qu'on ne pouvait attendre, ces produits fabriqués en gros et par des moyens uniformes, sont irrémédiablement marqués d'un caractère monotone. Le progrès du goût rend sensible cette monotonie, et la fait parfois trouver ennuyeuse. Telle œuvre irrégulière des arts non mécaniques charme l'œil et l'esprit plus que ces irréprochables chefs-d'œuvre industriels qui rappellent tristement par l'absence de vie le métal qui fut leur père, et leur mère, la vapeur.

Ajoutez que chaque homme maintenant ne veut plus être telle classe, mais tel homme: il veut être lui-même; par suite, il doit souvent faire moins de cas des produits fabriqués par classes, sans individualité qui réponde à la sienne. Le monde avance dans cette route; chacun veut, tout en comprenant mieux le général, caractériser son individualité. Il est très vraisemblable que, toute chose égale d'ailleurs, on préférera aux fabrications uniformes des machines les produits variés sans cesse qui portent l'empreinte de la personnalité humaine, qui pour aller à l'homme, et changer comme il change, partent de l'homme immédiatement.—Là est le véritable avenir de la France industrielle, bien plus que dans la fabrication mécanique où elle reste inférieure.—Au reste, les deux systèmes se prêtent un mutuel appui. Plus les premiers besoins seront satisfaits à bas prix par les machines, plus le goût s'élèvera au-dessus des produits du machinisme, et recherchera les produits d'un art tout personnel.

28: Le testament des tisserands de Rouen est le remarquable petit livre qu'écrivit l'un d'eux. (Noiret, Mémoires d'un ouvrier rouennais, 1836.) Il déclare qu'ils ne font plus d'apprentis.

29: J'ai plusieurs fois, dans mes cours et mes livres (surtout au tome V de l'Histoire de France) esquissé l'histoire de l'industrie. Pour la comprendre cependant, il faudrait remonter plus haut, ne pas l'envisager d'abord, comme on fait, dans ces grandes et puissantes corporations qui dominent la cité même. Il faudrait prendre d'abord le travailleur dans son humble origine, méprisé comme il fut à son principe, lorsque le primitif habitant de la ville, propriétaire de la banlieue, le marchand même qui y avait halle, cloche et justice, s'accordaient pour mépriser l'ouvrier, l'ongle bleu, comme ils l'appelaient, lorsque le bourgeois le recevait a peine hors la ville à l'ombre des murs, entre deux enceintes (pfahlburg), lorsqu'il était défendu de lui faire justice s'il ne pouvait payer impôt, lorsqu'on lui fixait avec un arbitraire bizarre le prix auquel il pouvait vendre, tant aux riches, tant aux pauvres, etc.

30: Villermé, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers des manufactures de coton, etc. (1840). On les a vus, en nov. 1839, dans un chômage qui obligeait le manufacturier à ne garder que les plus anciens ouvriers, demander à partager entre tous le travail et le salaire, pour que personne ne fût renvoyé, t. II, p. 71. Voir aussi I, 89, 366-369, et II, 89, 113.—Beaucoup d'entre eux, à qui l'on reproche le concubinage, se marieraient, s'ils avaient l'argent et les papiers nécessaires, I, 54, et II, 283 (cf. Frégier, II, 160.)—À l'assertion de ceux qui prétendent que les ouvriers des manufactures gagneraient assez s'ils faisaient un bon usage de leurs salaires, opposons l'observation judicieuse de M. Villermé (II, 14). Pour qu'ils gagnent assez, il faut, selon lui, quatre choses: Qu'ils se portent toujours bien, qu'ils soient employés toujours, que chaque ménage n'ait que deux enfants au plus, enfin qu'ils n'aient aucun vice... Voilà quatre conditions qui se trouveront rarement.

31: M. Léon Faucher a marqué admirablement ces différences dans son mémoire sur le Travail des enfants à Paris. (Revue des Deux Mondes, 15 nov. 1844.) Voir aussi, sur l'apprentissage dans l'industrie parcellaire, le tome II de ses Études sur l'Angleterre; l'excellent économiste qui s'est montré là très grand écrivain, nous y révèle, par delà l'enfer des manufactures, un autre enfer qu'on ne soupçonnait pas.

32: Nous avons parlé plus haut (p. 66) du salaire des ouvriers des manufactures. Si nous voulons étudier le salaire en général, nous trouverons que cette question tant controversée se réduit a ceci: Les salaires ont augmenté, disent les uns. Et ils ont raison, parce qu'ils partent de 1789, ou des temps antérieurs.—Les salaires n'ont pas augmenté, disent les autres. Et ils ont raison, parce qu'ils partent de 1824; depuis ce temps, les ouvriers de manufactures gagnent moins, et les autres n'ont qu'une augmentation illusoire; le prix de l'argent ayant changé, celui qui gagne ce qu'il gagnait alors reçoit dans la réalité un tiers de moins; celui qui gagnait et qui gagne encore trois francs, ne reçoit guère qu'une valeur de deux francs; ajoutez que les besoins étant devenus plus nombreux avec les idées, il souffre de n'avoir pas mille choses qui alors lui étaient indifférentes.—Les salaires sont très élevés en France, en comparaison de la Suisse et de l'Allemagne; mais ici les besoins sont bien plus vivement sentis.—La moyenne des salaires de Paris, que MM. L. Faucher et L. Blanc fixent également a trois francs cinquante centimes, est suffisante pour le célibataire, très insuffisante pour l'homme marié qui a des enfants.—Je donne ici la moyenne générale des salaires que plusieurs auteurs ont essayé de fixer pour la France, depuis Louis XIV; mais je ne sais s'il est possible d'établir une moyenne pour des éléments si variés:

1698 (Vauban.) 12 sous.
1738 (Saint-Pierre.) 16  
1788 (A. Young.) 19  
1819 (Chaptal.) 25  
1832 (Morogues) 30  
1840 (Villermé) 40  

Ceci pour l'industrie des villes. Les salaires ont très peu augmenté pour la campagne.

33: Le pain! le propriétaire! deux pensées de la femme, qui ne la quittent pas. Ce qu'il faut souvent d'adresse, de vertu et de force d'âme pour sauver, amasser l'argent d'un terme! qui le saura jamais?

34: C'est ce que M. Percier disait un jour au directeur de l'École gratuite de dessin, M. Belloc. Le spirituel artiste saisit ce mot, et le plaça dans un de ses excellents discours (pleins de vues neuves et d'aperçus féconds), et M. Percier, reconnaissant de cet hommage rendu à ses convictions les plus chères, fonda une rente pour l'École, un mois avant sa mort.

35: Je refusais de croire ce qu'on me racontait des fraudes infâmes que certains fabricants commettent, à l'égard du consommateur sur la qualité, à l'égard de l'ouvrier sur la quantité du travail. J'ai dû me rendre. Les mêmes choses m'ont été confirmées par les amis des fabricants qui en parlaient avec douleur et humiliation, par des notables négociants, et banquiers. Les prud'hommes n'ont nullement l'autorité pour réprimer ces crimes; le malheureux d'ailleurs n'ose se plaindre. Une telle enquête regarde le procureur du Roi.

36: Cet endurcissement graduel, cette habileté que l'on prend peu à peu pour étouffer en soi la voix de l'humanité, est très finement analysé par M. Emmery, dans sa brochure sur l'Amélioration du sort des ouvriers dans les travaux publics (1837). Il parle spécialement des ouvriers blessés dans les travaux dangereux que les entrepreneurs font pour le gouvernement.

«Un entrepreneur qui aura le cœur bien placé, pourra, une première fois, peut-être même plusieurs fois d'abord, secourir des ouvriers blessés; mais quand cela se renouvelle, quand les secours s'accumulent, ils deviennent trop pesants; l'entrepreneur compose alors avec lui-même: il se défend de ses premiers mouvements de générosité, il en restreint insensiblement les applications, et il diminue d'une manière plus notable le chiffre de chaque secours. Il remarque que dans ses ateliers les plus dangereux, lui entrepreneur ne reçoit aucune plus-value à ce titre, et qu'au contraire il est obligé de payer à ses ouvriers une plus forte journée. Or, cette plus forte journée lui semble bientôt le prix des accidents à craindre. Ces secours additionnels lui paraissent au-dessus de ses moyens. L'ouvrier blessé n'est d'ailleurs pas assez ancien dans le chantier; l'ouvrier malade n'est pas des plus adroits, des plus utiles, etc. C'est-à-dire que le cœur s'endurcit par l'habitude, souvent par la nécessité, que toute charité s'éteint bientôt, que le peu de secours accordé n'est même plus réparti suivant une rigoureuse justice pour tous, et que le seul résultat de toutes les émotions généreuses que devraient faire naître d'aussi tristes tableaux, se réduit à quelques gratifications accordées arbitrairement et calculées, non sur les besoins réels des familles écrasées, mais dans l'intérêt à venir du chantier ou des travaux de l'entrepreneur.»

37: La différence entre le père et le fils, c'est que celui-ci, qui n'a pas été ouvrier, connaissant moins la fabrication, sachant moins les limites du possible et de l'impossible, est quelquefois plus dur par ignorance.

38: Je me rappellerai toujours une chose touchante, pleine de grâce et de charme, dont j'ai été témoin. Le maître d'une fabrique ayant eu l'obligeance de me conduire lui-même pour me montrer ses ateliers, sa jeune femme voulut être de la partie. Surpris d'abord de la voir, avec sa blanche robe, tenter ce voyage à travers l'humide et le sec (tout n'est pas beau ni propre, dans la fabrication des plus brillants objets), je compris mieux ensuite pourquoi elle affrontait ce purgatoire. Où son mari me faisait voir des choses, elle voyait des hommes, des âmes, et souvent bien blessées. Sans qu'elle m'expliquât rien, je compris que, tout en glissant à travers cette foule, elle avait un sentiment délicat, pénétrant, de toutes les pensées, je ne dis pas haineuses, mais soucieuses, envieuses peut-être, qui fermentaient là-dedans. Sur sa route, elle jetait des paroles justes et fines, parfois presque tendres, par exemple à une jeune fille souffrante; maladive elle-même, la jeune dame avait bonne grâce à cela. Plusieurs étaient touchés; un vieil ouvrier, qui la crut fatiguée, lui présenta un siège avec une vivacité charmante. Les jeunes étaient plus sombres; elle, qui voyait tout, disait un mot, et chassait le nuage.

39: Nous parlons ici du commerce individuel, comme il est généralement en France, non du commerce en commandite qui n'existe encore que dans quelques grandes villes.

40: Ce sont de nouvelles classes qui arrivent, comme l'explique très bien M. Leclaire (Peinture en bâtiment). Ils ne savent nullement le prix réel des objets. Ils veulent du brillant, en détrempe, n'importe.

41: Il a été constaté juridiquement que beaucoup de ces substances n'étaient nullement innocentes. Voy. le Journal de chimie médicale, les Annales d'Hygiène, et MM. Garnier et Harel, Falsifications des substances alimentaires, 1844.

42: Lire la pièce si touchante de Savinien Lapointe.

43: On a parlé de l'ouvrière en soie et du commis qui se faisait payer sa connivence au vol. On a parlé de l'ouvrière en coton, je crois, à tort; le fabricant est très peu en rapport avec ses ouvriers et ouvrières. On a dit enfin que l'usurier de campagne mettait souvent les délais à un prix immoral. Pourquoi n'a-t-on pas parlé de la marchande, si exposée, obligée de plaire à l'acheteur, de causer longuement avec lui, et qui s'en trouve ordinairement si mal?

44: Comme si la justice et l'ordre civil, la défense du pays, l'instruction, n'étaient pas aussi des productions, et les premières de toutes!

45: Ils se sont améliorés dans tous les autres États de l'Europe. Ici, ils ont augmenté pour un très petit nombre de places, baissé pour d'autres, par exemple pour les commis de préfectures et sous-préfectures.—Sur le caractère général et les divisions de cette grande armée des fonctionnaires, lire l'important ouvrage de M. Vivien: Études administratives, 1845.

46: Je veux dire en général l'ouvrier de salaire moyen, sans chômage d'hiver. Voy. plus haut, p. 70, note.

47: Trois mois après, le 9 thermidor (27 brumaire an III), sur le rapport de Lakanal. Voir l'Exposé sommaire des travaux de Lakanal, p. 133.

48: M. Lorain, dans son Tableau de l'instruction primaire, ouvrage officiel de la plus haute importance, où il résume les rapports des 490 inspecteurs qui visitèrent en 1833 toutes les écoles, n'a pas d'expressions assez fortes pour dire l'état de misère et d'abjection où se trouvent nos instituteurs. Il déclare (p. 60) qu'il y en a qui gagnent en tout 100 francs, 60 francs, 50! Encore attendent-ils longtemps le payement, qui souvent ne vient pas! On ne paye pas en argent; chaque famille met de côté ce qu'elle a de plus mauvais dans sa récolte pour le maître d'école, quand il vient le dimanche mendier à chaque porte, la besace sur le dos; il n'est pas bien venu à réclamer son petit lot de pommes de terre, on trouve qu'il fait tort aux pourceaux, etc. Depuis ces rapports officiels, on a créé de nouvelles écoles; mais le sort des anciens maîtres n'a pas été amélioré. Espérons que la Chambre des députés accordera cette année l'augmentation de cent francs qui a été demandée en vain l'année dernière.

49: S'il y a eu des actes atroces, ils ont été commandés. Qu'ils retombent sur ceux qui ont donné de tels ordres!—Remarquons, en passant, que trop souvent nos journaux accueillent dans un intérêt de parti les inventions calomnieuses des Anglais.

50: Le passage se faisait, comme on sait, par la noblesse de robe. Mais ce qu'on ne sait pas, c'est la facilité avec laquelle cette noblesse devenait militaire aux quatorzième et quinzième siècles.

51: L'ancienne France eut trois classes. La nouvelle n'en a plus que deux, le peuple et la bourgeoisie.

52: Si vous observez avec attention comment le peuple emploie ce mot, vous trouverez que pour lui il désigne moins la richesse qu'une certaine mesure d'indépendance et de loisir, l'absence d'inquiétude pour la nourriture quotidienne. Tel ouvrier qui gagne cinq francs par jour appelle sans difficulté Mon bourgeois le rentier famélique de trois cents francs de rente, qui se promène en habit noir au plein cœur de janvier.—Si la sécurité est l'essence du bourgeois, faudra-t-il y comprendre ceux qui ne savent jamais s'ils sont riches ou pauvres, les commerçants, d'autres encore qui semblent mieux assis, mais qui, pour des achats de charge, ou autrement, sont les serfs du capitaliste? S'ils ne sont pas vraiment bourgeois, ils se rattachent néanmoins à la même classe par l'intérêt, la peur, l'idée fixe de la paix à tout prix.

53: La France n'a pas l'âme marchande, sauf ses moments anglais (comme celui de Law et celui-ci), qui sont des accès rares. Cela se voit surtout à la facilité avec laquelle les hommes qui d'abord semblent les plus âpres s'arrêtent généralement de bonne heure sur le chemin de la fortune. Le Français qui a gagné dans le commerce ou autrement quelques mille livres de rente se croit riche et ne fait plus rien. L'Anglais, tout au contraire, voit dans la richesse acquise un moyen de s'enrichir; il persévère jusqu'à la mort dans le travail. Il reste rivé à sa chaîne, définitivement spécialisé dans son affaire; seulement il poursuit cette spécialité sur une plus grande échelle. Il n'éprouve pas le besoin du loisir, qui lui permettrait d'arranger sa vie librement.

Aussi il y a fort peu de riches en France, si vous mettez à part nos capitalistes étrangers. Ce peu de riches seraient presque tous des pauvres en Angleterre. De nos riches, déduisez nombre de gens qui font bonne figure et dont la fortune est ou engagée ou incertaine encore, hypothétique.

54: Je connais, près de Paris, une ville assez considérable, où l'on compte quelques centaines de propriétaires ou rentiers de 4,000, 6,000 livres de rente ou un peu plus, qui ne songent nullement à aller au delà, qui ne font rien, ne lisent rien, ni livres, ni journaux (presque), ne s'intéressent à rien, ne se voient point, ne se réunissent jamais, se connaissent à peine. L'entraînement de la Bourse ne se fait sentir là aucunement, mais malheureusement plus bas, parmi les pauvres économes des villes, et jusque dans les campagnes, où le paysan n'a pas même un journal qui puisse l'éclairer sur le guet-apens.

55: Mais je dois l'aider d'avance et le préparer, ce jeune homme. Voilà pourquoi je continue mon Histoire. Un livre est un moyen de faire un meilleur livre.

56: Ces glaciers n'ont pas l'impartiale indifférence de ceux des Alpes, qui n'accumulent les eaux fécondes que pour les verser indistinctement aux nations. Les Juifs, quoi qu'on dise, ont une patrie, la Bourse de Londres; ils agissent partout, mais leur racine est au pays de l'or. Aujourd'hui que la paix armée, cette guerre immobile qui ronge l'Europe, leur a mis les fonds de tous les États entre les mains, que peuvent-ils aimer? le pays du statu quo, l'Angleterre. Que peuvent-ils haïr? le pays du mouvement, la France... Ils ont cru dernièrement l'amortir en achetant une vingtaine d'hommes que la France renie. Autre faute: par vanité, par un sentiment exagéré de sécurité, ils ont mis des rois dans leur bande, se sont mêlés à l'aristocratie, et par là, se sont associés aux hasards politiques. Voilà ce que leurs pères, les Juifs du Moyen-âge, n'auraient jamais fait. Quelle décadence dans la sagesse juive!

57: Je ne songe nullement à contester ces avantages (Voy. plus haut, p. 54). Qui voudrait revenir aux temps d'impuissance, où l'homme n'avait point de machines?

58: Et sur ce sixième, l'ouvrier des manufactures fait une partie minime.

59: C'est une merveille du caractère national, que cet enfant abandonné, provoqué au mal et surexcité de toute façon, conserve quelques qualités, l'esprit, le courage.

60: Voici l'inscription tout entière, comme je la lus ou crus la lire, car elle était presque effacée sous cette mousse de trois siècles: W. Harter. Legibus fidus, non regibus. Januar 1588.

61: Pour citer un exemple, ils n'ont pas voulu voir que la question pénitentiaire était une dépendance de celle de l'instruction publique. Qu'il s'agisse de former l'homme ou de le réformer, de l'élever ou de le relever, ce n'est pas le maçon, c'est l'instituteur que doit appeler l'État; l'instituteur religieux, moral, national, qui parlera au nom de Dieu et au nom de la France. J'ai vu telle misérable créature qu'on croyait désespérée, où le sentiment moral et religieux n'aurait eu aucune prise, garder encore celui de la patrie.

62: Ceux qui connaissent mon livre des Origines du droit comprendront bien ceci.

63: L'horreur de la fatale énigme, le sceau qui ferme la bouche au moment où l'on sait le mot, tout cela a été saisi une fois dans une œuvre sublime que j'ai découverte dans une partie fermée du Père-Lachaise, au cimetière des Juifs. C'est un buste de Préault, ou plutôt une tête, prise et serrée dans son linceul, le doigt pressé sur les lèvres. Œuvre vraiment terrible, dont le cœur soutient à peine l'impression, et qui a l'air d'avoir été taillée du grand ciseau de la mort.

64: «L'aïeul reçoit l'enfant lorsqu'il sort du sang maternel... Te voilà donc renée, ô mon âme, pour dormir de nouveau dans un corps.» (Lois indiennes, citées dans mes Origines du droit).—Sans admettre l'hypothèse de la transmission des âmes (encore moins celle de la transmission du péché), on est bien tenté de croire que nos premiers instincts sont la pensée des ancêtres que le jeune voyageur apporte comme provision de voyage. Il y ajoute beaucoup. Si j'écarte les théories, si je ferme les livres pour regarder la nature, je vois la pensée naître en nous comme instinct obscur, poindre dans un demi-jour, s'éclairer et se diviser au jour de la réflexion; puis, formulée, et de plus en plus acceptée comme formule, passer dans nos habitudes, dans les choses qui nous sont propres, que nous n'examinons plus, et alors, obscurcie de nouveau, faire partie de nos instincts.

65: Je ne parle point de l'accablement du travail, ni des punitions innombrables, excessives, que nous infligeons à leur mobilité, voulue par la nature même, mais de l'inepte dureté qui nous fait plonger brusquement, sans précaution, dans les froides abstractions, un être jeune, sorti à peine du sang et du lait maternels, tiède encore et qui ne demande qu'à s'épanouir en fleurs.

66: Ce chapitre, que les esprits inattentifs croiront étranger au sujet, en est le fond même. Voy. p. 201.

67: L'infidélité de la femme est le sujet propre au Moyen-âge. Les autres temps l'ont peu connu. Ce texte éternel de plaisanteries, ces joyeuses histoires, ne peuvent qu'attrister celui qui sait et qui comprend. Elles font trop sentir le prodigieux ennui de ce temps, le vide des âmes sans aliment approprié à leur faiblesse, la prostration morale, le désespoir du bien, l'abandon de soi-même et de son salut.

68: Si l'on répond que les esprits non cultivés (ce qui, pour ce temps-là, veut dire tout le monde, ou à peu près) étaient dispensés de comprendre, il faudra avouer qu'une si terrible énigme imposait, sous peine de damnation, l'abdication générale de l'intelligence humaine entre les mains de quelques doctes qui croyaient en savoir le mot. Voyez aussi le résultat. L'énigme une fois posée, une fois entourée de ses commentaires, non moins obscurs, le genre humain se tait; il reste en face, muet et stérile. Dans une période immense, aussi longue que toute la période brillante de l'Antiquité, du cinquième au onzième siècle, il hasarde à peine quelques prières, quelques légendes enfantines, et encore ce mouvement est-il arrêté par la défense expresse des conciles carlovingiens.

69: Non seulement il avait dit, mais il avait voulu sincèrement. Cette touchante aspiration à l'amour est ce qui a fait le génie du Moyen-âge et ce qui lui assure notre sympathie éternelle. Je n'efface pas un mot de ce que j'en ai dit au deuxième volume de l'Histoire de France. Seulement, j'ai donné là son élan, son idéal; aujourd'hui, dans un livre d'intérêt pratique, je ne puis donner que le réel, les résultats.—J'ai exprimé (à la fin du même volume, imprimé en 1833) l'impuissance de ce système et l'espoir qu'il échappera à sa ruine et parviendra à se transformer.—Combien il est déjà éloigné de nous, on l'a vu le 11 mai 1844, lorsqu'à la Chambre un magistrat, sincèrement et courageusement orthodoxe, a déduit une théorie pénale du Péché originel et de la Chute; les catholiques mêmes en ont reculé.

70: L'embarras de la théologie vint surtout des progrès de la jurisprudence. Tant que la jurisprudence soutint dans leur rigueur les lois de lèse-majesté, qui, par la confiscation, etc., étendaient les peines à l'héritier, la théologie put défendre sa loi de lèse-majesté divine qui damnait les enfants pour le péché du père. Mais lorsque le droit devint plus clément, il fut de plus en plus difficile de maintenir dans la théologie, qui est le monde de l'amour et de la grâce, cette horrible doctrine de l'hérédité du crime, abandonnée de la justice humaine. Les scolastiques, saint Bonaventure, Innocent III, saint Thomas, ne trouvèrent d'autre adoucissement que d'exempter les enfants du feu éternel, en les laissant du reste DANS LA DAMNATION. Bossuet a fort bien établi (contre Sfondrata) que cette doctrine n'est point particulière aux jansénistes, comme on faisait semblant de le croire, qu'elle était celle même de l'Église, celle des Pères (sauf Grégoire de Nazianze), celle des conciles, des papes; en effet, si l'on exempte les enfants de la damnation, on abandonne le Péché originel et l'hérédité du crime, qui est la base de tout le système.

71: «Faisons aujourd'hui, si nous voulons, les fiers, les rois de la création. Mais n'oublions pas notre éducation sous la discipline de la nature. Les plantes, les animaux, voilà nos premiers précepteurs. Tous ces êtres que nous dirigeons, ils nous conduisaient alors mieux que nous n'aurions fait nous-mêmes. Ils guidaient notre jeune raison par un instinct plus sûr; ils nous conseillaient, ces petits, que nous méprisons maintenant. Nous profitions à contempler ces irréprochables enfants de Dieu. Calmes et purs, ils avaient l'air, dans leur silencieuse existence, de garder les secrets d'en haut. L'arbre qui a vu tous les temps, l'oiseau qui parcourt tous les lieux, n'ont-ils donc rien à nous apprendre? L'aigle ne lit-il pas dans le soleil, et le hibou dans les ténèbres? Ces grands bœufs eux-mêmes, si graves sous le chêne sombre, n'est-il aucune pensée dans leurs longues rêveries?» (Origines du droit.)

72: Dans un autre chant, le plus achevé peut-être, un chant qu'il consacre à son ami le plus cher, au consul, au poète Gallus, il ne craint pas de lui donner pour frères et consolateurs les plus humbles fils de la nature, des animaux innocents. Après avoir amené tous les dieux champêtres pour adoucir la blessure du poète malade d'amour: «Ses brebis aussi se tenaient autour de lui» (puis, par un mouvement charmant, craignant de blesser l'orgueil de Gallus): Nostri nec pœnitet illas; nec te pœniteat pecoris, divine poeta.

73: Voir le petit sermon aux abeilles fugitives, dans mes Origines du droit.

74: Conservé longtemps à Rouen. Ducange, verbo Festum.

75: Le génie populaire fit plus pour son protégé. Sans s'arrêter aux résistances de l'Église, il créa à l'animal une position légale, le traita comme une personne, le fit ester en droit, et jusque dans l'acte le plus grave, le jugement criminel; il y figura comme témoin, quelquefois comme coupable. Nul doute que cette importance attribuée à l'animal n'ait puissamment contribué à sa conservation, à sa durée, et, par suite, à la fécondité de la terre, qui dépend généralement des ménagements qu'il trouve en l'homme. C'est peut-être la vraie cause pour laquelle le Moyen-âge se relevait toujours après tant d'affreuses ruines.

76: Le Jésuite Bougeant objecta que les bêtes devaient avoir une âme, puisqu'elles étaient des diables.

77: Si glorieusement continué par son ami et son fils, MM. Serres et Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire. Je vois avec bonheur une jeunesse pleine d'avenir entrer dans cette voie scientifique, qui est la voie de la vie.

78: Notre âge machiniste, qui partout veut des machines, devait s'apercevoir, ce semble, que si l'on veut que les animaux ne soient rien de plus, ce sont à coup sûr les premières de toutes, donnant, outre une telle quantité de force positive, une autre force infinie, qu'on ne peut apprécier et qui résulte (si l'on ne veut dire de l'âme) de l'animation de la vie. Il semblait donc qu'on dût reprendre l'étude et la domestication des animaux. Voir le bel article Domestication, de M. Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire, dans l'Encyclopédie nouvelle, de MM. Leroux et Reynaud.

79: Le génie, je le sais, a mille formes. Celle que je donne ici est certainement celle des génies les plus originaux, les plus féconds, celle qui caractérise le plus souvent les grands inventeurs. La Fontaine et Corneille, Newton et Lagrange, Ampère et Geoffroy-Saint-Hilaire ont été en même temps les plus simples et les plus subtils des hommes.

80: Combien il est regrettable que les hommes de génie effacent la trace successive de leur propre création! Rarement ils gardent la série des ébauches qui l'ont préparée. Vous en trouvez quelque chose, incomplet et à grand'peine, dans la série progressive des tableaux de quelques grands peintres qui, sans cesse, ont peint leur pensée et en ont fixé chaque moment par des œuvres immortelles. Il n'est pas impossible de suivre ainsi la génération d'une idée dans Raphaël, Titien, Rubens, Rembrandt. Pour ne parler que de ce dernier, le Bon Samaritain, le Christ d'Emmaüs, le Lazare, enfin le Christ consolant le peuple (gravure aux cent florins), indiquent les degrés successifs par lesquels le grand artiste, ému du spectacle nouveau des profondes misères modernes, couva et enfanta son idée. Dans la dernière expression qu'il lui donne, si forte et si populaire, l'œuvre et l'ouvrier ont atteint un degré inouï d'attendrissement.

81: Ceci n'est pas une simple comparaison comme celle que donne Platon au livre IV de la République. Non, c'est la chose elle-même, prise en soi, dans son plus intime, dans sa naissance et sa nature. À mesure qu'on s'habituera à regarder le monde social dans le monde moral, on verra que celui-ci est l'origine, la mère, la matrice de l'autre, ou plutôt qu'ils ne font qu'un.

Le combat de l'âme avec l'âme, le progrès et l'éducation qui en résultent, les traités que font entre elles ses puissances intérieures, l'amour qu'elle a pour elle-même, les mariages, les adoptions accomplis dans cette enceinte étroite et si variée révéleront à la philosophie le secret de la politique, de l'éducation, de l'initiation sociale. Que l'artiste élève son œuvre, que l'homme élève l'enfant de son choix, que la cité élève les classes qui sont encore enfants, ce sont trois choses analogues; il arrivera du moins, par les progrès de la science et de l'amour, qu'elles le seront de plus en plus.

Cette science est à créer. La philosophie, qui, depuis des siècles, tourne sur les mêmes idées, n'y a pas touché encore. Les mystiques, qui ont tant regardé dans l'âme humaine, s'aveuglaient à y chercher Dieu, qui y est sans nul doute, mais qu'on y distingue bien mieux quand on l'y voit en son image qu'il y déposa, la Cité humaine et divine.

82: Étendez ceci à la grande société du genre humain. Telles nations sont relativement à l'état instinctif, telles à l'état de réflexion. Lorsqu'elles entrent en contact, les nations cultivées doivent, au nom de l'humanité, au nom de leur intérêt, se faire un art, une langue pour s'entendre avec celles qui n'ont que l'instinct barbare.

83: La patrie n'était encore que dans la commune. On disait l'amitié de Lille, l'amitié d'Aire, etc. (Voir Michelet, Histoire de France, V.)

84: Le patronage antique et féodal ne reviendra pas, ne doit point revenir. Nous nous sentons égaux. Le caractère d'ailleurs perdait infiniment, et l'originalité, dans ses rapports de dépendance étroite où l'homme avait toujours les yeux sur l'homme, devenait son ombre, sa triste copie. La longue table commune où le baron siégeait au feu, et qui, du chapelain, du sénéchal et des autres vassaux, allait se prolongeant jusqu'à la porte, où mangeait, en servant debout, le petit valet de cuisine, cette table était une école où l'imitation allait descendant; chacun étudiait, copiait son voisin du rang supérieur. Les sentiments n'étaient pas toujours serviles, mais les esprits l'étaient. Cette servilité d'imitation est sans nul doute une des causes qui retardèrent le Moyen-âge et le stérilisèrent longtemps.

85: On sait que Bonaparte s'était rendu suspect en agissant comme maître et arbitre de l'Italie, accordant ou refusant, sans consulter personne, des armistices qui décidaient de la paix ou de la guerre, envoyant directement des fonds à l'armée du Rhin sans prendre l'intermédiaire de la trésorerie, etc. On faisait courir le bruit qu'il allait être arrêté au milieu de son armée.—Hoche écrivit, pour le justifier, au ministre de la police, une lettre qui fut rendue publique. Il y renvoie aux royalistes les bruits calomnieux qu'on faisait courir: «Pourquoi Bonaparte se trouve-t-il l'objet des fureurs de ces messieurs? Est-ce parce qu'il les a battus en vendémiaire? Est-ce parce qu'il dissout les armées des rois et qu'il fournit à la République les moyens de terminer glorieusement cette guerre?... Ah! brave jeune homme, quel est le militaire républicain qui ne brûle de t'imiter? Courage, Bonaparte, conduis à Naples, à Vienne, nos armées victorieuses; réponds à tes ennemis personnels en humiliant les rois, en donnant à nos armes un lustre nouveau et laisse-nous le soin de ta gloire!»

86: Comme M. de Maistre le leur dit si bien dans ses Considérations sur la Révolution.

87: Observation de Pierre Leroux, aussi judicieux ici qu'il est ailleurs ingénieux et profond. Que de choses il faudrait ajouter! Quel côté triste de nos mœurs! Je m'afflige surtout de voir la famille, la mère! pousser le jeune homme a la trahison. Et n'est-ce pas de cette mère que la jeune fille trompée devrait espérer quelque protection? Une femme pieuse ne devrait-elle pas avoir des entrailles, un cœur infini pour cette pauvre enfant qui, après tout (qu'importe devant Dieu que l'orgueil du monde en murmure), est devenue la sienne? Quels égards les femmes attendront-elles de nous, si elles ne se protègent pas entre elles? Elles ont en commun un mystère qui devrait les lier bien plus que les hommes ne peuvent l'être, le mystère de l'enfantement, de la maternité, qui est celui de la vie et de la mort, celui qui leur fait atteindre l'extrême limite dans la souffrance et dans la jouissance. La participation à ce mystère terrible, que l'homme ne connaît pas, les rend toutes égales, toutes sœurs; il n'y a d'inégalité qu'entre les hommes. C'est à la mère, c'est à la sœur à réclamer du fils ou du frère pour la fille trompée, et, si le mariage est impossible, à la couvrir de leur protection. À leur défaut, celle même qu'il épouse, la jeune femme vertueuse doit expier les torts, couvrir tout de sa bonté, ouvrir ses bras et son cœur aux enfants du premier amour. Qu'elle se rappelle la tendresse de Valentine de Milan pour Dunois, et cet embrassement pathétique: «Ah! tu m'as été dérobé!...» (Voir dans mon Histoire la mort de Louis d'Orléans.)

88: Souvent citées par Fourier. Je suis l'homme de l'histoire et de la tradition; donc je n'ai rien à dire à celui qui se vante de procéder par voie d'écart absolu. Ce livre du Peuple, particulièrement fondé sur l'idée de la patrie, c'est-à-dire du dévouement, du sacrifice, n'a rien à voir avec la doctrine de l'attraction passionnelle. Je saisis néanmoins cette occasion pour exprimer mon admiration pour tant de vues de détail ingénieuses, profondes, quelquefois très applicables, ma tendre admiration pour un génie méconnu, pour une vie occupée tout entière du bonheur du genre humain. J'en parlerai un jour, selon mon cœur.—Singulier contraste d'une telle ostentation de matérialisme et d'une vie spiritualiste, abstinente, désintéressée! Ce contraste s'est reproduit tout récemment, à la gloire de ses disciples. Tandis que les amis de la vertu et de la religion, leurs défenseurs obligés, les conservateurs nés de la morale publique s'enrôlaient sous main dans la bande de ceux qui jouent à coup sûr, les disciples de Fourier, qui ne parlent que d'intérêt, d'argent et de jouissances, ont mis l'intérêt sous leurs pieds et frappé courageusement le Baal de la Bourse... le Baal! non, le Moloch, l'idole qui dévorait des hommes.

89: Inertie maritime; mais les maçons ne manquent point, pas plus qu'ailleurs. Un ingénieur met une louable activité à terminer la digue.

90: Mais vraisemblablement elles gênaient trop les deux sentiments qui caractérisent notre époque, l'amour de la propriété personnelle et celui de la famille. Lire une très curieuse brochure de M. Dupin aîné: Excursion dans la Nièvre. 1840. Voy. aussi mes Origines du droit, sur la collaboratio, les parsonniers, le chanteau, vivre à un pain et un pot, etc.

91: La nécessité seule, de ses chaînes d'airain, avait lié les anciennes associations barbares (Voy., dans mes Origines, les formes terribles du sang bu ou versé sous la terre, etc.), la nécessité, dis-je, et la certitude de périr, si l'on restait désuni. Dans les associations monacales, l'amitié est sévèrement défendue, comme un vol qu'on fait à Dieu (Voy. Hist. de Fr., t. V).—La barbarie du compagnonnage et sa tentative même pour se réformer (Voy. A. Perdiguier) nous fait assez connaître ce qu'étaient les associations industrielles du Moyen-âge. La confrérie, née du danger et de la prière (si naturelle à l'homme en danger), haïssait certainement l'étranger plus qu'elle ne s'aimait elle-même. La bannière du saint patron la ralliait, et de la procession elle la menait au combat. C'était bien moins fraternité que ligue et force défensive, souvent offensive aussi, dans les haines et jalousies de métiers.

92: L'effort du monde et son salut sera de recouvrer l'accord de ces deux idées. Fraternité, paternité, ces mots inconciliables dans la famille ne le sont nullement dans la société civile. Elle trouve, je l'ai déjà dit, le modèle qui les accorde dans la société morale que chaque homme porte en lui. Voir la fin de la seconde partie.

93: Dans l'association, la forme est importante sans doute, mais elle ne vient qu'en seconde ligne. Rétablir les anciennes formes, les corporations, les tyrannies industrielles, reprendre les entraves pour mieux marcher, défaire l'œuvre de la Révolution, détruire à la légère ce qu'on a demandé pendant tant de siècles, cela me paraît insensé.—D'autre part, imaginer que l'État, qui fait si peu ce qui est de son ressort naturel, pourrait remplir la fonction de fabricant, de marchand universel, qu'est-ce autre chose que se remettre de toute chose au fonctionnaire? Ce fonctionnaire est-ce un ange? Investi de cet étrange pouvoir, sera-t-il moins corrompu que le fabricant ou le marchand? Ce qui est sûr, c'est qu'il n'aura nullement leur activité.—Quant à la communauté, trois mots suffisent. La communauté naturelle est un état très antique, très barbare, très improductif. La communauté volontaire est un élan passager, un mouvement héroïque qui signale une foi nouvelle et qui retombe bientôt. La communauté forcée, imposée par la violence, est une chose impossible à une époque où la propriété est infiniment divisée, nulle part plus impossible qu'en France.—Pour revenir aux formes possibles d'association, je crois qu'elles doivent différer selon les différentes professions, qui, plus ou moins compliquées, exigent plus ou moins l'unité de direction;—et différer aussi selon les différents pays, selon la diversité des génies nationaux. Cette observation essentielle que je développerai un jour pourrait être appuyée sur un nombre immense de faits.

94: Nulle époque n'en a montré de tels exemples. Dans quel siècle a-t-on vu de si grandes armées, tant de millions d'hommes, souffrir, mourir, sans révolte, avec douceur, en silence?

95: La patrie (la matrie, comme disaient si bien les Doriens) est l'amour des amours. Elle nous apparaît dans nos songes comme une jeune mère adorée ou comme une puissante nourrice qui nous allaite par millions... Faible image! non seulement elle nous allaite, mais nous contient en soi: In ea movemur et sumus.

96: Tout concourt à cette éducation. Nul objet d'art, nulle industrie, même de luxe, nulle forme de culture élevée n'est sans action sur la masse, sans influence sur les derniers, sur les plus pauvres. Dans ce grand corps d'une nation, la circulation spirituelle se fait, insensible, descend, monte, va au plus haut, au plus bas. Telle idée entre par les yeux (modes, boutiques, musées, etc.), telle autre par la conversation, par la langue, qui est le grand dépôt du progrès commun. Tous reçoivent la pensée de tous, sans l'analyser peut-être, mais enfin ils la reçoivent.

97: À mesure qu'une nation entre en possession de son génie propre, qu'elle le révèle et le constate par des œuvres, elle a de moins en moins besoin de l'opposer par la guerre à celui des autres peuples. Son originalité, chaque jour mieux assurée, éclate dans la production plus que dans l'opposition. La diversité des nations qui se manifestait violemment par la guerre, elle se marque mieux encore lorsque chacune d'elles fait entendre distinctement sa grande voix; toutes criaient sur la même note, chacune fait maintenant sa partie; il y a peu à peu concert, harmonie, le monde devient une lyre. Mais cette harmonie, à quel prix? au prix de la diversité.

98: Souffrante, et maintenant muette au Collège de France, dans la voix qui lui restait, notre cher et grand Mickiewicz!

99: Les produits matériels de la France, les résultats durables de son travail, ne sont rien en comparaison de ses produits invisibles. Ceux-ci furent le plus souvent des actes, des mouvements, des paroles et des pensées. Sa littérature écrite (la première pourtant, selon moi) est loin, bien loin au-dessous de sa parole, de sa conversation brillante et féconde. Sa fabrication en tout genre n'est rien près de son action. Pour machines, elle eut des hommes héroïques; pour systèmes, des hommes inspirés. «Cette parole, cette action, ne sont-ce pas choses improductives?» Et c'est là précisément ce qui place la France très haut. Elle a excellé dans les choses du mouvement et de la grâce, dans celles qui ne servent à rien. Au-dessus de tout ce qui est matériel, tangible, commencent les impondérables, les insaisissables, les invisibles. Ne la classez donc jamais par les choses de la matière, par ce qu'on touche et qu'on voit. Ne la jugez pas, comme une autre, sur ce que vous remarquez de la misère extérieure. C'est le pays de l'esprit et celui par conséquent qui donne le moins de prise à l'action matérielle du monde.

100: J'écris ici, en l'affaiblissant, une pensée qui m'assaillit les premières fois que je passai la frontière. Une fois notamment que j'entrais en Suisse, j'en fus blessé au cœur.—Voir nos pauvres paysans de la Franche-Comté si misérables, et tout à coup, en passant un ruisseau, les gens de Neufchâtel, si aisés, si bien vêtus, visiblement heureux!—Les deux charges principales qui écrasent la France, la dette et l'armée, qu'est-ce au fond? deux sacrifices qu'elle fait au monde autant qu'à elle-même. La dette, c'est l'argent qu'elle lui paye pour lui avoir donné son principe de salut, la loi de liberté qu'il copie en la calomniant. Et l'armée de la France? c'est la défense du monde, la réserve qu'il lui garde le jour où les Barbares arriveront, où l'Allemagne, cherchant toujours son unité qu'elle cherche depuis Charlemagne, sera bien obligée ou de nous mettre devant elle, ou de se faire contre la liberté l'avant-garde de la Russie.

101: Non, ce n'est pas le machinisme industriel de l'Angleterre, ce n'est pas le machinisme scolastique de l'Allemagne qui fait la vie du monde; c'est le souffle de la France, dans quelque état qu'elle soit, la chaleur latente de sa Révolution que l'Europe porte toujours en elle.

102: Pour parler d'abord du grand peuple qui semble le plus riche en légendes, de l'Allemagne, celles de Siegfrid l'invulnérable, de Frédéric-Barberousse, de Goetz à la main de fer sont des rêves poétiques qui tournent la vie dans le passé, dans l'impossible et les vains regrets. Luther, rejeté, conspué de la moitié de l'Allemagne, n'a pu laisser une légende. Frédéric, personnage peu Allemand, mais Prussien (ce qui est tout autre), Français de plus et philosophe, a laissé la trace d'une force, mais rien au cœur, rien comme poésie, comme foi nationale.

Les légendes historiques de l'Angleterre, la victoire d'Édouard III et celle d'Élisabeth donnent un fait glorieux plutôt qu'un modèle moral. Un type, grâce à Shakespeare, est resté très puissant dans l'esprit anglais, et il n'a que trop influé: c'est celui de Richard III.—Il est curieux d'observer combien leur tradition s'est brisée facilement; il semble par trois fois qu'on y voit surgir trois peuples. Les ballades de Robin Hood et autres, dont se berçait le Moyen-âge, finissent avec Shakespeare; Shakespeare est tué par la Bible, par Cromwell et par Milton, lesquels s'effacent devant l'industrialisme et les demi-grands hommes des derniers temps... Où est leur homme complet où puisse se fonder la légende?

103: Et le fruit principal de cette expérience, c'est que le sang humain a une vertu terrible contre ceux qui l'ont versé. Il me serait trop facile d'établir que la France fut sauvée malgré la Terreur. Les terroristes nous ont fait un mal immense, et qui dure. Allez dans la dernière chaumière du pays le plus reculé de l'Europe, vous retrouvez ce souvenir et cette malédiction. Les rois ont fait périr de sang-froid sur leurs échafauds, dans leurs Spielberg, leurs presides, leurs Sibéries, etc., etc., un nombre d'hommes bien plus grand, n'importe? les victimes de la Terreur n'en restent pas moins toujours sanglantes dans la pensée des peuples. Nous ne devons jamais perdre l'occasion de protester contre ces horreurs qui ne sont point nôtres et ne nous sont point imputables. L'élan des armées sauva seul la France. Le Comité de salut public seconda cet élan, sans doute, mais justement par les excellents administrateurs militaires qu'il avait dans son sein, que Robespierre détestait, et qu'il aurait fait périr s'il avait pu se passer d'eux. Nos généraux les plus purs ne trouvèrent dans Robespierre et ses amis que malveillance, défiance, obstacles de toute sorte. Je n'ai pas le temps aujourd'hui de m'arrêter sur tout ceci.—À ce propos, je fais des vœux pour que ceux qui réimpriment l'utile compilation de MM. Roux et Buchez en fassent disparaître leurs tristes paradoxes, l'apologie du 2 septembre et de la Saint-Barthélemi, le brevet de bons catholiques donné aux Jacobins, la satire de Charlotte Corday (t. XXVIII, p. 337), et l'éloge de Marat, etc. «Marat distribuait ses dénonciations avec un sens droit et un tact à peu près sûr» (p. 345). Judicieux éloge de celui qui demandait deux cent mille têtes à la fois (voy. le Publiciste, 14 décembre 1792). Ces néo-catholiques, dans leurs belles justifications de la Terreur, ont pris au sérieux celle que s'est amusé à faire le paradoxal rédacteur de la Quotidienne, Charles Nodier. Je n'aurais pas fait cette observation si l'on ne s'attachait à répandre ces étranges folies par des journaux à bon marché, dans le peuple et parmi les travailleurs qui n'ont pas le temps d'examiner.

104: J'ai sous les yeux (aux Archives) la liste originale de ceux qui acceptèrent les fonctions de professeurs aux écoles centrales, qui étaient les collèges d'alors: Sieyès, Daunou, Rœderer, Haüy, Cabanis, Legendre, Lacroix, Bossut, Saussure, Cuvier, Fontanes, Ginguené, Laharpe, Laromiguière, etc.

105: Un homme eut le rare courage de réclamer, sous l'Empire, en faveur de l'organisation donnée à l'enseignement par la Convention: Lacroix, Essais sur l'enseignement, 1805.

106: Le génie de l'inquisition et de la police, qui a étonné tant de gens dans Robespierre et Saint-Just, n'étonne guère ceux qui connaissent le Moyen-âge et qui y trouvent si souvent ces tempéraments d'inquisiteurs et d'ergoteurs sanguinaires. Ce rapport des deux époques a été saisi avec beaucoup de pénétration par M. Quinet: Le Christianisme et la Révolution (1845). Deux hommes d'une équité scrupuleuse, et portés à juger favorablement leurs ennemis, Carnot et Daunou, concordaient parfaitement dans leur opinion sur Robespierre. Le dernier m'a dit souvent que, sauf le dernier moment où la nécessité et le péril le rendirent éloquent, le fameux dictateur était un homme de second ordre. Saint-Just avait plus de talent. Ceux qui veulent nous faire accroire qu'ils sont tous deux innocents des derniers excès de la Terreur sont réfutés par Saint-Just lui-même. Le 15 avril 1794 (si peu de temps avant le 9 Thermidor!), il déplore la coupable indulgence qu'on a eue jusqu'à ce moment: «Dans ces derniers temps, le relâchement des tribunaux s'était accru au point que, etc. Qu'ont fait les tribunaux depuis deux ans? A-t-on parlé de leur justice?... Institués pour maintenir la Révolution, leur indulgence a laissé partout le crime libre, etc.» (Histoire parlementaire, t. XXXII, p. 311, 319, 26 germinal an II.)

107: L'éducation spéciale, du collège ou de l'atelier, viendrait ensuite, l'atelier, adouci et réglé par l'école (selon les vues judicieuses de M. Faucher, Travail des Enfants); le collège adouci, surtout dans les premières années, où l'enfant n'apprendrait de grammaire que ce qu'il en peut comprendre. Plus d'exercice et de récréations, moins d'écritures inutiles.—Grâce, grâce pour les petits enfants!

108: Et c'est la mort qui enseigne! Les ignorantins imposent aux enfants l'histoire de France des Jésuites (Loriquet). J'y lis, entre autres calomnies infâmes, celle que l'émigré Vauban a lui-même démentie, qu'à Quiberon, Hoche aurait promis la vie et la liberté à ceux qui mettraient bas les armes, tome II, p. 256.

109: Voy. la Préface de mon livre: le Prêtre, la Femme et la Famille.

110: Dans un plan de constitution que nous devons à l'un des plus grands et des meilleurs hommes qui aient existé, à Turgot, avant l'État il fonde la commune, et avant la commune, il fonde l'homme par l'éducation. Cela est admirable. Seulement, qu'il soit bien entendu que l'éducation donnée dans la commune doit émaner de l'État, de la Patrie. Ce n'est pas là une affaire communale.

111: «À vous il fut donné de savoir les mystères du royaume des cieux. À eux cela n'est pas donné.» (Matth., XXII. Voir aussi Jean, XII, 40.)—Pourquoi parler en paraboles? «Pour qu'ils voient sans voir, entendent sans entendre.» (Marc, IV, 11; Luc, VIII, 10.) Et Marc ajoute: «De peur qu'ils ne se convertissent, et que leurs péchés ne leur soient remis.» (Marc, IV, 12.)

112: Dans un livre sur l'éducation, on ne peut dire un mot sans marquer d'abord son point de départ, sans dire si la nature est bonne, donc à développer,—ou si la nature est mauvaise, donc à corriger, réprimer, étouffer. Ceci est le principe chrétien. J'ai été bien surpris de voir dans l'Éducation de M. Dupanloup (édit. 1866), a quel point il dissimule ce principe. À peine, au IIIe volume, il mentionne brièvement, honteusement, le péché originel. Au tome Ier il ne parle que de respecter la liberté de la volonté, ne pas altérer la nature, etc. Au livre IV, je lis: le respect qui est dû à la dignité de la nature, etc. Ce sont les propres paroles de Rousseau et des Pélagiens.—Ne croyez pas qu'on puisse donc nous amuser ainsi. Soyez, ou ne soyez pas chrétiens. Ne restez pas dans ce lâche éclectisme. Que dira votre Dieu: «Tu as rougi de moi. Tu m'as caché, dérobé derrière toi, pour moins scandaliser le monde.»

113: M. de Frarière a trouvé un joli titre: Éducation antérieure, 1864; j'y reviendrai plus loin.

114: Le divorce pour la femme est un cruel événement qui la renvoie quand elle a donné tellement sa personne et qu'elle n'est plus elle-même. Et cependant l'union peut être dans certains cas un si horrible supplice, qu'on doit à tout prix la rompre. Au-dessus de la nature subsiste le droit de l'âme. Le détestable moyen terme qu'on appelle séparation est l'immoralité même. Il donne lieu à cent crimes, une foule d'infanticides, de suppressions d'état. Que d'enfants égarés, perdus, pis que morts! Mieux vaut cent fois le divorce, mais difficile, et surtout retardé et ajourné. Souvent les époux réfléchissent. Tant de choses aimées ensemble et d'habitudes communes, une telle identité de vie, tous ces fils vibrent fortement lorsqu'on est séparé, plutôt des fibres sanglantes, arrachées, qui, d'elles-mêmes, palpitent pour se rejoindre.

115: Et sans la mère peu de langage. C'est la raison réelle pour laquelle l'Anglais est muet, tout au moins taciturne.—Même dans l'allaitement, l'entant n'est apporté qu'un moment pour prendre le sein. Généralement il est mis dans une autre chambre, dans les mains de la nurse. Mot très particulier et sans équivalent (ni nourrice, ni bonne, ni gouvernante). C'est la nurse qui, simplifiant tellement la vie, la concentrant en deux personnes, l'a rendue si active, toute prête aux voyages lointains et à la colonisation. Aux eaux, aux bains de mer où l'intérieur se voit, est moins muré, j'observai souvent cette nurse. Pauvre créature ennuyée. Les parents ne lui parlaient guère. L'enfant était pour elle le plus souvent un dur tyran. S'ils sortent, c'est lui qui la mène, il fait tout à sa tête. En réalité il est seul, c'est Robinson (sans Vendredi). Trop nourri et gorgé de viande, il est colère et de mauvaise humeur. Ce n'est pas là l'ancien enfant anglais, nourri de lait, de bière, le fils de la Merry England. Celui-ci, exilé de sa mère en naissant, toujours en présence de cette fille qu'il gouverne, est déjà plein d'orgueil. Le passage à l'école est horrible pour lui. Sa volonté sauvage, jusque-là sans obstacle, est brisée à force de coups. Les châtiments cruels (tout comme au régiment ou à la flotte) sont d'usage à l'école. Malgré ces traitements qui pourraient faire un caractère atroce, les Anglais à la longue, par la vie et le monde, s'humanisent, sont parfois très doux. Mais il leur en reste au visage un incurable sérieux. On y lit qu'à la naissance ils furent éloignés de leur mère, privés de son sourire. Quand je les vois, Virgile me vient à la pensée: Cui non risere parentes, etc., et le mot de Frœbel: «Point de chambre d'enfant.»

116: Si l'on donne un peu de grammaire, il faut que ce soit uniquement comme secours et simplification pour le devoir du jour. Et cela dicté et écrit, non pris dans un gros livre qui éblouit, embrouille, décourage d'avance, rien qu'à le regarder, par la complexité, l'immensité obscure d'un grimoire incompréhensible.—Ce n'est pas que ces pauvres petits, si on les attache à ce livre, n'y pénètrent, ne soient même très propres à cette étude (je tiens cela d'un maître de grand mérite, M. B...). Dans l'âge singulièrement lucide et pur qui sépare les deux âges troubles (de l'époque lactée et de la puberté), les enfants de huit à treize ans ont une aptitude singulière pour saisir les choses subtiles. Mais cela fait trembler. Qui use de cette précocité, risque de les sécher, de les faire pour toujours délicats, faibles, arides (disons, d'un mot, fruits secs). Il faut tout au contraire leur donner des choses grossières, épaisses, saisissables et palpables, qui nourrissent sans trop affiner.

117: Ait mihi: «Vides super hoc tectum quæ ego suspicio?—Cui ego: Video super tegulum...—Aliud, non aspicis?—Cui ego: Nihil video. Si tu aliquid magis cernis, enarra.—At ille, alta trahens suspiria ait: Video ego evaginatum iræ divinæ gladium super domum hanc dependentem.» (Script. rer. Franc., t. I, p. 264; Greg. Tur., lib. V, chap. LI.)

118: Cette belle tête, si triste, me reste à jamais dans l'esprit. Elle était une énigme. Il y avait beaucoup du conspirateur italien. Et en effet toujours il conspira le bien public. À la mairie, à l'hôpital, il ne trouva qu'obstacles, difficultés. Dans la question souveraine qui lui tenait le plus au cœur, celle des eaux, de leur distribution, il fut quelque temps juge, arbitre, mais dès qu'il essaya d'y mettre l'équité et un règlement sage, utile à tout le monde, il fut arrêté court. On tenait à rester en plein état sauvage. Ainsi de tous côtés il se trouvait captif. Son esprit, très actif, cherchait et regardait de tous côtés, en toute science. Rien de plus varié que sa bibliothèque; c'est un monument subsistant de son inquiétude, de ses curiosités infinies. Nul n'était plus discret. Des idées très hardies, très avancées, couvaient et fermentaient en lui. Mais il avait en même temps le plus grand sens pratique qui l'avertissait trop et ne lui laissait pas la félicité d'utopie. Donc, deux fois prisonnier, et du monde et de sa sagesse! Et tout cela en grand silence. Mais je le voyais bien. Et il me semblait être dans les prisons, les spacieux cachots, voûtes sur voûtes, que nous a peints Piranesi. Il s'y tenait fermé. Nulle échappée en lui. À peine en dix années je lui surpris un mot. On causait d'un asile où les indigents envoyaient leurs enfants sans avoir de quoi leur garnir le panier, de sorte que ces enfants avec tristesse voyaient manger les autres; lui il y suppléait, faisait faire de petites soupes. En parlant, la voix lui changea... «Ah! tu es homme!» dis-je en moi. Et je compris. Cet instinct bienfaisant le tournait vers l'agriculture où il croyait agir mieux pour le peuple. Mais, là aussi, il était arrêté. Les étonnants succès qu'il y avait ne lui suffisaient pas. Ils n'excitaient qu'envie. On ne sortait pas des routines. Il devenait très riche, mais que lui importait? son but était manqué. Sa passion secrète n'eut nul apaisement en ce monde. Son cœur toujours gonflé, et toujours contenu, lui devint peu à peu une grande difficulté de vivre. On trouva à sa mort qu'il l'avait eu énorme. Je l'avais toujours deviné.

Il écrivait et ne montrait jamais. Son livre, d'ingénieuse et si profonde expérience, n'a paru qu'après lui, publié par son fils adoptif, l'honorable M. Garcin (librairie Bixio, 2 vol.). Il n'a donc pu le voir ce livre, et là encore il n'a pas eu sa libre expansion. Il ne l'a eue que dans son testament, où il a tout laissé à la ville et aux pauvres. Legs de trois cent mille francs: crèches, école, hospice, hôpital, secours aux enfants, aux vieillards, sans parler de cette belle bibliothèque où moi-même j'ai puisé si souvent. D'ici, je la vois encore et j'y suis en esprit, je la revois variée, riche, sombre, comme il fut lui-même, peuplée des idées et des songes de son destin inachevé.

119: Je dis orienté et renseigné; car, de soi-même, on ne s'y retrouverait guère. Pour sentir, pénétrer la vie dans son mouvement, il faudrait une expérience, une patience, une finesse que n'a pas le jeune homme. Là se présente une question: Qui l'y initiera, tout en le laissant libre et sans gêner son action? Trop vaste question pour la traiter ici. Quelques mots seulement, de mon observation personnelle, de ce que j'ai vu. Très rarement le père réussit à cela; il est ou occupé ou déjà endurci; il pèse trop, ou, s'il est trop facile, il perd en dignité et n'a pas d'action. Pour mille choses du monde, les femmes (mères, tantes, sœurs) valent mieux, voient et font voir tels points délicats, peu sensibles aux hommes. Parfois les sœurs aînées ont été admirables, ont fait des frères charmants (mais artistes indécis). L'Idéal ne serait-il pas la personne qui aime le plus, et se donne le plus, la mère? Il faut pourtant des dons bien rares et d'esprit de suite, et d'adresse, de douce austérité, le dirai-je? de fine tactique pour ne pas peser trop, ne pas envelopper jusqu'à l'étouffement par l'excès de la passion. Si elle a tout cela, c'est certainement avec elle qu'il verra bien et vite. Par elle il entrera dans l'intelligence rapide de toutes classes, surtout des classes pauvres. À l'humble foyer, il verra mille détails instructifs de misères, d'intérêts, d'affaires, qui lui rendront vivante son étude des lois. J'ai vu en ce genre des miracles. Sous cette incubation puissante d'une mère supérieure, il devenait tout à coup homme. Trop affiné peut-être? Trop parfait? C'est mon doute.—J'en ai un autre encore. Ce guide, si charmant, l'initie à la charité certainement; le mène-t-il à la fraternité? chez la femme, c'est chose rare. Et pourtant le sens fraternel est le vrai rameau d'or qui éclaire et conduit à travers les forêts humaines.

120: Celui dont on croira et suivra les paroles, c'est celui dont la vie, dont l'exemple muet, sans parole, impose et influe. J'ai connu aux Ardennes un homme fort et rude, un rustre qu'admirait le pays. Ce qui avait d'abord frappé les paysans, c'est que ses taureaux (fort sauvages) avaient pour lui un respect visible, une sérieuse considération. Ils l'aimaient et ils le craignaient. Ses terres étaient les mieux cultivées. Il payait tout comptant et en espèces sonnantes. Sa parole était rare, mais on disait: «C'est sûr.» Sans vouloir ni chercher l'ascendant politique, il l'avait fort utilement. Ses opinions libres, sans qu'il les eût prêchées, avaient converti bien des gens. Une association réelle (sans formules expresses) s'était faite, contre la lourde autorité qui pèse tant à la frontière.

Si le médecin était riche, n'était pas obligé d'exiger un salaire, grande serait son influence. Il est moins que l'homme d'affaires mêlé aux intérêts, moins tenté de chercher le sien. Les mères qui par l'enfant dépendent de lui si souvent, le consulteraient en cent choses où l'expérience de la vie qu'il acquiert leur serait un guide excellent.

Le pharmacien qu'on consulte gratis a, dans beaucoup d'endroits, autant, plus d'importance que les médecins. Là il est l'oracle réel de la contrée. C'est un beau fait du temps que le progrès énorme et d'instruction et d'influence qu'on voit dans cette profession. L'ancien apothicaire, un peu ridicule, en eut peu. Mais venez vous asseoir, un jour de fête ou de marché, chez ce pharmacien de village. Vous serez frappé et ravi de voir tout ce qu'un homme peut faire de bien au pauvre peuple. Son conseil sage, utile (leurs maladies sont simples) est d'autant plus suivi qu'il est plus désintéressé. Deux sous d'herbes souvent, c'est toute la dépense. S'il est seul, la bonne femme qui est venue parler de son enfant, ne manque guère de parler d'autre chose. Moment précieux de confiance. On parle du fermage, on parle de l'impôt, de la misère qui fait les maladies. C'est là l'occasion où un homme de sens et de cœur peut tirer la pauvre créature du préjugé fatal qui fait le plus souvent le divorce intérieur, l'ennui, l'obstacle du mari. Celui-ci est moins serf du prêtre, et sans elle il aurait dans ses actes, ses votes, un peu plus de courage. C'est le salut pour eux si un conseiller sage fait comprendre à la femme qu'en appuyant l'Église elle appuie l'allié de l'Église, le système violent qui retient son fils à l'armée.

121: Ceux qui se croient sûrs de voir au loin, ne disconviendront pas que pour atteindre ce lointain lumineux il nous faut d'abord traverser deux moments obscurs, deux crises, certainement salutaires, mais dont personne encore ne peut bien dire les caractères et la portée: 1o la centralisation brutale et mécanique (portée par nos tyrans à sa dernière tension), cette grande machine va casser. La vie renaîtra très féconde, engendrera l'ordre nouveau, un organisme vrai, la centralisation vivante que tout être animé se crée par l'accord de ses fonctions. Cela viendra certainement, mais à travers un monde trouble, que les pires influences de la localité pourront certainement exploiter; 2o dans l'industrie de même, dans la grande question du salaire, du travail (question chère et sacrée qui n'est pas moins au fond que celle du respect de la vie humaine), il y aura un passage obscur encore. Je ne m'en trouble pas outre mesure. Je me fie au bon sens des ouvriers, et vois avec plaisir que la forte majorité échappe au grand écueil (l'idée du bon tyran, protecteur des petits). Ils sentent aussi très bien qu'aujourd'hui, sur ces questions, c'est l'Europe qu'il faut regarder, tout le marché européen; que certaines conditions peuvent tuer telle industrie, ou la font fuir ailleurs (par exemple, les unis de la soie, qui ont passé en Suisse, etc.). J'ai l'espoir que cette grande révolution si juste s'accomplira par la discussion et le libre arbitrage.

122: Quel rayon, quel réchauffement cette littérature porterait dans les lieux de mortel loisir, d'ennui et de tristesse, de longs jours, d'éternelles heures, la Prison, l'Hôpital! On fait si peu pour y vivifier, y ranimer les âmes! Ce ne sont pas des offices incompris, surannés, d'un autre âge, ce ne sont pas des sermons ennuyeux qui moraliseront le prisonnier. Par de belles lectures, par l'art (l'art attrayant), par le réveil du beau, on peut rendre des ailes à son âme abattue. J'ai vu dans nos prisons de petites bibliothèques, quelques livres excellents (l'Histoire d'Henri Martin, Malte-Brun, la Collection des Voyages, etc.). Mais on en usait peu. Les lieux trop resserrés, le défaut d'air, de promenade, affadissent le cœur, ôtent toute activité d'esprit. La prison ne diffère que peu de l'hôpital.—Pour l'hôpital, je ne peux pas comprendre que nos médecins, si intelligents, ne voient pas que nombre de malades y meurent (à la lettre) d'ennui. L'ennui, et le retour que fait constamment sur son mal une âme inoccupée, doublent la maladie. Sauf les romans qui peuvent agiter trop, bien des livres soutiendraient, histoires, voyages, etc. La grande Commune de Paris (spécialement Chaumette), qui eut le peuple au cœur, un sentiment si vif du pauvre et des misères de l'homme eut l'idée excellente d'envoyer aux malades toutes les publications qui pouvaient les calmer, les rassurer sur les affaires du temps. Combien étaient malades de souci et d'inquiétude! Représentez-vous le pauvre homme, enfermé derrière ces grands murs, parmi les bruits d'une telle ville, dont il n'arrive à lui que de tristes échos, accablé des pensées d'un tel moment, ne sachant rien, seul, faible, avec sa défaillante vie. «Mais non, tu n'es pas seul, dit la Patrie, sa mère. Je te suis, et je pense à toi. Je t'envoie nos pensées communes. Pour médicaments et remèdes, reçois de moi les belles nouvelles de la France. L'individu faiblit en toi, mais ce n'est rien. Français tu ressuscites, tu es fort, tu es grand. Tu te croyais malade? Erreur. Tu es si bien portant que tu viens d'accabler la Vendée et l'Autriche, tu as vaincu deux fois (Wattignies et Granville). Tu ne peux plus mourir, car la France est guérie.»

123: L'honnête et incapable gouvernement de Février se fia à la Presse et crut le parti contraire a l'Association. Ce gouvernement innocent (et d'ailleurs emporté par la rapidité des troubles quotidiens) ferma les yeux sur ce qu'on lui disait: «On ne lit pas en France.» Premièrement, la France ne sait pas lire, sauf une petite élite des villes. Deuxièmement, cette élite lit bien moins qu'on ne croit, n'aime (au vrai) qu'à parler. On sait comment se fit l'embauchage du parti contraire, comment ses parleurs populaires et ses chansonniers ambulants parvinrent à réveiller la légende endormie. Cela était visible à tout le monde. Je retrouve les lettres qu'on écrivit alors à Lamartine et autres. On leur disait qu'au lieu de manifestes littéraires si vains qu'ils affichaient, il fallait employer un moyen plus grossier, qu'il fallait procéder par un puissant compagnonnage de jeunes gens zélés, qui eussent, de village en village, explique les bienfaits, raconté les histoires, et surtout enseigné les chants de la Révolution. Elle existait cette jeunesse. C'est par elle qu'il fallait agir. Des hommes! des apôtres! c'est tout. Moins de phrases. Des hommes vivants!

124: Impressions graves et douces, et aussi très fécondes. Cela a été dit à merveille dans la brochure si belle du docteur Robinet (Paris sans cimetière, 1869). Le cimetière est un organe essentiel de la cité, une puissance de moralité. Une ville sans cimetière est une ville barbare, aride, sauvage. Que de saintes et bonnes pensées, quelle poésie du cœur vous ôtez aux vivants en leur ôtant leurs morts! Il est des états douteux, intermédiaires, où, pour ainsi parler, on a un pied au temple et un pied hors du temple, où l'on flotte, où l'on rêve. Pour cela l'ancien temple s'entourait de portiques où l'on errait, songeait. Ce vestibule du temple est aujourd'hui pour nous le cimetière. Celui de l'Est, surtout, a cet effet puissant. Des tombes on aperçoit le volcan de la vie.

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