Le Peuple / Nos Fils
NOS FILS
INTRODUCTION
De la situation.—Du principe moderne.—Actualité de ce livre.
Depuis le 24 mai, la parole est aux événements. Nous sommes embarqués. Le vaisseau est en mer. Rien ne l'arrêtera. Est-ce encore le temps des discours?
C'est le temps de bien regarder devant soi, et de voir la route. Il ne faut pas, comme en Juillet, en Février, heurter tant d'écueils sous-marins. Nous serons plus heureux. Je n'augure pas trop mal de la navigation. J'y vois déjà trois choses:
La guerre était possible le 23 mai, le 25 impossible. Nous avons coupé court, évité ce malheur immense. Le monde doit reconnaître cela et nous bénir. Il allait nager dans le sang. La guerre c'était la nuit. Elle eût fait les ténèbres, embrouillé tout, comme au temps de nos pères qui luttèrent à la fois au dehors, au dedans. Aujourd'hui l'affaire est plus simple. Si nous nous disputons, ce sera en plein jour, sans panique nocturne et sans malentendu.
Et déjà le bon sens des masses tranche la question qui nous eût divisés, et la plus dangereuse. Des millions d'ouvriers (tous ici, et presque tous en Allemagne) ont dit: «La liberté avant tout, et surtout. C'est la première des réformes sociales.» Donc, le grand piège est évité, le bon tyran, le socialisme de César.
Cette fois nous ne verrons pas réussir l'autre embûche, l'Arbre de liberté béni du Sacré-Cœur. Les élections éloquentes de Paris, de Toulouse, etc., montrent suffisamment qu'on comprend aujourd'hui ce qu'en vain nous disions aux nôtres en Février, la funeste unité des deux autorités, l'identité des deux tyrans.
Nous sommes bien moins qu'en Février crédules et chimériques. La vue s'est éclaircie. On n'entend plus des fous humanitaires crier: «Vive le monde! Supprimons la Patrie!» Nombre de questions sont décidément écartées, d'autres remises à demain. Savoir ce qui est d'aujourd'hui, ce qui est de demain, c'est le vrai sens pratique dans les révolutions.
«Mais l'éducation, direz-vous, n'est-elle pas une de ces questions de demain?» Je la crois actuelle. Et voici mes raisons.
Celle de l'éducation nous oblige d'examiner, d'approfondir notre principe, la foi pour laquelle on combat, le fond de notre idée politique et religieuse. Notre marche sera indécise si cette idée vacille: il nous faut la fixer, bien savoir ce que nous voulons, prendre un parti.
En politique on divague aisément, et même dans l'action on ne se rend pas toujours bien compte de ses principes d'action. On se contente trop souvent d'à peu près. Cela ne se peut pas dans la question d'éducation. Elle nous force de voir clair. On n'en peut dire un mot sans savoir ce qu'on veut transmettre, on ne peut enseigner sans bien savoir sa règle et son idéal d'avenir.
L'actualité de ce livre est en ceci: que l'enfant c'est déjà tout l'homme. Pour savoir comment on l'élève, il faut dégager nettement, formuler la pensée du temps, la haute idée commune qui (depuis cent années surtout) a élevé l'Humanité, en a fait la puissance, l'activité, la prodigieuse force créatrice.
Comment se fait et refait l'homme, dans la voie qu'ouvrit cette idée? C'est ce que l'on cherche dans ce livre, et ce qui touche, non seulement l'homme de demain, mais celui d'aujourd'hui, et le jeune homme, et l'homme mûr, et tous ceux qui liront ceci.
Existe-t-il un fond d'idées, de croyances communes, dont on puisse déduire le credo de l'homme, et l'éducation de l'enfant? En ne voyant que la surface, on peut douter, on peut élever cette question.
Dix jours avant l'élection, le 14 mai, un homme politique, jeune et sage, un penseur, était venu chez moi, et causait avec moi de l'incertitude du temps, de cette crise encore obscure. Avec beaucoup de sens, il insistait sur la question la plus grave en effet: «Où sont les hommes? Le personnel est pauvre. Beaucoup fuient la vie publique par indécision ou faiblesse. L'énervation des mœurs et la dissipation font le désaccord de l'esprit.»
«J'ai traversé des temps bien variés, lui dis-je, j'ai vécu par l'histoire en bien des âges. Et je n'en ai guère vu dont on ne pût en dire autant. Même 89, si beau d'élan et si jeune, ce semble, était fort gâté, croyez-le. Mais une grande idée purifie, une vive lumière enlève les brouillards, les miasmes. Il suffit d'un orage pour que l'eau trouble s'éclaircisse. Attendez tout à l'heure, vous verrez que nous vaudrons mieux.
«Nul peuple n'aurait supporté ce qu'a traversé celui-ci, tant d'événements violents, tant de circonstances énervantes, le mélange surtout de tant d'idées diverses, l'intrusion des mœurs, des littératures étrangères. L'entrée du paysan au monde politique par le suffrage universel, heureux événement d'avenir, eut pour premier effet le terrible vertige d'une grande invasion de millions de barbares. Et la France en revient à peine. De tout cela restent des dissonances que nos petits douteurs, négatifs, impuissants, s'amusent à faire ressortir, et que l'Europe envieuse se plaît fort à exagérer. Elle cite tel tableau de notre Exposition de 1869, beau, savant et obscur. Elle cite tel ouvrage d'un charmant écrivain qui s'afflige lui-même de ne pas savoir ce qu'il croit. Voyez, dit l'étranger, dans quel chaos moral est cette France.
«Qu'il apprenne une chose de moi, c'est que l'artiste généralement exprime non le moment présent, non pas aujourd'hui, mais hier. Le théâtre de 93 était une bergerie et jouait Florian. Nos indécis de 1869 expriment le nuage des débuts de l'Empire, le faux et le brouillard d'alors. Ce temps, vous l'allez voir, est bien autrement net, et bien autrement résolu. Un fond neuf s'est fait en dessous. Quand je frappe du pied, je ne sais quoi tressaille. L'Europe est arriérée; elle nous croit encore dans l'ancien marécage. Je vois un sol vivant (comme on en voit en Chine); touchez-le... il échappe en petits jets de feu.»
Et cela s'est vu à la lettre dix jours après, le 24 mai. Tous agirent comme un seul, dans les grands centres où on pouvait agir. Tous parlèrent comme un seul. La Presse, étincelante, d'unanimité redoutable, montra le fond commun d'idées, de sentiments, qui était en dessous.
Dans mon Histoire de France au dix-huitième siècle, j'ai dit la simplicité vigoureuse avec laquelle nos pères posèrent le principe moderne, dont nous vivons, qui est notre grandeur.
Quel est le but de l'homme? D'être homme, au vrai et au complet, de dégager de lui tout ce qui est dans la nature humaine. Quelle voie et quel moyen pour cela? L'action.
Voltaire écrit ce mot en 1727, l'imprime en 1734. Sans le savoir, il renouvelle le principe de l'Antiquité, la tradition de la Grèce, la philosophie de l'énergie, de l'action.
Du jour que l'action est rentrée dans le monde, non seulement il en est résulté une prodigieuse création de sciences, d'arts, d'industries, de puissances, de forces mécaniques,—mais une nouvelle force morale.
L'action est moralisante. L'action productive, le bonheur de créer, sont d'un attrait si grand que chez les travailleurs sérieux ils dominent aisément toute petite passion personnelle. Créer, c'est être Dieu. À mesure que cela est senti, mille choses deviennent secondaires. Les inventeurs, les créateurs, ceux qui sont les vrais types du caractère nouveau, sans faire mépris de la vie inférieure, vivent tout naturellement de la grande vie. Raisonnent-ils incessamment la passion, lui cherchent-ils querelle? Point du tout. Ils sont à côté. Ils ont la leur, plus haut. Ils planent.
Le saint, l'élu de Dieu, autrefois fut l'ascète, constamment occupé à éplucher son âme, combattre sa nature, à lui demander compte, la gronder, la punir. Éducation intime qu'ils nommaient très bien castoiement. Mais il est incroyable combien l'arbre émondé profite; la passion, ainsi travaillée, combattue, étant l'unique idée de l'homme, fleurissait à merveille. Car c'est là ce qu'elle veut, qu'on s'occupe incessamment d'elle, qu'on la manie, qu'on la touche et retouche. Elle n'en est que plus forte de cette irritation constante, plus âcre, plus contagieuse.
L'action! l'action! c'est le salut. En trois siècles elle a transfiguré le monde, l'a enrichi, l'a doublé, centuplé, mais elle n'a pas moins été féconde dans l'homme même; elle a créé, dans le marais peu sûr où nous flottions, un grand courant.
Dans le plan encyclopédique d'éducation que nous donne le seizième siècle, le plan savant, immense, trop chargé du Gargantua, on voit pourtant déjà avec étonnement le but très nettement marqué. Non seulement l'élève saura tout, mais il saura tout faire. L'action apparaît comme son plus haut développement. On l'initie non seulement à tous les exercices, mais à tout art pratique.
Même pensée (faiblement indiquée, il est vrai) dans le livre médiocre et judicieux de Locke. Mais elle éclate admirablement dans le grand livre anglais, le Robinson. Elle se reproduit dans l'Émile. L'homme moderne agit, travaille; il peut être, il est ouvrier.
Ces livres de génie, les grands éducateurs pratiques qui sont venus depuis, accueillis tout d'abord avec enthousiasme, ont-ils eu les effets, les résultats durables que l'on pouvait attendre? Qu'est-il resté de ce grand mouvement? Toute chose, en notre siècle, a avancé. La seule éducation a eu un mouvement rétrograde.
Cette lenteur, cet ajournement constant d'un intérêt si cher (notre espoir de demain!), s'expliquent-ils assez par nos distractions extérieures, les guerres atroces au début de ce siècle, et depuis, la vie soucieuse, affairée, inquiète, du grand mouvement industriel? Une autre explication doit se chercher aussi, il faut le dire, dans ces grands livres même qui ont ouvert la voie au dernier siècle. Leur action n'a pas été assez simple pour être forte. Ce qui fait une chose organique, puissante, féconde, c'est principalement la simplicité de son germe, l'unité de son principe.
Ils n'eurent pas un seul germe, un principe. Ils en avaient deux.
Esprits indépendants, encore faibles de cœur, par certaine fibre de famille, ils restent plus ou moins engagés au passé. Le Robinson est tout biblique. L'Émile, en disant tant de mots forts, hardis, les énerve et recule. On verra dans ce livre la légende d'un saint, le martyre de Pestalozzi, hélas! si discordant et divisé contre lui-même.
Quand on bâtit le Capitole, pour base fondamentale, centrale, où tout se rallierait, on ne mit pas deux pierres, deux pièces différentes. On n'en mit qu'une: une tête d'homme vivante. Vivante fut la construction.
Aux fondements de l'éducation que mettrons-nous pour base? Une seule base, la Nature humaine.
Ces grands éducateurs, n'ayant pu nettement se détacher du vieux principe, flottent encore entre deux esprits. Double est leur édifice. Du point de départ incertain vient l'incertain de tout le reste. Ils bâtissent sans avoir fondé. Leur jeune monde, ils le placent sur ce sol hésitant. On demeure inquiet en voyant la faiblesse de ce qui est dessous. Le berceau porte en l'air, que deviendra l'enfant?
Faibles pour le principe et la base de l'éducation, ils ne le furent pas moins pour ce qu'on peut nommer le corps et la substance, la matière de l'enseignement.
Ils étaient à l'excès occupés de méthodes. Mais la meilleure méthode n'est qu'un procédé, une forme. Qu'apprendra-t-on dans cette forme, par ce procédé? C'est ce qu'il faut savoir. Il faut que la jeune âme ait un substantiel aliment. Il y faut une chose vivante. Quelle chose? La Patrie, son âme, son histoire, la tradition nationale. Quelle chose? La Nature, l'universelle patrie. Voilà une nourriture, ce qui réjouira, remplira le cœur de l'enfant.
Si nous n'avons la force et le génie, nous avons la lucidité d'une méthode supérieure. Notre étude, plus compliquée, est cependant plus claire. Par la persévérance et par des efforts gradués, nous préparons légitimement les questions. Je ne suis arrivé à celle de l'Éducation que par des travaux successifs.
Sa substance, je l'ai dit, c'est la tradition nationale. Ce que l'enfant doit apprendre d'abord, c'est la Patrie, sa mère. «Ta mère, c'est toi, et tu en es le fruit. Que fit-elle? comment vécut-elle? C'est là ce qu'il te faut savoir. Tu y liras ton âme, te connaîtras toi-même.»
Cela est long, était peu préparé, quand je m'en occupai. Je trouvai la Patrie déplorablement effacée par nos tragiques événements, par la cruelle légende de l'idolâtrie militaire, la superstition monarchique, le culte de la Force, l'oubli du Droit. Combien d'années je mis à refaire tout de fond en comble, c'est ce qui importe peu. Mais il faut dire l'effort persévérant dont j'eus besoin pour arracher, extirper sur ma route cette forêt d'erreurs qui nous tue de son ombre. Je fus récompensé. Je vis distinctement ce qui simplifie tout: la parfaite unité des deux idolâtries, et l'injuste arbitraire du système de la faveur et de la Grâce;—d'autre part, la Justice, le Dieu nouveau, que de son nom de guerre nous nommons la Révolution.
Une éducation de justice, fondée en liberté, égalité, fraternité: voilà l'idéal même, nettement dégagé de ce travail immense qui le premier donna et la substance, et le principe pur, l'âme vivante de l'éducation.
«Justice? qu'est-ce que c'est? dit la femme. On ne m'a rien appris que la Grâce incertaine, qui aime ou hait, sauve ou perd qui lui plaît.»
Si nous n'en venons pas à lui faire accepter la justice, à réconcilier la justice et l'amour, la patrie périclite et le foyer chancelle. Mariage est divorce. Or (songez-y bien, mères), si le foyer n'est ferme, l'enfant ne vivra pas.
Un enfant à deux têtes, à deux corps, ne vit guère. Pas davantage celui qui a deux âmes. C'est en vertu de cette loi, dans cette prévoyance que la nature a fait la profonde unité physique du mariage. L'enfant naît un fatalement, et quand il prend deux âmes par le désaccord des parents, il meurt, ou il reste fruit sec. Ne parlons plus d'éducation.
Dans ce temps singulier, deux courants existaient: celui de la Science dont les découvertes établissent la force du mariage, celui de la Littérature qui fort tranquillement à l'envers allait son chemin. Lorsque mes livres avertirent, celle-ci s'indigna presque autant que le prêtre. Je répondais: «Il faut que l'enfant vive. Or, il ne vivra pas, si nous ne replaçons le foyer sur un terrain ferme.»
Les trois livres attaqués (l'Amour, la Femme, le Prêtre et la Famille), qui soutenaient ce paradoxe énorme, la fixité du mariage, restent et resteront, ayant deux fortes bases, la base scientifique, la nature elle-même, et la base morale, le cœur d'un citoyen. Car, sans mœurs, point de vie publique. Je disais dans L'Amour à tant d'hommes légers qui parlent de Patrie: «Pouvez-vous être libres avec des mœurs d'esclaves?»
Ainsi gravitaient tous mes livres vers celui d'aujourd'hui. Ceux d'Histoire naturelle, qu'on croyait diverger de mes voies morales, historiques, étaient exactement dans ma ligne et dans mon sillon. Au début de la Femme, j'ai dit combien l'éducation, de nos filles surtout, se fera doucement dans cette aimable communion de la Nature. Et vers la fin de la Montagne, rentrant dans ce sujet, surtout pour le jeune homme, je le menais moi-même aux Alpes, aux Pyrénées, l'affermissant, lui grandissant le cœur par ces courses viriles, ces nobles gymnastiques, la fière aspiration qui dit toujours: Plus haut!
Ces petits livres (au reste sortis du foyer même) ont été adoptés et en France et ailleurs, comme livres du Dimanche, livres du soir et des après-soupers, donc (au plus haut degré) comme des livres d'éducation.
En résumé, j'arrive au but, au grand problème, par les voies légitimes, patientes, dont mes prédécesseurs crurent devoir se passer.
Longue fut mon expérience, mes trente années d'enseignement. Plus longue mon étude, qui a rempli toute ma vie.
De notre grande histoire nationale, du travail progressif qui a fait l'âme de la France, j'ai tiré notre foi, ce credo social qui sera l'aliment et la vie de nos fils.
Au Foyer raffermi dans ce credo commun, dans la gravité forte des mœurs républicaines, l'exemple des parents, j'ai donné la base solide où l'enfant s'harmonise, prend l'unité morale, qui seule permet l'éducation.
Mais dans ces longs travaux d'exigence infinie, qui chaque jour prenaient le meilleur de moi-même et le sang de mon cœur, comment ai-je duré, produit, fourni toujours? Par quel ravivement toujours je renaissais? Demandez à la mère, la grande nourrice, la Nature, à l'âme maternelle qui ne se lasse pas d'allaiter, raviver, de consoler le monde. Ce qu'elle a fait pour moi, j'aurais voulu le faire pour nos fils et pour tous, asseoir l'enfant et l'homme à ce riche banquet de jeunesse éternelle.
Ce livre, préparé tant d'années, vient à point, et dans le grand moment que j'aurais demandé, au jour grave de la transformation sociale. Plus tôt, c'était un livre. Aujourd'hui, c'est un acte. Il intervient dans l'action.
Prenant l'homme au premier, pur et profond miroir de la nature, l'enfance, le suivant dans la voie si puissamment féconde de notre humanité moderne, il l'initie jeune homme aux débuts difficiles, même ne le quitte pas à l'entrée de la rude gymnastique de la vie publique. Telle est l'éducation, identique à la vie, l'obligeant de savoir et de développer son principe.
L'objet ici c'est l'homme,—non pas seulement l'homme qui dort dans ce berceau, qui s'essaye aux écoles,—mais l'homme au grand combat, mais vous, moi, et nous tous, qui tombons aujourd'hui dans un monde imprévu.
Paris, 19 octobre 1869.
LIVRE PREMIER
DE L'ÉDUCATION AVANT LA NAISSANCE.
CHAPITRE PREMIER
L'homme naît-il innocent ou coupable?—Deux éducations opposées.
Dans l'histoire de la Renaissance, j'ai décrit une œuvre sublime, les Prophètes et Sibylles que peignit Michel-Ange aux voûtes de la chapelle Sixtine. Je n'ai pas dit assez avec quelle vigueur il y pose les deux esprits contraires qui se disputent le monde.
Tous ont vu ces figures, au moins gravées. Chacun a remarqué la plus violente, celle d'Ézéchiel, qui, le bonnet au vent, soutient une dispute acharnée contre quelqu'un qu'on ne voit pas, un rabbin, un docteur sans doute. Ézéchiel et Jérémie sont les prophètes de la Captivité. Les captifs se croyaient punis des péchés de leurs pères. Jérémie et Ézéchiel le nient dans les versets célèbres: «Ne dites plus: Nos pères mangèrent du raisin vert; c'est ce qui nous fait mal aux dents. Non, cela n'est pas vrai. Chacun répond pour soi. Chacun sera sauvé ou perdu par ses propres œuvres.»
Plus de péché originel. Point de fils puni pour le père. L'enfant naît innocent, et non marqué d'avance par le péché d'Adam. Le mythe impie, barbare, disparaît. À sa place solidement se fondent la Justice et l'Humanité.
Ceux qui ont, comme nous, la gravure sous les yeux, voient qu'aux pieds des prophètes de petites figures occupent les compartiments inférieurs de la voûte, et traduisent, expliquent les grandes figures d'en haut. Aux pieds d'Ézéchiel et sous la violente dispute, est l'objet du combat, une jeune femme enceinte, d'un visage ingénu. Elle ne se doute guère de la bataille qui se fait pour elle là-haut. Quel serait son effroi si elle entendait ces docteurs qui jurent qu'on naît damné, qui vouent l'enfant et elle aux flammes éternelles! Par bonheur, elle dort. Elle en mourrait de peur.
Michel-Ange, qui agrandit tout, n'a pas suivi la Bible de trop près. Il n'a pas fait la créature avilie dont parle le texte. Il a fait une femme, une vraie femme, un être doux, fragile, touchant, quelque jeune Italienne, je pense, qu'il a vue au repos de midi. En elle est tout le genre humain. Oui, voilà bien la femme et l'enfant et le monde. On est ému, on fait des vœux pour elle. Le ciel et la terre prient...
La figure est plus fine qu'il ne les fait communément. Ses formes sveltes et peu nourries seraient plutôt d'une fille. Elle est à son premier enfant, et peut-être au cinquième mois. Si c'est pécher que de continuer cette race coupable et condamnée d'Adam, elle ne peut nier; on le voit trop. Mais a-t-elle voulu pécher? qui le saura? Elle n'a guère d'assiette solide. Du corps elle est assise, elle pose sur un siège très haut, mais ses jambes sont flottantes. L'enfant déjà l'opprime, et pour mieux respirer, sans détourner le corps, elle incline vers nous sur l'épaule sa tête et ses yeux clos, son visage très doux.
Elle a si peu d'aplomb! c'est un vaisseau en mer. Puisse Dieu te sauver, pauvre petite!... et ta fragile barque où l'humanité flotte, chancelante en ton jeune sein! Quelle horrible tempête je vois autour de toi! Mais je me fie à lui, ton pilote, ton fort défenseur. Contre le dogme absurde il a le Droit, la Piété et Dieu même. Contre l'armée des prêtres, rabbins, docteurs, évêques, et leurs textes barbares, il a la Loi plus haute, écrite au fond des cœurs. Il couvre la faiblesse, il absout la nature. Il jure qu'ici est l'innocence, qu'elle est en cet enfant, que, si, la terre, le ciel, le monde la perdaient, on la retrouverait entière en ce berceau.
Toute l'Église est contre Ézéchiel. Tous les tribunaux sont pour lui.
L'Église tout entière enseigne l'hérédité du crime, tous coupables d'avance par le péché d'Adam.
Si le juge y croyait, il descendrait du siège, fermerait le prétoire. Mais la loi, mais le droit, mais la jurisprudence repoussent l'hérédité du crime. Nul ne paye pour son père ou ses parents, chacun pour ses faits personnels.
Tous étant nés coupables, Dieu de sa pleine grâce arbitraire gracie qui lui plaît.
Qui dit cela? saint Paul? Non, d'abord l'Évangile[111]. Dans cinq ou six textes fort clairs est formulé l'exclusif privilège des élus, de ceux qui plaisent à Dieu. Et quels? L'ouvrier du matin qui travailla dès l'aube, plaît-il plus que l'oisif qui ne vint que le soir? Le juste a-t-il l'espoir d'être reçu au ciel mieux que l'injuste? Non. C'est le pécheur qui plaît, n'ayant aucun mérite, devant tout à la Grâce.
Cet arbitraire terrible, qui a autorisé tous les arbitraires de ce monde, n'a osé se produire dans cette audace solennelle qu'à la faveur du vieux dogme barbare que l'homme naît damné, qu'à ce damné l'on ne doit rien. «Nous naissons enfants de colère», dit saint Paul. Et Augustin: «Tous naissent pour la damnation.»
Terrible arrêt!... épouvantable aux mères!... «Quoi! mon enfant aussi? Cet ange en ce berceau?...» Plusieurs mollissaient, voulaient faire pour les petits un lieu intermédiaire, où, privés de la vue de Dieu, mais exempts de supplices, ils resteraient gémissants, vagissants, et rêvant de leur mère encore. Augustin ne le permet pas. Il dit: «Ne promettez ce lieu entre le Ciel et la damnation.» Et ailleurs: «Gardez d'imaginer un soulagement à ces petits. L'Enfer seul les attend. C'est la ferme foi de l'Église.» Robustissima ac fundatissima Ecclesiæ fides. (Voir tous ces textes dans Bossuet, t. XI, p. 191, éd. 1836.)
Saint Augustin a raison de le dire. Il a tous les conciles pour lui. Conciles de Lyon et de Florence, concile de Trente, tous damnent les enfants. «C'est la ferme foi de l'Église.»
Pas un mot de pitié, mais la froide logique quelquefois réclamait. Le grand distingueur, saint Thomas, osa un heureux distinguo. Le mot Enfer ne dit pas toujours flammes: l'enfant damné peut n'être pas brûlé. Noris, au dix-septième siècle, y cherche un moyen terme: «Brûlés? non. Chauffés seulement.»
À quel degré chauffés? Humanité atroce. Voulez-vous dire roussis? voulez-vous dire grillés?... Quoi qu'il en soit, ce mot maladroit ne fit pas fortune. Il parut trop humain. Les Dominicains mirent Noris à l'index de l'Inquisition.
Autre essai, plus hardi encore, plus mal reçu. Sfondrata avait dit: «L'enfant mort sans baptême ne verra pas le Ciel, mais il a mieux. Dieu lui a sauvé le péché et l'éternel supplice; cela vaut mieux que le Ciel même.» À quoi Bossuet, Noailles et nos évêques opposent avec indignation l'unanimité de l'Église.
Ils donnent tous les textes, la perpétuité de cette opinion, et l'avis du grand théologien officiel du pontificat, de Bellarmin, qui la résume ainsi: «L'enfant sera dans un lieu noir, dans un cachot d'enfer, sub potestate diaboli.»
Bellarmin ajoute aigrement: «Ne suivons pas le sentiment humain (qui entraîne la plupart). Notre pitié ne servirait de rien.»—Dures paroles. Mais c'est qu'il s'agit du point essentiel, de la pierre angulaire sur laquelle repose l'Église. Elle est suspendue à ce mythe du premier, du second Adam, du Pécheur qui perd tout, du Sauveur qui rachète tout. Cela se tient d'une seule pièce. Si la chute d'Adam ne nous a pas perdus, n'a pas damné d'avance tout enfant qui naîtra, pourquoi faut-il un Rédempteur? Si l'enfant ne naît pas plein du souffle du Diable, pourquoi l'exorciser au baptême du nom de Jésus pour expulser ce souffle (Exsufflatur. Bossuet, ibidem)? De la faute d'Adam tout procède. Grâce au péché d'Adam, nous dit encore Bossuet, nous chantons avec toute l'Église: «Heureuse faute!»—Et encore: «Ô péché vraiment nécessaire!» (T. XI, 188.)—Nécessaire pour damner l'humanité entière, moins le nombre minime, imperceptible des élus! nécessaire pour jeter l'innocence à l'Enfer! nécessaire pour créer les exorcismes du Baptême, le premier sacrement qui constitue l'Église. Sans Adam, plus d'Église, plus d'évêques, et plus de Bossuet.
Nul progrès n'est possible sur ce point, que l'on ne peut toucher sans que tout le dogme ne croule. Le temps a beau marcher, l'humanité se fait jour en toute chose. Ici un mur existe. Elle n'entrera pas, restera dehors à jamais.
Au Petit Catéchisme du diocèse de Paris, aujourd'hui 1er mai 1868, je lis: «Le péché d'Adam s'est communiqué à tous ses descendants, en sorte qu'ils naissent coupables du péché de leur premier père.» Au Catéchisme de la Doctrine chrétienne, celui des missions des deux mondes, Catéchisme approuvé par la Propagande romaine, je lis: «Pourquoi les hommes naissent-ils coupables du péché originel?—Parce que leur volonté était renfermée dans celle d'Adam leur chef.»
Le dogme est immuable. Aujourd'hui aussi bien qu'aux temps de Paul et d'Augustin, la volonté humaine, renfermée dans celle d'Adam, est serve du péché, non libre.
C'est exactement le contraire de la foi de nos juges et du principe de nos lois.—Toute leur autorité repose sur cette idée unique: Que l'homme est libre, responsable.—Autrement comment lui ordonner ceci, lui défendre cela?—Autrement, comment le punir?
La liberté de l'homme, qui, proclamée ou non, fut la foi intérieure, la base de toute société, a été formulée, promulguée souverainement par la Révolution française. C'est le premier mot qu'elle ait dit.
Donc deux principes en face: le principe chrétien, le principe de 89.
Jamais le pair, l'impair, ne se concilieront; jamais le juste avec l'injuste, jamais 89 avec l'hérédité du crime.
Car à quel prix le Juste pourrait-il pactiser? En quittant sa nature, devenant l'arbitraire, et se faisant l'Injuste, c'est-à-dire en n'existant plus.
À quel prix le vieux dogme qui, si longtemps lui-même s'est proclamé l'Absurde (voir Augustin), l'Anti-Raison,—à quel prix pourrait-il traiter pour vivre encore? En quittant sa nature et se faisant Raison, c'est-à-dire en n'existant plus.
La conséquence est donc que, du berceau, partiront pour la vie deux routes absolument contraires. L'éducation sera autre et tout opposée[112], selon qu'on part du vieux ou du nouveau principe.
Songez que les deux routes ne sont pas seulement différentes, mais bien deux lignes divergentes qui doivent, en s'écartant toujours, diverger jusqu'à l'infini.
Imaginez un centre du réseau des chemins de fer, d'où part le Nord pour Lille, le Midi pour Bordeaux. Quel est le sot qui croit que ces chemins se rejoindront? Ils se tournent le dos. Plus ils vont, plus ils sont étrangers l'un à l'autre. Regardez donc, avant que le départ sonne, choisissez bien votre wagon.
CHAPITRE II
Principe héroïque de l'éducation.
Il n'est pas difficile de savoir ce que rêve cette dormeuse de Michel-Ange. Son enfant, à coup sûr. C'est le rêve de toute mère. Elle le voit qui rayonne, tout gracieux, charmant, et de lumière et de sourire.
Il tient d'elle beaucoup, aimable miniature, et de figure plus féminine encore. Est-ce un ange? ou le doux Jacob, l'aimable Benjamin? Si pourtant il était trop doux, il lui plairait bien moins. La femme adore la force. La figure s'accentue. Le blond reluit en teintes d'or. L'or royal! que c'est beau! Ne dirait-on le roi David? Qu'il est fier, quel regard! L'or est flamme, a des teintes fauves. Tel apparemment fut David quand il tua le géant.
Voilà les fluctuations maternelles. Le double idéal marie, associe tout. L'enfant est un miracle: il aura toutes beautés, toutes grâces et toutes grandeurs. Il sera si doux, si doux que nul cœur n'échappera. Il sera si fort, si fort que rien ne résistera. Ainsi va l'Océan du rêve.
Elle s'éveille. Quel dommage! Elle tâche, quoique éveillée, de rêver encore, repasse amoureusement tout cela. La charmante image a pâli. Elle est devenue confuse. Est-ce une vraie vue de l'avenir? «Si c'est un rêve divin, peut-il être contradictoire? Est-ce qu'on peut être à la fois un héros et un saint? S'il est bon et doux, paisible, pourra-t-il être un héros? S'il a la force héroïque, sera-t-il un homme de Dieu?...
Hélas! tout cela, c'est un rêve!»
«Un rêve? non, la réalité.»
C'est son mari qui la rassure. Il était là, entendait tout.
Ne réduisons pas son espoir. Agrandissons-le plutôt. Laissons-la couver son Dieu. Aidons-la et guidons-la.
«Oui, oui, ce sera un saint,—non pas l'efféminé rêveur, non l'oisif du Moyen-âge,—mais le saint de l'action, du travail fort et patient, des œuvres utiles et salutaires qui feront le bien du monde.
«Oui, ce sera un héros,—non pas un héros de meurtre, de barbare destruction,—un héros de généreuse et magnanime volonté, de force et de persévérance.
«Plus qu'un saint, plus qu'un héros! il sera un créateur: c'est le nom de l'homme aujourd'hui. Là tu as raison, ma chère, de sentir en lui un Dieu. De son cerveau productif il fera jaillir des arts. Il sera un Prométhée. Il n'aura pas à voler la flamme. Il en vient déjà. Né d'un si divin moment, n'a-t-il pas le feu du ciel?
«Donc soyons gais. Attendons. Il fut conçu du matin, d'un joyeux rayon de l'aurore. Puisse-t-il en garder toujours quelque lueur, quelque reflet! C'est assez pour porter bonheur. Qui l'a, s'en va dans la vie heureux, fort, aimable, aimé.»
S'il est sur la terre un objet intéressant à observer, c'est la pensée d'une jeune femme qui se sent sous la main de Dieu dans cet état extraordinaire où la vie double se révèle. Elle sait que toute action, toute émotion, toute idée retentit à son enfant, vibre à lui. Une surprise, la moindre chose violente pourrait lui être fatale, le marquer pour l'avenir. Même à part ces accidents, toute l'existence physique de la mère influe sur lui[113]. Elle le sait, elle désire suivre en tout le bien, la règle. Elle s'observe, se reproche le moindre écart innocent. Elle voudrait être un temple. Et ce ne serait pas assez. Elle sent que non seulement le petit être est en elle, mais qu'il est créé par elle incessamment, qu'elle le fait, et de son sang et de son âme «Ah! si je créais mal!... Que ne puis-je être parfaite! accomplie de sainteté!»
Il est minuit. Son mari, fatigué des travaux du jour, est endormi. Elle, non. Elle a prié, elle a rêvé, lu quelques bonnes paroles écrites sur la vie à venir. Elle va à la fenêtre, et regarde les étoiles, se sent au-dessus d'elle-même. Une certaine attraction, comme une gravitation morale, élève, élance son cœur vers ces mondes de lumière dont la scintillation amie semble un appel à l'existence ailée, légère, supérieure, et à l'éternel progrès.
Mais comment la soutenir dans cet élan de volonté? Que je lui voudrais un bon livre, dans l'absence de son mari, un livre simple et serein, plein de la moelle héroïque, qui la nourrît puissamment! Ce livre est à faire encore. Je ne l'ai jamais rencontré. Nul n'est digne.—Ce qu'on appelle la Bible, la grande encyclopédie juive, avec ses fortes lueurs,—mais tant de choses obscures, impures et contradictoires,—est très bon pour troubler l'esprit.—Plus funestes encore seraient les livres pleureurs et chrétiens, les mystiques, qui regardant en haut si le miracle va tomber tout fait, nous empêchent ainsi de le faire. La pauvre âme n'a pas besoin qu'on l'énerve de rêveries, qu'on l'amollisse de pleurs, lorsque déjà la nature l'ébranle et la trouble tant.—La noble et forte Antiquité la soutiendrait bien autrement. Mais elle lui est si étrangère! Cette mâle littérature est si loin de l'éducation fade et faible qu'elle a reçue!
Il lui faut un livre vivant: le cœur de celui qu'elle aime.
Ici, le jeune homme a peur. Il sourit, et il recule. En la voyant si honnête, d'une si droite volonté, si prête à tout sacrifier pour l'amour de son enfant, il me dit en confidence: «Vraiment, je ne suis pas digne.»
«Je l'aime, mais avec cet amour, j'ai trop traversé la vie, trop de pauvres et basses choses. En ai-je perdu l'empreinte? Il s'en faut. Je n'ose le croire.»
Croyez-le. Si vous aimez vraiment, tout est effacé. De quel moment admirable vous disposez maintenant! Cela dure peu. Un an ou deux ans peut-être, sa foi sera complète en vous.
Méritez-le, et donnez-lui ce que, malgré vos misères, vos vices, vous avez de meilleur, ce dont elle manque entièrement, la grande pensée sociale.
Je ne parle pas au hasard; j'écris au milieu de classes corrompues, dans la grande ville qu'on dit la Babylone du monde. Eh bien, chez les jeunes gens qui se croient les plus gâtés, ce sens revit par moments. Il dort plus qu'il n'est amorti. L'éducation d'humanités pour les uns, et pour les autres la fraternité ouvrière, tient l'esprit de l'homme ouvert à mille idées collectives qui sont à cent lieues de la femme. Née surtout pour l'individu, pour un mari, pour un enfant, elle est fort lente à s'élever aux conceptions de patrie, de bien-public, d'humanité. Des maîtres habiles, estimables, qui par année ont à leurs cours des centaines de jeunes filles, pleines de zèle, d'intelligence et de bonne volonté, me disent que là est l'obstacle.
La politique moderne leur est fort peu accessible, entourée, hérissée qu'elle est d'économie financière, de subtilités d'avocats. C'est là que l'homme doit montrer s'il a assez d'intelligence pour parler plus simplement, hors de toutes ces scolastiques, dire peu et le nécessaire, ce qui peut le mieux toucher. Peu, très peu de polémique, ce n'est pas par la dispute que tout cela lui plaira. Elle hait l'aigreur et les risées. Prenez-la où elle est sensible, par son admirable cœur, plein de tendresse et de pitié. Ne l'accablez pas des chiffres d'un budget de deux milliards; mais montrez-lui tant de pauvres en ce si riche pays. Montrez-lui la pompe cruelle qui aspire cet or énorme du plus nécessaire de l'homme, du pain réduit de la famille, de ce que la mère épargne sur la bouche de l'enfant. Ne riez pas devant elle de l'église où elle est née. Point de fades plaisanteries. Mais dites-lui l'histoire même. Rappelez-lui, par exemple, à la plus belle des fêtes, celle du Saint-Sacrement (si mal nommée Fête-Dieu), que c'est celle qui solennise l'extermination du Midi, cette terreur de tant de siècles. Ces roses restent rouges de sang.
C'est à elle que vous devez vos plus sérieuses pensées. Vous les épanchez volontiers entre amis, souvent peu connus, dans les cafés pleins d'espions. Le premier ami, et le frère qui vous touche de plus près, c'est votre innocente femme, si croyante à ce moment, si heureuse de vous entendre. Elle est peu préparée, sans doute. Vous avez besoin avec elle de sortir de votre langue convenue de formules toutes faites. Vous avez besoin de comprendre vous-même beaucoup mieux les choses, pour les mettre en langage humain; c'est ce qui vous éloigne d'elle et vous fait chercher ceux avec qui, sans grands frais, vous jasez d'après les journaux.
Pour un homme d'esprit, cependant, quelle circonstance unique, quelle vive jouissance de profiter de ce moment de foi, d'épancher en cette jeune âme tant de choses qui lui sont nouvelles, qu'elle aime pour celui qui les dit, qu'elle aime pour l'enfant, pour les lui dire un jour. Elle en a bien besoin. Il lui faut prendre force pour ce long enfantement qui ne durera pas neuf mois, mais quinze ou vingt ans peut-être. Ce sera là le miracle, la merveille de l'amour, que cet être léger, petite fille hier, aujourd'hui fixée tout à coup, trouve au berceau ce don qui va la changer elle-même, ce trésor, la persévérance.
Faut-il en l'homme, à ce moment, les puissances supérieures, ces vertus rares et singulières qu'on ne voit que dans les romans? Point. Il ne faut qu'une chose, aimer beaucoup, mettre son cœur tout entier et dans cet amour, et dans l'idée noble et grande à laquelle on veut l'élever.
Faiblement nourrie jusqu'ici dans la vaine éducation, un peu dévote, un peu mondaine, vide au total, qu'elles ont, elle t'arrive bien touchante, docile, te préférant à tout. Ah! c'est bien le cas d'être bon, de se régénérer pour elle. Tu ne le ferais pas pour toi, mais pour elle tu feras tout. Verse-lui le vin généreux des bonnes et hautes pensées. Tu es jeune, malgré tes vices, et tu as du sang encore: verse-lui un flot de ton sang.
Es-tu faible? ne sois pas seul. Appelle à toi autour d'elle la société des forts, l'auguste assemblée, souriante, des grands sages et des héros. Un sentiment paternel les amènera sans peine pour l'affermir, la consoler, lui répondre que cet enfant va naître beau, grand, digne d'eux, la transfigurer enfin dans cette lumière héroïque que le bonhomme Luther a nommée noblement la Joie.
Il ne suffit pas, madame, d'enfanter dans la sainteté. Il faut que cette sainteté ait l'aspiration active, que l'enfant n'ait pas langui dans un sein mélancolique, ému, rêveur et tremblant. Il ne serait qu'un mystique. Il pleurerait à sa naissance. Le vrai héros rit d'abord.
CHAPITRE III
Fluctuations religieuses.—La cloche.—Les mélancolies du passé.
Au mariage heureux et le plus désiré de deux cœurs bien unis d'avance, quel que soit le ravissement, la jeune femme pourtant trouve un grand changement d'habitudes. Lui, il est occupé de devoirs journaliers, et souvent obligé de s'absenter longtemps. Le jour dure; elle attend, va, vient dans la maison, regarde à la fenêtre. Une autre maison lui revient qu'elle avait un peu oubliée, une famille souvent nombreuse, des frères et sœurs de son âge ou petits, tout ce nid gazouillant. Ce monde en mouvement, bruyant et parfois importun, c'était la vie pourtant, une jeune vie, une comédie perpétuelle. Et lorsque tout cela bien propre, habillé, soigné, par elle avec sa mère, s'en allait un dimanche d'été à la messe, c'était une sorte de fête. Toute la grande assemblée de la paroisse en ses plus beaux habits qu'un œil curieux parcourait, les fleurs et les costumes, les chants (discordants même et incompréhensibles, qu'on est d'autant dispensé d'écouter), tout ce brouhaha amusait. Rien au fond, ou bien peu de chose; mais enfin une foule, des hommes, des femmes et des enfants. Voir la figure humaine, c'est un besoin. Traversant le Tyrol, j'observai des bergers, des chasseurs, qui, passant la semaine dans la montagne, descendaient le dimanche, non pas pour se parler, mais s'asseoir en face seulement sans mot dire, et se regarder.
Les démons de la solitude ont prise là. La lutte est forte, surtout aux fêtes, entre les deux esprits. La vieille vie ignorante, toute de décors et de théâtre, vide au fond, reste aujourd'hui, règne sans concurrence. La jeune vie puissante, qui disposerait de toute la magie des sciences et de leurs miracles amusants, avec tant de moyens d'occuper l'esprit et les yeux, n'a point organisé ses fêtes. Celles du nouveau dogme d'équité fraternelle qui seraient si touchantes, sont interdites encore. Les deux autorités qui pèsent sur nous, frémissent qu'il ne se manifeste, empêchent tout éclat public du libre esprit. Celui-ci, solitaire, sans théâtre ni fêtes, vaincra par la vie vraie, mais attriste les faibles par l'absence du culte, la solitaire austérité.
Tout cela le dimanche revient, et dans les insomnies. Plus la grossesse avance, et plus les nuits sont troubles, mêlées de fiévreuses pensées. Le matin vient enfin. Elle sort pour respirer ou pour les besoins du ménage. Elle est heureuse de trouver la fraîcheur. La grande ville est gaie déjà, toute arrosée; les marchés pleins de fleurs, de toutes choses bonnes à la vie. C'est comme de riches corbeilles, combles des dons de la nature. À travers ces fleurs et ces fruits, elle marche rêveuse, pleine de douces émotions, de Dieu, de lui, de son enfant, du pur désir d'aller droit dans la vie. La nuit s'est envolée et tous les mauvais songes. La lumière l'a calmée. Elle est toute au devoir de sa situation nouvelle, et fort unie à lui de cœur.
Cependant au marché, l'église est ouverte déjà. Qu'elle est belle à cette heure, bien éclairée, auguste, dans sa solitude lumineuse! Le banc de la famille où elle s'assit toute petite et tant d'années, elle le voit. Pour le regarder? non; cela lui ferait trop de peine. Un coin seul est obscur, la noire petite église dans la grande, demi-cachée sous l'orgue, le confessionnal où le samedi soir... N'en parlons pas, sortons. Que l'air est pur et frais dehors!
Tout est fait de bonne heure, le ménage, le déjeuner. Il est parti. Elle reste dans sa chambrette solitaire. Elle coud à la fenêtre. Le quartier est paisible, écarté. Rien dans la rue. Elle coud, et sa pensée voltige; un doux souvenir d'hier soir, ce marché du matin, l'église, occupent tour à tour son esprit, lui surtout, son adieu et le dernier baiser. Des deux âmes qu'elle a, il est à coup sûr, la plus forte. Et que n'est-il la seule! Elle le voudrait bien! quel repos elle aurait!... Mais enfin les vingt ans d'avant le mariage ont-ils passé en vain? n'en revient-il jamais d'écho? L'oreille par moments lui en tinte... Un bruit vague, léger, lointain, doux, est venu... Erreur peut-être? Rien? Le vent a pu changer, emporter l'onde sonore... mais non, le bruit revient. Oui, c'est bien une cloche, de son connu, toute semblable à celle de la paroisse où elle est née. Et, ma foi, je crois, c'est la même. Elle sonna si souvent pour nous, trop souvent! Tant de morts aimés reviennent, et tous les souvenirs. Puissante évocation!... La chambre en est remplie; aux murs et aux plafonds se tracent tous les événements domestiques. Elle est mêlée, la cloche, à tout cela. Et elle y a pris part, en a été émue, vibrant de joie, de deuil. Elle est de la famille... Ah! que le cœur se gonfle! De grosses larmes pèsent, et vont sortir des yeux. Elle veut se contenir. Il s'en apercevra, cela lui fera de la peine. Mais elle a beau faire, tout échappe. Et longtemps même après, quand il rentre, voyant les yeux baissés, humides, qu'on voudrait dérober, le voilà inquiet, attendri et pressant... Mais là, c'est un torrent. Elle est noyée de pleurs. Elle se cache enfin dans son sein, et s'excuse: «Je suis bien faible, ami! que veux-tu? La cloche me disait tant de choses!... Ah! je n'ai pas pu résister!»
«Eh! pourquoi t'excuser? Moi aussi, je le sens, elle est bien puissante, cette cloche, j'en ai le cœur ému. Pour toi, elle sonne la famille, et la grande famille pour moi, le Peuple (c'est moi-même) qui par elle autrefois parlait. Elle fut si longtemps la voix de la Cité, et comme l'âme de la Patrie!
«Tu sauras tout cela un jour. Et tu sauras aussi pourquoi moi, sans pleurer, je soupire quelquefois, pourquoi dans mon bonheur je sens parfois une ombre, pourquoi je fais des vœux pour que des temps meilleurs arrivent à notre enfant, et qu'il vive d'une plus grande vie. Le signe où le vrai Roi, le Souverain, le Peuple reconnaîtra sa force, le retour en son droit, ce sera le retour de la cloche à son maître. Qui l'a fondue, si ce n'est lui?
«Ce n'est pas de la mort, de la religion de la mort, que sortit cette vivante voix. C'est la forte Commune, c'est la Grande Amitié (ainsi on la nommait) qui, pour dire l'unité des cœurs, des volontés, créa et mit là-haut le double personnage, l'homme au marteau de fer et la cloche d'airain. Jacquemart, Jacqueline, voix toujours véridiques, représentants fidèles de la Cité, mesuraient le travail, avertissaient du temps, proclamaient la pensée du peuple, lui disaient ses dangers, le sommaient loyalement du salut public... Ah! comment a-t-on pu nous arracher cela? Longue est l'histoire, ma chère, pleine de pleurs. J'en verserais aussi. Il n'a pas fallu moins que l'accord de deux tyrannies pour fausser, faire mentir l'incorruptible airain.
«Trahison! trahison!... L'Italie le prévit. Pour défendre le clocher, hors l'église et contre l'église elle bâtissait une tour. Tour bien-aimée. Jamais elle n'était assez belle. Le noble marbre blanc y était prodigué. La tour penchée de Pise, la Miranda de tant de villes, sont les touchants témoins de cette foi du peuple qui, dans ces monuments, eut son cœur suspendu.
«Quelle gaieté dans celles de Flandre! Aux caves les plus noires, le tisserand était illuminé du carillon ami, de son joyeux concert, qui sonnait: «Allons! tisse encore!... Le jour avance! Allons! tout à l'heure, c'est fini.»
«Jamais il n'était seul. Dans l'accord du peuple des cloches, il entendait l'accord de la Cité pour le garder, le soutenir. Et il en était fier. Il sentait sa grande Patrie.
«Ah! ma chère, que ton cœur tendre et bon songe à ces familles qui travaillaient sous cet abri. Il y avait aussi, dans ces grandes villes, des femmes tremblantes, gardées, averties par la cloche, qui faisait leur sécurité. Tu liras quelque jour ces touchantes histoires, oubliées aujourd'hui. Tu sauras quel grand cœur sentait dans sa poitrine le pauvre tisserand quand Rœlandt lui parlait, quand sonnait à volée Rœlandt, la forte cloche de l'incendie ou du combat. Plus forte que la foudre, et pourtant maternelle, elle disait distinctement ces mots: «Rœlandt! Rœlandt!... À moi! à moi! à moi!... Cours, ami! Le jour est venu!... À moi! pour ta maison, pour ta femme chérie! pour ton petit enfant!... Je vois reluire la plaine... Va, marche! n'aie pas peur! Demain ton fils serait écrasé sur la pierre. Un monde est derrière toi, qui va te soutenir. Tu vaincras, je le jure. N'entends-tu pas ma voix?... Rœlandt! Rœlandt! Rœlandt!»
«Ils l'entendaient aussi, la cloche redoutée, les chevaliers, barons, et ils en frémissaient. Moins terrible eût sonné la trompette du Jugement. Pâle, élancé des caves, le tisserand marchait, mais grandi de dix pieds. Unis comme un seul homme au moment du combat, ils communiaient de la Patrie, se mettant dans la bouche un peu de terre de Flandre, mordant leur mère la Flandre pour ne pas la lâcher.
«Ainsi la voix d'airain, le Rœlandt de la guerre, c'était la voix de paix, de justice et d'humanité. Quelle joie dans la Cité quand la mère en prière disait: «Il a vaincu... Je n'entends plus Rœlandt», et quand, poudreux, sanglant, mais souriant, vainqueur, il embrassait sa femme enceinte!»
CHAPITRE IV
Fluctuations religieuses et morales.—Naissance.
Dans le premier élan du crédule et loyal amour, la fiancée voudrait se donner davantage, n'avoir rien qui ne fût de lui, s'offrir entière et neuve, comme un blanc vélin pur, où il écrirait ce qu'il veut.
Mais cela se peut-il? La fille catholique, à vingt ans, a un long passé.
Dès sept ans, on est responsable, on pèche, on doit se confesser. Donc, de huit ans à vingt, pendant douze ans, elle a (hors de la portée de sa mère) communiqué avec des hommes non mariés. Je veux bien les croire sages. Que de choses, en douze années, ils eurent le temps d'écrire sur ce vélin de l'âme,—et lorsque toute petite elle savait à peine, recevait tout les yeux fermés,—et lorsque, grandissant, dans la crise de l'âge, elle a pu comprendre trop bien.
Au jour du mariage, tout ce passé pâlit. Ces caractères écrits semblent avoir disparu. Elle ne les voit plus. Encore moins son mari qui n'en saura jamais grand'chose. Je ne l'en avertis que pour lui dire ceci: «Ces caractères subsistent en dessous (prends-y garde), et voudront toujours reparaître. À toi d'écrire dessus (tu le peux, elle t'aime), d'écrire avec tant de cœur, tant d'amour, tant de force et d'ascendant, qu'elle-même elle efface ce qui reparaîtrait, veuille décidément oublier.»
La Française a beaucoup de bon sens. L'expérience lui profite; elle est très lucide en amour. Et cette lucidité ne nuit pas toujours au mari. Il a pour lui ce beau moment. Elle compare ses guides équivoques, glissant toujours entre deux mondes, avec l'homme au cœur simple et fort. Elle trouve une paix singulière dans la vie transparente, dans l'aimable gaieté du travailleur serein.
Si elle semble orageuse, inquiète, n'accusons pas sa volonté, mais l'état où elle est, enceinte, le combat de nature dans cette dualité de vie. Pauvre âme qui d'elle-même veut s'élancer en haut, n'en est pas moins tirée en bas.
«Mon ami, je sens en moi des choses extraordinaires. Cela n'est pas naturel; cela n'arrive qu'à moi. Parfois je croirais volontiers qu'il me viendra deux enfants, parfois que je suis malade. Mon cœur saute... Je palpite. Je suis dans la grande mer, je vais à la dérive... Plus de bord... Je suis entraînée...
«—Non, non, tu es sur la terre. N'aie pas peur. Donne-moi la main. Ne crains aucun naufrage. Je te tiens contre mon cœur, je réponds de toi, je te serre et tu ne m'échapperas pas.
«—Hélas! cher ami, qui le sait? Je ne suis pas une peureuse. Mais dans cette situation on est si faible, si tremblant!... Les cloches que j'entendais hier, elles tintent encore aujourd'hui, mais lugubres, si lugubres!... C'est, dit-on, pour une femme... Dans ces cloches d'enterrement, il y en a une petite, de son aigu et si aigre! On dirait qu'elle est fêlée; c'est comme la risée stridente d'une vieille à la voix cassée qui rit de moi, qui m'appelle.
«Je n'ai pas peur. Mais lui, lui!... Si je meurs, il meurt aussi (cela se voit bien souvent). Où sera sa petite âme? Mort en naissant, est-il sauvé? Non, répond toute l'Église. Quelle épouvantable chose! Que le pauvre, arraché de moi, mis en terre, n'ait pour nourrice que la terre: c'était déjà trop de douleur. Mais si l'on croit qu'à jamais il ira, dans les ténèbres de ce noir monde inconnu, souffrir...» Et elle sanglote, ne peut continuer.
«—Ah! ma chère! quelle impiété! Quelle horrible idée de Dieu te fais-tu? Croire qu'il se crée des damnés, qu'il fait des coupables d'avance, punit celui qui n'a rien fait.»—«Sans doute, l'enfant n'a rien fait. Mais son premier père Adam... Mais ses pères depuis Adam, ont-ils été saints et purs? Nous-mêmes sommes-nous bien sûrs, ami, d'avoir gardé Dieu présent?... Je n'en sais rien, à vrai dire. Ce pauvre enfant n'est-il pas le péché vivant de sa mère, qui sera punie en lui?»
«—Mais, chère! chère! le mariage n'est donc pas un sacrement? Par lui Dieu continue le monde. Sans ces transports, sans cette ivresse, son œuvre s'accomplirait-elle? S'il les proscrit, à la fois il veut et il ne veut pas. Chose absurde, impie à dire... Ne doutons pas de sa bonté. C'est un père. En ces moments il couvre ses aveugles enfants du large manteau de la Grâce.
«Tu as raison, et j'ai tort. Avec toi il faut raisonner, et je n'en suis guère capable. Je me sens la tête si faible! Il faut avoir pitié de moi... Je ne raisonnais jamais, avant toi. J'étais une fleur, passive au vent, résignée. On me guidait. Je n'avais à penser ni à vouloir. J'ai quitté tout cela pour toi... Ai-je regret? non, et pourtant, c'est commode de ne pas vouloir. Te le dirai-je? (aime-moi! ne m'en veux pas! je te dis tout.) Eh bien, approche ton oreille, et je le dirai tout bas. Quand certaines pensées me viennent, quand je crains de t'aimer trop, j'ai peur que Dieu ne m'en punisse sur mon petit. J'ai envie de m'alléger de ce poids, et (je ne le ferais jamais qu'autant que tu le permettrais) envie de me confesser.»
Un jour elle a pâli: «Qu'as-tu?—Ah! quel vif mouvement!... C'est lui! il a passé! Il glissait sous ma main!... Merci, mon Dieu! il vit. J'en suis sûre, maintenant.»
Non seulement il vit, va et vient, s'agite et sans précaution pour son pauvre logis souffrant; mais il règne, il est maître, domine toute la personne. Un grand poète de la physiologie, Burdach, le dit très bien. En l'homme l'amour agit sur un point, par accès. En la femme, il s'étend à tout, pénètre l'organisme. Elle est envahie, possédée (c'est le mot propre) d'une vie inconnue. Nul homme ne saurait le comprendre. Mais une femme délicate l'expliquait bien disant: «Tout est changé. On est dans un étrange rêve, profond, dans un enveloppement dont on n'a nullement envie d'être dérangée. Au fond, c'est un second amour. On aime bien le premier; mais l'autre!... Qu'en dire? et comment en parler? Il n'y a pas encore de mots trouvés dans aucune langue. On aime mieux d'ailleurs tout garder, n'en rien perdre. C'est trop intime. Nul ne doit s'en mêler, tout serait dissonance maladroite et qui déplairait.»
—Quoi! lui-même, l'auteur de la chose ne peut risquer un mot... pas un mot tendre et bon?
«—S'il parle, qu'il ait l'air de parler par hasard, et sans intention, sans insister surtout et sans trop demander. Maintes choses coûteraient à dire. Ce sont des choses à deux. Un tiers gêne. Le mari curieux d'ailleurs en serait-il content!»
S'il est sage et discret, cet état, où tout semble asservi à un autre, a cependant pour lui des échappées heureuses. Favorables moments. Mais d'autres leur succèdent, absolument contraires, où tout à coup elle s'éloigne, comme si elle en voulait un peu à celui qui l'a mise en cette dépendance des aveugles instincts. L'enfant est-il jaloux alors? on le croirait. Le sens, si vif, si doux, qu'on a de sa présence, rend fort indifférente à l'amour du dehors, on le trouve importun, on l'arrête à distance, on devient tout à coup timide: «Je tremble; mon ami. Il est bien fin! il vibre à ma pensée; il sent, il entend tout. Je suis d'ailleurs bien grosse, déjà bien languissante. Me voilà au cinquième mois.»
Moment prévu d'avance, de grands ménagements. Mais ces ménagements plairont-ils? N'en viendra-t-il quelque scrupule? Elle se ressouvient de l'église, et se dit: «Si je consultais?»
Que l'on est faible alors, en la voyant ainsi, cette chère et bien-aimée femme! Elle arrache des larmes... Et pourtant comment faire? La risquer? La lâcher? L'envoyer devant l'ennemi!
Oui, l'ennemi et le jaloux. Mettez-vous à sa place. Vous mourriez de jalousie.
Que ferez-vous dans ce demi-divorce? Que vouloir, qu'obtenir d'une personne en pleurs? Il serait bien plus court de la laisser aller au confessionnal. L'autorité d'un mot rassure, aplanit tout. La casuistique fleurit toujours, et depuis Pascal même a fait un notable progrès. Liguori a permis ce que défendait Escobar.
Cependant le temps marche. Plus de vaines pensées. Un jour la crise arrive, l'orage de douleur, l'effroi, la foudre tombe!... C'en est fait. Il est né!
Deus! ecce Deus!... La faible créature n'a pas moins l'auréole.—À genoux! disputeurs! faux docteurs! durs esprits, qui calomniez la nature! Loin d'ici, casuistes impurs! Il est la pureté.
Réparation pour vos dogmes impies!... Expiez... Mais non, adorez.
La maison s'illumine de ce Noël. Elle est comme une église. Si quelque chose y fut moins selon Dieu, dès que l'enfant arrive, tout est sanctifié.
Il est le purificateur, bien loin d'avoir besoin d'être purifié.
Voyez d'ici ces sots avec leurs exorcismes, ces fils de l'équivoque, qui voudraient expulser le démon, et de qui? d'un ange qui rayonne! souffler dehors Satan (exsufflatur, dit pitoyablement Bossuet).
Ne sentez-vous donc pas que vos mythes insensés, ce grimoire du néant, tout a péri?... Quel docteur que l'enfant, et quel théologien! il a tranché ces nœuds au fil d'un rayon de lumière. Il regarde bientôt, sourit. La noire armée des songes et songeurs, légion de ténèbres, s'enfuit avec son bénitier.
La maison est alors bien plus que pure. Elle est transfigurée. Qu'elle est touchante alors, la mère! Cette beauté nouvelle, ce divin ornement, ce sein délicieux, est pour elle une source trop souvent de supplices. L'aveugle avidité qui s'éveille le ménage peu. Spectacle très navrant. Devant un tel objet, la pauvre mamelle sanglante, bien dur celui qui peut avoir d'autres pensées. D'un vertueux effort, elle contient ses cris, tout en pleurant, tâche de rire. Elle cache, elle étouffe moitié de ses douleurs. Un mot pourtant échappe de ses lèvres serrées: «Grâce! ô mon enfant! grâce!» Mais elle ne retire pas le sein.
LIVRE II
DE L'ÉDUCATION DANS LA FAMILLE.
CHAPITRE PREMIER
L'unité des parents.—La mère, premier éducateur.
La moitié des enfants, au moins, meurent avant la douzième année. Et cela dans les meilleures conditions de climat, de société. Une créature si fragile périrait certainement, entraînant la disparition absolue de l'espèce humaine, si la nature ne la gardait par le concours des parents, et n'assurait ce concours en faisant des deux personnes un même être, une même vie.
Voici la loi capitale qu'a posée la physiologie par une série d'observations et de découvertes (commencées vers 1830): «L'homme et la femme deviennent par la cohabitation la même personne physique. Si cette unité n'est pas obtenue, l'enfant ne vit pas.»
Il vit à la condition d'avoir en ces deux personnes un seul et même éducateur.
Il est curieux de voir que, depuis quarante ans, la science et la littérature ont suivi deux voies exactement contraires. Nos romanciers, nos utopistes, ont employé beaucoup d'esprit, d'imagination, de talent, à montrer que le mariage n'a aucune base solide. Et la science a démontré qu'il était très solide, ayant pour base première une si forte unification que rien ne peut l'effacer, qu'elle subsiste même malgré les efforts de la volonté, que les écarts n'y font rien, que les conjoints se retrouvent toujours la même personne. C'est une profonde garantie pour l'existence de l'enfant. L'unité qui le créa, dure maintenant fatalement. Le père et la mère ont beau faire: ils sont et resteront uns. Ainsi l'espèce est assurée par une loi immuable, aussi fixe que les grands faits d'astronomie, de chimie.
Ce qu'ont peint nos romanciers, les écarts de la volonté, les caprices de la passion, tout cela est étranger aux masses. Cela se passe à la surface, aux classes élevées, peu nombreuses. Ces caprices ne changent rien au grand cours de la nature.
On avait remarqué que souvent la femme, en très peu de temps, même quelques mois après le mariage, prenait non seulement l'allure, mais l'écriture du mari. Chose indépendante de la volonté, même de l'énergie des personnes. Un mari doux, un peu mou, que sa femme appelait: «Mademoiselle», n'en avait pas moins donné son écriture à cette dame bien supérieure.
La voix, le visage même, changent. De deux sœurs du Canada, belles et fortes, que je vis un jour, l'une, mariée à un Anglais, avait l'aspect tout anglais, l'autre était restée française.
Changement plus profond encore dans l'organisme intérieur. Les physiologistes notent (Voy. Lucas, etc.) les exemples assez fréquents de la femme remariée, qui, plusieurs années après la mort du premier mari, a du second des enfants qui ressemblent au premier.
Cette fatalité physique, commune à toute espèce, devient dans l'espèce humaine une grande moralité, la loi de salut pour l'enfant. Des deux personnes dont il vient, la mobile, la réceptive, la plus tendre et la plus aimante, se modifie, se transforme, s'assimile, et par là produit l'unité qui constitue véritablement le mariage. C'est ce qui fait la parfaite fixité de ce berceau où l'enfant pourra dormir, du foyer où il va croître.
Tellement changée par l'homme, la femme le change-t-elle à son tour? Certainement, à la longue. Si l'harmonie se fait d'abord, si le mariage constitue l'unité dont vivra l'enfant, la vie de la femme au foyer, tout le réseau des habitudes dont l'homme est enlacé par elle, lui créent un ascendant profond, qui compense et dépasse même l'effet de la transformation qu'elle a subie au début.
Tout cela donne au mariage une constitution, une force prodigieuse. Physiquement, il est immuable et indélébile. Chose divine si l'on aime, mais terrible si l'on hait!... Combien l'homme, favorisé à ce point par la nature, imposé à un jeune être (qui arrive au mariage généralement plus pur), doit vouloir en être digne, lui faire à force de tendresse accepter la fatalité! Il faut par tous les moyens, tous les sacrifices possibles, faire que cette loi de nature, voulue et non pas subie, soit le bonheur de l'union et la profonde joie de l'amour[114].
Les plus dociles, les plus silencieuses ne sont pas toujours celles qui acceptent le mieux la loi de l'unité. Sous leur résignation, elles peuvent couver l'infini du roman. C'est le cas parfois de l'Anglaise. La Française au contraire, qui met tout en dehors, qui contredit très haut, souvent en elle-même est plus assimilée qu'elle n'aime à le paraître. Sa vive personnalité, qu'on croirait un obstacle, impose l'heureuse condition de conquérir la volonté, de rendre le mariage réel par une intime union d'âme. Union progressive que l'association, la coopération ou d'affaires ou d'idées peut augmenter toujours, et d'âge en âge, de sorte que le temps, qu'on croit si faussement l'ennemi de l'amour, le consolide et le resserre. Dans le commerce, dans la vie de campagne, l'exploitation rurale, dans l'art et dans l'étude, je vois cet idéal réalisé fort simplement et sans difficulté par l'action commune où la femme concourt avec grande énergie.
Mais l'objet naturel de son activité, c'est l'enfant et l'éducation. C'est le réel, c'est le roman tout à la fois. C'est le second amour, peut-être nécessaire dans la vie monotone. Mettons-lui dans les bras cet amant, ce petit mari qui ne fait pas tort au premier, l'y reporte sans cesse.
Il lui faudra le cœur, et si elle a eu trop (dans sa première jeunesse) de verte sève, un peu virile, si elle fut d'abord trop armée, le bonheur peu à peu la désarmant, l'adoucissant, la rendant cent fois plus charmante, elle se remettra tout à vous, pour être l'enfant elle-même.
CHAPITRE II
La mère.—Le paradis maternel.—L'enfant naît créateur.
Qu'il faut de temps pour voir les choses les plus simples que la nature même indiquait! Hier à peine enfin on a fait cette découverte: «La mère doit élever l'enfant.»
Le Moyen-âge, qui regarde la femme comme l'origine du péché et de l'universelle damnation, est loin de confier l'homme à celle qui l'a perdu. Pour mieux nier son droit sur l'enfant, les Pères, les docteurs dans leur scolastique ignorante, supposent que le père seul engendre sans qu'elle y soit pour rien. Ils la font inerte et passive. Ils la nomment, du nom qui l'avilit le plus, le vase de faiblesse (vas infirmius). Ils appellent la mère (impies! leur mère!) immonde, lui reprochent leur naissance comme un péché. L'enfant qu'elle alimente presque un an de son sang et deux ans de son lait, ne la regarde point. Aussitôt qu'on le peut, la faible créature, si fragile, est remise aux mains rudes des hommes. Barbares et grotesques nourrices! c'est à eux de bercer l'enfant.
On voit là que l'absurde a sa fécondité. Du dogme injuste et faux, et de la dure légende, descend logiquement cette pratique, impie, insultante à la femme et meurtrière pour l'homme. Car sans la mère l'enfant ne vivra pas.
Détournons nos regards du funeste passé! Écoutons bien plutôt celle qui est un présent éternel, qui ne varie pas, la Nature.
Qui crée l'enfant? la mère.
Tous les hommes éminents de ce temps-ci que j'ai connus, étaient entièrement, sans réserve, les fils de leurs mères.
Il en doit être ainsi. Dans cette œuvre commune, le père mit un instant, un éclair de plaisir. La mère y met neuf mois de souffrances et d'amour, de vives joies mêlées de douleurs, pendant deux ans son lait, ses veilles et ses fatigues,—enfin y met toute sa vie.
Sont-ils un être ou deux? On pourrait en douter. Elle le fait, refait d'elle-même (dans la transformation rapide qui nous renouvelle sans cesse), et elle est bien des fois sa mère. Il est, de fond en comble, constitué de sa substance. En elle, il a sa vraie nature, son état le plus doux de béatitude profonde, de paradis. C'est bien là qu'il est Dieu.
La crise la plus dure de sa vie sera d'en sortir, de tomber dans le froid, l'impitoyable monde. Son instinct naturel serait d'y revenir, de retourner à l'unité. Mais ici la nature s'oppose à la nature. Arraché de son sein, détaché par le fer, il lui faut s'en aller. Dure et cruelle séparation!
Cependant on peut dire que, tant qu'il fut en elle, ne s'en distinguant pas, il put à peine aimer. Il faut être deux pour s'unir, pour tendre l'un vers l'autre. Et l'amour c'est un paradis par delà le paradis même.
D'elle à lui, le sang circulait. Mais ni elle ni lui n'avaient encore l'ineffable émotion que donne l'allaitement. Impression si forte, si puissante sur le nourrisson que pour toute la vie elle lui reste. Tel il est dans les bras de la femme et à sa mamelle, tel il sera, gai et serein; ou (s'il en est privé) farouche, d'humeur âpre, irritable, regrettant quelque chose qu'il ne sait plus lui-même. Et quoi? Cette heure adorable et bénie.
Bakewell, l'habile éleveur, qui montra comme on crée des races, laissait à ses jeunes taureaux dans une heureuse plénitude tout le temps de l'allaitement. Un an entier ils possédaient leur mère. Ils ne l'oubliaient pas. Ils restaient pour leur père Bakewell doux et reconnaissants. Ils lui léchaient les mains.
De grands médecins allemands assurent qu'un nourrisson humain qui n'a pas ce bonheur, que l'on nourrit au biberon, en reste pour la vie sérieux, ne rit presque jamais.
Le sourire maternel pendant l'allaitement, le sourire de l'enfant, échangés, dit Frœbel, c'est la grande communion qui prépare toute religion, toute société humaine.
Ce qui montre à quel point mère et enfant sont un, c'est qu'ils s'entendent sans langage[115]. Ils furent le même corps pendant neuf mois, et même après ils n'ont que faire de signes, ayant une correspondance intérieure dans l'identité magnétique. Lui voyant faire cela, sans savoir pourquoi ni comment, il essaye de le faire aussi.
Par elle, il est. Et sans elle il n'est pas. Lorsque je visitai le funèbre hospice des Enfants trouvés, on me conta que ceux qu'on apporte un peu tard sont impossibles à consoler, pleurent toujours et sans fin, et meurent à force de pleurer.
La mère lui fut son nid, et son monde complet où il ne put rien souhaiter. Elle fait de son mieux, même après, pour être encore son nid. Éveillé elle le tient entre ses mamelles, et dans son giron, endormi. Mais s'il tombait! il faut encore se séparer, lui donner un berceau. Au moins, rien ne lui est plus cher (dit Frœbel, grand observateur) que de le lever, le coucher, s'unir à l'élan du réveil, bénir et assoupir l'entrée dans le repos.
Il remarque très bien encore que pour lui la parole est un être, c'est sa mère parlante. Et les autres objets? il leur parle; ils se taisent. S'il les touche, ils résistent, lui révèlent le monde, et l'opposition du non-moi. Le voilà découvert ce monde, qui fera ou rire ou pleurer! Il attire toutefois. De là le mouvement.
Il n'a pas grande force. Sa mère le meut d'abord, d'un doux mouvement cadencé. Mais qu'il remue lui-même, c'est son plus cher désir. Certains objets l'attirent ou l'occupent agréablement. «Mettez sur le berceau une petite cage, un oiseau», dit Frœbel. Moi, je n'aime pas trop qu'on lui montre ce prisonnier. Je préfère la boule brillante que les Lapons suspendent au-dessus de sa tête, qui va, vient. Lui, il tâche, ne tarde pas de la saisir.
Tout ce qu'il voit, il veut le prendre. Il le palpe, il le goûte, veut se l'approprier par tous les sens. Légitime égoïsme, instinct tout naturel, excellent, de concentration. Il est tout simple qu'une créature si faible cherche tous les moyens de s'enrichir, de s'augmenter.
Notons là l'insigne bêtise de nos théologiens. Si l'enfant a bon appétit, s'il tette bien: «Péché! voilà le premier homme! voilà Adam! voilà la chute! La gourmandise nous perdit!» Eh! malheureux, vous ne voyez donc pas que toute la nature est gourmande, que la plante est avide et des sucs de la terre et des rosées du ciel? Condamnez-la donc, imbéciles!
Enfant, ton plus sacré devoir est de bien boire ton lait et de manger beaucoup, d'absorber, si tu peux, tous les fruits de l'arbre de vie. Un univers commence. Le paradis revient. Dieu, en vous y mettant, ta mère et toi, vous recommande expressément de manger des deux fruits, la vie et la science, autant que vous pourrez. Et, à ce prix, il vous bénit.
Quelle joie de voir en ce jardin cette jeune Ève et son petit Adam! Vivre en un jardin, dans l'air pur, en communion avec le ciel, avec la bonne terre, notre mère, c'est la vraie vie humaine. L'homme naît arbre en plusieurs légendes. Dans la Perse, l'esprit, la vie, l'âme, c'est l'arbre sacré. Le grand éducateur de notre siècle, Frœbel, était un forestier. «Les arbres, disait-il, ont été mes docteurs.»
Ce petit paradis ne craint pas le serpent. L'enfant garde la mère plus qu'il n'en est gardé. Nul danger du dehors. Un tel amour si fort, si profond, si complet emplit tout, comble l'âme. Il n'a à craindre que lui-même.
L'état divin n'a-t-il pas ses périls? La mère, si elle suit sa tendance, fondra dans les molles tendresses, dans l'excès de l'adoration. Et lui, de son côté, qui n'a pas un atome qui ne soit d'elle, il a son but en elle, gravite incessamment vers elle. Les objets extérieurs le repoussent et résistent. Mais elle, elle est si douce! Il se rejette à elle d'autant plus, dans ses tendres embrassements, à ses genoux, à sa bouche, à son sein. Elle est son Ève, une Ève toute séduite et gagnée d'avance, qui lui dit d'être sage, et qui l'est moins que lui.
Elle est et sa nature et son surnaturel. Nous oublions trop ce qu'il fut, tout rêve, toute imagination. Pour lui tout est miracle, enfantine poésie. Puissance énorme et énormément forte par la faiblesse même des autres qui ne sont pas encore. Eh bien! c'est la mère seule qui l'occupe, cette puissance. Que doit-il éprouver quand, de son petit lit, il regarde, la suit de l'œil, et voit aller, venir, pour lui, toujours pour lui, cette adorable fée? Que son petit cœur est plein d'elle! dans quel enchantement étrange! Si jamais sur la terre il y eut religion, c'est bien ici, et à un tel degré que rien, rien de pareil ne reviendra jamais.
Elle ne peut pas s'en défendre. Ce n'est pas sa faute. Elle est Dieu. N'en rougis pas, ma chère, et ne t'humilie pas. Il faut bien qu'il en soit ainsi. C'est énorme, excessif. Mais que faire? c'est notre salut. Nous commençons par là, par une idolâtrie, un profond fétichisme de la femme. Et par elle nous atteignons le monde.
Le sublime de la situation serait qu'elle tâchât d'être moins Dieu, que l'amour limitât l'amour, que la mère de bonne grâce acceptât sa rivale, l'autre mère, la Nature. Mais quel pénible effort! combien il lui est dur de ne plus être sa seule nourrice, son unique aliment, que la terre, que les arbres, les fruits, se mettent à l'allaiter!... Oh! là, elle est jalouse, et pleure.
Elle espérait toujours être son camarade. Et pour gagner cela, que n'eût-elle pas fait! Elle cédait en tout, voulait être gentille, et plus enfant que lui. Mais voici qu'un matin (elle est bien étonnée), certain esprit le pousse; seul, sérieux, muet, ou bien parlant à demi voix, il s'en va, il commence dans quelque coin une œuvre à lui, veut arranger je ne sais quoi. Il prend du sable ou de la terre, et procède précisément comme tout peuple sauvage ou barbare: il entasse, il construit sa petite montagne, son tumulus. Mais on l'a découvert. «Oh! le petit vilain!» Vrai crime. Il a voulu être homme.
S'il y avait quelques petites pierres qu'on pût dresser, il eût fait davantage, un cairn, ou un dolmen, comme firent les Gaulois, ses aïeux. L'architecture celtique, pélasgique, lui est naturelle, une pierre bien posée sur deux autres, selon son tour d'esprit, c'est sa maison à lui, ou sa petite table. Il y met deux cerises. Il invite sa sœur. Il pratique l'hospitalité.
L'instinct du castor est dans l'homme; s'il peut, il creuse une rigole, y met de l'eau, il l'y fait circuler, il fait un barrage, une digue. Ce génie d'hydraulique étonne et indigne la mère. On ne pourra jamais l'avoir net, que deviendrons-nous?
Voici qui est bien pis, s'il est un peu plus grand, si sa main s'affermit, dans l'épaisse poussière il se trace un bonhomme (pas reconnaissable, n'importe). S'il est sûr d'être seul, il mouillera du sable, pétrira de la terre, bâclera quelque chose d'informe, et se dira: «C'est un chien, un mouton.»
De manière ou d'autre, il échappe. Il veut être et agir. Très difficilement on le tient dans le doux état de momie, convenable et décent, l'état d'innocence imbécile qui ne ferait que jaser, répéter.
Il faut en prendre son parti. S'il naît ouvrier ou maçon, qu'y faire? habillons-le pour cela, ou bien mettons-lui sous la main des matériaux simples, commodes, qui ne soient pas fugaces comme le sable et qui lui donnent la satisfaction de contempler ses résultats. Avec quelques petits carrés de bois, en forme de briques, il peut bâtir, édifier, faire des maisons, des ponts, des meubles, etc. J'ai sous les yeux un nourrisson qui a à peine dix-huit mois, et qui, dès qu'il a pu dresser deux des petits morceaux de bois, saisi de bonheur, joint les mains, admire, visiblement se dit en créateur: «Cela est bien.» Un autre, de deux ans et demi, plus fort dans cette architecture, appelle sa sœur à témoigner de son talent; il dit: «C'est petit qui l'a fait!»
Gardez-vous de l'aider. N'allez pas, faible mère, ramener cet artiste, cet Adam travailleur, au paradis, dont, grâce à Dieu, il sort. Respectez-le. Regardez ses instincts. Ne les étouffez pas, en croyant les servir.
L'harmonie de la forme, des formes élémentaires régulières (celle des cristaux), lui est infiniment sensible. L'homme naît géomètre, sent fort bien la beauté de ces formes très simples, la sphère, le rond, l'ovale, etc., que notre sens blasé admire moins aujourd'hui.
L'autre harmonie, le rythme, lui est également naturelle. Tout d'abord il le sent, le suit.
C'est dans le jardinage surtout que l'aide de sa mère lui redevient utile. Artiste et créateur, il est impatient, voudrait d'un Fiat faire un monde. Il va incessamment regarder, déterrer le petit germe mis en terre. Elle qui, avec lui, fut si douce, si patiente, elle lui enseignera la patience, l'art réel de créer, celui de ménager, de couver tendrement ce qu'on veut faire croître et qu'on aime.
CHAPITRE III
La Famille.—L'Asile.—Dangers dans la famille même.
Frœbel a de l'audace. Dès trois, quatre ans, il croit que l'enfant est mieux à l'école. L'oiseau est lancé hors du nid.
Mais c'est qu'il est trop chaud, ce nid, et trop enveloppant. La femme est si habituée à vouloir, à agir pour lui, à lui sauver toute peine, même si elle pouvait, l'embarras de penser!
Il ne perd pas la mère. Frœbel lui en donne une, plus calme, moins passionnée, une jeune demoiselle (qui par l'éducation se prépare à la vie de famille et au mariage), qui surveille ce petit peuple d'enfants et le dirige un peu.
Ils s'élèvent eux-mêmes avec son secours, sous ses yeux. C'est l'école qui instruit l'école, l'exemple mutuel. On voit travailler; on travaille. On voit jouer; on joue. On est moins en contact avec l'autorité qu'avec ses égaux, ses voisins. La maîtresse, obligée de se partager entre tous, pèse peu à chacun, et soutient peu chacun. Il faut que l'enfant en cent choses se consulte lui-même, avise, développe sa petite activité dans le travail, le jeu, déploie même un peu d'énergie pour bien tenir sa place contre les étourdis et se faire respecter. Image vraie du monde, qui offre déjà (fort adoucies) les luttes et (bien légers) les frottements.
L'Allemande, plus douce, se résigne à cela. Elle gémit, et dit: «Pauvre petit!» mais enfin l'envoie à l'école. Combien plus la Française lutte, dispute, résiste là-dessus! À moins qu'elle ne soit ouvrière, absente tout le jour et commandée par le travail, elle trouvera cent et mille raisons pour ne pas lâcher son enfant. Même pour quelques heures, grand est le sacrifice. L'école! «Mais pourquoi? La famille elle-même déjà est une école. Il a des frères, des sœurs. Qu'ils jouent, travaillent entre eux. N'est-ce pas bien plus sûr qu'un pêle-mêle d'enfants inconnus?»
Grand débat! vraiment solennel! Savez-vous bien qu'ici deux religions contraires sont en présence?
La foi au foyer seul, aux Sacra paterna, aux Divi parentes, au sanctuaire fermé, exclusif, du patriarcat.
La foi au genre humain, à la naturelle innocence du premier âge en tous, la confiance aimante aux instincts primitifs que Dieu a mis en nous.
Je suis grand partisan de l'éducation de famille. Mais, comme aux derniers temps, on en a tant parlé dans certaine vue intéressée, je dois, pour être juste, bien avertir les mères que, même en la famille, l'enfant court des dangers. Il risque moins les chocs, mais plus l'étouffement. Cet air, très renfermé, est souvent peu vital, moins respirable que l'air du vaste monde, mêlé sans doute, mais où les mélanges souvent se corrigent l'un l'autre.
La famille bien close nous rendrait tristement routiniers et imitateurs. On copie les parents, et entre frères (tout en disputant) on se copie. On en prend une empreinte, et l'on reste stéréotypé.
Revoyez-les vingt ans, trente ans après, et interrogez-les. La vie traversée marque peu. Et la famille est tout. Ils ont à peine appris. De cœur ils sont restés enfermés dans leur premier monde, avec une partialité aveugle pour les choses d'alors, les personnes d'alors. Ce qui s'ajouta est fluide, va et vient, ne tient guère. Mais ce que la famille imprima en bien ou mal, en bonnes ou mauvaises habitudes, est à jamais le fond du fond.
Forte éducation, je le crois, mais si forte que c'est tant pis.
Il semble chez plusieurs que cette imbibition trop profonde et définitive a trop mordu, creusé, entamé le dedans. Ils sont secs et hostiles à ce qui n'est pas la famille. Plusieurs réellement seront toute leur vie à l'état de fœtus, n'ajoutant nulle idée à celles qu'ils ont eues dans le sein maternel. Beaucoup restent nerveux, créatures féminines, impropres à l'action, qui ont quelque talent, et presque toujours l'esprit faux.
Ce que la mère adore dans la famille, et ce qui est injuste, c'est d'immobiliser l'esprit, de le retenir au maillot, lié de certaines idées et de certaines habitudes, lié de cette sorte que plus tard on a beau ôter la ligature, il ne peut se mouvoir qu'au degré et de la manière qu'il le fit quand il la portait.
Les livres juifs déjà observent sagement que les tendresses extrêmes et indiscrètes des parents amollissent, énervent l'enfant. Ils veulent que le père soit ferme pour sa fille et la tienne à distance.
Les casuistes en disent autant à la mère, et on ne peut les en blâmer. La science aujourd'hui nous démontre ce que l'on ignorait, que, sous plusieurs rapports, l'enfant presque en naissant est homme. S'il n'en a la puissance, il en a des instincts, comme des rêves de vague sensualité. Déjà parfait, complet pour l'organisation nerveuse, et n'ayant guère encore ce qui fait équilibre (les muscles et la force, l'élément résistant), il est inharmonique, vibrant à tout, le vrai jouet des nerfs. Précocité dangereuse et terrible, très souvent meurtrière, que l'on doit trembler d'éveiller.
Cela est moins frappant dans les races du Nord, mais effrayant chez nous. Un médecin (cité par M. Dupanloup) a vu des nourrissons amoureux au berceau. L'étincelle nerveuse éclate ici avec la vie. C'est un don supérieur de nos Français, qui peut être fatal. Souvent l'enfant en meurt. Souvent il sèche et s'atrophie.
Il ne faut pas nier sottement tout cela, en détourner les yeux. Il faut opposer un régime attentif, sobre, simple, certaine gymnastique élémentaire. (Voy. Frœbel.) Fortifiant les muscles, amenant l'équilibre, elle diminue d'autant l'excessive sensibilité.
Mais tout cela serait fort inutile si la mère elle-même n'était prudente et (faut-il le dire?) un peu froide, n'éludait cet instinct (attendrissant et dangereux) qui reporte l'enfant toujours vers elle, lui fait solliciter ses caresses, le fait tourner incessamment autour d'elle, et l'observer même avec une attention, une pénétration, dont son âge semble peu capable.
Elle est pour lui la vie. Et il veut voir sans cesse comme elle vit, la suit partout curieusement. Elle en rit, s'en défend trop peu.
Presque toujours il est jaloux. Même le plus petit semble dire: «Elle est à moi.» Il écarte ses frères, son père qui voudraient l'embrasser.
À moitié endormi on le couche; mais le lit froid l'a réveillé, et il suit de son mieux la conversation des parents. C'est de lui que l'on parle. La mère raconte, souriante, au père, absent le jour, ses jeux, ses gentillesses: comme il a déjà de l'esprit! Tous deux en sont émus. Et cela les rapproche. La mère dit au petit: «Dors-tu?» Oh! il n'a garde de répondre. On continue doucement à voix basse. La fine oreille n'en perd rien. Les attendrissements de sa mère surtout le préoccupent. Quand, après un dernier regard dans le berceau, et la lumière éteinte, elle est couchée et ne dort pas: «Qu'a donc maman? dit-il. Est-ce qu'elle souffre?... Oh! non!» Mais il n'en est pas moins inquiet et curieux.
Le père, en France, est admirable. Travailleur fatigué, il ne se lève pas moins, si l'enfant crie, il le promène. Mais trop souvent pour éviter cela, lui garder le sommeil, elle couche seule et met l'enfant près d'elle. Chose assez dangereuse au très petit qui peut être étouffé. Il grandit, et pourtant elle le garde par faiblesse. Il lui coûte de s'en séparer. C'est l'hiver; seul il aurait froid. Et il lui semble aussi qu'il est en sûreté avec elle, plus que près d'une domestique. Sans son enfant, dont elle a l'habitude, elle est troublée, ne peut dormir.
En réalité pour tous deux un lien magnétique se fait de plus en plus, et ne se rompra qu'à grand'peine. Le déchirement devient presque impossible. La faible mère ignore combien elle lui nuit. En le gardant d'autres dangers, elle ne lui sauve point le grand danger, l'énervation.
Au même endroit cité, et d'après le même médecin, fort raisonnablement M. Dupanloup dit qu'entre petits enfants, frères et sœurs, la vie commune, si elle n'est fort surveillée, a ses dangers. L'attraction naturelle est tout à fait la même qu'au temps des patriarches, et la nature n'a pas changé. Mais il y a cette différence que dans l'Antiquité (en Perse, Égypte, Grèce) les lois autorisant le mariage entre frères et sœurs, on avait moins à craindre. S'ils s'aimaient de bonne heure, on présageait une heureuse union. Ici, j'ai vu souvent (au moins dans cinq ou six familles estimées, et d'hommes connus), j'ai vu ces attachements précoces, aveugles et excessifs, porter des fruits amers. Pour être sans espoir, ils n'en devenaient que plus forts. Toujours la même histoire, le René de Chateaubriand.
Les Grecs auraient été bien étonnés s'ils avaient su que nos enfants sont élevés ensemble, que nos garçons ont si longtemps l'éducation des filles. Ils y perdent. Les exercices violents qui pourraient préparer le héros du travail, ne vont nullement à la fille, et il serait stupide de les exiger d'elle. À lui la force, à elle l'harmonie. Justement parce que, à eux deux, ils feront un tout, ils doivent développer des aptitudes différentes. Ils ne se conviendront que mieux.
Aujourd'hui bien plus qu'autrefois nous gardons nos enfants avec nous. Nous ne les abandonnons plus à des domestiques vicieux. Mais si nous le sommes nous-mêmes?
Même dans une famille sans vice, telle habitude des parents, innocente pour eux, utile, nécessaire à leur âge, est funeste à l'enfant, est un vice pour lui.
Le travailleur anglais qui emploie fortement la très longue journée, se relève le soir par une puissante nourriture qui n'est pour lui que suffisante, et qui déjà est trop pour la femme inactive. C'est bien pis pour l'enfant. Il grandit, il est vrai, beaucoup, et il prend un éclat, une pléthore sanguine qui le rend admirable, vraie fleur de sang. Mais ce n'est pas la force. Et il a pris déjà une fatale éducation d'intempérance qui, augmentant toujours, donne à cette race effarée un demi-alibi.
Nos Français généralement (surtout ceux du Midi) sont plus sobres, mais peu sobres de langue. Ils parlent étourdiment devant l'enfant. Le père ou les amis racontent les scandales du jour en mots couverts à peine que l'enfant comprend à merveille. Mille riens aussi, des choses vaines, qui, sans être mauvaises, le font léger, frivole, un petit homme blasé.
À la maison encore, on se contient un peu. Mais dans les lieux d'amusements, aux eaux, aux bains de mer, tout est lâché. L'homme et la femme suivent leurs goûts, sans se gêner. L'enfant profite étonnamment en mal. Dans ce grand abandon au plaisir personnel, ils sont faibles pour lui. Il faut bien qu'il jouisse aussi. Tout ce qu'il veut, il l'a. «Pauvre petit! Comment lui refuser ce que nous nous donnons? vin, café? et le reste?» Avec ce régime irritant, fort peu de surveillance, les jeux des filles et des garçons, la précocité prend l'essor. Les sens s'éveillent et sans retour. Essayez donc demain de revenir à l'ordre. Votre éducation de famille, au fond, est finie, perdue. Vous ne regagnez rien par la sévérité.
Ce gouvernement de la Grâce, tel qu'on le voit dans la famille, et qu'on croit le plus doux, est souvent (vu de près) tour à tour mou et violent. La mère, tendre souvent, n'en est pas moins colère. Parfois l'amour d'un fils la rend dure pour la fille. Presque toujours le favori a son contraste, la victime, le souffre-douleur.
Le dogme de la Grâce, d'arbitraire infini, sans justice et sans loi, est réfléchi ici dans la famille. Au foyer, comme au ciel, il y a les élus, favoris de la Grâce, les préférés sans cause. «Dieu, avant leur naissance, aima Jacob, et haït Esaü.» Trop souvent la mère est de même. Les élus de l'amour sont ceux qui plient le plus, les mous, faibles et lâches. Les plus vifs, les plus énergiques, deviennent les élus de la haine, sur lesquels toujours on est prêt à frapper.
Parfois aussi, pourtant, ces cruautés sont des effets de l'amour même. Son élan tyrannique pour avoir l'enfant tout entier à soi et l'absorber, rencontrant un obstacle dans une nature forte, s'indigne, et sans transition passe à la fureur, à la haine. Mais la mère doit le plus souvent s'accuser seule. Sa fréquente colère rend l'enfant colérique. L'imprudence qu'elle a de le gorger, de le crever, de lui donner du vin, etc., crée précisément les orages qu'on réprime si durement. Le même enfant nourri autrement serait calme et doux.
Le 12 mars 1868, dans une rue voisine de l'École de Médecine, je passais devant la boutique d'une fruitière-charbonnière. Je vis une belle femme, forte et fraîche, assez rouge, qui frappait sur la tête une gentille petite fille de sept à huit ans à peu près. Quoique saisi, je sus me contenir: je dis seulement: «Ah! madame...» Elle parut un peu honteuse, et semblait s'excuser. L'instrument était un très fort martinet, à sept cordes, sept nœuds, qui eût pu assommer. L'enfant ne pleura pas, traversa la rue vivement, alla donner la main à deux bons charbonniers (son père, son oncle apparemment), qui la recueillirent sagement, la consolèrent, sans l'embrasser pourtant, ce qui eût irrité la mère. Mon cœur avait passé la rue avec l'enfant. Ces deux hommes me plurent extrêmement. Fort propres (c'était le dimanche), ils avaient l'air doux, calme, des véritables travailleurs. S'ils avertirent la mère, ce fut le soir, et non devant l'enfant. Le père était un homme de trente-cinq ans peut-être, pâle et plus délicat qu'il ne faudrait pour ce métier. Elle, rouge au contraire et forte dans sa vie sans fatigue, assise, visiblement n'avait que trop de sang.
L'enfant le plus souvent est puni, caressé, bien moins pour ce qu'il fait que pour des motifs extérieurs qu'il ignore. Tel état de santé, tel jour du mois, tel mécontentement, bien souvent font pleuvoir une averse de coups.
Le temps va lentement. C'est bien tard, en ce siècle, que deux peuples souffrants se sont manifestés. Celui des femmes a fait entendre de légitimes plaintes, et celui des enfants? à peine un gémissement. On a commencé d'entrevoir qu'envers ce petit monde nous ne sommes point justes du tout, nous n'observons jamais les vrais milieux de la justice. Nous nous satisfaisons sans mesure aux deux sens, dans l'amour ou dans la colère. On les étouffe d'embrassements ou bien on les écrase. Ils pleurent, ne savent ou n'osent dire. C'est par un cas étrange et de précocité et de mémoire fidèle, qu'un livre récemment a été écrit là-dessus. Dans quel ménagement, quel excès de respect! dans quelle attention pour s'accuser soi-même, pour voiler tels détails, faire deviner plutôt que dire et expliquer!... N'importe! D'autant plus pénétrant a monté de l'abîme ce premier, ce faible soupir.
Les femmes vivent avec les enfants, et elles les observent si peu qu'elles ignorent encore une chose terrible: c'est que, malgré l'apparente légèreté de l'âge, c'est celui où souvent on voit le profond désespoir, le violent désir de la mort. Pourquoi? c'est que, bien plus que nous, l'enfant à sa souffrance attache l'accablante idée d'une durée infinie. La vie nous apprend peu à peu que tout change, que rien ne dure, ni le bien ni le mal, qu'il ne faut point désespérer. L'enfant ne le sait pas encore, croit, s'il est misérable, qu'il le sera sans fin.
La vraie désolation existe pour l'enfant quand c'est sa providence, sa protection naturelle, sa mère elle-même qui l'accable. Les très petits, frappés par elle, se jettent à elle, se réfugient en elle, dans son giron et sous la main qui frappe. L'enfant, un peu plus grand, manifestement sent l'horreur d'une chose tellement contre nature. Il crie bien moins des coups que de cette chose monstrueuse. Comme elle est Dieu pour lui, et sa vie, et son tout, il est alors sans Dieu, abandonné de tout, hors des conditions de la vie.
«N'exagérez-vous pas?» Certainement l'enfant ne peut analyser, exprimer tout cela, comme on le fait ici. Cependant les suicides d'enfants ne sont pas rares. Les journaux en témoignent. Mais, non réalisés, ces pensées, ces désirs n'en sont pas moins terribles à observer. Pour la première fois, ils ont été écrits, tracés fidèlement (1866). Que les parents y songent. Dans un âge très tendre où l'on croit que tout glisse, l'âme est entière déjà; l'imagination même, infiniment plus vive qu'elle ne l'est chez nous, parfois centuple les douleurs.
CHAPITRE IV
Le foyer ébranlé.—Grand danger de l'enfant.
L'enfant est né de l'unité. Son danger capital, c'est que l'unité ne se rompe, que, ses parents se refroidissant l'un pour l'autre, le mariage ne soit plus qu'apparence, un divorce décent.
On oublie trop, en parlant de l'enfant, qu'il n'est point un être isolé. C'est un fruit sur un arbre (la famille). Et si cet arbre sèche, le fruit sèche, et peut-être meurt.
Notre race, entre toutes, électrique et nerveuse, avec ce don brillant, a un défaut fatal, la mobile imagination. Souvent bien peu de temps après le mariage les époux deviennent distraits. Sans s'écarter beaucoup, ils regardent ailleurs, ils courent un peu le monde. Si la dame n'allaite, cela se voit bientôt. Ou, peu après l'allaitement, elle se dédommage de sa servitude, prend son vol, veut l'amusement. Elle a vingt-deux ans, je suppose, et elle est dans sa haute fleur. On l'admire et on la jalouse. Elle se croit, à tort, peu utile à l'enfant. Et son mari aussi, tenu un peu à part pendant l'allaitement, est sorti de ses habitudes, ne lui est pas indispensable. Aussi léger, et plus (tout au moins en paroles), il l'émancipe, et lui fait dire: «Il s'amuse... Je m'amuse aussi.»
Un homme d'esprit a fort bien dit: «Entre l'amour de nouveauté, et l'amour d'habitude que ramène le temps, il y a un entr'acte, une lacune. C'est l'abîme où souvent sombre le mariage, et qu'il faudrait tâcher de combler à tout prix.»
Tant que l'on est très jeune, les distractions comptent moins. On s'éloigne, et on se rapproche. On oublie, on se passe certaines choses. Souvent un peu plus tard, quand l'enfant est déjà absent, va aux écoles (la mère a vingt-cinq ans peut-être), alors des crises graves peuvent troubler à fond le ménage, mettre en péril la maison, la fortune, briser violemment la famille. Là, c'est la perte de l'enfant.
Une gravure anglaise de l'autre siècle, faible et fade, mais d'un effet très doux, m'arrêta l'autre jour. C'était un étroit intérieur, une chambre à vieille fenêtre dont les petits carreaux ne montraient au delà que toits et cheminées, une maussade rue de Londres. Sur une chaise, une dame, une belle grasse Paméla, y dort de tout son cœur. Sa nurse, une jeune Irlandaise, garde un petit qui marche et un nourrisson au berceau. La dame (de vingt-huit ans, je crois) a très probablement un enfant plus âgé, mais il est aux écoles. Elle est un peu forte déjà, un peu trop bien nourrie. La bonne créature a une figure honnête; elle est et elle veut être sage. La voilà bien seule pourtant. Elle dort, elle rêve innocemment, et sa nature sanguine rêve pour elle. Où est son mari? que fait-il? soigne-t-il assez son trésor? Il est aux affaires, je le veux. Mais s'il la laisse trop longtemps, cette belle ennuyée, elle peut s'échapper dans un petit roman, fatal à la maison, briser tous les plans du mari, ses romans de fortune, ses ambitions de famille.
C'est sur l'enfant alors que d'aplomb tout retombe. Il pâtit de mille choses qu'il ne peut deviner.
La personnalité féminine, d'abord subordonnée, modifiée fatalement, se dédommage, réagit, veut s'étendre et prendre sa place. De là, chez la plus douce, certain esprit d'opposition. Les défauts du mari apparaissent alors, et fort grossis. Elle a en ce moment une excessive clairvoyance. Elle voit mille détails fâcheux, réels, mais les voit trop. Que serait-ce, madame, si vous subissiez cette épreuve, si votre fine peau rosée était mise sous un microscope? vous en auriez l'effroi vous-même.
Je vois d'ici deux ennuyés, un couple sombre au coin du feu. Quel est-il? Quelles sont ces personnes? De classe, je suppose, moyenne, laborieuse. C'est le samedi soir, dimanche demain. On est quitte de la semaine, et on a plus de temps. L'homme n'est pas un pilier de café. Mais il rentre chez lui un peu tard. On l'a attendu. Premier point qui dispose assez mal. Il est préoccupé, ne dit guère ses pensées. Mais moi je vais les dire. Il a rencontré tel ami. On a causé d'élections, de la stagnation des affaires. Il arrive plein de tout cela, et comme toujours, songeant à changer sa situation, à monter, à se cultiver. Il a acheté un livre.
On allume la lampe, et il lit. Elle respecte son étude; cependant elle est blessée fort justement de ce mutisme. Et moi aussi j'en suis blessé. Il y a si peu de bons livres, vraiment utiles. Et c'est pour ce bouquin sans rapport à son temps qu'il oublie son livre vivant, bien autrement intéressant, où il eût lu mille choses du cœur, de la nature.
Elle coud, mais qu'elle est sombre!
Lui, s'il pose son livre, il regarde le feu. Gravement. Et cependant, sa mobile idée n'est guère grave: «Cette femme est ennuyeuse. Comme elle est nerveuse, tendue! Garçon, j'eus meilleur temps. Les petites d'alors étaient tout au moins amusantes.» Et il aperçoit dans le feu la Closerie, etc. Son ami, à cette heure, y mène sa rieuse maîtresse.
Que ne voit-on pas dans le feu? Dans la braise, les petits jets bleus, de légers lutins dansent et attirent les yeux de la femme. C'est le riant visage de la dame d'en bas, qui a tant de bontés pour elle, qui l'invite sans cesse, son salon cramoisi, et près de la dame son fils, si élégant et si aimable. Mais le salon se fait chapelle, une chapelle de charbons cerise, d'où un fin petit prêtre l'observe de ses yeux ardents!
Vaines figures! vaines pensées! Laissez cela, madame, pensez plutôt au fils qui vous revient demain dimanche. Vous n'êtes point gâtée, vous êtes vaniteuse, blessée, un peu crédule. Avec des flatteries, on peut vous mener loin. C'est votre mari, je le sais, qui a le plus grand tort. Les heures passent et il lit. Cela est irritant. Ma foi, elle perd patience, se lève; elle a mis son chapeau...
«Non, madame, ne sortez pas.» Je l'arrête, et dis au mari: «Vous êtes inexcusable. Voyons, ne soyez pas si sot! Vous lui avez fait mal. Son pauvre cœur est tout gonflé. Laissez votre bouquin, laissez la dignité. Rompez la glace, allez, et retenez-la dans vos bras.» Que l'enfant eût été utile ici, près de la mère! Quelle sottise a-t-on fait de lui ôter son enfant! Si la longue journée lui laisse au moins l'espoir de le voir revenir pour le souper, elle prend patience. Et si dans la soirée certain moment d'humeur rend les époux muets, pour lui on ne peut l'être. Le mauvais charme du mutisme est rompu. On lui parle, et bientôt on se parle aussi l'un à l'autre; c'est à cause de lui, pour son souper, pour ses devoirs. Il ne sait rien du froid qui a existé tout à l'heure; il parle haut, il conte et il rit. S'il voit que l'on est froid, usant de la liberté de son âge, il s'empare de la main de sa mère, et la donne au père.
CHAPITRE V
L'enfant raffermit le foyer.
Balzac, sur le plus beau sujet, a fait un pauvre livre, un très faible roman. Mais le titre seul vaut un livre. Il fait songer: La femme de trente ans.
C'est, pour une Française surtout, le grand moment et l'apogée réel pour l'agrément, l'esprit, la grâce. La grâce qu'on peut définir la beauté du mouvement, dans ses aspects divers, sa variété infinie, est aussi riche d'effets que la simple beauté des lignes est monotone. Elle promet; on espère une âme, et la statue ne vous rend rien. Mais la grâce donne sans cesse, et de cent manières elle éveille.
La vie sanguine est peut-être moins forte. Celle des nerfs prévaut. Ils se sont assouplis, ils ont leur libre jeu. Ils vibrent à tout, avec une délicatesse infinie. Ce don, comme tout autre, vient peu à peu, s'accroît, se nuance surtout par la vie cérébrale, de cent manières, et centuple l'effet par les échos de la pensée.
De vingt à trente, il s'est fait une autre âme, une personne toute nouvelle. Si le mari était absent quelques années, il verrait au retour que c'est une autre femme. Combien au-dessus des maîtresses, des petites filles insipides qu'il serait tenté de chercher! La jeune dame qui sent sa valeur, est très justement exigeante. Elle s'étonne de ce qu'il sent peu un si grand changement. Elle est blessée de voir que, l'ayant eue enfant, il s'imagine sottement la connaître, n'avoir rien à apprendre. L'amant en voit-il davantage? Cela n'arrive guère; il est léger, mobile; il veut un succès, et c'est tout.
Ce moment où la jeunesse a gagné tellement en dons charmants, brillants, c'est celui au contraire où l'homme (entre trente et quarante) semble enterré dans le métier, dans l'étroite spécialité, concentré dans l'effort qui peut le mener à son but (de fortune, d'ambition, d'idées, d'inventions, n'importe). Il le faut bien, dans la concurrence terrible où nous vivons. Malheur à lui, s'il restait l'homme agréable, le parleur de salon qu'il fut à vingt-cinq ans peut-être. Une femme d'esprit doit songer à cela. Pour l'homme, la beauté, c'est la force, c'est la poursuite persévérante d'un même but, c'est la grandeur des résultats, au moins celle de la volonté. Et pour qui cet effort? pour elle, pour l'enfant, la famille. Elle ne peut l'oublier: s'il ne perd dans la grâce qu'en augmentant dans la puissance, elle doit s'en réjouir, s'unir à lui de cœur. Il pâtit aujourd'hui, et il vaincra demain.
Je dois le lui dire à l'oreille. Demain, elle perdra, et il aura gagné. Le temps est contre elle et pour lui. Elle aura moins d'éclat, sera moins admirée. Et lui, ayant atteint son but et le prix de sa vie, sera entouré à son tour. Alors, elle pourra regretter de n'avoir pas eu patience, d'avoir peu pardonné l'alibi du travail. Il aura peu changé alors, elle beaucoup. Les grands succès d'affaires ou d'art (on le voit par la vie de tous les gens connus) n'arrivent guère à l'homme qu'à l'âge où le succès de la femme est fini.
Le salut pour l'enfant, la maison, et eux-mêmes, c'est qu'en ce temps de froid et de malentendu, ils ne s'éloignent pas, ne se déshabituent pas l'un de l'autre. Ils sont encore unis beaucoup plus qu'ils ne pensent. Le lien intérieur est fort. Cela se voyait bien quand le divorce était permis. Ceux qui croyaient avoir rompu, et (chose pire) qui semblaient l'un pour l'autre à jamais refroidis, dès qu'ils vivaient à part, se regrettaient souvent. On sentait qu'on s'aimait, dès qu'on s'était perdu.
Rien de plus bizarre que le cœur. Des sots disent que le sentiment éteint ne peut revivre. Je vois tout le contraire. Il est curieux d'observer combien des circonstances imprévues le réveillent. Parfois une perte de famille, le deuil d'un enfant, d'une mère qui seule avait rempli le cœur, rendent la femme à son mari. Parfois un danger que l'on court; exemple, au dernier siècle où la petite vérole était si meurtrière, des époux séparés se rapprochaient alors; ils se souvenaient qu'ils s'aimaient. Parfois une perte de fortune y suffira et un simple changement de milieu. Un grand et vaste hôtel où l'on est éloigné, est un demi-divorce; dans un petit local, rapproché, peu à peu on revient à l'intimité.
Les revers font beaucoup. Un échec dans le monde ramène à l'intérieur. Parfois la brillante étourdie, moins coupable que vaine, vrai papillon, brûle son aile au premier vol, retombe. Elle sent bien alors où est son ami sûr. La tendresse indulgente émeut profondément. Un vif réveil du cœur a lieu, le plus tendre retour au doux foyer, à l'enfant, au bonheur.
«Assez! assez du monde! qu'on ne m'en parle plus!... Je reprends mon enfant. À nous de l'élever. Je ne peux pas le voir en larmes tous les jours au retour de l'école. Je serai son école, son précepteur et tout.»
Mais, ma chère, songez-y. L'éducation exige de la suite. Vous voudrez bien deux jours, puis vous vous lasserez?...
«Moi! jamais!»
Dans cet excès de zèle, il n'en obtiendra qu'avec peine, mais (il le faut) il obtiendra qu'elle partage avec l'école, que l'enfant absent quelques heures, et rentrant plusieurs fois par jour, ait en elle un répétiteur, qui aide, adoucisse les choses, simplifie les difficultés.
Sais-tu bien à quoi tu t'engages?... S'il te reste le soir, adieu les salons! les spectacles!...
«Oh! mon spectacle est mon enfant!... c'est ma joie, ma gaieté, ma divine comédie.»
«Eh bien! c'est ton affaire. Pour moi, cela m'arrange. Fatigué tout le jour, j'aime assez le repos du soir.»
Quel heureux changement pour le mari! Quel affranchissement! Combien sa vie, son travail gagneront! Je suppose un véritable homme, occupé, sérieux, qui marche vers un but. Les salons servent peu. Le gaspillage immense de temps et de paroles qu'on fait le soir, énerve pour la journée du lendemain. Qui ne voit en toute grande ville des galériens qu'on nomme des maris, traînés constamment en soirées. Ils expient rudement la faute d'avoir épousé une femme dotée, orgueilleuse et mondaine, qui les force de travailler double. Le jour aux affaires, la nuit au monde, et jamais de repos. Tel, un avoué que je connais, parle ou écrit dix heures par jour. Il finit au moment où sa femme, levée fort tard, achève sa toilette. Allons, vite au bal! Partons!... Il peut commander son tombeau.
L'homme est un animal diurne. La vie nocturne du chat ou du hibou le tue, ou le rend imbécile.
Quel gain de temps immense, de vie et de santé, peut donner une femme! Adorez celle-ci. Bénissez-la, bénissez Dieu.
Ceci est-ce un roman? Point du tout. À Paris, dont on dit tant de mal, j'ai cela sous les yeux. Notre paisible rive gauche m'offre fréquemment ce tableau. Dans une seule maison où il se fait d'excellents cours, je vois trois ou quatre cents dames, amenant leurs petites filles, travaillant pour elles, avec elles, changeant leurs habitudes, acceptant tout à fait la vie la moins mondaine, concentrées tout entières dans l'idée de l'enfant. «De quelle classe ces dames?» Surtout de la moyenne, femmes de magistrats, de professeurs et de négociants.
Les très longues absences de l'homme, occupé tout le jour, sont ainsi saintement et admirablement remplies.
La mère est bien payée de tous ses sacrifices. Elle a l'enfant à elle, et le jour et la nuit, et surtout (c'est sa fête) pour le repas du soir.
Vers dix heures du matin quand il revient de classe, ou vers quatre heures encore, elle est à la fenêtre, l'aperçoit de loin et palpite. Elle s'étonne un peu de le voir qui revient à petits pas, si lent, s'amusant à toute chose.
Lui absent, elle étudie fort. Chose peu difficile, après tout. La mère intelligente peut sans se fatiguer se tenir en avant toujours, marcher devant l'enfant.
L'hiver seulement il est dur de se lever si tôt. Son mari a compassion. Mais elle a si grand cœur! L'enfant serait grondé s'il n'avait appris ses leçons. «Eh bien! chère, dit-il, je me lève.—Non, tu es fatigué d'hier. C'est moi qui le ferai répéter, et je veux d'ailleurs l'arranger à ma guise et le faire déjeuner. C'est le Chaperon rouge. Moi seule, je puis lui bien arranger son panier.»
Se levant ainsi de bonne heure, dans sa vie toute nouvelle, le soir aussi, comme l'enfant, de très bonne heure elle a sommeil. Innocemment elle s'endort, et parfois d'un jeune sommeil si fort que, non sans peine, elle et lui on les met au lit.
«Monotone existence», me diront les mondaines; mais combien celle-ci y gagne en fraîcheur, en beauté! Combien elle en est rajeunie!
Si ces gens-là avaient le malheur d'être riches, ils ne pourraient avoir cet intérieur. Le fils aurait un précepteur. Un étranger, un témoin, serait là. L'éducation n'exigeant pas leur concours, ils pourraient à leur aise continuer la vie mondaine, qui ne manquerait pas de les éloigner l'un de l'autre.
Que ce tiers entre ici, tout va se compliquer. En les supposant sages, et dans la meilleure hypothèse, tous souffriront. S'il est très bon et excellent, ce précepteur, il prendra fortement l'enfant, l'accaparera, il l'aura volé aux parents et il deviendra le vrai père. Pauvre célibataire, devant la jeune dame, pleine de grâce, peut-il crever ses yeux? peut-il s'empêcher d'admirer? Qu'elle lui dise un mot de bonté, le voilà troublé et malade, hélas! et bientôt amoureux.
«Il est timide. Et elle est sage; elle est fière, et tout ira bien», me dit l'homme du monde.
Eh bien! je vous l'avoue, si vous mettez ce tiers près d'eux, mes plans avortent, mon projet est manqué.
Qu'ai-je voulu? deux choses, et non pas une.
En élevant l'enfant par les parents, je songe à une seconde éducation dont jamais on ne parle, celle que les parents reçoivent de l'enfant même. Je songe à la grande influence morale qu'il exerce sur eux. Leur forte unité fait sa vie, ainsi que je l'ai dit; elle assure son bonheur, son développement. Et c'est lui, à son tour, qui charme et qui resserre cette unité, en double l'intérêt. Le mariage n'est pas, comme on peut croire, un état immobile; s'il n'a un mouvement, un progrès, il languit, il s'ennuie, il se dissout au fond. La coopération d'affaires ou d'idées, de travail, donne à l'intimité des aspects imprévus, du renouvellement. Mais de toutes les œuvres communes, celle qui peut le plus raviver nos puissances aimantes, c'est l'éducation de l'enfant.
Nécessité heureuse! Si les parents avaient la moindre dissidence, il leur faut la cacher, lui imposer silence. C'est la condition absolue de l'éducation, sans laquelle elle avorterait. Ce sentiment auquel on ne se livre pas, qu'on n'irrite point par l'aigreur du débat, n'a jamais même force; souvent il s'étouffe ou s'oublie. Ainsi, sans le savoir ni le vouloir, l'enfant devant qui l'on s'observe, fait plus qu'aucun arbitre. Pour lui et dans son intérêt, on comprime, on supprime bien des divergences naissantes qui, manifestées librement, rompraient, troubleraient l'union.
Un point très capital, c'est que le père maintienne, relève en toute occasion l'autorité maternelle que l'enfant n'est que trop porté à traiter légèrement. Il doit, par le tendre respect qu'il manifeste lui-même, bien faire sentir au fils que cette douce personne, faible pour lui et désarmée pour lui, la mère, n'en est pas moins le saint des saints.
Une jeune créature est toute en soi d'abord, comme un simple élément. Elle semble indifférente à tout, plus même qu'elle ne l'est en effet. Il est bon qu'il en soit ainsi. Mais cela est dur à la mère. Le garçon, en naissant presque, a l'orgueil du mâle. Il méprise les petites filles. Il se croit fort et sa mère faible. Il dirait, s'il osait: «Je suis homme. Elle n'est qu'une femme.»
Les soins même excessifs qu'elle prend de lui, le servant et l'aidant en tout, lui donnent l'attitude d'un maître. De là certaines sécheresses, des duretés. S'il s'en souvient à un autre âge, il en aura des regrets, des remords. Mais alors le petit tyran est bien loin de sentir les très réelles piqûres qu'il fait.
À mesure qu'il devient leste et vif, il s'en va avec ses camarades. Elle voudrait bien l'être; elle essaye et ne peut; aux jeux, aux exercices, elle est un peu lente, un peu molle. Et c'est son charme même, sa grâce que d'y échouer. La femme ne naît pas avec l'aile au talon. Court-elle? Il est déjà au but, revenu à moitié, qu'il la trouve en chemin.
Qu'elle travaille, étudie pour lui, se donne de la peine, il le trouve si naturel qu'il n'en tient aucun compte. Il garde certain doute du savoir de sa mère. S'il revient de l'école avec une dictée mauvaise, un texte estropié, s'il est embarrassé et qu'elle fasse effort pour l'aider, il la croit ignorante. Le père voit à son tour, et le plus souvent trouve qu'un mot capital est passé.
J'ai vu parfois une scène d'intérieur qui n'est pas rare et qui donne à songer sur la nature humaine. Une mère, une jeune dame, très capable, mettait une coquetterie innocente à bien montrer au père les progrès de l'enfant, ses efforts, son petit succès. Et elle se faisait une fête de donner leçon devant lui. Elle y était de cœur, de volonté, attentive à veiller, à soutenir l'enfant s'il déviait. Et elle y mettait tant de zèle, d'ardeur, qu'elle se troublait, s'embrouillait elle-même. Les rôles étaient changés. Bégayant, rougissante, elle était très charmante (et si touchante à ce moment!). Le pis, c'est que l'enfant riait. Profond courroux du père, qui pourtant, contenu, d'un mot bien jeté, la sauvait, la remettait en route. Mais tout était gâté! Elle continuait, triste, ayant bien envie de pleurer.
Et elle pleurait en effet dès que l'enfant était parti. Le mari avait peine à la calmer, la consoler. La consolation la meilleure, c'était l'émotion qu'il avait témoignée, son vif empressement à la tirer de là, sans qu'il y parût trop. «Ah! je l'ai vu!... Tu m'aimes donc?... Mais lui, hélas! est-ce qu'il m'aime?» Les pleurs redoublaient là-dessus.
Pénible occasion, favorable pourtant, de lui expliquer ce qu'elle est à cent lieues de savoir: «Ce que c'est que l'éducation.»
Toute femme imagine que l'éducation et l'amour sont même chose, que l'un veut, comme l'autre, faire un être de deux, que la mère et l'enfant, par exemple, seront même cœur.
Mais c'est tout autre chose. Le sublime de l'éducation, c'est que, toute désintéressée, elle consiste à faire un être indépendant, et non semblable, souvent fort différent, et qui soit vraiment lui; un être, s'il se peut, qui vous soit supérieur, qui ne vous copie pas, qui dépasse, éclipse le maître.
L'élève continue, mais contredit l'éducateur, le plus souvent en suit très peu la voie, sans quoi tout mourrait de routine.
Si la mère réussissait trop près de son fils et l'imprégnait trop d'elle, elle aurait un succès bien contraire à ses vues: elle en aurait fait une femme.
Aurait-il les dons de sa mère, ses finesses, ses délicatesses? Je ne sais. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il aurait perdu les dons du mâle, les vives énergies par lesquelles son sexe est fécond.
Donc l'enfant, pour son bien, doit être un peu à part, observé et tenu tendrement, mais toujours à certaine distance, non mêlé indiscrètement à la vie des parents, comme on fait aujourd'hui. Il sera plus modeste, s'il croit que la famille est en deux personnes seulement, et qu'il en est un accessoire. L'intimité intime doit lui être fermée. Si la mère, par exemple, veut, près de son mari, dans l'intérêt de l'enfant même, se cultiver, étudier, il est mieux qu'il l'ignore et ne la voie pas écolière. Serait-il assez sage pour n'en tirer parti! Il faut qu'elle lui soit, autant que le père même, l'autorité sacrée, idéal de raison autant que de bonté, premier objet de culte, et pour toute la vie comme un temple, un autel.
CHAPITRE VI
Culture supérieure de la mère.—Savoir trop pour savoir assez.
Les mères commencent souvent, mais rarement elles persistent; la lassitude vient bientôt, le découragement. C'est qu'elles n'étudient juste que dans la mesure de l'enfant, n'apprennent que ce qui peut l'aider, traînent dans ces éléments d'intolérable aridité. Elles sont un peu paresseuses, s'en tiennent là, disant: «C'est bien assez.» La chose ainsi réduite est trop fastidieuse, elle excède la mesure de toute patience.
Il faut planer sur ce qu'on fait. Il faut savoir bien plus, et au-dessus et au-dessous, à côté et de tous côtés, envelopper son objet et s'en rendre maître; alors, on peut le pénétrer, alors on s'y attache par la facilité que l'on y trouve. On en saisit tous les aspects.
Il ne faut pas rester à mi-chemin, aux degrés inférieurs, dans les fades lectures que l'on impose aux femmes, sous prétexte de les ménager. C'est une honte qu'on leur interdise toujours la haute culture, qu'on leur donne les livres secondaires, imités des grandes œuvres, qui n'en sont que de faux reflets, des formes affaiblies. On leur fait lire le Tasse, plutôt qu'Homère et Dante, le faible Télémaque, au lieu de son modèle l'Odyssée, ce poème et si jeune et si sage, d'un éternel amusement. Quoique écrites dans la décadence, les Vies de Plutarque nous gardent mille choses grandes, héroïques, de la belle Antiquité, intéressantes, et plus qu'aucun roman. Mais elles lisent plutôt Walter Scott, auteur très inégal, fort dans ses romans écossais, ailleurs presque toujours faible et banal. Innocente lecture qu'on donne aux demoiselles, et qui pourtant éloigne des livres sérieux, qui développe en elles le goût de l'aventure et la maladie du roman. Elles en boivent bientôt l'alcool, les romans d'adultère; puis les tristes romans de filles et de camélias; puis (tel est le progrès de ces honteuses habitudes) toutes sortes de compilations grossières, les unes sales et les autres fades, de même que plus d'une, par un goût dépravé, avale du plâtre et du charbon. Ainsi débilitées, fanées, elles perdent tout sens de la nature, souvent de l'amour même! Qu'espérer pour l'enfant de cette mère vieillie et tarie?
Quel roman cependant peut avoir plus de charme que l'enfant, cette histoire vivante, que l'on fait de soi jour par jour? Le bonheur le plus vif, ici-bas, c'est créer. Comment se priver de cela? Comment s'y rendre impropre par cette sèche alimentation? La vraie nourrice se respecte, ne mange pas pour elle-même, craint les funestes friandises, les indigestes sucreries.
Parfois la solitude fait ces goûts dépravés. En pays protestant, où la femme n'est pas préparée au roman par la confession, où elle vit renfermée, elle a pourtant ses tentations, déguste volontiers le mysticisme galant-dévot des livres catholiques. Le mari, moins subtil et qui a plus de sens, mais qui est dans la prose des affaires, est mis un peu à part comme un être inférieur. Elle se croit plus haut, se sent plus délicate. Elle a tort cependant de méconnaître tout ce que peut apporter à la communauté un esprit positif, hors de ces vains raffinements. Elle a tort d'oublier que cet homme, aujourd'hui tout au métier, a reçu une éducation forte, énormément plus forte que la sienne. Il s'est rouillé sans doute, et il a oublié, moins pourtant qu'il ne semble. Ce qu'on apprit enfant peut disparaître quelque temps, puis souvent reparaît et nous suit dans la vie.
«Mais, monsieur, mon mari a peu de temps. Il est occupé tout le jour. Et le soir, il sort.»
Sortirait-il s'il avait près de vous, madame, un doux foyer, sans humeur, sans caprice, s'il était retenu par une bonne communication de cœur et de pensées, par le besoin surtout que vous avez de lui pour l'éducation de l'enfant?
Pour le temps, pourquoi en parler? Il en aura beaucoup si vous savez le retenir. Les six heures qu'il perdrait au dehors chaque soir, c'est un temps bien considérable. Quel présent je lui fais en lui donnant ces heures! J'ajoute réellement des années à sa vie.
«Idée bizarre qui ne pouvait, dit mon censeur, venir qu'à un homme étranger au monde! Supposer qu'un mari reste près de sa femme, avec elle passe ses soirées! Où a-t-on vu cela?» Et il ferme, il jette le livre.
Le monde? mais, cher critique, vous-même, savez-vous ce que c'est? savez-vous bien que les quelques oisifs qui, dans nos capitales, traînent le soir aux cafés, aux spectacles, c'est bien peu de monde en Europe? Savez-vous que ce petit point d'un quart de lieue, ce boulevard d'éternelle promenade, où vous allez, venez, vous cache l'infini du monde réel?
Vous voyez, revoyez toujours ce même point. Vous ne connaissez pas deux cents millions d'Européens qui tous mènent une vie absolument contraire. Je vois partout le Nord, Allemagne, Suède, Suisse, Hollande, Angleterre, en parfait contraste avec vous. Ces nations actives, qui vont en cent pays où vous n'allez jamais, n'en ont pas moins la vie serrée, fermée, le grand attachement du home.
«Mais le soir, que fait-on?» On songe, on couve l'affaire du lendemain. Ou on lit quelque peu. Ou on fait un peu de musique (du moins en Allemagne). L'homme revient parfois à ses études. D'éminents personnages d'Angleterre, d'Allemagne, des politiques, des ministres reprennent un Homère, un Horace. Un de mes amis, helléniste distingué de Genève, étant de passage à Berlin, vers 1860, est invité par un ministre à sa soirée. Et là que trouve-t-il? le conseil au complet des ministres de Prusse, qui, pour délassement, s'assemblait deux fois par semaine pour lire, devinez quoi? Thucydide, dans l'original.
Cela empêche-t-il les affaires? Point du tout. Vous l'avez vu à Sadowa.
Un excès de culture, érudite, parfois pédantesque, est le défaut du Nord. Si l'homme est sédentaire, reste au foyer le soir, c'est trop souvent pour quelque étude solitaire, et la famille y gagne peu. Entre ses livres et sa bière, un peu narcotisé, est-il un homme encore? Non, de bonne heure un livre. Il épaissit souvent. Faust croit beaucoup trop à cet esprit qui rôde dans ses livres enfumés, au noir barbet du poêle. Ce barbet est deux choses, tantôt vain ergoteur, tantôt compilateur, Faust en apprendrait cent fois plus avec Marguerite.
Ici, je ne ris point. Elle est peu préparée, et on ne peut lui lire aucun livre érudit, mais pour les grandes œuvres capitales du génie humain, la femme les comprend, même vous les fait voir sous un aspect nouveau. Ces livres que vous savez d'enfance, que souvent, malgré vous, vous appreniez par cœur, vous y êtes endurci, blasé. Elle qui y vient toute neuve, elle sent tout. C'est un très délicat plaisir de voir comme à tel mot qui ne vous frappait plus, elle s'arrête et elle est touchée. Son cœur, plus fin, plus tendre, plus près de la nature, a vibré; elle essaye de cacher une larme.
Charmant enseignement de l'ignorance à la science! La femme enseigne l'homme tour à tour, et donne et reçoit. Tout cela tôt ou tard reviendra à l'enfant. Rien de leur a parte, de leur secrète étude, qui ne puisse par sa mère lui arriver, et mieux que par les maîtres. C'est ce qui la rend studieuse. Pour lui elle lit et elle écoute.
Quel bonheur de pouvoir lui expliquer Virgile! C'est tout exprès pour elle qu'il chanta, ce grand Italien. Elle pleurera sur Didon, Eurydice, sur la Lycoris de Gallus. Mais il est dans Virgile un bien autre mystère, sa douleur contenue, ses larmes étouffées sur le destin de l'Italie. On le sent en dessous. Elle n'y sera pas insensible. Elle y prendra un sens élevé, tout nouveau, que les femmes ont bien peu: la pitié pour les nations.
Le Moyen-âge avait reconnu dans Virgile le magicien qui ouvre les deux mondes. Est-ce à dire qu'il est le plus fort? point du tout. Mais il est au milieu des choses. Il a le rameau d'or, et comme la Sibylle il vous conduit partout. Il tient de l'Évangile et du Ramayana. De lui on peut monter dans le lumineux Orient. De lui on peut descendre au clair-obscur des temps chrétiens. D'où viennent-ils, ces temps? sinon de la même origine, du soir du monde antique, du soupir résigné des nations, finissant dans l'Empire, qui saluaient la fin et le repos.
Mais ces mélancolies sont un peu maladives, énervantes souvent, comme les sons de l'harmonica. Elle veut être mère avant tout; elle veut s'affermir, donner force à son fils. Elle dit: «Tout ceci me va trop, mon ami. Assez de ces belles tristesses. Ces grands effets du soir, ces dernières heures du monde, m'affaibliraient aussi. Mon cœur, associé à l'essor d'un enfant, de la vie qui commence, voudrait plutôt des chants d'héroïsme et d'aurore.»
Un grand livre viendra de lecture populaire, qui nous ouvre à tous l'Orient, qui rende à la femme, à l'enfant, au peuple (et qui n'est peuple?) les belles régions de la lumière. Comment nous retient-on toujours dans ce triste Occident, aux brouillards de l'Europe? Tout au plus on nous mène dans l'Arabie Pétrée, au désert Sinaïque, au paysage lugubre de Judée. J'ai pitié de l'espèce humaine.
Oui, il faut lire la Bible. Mais pourquoi la seule Bible juive, sombre toujours, souvent morbide? de lecture si scabreuse? Elle a les dangers du désert. Souvent, quand tout est plane, quand vous suivez avec votre candide épouse, votre innocente fille, un beau récit empreint de sainteté, au détour d'un verset (comme derrière un noir genévrier) l'impur esprit paraît... La voilà bien troublée, qui ne veut pas comprendre. On continue de lire... Mais entend-elle encore? Elle dormira mal cette nuit.
Donnez-lui bien plutôt le poème de la fidélité, la jeune, l'admirable Odyssée, Ulysse et Pénélope. Lisez-lui le Ramayana, le délicieux poème, la Pénélope indienne, sa fidélité héroïque et l'amour de Rama, sa guerre, et sa victoire où ce dieu de bonté associe toute la nature. Qu'elle ait en main surtout la Bible de la Perse, sans danger, sans détour et lumineuse autant que l'hébraïque est sombre. Ici tout est honnête, tout est dans le grand jour de la vraie sainteté. C'est le pays des purs. Le purificateur, le tout-puissant soleil, illumine tout de son regard. Et que voit-il qui ne soit aussi pur? le labeur, le labour, le travail héroïque du Juste. Un parfum sain, salubre, s'élève de ces livres de labourage, «comme la bonne odeur de la terre, dit un ancien, quand, après la pluie, la charrue ouvre le sillon».
Il y a aujourd'hui un siècle depuis que Anquetil, le héros voyageur, nous conquit ce trésor. Pourquoi l'a-t-on peu lu? c'est qu'il est dispersé dans ces chants fragmentaires et peu liés de l'Avesta.
Les poèmes qui en seraient l'interprétation naturelle, ne nous sont arrivés qu'à travers les mains musulmanes, l'or pêle-mêle avec le gravier.
N'importe, je le crois, ces trésors dispersés seront repris, et réunis, largement expliqués par un grand cœur tout plein de la flamme sacrée.
Dix mille ans ne sont rien. Ni le soleil, ni l'homme, ni la terre n'ont changé. L'idéal est le même. Cet antique génie se retrouve encore jeune. Les batailleurs passèrent, grecs et romains. Et les pleureurs chrétiens. L'humanité reprend sa vraie voie: le travail dans la lumière et la justice.
Que j'aurais volontiers brûlé mes livres pour écrire celui-là. Il est tard, et trop tard. Je ne sais point ces langues, ces hautes origines. Des grands fleuves de vie qui ont tombé de là, je n'ai point vu la source, et n'ai mouillé mes lèvres qu'à leur dernier ruisseau. J'y venais altéré, des poudreux chemins de l'Histoire où chemina ma vie, âprement et aveuglément. L'Histoire, cette violente fée, m'a traîné par cent choses de fâcheuse réalité: j'ai revécu trop de misères. Pèlerin attardé, j'y viens à temps pour boire, non pas pour rétablir le cours des grandes eaux. Un plus jeune, un plus digne le fera, et sera béni.
Quel charme y trouveront les jeunes cœurs en leur primitive pureté! Et les femmes le sont toujours bien plus que nous, quand elles sont vraies femmes, quand elles ont gardé le foyer, presque ignoré le monde (chose si ordinaire dans les classes laborieuses). Entre ce saint foyer et le berceau de son enfant, l'épouse est toujours jeune, d'un cœur tout virginal. La fécondité n'y fait rien. Remontrez-lui ces choses; elle se reconnaît, dit: «C'est moi.» Elle est toujours l'épouse qui, unie avec toi, priait au feu de Zoroastre, celle qui, d'un même cœur, avec toi trouvait, chantait l'hymne, le premier chant du Rig-Véda.
CHAPITRE VII
Le Devoir.
Le père est pour l'enfant une révélation de justice.
Et cela dans les classes pauvres, laborieuses. Non pas ailleurs.
Avantage si grand en leur faveur qu'à lui seul il compense les mille facilités d'instruction qu'ont les classes riches et oisives. Le pauvre tout d'abord naît homme, ayant constamment sous les yeux la sérieuse image du travail et du dévouement, ayant la notion d'un devoir de reconnaissance que l'enfant riche n'aura que tard et faiblement. Bref, en ouvrant les yeux, il a le meilleur de la vie humaine, l'enseignement de la justice.
Il faut le dire, la mère n'y plaint pas la leçon, c'est le spectacle le plus touchant du monde.
Aux grands froids de l'hiver, vers six heures du matin, le père se lève et part. La mère, à la faible lumière d'une petite lampe, lui a donné la soupe chaude. Le petit ouvre l'œil. Il voit les ramages aux carreaux; il voit l'hiver, s'il ne le sent, et se renfonce. Il entend, il comprend à merveille ce que dit la mère: «Ton père va travailler pour toi.»
Il a sa soupe aussi: «Mange, grandis, petit. Dépêche-toi. Tu dois, en récompense, à ton tour travailler pour lui.»
La vraie grandeur du Judaïsme, ce qui fait qu'il dure et durera, c'est qu'il s'accorde avec cet ordre naturel, conserve parmi nous le beau trait supérieur des religions antiques, de nous représenter la hiérarchie du devoir. Du père qui crée et nourrit la famille, à la mère qui la soigne, descend l'autorité. C'est toute une morale et une éducation, et l'enfant n'a qu'à regarder. Le père est prêtre à son foyer. Et même au temple, quand la bénédiction commune descend sur lui, retourné vers les siens, il les bénit, les couve, les embrasse de ses bras ouverts, c'est-à-dire est leur prêtre encore.
La faiblesse du Christianisme, ce qui fait qu'il est vieux déjà (n'ayant que dix-huit siècles, temps si court pour la longue vie des religions!), c'est qu'il a amoindri, rendu douteuse cette grande image du Père, qui fit la vie, et la fera toujours.
D'une part, il a caché le soleil du monde, Dieu-le-Père, derrière sa lune blafarde. Jusqu'à l'an 1200, le Père n'a plus ni temple, ni autel, ni symbole. (Voy. Didron.)—D'autre part, au foyer et à la table de famille, le père n'a plus autorité. Est-il père? qui le sait? La légende de Joseph, le martyr du mariage, plane sur tous les temps chrétiens. De là la déplorable littérature de l'adultère, si riche au Moyen-âge, et si riche depuis. Phénomène tout particulier aux sociétés chrétiennes, ver dont elles sont piquées au cœur et qui rend surprenant qu'elles vivent. Mais rien ne peut durer de ce qui est anti-social. C'est, nous le répétons, une des choses qui rendent le Christianisme déjà vieux, et très peu viable (selon la prédiction de Montesquieu).
Dans la douloureuse légende de Joseph que j'ai citée ailleurs d'après les Évangiles (mal nommés Apocryphes), le père, bon travailleur qui nourrit la famille, en est le serviteur; la mère, l'enfant, paraissent de caste supérieure. Quel renversement de nature! Il aime cet enfant, il adore cette femme, mais jusqu'à la mort doute de ce qu'ils sont pour lui. Et le pis, par moments, doutant de ce doute même, il s'accuse, n'accuse que lui! Image prophétique, trop cruellement vraie, de la famille au Moyen-âge. Tableau révoltant d'injustice! Leçon d'ingratitude!... Et tout cela dans la Sainte-Famille, et placé sur l'autel, proposé à l'imitation!
Les noëls et les fabliaux en rient ouvertement. Dans les tableaux d'église, la malice des peintres, un peu plus contenue, plus corruptrice encore, en mille traits adroits et perfides enseigne la risée du nourricier, du bienfaiteur, autrement le mépris du père.
Par bonheur, la nature, dans la famille pauvre (le pauvre, c'est le peuple, c'est presque tout le monde) domine et écarte le dogme. Notre famille humaine y présente l'envers de la Sainte-Famille: un enseignement de justice. La réelle table de famille est le véritable idéal. Elle dément le ciel, et lui fait honte.
La mère est admirable, constamment relève le père, marque à l'enfant ce qu'il lui doit.
Tu dois. Est-ce une idée compliquée qui demande explication? On le croirait d'après nos subtils esprits de ce temps, excellents pour embrouiller tout. Cette idée de devoir est-elle un résultat tardif, la dernière fleur d'un enseignement raffiné? Nullement. S'il en était ainsi, bien peu y arriveraient, les seuls enfants des classes qui ont le temps de raisonner. Mais c'est, tout au contraire, dans le monde du travail que, sans éducation et sans raisonnement, par cette simple intuition apparaît de bonne heure la lumière du Devoir.
Si nos premières activités étaient des résultats tardifs d'éducation, nous aurions le temps de mourir cent fois avant d'y arriver.
La mère enseigne-t-elle réellement? transmet-elle ces premières facultés? Nullement. Elle dirige un peu, corrige, rectifie. Mais elles existent d'elles-mêmes. Observez. Vous verrez qu'elle n'enseigne point à marcher. Elle aide un peu, soutient la marche et surtout l'encourage. L'enfant se traîne, puis se dresse, il marche debout de lui-même, avec plus d'assurance parce qu'il croit être soutenu. Il crie, puis articule et parle de lui-même. La mère le rectifie, à ses interjections peu à peu substitue des mots. À proprement parler, elle n'enseigne point le langage (il lui est naturel), mais bien sa langue à elle et l'idiome du pays.
De même, elle n'enseigne aucunement le Juste, mais fait appel au sens du Juste, qui est en lui du fait de sa nature. S'il lui fallait créer ce sens par la voie du raisonnement, il ne viendrait que tard et peut-être jamais.
L'irréprochable pierre de touche qui essaye les systèmes, les éprouve en bien ou en mal, c'est l'enfant. Très naïvement, il les couronne ou il les tue.
À mes amis Saint-Simoniens, aux apôtres de la femme libre, je n'opposai jamais de très longs plaidoyers. Je disais seulement: «Avec la mère errante et le foyer mobile, qu'arrive-t-il? L'enfant ne vit pas».
À mon illustre et cher voisin, M. Littré, qui nie le libre arbitre, qui nie le sens moral comme instinct primitif, n'y voit qu'une culture tardive, certaine fleur de luxe qui couronne le tout à la fin,—au lieu de disputer, je dis: «Vous ne construirez point une morale, une éducation. Votre culture tardive n'aboutira à rien. L'âme en attendant séchera. La famille sera impossible. Moralement, l'enfant ne vivra point.»
Le rapport de la mère à l'enfant est si étroit, si naturel, l'enfant croit tellement que sa mère est à lui, et d'abord se distingue si peu d'elle, qu'en cette identité l'intuition du devoir naît à peine. Il y faut l'opposition nette de deux personnes, la dualité forte. Et c'est ce que donne le père.
Le père fait ce qu'il peut pour que l'opposition soit moindre. Il se fait doux, gentil et presque mère. Et même il a un avantage, c'est que, voyant bien moins l'enfant, à ses heures de repos où il joue avec lui, il peut le gâter à son aise. Aussi il est aimé. Cela n'empêche pas qu'il ne reste une autre personne, un non-moi (et la mère c'est moi). Cette personne aimée, pourtant si différente, à barbe noire, à gestes forts et brusques, par moments peut-être un peu colère (comme un jeune homme sanguin), cela ressemble peu à maman dont la voix est si douce, le menton si uni. Le père le plus aimé (pour le garçon surtout) est un homme et un personnage avec qui il faut bien compter, avec qui l'on comprend le rapport du Devoir.
C'est une morale très complète qu'il trouve en ce Devoir vivant.
1o Ton père travaille. Si tu travaillais, mon petit? Il ne demande pas mieux. Il touche volontiers, manie les outils de son père. Ils sont trop lourds. On lui donne de légers objets. Pour jouer? Oui, sans doute. Mais le jeu est plus beau s'il laisse un résultat. Plus beau s'il est long, patient. Plus beau s'il n'est plus jeu, mais un travail voulu, comme celui du père. La mère lui donne ainsi une idée haute: le mérite du labeur.
2o Mais pour qui travaille le père? Pour lui seul? Nullement. Pour sa femme et pour son petit. Il leur gagne le pain, et le lait, et les fruits, etc.
Qu'il est bon! Mais comment fait-il pour leur donner cela? Il se donne moins à lui-même. Il pouvait manger tout, et il aime mieux ne pas le faire.
Voilà l'idée du sacrifice. L'enfant le plus léger l'entend parfaitement. Et je n'en ai guère vu qui n'en parût touché.
Il faut voir à quel point une femme aimante s'émeut de ses idées, et les rend émouvantes, ineffaçables, chez l'enfant. Dans vingt ans, dans trente ans (et mille, s'il les vivait), il reverra toujours l'œil humide et si tendre de sa mère quand elle dit, à la table du soir: «C'est lui qui nous nourrit», et son sourire charmant, quand, se mettant son châle, et l'abritant dessous, elle dit: «Que c'est chaud! que c'est bon! Je sens, c'est encore de ton père!»
Cette table du soir, ce souper, l'attente du jour, c'est la plus forte école qui puisse être jamais. Le père apporte les nouvelles du dehors, les dit à la femme qui les commente sérieusement. Le temps est difficile, la vie est dure, l'enfant l'entrevoit bien, aux tristesses de sa mère. Le père craint d'en avoir trop dit, et voudrait être gai. «Oh! on s'en tirera!» De là, entre eux, certain débat sur les espoirs, les craintes, les remèdes, les voies et moyens. L'enfant regarde ailleurs, ou joue avec le chat. Mais rien ne lui échappe.
Mes souvenirs là-dessus sont extrêmement nets, confirmés, jamais démentis, par les observations que j'ai pu faire plus tard. L'enfant prend là l'idée de deux autorités. Le père, plus informé, en rapport avec le dehors, apporte ce qu'on pense, ce qu'on dit dans ce vaste inconnu qu'on appelle le monde; il ne parle pas seul; il semble être la voix de tous. Cela peut ajouter grand poids à ce qu'il dit. La mère qui en sait moins, mais qui, craintive de tendresse, regarde en tout les suites, les inconvénients ou dangers qui peuvent en résulter, sans contredire, pourtant balance ce qui vient de se dire. L'enfant muet, sans s'en apercevoir, écoute et songe. À peine, il en a la notion. Mais plusieurs jours après, que par hasard un mot fasse allusion à tout cela, il éclate et dit vivement ce qu'il en a pensé... Il avait pris parti, il avait son idée à lui.
La soirée est déjà avancée. Laissons les affaires. Une petite lecture ferait du bien, calmerait tout, avant qu'on s'endormît. Les plus calmes seraient les lectures d'Histoire naturelle. L'enfant en est avide. Les animaux, ses amis, camarades, l'intéressent beaucoup, lui ouvrent des côtés spéciaux de la vie, que l'homme résume comme dans une sphère générale. Les Voyages sont bons (mais pas trop les naufrages qui le feraient rêver). Très bel enseignement, et meilleur que l'Histoire, miroir de tant de vices, récit de tant de fautes. Ajournons-la un peu. La Géographie nous vaut mieux, avec les bons voyages, l'excellent Robinson.
Peu de lectures, mais simples, fortes, qui laissent trace, qui lui servent de texte pour ses rêves et ses questions. Souvent on croit qu'il dort; il songe. Il est dans tel pays, et il repasse tel beau fait d'histoire naturelle, d'instinct des animaux, telle singularité de mœurs humaines. Et tout à coup il en parle à sa mère, demande explication. C'est à elle, sage et prudente, de lui montrer combien toute cette diversité d'usages est extérieure, combien au fond tout se rapproche, se ressemble réellement. À elle de lui donner l'idée, heureuse et consolante, ce grand appui du cœur, l'accord du genre humain.
Donc, nul trouble dans son esprit. Tout s'harmonise en lui, pour y justifier son trésor intérieur, né avec lui, mais toujours agrandi: le sens du Bon moral, du Juste.
En son père, en sa mère, il en voit les deux formes, les deux pôles, si bien concordants. Lui, la justice exacte, la loi en action, énergique et austère, l'héroïque bonté rectiligne. Elle, la douce justice des circonstances atténuantes, des ménagements équitables que conseille le cœur et qu'autorise la raison. Elle ne s'oppose en rien à l'autre, mais parfois tourne autour, l'adoucit, la fléchit. L'image la plus belle en est dans l'Odyssée, dans cette chère figure d'Arétè, si bonne à son mari, à ses enfants, à tous, conseillère excellente des ménages, sage arbitre des pauvres, qui leur arrange leurs affaires et leur épargne les procès. Cette Arétè me plaît encore plus que la Femme forte des livres juifs. Aussi sage, elle touche par l'aspect surtout de bonté.
La lecture était courte, et la voilà finie. Neuf heures n'ont pas sonné. Un quart d'heure (davantage peut-être), reste encore. Levant les yeux du livre, tous deux s'adressent un regard, qui ensuite se tourne vers l'enfant. Mais entre eux ils conversent, et pour eux, sans plus s'informer s'il est là. Des paroles du cœur viennent alors et parfois touchantes. La mère, naïvement sur son bonheur présent, laisse échapper un mot tendre et pieux. «Que d'autres sont plus mal!» L'excellent travailleur, sur qui porte pourtant le poids de la vie, ne disconvient en rien du grand ordre du monde, qui sans doute ira vers le mieux. Chacun d'eux, dans sa forme, a la parole religieuse.
Moment fort grave pour l'enfant, et qui doit influer sur la vie tout entière. Nul sermon, nul symbole, n'en feront autant, sachez-le, que ce sursum corda des parents, la voix grave du père louant la Loi du monde, et le soupir profond de sa mère adressé à la Cause (aimante, sans nul doute) par qui nous sommes et nous durons.
Mais ne vaut-il pas mieux que l'enfant soit couché avant cet épanchement de tendresse religieuse? Je le croirais. Il ne faut rien précipiter. Sans ajourner, comme Rousseau, si longuement, il est sûr que cette haute pensée, qui prête tant au malentendu, peut être très funeste si on la donne avant l'éveil de la conscience, l'idée fixée du Juste. Que Dieu reste caché tant qu'on ne peut comprendre qu'il doit être un Dieu de justice.
Cela vient peu à peu. Aux maladies, l'enfant peut apprendre déjà la patience, la résignation, accepter les effets, même pénibles, des lois générales. À mesure qu'il agit, travaille et crée, il sent qu'il faut agir, d'accord avec la puissance aimante et juste en qui la nature se crée elle-même. Jeune homme et citoyen, il s'associera volontiers de cœur et de raison à la grande Cité, à son âme sublime, le dieu de Marc-Aurèle. Mais tout cela doit venir à la longue.
Pour aujourd'hui, j'aime autant le coucher. Le mystère est encore bien haut pour lui. Dans la plus antique formule (et la plus belle aussi) de culte qui reste sur la terre, dans celle qu'on lit au Rig-Véda, je ne vois point l'enfant. Je sens bien qu'il est là, mais sans doute endormi, déjà dans son berceau.
LIVRE III
HISTOIRE DE L'ÉDUCATION.—AVÈNEMENT DE L'HUMANITÉ.
CHAPITRE PREMIER
Anti-Nature.—Inhumanité.—École des Frères.
Les mille années du Moyen-âge doivent de leur vrai nom s'appeler l'âge des pleurs.
Ce qui est bien cruel, c'est que l'Âge des pleurs, fini pour l'homme, continue pour l'enfance.
Barbare persévérance! Nous exigeons toujours que le petit enfant, pour entrée dans la vie, accomplisse une chose énorme et impossible, et, pour premier essai d'intelligence, nous imposons une entorse au cerveau.
C'est un miracle qu'on veut de lui d'abord, que sa petite tête, avant son développement, forcée, écartelée, subisse l'intrusion violente d'un credo condensé de tous les dogmes byzantins.
Demain, on le mettra à la manufacture. Il sera ouvrier à dix ans. Mais, avant, il sera métaphysicien.
Qui veut cela? qui est l'auxiliaire inflexible du prêtre pour exiger l'absurde épreuve? C'est le chef d'atelier. L'enfant troublerait tout, ne serait point exact, s'il n'était quitte de l'église. Donc il faut «qu'il ait fait sa première communion» avant d'être admis au travail. Même obstacle pour des millions d'enfants dans le monde chrétien. Les plus pressants besoins de la famille n'exemptent pas de passer par cette filière. Elle est la même pour toute classe, toute race, pour l'enfant de campagne le moins formé, pour l'enfant affiné des villes.
Si cela se faisait sérieusement, la plupart en resteraient fous. Mais il y a une certaine connivence. Le père ne tient guère à la chose. Et celui même qui gravement enseigne ces entités creuses, qui les fait répéter, songe bien moins à les faire comprendre qu'à plier la jeune âme, à mettre sous le joug toutes les générations nouvelles. Si l'enfant n'entend rien, et mot pour mot répète servilement, au fond, c'est tout ce que l'on veut.
Il oubliera ces mots; deux choses en resteront. Premièrement la servilité; il sera bon sujet pour toute autorité, dressé pour le tyran. Deuxièmement, son crâne ayant été forcé par cette opération barbare, il ne sera pas fou, mais infirme d'esprit, disposé à traîner dans les voies de routine, sans initiative, sans vigueur, sans invention.
On ne viole pas impunément l'humanité et la justice, la logique, le simple bon sens. Que nous dit le bon sens? Que la culture humaine, comme toute culture, doit se faire par degrés, non par un violent coup d'État, qu'il faut laisser d'abord à leur essor les facultés actives, que la spéculation doit terminer, non commencer.
J'ai dit ailleurs la merveilleuse échelle du développement de la vie grecque, comment l'enfant montait sans s'en apercevoir par les degrés de l'action. Le jeune Hermès ailé, et le petit gymnase, l'accueillait, l'invitait, le remettait jeune homme au dieu de l'art et de la lyre, Apollon, au travailleur Hercule. L'idée pure couronnait, Socrate et la Pallas. Enfin la vie publique, la vraie Pallas, Athènes, la Cité comme éducation.
Heureux développement, et si bien gradué! L'enfant monte sans savoir qu'il monte! Rien de plus fort, rien de plus simple, et aussi rien de plus fécond. Quels brillants résultats! Quelle scintillation de génies!
Renversez cette échelle. Commencez par Pallas, la philosophie, la grammaire, la sophistique et l'éristique. Athènes deviendra Charenton.
Notez que ce système est d'une pièce. Tout est grec, et rien d'étranger. La Grèce a tout au plus emprunté quelques noms des dieux, mais elle les a faits elle-même, d'elle et à son image. Si elle eût ramassé des dieux d'ici et là, compilé un credo, il eût été stérile.
Combien laborieuse est l'œuvre de Judée, la bizarre alliance qui s'y fait des mythes et des dogmes! Jéhovah, l'âpre esprit «qui est dans le vent» du désert, se mêle aux dieux colombes de la molle Syrie. Les anges de lumière, empruntés à la Perse, rencontrent le funèbre Adonis et la mort des dieux. Chaos barbare qu'on hellénise en le nommant du Logos grec!
Mais cela est trop clair. L'énigme Trinitaire et le nœud de la Grâce l'embrouillent, l'enténèbrent à jamais. Mille années de disputes n'y font rien, n'éclaircissent rien. Au lieu d'achever, on ajoute. Sur cet entassement on jette et on empile quelque dogme nouveau, hier l'Immaculée, naguère le Sacré-Cœur et le Précieux-Sang.
Prodigieuse chimère! qui éblouit de sa complexité. D'un côté si subtile, de l'autre si grossière, accouplant hardiment tant de contradictions. La tête, en y songeant, fait mal, et les oreilles tintent. Hélas! qu'en sera-t-il du cerveau d'un enfant?
Quand on traîne à l'église le premier jour la triste créature, un frémissement instinctif la saisit. Le petit garçon est muet, comme stupide. Mais la petite fille dit très bien qu'elle a peur; elle tremble de tous ses membres. La robe noire et l'obscure sacristie, le vieux confessionnal, un corps mort mis en croix et son côté saignant, d'atroces exhibitions d'ossements, comme il se fait au Midi, en Bretagne, toute cette fantasmagorie effrayante la fait reculer. Elle veut s'en retourner, tire sa mère, se cache derrière.
On ne l'écoute guère, et la voilà assise au banc avec les autres, immobile de longues heures, faisant semblant d'entendre. En esprit qu'elle est loin, au jeu, à la maison! On a beau la punir.—Mais voici tout à coup que vraiment elle écoute. On parle de l'Enfer. Qu'est-ce cela? Des feux, des démons, des brûlures, des grils et des griffes. Horreur! quel saisissement pour la petite âme crédule! Elle en rêve, et même éveillée. Voilà une prise forte, infaillible, qu'on a sur elle, et que l'on gardera, et que nul n'aura d'elle. Quelle? Les prémices de la peur.
Et le garçon? et l'homme! celui qui doit bientôt faire face à tous les hasards de la vie, celui qui aura la famille à protéger, la patrie à défendre, quel crime de le briser ainsi, de courber en lui l'homme presque avant qu'il soit homme! Les lois antiques frappaient de mort celui qui mutilait un mâle, lui ôtait l'énergie. Ici, n'est-ce pas la même chose? Que devons-nous à ceux qui reçoivent de nous nos fils gais et hardis, et nous rendent un troupeau de gazelles effrayées!
«Laissez approcher les petits.»
Douce parole. Ils approcheraient, mais s'ils voient la verge derrière?...
Dans les quatre Évangiles, ces livres compilés de doctrines si divergentes, je vois rapprochées pêle-mêle la douceur, la sévérité.
«Approchez.» Mais je vois la géhenne éternelle, le monopole des élus, de ceux qui plaisent à Dieu et pour qui seuls parle Jésus (voyez plus haut). Quel sujet d'épouvante pour tout le genre humain! pour tant d'autres qui n'ont pas plu!
Nul innocent en ce système. Tous en naissant sont deux fois condamnés.
Condamnés pour Adam, pour le péché durable qui a gâté la race pour toujours;
Condamnés comme fils de la concupiscence, du plaisir où ils sont conçus.
La femme qui rougit de son corps et de sa funeste beauté, rougira plus encore de la revoir plus belle dans l'enfant, cette éblouissante et tendre fleur de sang, le triomphe de la chair même.
Dompter la chair, la pâlir, l'amortir, c'est la vocation du chrétien. Scandaleuse est la vie luxuriante de ce petit païen. Il faudra la réduire, en comprimer l'essor par une pauvre alimentation, tranchons le mot, un demi-jeûne.
Il a grandi à peine que déjà perce sa malice. Qu'a servi le baptême? Le démon, que ce sacrement adjurait de sortir, n'est pas sorti du tout. On le reconnaît à vingt signes.
Le grand signe, c'est de voir pousser, monter en lui, cette chose dangereuse entre toutes, l'essence du démon, qu'on aura tant de mal à extirper, la Liberté, cette force tenace de libre volonté. Mauvaise herbe qui trace. On arrache. Il en reste autant.
Ne perdons pas une minute pour combattre cela. Quelque petit qu'il soit, ne le ménageons pas, appliquons-y des remèdes héroïques.
«Si l'on raisonnait? si l'on faisait appel à ses bons sentiments, à son intelligence? Pitoyable méthode. Ce serait justement le moyen d'éveiller ce que l'on veut éteindre, ce mauvais Esprit, la Raison.
«Aux maladies du corps, consultez-vous l'enfant? Non. Bon gré ou mal gré, vous lui ingérez les remèdes. Faire avaler le bien, faire expulser le mal, c'est tout. Eh bien! ici, rien autre chose à faire.
«Qu'il avale, en formules, le dogme condensé, la divine parole. Mieux encore, sans parole, que Dieu lui soit sans cesse ingéré dans l'hostie, pendant qu'incessamment par la verge et le fouet on expulsera le Démon.»
Le Démon est sensible. Il crie—c'est ce qu'il faut—il rage, il se renverse... Je le crois bien. C'est signe que l'opération réussit. On conçoit le combat si, dans ce petit corps, le Diable poursuivi sent Dieu. C'est l'eau frémissante au fer rouge.
Et cela dans toute la vie. Car le Démon, en dépit de cette éducation terrible, ne lâche pas prise; il faut continuer le supplice. Ce n'est pas à l'école seulement, mais partout. Le Moyen-âge n'est rien que cette guerre au Diable. Du prêtre à vous, des parents à l'enfant, du pédagogue à l'écolier, par cataractes et cascades, tombe un torrent de coups. Des écoliers de trente ans (on le voit par l'histoire fameuse d'Ignace de Loyola) n'en sont point exemptés.
Passant devant l'église, devant la maison, le collège, vous entendez partout des cris. Montaigne même, à une époque moins sauvage déjà, dit que l'école est un enfer. La chambre de la question, où le juge d'alors fait torturer, n'en différait en rien. Et en effet, dans ce système, l'homme est l'éternel accusé, avec l'aggravation de terrible équivoque qu'en frappant on ne sait si c'est sur le Diable ou sur l'homme.
Saint-Cyran, fort, profond, sévère, vrai janséniste, ne craint pas d'avouer le système dans sa vérité. Il exprime vigoureusement l'idée même du Christianisme, de la guerre de Dieu et du Diable, la fluctuation effroyable de l'âme battue et rebattue du ciel en terre, et relancée tour à tour de l'abîme au ciel. Il le dit sans détour: «L'éducation chrétienne est une tempête de l'esprit.»
On ne peut amoindrir le combat, la tempête, qu'en éreintant l'un ou l'autre parti. Saint Louis y emploie des chaînettes de fer, battant l'âme à travers le corps, la réduisant comme un forçat. Le jeûne est bon aussi, mais Pascal, plus directement, arrive au but avec des purgatifs violents de deux jours en deux jours.
Forte éducation de la mort, qui vaudrait mieux que les supplices, qui sur l'enfant manquerait peu son coup. Je jure que la tempête, ainsi traitée, ne résisterait pas.
On nous conte doucereusement les réformes humaines du second Port-Royal qui eut si peu d'élèves, ou les éducations princières de Fénelon, etc. Mais rien n'était changé dans le grand courant général. Le Moyen-âge poursuivait son chemin. Les hauts collèges des Jésuites qui gâtaient tant leurs écoliers, ne les battaient pas moins, et jusqu'à nous. M. de La Rochejacquelein, qui en était, me l'a dit à moi-même.
L'excellent De La Salle, le créateur des Frères de la Doctrine chrétienne, qui eut le bon esprit de bannir le latin des petites écoles, de faire lire en français, pour les punitions suit très exactement la méthode du Moyen-âge, de chasser la malice par la verge et le fouet (1724, réimprimé encore en 1828). Il le dit avec un détail fort cru et fort choquant.
Les férules, frappées dans la main, plus décentes, plus cruelles peut-être, avaient un avantage. Elles aidaient le maître à se régler et à compter les coups. Ce bois dur, impassible, interposé froidement, le gardait de l'horrible ivresse qui trop souvent l'aveugle. On a supprimé les férules, et nominalement toute punition corporelle. Cela est-il possible dans ce système du vieil enseignement? Les pénitences plus longues, moins simples, sont impraticables.
Hors de Paris et des écoles modèles qu'on montre aux étrangers, entrez dans la première école, vous le verrez, le maître frappe, et il ne peut faire autrement.
Par ce faux adoucissement, on l'a cruellement exposé. Dans ses pénibles fonctions, dans cette éternité des jours interminables, dans le bruit des marmots, dans sa dure vie de moine, isolé, sans consolation, il est aigre, irrité, ouvert à tout instinct mauvais. Est-il de bois? de pierre? S'il s'emporte, s'égare, et si de la victime le Démon passe à lui, se saisit du bourreau, peut-on s'en étonner?
Les lettres du supérieur Étienne (1854, 1860, 1861) et les innombrables procès qui ont suivi, n'ont que trop éclairé ce sujet lamentable. Nous n'ajouterons pas à la honte de ces malheureux. Leur vie est un enfer. Ils nous conservent ici l'image douloureuse de ce qui (moins connu, mais non pas moins cruel et non pas moins souillé) a duré de longs siècles aux ténèbres du Moyen-âge.
CHAPITRE II
L'Âge humain.—Les deux types: Rabelais, Montaigne.
Un mot, un simple mot fit un effet immense, un grand coup de théâtre, quand on le retrouva après le Moyen-âge, ce petit mot: Humanité.
Chose terrible! l'homme en ce funèbre songe avait même oublié son nom. En sortant de la tombe, du long ensevelissement, il se tâta lui-même, enfin poussa ce cri.
Ce mot Humanité, de divine douceur, de bonté, d'aimable culture, l'Italie l'employa. La première, détournant les yeux des ténèbres barbares, elle revit le jour, et regarda vers l'aube, vers la grande, sereine et lumineuse Antiquité.
Dès le treizième siècle, un berger, Giotto, qui s'avisa de peindre, avait eu une idée bien étrangère au Moyen-âge. Le premier, dit son biographe, il mit de la bonté dans l'art. Comment cela? En sortant des types inflexibles, insensibles, inhumains, de la tradition byzantine. Il osa peindre la nature.
La belle Antiquité est son reflet fidèle. Pétrarque, pour Bible, prit Homère. C'est sur cette poésie de jeunesse éternelle qu'il passa ses vieux jours. Et il s'y endormit de son dernier sommeil. Il en fit son chevet. On lui trouva la tête sur l'Iliade et l'Odyssée.
Le mot qui empêchait, défendait toute invention, qui dominait, fermait, stérilisait le Moyen-âge, l'Imitation a péri. Un caractère étrange, admirable, du temps nouveau, c'est qu'on veut imiter et qu'on ne le peut plus. Pétrarque voudrait être Latin, refaire du Cicéron, et il est Italien, il fait ses beaux sonnets. Le savant des savants, Rabelais, est de tous le plus neuf, le plus original.
Plusieurs croient imiter. Cette adorable enfant qui fit le salut de la France, Jeanne Darc, croit suivre le passé, la légende. Et elle est au contraire un idéal du peuple nouveau, de l'avenir. En mourant, elle oppose à l'Église la voix intérieure. Au bûcher de Rouen, je salue la Révolution.
Luther de même imite de son mieux, voudrait remonter, renouveler la primitive Église, née de la mort d'un monde. Et il en commence un. Il copie le couchant, et il fait une aurore. Plus fort que ses doctrines, son grand cœur se fait jour. Parmi ces dogmes sombres, l'esprit serein, vainqueur, de la Renaissance éclaire tout. Contre le mysticisme de tristesse passive qu'il croit ressusciter, il prêche la vertu la plus haute du héros: la Joie.
La joie éclate immense, avec un rire puissant, plus fort que le tonnerre, du berceau de Gargantua.
Tous reculèrent saisis, s'écrièrent d'horreur ou de joie.
Chaque mot qui lui vient est un grand coup de foudre, lumière de l'avenir, anathème au passé.
D'abord soif et famine! Haine au temps famélique, où on n'avala que des mots!
L'humanité, réduite à n'être qu'un squelette, s'éveille, les dents longues, dans une horrible faim.
Le second mot n'est pas moins foudroyant. C'est l'arrêt solennel, l'excommunication majeure, sous lequel le Passé s'en va la tête en bas, tombant comme une pierre pour ne remonter plus jamais, emportant son vrai nom qui le tue. C'est l'Anti-Nature.
Nul livre plus réimprimé. Il y en a soixante éditions, des traductions en toute langue. «Au début, en deux mois, il s'en est plus vendu que de Bibles en dix ans.»
Les sages en sentirent l'incroyable portée. Jean Du Bellay, d'un mot, sans plus, le désignait: le Livre.
Mais peu de gens comprirent que c'était un livre d'éducation. Peu devinèrent ce qui est partout au fond: «Reviens à la nature.»
Rousseau a dit cela, et d'autres. Mais celui-ci ne part pas comme Émile d'un axiome abstrait. Il part du réel de la vie, comme elle était, des mœurs du temps, de sa pensée grossière. La conception est celle même du peuple, celle de l'homme énormément, gigantesquement matériel, d'un géant; il s'agit de faire un bon géant. Un burlesque prologue nous introduit au livre, comme les farces et les fêtes de l'âne précédaient les chants de Noël.
L'homme d'alors est tel, de matérialité très basse. Tel l'a pris Rabelais. L'enfant, dès le berceau, mal entouré, puis cultivé à contre-sens, offre un parfait miroir de ce qu'il faut éviter. À un mauvais commencement, l'éducation scolastique ajoute tout ce qu'elle peut de vices et de paresse, mauvaises mœurs et vaines sciences.
Voilà le point de départ, et il le fallait tel.
Cela donné au temps, la supériorité de Rabelais sur ses successeurs, Montaigne, Fénelon et Rousseau, est évidente. Son plan d'éducation reste le plus complet et le plus raisonnable. Il est fécond surtout et positif.
Il croit, contre le Moyen-âge, que l'homme est bon, que, loin de mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le cœur, l'esprit, le corps.
Il croit, contre l'âge moderne, contre les raisonneurs, les critiques, Montaigne et Rousseau, que l'éducation ne doit pas commencer par être raisonneuse et critique. Rousseau, Montaigne, tout d'abord, mettent leur élève au pain sec, de peur qu'il ne mange trop. Rabelais donne au sien toutes les bonnes nourritures de Dieu; la nature et la science l'allaitent à pleines mamelles; il comble ce bienheureux berceau des dons du ciel et de la terre, le remplit de fruits et de fleurs.
On dira que cette éducation est trop riche, trop pleine, trop savante. Mais l'art et la nature y sont pour charmer la science. La musique, la botanique, l'industrie en toutes ses branches, tous les exercices du corps, en sont le délassement. La religion y naît du vrai et de la nature pour réchauffer et féconder le cœur. Le soir, après avoir ensemble, maître et disciple, résumé la journée, «ils alloient, en pleine nuit, au lieu de leur logis le plus découvert, voir la face du ciel, observer les aspects des astres. Ils prioient Dieu le créateur en l'adorant, et ratifiant leur foy envers lui, et le glorifiant de sa bonté immense. Et, lui rendant grâce de tout le temps passé, se recommandoient à sa divine clémence pour tout l'avenir. Cela fait, entroient en leur repos.»
Cette éducation porte fruit. Gargantua n'a pas été formé seulement pour la science. C'est un homme, un héros. Il sait défendre son père et son pays. Il est vainqueur, parce qu'il est juste, et courageux avec l'esprit de paix.
Un droit nouveau surgit contre les Charles-Quint, contre les conquérants: «Foi, loi, raison, humanité, Dieu, vous condamnent, et vous périrez; le temps n'est plus d'aller ainsi conquêter les royaumes.»
La vraie grandeur de Rabelais, c'est que tout en s'occupant d'un géant, d'un roi, d'un être exceptionnel, il élève l'homme même en toutes facultés, et au complet. Il le remue ce roi bravement et vigoureusement. Il le fait travailler. Il lui impose toutes sortes d'activité, de gymnastiques, que l'on eût jugées peu royales, battre en grange et fendre du bois. Il le fait non seulement travailleur, mais fabricateur, créateur.
L'enfant se crée son corps par une variété de mouvements bien combinée. On l'intéresse à toute création. On le mène chez les ouvriers pour les voir travailler. On le fait cultiver, planter, soigner des arbres. Enfin ce grand prophète, Rabelais, anticipant les temps qui ne sont pas encore, veut qu'il s'essaye à faire des engins, des machines qui remuent, travaillent elles-mêmes.
Dans le plan de Montaigne, au contraire, le défaut c'est de ne donner que l'idéal de la vie noble, haute et philosophique. En cela il tient trop et de sa propre caste, et de ses auteurs Xénophon, Plutarque, qui dans leurs essais d'éducation forment ce que le seizième siècle, les Amyot et autres, appellent le gentilhomme grec. C'est le citoyen souverain des cités reines, Athènes ou Sparte. Beaucoup de gymnastique, d'exercice, peu de travail proprement dit, point d'œuvres, point de créations. Si je regardais dans la main du noble élève de Montaigne, j'y verrais la peau douce, unie, d'une main qui ne fait rien du tout. Mais chez celui de Rabelais je trouverais les signes du vaillant travailleur, qui agit et produit, et je lui dirais: «Tu es homme.»
La tendance morale, au reste, est dans Montaigne plus haute qu'on ne l'attend de cet épicurien. «Dominer le plaisir et braver la douleur, apprendre le grand art de bien vivre et de bien mourir.» On reconnaît les sages, les austères de l'Antiquité. Mais à ce propos même, on doit dire à Montaigne que cet état de force et de sérénité, la vraie santé de l'âme, s'obtient bien moins encore par les raisonnements que par les habitudes du travail, par l'heureux alibi qu'il ménage à nos passions, par la diversion merveilleuse que donne au bas plaisir le haut plaisir: Créer.
Pacifique Montaigne, savez-vous le terrible de vos leçons? C'est que «qui ne crée pas, détruit». La force d'âme que vous donnez à votre élève, qu'en fera-t-il? Comme ses pères, il la tournera vers la guerre. Le beau résultat pour un sage! vous aurez fait un tueur d'hommes!
Dernière observation: Montaigne, qui écrit aux temps où la foi barbarement intolérante noyait le monde de sang, Montaigne, dis-je, veut garder son élève de cette horrible maladie, et pour cela il lui fait voir de bonne heure la diversité des mœurs et des opinions humaines. Il le fait voyager. Il le promène par le monde. Mais n'a-t-il pas à craindre que, par un défaut tout contraire, il ne reste flottant et trop impartial, que sais-je? un douteur? un Montaigne? Fâcheux état de l'âme pour l'homme jeune, dans l'âge de l'action. L'action? mais son nerf, son ressort serait brisé. L'homme, en sa grande force, n'aboutirait à rien. Dès vingt ans, vingt-cinq ans, il aurait le malheur de ressembler à l'auteur des Essais, s'enfermerait déjà, pour songer, dans sa librairie.
S'il ne s'enferme pas, son indécision, sa vie noble et oisive, qui à loisir observe tout, sa douceur tolérante qui aime et qui hait sans excès, «qui se conforme aux mœurs publiques et les contredit peu», tout cela fera l'idéal aimable, mais un peu négatif de l'honnête homme de Molière et Voltaire, n'enfantera nullement le héros ni le citoyen.
Quelles que soient ces critiques, voilà déjà, au grand seizième siècle, les deux types d'éducation. Ils sont posés.
L'un avec une ampleur, une force, une richesse admirable, dans le Gargantua. Le petit monde, l'homme, a avalé le grand. L'a-t-il digéré? Pas encore.
L'autre type d'éducation est finement tracé par la main de Montaigne, un peu maigre, un peu pauvre, par certains côtés négatifs, autant que l'autre fut surchargé et exubérant. Mais enfin, c'est déjà une belle esquisse, vive et forte, une tentative pour donner, non l'objet, le savoir,—mais le sujet: c'est l'homme.
CHAPITRE III
Le dix-septième siècle.—Coméni.—Les Jésuites.—Port-Royal.
Fénelon.—Locke.
Les types étaient posés, les deux éducations en face, toutes deux insuffisantes. Comment les associer?
Science, conscience! qui vous accordera? Par quels moyens pratiques pourrait-on vous concilier? C'est ce qu'il fallait deviner. Le nerf de l'une, la richesse de l'autre, il fallait l'art nouveau de les mêler ensemble. La tâche du dix-septième siècle était de trouver les méthodes de simplicité lumineuse, qui, concentrant, abrégeant tout, auraient donné à la science des ailes puissantes et légères pour l'enlever de terre, en supprimer le poids.
Descartes et Galilée, ces vigoureux génies, semblaient ouvrir la voie (et l'algèbre déjà donna l'aile aux mathématiques). Comment donc se traîne-t-il ce siècle avec des moteurs si puissants, d'abord horriblement malade, puis faible en sa vaine élégance et dans sa fausse splendeur?
Rien dans toute l'histoire qu'on puisse comparer à la Guerre de Trente-Ans. C'est la plus laide qui ait souillé ce globe. «Quoi! est-ce que les armées mercenaires de Carthage ou de Charles-Quint n'avaient pas montré ici-bas tout ce qu'on peut imaginer d'horreur?» Oui. Mais l'originalité de la Guerre de Trente-Ans, c'est d'être un long calcul, d'être très préparée par une éducation, un art de faire des monstres. Dès la Saint-Barthélemi, «coup d'État incomplet», on avait travaillé ardemment et patiemment. S'emparant peu à peu des mères et des enfants, on arriva à faire des êtres spéciaux sans cœur ni tête, des automates destructeurs, admirables machines de mort (comme un Ferdinand II). De là, tant qu'on voulut, on eut, au second âge, des exécuteurs, des tueurs. Au troisième âge, on eut des produits inouïs en histoire naturelle, un engendrement effroyable de pourritures sanglantes, impossible à nommer. Rome enfanta Gomorrhe, qui enfanta Sodome, qui enfanta... Mais comment dire cela? Ici l'ulcère grouillant. Là la morte gangrène. Des villes devenues cimetières, que restait-il? Le rebut des soldats, des troupeaux misérables d'enfants, qu'on rencontrait, sauvages, devenus animaux et bêtes à quatre pattes, qui dévoraient l'herbe des champs.
L'excès des maux, venu à un tel degré, décourage. Les cœurs sont contractés, l'esprit même affaibli devant de tels spectacles. Des femmes, de divine tendresse, comme la pauvre Bourignon, qui s'y jetaient, devenaient folles. Nul n'aurait soupçonné que de là sortirait un génie de lumière, un puissant inventeur, Galilée de l'éducation.
Ce beau génie, grand, doux, fécond, savant universel, comme plus tard a été Leibnitz, était du pays de Mozart, de ces pays toujours écrasés par la guerre ou par la lourde Autriche, les pays demi-slaves. Coméni, c'est son nom, chassé de Moravie par les féroces Espagnols, y perdit la patrie, et y gagna... le monde. J'entends un sens unique d'universalité. D'un cœur et d'un esprit immense, il embrassa et toute science et toute nation. Par tout pays, Pologne, Hongrie, Suède, Angleterre, Hollande, il alla enseignant, premièrement la Paix, deuxièmement le moyen de la Paix, l'Universalité fraternelle.
Il a fait cent ouvrages, enseigné dans cent villes. Tôt ou tard, on réunira les membres dispersés de ce grand homme qu'il laissa sur tous les chemins. Entre ces livres d'abord, nommons-en deux qui sont deux larmes: le Martyr de Bohême, écrit sur la ruine d'un monde. Et l'Éloge funèbre du grand Gustave, cette épée de la paix, ce juste juge qui l'eût faite ici-bas.
Mais l'infatigable écrivain, dans presque tous ses livres, cherche ce qui pouvait, mieux encore que l'épée, terminer toute guerre: un système d'éducation, qui, appliqué aux nations diverses, diminuant leur diversité, effaçant des oppositions plus apparentes que réelles, préparerait la grande harmonie.
Sorti des doux Moraves, imbu de leur esprit, il s'adresse aux chrétiens d'abord, à l'Europe chrétienne. À l'homme ensuite, «à tous!»
À tous! Ici commence le vrai catholicisme, réelle universalité. La petite secte romaine (imperceptible sur la terre), par son exclusivisme, est anti-catholique.
À tous! Et plus de guerre des Turcs. Arrivez, Musulmans! Supprimons le Danube; nous vous tendons la main.—À tous! Arrivez, pauvres Juifs, échappés aux bûchers. À tous! aux courageux penseurs, si cruellement calomniés. Protestants, catholiques, vont s'embrasser enfin au tombeau de Gustave-Adolphe.
L'élan universel d'énergie (pan-ergeia), l'universalité de lumière (pan-agia), vont préparer celle d'éducation (pan-pædia).
Apprendre moins, et savoir davantage, c'est le but. Comment y va-t-on?
Là c'est le vrai génie. Le même homme, supérieur à sa science, planant sur son érudition, sort le premier de la verbalité. Il faut montrer, dit-il, la chose avant le mot.
La faire voir, la nommer ensuite.
Pour sentir ce coup de génie, il faut se rappeler qu'en deux mille ans l'école n'enseigna que le mot.
Il faut savoir aussi que celui qui disait cela, était en même temps le grand maître des langues, créateur de la linguistique, qui dans sa Janua linguarum donnait l'exemple des synglosses, et montrait que, les langues s'enfantant l'une l'autre, on en apprendrait dix bien plus aisément qu'une.
Eh bien, toute sa science, il la met sous ses pieds. Il l'ajourne et la subordonne. Il se refait enfant, s'adresse aux sens d'abord; après viendra le jugement. Il sait être grossier. Il présente à l'enfant, lui fait voir et toucher les choses. D'abord le réel et le fait, l'exemple et la règle plus tard.
Présenter ces exemples, ces actes, ces objets, dans l'ordre heureux, facile, qu'indique la nature. Ne pas l'intervertir, si bien que chacun d'eux prépare la voie pour avancer plus loin.
Mais le maître, un maître quelconque, saura-t-il trouver l'ordre? Pour y aider, il donne une encyclopédie d'images, un livre de gravures bien ordonnées qui puissent et diriger le maître et charmer, captiver l'enfant: Orbis pictus sensualium, 1658.
L'éducation intuitive est créée. Ce grand savant a déjà le génie naïf et réalisateur des Basedow, des Pestalozzi. Il dit les mots profonds qui les ont faits peut-être. En voici un: «Le maître doit semer des semences, et non des plantes toutes faites, des arbres tout venus.» Il doit se bien garder d'ingérer à l'enfant, par masses, un gros système qui étouffe et ne nourrit pas, mais délicatement lui insinuer les germes qui, dans sa chaleur et sa vie, vont gonfler, grandir, fleurir.
La paix de Westphalie, la paix des Pyrénées, étaient venues trop tard. On avait trop souffert. L'esprit en restait affaissé. Cela seul fait comprendre l'étonnant, le honteux succès de l'éducation mécanique, de l'enseignement bâtard et puéril d'elegantia latinæ que donnèrent les Jésuites, et que la cour, la bourgeoisie acceptèrent si avidement. J'ai décrit (je crois dans ma Fronde) l'organisation singulière du collège de Louis-le-Grand, pour quatre cents petits seigneurs, ayant (outre les maîtres) quatre cents bons amis, jeunes Jésuites, qui tendrement berçaient, gâtaient, mollement punissaient ces mignons.
Il est déplorable de voir des protestants et des libres penseurs (Bacon, Ranke, Sismondi, Auguste Comte, etc.) louer les Jésuites comme maîtres, excellents latinistes. Ils ont donc une connaissance bien légère de l'Antiquité. Ils n'ont évidemment jamais lu, ni connu les vrais, les grands savants du seizième siècle. Dans les mains des Jésuites tout devint faible et faux. Ces langues mâles et fières, que sont-elles dans leurs collèges? Combien molles et féminisées? Leur règne d'humanistes peut s'appeler, au vrai, l'avènement de la platitude.
Jamais, jamais le Diable ne fait l'œuvre de Dieu. Il en fait des contrefaçons ignobles et des caricatures.
Le fruit jésuite, issu de l'Italie pourrie, de la grotesque idylle de Tircis et de Corydon, empoisonna l'Europe. Ce fruit, ce fut le funeste idéal tout à coup à la mode, l'agréable petit seigneur, le petit homme de cour. Très digne adoration des mères que dirige Escobar. Cet enfant-là est le fléau du siècle. On le retrouve partout avec cette belle éducation. Des nations entières en furent transformées et gâtées. Exemple la Pologne que les Jésuites ont perdue.
Le fait saillant du dix-septième siècle vers son milieu et surtout vers sa fin, c'est une diminution étonnante de la taille humaine.
Aux géants Rabelais, Shakespeare et Michel-Ange, avaient dignement succédé Galilée, Descartes, Rembrandt. Mais voici que tout baisse. Corneille est un effort; il s'élance, il retombe. Molière, génie robuste, est fort plutôt que grand; et le délicieux La Fontaine n'est pour le fond qu'un fils exquis de Rabelais. Le reste, je l'avoue, m'assomme.
Le récitatif éternel de Bossuet, sur des thèmes épuisés où les grands mystiques avaient mis cent fois plus de cœur, ne peut se soutenir qu'avec ceux qui ignorent profondément le Moyen-âge. Non, la pompe n'est pas la grandeur.
Pascal, un bien autre écrivain, esprit si inquiet, a derrière lui quelqu'un qui ne le quitte pas. Qui? Le sire de Montaigne, et la nature humaine. C'est là l'abîme où il se sent glisser lui et son sombre orgueil et toutes ses bravades de dogme.
C'est un trait curieux du dix-septième siècle, et général. Il injurie Montaigne, mais toujours le regarde, le suit d'un pied boiteux, sous les formes flottantes de la réaction dévote.
Tantôt Montaigne, et tantôt Molinos. Voilà ce qui pour moi fait l'ennui de ce siècle, malgré tout son beau style. Il marche par deux routes, des compromis bâtards, équivoques, impuissants.
La résultante quelle est-elle? L'horreur du grand, l'amour d'une certaine médiocrité. On ne veut rien que de moyen, de raisonnable. Et on ne l'atteint pas. Car, quoi de plus grand que la Raison?
Cette pauvre moyenne qu'on trouve, est-ce au moins l'homme naturel? Non, c'est l'homme arrangé, l'honnête homme, Cléante ou Philinte, tellement modéré, équilibré, qu'il en est nul,—ni héros, ni savant, encore moins créateur, que dis-je? pas même l'amateur!—homme de goût peut-être, mais se piquant de savoir peu, de vouloir peu, d'agir peu,—bref, de n'être rien.
Cet honnête homme est-il suffisamment honnête? Oui, mais dans la mesure que comporte la Cour. C'est un demi-chrétien. Il pratique autant que le Roi, mais pas plus.
Le pis de tout cela, c'est que dans un monde tellement relatif, où rien de vraiment neuf, de fécond, n'est possible, l'effort, même sérieux, les caractères solides et sincères ne produiront rien. Demi-lumières, demi-vertus, demi-réformes; au total, pauvreté.
Quel retard que le Jansénisme, et quelle perte de temps! Les petites Écoles qui avaient du mérite, sont étouffées avant de porter fruit. L'éducation de Port-Royal (pour cinq ou six petits garçons) offre certainement dans la forme des améliorations réelles, mais elle n'atteint en rien le fond. Jusqu'à douze ans, l'étude en divertissements; quelle étude? un peu d'histoire sainte, de géographie, de calcul. Après douze ans, les langues, facilitées par de meilleures méthodes, mais nullement avec le souffle des grands savants du siècle précédent, des Scaliger, des Cujas, des Budé. L'Antiquité, au dix-septième siècle, n'est plus chose d'amour ni d'enthousiasme fécond.
Même le gentilhomme énergique que voulait Montaigne, avec les exercices violents et les voyages, eût dépassé le type honnête et modéré du siècle de Louis XIV. Cette fière figure aurait fait dissonance, n'eût pas eu la douceur du bon sujet et du chrétien.
Si Port-Royal est tel, que dire des amis des Jésuites, des éleveurs des princes? Le dégoût vient surtout de les trouver si peu chrétiens. Ils ont oublié tout à fait l'austérité de ces dogmes terribles. Ils en ont peur, et, je crois, quelque honte. On ne peut pas montrer en Cour ce rude Dieu. Ce serait manquer de respect au véritable Dieu, le Roi.
Voyez le bon Fleury lui-même, le meilleur à coup sûr. Comme il craint de déplaire à son petit bonhomme, comme il veut l'amuser, le captiver et le faire rire. «Je voudrais que la première église où il irait fût la plus belle, qu'on l'instruisît dans un beau jardin par un beau temps, quand il serait de la plus belle humeur; que ses premiers livres fussent bien imprimés, bien reliés; que le maître fût bien fait, d'un beau son de voix, d'un visage ouvert, agréable en toutes ses manières.»
Quelque peu chrétien qu'on puisse être, la rougeur monte aux joues quand on lit (Éducation des filles) Fénelon, qui indique comme histoire agréable la descente du Saint-Esprit.—Agréable, dit-il, ainsi que les légendes de saint Paul et de saint Étienne.—On voit là combien peu il sent la gravité des choses, leur importance relative. Triste siècle, celui où un tel homme montre une telle pauvreté de cœur! Il ne sent rien du tout de ce moment unique, où la flamme descend, où les langues de feu viennent pour délier la parole. Moment tel qu'il excède de grandeur le christianisme, l'a précédé, le suit, lui survivra.
Chez cet aimable abbé, chargé, à vingt-cinq ans(!) de convertir, diriger, confesser les pauvres jeunes protestantes, une chose fait froid, c'est que nulle part son livre ne nous montre la mère. C'est lui qui est la mère, une fausse mère, ni femme, ni homme, chargé de mener l'enfant tout doucement à l'enterrement monacal qui est son sort probable. Les temps sont durs, et les maris sont rares, surtout le mari riche qu'il souhaite et conseille. Elle sera religieuse. Pour cela, il vaut mieux qu'elle ne sache pas grand'chose. Il lui demande fort peu d'instruction, pourtant un peu de procédure, pour le cas où elle aurait des biens à administrer.
Ah! Jesule! Jesule! mon pauvre ami, que tu es rétréci, timide ici devant le monde, décent, poli et convenable!
Il dit des filles: «Elles naissent artificieuses.» Lui-même il est bien fille dans ces petites ruses qu'il conseille pour diriger l'enfant, le tromper dans son intérêt.
Avec cela, le livre est fort joli, plein de choses fines et de bon goût, de petite sagesse mondaine et féminine, mais triste, profondément triste. Et derrière un fonds sec. Que serait-ce si la pauvre fille avait un riche cœur? un cœur à la madame Guyon, comme eut l'infortunée La Maisonfort, victime de Saint-Cyr? J'ai parlé dans le Prêtre de cette maussade maison, et de sa sèche directrice, bien plus homme que Fénelon. Il est de mode aujourd'hui (chez les protestants même) de vanter fort cette Maintenon. On trouve judicieuse l'éducation faible et fausse qui apprenait très peu (moins que nos écoles primaires), et qui, sous une affectation mensongère de simplicité, créait des comédiennes. Elles faisaient un peu de ménage; je le veux bien et je l'approuve fort. Elles travaillaient de l'aiguille, fort mal, si j'en juge par ce qu'on en voit aujourd'hui même à Versailles dans la chambre de Louis XIV. Ne dissimulons rien, Saint-Cyr ne fut créé que pour l'amusement du Roi. L'éducation par le théâtre y gâtait tout. La plus sage disait: «Si je joue bien, le Roi me mariera.» Ces gentilles Esther, occupées à apprendre toujours des fictions (tragédies ou proverbes, dialogues de la directrice), devenaient aisément de fines et fausses créatures. Exemple celle qui, dit-on, prenait toujours le plus beau fruit, et le meilleur morceau, innocemment, «par pure simplicité».
Mme de Maintenon les connaît bien, prend contre elles d'étonnantes précautions. Elle leur apprend à écrire, et leur défend d'écrire. L'amie même est suspecte; on ne peut causer deux à deux. Le prêtre est-il sûr? Non. «Allez au confesseur; faites ce qu'il dira, si vous n'y voyez de péché.» Le père même, le frère, ne peuvent voir l'élève que quatre fois par an, et devant une dame qui écoute et surveille! On sent bien qu'une élève, si peu nourrie d'esprit, si suspecte de mœurs, va être tout à l'heure (brillant fruit de Saint-Cyr) une dame de la Régence.
Cet aplatissement de la France, épuisée et usée, ne se comprend que trop. Mais l'Angleterre victorieuse, qui fait alors la paix du monde, dans ce haut rôle politique, quel est l'état de son esprit? Très pauvre, imitateur, médiocre et judicieusement ennuyeux. J'ai dit fort clairement, en 1688 (Histoire de France), à quel point les partis étaient faibles à l'avènement de Guillaume, impuissants et inertes, sans l'élan, le coup de collier que nos réfugiés leur donnèrent. L'âge imaginatif et l'âge fanatique ont passé. La grandeur de Shakespeare, la force de Milton, la robuste Angleterre de Cromwell, où sont-elles? L'homme du temps, c'est Locke, et sa foi raisonnable, son gouvernement raisonnable, sa raisonnable éducation.
Ce dernier livre avait le mérite d'être le seul ouvrage en règle et étendu sur la matière. L'auteur, qui est médecin, insiste avec raison sur l'éducation physique; mais en général, pour le reste, qu'il est faible, sec, pauvre, loin, et de l'ampleur de Rabelais, et de la vigueur de Montaigne! De ces grands hommes à lui, quelle chute! Combien peu celui-ci a besoin des fortes vertus! Sa morale est plutôt prudence, sa vertu négative, abstinence de vices plus que vertu. Rendre l'enfant sensible aux éloges et à la considération, l'avertir des grands avantages qu'elle donne à celui qui l'obtient, le rendre doux, civil, c'est l'essentiel. Dans un coin cependant, il dit négligemment (je crois en une ligne) «qu'il faut lui enseigner la Justice».
Il veut l'instruction très modique et pratique, limitée à l'utile. Du français, un peu de latin, de calcul et d'histoire. Quelques mots d'histoire naturelle (spécialement pour les arbres fruitiers). De la religion, mais pas trop, quelque peu de Bible.
Il y a par moments de fort belles lueurs qui feraient croire qu'il a vu loin. Mais point. Tout d'abord il s'arrête. Par exemple, il conseille «que l'enfant fasse ses jouets». Là il est bien près de Frœbel. Il ne va pas plus loin; il fait un gentleman, et non un ouvrier. Il dit très sagement que, pour raison de santé, le jeune gentleman doit avoir un métier, tourneur ou jardinier. Mais, avec moins de sens, il ajoute les métiers de luxe, apparemment plus propres à un homme comme il faut. Qu'il soit parfumeur, vernisseur, graveur, qu'il polisse du verre ou bien des pierres précieuses.
Est-ce lui, ou son traducteur, qui ajoute à la fin une Notice détaillée sur L'Éducation des enfants de France? Pauvre sujet dont pourtant les Anglais, nos copistes d'alors, sous Guillaume et sous la reine Anne, étaient fort curieux, faut-il le dire? admirateurs.
CHAPITRE IV
Premier essor du dix-huitième siècle.—L'Action. Voltaire. Vico. Le
Robinson.
De Leibnitz et Newton jusqu'à nous, en cent cinquante ans, l'humanité a fait dans les sciences infiniment plus que dans les deux mille ans qui précèdent depuis Aristote. Le courant, retardé si longtemps, s'est précipité, et il a avancé, on peut dire, d'un énorme bond.
Phénomène étonnant. Ce n'est pas lui pourtant qui fait la première gloire du dix-huitième siècle. Le nôtre continue, d'autres continueront dans ces voies de découvertes scientifiques, d'exploration de la nature. Ce qui mettra à part le dix-huitième, c'est qu'il a recherché, définitivement révélé le principe intérieur auquel nous devons tout cela, la force vive qui fait la puissance de l'homme, l'activité de son esprit,—et ce qui régit l'esprit même, la volonté,—et dans la volonté ce qui la rend puissante et efficace, la liberté. Là, on a rencontré le fonds. «La liberté, c'est l'homme même.»
J'ai dit ailleurs comment, à travers ses mouvements divers qu'on croirait discordants, le dix-huitième siècle, posé réellement sur ce rail admirable, marcha très droit, pour atteindre son but, la générale restauration de l'homme, qui s'appelle la Révolution.
Il la fit dans les lois, dans la société, et plus profondément l'entreprit en dessous dans ce qui en est la racine, dans ce qui lui prépare l'élément social: l'art qui fait l'homme enfant, qui éveille, qui aide la liberté native. Cela s'appelle Éducation.
Rien n'aurait averti la veille de ce grand mouvement. Le dix-septième siècle décéda dans une caducité extrême, ne promettant qu'épuisement et faiblesse à son successeur. Sa dernière Renaissance bâtarde sous Louis XIII et à l'avènement de Louis XIV n'avait abouti qu'à des chutes.
Depuis Colbert, la France traîna trente-quatre années encore dans la vieillesse décrépite, interminable du grand règne, dans le ressassement éternel d'une question théologique, usée trois fois, dès 1600 par Molina, et jusqu'en 1700 mâchée et remâchée. L'esprit, l'argent, la vie et la race elle-même, tout paraissait tari. Tout maigrissait, séchait, des Arnauld aux Pomponne, et des Sévigné aux Grignan.
Le pis, c'est que l'Europe, ayant en tout suivi la France, participe à cette étisie. Plus de littérature. Sans la fabrique de Hollande, tout paraîtrait éteint. On fait des livres sur des livres. Critiques et manuels, traductions et compilations, c'est tout ce qu'on voit, dit Vico.
Un trait particulier du réveil de l'Europe qui étonne aujourd'hui, c'est que ses grandes voix s'élèvent fort à part, tout individuelles, et, ce semble, sans se connaître. Cela d'autant mieux marque que leur accord vient de plus loin, du fond, du plus profond de l'âme humaine.
Un Anglais, de Foë, prophétise la Révolution.
Un Français, Montesquieu, prédit la mort prochaine, imminente, du christianisme, qu'il fixe à quatre ou cinq cents ans.
Voltaire (contre Pascal et le christianisme) pose l'idée nouvelle: «Le but de l'homme est l'action» (1734).
L'Italie rompt enfin son long silence et dit (en 1726): «L'humanité s'est faite elle-même par sa propre action. C'est l'homme qui forge sa fortune (Fabrum suæ quemque esse fortunæ). Il est son propre Prométhée» (Vico).
Cela d'un coup efface le Discours de Bossuet. C'est la création de l'Histoire.
Vico a-t-il un père? S'il en a, c'est Leibnitz, qui, cinquante ans plus tôt, avait dit: «L'homme est une force active, une cause qui agit incessamment. Tellement que l'idée d'existence ne lui vient que de cette cause intérieure qui est lui.»
Vico sent cela dans l'histoire, dans les mœurs et les lois. Du moment que ce sont des effets naturels de notre activité, on peut les expliquer dans le passé, les deviner dans l'avenir, les préparer, y préparer les futurs acteurs de l'histoire qui suivra.
Bientôt la politique, la société même, paraîtra au génie de Turgot une éducation.
La société est un tout très compliqué. Dans le milieu social, notre action se mêle de mille activités diverses. De l'humanité tirons l'homme. Observons-le à part. Dans le désert peut-être, le dénuement et l'abandon, nous pourrons mieux voir ce qu'il peut.
C'est la donnée féconde, admirable, du Robinson. Ce livre a un rapport avec celui de Cervantès, c'est que tous deux sont écrits par des hommes déjà avancés dans la vie et qui ont traversé tous les malheurs. L'Espagnol est un vieux soldat estropié, un pauvre prisonnier, qui conserve la plus jeune imagination. Foë, l'Anglais, déjà parvenu à cinquante-cinq ans, ruiné et méconnu, condamné et pilorié injustement, se console dans l'ennui de la campagne par un travail immense, se raconte des aventures et réelles et imaginaires, fait des voyages infinis par écrit. Tous deux témoignent d'une âme singulièrement ferme et calme, sans haine, sans rancune pour les hommes ou contre le sort.
La légende si ancienne de Robin-Hood, le vagabond des bois, ici s'est transformée; elle est devenue maritime. Robinson est bien l'homme du temps où Foë écrivait, en 1719, le marin, le planteur qui va du Brésil en Afrique acheter des esclaves. Cela date le livre parfaitement. Cette année 1719, celle du système de Law, est l'époque où les Compagnies rivales de France et d'Angleterre se disputent la mer, les colonies. Tous les esprits tournent de ce côté. On ne parle alors que des îles (voy. ma Régence), de leurs fabuleuses richesses et des fortunes qu'on y fait. L'Anglais, contrebandier sur les terres espagnoles, ou commerçant de nègres en vertu de l'Assiento, se précipitait vers le Sud. Foë très sagement veut calmer l'imagination, dit ce que sont ces îles tant vantées. Son livre est un tableau qui rappelle, fort adoucies, les terribles misères qu'y endurèrent jadis les boucaniers abandonnés, ne vivant que de chair cuite au soleil. Il supprime les intolérables souffrances que leur causait la piqûre des insectes (voy. Œxmelin, etc.). Son naufragé n'est pas accablé du climat. Il travaille comme dans la campagne de Londres, où Foë écrivait. C'est la légende du travail évidemment qu'il voulait faire. Voilà la nouveauté, l'originalité du livre.
La situation n'est pas celle du pionnier moderne dans les terres illimitées de l'Amérique, appuyé derrière lui par le monde civilisé, et pouvant s'avancer à volonté, choisir sa station, ce qui diminue fort son esprit inventif, et le maintient assez grossier. Robinson est un prisonnier, enfermé dans une île, obligé de chercher et en lui et dans la nature. Il arrive peu préparé, et il faut qu'il devine, retrouve les procédés des arts élémentaires, nécessaires à la vie humaine. Cela est beau, instructif et fécond. On voit là, on apprend quels sont les biens réels, les choses vraiment utiles. Quelle joie pour Robinson quand, parmi les épaves, il retrouve la scie, les instruments du charpentier! Que ces grossiers outils lui semblent préférables à l'or, à tous les trésors de la terre!
On peut dire que Foë a trop pitié de l'homme, qu'il ne suit pas sévèrement sa belle donnée. Lui laissant à portée le vaisseau échoué, il lui donne trop de secours. Le livre aurait été bien plus original si Robinson en eût eu moins, s'il eût inventé davantage. Mais alors le roman aurait moins satisfait la masse des lecteurs, spécialement des lecteurs anglais qui prennent grand plaisir à voir ce sauvetage, à voir ce naufragé trouver tant de bonnes choses, emmagasiner tout cela, qui s'associent d'esprit à ce ménage où, près du nécessaire, se trouve même le cher confortable. Foë flatte en ceci singulièrement l'esprit anglais. Il s'y conforme encore et lui donne l'illusion complète d'une histoire qui serait réelle, par le détail précis et minutieusement calculé de beaucoup de petits objets. Il semble moins habile à conserver l'illusion quand il exagère tellement le travail dont le plus laborieux des travailleurs serait capable. Ses canots, le grand, le petit, son chemin aplani pour traîner le grand à la mer, un canal long, profond, qu'il creuse lui seul, cela dépasse toute vraisemblance, étonne et refroidit un peu.
Trois points marquent très bien l'époque:
D'abord le commerce des noirs, l'esclavage, que l'auteur, ce semble, ne désapprouve nullement, et qui à ce moment faisait la source principale des richesses de l'Angleterre;
Deuxièmement l'esprit biblique, la lecture de la Bible, mais sans allusion à aucune Église spéciale. Dans cette époque intermédiaire le puritanisme a faibli, et le méthodisme n'a pas commencé, Wosley n'arrivera qu'après 1730;
Troisièmement un trait particulier: la mention fréquente des liqueurs fortes. L'entr'acte des idées favorisait l'avènement de l'alcoolisme et tout vice des solitaires. Hogarth, tout à l'heure, va nous en donner les tableaux. Déjà, dans Robinson, le rhum revient à chaque instant et sous tous les prétextes.
L'Angleterre se reconnut si bien, accueillit tellement le livre qu'elle le prit pour une histoire vraie. Il fut traduit sur-le-champ en français. C'est sur le continent, en France, en Suisse, en Allemagne, qu'on en apprécia la vraie portée systématique, et bien au delà même de ce que peut-être l'auteur avait voulu, senti. Son lourd habit biblique n'empêcha pas qu'il n'eût une action profonde. Il a, bien plus que Locke, inspiré, préparé l'Émile.