Le Peuple / Nos Fils
CHAPITRE V
Rousseau.
Rousseau, dans ses trois livres qui parurent en trois ans (la Julie, le Contrat, l'Émile), eut l'effet tout-puissant de ce rayon subit qui transfigure les Alpes, quand un vent matinal balaye le brouillard de la nuit. Ce paysage immense, vu du Jura, semblait une mer grise d'où à peine surgissait quelque île. Mais tout s'éclaire, tout ressort, éclate avec cent nuances diverses. C'est comme un monde créé tout à coup, sorti du néant.
Nuances fort diverses, plus ou moins vraies; beaucoup sont fantastiques, pleines de rêves encore, d'illusions. Au total, une grande lumière a envahi le paysage. Si tel détail nous trompe, l'ensemble est dans le vrai.
Ce puissant ouvrier, ce grand metteur en œuvre, qui eut certainement plus de talent que d'invention, méritait-il ce succès incroyable, le plus beau qu'homme ait eu jamais? Nous ne dirons pas: Non; nous ajournerons nos censures sur ses hésitations, ses reculs du jour à la nuit. Nous dirons plutôt: Oui. Il est sûr que ce grand coup d'art, cet éclat littéraire incroyable était mérité. Il partit d'un élan, d'un moment héroïque, d'une sublime crise du cœur.
Le moment où le pauvre, l'isolé, le déshérité, s'appuyant sur lui-même, fait appel à la conscience, retrouve, affirme l'harmonie, et, du fond du malheur, jure que le tout est bien!
Rousseau n'est nullement novateur. L'optimisme, depuis Leibnitz, depuis cent ans, était populaire en Europe, professé en Allemagne. Les déistes anglais l'avaient mis en honneur. Entre deux ombres absurdes, la férocité puritaine, l'imbécillité méthodiste, l'Angleterre avait eu comme un éclair humain, un appel au bon sens. Voltaire, en 1727, quand il revint de Londres incognito, encore exilé, ruiné, pauvre, et caché alors dans un grenier de Saint-Germain, écrit très noblement (contre Pascal et les pleureurs chrétiens): «L'homme est heureux. Il y a plus de bien que de mal.»
Il le soutient de même dans ses Discours, ses lettres à Frédéric. C'est le grand cours du siècle: l'Optimisme et la Liberté.
L'affreuse Guerre de Sept-Ans et le désastre de Lisbonne, tant de maux coup sur coup, firent pourtant tort à la lumière. Voltaire eut son éclipse (voy. mon Louis XV). Il se trouvait aussi que la diffusion du mouvement encyclopédique, la variété des sciences, leurs progrès même, avaient l'effet momentané de trop disperser l'âme, de lui faire oublier sa force intérieure et son moi. Diderot l'éprouvait, comme aujourd'hui Comte et Littré. Des lueurs fatalistes passaient, troublaient le jour. Complication mauvaise qui aurait à jamais ajourné la Révolution.
Le dix-huitième siècle, fort différent du nôtre, a le cœur d'un héros. Chaque fois qu'il enfonce et baisse au fatalisme, il se trouve quelqu'un (un malade comme Vauvenargues, un pauvre homme comme Rousseau) pour frapper vivement du pied la terre et remonter, disant: «L'homme est libre. Le cœur, la conscience, c'est tout. Je suis heureux. L'homme est heureux. Le monde est bon. Le tout est bien.»
Les grands éducateurs depuis la Renaissance, traînant encore au pied leur boulet (Biblique et Chrétien), n'avaient jamais articulé cette confiance entière dans la nature. Elle est exactement anti-chrétienne, la pure négation du mythe de la nature déchue. Notez que les retours contradictoires de Rousseau, ses mollesses chrétiennes qui pourront revenir, seront des parenthèses tout à fait isolées, discordantes dans l'ensemble de sa doctrine essentielle, sans s'y harmoniser jamais.
Même dans la Julie, dans les langueurs dévotes de sa dernière partie, l'éducation est juste anti-chrétienne, contraire à la dure discipline qui ne veut qu'émonder, mutiler la plante humaine. Julie se fie à la nature, au point que, selon elle, l'éducation consiste à ne rien faire du tout. Laisser l'enfant jouer et vivre, se créer par lui-même, c'est le seul idéal de la belle raisonneuse (en même temps un peu quiétiste). Et le philosophe Wolmar, le père, le goûte assez. Il dit: «Le caractère ne change pas; il reste quoi qu'on fasse. Donc, il ne faut rien faire.» Il semble fataliste, par respect de la liberté.
Nombre de sots ont pris cela au mot, ont dit: «Pourquoi l'éducation?» La négligence, la paresse, toutes les faiblesses maternelles s'en arrangeaient bien volontiers. Mais Rousseau même, avec un vigoureux bon sens, dans la Julie et dans l'Émile, se fait une terrible objection, c'est que cette éducation négative suppose un vrai miracle. Quel? Un milieu parfait, un si excellent entourage que l'enfant, ayant tout autour la vue du beau, du bon, s'améliore (rien qu'à regarder). Cela ne se trouve nulle part, moins chez Julie qu'ailleurs. L'enfant, entre deux cœurs sensibles (et plus amoureux que jamais), mollirait et dépérirait, atrophié dans cette langueur.
L'Émile, heureusement, ne suit pas l'Héloïse. C'est un livre très mâle. L'éducation d'amour, négative, expectante, ne va pas à ce siècle, en réalité énergique, et, parmi ses écarts, actif et créateur. L'Émile agit et crée. Tout y est art et énergie. En disant: «Nature agira», il agit vigoureusement. Il est en cela concordant au grand but que posèrent Voltaire et Vauvenargues: «Le but de l'homme est l'action.»
C'est superbe de mise en scène. C'est bien autre chose que Robinson. Il y a bien là un naufragé, une âme échouée au rivage de la vie (Sicut projectus ab undis navita, Lucret.). Mais cette âme n'est rien encore, n'est point douée. Et vous avez la grandiose intuition du Prométhée, qui, d'un peu de terre, va faire l'homme.
Le tout triste et sublime. C'est un morne désert. Point de famille, ni père, ni mère (sinon pour l'allaitement). Rien que ce raisonneur, cet artiste, ce calculateur, qui vous travaille la petite momie. C'est très beau, et cela fatigue. On admire, mais c'est dur à lire. Il y a trop d'esprit, trop d'éloquence, trop de toute chose. Il montre un bras d'Hercule pour toucher une fleur. Il prend des gants d'acier pour bercer un enfant.
J'ai vu dans le Tyrol certain logis désert, un nourrisson tout seul. Du matin, les parents étaient à la forêt; un sauvage cours d'eau, armé de force énorme, fait pour tourner dix meules, d'un filet ménagé qui servait de nourrice, agitait, balançait l'enfant dans son berceau.
On sent trop bien partout qu'il n'a pas eu d'enfants, et qu'il n'en a vu guère. Dans sa vie vagabonde de musicien littérateur, n'ayant point de foyer (autre que sa pensée), il n'a jamais passé près de la cheminée les longues heures patientes qu'y passera Frœbel à voir l'enfant dormir, se réveiller, jouer.
Rien de plus éloigné du sentiment du peuple. Il n'a pas observé ce qu'offre le plus simple ménage, ce que sait le moindre ouvrier: c'est que la famille du travailleur est une éducation de Justice (voy. plus haut). Il n'a pas vu l'enfant frappé de l'exemple du père, sachant qu'il travaille pour lui, et qu'il doit le lui rendre, s'y essayant déjà, et, dans ses jeux, s'imaginant le faire.
Le Juste est-il en nous? et cette belle lumière luit-elle déjà dans le berceau? Il dit oui dans son premier livre. Puis, il l'oublie, dit non ailleurs.
Condillac a finement composé et décomposé l'homme-statue. Rousseau se fait tort en l'imitant, en employant ces artifices. Il brise l'unité réelle, si touchante de l'âme. Il en fait trois, ce semble. À l'en croire, le petit enfant ne comprendrait rien que la force; il faudrait durement, à ce pauvre petit, lui dire ce mot bref: «Je suis fort.» (Quoi de plus déplaisant?) Un peu plus tard, l'enfant ne comprend que l'utile; on le mène par l'intérêt. Et c'est plus tard encore, selon Rousseau, qu'il sent le beau, le bon, le juste, le devoir.
Quelle scolastique! quel esprit de système, tout contraire à l'expérience! Il ne s'aperçoit pas que par ce dur chemin, sans s'en apercevoir, il retourne au passé, cruel et sophistique. Ce triste enfant à qui on n'apprend que la force, m'a l'air du fils d'Adam et de l'homme déchu.
Ah! robe de Nessus qu'on ne peut arracher! Ah! levain savoyard de l'éducation catholique!... C'est de là qu'il a pris des finesses à la Fénelon, des machines qui trompent l'enfant «dans la bonne intention». Quoi! lui mentir, quoi! la tromper, cette chère et faible créature, aimante et confiante, qui n'a que vous, se remet toute à vous! Comment en avoir le courage? Comment lui dire ce mot de tyran: «Je suis fort!»
Il y a de ces mots, des élans tyranniques, comme dans le Contrat social. Et, dans cette dureté, pourtant une bien grande vacillation. Qu'est-ce que ce Vicaire Savoyard? ce feint abbé qui parle, et non Rousseau. Rousseau n'est, dit-il, que copiste. Qu'est-ce que ce respect (douteux) pour la Révélation, violemment démenti dans ses Lettres de la Montagne?
Misère! misère! Et avec tout cela, l'effet total fut pourtant beau et grand.
Rousseau trouvait le siècle un moment indécis et comme embarrassé dans le réseau d'un progrès compliqué. Il le saisit, ce siècle, le remet en chemin, il lui rend la voie droite, d'un seul mot: «Conscience! conscience!»
Cela est magnifique.
La liberté morale, une fois attestée, relevée, toute liberté suivit dans les actes, les œuvres, les lois.
La liberté est une. Sociale, morale, économique, etc., le nom n'y fait rien; c'est toujours liberté, la liberté du cœur, d'où jailliront les autres.
On cria, mais en vain. Les chrétiens, les sceptiques, parfaitement d'accord, disaient: «Il se confie au cœur, si variable, au caprice individuel, à l'instinct si souvent faussé.» Mais si cette voix intérieure est la même par toute la terre; si, pour s'assurer, s'affermir, la conscience de chacun a la conscience de tous, n'est-ce rien que l'accord de l'homme et de l'humanité?
Un peu avant l'Émile, cet accord avait eu sa vive affirmation dans le grand livre de Voltaire (1757). Un peu après l'Émile, il eut sa démonstration admirable que l'on essaye en vain d'ébranler aujourd'hui. On vit se dérouler (1768), de l'Inde et de la Perse à nous, la touchante unanimité des plus grandes nations de la terre, la voix de cent peuples et cent siècles, répondant à Rousseau: «Conscience! conscience!»
Ce beau siècle de foi, le dix-huitième siècle, fort du dogme suprême, la liberté morale, s'en va dès lors tout droit au but: 89.
Voilà la gloire d'Émile. Le fataliste élève l'enfant pour le tyran, Rousseau pour la Révolution.
CHAPITRE VI
L'Évangile de Pestalozzi.
L'immense résultat de l'Émile parut de cent façons, mais surtout par un mot qui éclata partout: philanthropie. Le grand patriote allemand, l'illustre Basedow créa ses instituts philanthropiques, maisons d'éducation, d'instruction intuitive. Ses très belles gravures, jointes à un admirable texte, renouvelaient Coménius, père vénéré de la pédagogie.
Nous avons vu comment, de l'horrible chaos de la Guerre de Trente-Ans, sortit l'éducation, le génie de Coménius. Notre cruelle Guerre de Sept-Ans éveilla le bon cœur, le grand cœur de Basedow. C'est de même, au milieu des malheurs de la Suisse, sur les ruines fumantes de Stanz, dans ces lieux tragiques et sublimes, sur le lac des Quatre-Cantons, que se fit, non le plan, non le rêve de l'éducation, mais sa vive réalité. Nulle légende plus sainte dans la mémoire des hommes.
En 1798, les orphelins échappés au massacre, jeunes enfants de quatre à dix ans, furent mis dans un couvent à demi ruiné, et pour en avoir soin on appela un homme que beaucoup croyaient fou, l'ardent, le charitable Pestalozzi, qui, depuis vingt années, s'était ruiné plusieurs fois par des essais d'éducation. Il fallait un tel homme pour accepter une telle tâche, sans moyens ni ressources, sur ce terrain sanglant. C'était en octobre, une saison déjà froide sous les Alpes. Dans la seule chambre habitable de ce bâtiment saccagé, les fenêtres brisées laissaient entrer la pluie, les vents d'automne. Point de dortoir, point de cuisine. Nul sous-maître, nul aide. Voilà notre homme qui bientôt est entouré de quatre-vingts enfants, obligé de faire tout, bien moins maître que bonne, et, qui pis est, garde-malade. Ces petits malheureux étaient dans l'état le plus déplorable, en guenilles, et plusieurs couverts de maux, de plaies. Triste résidu de la guerre.
Au dehors, tout hostile, de grossiers fanatiques, un monde catholique et barbare qui, dans cet homme dévoué, voyait un protestant, qui perdrait ces enfants, pervertirait leur âme, bref, un suppôt du Diable, de la damnée Révolution.
Elle venait pourtant, cette Révolution, de délivrer la Suisse, toutes ses populations sujettes de Vaud, etc., opprimées par les vieux bourgeois, par les cités tyrans. Mais les malheureux montagnards des petits cantons, vrais taureaux d'Uri, d'Unterwalden, n'entendant rien, suivaient leurs prédicateurs furieux, des capucins, les agents de l'Autriche. Ils étaient si aveugles qu'à l'entrée des Français dans Stanz, comme on parlementait, ils tirèrent, ils tuèrent l'officier qui était en tête. De là un massacre cruel. Nos soldats, généreux et humains à Altorf, furent très féroces à Stanz. Malgré le zèle que mit le gouvernement à donner tout ce qu'il pouvait de secours, des rancunes profondes subsistaient, et l'on s'en prenait au pauvre homme.
Tout lui était contraire, tout semblait impossible. Il a écrit lui-même: «Il me fallait agir dans un chaos de confus éléments, de misères sans limites. Si je l'avais bien vu, j'aurais été effrayé et désespéré. Heureusement j'étais aveugle. Je ne savais guère ce que je faisais, mais bien ce que je voulais: la mort, ou réussir. Mon zèle pour accomplir le rêve de ma vie m'eût fait aller, par l'air ou par le feu (n'importe), au dernier pic des hautes Alpes.»
Quel était donc ce rêve? Il l'explique bien peu, bien mal dans ses écrits. Ceux qu'il fit seul et jeune, avant sa grande expérience, sont faibles, vaguement humanitaires. Ceux qu'il fit vieux, aux temps de son succès, sont moins de lui que des ardents disciples qui lui prêtaient leur plume, trop souvent leurs idées, leur donnaient hardiment des formes arrêtées, étrangères au génie du maître.
C'est l'homme même qu'il faut atteindre en lui, ne tenant des écrits qu'on intitule de son nom qu'un compte fort secondaire.
Ce n'était pas un homme d'une pièce. Des hommes et des races diverses visiblement étaient en lui. Gauche et étrange en ses gestes, en ses actes, il avait au contraire dans la parole, non seulement la vive éloquence, mais la dextérité rapide pour la lancer, pour la reprendre, une finesse extrême pour trouver la vraie prise qu'offrait un jeune esprit, un art unique de l'éveiller, de faire qu'il trouvât, qu'il créât. Don singulier de faire des âmes.
C'est l'improvisation, au degré de puissance que n'ont point les brillants trovatori de l'Italie, la vide et faible muse qui aligne des mots. Lui, il improvisait des hommes.
Ce don brûlant, fécond, est-il plus dans les Allemands? L'Allemagne a, je crois, tous les génies, moins cette dextérité rapide. Elle est grande, profonde, avec nescio quid plumbeum qui fait un autre enseignement.
Né à Zurich, il eut pourtant bien peu le calme suisse, allemand. Il avait du sang italien. Sa famille, réfugiée en Suisse, était originaire du Tessin, du midi du Saint-Gothard. C'est là la rencontre des races, des climats, la lutte éternelle. Le soleil, l'avalanche ont leurs alternatives et leurs combats.
Et tout cela traduit dans l'homme. Sur ces versants des Alpes (du Tyrol au Tessin, et de là au Piémont, aux vallées Vaudoises), je trouve force génies fougueux, fils du torrent, fils de l'orage.
Pestalozzi enfant n'eut point la sécheresse ordinaire aux enfants. Il naquit tel qu'il fut toujours, étonnamment sensible et aveuglément charitable, ardent, impétueux pour redresser les torts, souffrant de tout ce qui souffrait. Ce qu'on trouverait de meilleur en ouvrant le cœur de la femme, en chaleur de bonté, en vivante palpitation, ce fut justement son génie. Il était laid, avec des yeux si tendres que nul n'y résistait. Les femmes comptent beaucoup dans sa vie. Son père meurt, et dès six ans il est élevé uniquement par sa mère, au foyer même (comme un petit grillon), toujours derrière le poêle. De là un être bien nerveux. Marié à vingt-quatre ans, il a une femme admirable qu'il ruine par sa charité. Ce qui peint bien la Suisse, cette excellente Suisse, ce sont ses deux servantes, Babely qui l'éleva, sauva le pauvre ménage de sa mère, et la vaillante Lisbeth, qui, le voyant lui et sa femme ruinés, toujours ruinés, les soutint quarante ans de son indomptable énergie.
Dès douze ans, à l'école, on l'appelait le petit fou. Pourquoi? Pour son aveugle élan à défendre le faible. Étudiant, il est encore plus fou. Il se jette dans les querelles du canton. Citoyen de Zurich, il ne peut supporter l'absurde tyrannie des citoyens sur ceux qui ne sont qu'habitants, leur monopole industriel, l'écrasement des petits métiers qui, l'hiver, auraient pu nourrir le paysan. Il lui faut fuir Zurich.
Il y avait en lui l'étoffe d'un révolutionnaire. On le sent dans ses Fables. La violente pitié qu'il avait pour les pauvres l'eût précipité dans ce sens; mais avec un parfait bon sens il comprit que, sous la révolution politique, il fallait une révolution morale, que les riches n'étaient pas seuls accusables, que les immenses masses pauvres (un infini! c'est presque tout le peuple) avaient leurs vices aussi qu'il fallait réformer; que, sans cette réforme, le changement des lois, de la Constitution, agirait peu pour eux. Le vice national, en Suisse, était l'ivrognerie; l'auberge était le gouffre où l'argent, la force, la vie, la moralité se perdaient. Léonard et Gertrude, faible petit roman qu'il fit, est dirigé contre l'auberge, l'aubergiste fripon, le fléau du pays. La femme reste sobre, et sauve la famille.
La providence, ici-bas, c'est la mère. Elle est pour ses enfants et l'exemple et l'enseignement. Par elle, ils vaudront mieux, et les générations seront renouvelées. Que serait-ce si l'école pouvait être une mère, si elle réalisait pour tous ce que la mère fait pour les siens? C'est le fonds principal du grand rêve de Pestalozzi. Ainsi d'un même coup puissamment révolutionnaire (révolution touchante, admirable, de la nature), il échappait au double vice des grands livres d'éducation qui l'avaient précédé. Rabelais élève un roi, Montaigne un prince, Locke et Rousseau un gentilhomme. Et Pestalozzi tout le monde.
Le gouverneur maussade qui nous attriste dans leurs livres, est heureusement licencié. La mère reprend ses droits; le charme et la tendresse de la femme vont réchauffer l'éducation. Elle prend dans ses bras, sur ses genoux, à sa belle mamelle son enfant, tout enfant. Elle en fait peu la différence. La Charité d'André del Sarte que nous voyons au Louvre en est la ravissante et sainte image. Tout ce qui souffre est sien. Elle accueille, elle prend, elle allaite, sans regarder qui. La mère inférieure disparaît; plus d'égoïsme étroit. La vraie mère apparaît, l'école, pour instruire, nourrir tout enfant.
C'était difficile. Pestalozzi, dans son premier essai (1775), veut donner l'aliment matériel aussi bien que l'autre; on le voit par les routes ramasser les petits vagabonds, orphelins ou abandonnés. Voleur d'enfants d'un nouveau genre, il en enlève de toutes parts, n'en a jamais assez. Mais comment les nourrir? En s'infligeant à soi-même la vie des mendiants, en s'ôtant le pain de la bouche; puis, en les faisant travailler. La nécessité fait ici d'elle-même le vrai système mieux que n'eût fait l'idée; c'est l'association des trois vies naturelles à l'homme: pour l'été, la culture; pour l'hiver, l'atelier, un peu d'industrie, d'art; et en tout temps l'école. Au métier, au sillon, il leur parlait partout. Les travaux monotones du corps étaient sans cesse avivés de l'enseignement. L'école, ailleurs prison, ennui et châtiment, ici était la récompense. Les œuvres les plus rudes étaient bonheur et joie, sous le charme de sa parole.
Le grand coup arriva, réalisa le vœu primitif de Pestalozzi. En 1798, par l'épée de la France, la Suisse fut vraiment délivrée des tyrannies gothiques, les Vaudois affranchis, et partout l'habitant égal aux citoyens. Le gouvernement éclairé qui se forma, secourant la coupable et infortunée Stanz, y appela Pestalozzi.
S'il y eut jamais un miracle, c'est celui-ci. Il fut le prix d'une foi forte, d'un merveilleux élan de cœur. Il crut, il voulut. Tout se fit.
L'acte énorme de foi qu'il y fallait, c'était de croire, en présence de cette tourbe dégradée de petits êtres déjà mauvais et vicieux, de croire, dire: «L'homme est bon. Tout est possible encore.»
Notez qu'ils se haïssaient tous. Les uns, enfants des riches, avaient horreur des petits mendiants qui se trouvaient leurs camarades, et ne cachaient pas leur dégoût. Et ces rudes enfants de la route n'étaient que trop portés à user de violence. Chose à voir désolante! Dans ce troupeau si jeune, parmi tant de misères, déjà les haines sociales! l'enfer en miniature! Il fallait démentir ce qu'on voyait, et dire: «N'importe! L'homme est bon.»
Dans un petit Essai qu'il venait d'imprimer cette année même, il posait cette base, principe de toute éducation. Le principe contraire est précisément ce qui fait que le christianisme, anti-éducatif, n'a pu faire qu'une discipline, le castoiement de l'homme et sa mutilation.
La transformation fut subite. C'est ce qui reste inexplicable, ce qui donne une idée étrange de la force du magicien. Il n'y fallut qu'un an. Tout fut changé. Ils furent, on ne peut dire comment, enveloppés, fascinés, subjugués. Ce nourricier infatigable, qui seul alimentait, soignait, occupait, amusait, qui, ayant parlé tout le jour, le soir les endormait de belles histoires, il fut à lui seul tout, exactement la vie. Ils gravitèrent autour, sous une attraction magnétique, le suivant pas à pas, ne pouvant le quitter.
Miracle sur miracle! Voilà tous ces enfants divisés qui se réunissent, qui s'aiment, à cause d'un centre si aimé. Tous disciplinés pour lui plaire; que dis-je? tous changés, généreux comme lui. À la nouvelle de l'incendie d'Altorf, il les rassemble, il dit: «Voici encore des orphelins; si j'en demandais vingt?...—Oh! oui! oui!—Mais il faudra manger moins et travailler plus!...—Ah! père, nous le ferons pour eux!»
L'homme est bon, cela est prouvé! Et le maître a sa récompense. Mais ce qui est plus fort, plus beau que l'élan d'un moment, c'est que tous essaient de l'aider. Les plus grands s'associent à son enseignement, l'imitent et se font maîtres. Comme en une famille, les aînés ont plaisir à enseigner les plus petits. Entre ces frères, chose admirable, il se crée des pères et des fils, une paternité volontaire. Ainsi, avant Bell et Lancastre, de la nécessité, de la bonne nature, naît l'enseignement mutuel, l'enseignement propre aux grandes foules, où un seul maître, avec ses petits moniteurs, peut instruire un peuple d'enfants.
Les Jésuites avaient cru que la différence d'âge était un obstacle à l'enseignement, les avaient séparés exactement par classes, écartant de l'école le beau type de la famille où les âges différents sont réunis, s'aident l'un l'autre. Mais ici, c'est l'école de la fraternité, c'est déjà la touchante image d'une société où le fort sert le faible, s'améliore en l'améliorant. Plus il verse l'esprit, plus il grandit de cœur.
La Suisse, en général peu amie de la France, doit pourtant reconnaître que le parti français, ses directeurs, Stapfer, etc., sentirent avec grandeur toute la portée de ces idées. L'envoyé de la République, l'éloquent et chaleureux Zschokke, étant venu à Stanz pour porter des secours, fut indigné de voir l'insolence de la bourgeoisie pour un homme si simple et si bon, un saint plein de génie. On le laissait tout seul, et nul ne lui parlait. Zschokke s'attacha à lui, et lui donna des preuves de respect et d'affection. Il se faisait souvent son serviteur, réparait le désordre habituel de ses habits, le boutonnait et brossait son chapeau.
Mais un matin, voilà encore la guerre qui brise tout. La coalition nous lançait sur l'Europe civilisée la férocité des barbares, l'horreur des manteaux rouges, les Croates, les Russes, le fameux massacreur Suvarow-Attila. Le Directoire de France, l'épée de Masséna couvrirent l'Europe et chassèrent les Barbares. Mais, avant, il fallut s'enfuir devant ce flot. Le miracle de Stanz, à peine accompli, fut perdu.
Pestalozzi s'était presque tué dans ce prodigieux effort. Malade et poitrinaire, brisé de corps, entier d'esprit, il recommence obstinément. Par grâce, il obtient (sans salaire, pour son pain seulement) d'être sous-maître d'une petite école que tenait une vieille femme à Berthoud, près de Berne. Là, il est accablé de dégoûts, de critiques. On l'attaque surtout comme négligeant le catéchisme officiel, priant toujours de cœur, faisant de la religion une chose vivante, élan toujours nouveau de reconnaissance et d'amour. «C'est un maître qui n'est pas un maître, disait-on. Enseignement pitoyable, si simple que toute bonne femme pourrait chez elle en faire autant.»
C'était l'éloge le plus grand qu'on eût su faire de sa méthode. Il fallut bien se rendre pourtant devant les résultats. Cet enseignement si libre eut les fruits les plus positifs (mars 1800). Au bout de huit mois seulement, les enfants lisaient, écrivaient, dessinaient, déjà calculaient, avaient des notions de géographie, d'histoire naturelle. On remarqua surtout qu'il avait su montrer que tout enfant est propre à quelque chose, qu'en chacun il avait deviné son talent naturel, son réel ingegno, et son but futur dans la vie.
Le gouvernement né de l'heureuse révolution qui avait mis l'égalité en Suisse, et alors dirigé par un de ces Vaudois récemment délivrés, consacra, couronna, on peut dire, en Pestalozzi la Révolution de l'enfance. Il lui fit donner par les Bernois leur château de Berthoud pour y placer son Institut (1801). Il décréta qu'une école normale y serait créée, où les maîtres, chacun pendant un mois, viendraient apprendre à enseigner. Enfin il déclara que Pestalozzi a trouvé les lois universelles de tout enseignement, les vraies lois qui président au développement des esprits (1802).
On sait comment Buonaparte, dans sa médiation perfide (1803), brisa l'unité de la Suisse, récemment établie, lui rendit sa faiblesse, sa forme hétérogène. Les fruits parurent bientôt. Rétablis dans leur droit, MM. de Berne ne firent point d'école normale, et même retirèrent leur château de Berthoud à Pestalozzi. L'Institut, jusque-là tout allemand et d'hommes et de langage, dut bientôt s'établir dans la Suisse Française, à Yverdon, près du pays de Vaud, la jeune terre de la liberté.
Mais ces changements violents ne pouvaient plus détruire une chose si fortement fondée. Elle n'était ni château ni maison, ni bois ni pierre, mais une vie, une flamme vivante vers qui tout gravitait. La Suisse avait alors une belle fièvre d'éducation. Le progrès, suspendu dans la voie politique, semblait devoir reprendre dans cette autre voie plus profonde. À la restauration gothique que fit Buonaparte, on opposait ce mouvement qui dans dix ans devait donner un peuple tout autrement actif, éclairé, libre et fort. Ainsi l'Allemagne, après son malheur d'Iéna, avec une foi héroïque, espéra dans l'éducation (morale et gymnastique) et dans quelques années fit le jeune peuple qui vainquit.
Berthoud, puis Yverdon n'étaient pas seulement des écoles. C'étaient des asiles, et vraiment les églises de la charité. Les premiers lits qu'on eut furent pour les enfants pauvres, les orphelins. Les autres vinrent après. Rien de fermé. La vraie maison de Dieu. La caisse était ouverte; les riches y apportaient leurs pensions, les maîtres y puisaient pour les besoins de la maison. Dans cette grande ferveur, cette puissante richesse morale, l'argent comptait bien peu. C'étaient les pauvres qui apportaient le plus, qui furent les vrais trésors et les soutiens de la maison. Un garçon de dix ans, Ramsauer, petit valet d'abord et employé à tourner une roue, fut bientôt maître, bientôt le secrétaire, le bras droit de Pestalozzi, plus tard, en Allemagne, précepteur des princes et des rois. Un petit berger du Tyrol, Schmidt, un enfant prodige, apporta à l'école le don de faire de tête les calculs les plus compliqués. Un jeune Allemand de Tubingen, Buss, d'un génie artiste, qui dans sa ville n'eût été qu'ouvrier, enseigna à Berthoud le dessin, la musique, y mit partout le rythme et fit marcher l'école aux chants de Lavater, aux mélodies de la patrie.
De toute l'Europe, on venait voir le maître, s'animer à sa flamme. De son simple regard, la vie, le génie jaillissaient. Ritter, l'illustre géographe, en emporta le sens du globe, le génie de la terre. L'éducateur Frœbel, le sens de l'homme, la vraie intelligence de son génie naissant. Girard même, l'ami dangereux de Pestalozzi et son rival, avoue que «la lumière se fit pour lui», qu'il trouva sa méthode en visitant le maître et l'école qu'il a remplacée (Enseign. de la langue maternelle, 33).
Il était réellement une flamme, une vie. On le saisissait peu. Ses disciples, tous Allemands, avaient peine à sentir ses brûlants côtés italiens, sa vivacité welche. Dans leurs essais pour fixer, pour écrire cette flamme, la plupart n'étaient pas heureux.
Sa méthode, sans doute, était intuitive, comme celle de Coménius, de Basedow. Il apprenait surtout à voir et regarder, mais non pas, comme eux, des images. C'était sur les choses elles-mêmes, sur les objets réels qu'il appelait l'observation.
Dérive-t-il de Rousseau? Sans doute, mais, de bonne heure, il fait appel à l'âme, au bon cœur de l'enfant. Il ignore la division, dure et scolastique, de Rousseau, qui, au premier âge si tendre, ne parle que de force et de nécessité. Pestalozzi se fie bien plus à la nature et parle du bon tout d'abord.
Sa méthode était-elle socratique, interrogative, posant des questions adroitement pour tirer des réponses, accoucher les esprits? Le bon Tobler, de Bâle, le croyait. Le maître sourit. «Socrate, lui dit-il, interrogeait les gens qui déjà possédaient abondamment de quoi répondre.» Et, en fin montagnard, il ajouta: «Est-ce que tu as vu l'aigle prendre des œufs au nid ou l'oiseau n'a pas encore pondu?»
Il dit ailleurs: «De tout ce vain babil en l'air vient certaine sagesse spongieuse qui n'a que la vie du champignon. Cela nous fait des hommes qui, pour avoir parlé de tout, se figurent savoir tout.»
Pestalozzi, dès l'âge de vingt ans, avait brûlé ses livres. Dans sa maturité et tant qu'il fut lui-même il en avait horreur, ne voulait regarder que le réel et la nature. Il se vantait de n'avoir pas touché un livre en trente ou quarante ans. Il défendait de lire, voulait que l'on trouvât et créât de soi-même. Ses disciples, au contraire, gardaient la foi aux livres, certain respect de l'imprimé. Ils auraient bien aimé à avoir un texte tout fait, et à y appliquer la méthode interrogative, comme celle de l'ingénieux Jacotot, qui éveille sans doute, mais fait de grands parleurs.
Il est curieux de voir comment tous comprenaient diversement Pestalozzi, le traduisaient de façon différente.
Son sage et froid ami, M. de Fellenberg, un patricien de Berne, réalisa son premier rêve, l'Institut agricole, avec un grand succès, mais dans un autre esprit. Les pauvres et les riches y furent à part. La terre et la culture furent l'objet supérieur, et l'homme une chose secondaire.
Dans son enseignement, Pestalozzi voulait que l'enfant s'attachât à trois choses: la forme de l'objet, le nombre ou la dimension, la dénomination. Ses disciples ou imitateurs prirent chacun une des trois choses, un des trois points de vue, et s'y tinrent exclusivement.
Schmidt, le calculateur, s'en tint au calcul et au nombre, fit des enfants prodiges, obtint l'étonnement, le succès, gâta l'institution, tyrannisa Pestalozzi.
Tobler, Blockmann, s'attachèrent à la forme, au relief, et ouvrirent la très féconde voie de la géographie physique, des plans modelés en argile. Rien n'était plus charmant après la promenade que de voir les élèves rapportant de la terre faire sur de vastes tables d'abord leur Yverdon, et le canton de Neuchâtel, puis la Suisse, l'Europe et le monde.
Pestalozzi ne place la dénomination de l'objet, le langage, qu'après la forme, après le nombre et secondairement. Le Père Girard s'attacha au langage, qui chez lui redevint l'élément principal, essentiel, de l'enseignement. Retour grave au passé. Girard, sous forme libérale, fut, contre la méthode nouvelle, l'instrument tout-puissant de la réaction. Sa méthode est autoritaire. Dès le berceau, il veut que la mère, montrant à l'enfant les objets, le monde sensible, lui impose la foi de l'autre monde, l'invisible, le surnaturel, qu'elle donne à une âme à peine éveillée l'habitude d'esprit, meurtrière à l'esprit, de croire sur parole et de répéter sans comprendre.
Deux témoins, Ramsauer et le pasteur Vaudois (que cite mademoiselle Chavannes, 142), affirment qu'on ne lisait jamais la Bible chez Pestalozzi. Lui-même il était une Bible vivante et une religion de tendresse divine pour allaiter l'enfance. Du cœur, chaque matin, il tirait la prière efficace qui répondait juste au besoin du jour et à l'état des âmes.
Cet homme, d'un si libre génie, eut la douleur croissante de voir, de jour en jour, l'inintelligent formalisme, la scolastique sous des formes diverses, étouffer l'étincelle qui, dans ses premiers jours, avait jailli de lui. Sa méthode vivante alla, pour ainsi dire, se resserrant et se pétrifiant.
D'abord la grande idée, essayée à Neuhoff, de faire marcher de front la culture, l'atelier, l'école, est abandonnée à Berthoud. Plus de culture, plus d'atelier.
Cependant à Berthoud tout est encore vivant. L'école reste debout; l'enfant va, vient, se meut, Yverdon est une école assise qui, à mesure que le maître vieillit, rentre dans les anciennes routines.
Trois murs à Yverdon montent autour de Pestalozzi. Le formalisme, de trois genres, l'enterre et le scelle au tombeau. Le calculateur Schmidt devient le maître de l'école; on chiffre et l'on n'observe plus. L'allemand Niederer, d'esprit systématique, de formules abstruses, complique, habille à l'allemande les idées simples et vives du maître, et fait de lui un docteur d'Iéna.
Mais ce qui est bien pis, c'est la lourde influence de la réaction du passé. On y revient d'abord par la grammaire, l'enseignement du langage infligé aux petits enfants. La réaction continue par la Bible, l'aveugle emploi d'un livre si obscur, si scabreux, tissu de miracles. C'est Lausanne, Genève, qui étouffent Yverdon. Les désastres du temps, les catastrophes immenses de l'Empire, tant de pertes et tant de douleurs énervent, découragent l'esprit.
Quel changement pour ceux qui respirèrent l'air vif du dix-huitième siècle, et tombent tout à coup dans ce brouillard asphyxiant! Ils offrent le spectacle du pauvre oiseau qu'on met sous la cloche pneumatique, et à qui on soutire la vie. Beaucoup désespérèrent. L'auteur du Dernier homme (puissant esprit), Grainville alla chercher la paix au fond d'un canal de la Somme. Mademoiselle Mayer, l'élève de Prud'hon et sa charmante amie, lui surprit un rasoir et se coupa la gorge. Une mort plus lente et plus douloureuse fut celle de Pestalozzi.
Brisé par le grand âge, les grands travaux, devenu étranger dans sa propre maison, dépendant de celui qu'il avait fait, son tyran Schmidt, il ne trouvait pas même de liberté dans son for intérieur. Le martyre de Rousseau, la sensibilité croissante, agitait cette âme trop tendre de mille troubles et de mille orages. Comme tant d'hommes alors, il vivait (il le dit dans une lettre de 93) entre le sentiment qui l'aurait fait chrétien, et le raisonnement qui le menait ailleurs.
Aurait-il eu regret de son œuvre immortelle d'avoir émancipé l'idée éducative, de lui avoir donné l'élan qu'elle a depuis? Est-il redevenu un misérable serf du passé, des vieilles sottises? On a tout combiné pour le faire croire. Et cependant c'est faux. Lorsqu'en 1808, le P. Girard, ce moine insinuant, vint observer son Institut, il admira tout, et seulement s'enquit de l'instruction religieuse, «n'y voyant pas la forme déterminée, précise». Pestalozzi lui dit avec sa candeur admirable: «La forme? Je la cherche encore.—Pour la trouver, je suis, dans l'histoire, dans les langues, le progrès religieux de la nature humaine.»
C'est le sort des grands novateurs, lancés sur l'océan trouvé par eux, d'en ressentir le flux et le reflux. À certains jours ils ont leurs pénibles tentations. Quand la foule étourdie les oublie un moment, ou même, pour leur faire expier leur génie, s'insurge et les méprise, la funeste pensée leur vient: «Si elle avait raison? Et moi, qui suis-je enfin pour avoir seul raison contre le monde?...»—Puis, en frappant la terre: «Elle se meut pourtant!»
Ajoutez les misères, ajoutez l'abandon et les affaiblissements de l'âge. Dans un de ces moments, Pestalozzi ne put supporter Yverdon. Il alla se cacher dans la misérable cabane d'une vieille femme au sommet du Jura. Mais le désert lui-même n'apaisait pas son cœur. Il avait trop vécu de l'amour de l'enfance, et de tendresse paternelle. Cela le ramenait toujours au monde et à la vie, aux soucis, aux orages. Dans ses quatre-vingts ans, au moment de mourir, on lui fit visiter une institution d'enfants pauvres, créée d'après les siennes, et ces enfants, chantant un hymne en son honneur, lui apportaient une couronne de chêne. Dans son humilité, il ne put consentir à l'accepter, et dit (avec beaucoup de larmes): «Laissez-la à l'innocence.»
Mot touchant d'un vrai saint, qui, après cette vie d'amour et de bienfaits, consacrée au bonheur des hommes, croit qu'on ne lui doit rien, incline son génie devant la pureté de l'enfance.
Mot aussi d'un vrai sage qui, à travers ses troubles, garda la foi moderne, et, contre le passé, dit au dernier jour: «L'homme est bon.»
CHAPITRE VII
L'Évangile de Frœbel.
J'ai chez moi le plâtre fidèle, le petit buste funéraire d'un enfant mort au sein de la nourrice, à peine âgé de sept semaines. Il mourut d'un accident. Il était né beau et fort, nullement indigne du moment et de la haute espérance que Février nous donnait de la renaissance du monde. Il devait avoir même sort, s'éteindre dans son berceau. Il n'est guère de jour ou de nuit qui ne ramène nos yeux à cette touchante énigme, cette image mystérieuse. Ce qui étonne dans un âge si tendre où la forme, molle encore, presque jamais n'est arrêtée, c'est l'air sérieux, le front chargé, plein d'aspirations, et tendu déjà, ce semble, d'un élan vers l'inconnu. Cette expression d'un effort brisé si tôt est pénible. On se reporte à soi-même. Est-il marqué des souffrances de la destinée maternelle? Porte-t-il le poids des pensées, des grands travaux de son père? Est-il arrivé dans la vie opprimé de ce long passé? Voilà les idées qui viennent. On est tenté de s'accuser de ce pauvre jeune destin, fini avant de commencer.
Douloureuses conjectures. Nuit d'ignorance, d'énigme sans réponse. Dix années après sa mort, la lecture du bon Frœbel et mes études anatomiques éclaircissaient un peu là-dessus mes ténébreuses pensées.
Ce grand homme a le premier, avec une finesse incomparable que donne seul un cœur maternel, expliqué le grand moment, la crise unique et décisive où l'enfant voit la lumière, le premier combat, si laborieux, qui se fait entre lui et le monde. Ce moi faible et incertain, le monde si insaisissable dans sa subite apparition, sont en présence et en lutte. Frœbel, avec ce don d'enfance, merveilleux, qui fut en lui, à force d'observer ces petits, a fini par se souvenir de ce moment si oublié. Il a été leur interprète, le voyant de ce passé, et, disons-le, son prophète (prophète se dit chez les Juifs du passé comme de l'avenir).
J'étais, dit-il, enveloppé d'un obscur, d'un profond brouillard. Mer uniforme et paisible. Ne rien voir, ne rien entendre, couché dans le demi-sommeil, c'est d'abord une liberté. On est complet, on se suffit. Mais sur ce fond monotone un matin vient éclater, en mille figures, la mobile, l'éblouissante, étourdissante Iris d'un je ne sais quoi qui s'impose. Au dehors? ou au dedans? rien ne le dit. Nul sens encore des distances. Lueurs, chocs, reflets, jeux légers de lumière, fuyantes couleurs! Ce tourbillon d'objets rapides semble toucher l'œil de l'enfant, lui passe incessamment dessus.
Aux premiers jours tout passif, il subit cette tempête. À mesure qu'il s'y habitue et qu'il en est moins troublé, son cerveau, lent encore, semble vouloir cependant deviner un peu ce que c'est. Mais à peine il peut se fixer sur un point, cet objet fuit, et un autre se présente. La pensée commencée se brise. Il se remet à deviner l'objet nouveau qui fuit encore. Fatigue, extrême fatigue pour la faible petite tête. Et c'est souvent ce qui lui donne un air sérieux, soucieux.
On est tenté de lui dire: «Quoi! mon pauvre nourrisson! tu as donc de grandes affaires?... As-tu donc entrevu déjà les futures douleurs, les combats de la vie?»
Oh! c'est réellement l'affaire grande, intéressante, entre toutes! Il s'y rattache, il s'y acharne, il ne se décourage pas. Il s'agit de voir en effet s'il sera toujours passif, si le monde pèsera sur lui, aura action sur lui,—ou si lui (qui est après tout la grande énergie humaine), il pourra prendre sur ce monde l'avantage de deviner. Comprendre, c'est déjà un acte. S'il le comprend, il y concourt, il y mêle son action.
Il ne le peut encore. Il pleure. Sans s'en rendre compte, il dit, il veut dire en cette langue que la réalité l'opprime, que ce chaos fuyant, sans ordre, est un accablement pour lui, que lui il veut réagir, saisir du cerveau d'abord, de l'esprit, de la main plus tard, cet inconnu qui échappe sans cesse et se rit de lui.
À plonger dans l'obscur abîme de son enfantine pensée, on y trouverait en germe le mot du destin, Œdipe en face du sphinx, disant: «Je veux savoir, comprendre, être roi de la grande énigme. Ou toi, ou moi, nous mourrons!»
Au secours! Ne laissons pas ce sphinx mortel du changement lasser, briser sa faiblesse par la rotation terrible qui sans repos par minutes lui présente de nouveaux objets. L'éducation est le secours compatissant qui ralentit pour l'enfant la fuite des choses, les oblige de lui arriver une à une, bien graduées, les oblige de poser paisiblement sous son regard, pour qu'il puisse dire à chacune: «Ah! je te saisis enfin. Je te tiens, et je te fixe. Au lieu que tu agissais sur moi en m'étourdissant, c'est moi qui agis maintenant sur toi, du regard, du doigt. Je suis ton maître, je t'impose, tu es sous mon action.»
L'éducation intuitive qui saisit par le regard, l'éducation active étaient trouvées avant Frœbel.
Que fallait-il y ajouter? «Agir, c'est produire et créer.»
Il est sûr que l'action n'est vraiment sûre d'elle-même, ne se sent vraiment l'action que quand elle a pu laisser un résultat durable et constaté dans les choses, quand aux choses elle a ajouté son empreinte personnelle, et les a vivifiées, personnalisées de soi.
Elles n'étaient que des choses: l'âme s'y met, et ce sont des œuvres. Voilà l'action vivante, l'art, l'éducation profonde qui tire de l'âme et y retourne, et qui en faisant des œuvres (jouet, statue, tableau, n'importe) fait une œuvre supérieure, l'âme de l'artiste lui-même.
Bref, l'homme n'est lui qu'en créant. Son vrai nom, c'est Créateur.
On a vu comment tout le siècle dernier était sur cette pente, depuis Robinson jusqu'au menuisier Émile. On a vu (Hist. de France), comment les bergers qui, dans les forêts d'Allemagne, sans outil que leurs couteaux, imitaient, sculptaient leurs moutons, étant chassés de Saltzbourg par la cruelle intolérance (en 1731), portèrent leurs petits arts au Nord. Ils fabriquèrent à Nuremberg et ailleurs ces gentilles filles de bois qui par toute l'Europe ont fait le bonheur de l'enfance, et réellement élevé nos petites filles humaines, suscitant l'instinct maternel, tous les travaux de l'aiguille, l'amour de la vie monotone de la femme assise au foyer.
Le pacifique génie de l'ouvrier allemand, l'esprit des forêts et des mines, était celui de Frœbel. Les forestiers de l'Allemagne sont les seuls qui aient conservé l'histoire des âges successifs, des mystérieuses alternances de ces belles vies végétales au milieu desquelles ils vivent, et dont chacun peut durer de cinq cents ans à mille ans. Les mineurs (du Harz et d'ailleurs), innocents sorciers de la terre, ont deviné, évoqué les gisements des métaux, les ont suivis dans les ténèbres, exploités et façonnés. Frœbel fut d'abord forestier. «Les arbres, dit-il lui-même, ont été mes premiers maîtres.» La mère des arbres, la terre, l'occupa dès son enfance, les minéraux, les cristaux, dont les formes régulières le charmaient; il en taillait en bois et de toute matière, et il les superposait. Cela lui donna le goût de l'architecture. Un jour, à Francfort, quelqu'un qui le voyait faire, lui dit: «Bâtissez des hommes.»
Ce mot le fit songer fort. Il alla à Yverdon voir le grand constructeur d'hommes, Pestalozzi. Cette école où toute l'Europe affluait, avait perdu de son mérite primitif. Les deux grandes mécaniques, le calcul et le langage (secondaires et subordonnés dans les premiers essais du maître) dominaient à Yverdon. L'enseignement mutuel, dont on abusait, y donnait le goût du parlage. Le silencieux Allemand, qui y fut quelque temps sans maître, par contraste eut pour idéal le travail paisible et sans bruit. Le Pestalozzi qu'il suivit ne fut pas celui d'Yverdon, mais le vrai Pestalozzi, celui de la première école de Neuhof, où la triple vie (la culture, l'atelier, l'étude) se mêlait selon les saisons. Voilà ce qu'il imita, voilà ce qu'il emporta.
Son originalité, bien rare, c'est qu'il était resté enfant, et que tel il fut toujours. Pour savoir ce que veut l'enfance, il n'avait qu'à regarder en lui, dans sa vie innocente et pure, qui n'avait que des goûts très simples. Mais sans cesse il comparait cet enfant qui durait en lui, avec ceux qu'il observait. Dès qu'une femme accouchait, dit madame de Marenholz, il s'établissait au berceau, muet et contemplatif, observait profondément la petite créature, la suivait dans ses mouvements, et peu à peu dans ses jeux, ses premières activités.
Les jouets d'art compliqué ne font qu'embrouiller l'esprit. L'enfant adore les formes élémentaires, régulières, dont notre goût, trop blasé, ne sent plus assez la beauté. Ce que dit Pascal, «qu'on ne peut dire beauté géométrique», l'enfant le dément tout à fait. La sphère, la forme ovoïde, etc., le ravissent. De même que la nature commence par les cristaux, la génération générale, l'esprit, à son premier degré, a l'amour de ces formes simples.
Il les associe volontiers, les combine, les superpose, en crée des assemblages, de petites constructions. Dès qu'il est un peu lucide et prend quelque patience, il est ravi de passer à cette création à deux que l'on fait avec la terre, le jardinage, la culture, où on dirige la nature, mais en obéissant soi-même à l'ordre un peu lent de ses lois.
Créer, produire! quel bonheur pour l'enfant! Si c'est son bonheur, c'est aussi sa mission.
Créer, c'est l'éducation.
Cet aimable fils de la paix, le bon Frœbel avait eu la douleur de voir les guerres, les destructions immenses des premières années du siècle, les triomphes de la mort. Il sentit la vie d'autant plus, n'eut au cœur qu'un mot: créer.
Plus de cris sauvages, plus d'agitations vaines et stériles. La Paix! la paix créatrice et féconde.
Ce qui charme dans son école, c'est qu'on n'entend pas de bruit. Quel doux silence! Et comment ces petits enfants bruyants sont-ils tout à coup tranquilles? C'est qu'ils sont heureux, ils font la chose précisément qu'ils aiment et que veut la nature; ils font quelque chose, ils créent.
Nul autre bonheur en ce monde, que ce soit ou l'art ou l'amour, c'est la félicité de l'homme de communiquer sa vie, de la mettre aux choses aimées, d'adorer leur fécondité, et de regarder après, et de dire: «Cela est bon.»
Quelle douce paix (venez avec moi, jeunes gens, venez, vous en serez émus) de voir cette école paisible, cette belle jeune demoiselle, imposante d'innocence et toute aux sages pensées, qui conduit aisément un peuple. Au milieu des petites tables où l'on travaille tranquillement, elle a la placidité toute sereine de la Providence. Elle est bien mieux mère que la mère. Elle n'en a pas l'agitation, les préférences passionnées. Et l'enfant aussi est plus raisonnable, ne se sentant pas, comme avec la mère, le centre du monde. Il est bien moins exigeant. Il ne s'attend qu'à la justice, se résigne à l'égalité.
Oh! la belle petite cité de justice et d'harmonie! Dieu! si nos cités du monde pouvaient un peu lui ressembler!
Que le travail rend farouche! solitaire! ignorant des choses qui ne se rencontrent point exactement dans sa voie! Il nous courbe sur la terre, il voit le sillon qu'il gratte, et il ne voit point le ciel! Je m'en veux d'avoir senti si peu, si tard, le charme de l'enfance, son droit au bonheur, la fécondité des méthodes qui le rendent heureux.
La sauvagerie d'Émile et ses vues paradoxales m'avaient rebuté. Encore plus la singerie que recommande Fourier, qui ferait un imitateur. Supprimer le devoir, l'effort, les hauts élans de volonté, c'est avilir l'espèce humaine. Le parlage de Jacotot, propre à faire de beaux esprits, ne me plaisait pas davantage.
En janvier 1859, nous étions au coin du feu, occupés de quelque lecture. Elle entre. Qui? une inconnue, une aimable dame allemande, d'une grâce souriante et charmante. Mais jamais je n'avais vu une Allemande si vive. Elle s'assit comme chez elle... Et déjà nous étions conquis. Tout son cœur était dans ses yeux.
Ce fut un coup de lumière. Elle commença par dire... Mais que ne dit-elle pas? Tout à la fois du premier coup. Et nous acceptâmes tout, avant de répondre un mot.
Elle dit tout à la fois et sa doctrine et sa vie, la doctrine infiniment simple: «L'enfant est un créateur. L'aider à créer, c'est tout.» Dès lors plus de bavardage. L'enseignement silencieux. Peu de mots, des actes et des œuvres.
Cela m'entra dans la tête, aussi clair que le soleil, avec les fortes conséquences que peut-être la dame allemande n'aurait pas trop acceptées.
«Oui! madame!... Ah! que c'est vrai!... Ô la grande révolution!» En un moment, je vis un monde, la vraie fin du Moyen-âge, la fin du dieu scolastique, du Dieu-Parole (ou Dieu-Verbe), le règne du Dieu-Action.
Oui, l'homme est un créateur, un ouvrier, un artiste, né pour aider la nature à se faire et se refaire, né surtout pour se faire lui-même, mettre sa flamme en son argile. Un monde nouveau commence. Tu as vaincu, Prométhée!
Je ne disais pas un mot de mes audacieuses pensées. Nous la regardions, l'admirions. Elle avait été fort jolie, et quoique marquée des signes de l'âge et de la douleur, elle était charmante, angélique. Je sentis sa pureté, une vie réservée tout entière, qui avait pu sur le tard avoir en toute sa fraîcheur une jeune passion innocente.
Madame de Marenholz, mariée à un seigneur âgé, dans une petite cour d'Allemagne, de bonne heure goûta peu le monde. À dix-sept ans, dans un bal, sentant la vanité, le vide de ces bruyants plaisirs, elle se mit à pleurer. Elle eut un enfant maladif qu'elle devait perdre bientôt et qu'elle menait aux eaux chaque année. Elle y était en 1850. On lui dit: «Avez-vous vu ce vieux fou que les enfants suivent? On ne sait quel charme il a, mais ils ne peuvent le quitter. Il leur fait faire tout ce qu'il veut.» Le vieux fou c'était Frœbel. La puissance qu'il exerçait sur les enfants, il l'eut sur elle, sur cette dame du grand monde, et cultivée, de tant d'esprit. Au premier mot elle fut prise, tout comme je l'ai été par elle.
Chaque année il la menait, elle et son enfant, aux forêts. C'était au milieu des arbres, ses amis, ses camarades, qu'il était tout à fait lui-même, le forestier des premiers jours. Les oiseaux le connaissaient. Il parlait couramment leur langue, surtout celle du pinson. Arrivé à quelque clairière, il adorait le soleil, la principale forme de Dieu.
Comme Rousseau, il croit l'homme bon, et la nature non déchue. Comme Pestalozzi, il veut que cette nature bonne agisse, ait son plein développement. Plus directement qu'eux encore, il est libre du Dieu-Parole, du Fils, et adore le Père, le Dieu soleil de toute vie, générateur et créateur, qui veut qu'on crée comme lui.
La cruelle lutte du passé, de la vieille superstition pour éteindre Pestalozzi, s'est répétée contre Frœbel. J'ai vu avec admiration, mais aussi avec douleur, l'école aujourd'hui déserte qu'un chaleureux Français de Nîmes, M. le professeur Raoux, avait établie à Lausanne, à ses frais, dans son jardin, donnant (comme la dame allemande), donnant à cette œuvre sainte son temps, sa fortune, sa vie.
Nombre de femmes en Allemagne, tendres aux misères de l'enfance, ont créé et conduisent de pareilles écoles. Mais au milieu du fanatisme sec et dur des piétistes, elles ont peine à trouver grâce. Elles faiblissent, voulant faire croire que leur Frœbel est chrétien. Lui-même, il est vrai, vers la fin, comme Rousseau et Pestalozzi, il a accordé au temps, à l'obsession générale de faibles et molles paroles. Mais il faut examiner le fonds et la doctrine même pour voir qu'elle les exclut, les rejette, précisément comme la chair saine et vivante rejette un corps étranger qu'on y fourre en la blessant. Le vieux dogme Consummatum est impose le type du passé; son nom est imitatio. Frœbel dit: «Point d'imitation», et il regarde l'avenir. S'il croit d'ailleurs que l'homme est bon, il supprime la double légende et de la Chute et du Salut, la mort de Dieu, et toute cette mythologie.
Les bonnes et timides femmes qui déguisent ainsi Frœbel sous l'habit évangélique, énervent un peu son école. Rien de plus joli, rien de plus coquet que les galants petits produits de ces enfants dirigés par les demoiselles allemandes. Ce n'est pas là du tout l'esprit doux, innocent, mais sauvage du Maître, du vieux forestier, adorateur du bon soleil qui crée et cultive avec nous, qui mûrit et la plante et l'homme. L'enfant de Frœbel n'est point ce délicat petit artiste de brillantes frivolités. Il est ouvrier, jardinier, et demain cultivateur. La religion de Frœbel est la sainte coopération de l'homme avec la nature, le travail modeste, fécond, du monde zoroastrique.
Entre tous les enfants, celui qui a besoin de Frœbel et bien plus que l'Allemand, c'est l'enfant français. Si mobile, il souffre, il meurt à la lettre sur ce banc où on le fixe pour lui faire faire l'exercice automatique de nos salles d'asile et de nos écoles. Il aurait le plus grand besoin de cette heureuse alternance des trois vies, atelier, jardinage, étude, qui change à chaque demi-heure. Mais nos maîtres font l'école pour eux plus que pour l'élève. Les parents même croiraient que l'enfant ne fait que jouer. La demoiselle française, plus agitée que l'allemande, précisément pour cela, aime moins ces petits mouvements qui interrompent à chaque instant ses pensées très personnelles. Bien peu aiment l'enseignement. La plupart continuent leurs rêves, leur petit roman intérieur, et les couvent tranquillement dans une école immobile, où rien ne se meut qu'en masse, par de rares mouvements uniformes.
Genève, qui le croirait? la sérieuse Genève elle-même, l'ancienne, l'admirable école de l'ouvrier qu'imita et suivit toute l'Europe, n'aime pas beaucoup la méthode de Frœbel, qui précisément fait de petits ouvriers.
Pour plaire aux parents, il faut altérer cette méthode, la rapprocher tant qu'on peut des routines ordinaires. On reconnaît là l'esprit qui tua Pestalozzi.
L'école, même modifiée, a pourtant d'heureux résultats. J'y ai vu fort récemment un petit peuple d'enfants qui me semblaient tous heureux. Ce qui était remarquable, c'était de les voir dans un lieu fort étroit pour leur grand nombre, faire des rondes très variées, souvent assez compliquées, avec une rare précision, à la fois libre et docile, qu'on aurait crue d'un autre âge. Ces chœurs étaient dirigés, menés, par une très intelligente et agréable demoiselle, qui nous frappa par la puissance qu'elle avait visiblement dans sa sage et douce énergie. Je sortais fort attendri. Mais les enfants sont bien fins. Un d'eux le vit, un petit enfant de six ans, de très charmante figure, du reste créature chétive. Il m'arrêta, se prit à moi et il me tendit les bras. Je fus extrêmement surpris. Il semblait plus naturel que les aimables personnes, gracieuses, jeunes, toutes bonnes, que j'avais avec moi en cette visite, l'attirassent infiniment plus. J'eus besoin d'un grand effort, d'un peu de froideur apparente pour pouvoir dominer mon cœur. Je n'étais pas loin de me dire: «Hoc est signum Dei! Il me faut écrire pour l'enfance.» Je fus ferme, et, sans qu'une larme échappât, je baisai son front, sentant profondément qu'en lui en ce moment j'embrassais les générations à venir.
LIVRE IV
CHAPITRE PREMIER
L'Université.—Son autorité morale.
J'ai quelque droit de parler de l'Université. Je l'ai traversée tout entière, du plus bas au plus haut, à la sueur de mon front. J'y ai usé le meilleur de ma vie. Je n'ai pas fait de l'enseignement un marchepied, un passage d'un jour, pour aller parader dans la presse et le monde, monter aux places lucratives. J'ai suivi la longue filière légitime, Collèges, École normale, Sorbonne, Collège de France. Je n'y ai point regret. J'ai ajourné longtemps, mais couvé la production.
J'étais cependant écrivain, nullement dominé par l'enseignement, gardant un esprit libre, indépendant des préjugés de classe. Je pouvais d'autant mieux observer et juger cet estimable corps, porter un jugement sérieux.
Mais avant, il me faut conter un petit fait qui déjà en dira beaucoup.
Le ministre actuel avise un jour que les classes sont longues, infiniment trop longues, et que l'enfant est accablé. Il réunit, consulte les professeurs du premier collège de Paris, demande si l'on ne peut abréger les deux heures de classe, les réduire à une heure et demie.
Ceux qui ont enseigné, comme moi, savent qu'à cette dernière demi-heure, l'élève est ennuyé, n'entend plus et ne fait plus rien.
Une excellente enquête anglaise prouve ceci surabondamment. Elle établit qu'aux écoles de manufactures, l'enfant qui y est trois heures, apprend tout juste autant que l'enfant qui y reste six. (Enquête de M. Chadwick.)
Notez bien que l'ennui général, vers la fin, réagit sur le professeur, qui contient la classe à grand'peine, se fatigue, s'irrite la poitrine, souvent est sur les dents. Donc, on aurait pu croire que les professeurs consultés allaient répondre comme eût fait en pareil cas tout employé, accepter fort gaiement cette diminution de fatigue.
Qu'en direz-vous, mondains? Nos universitaires répondent au contraire, contre eux et leur poitrine, qu'il faut deux heures entières, et qu'on leur ferait tort en abrégeant, les allégeant.
Quel admirable corps, unique! mais un peu routinier!
L'Université est modeste, et fait peu parler d'elle. Elle ne fournit rien aux tribunaux. Cela est ennuyeux. Rien, rien de romantique. On ne voit pas chez elle ces tragédies d'amour, ces Othello de séminaires que nous a, ces jours-ci, montrés Pont-à-Mousson. Nos élèves, rudes et mal appris, n'auraient ni trouvé, ni compris, la finesse plus que féminine de ces petits jésuites qui ont étonné à Bordeaux, qui en savent bien plus que les femmes. Reconnaissons ces supériorités.
Celle des Frères, tellement en lumière aujourd'hui par tant de drames judiciaires, éclipse incontestablement nos pauvres maîtres d'école (70,000 impies, dit M. Dupanloup). Ceux-ci, au milieu des tentations de la misère et de l'ennui, ne donnent aucune prise. Il est rare, et très rare, qu'ils aient affaire à la justice.
Nos professeurs offrent à leurs élèves, et aux parents mondains, le type édifiant de la famille. Ce que les Anglais disent des missions, de leurs ministres, «qu'elles civilisent les sauvages, surtout en leur montrant la famille accomplie», cela pourrait se dire très bien des universitaires. Connus, étudiés, par leurs exemples seuls, ils pourraient convertir les barbares de Paris.
J'ai connu parmi eux de véritables saints, à mettre dans la Légende d'or. Mais je parle plutôt de la masse, de ce grand peuple si modeste, obscur et voulant l'être, fort libéral (quoique discret, timide), de formes excellentes et sans le moindre pédantisme. Le monde a là-dessus de très fausses idées.
Quand j'y entrai, ce corps était moins agité qu'il ne le fut depuis. Nulle impatience. Aucune ambition. Aucun besoin du bruit, du monde. L'amour de la littérature pour elle-même, et sans vue du succès. Plusieurs avaient un goût très spécial de l'enseignement. Le bon M. Mablin, linguiste supérieur, dont on se souviendra toujours, quand il perdit sa chaire, professa gratuitement dans une institution, pour le seul plaisir d'enseigner. M. Labrouste (l'obligeance, la bonté, la charité même), riche et pouvant se reposer, rechercha, s'imposa la position laborieuse de chef de Sainte-Barbe, où il fit un bien infini.
L'influence indirecte de ces hommes excellents fut pour moi admirable. Ma très vive imagination et mon ardeur d'esprit, en grand contraste avec ma vie solitaire et tout uniforme, gagnait fort au contact de cette douce sagesse. Je n'ai vu en nul homme l'égalité sereine et le calme de la vertu, plus qu'en mon camarade et collègue, M. Poret. Nul n'eut droit plus que lui d'enseigner la philosophie, dont il était un type si pur et si parfait. La philosophie écossaise pour qui étaient ses préférences et qui dominait dans nos chaires, moins haute et moins hardie que l'allemande, semblait très propre à faire des esprits modérés, plutôt que des héros. Au grand jour de Juillet, on a vu un professeur modeste de cette école, homme doux, pacifique, s'il en fut, s'immoler au devoir (Farcy, 27 juillet 1830).
L'Université est un corps très loyal, qui vit en pleine lumière. Les hommes y sont connus, très parfaitement appréciés, n'arrivant, ne montant de grade en grade qu'à force d'examens publics. Les livres y sont connus, et dans les mains de tous, autant que ceux des maisons ecclésiastiques sont inconnus, mystérieux. L'enseignement des jeunes prêtres se fait même en partie par des cahiers non imprimés, qui se transmettent, se copient et se recopient. Quelqu'un qui, en 1845, voulait connaître l'enseignement du Sacré-Cœur, apprit que c'était impossible, les livres étant faits par les dames, donnés aux seules élèves, qui ne peuvent pas même les emporter de la maison.
Dans l'Université, au contraire, tout est transparent et cristal. Chacun la voit de part en part. Son enseignement est identique, et s'il est modéré, il n'en est pas moins clair. Son principe contredit, dément, détruit le principe du Moyen-âge. Les petites hypocrisies que l'État ordonne et enjoint, ne sont que ridicules, inutiles et peu obéies.
Plus ancien, plus moderne que le christianisme, ce principe éternel est celui que Platon expose si bien dans l'Euthyphron, celui que Zénon enseigna avec tous les jurisconsultes, celui que Kant a formulé, et l'Assemblée constituante. Sur lui le Droit repose. Sans lui les tribunaux se ferment et deviennent inutiles. L'État, inconséquent, ne sachant ce qu'il veut, et ménageant le vieux dogme gothique, invoque à chaque instant le nouveau de 89.
L'Université est fidèle à celui-ci plus que l'État ne veut. Ses ennemis le savent bien, le disent avec raison. Sauf des nuances assez légères, ses livres officiels et ses chaires de philosophie enseignent la même chose: la souveraineté du Devoir, la primatie du Juste, l'indépendance de la Loi morale. Ses chaires d'histoire, de littérature et de langues, dans l'infini détail, et même en choses qu'on croirait étrangères, transmettent le même enseignement.
MM. Tissot, Barni, dans les belles traductions de Kant, ont suivi cet esprit. Et M. Bénard, dans son excellent Précis, autorisé et adopté, le formule parfaitement: «La loi morale est par elle-même obligatoire. Manquât-elle par impossible de sanction en l'absence de toute puissance divine ou humaine pour la faire respecter, elle n'en conserverait pas moins son empire sur des êtres raisonnables et libres. Elle n'en serait pas moins inviolable et sacrée.»
Est-ce clair? Et non moins clairement sort la conclusion de Platon, de Socrate, posée dans l'Euthyphron: «La loi morale précède la loi religieuse, en est la pierre de touche. Le saint n'est saint qu'autant qu'il est le juste. La Justice est la reine des mortels et des immortels. À elle seule de juger les dieux.»
Les dogmes varient fort. La Justice invariable les ratifie ou les condamne. Arrêts de conscience qu'on retrouve identiques à mille ans, deux mille ans de distance, il n'importe. Le dogme injuste, impie, l'hérédité du crime, la nature pervertie par la transmission du péché paternel, est déjà rejetée par Ézéchiel, Jérémie, comme il l'est deux mille ans après par la Révolution.
Nos amis sont terribles plus que nos ennemis. Ils font au parti du passé des concessions bien légères.
Je n'admets nullement l'étrange distinguo de MM. Littré et Saint-Marc Girardin qui, dans le Journal des Débats, concèdent au clergé de donner une éducation, tandis que nos écoles, disent-ils, ne donnent qu'instruction. Quiconque a enseigné, sait bien que les deux choses se mêlent, se confondent sans cesse. À chaque instant l'instruction a une influence morale qui est au plus haut point éducative, qui, éclairant l'esprit, règle aussi l'âme. La limite absolue entre ces mots est de vaine scolastique.
Voulez-vous cependant insister? Je redirai ce que j'ai prouvé tout à l'heure. Le clergé, si longtemps maître unique de l'éducation, n'a pu rien faire pour elle. Sa stérilité de mille ans le condamne à jamais. Elle résultait fatalement de son principe anti-éducateur, qui, croyant la nature perverse, la réprime et l'étouffe, bien loin de la développer.
Avec tous ses défauts, sa faiblesse timide, l'Université reste pourtant le seul gardien du principe de 89, du dogme de justice, hors duquel nulle éducation.
L'Église ne peut rien. Pourquoi? Non seulement pour son principe, pour sa haine de la liberté, mais pour la discordance de son enseignement.
Elle condamne la liberté, et elle enseigne l'histoire, les langues des peuples libres! quelle folie! quelle discordance! Mais songez donc, la Grèce et Rome, avec leur élan héroïque, leurs stoïciens et leurs jurisconsultes, qu'est-ce? sinon la révolte de l'âme contre l'ascétisme chrétien.
Le seul homme fort du parti, M. Veuillot, ainsi que l'abbé Gaume, contre l'esprit bâtard et classico-chrétien de M. Dupanloup, a dit très justement que jamais les païens ne devraient approcher des mains chrétiennes. Songez que l'ennemi personnel de saint Paul est, sera toujours Papinien. Fermez-moi cet Homère... Écartez ce Virgile... Tout cela, c'est blasphème. Horreur! le Prométhée d'Eschyle jurant la mort des dieux; le Caucase jugeant le Golgotha!
Le pêle-mêle de leur enseignement me fait pitié. Ils croient tout concilier en mutilant, châtrant la mâle Antiquité, lui ôtant justement tout ce qu'elle a de grand et de fécond. Ils font une Antiquité blême, honnête, modérée, bien apprise. Par bonheur, l'aumônier aimable et délicat des Jeunes converties leur fit la gentille Odyssée qui leur tient lieu d'Homère, un Homère de Saint-Cyr, lisible aux demoiselles. Livre neutre de vague et molle éducation, d'où le garçon sortira fille. On veut faire Télémaque et l'on fait Eucharis.
Jésuites et amis des Jésuites, ils ont pourtant de moi la circonstance atténuante. Ils n'ont pas tant qu'on croit apporté dans l'Église un nouvel esprit. Ils ont continué, poursuivi, avec plus d'adresse, le travail invariable de l'Église, l'amortissement de la volonté, de la liberté. Leur mérite spécial, c'est que par eux on a vu mieux la sottise du Gallicanisme, vu que les deux tyrans qui souvent se battaient, le Roi, le Prêtre, avaient même intérêt, même pensée au cœur: Mort à la liberté! De là ce grand succès de cour qu'eurent les Jésuites. Leurs collèges reçurent tous les petits seigneurs, et l'Université n'eut les classes moyennes, les enfants de la bourgeoisie, qu'en copiant les collèges des Jésuites, leurs funestes routines, leur mécanisme automatique.
Elle copia dans la forme du moins. Point du tout dans l'esprit. Ses honnêtes Rollin, ses dignes directeurs de Sainte-Barbe (Voy. J. Quicherat), inspirés de l'austère et noble Antiquité, écartèrent de l'école l'effémination des élèves du doux Gésu, s'abstinrent des mauvais arts qui faussent, usent la volonté. Dans l'Université l'élève, montant de classe en classe et trouvant à chacune un nouveau professeur, n'étant pas (comme chez ces Pères) suivi du même maître dix ou douze ans de suite, gardait une âme à lui, et ne devenait pas la triste dépendance, la propriété d'un autre homme.
Notre Université, en revanche, par trop innocente, dans son éloignement de l'esprit de captation, mérite le reproche contraire. Elle ne prend pas autorité. Ayant de son côté et l'honnêteté et la science, et ce qui est bien plus qu'aucune chose, la vraie force moderne, le principe dont nous vivons, elle retient sa voix, met la sourdine à son enseignement, a l'air de demander pardon d'avoir raison. Elle se contente d'être utile, ne parle point de ses succès, de sa fécondité réelle. Contre deux ou trois noms que citent toujours ses adversaires, elle aurait pourtant droit de dire que d'elle seule est sortie toute la littérature du temps, tous les grands noms de la science. Et, outre ses élèves, elle a énormément produit par ses professeurs mêmes dans l'art et dans l'érudition.
Ce qu'on voit peu, et qui est très réel, c'est que ce corps modeste, sans résistance bruyante, mais digne et affermi par ses nobles études, suit fort peu les passions, les divagations de l'État qui se jette à droite ou à gauche. J'ai vu cela trois fois. Enfant, sous le premier Empire, j'ai vu nos professeurs, les Leclerc, les Villemain, directement contraires au brutal esprit militaire qu'on aurait voulu inspirer. Sous la Restauration, autre passion ridicule; l'État tourne au clergé, et l'Université contre. Le lendemain du jour où Jouffroy fit l'article: «Comment les dogmes finissent», j'ai vu nos professeurs s'inscrire chez lui, suivre ses cours payés, devenir ses disciples. Et je vois aujourd'hui leur répulsion unanime pour enseigner l'histoire contemporaine que si imprudemment l'État leur imposait, et que très sagement ils réduiront à quelques dates.
«Du grec et du latin! des mots! des mots! des mots!... À quoi cela sert-il!...» À quoi? vous le voyez. L'esprit soutient le caractère. Ces langues sont bien plus que des langues; ce sont les monuments où ces fières sociétés ont déposé leur âme en ce qu'elle a eu de plus noble, de plus moralisant. Qui en vit, en reste anobli!
«Des mots? des sons? du vide?» Non, des réalités. Chacun de ces forts idiomes est un individu, une âme, une personnalité de peuple. Nous quittons le monde des ombres, où a rêvé le Moyen-âge. Nous touchons, en Grèce et à Rome, des personnes solides, les plus fortes qui furent jamais. La Grèce d'Aristote, si petite et si grande, qui d'un pas a conquis l'Asie; la Rome, qui créa l'empire méditerranéen, sont-ce là des êtres de raison? Cette réalité subsiste dans leurs langues. Le grec est l'agora, et tout le mouvement de ces cités se sent dans leur langage. Le latin est toujours l'atrium patricien, où le jurisconsulte rend aux clients ses responsa, le prétoire d'équité qui distribue le droit au monde.
Oui, ces langues, ce sont des âmes, de grandes âmes de nations.
Si vivantes elles furent que, tant de siècles après, qui les touche, y prend quelque chose de la puissante vie qui y reste toujours. J'ai vu enfant le temps le plus mort, le plus vide qui fut jamais, éteint pour la pensée, temps de destruction qui promena la mort sur l'Europe, et dont l'œuvre expressive a été le poème du Dernier homme. En dix années, dix-sept cent mille Français périrent (1804-1814), d'après le chiffre officiel. Combien plus d'hommes d'autres nations! Au foyer, faim et froid. Sur la tête un dôme de plomb. Voilà mon souvenir d'enfance. Les mystiques (l'Imitatio que je touchai) n'y ajoutaient que trop. Leurs consolations énervantes me mettaient sur la pente des résignations molles, m'enfonçaient doucement dans un marais profond. L'Antiquité, au contraire, et ses langues, ses littératures, son histoire, me refirent le cœur haut, pour mépriser la mort, dernière, misérable ressource, et dominer la vie par l'action. J'eus à seize ans mon moment stoïcien (j'en ai dit un mot dans le Peuple).
Depuis, la rêverie, les livres de Rousseau et d'autres qu'on lit à cet âge, eurent l'effet ordinaire de langueur énervante. L'Antiquité me releva encore par les jurisconsultes, la sagesse italique, le génie de l'histoire et l'éclair fécond de Vico.
Tels sont les hauts, les bas, par lesquels passe la jeunesse, un jour tendre, et un jour stoïque. Mais ce qui me soutint même en mes faibles jours, c'est qu'ayant vécu dans ce monde fort, j'eus peu le narcotisme, les mollesses d'esprit qui détrempent aujourd'hui. Je fus préservé du roman.
Le fin acier du grec me rendait difficile, et la gravité du latin, son ampleur, me donnaient la nausée du mesquin et du bas. Même en ce qui pourrait troubler un jeune cœur, aux chants passionnés, certaine noblesse relève tout, et j'y trouve parfois, dans Catulle et Virgile, l'homœopathie de la passion.
La leur est puissante, mais forte, point du tout énervante. Elle aide à tromper la jeunesse, à éluder la tyrannie de l'âge. La brûlante Ariane de Catulle, à certains jours de fête, ferme l'oreille aux bruits, aux séduisants appels des réalités inférieures. On a lu; le soir vient, et la fête est passée. Un peu triste peut-être, mais fière, heureuse au fond de se sentir entière au travail de demain, la jeune âme s'endort en quelque chant sacré de l'héroïsme ou de la muse.
J'ai trouvé à tout âge un grand soutien à posséder (disponible toujours) ce puissant cordial. Il n'est pas seulement dans les œuvres sublimes, primitives, Eschyle ou Homère. Même dans l'art proprement dit, aux siècles littéraires, la noblesse et la grâce suffisent pour nous remonter dans une autre sphère morale. Un illustre savant du seizième siècle, qui sut l'Antiquité comme elle se savait elle-même, dit son impression d'un chant du pur esprit: «L'Empire de Charles-Quint fait pitié à celui qui a senti le chant d'Horace à Melpomène.»
CHAPITRE II
Réformes de l'Université.
L'enseignement de l'Université n'est pas, comme celui du clergé, discordant et contradictoire, moitié païen, moitié chrétien. Il procède d'un même esprit. Mais dans la forme il est peu lié et incohérent. Chaque branche d'études semble un objet à part, et n'est pas raccordé dans une harmonique unité.
Il faut considérer que, malgré son antique nom, cette fille de Charlemagne, cette fille de Philippe-Auguste, est véritablement très jeune. Telle que nous la voyons, elle ne date que d'un demi-siècle. Elle naît réellement au retour de la paix. Jusqu'en 1815, son maigre enseignement fut uniquement celui des langues classiques, et qu'on approfondissait peu. À la paix seulement, lorsqu'on put enfin se reconnaître, toute la science y entra tout à coup. Énorme invasion. Un jour l'histoire commence, un autre les études physiques, et mille choses presque en même temps. Tout cela de façon inégale et désordonnée, sans aucun souci de l'ensemble.
Chaque nouvel objet d'étude qui arrivait se faisait grande place, s'établissait en maître. Le zèle ardent des nouveaux professeurs, leur dévouement passionné, étendait sans mesure la part de leur enseignement. Exagération très utile, je pense, dans le premier moment, pour fonder fortement et sans retour ce que nos adversaires critiquaient, attaquaient et auraient voulu supprimer (l'histoire surtout). Parmi ces fondateurs nommons le savant, l'acharné, l'infatigable M. Poirson, qui fit nombre de fanatiques de ce nouvel enseignement.
Aujourd'hui, il convient de regarder l'ensemble, d'harmoniser mieux les études et d'en faire un tout organique. Chacune se simplifiera, s'associera aux autres. Toutes ensemble pourront concorder.
Autrefois, la lecture s'enseignait fort péniblement, lettre par lettre; autrefois, le dessin s'enseignait par détails isolés, ennuyeux, qui rebutaient, décourageaient l'élève; on dessinait un an la bouche, un an le nez. On donne aujourd'hui des ensembles, et le sens de la vie éveillé chez l'élève le soutient, hâte ses progrès.
L'analyse, le détail abstrait, vont bien aux esprits mûrs, mais aux jeunes esprits il faut offrir des masses, des ensembles, le concret plutôt que l'abstrait. Je voudrais qu'à l'école le dessin des objets vivants précédât le dessin des lettres, l'écriture. Dans les figures d'animaux, végétaux, l'enfant aurait d'avance plusieurs figures de lettres. L'écriture précéderait la lecture, bien plus difficile. Les cartes en relief, moulées par les élèves, précéderaient les cartes planes dessinées sur papier, et la géographie, un peu géologique, une histoire de la terre, amènerait à l'histoire humaine.
Histoire, langue, art, trois choses qui pour chaque nation doivent être présentées d'ensemble et non isolément. Pour les jeunes enfants qui commencent, j'aimerais qu'un même maître leur enseignât la Grèce, par exemple, en toutes ses manifestations, en tout ce qui fit son génie.
D'abord, à la façon de Pestalozzi, ils feraient une Grèce de terre ou de sable, un relief grossier du pays; puis une Grèce plus détaillée sur papier qu'ils aimeraient à colorier. Puis, sur ce sol, on ferait agir l'homme, la Grèce en ses grands traits historiques, victoires sur l'Asie, duel de Sparte et d'Athènes, conquêtes d'Alexandre. Mais quelle langue parlaient ces héros? La plus claire, la plus lumineuse qu'aucun peuple ait parlée. On en donnerait quelque chose, des mots (et fort peu de grammaire; il est stupide de commencer par là)[116].
L'art grec est une langue encore. J'aimerais fort que le même maître pût leur faire dessiner ces merveilles de sculpture et d'architecture (l'Hercule, par exemple, le Temple de Thésée), marquer combien cet art s'accorde à cette langue fine et forte, à cette histoire, à cette terre si ingénieusement découpée qu'elle semble elle-même un objet d'art.
Qu'un même homme ébauchât la Grèce aux quatre points de vue, cela serait beaucoup. Et la forte harmonie de cet enseignement étant assurée, des maîtres spéciaux les approfondiraient tous les quatre.
Je les voudrais d'accord, ces maîtres, sachant chaque semaine où en sont leurs collègues, se voyant, s'entendant entre eux. Il est déplorable aujourd'hui de voir la langue grecque enseignée sans nul rapport à l'histoire grecque. Les professeurs n'ont nulle connaissance de ce que leurs collègues font avec les mêmes enfants; ils ne se connaissent même pas.
«Mais cet enseignement harmonique d'une même chose, d'une âme de peuple, s'il est si fort, ne risquera-t-il pas d'influer trop, de faire de petits Grecs, de serviles imitateurs?»
L'objection serait grave, si l'on donnait un peuple seul, ou deux, comme on fait aujourd'hui, deux langues, la grecque et la romaine. Mais dans l'enseignement nouveau que tout prépare, on verra mieux, et pour la langue et pour l'histoire, la place que ces peuples occupèrent dans le grand ensemble, leur rapport aux sociétés qui ont précédé ou suivi.
Sans faire nos élèves indianistes, on pourra par des synglosses élémentaires, leur donner le plaisir de descendre le fleuve des langues et des nations. De minimes changements, souvent d'une ou deux lettres, font couler certain mot, père ou mère par exemple, du sanscrit au grec, au latin, au français.
Le courant historique, le courant linguistique, vont ensemble naturellement. L'enfant voit que la Grèce et Rome ne sont point des miracles, mais des parties d'un tout immense. Trois points les signalent, il est vrai: leur puissant équilibre, leur très fine culture, leur élan héroïque. Mais cela n'empêche pas que ces deux grandes nations ne puissent être inférieures par tel côté à d'autres. La Grèce, par exemple, toute urbaine et artiste, a fait la guerre à la nature, l'a appauvrie; la Perse au contraire fécondée. L'héroïsme agricole de celle-ci évoquant les sources, les arbres, fit de son vaste empire le jardin de l'Asie.
Ce que je viens de dire se résume en un mot: recomposer l'enseignement, l'harmoniser, enseigner par masses et grands ensembles, des ensembles vivants.
Et ce que je vais dire se résume en un mot: recomposer l'homme même, ne plus le mutiler en exagérant telle partie, telle faculté, et supprimant les autres; ne pas détruire en lui les facultés actives, ramener dans la classe la vie et le mouvement.
Pestalozzi, à Stanz et à Berthoud, n'enseignait que debout et tenait debout les élèves. C'est à Yverdon seulement et dans la décadence de l'Institut qu'on les laissa s'asseoir.
Nos classes actuelles offrent un tableau tout contraire. On dirait des assemblées de petits paralytiques, de culs-de-jatte, de vieux petits scribes. J'y crois voir le concile des grenouilles que peint un monument indien (Voy. Max Müller), qui servilement, d'après le maître, répètent un coax! coax! éternel.
Ne pourrait-on alterner dans l'étude, tantôt debout, tantôt assis, user des tables hautes, écrire moins sur cahiers, et davantage sur l'ardoise?
«Mais tout cela rend l'ordre difficile, le rend même impossible en des classes nombreuses.»
Oui, c'est là le grand mal, la classe est trop nombreuse. Dès lors la discipline est le point capital, l'enseignement le point secondaire. Le professeur est accablé, écrasé d'une surveillance si difficile. Elle n'est efficace que par une sévérité excessive qui cloue l'enfant sur une place; mais plus il est ainsi fixé et immobile, plus grande est son inquiétude, son agitation intérieure et son besoin du mouvement.
On a brusquement délaissé, après quelques essais insuffisants, la seule forme d'enseignement qui permît le mouvement, rendît l'enfant actif, l'Enseignement mutuel, qui, vers 1820, avait eu pourtant d'heureux fruits. Il avait le tort grave de donner à l'élève un esprit moins timide, plus libre, une plus vive et rapide initiative, le tort de faire des hommes. L'enseignement autoritaire où le seul maître est tout, a été rétabli dès la Restauration. En 1834, les résumés qu'on fit de la grande enquête d'alors, montrent déjà certaine préférence pour les écoles les plus autoritaires, les écoles ecclésiastiques, les écoles du respect servile, qui, au règne suivant, devaient tout envahir.
Un peuple calme et sage, de très grand sens pratique, la Hollande, a donné un exemple, déjà suivi de l'Angleterre. C'est d'employer, non pas des moniteurs quelconques, comme dans l'ancienne École mutuelle un peu trouble et un peu bruyante, mais quelques moniteurs choisis avec grand soin dans les plus sérieux élèves, et dans ceux qui se destinent à l'enseignement. Cela a réussi admirablement bien. Que ne l'essayons-nous aux écoles, aux collèges, dans les classes surtout trop nombreuses?
Les Hollandais et les Anglais les payent. Mais les nôtres, de nature plus expansive, payeraient plutôt, s'il le fallait, eux-mêmes pour qu'on leur permît d'enseigner. Le premier besoin du jeune âge, c'est l'activité, l'épanchement. Le supplice des classes dans l'enseignement actuel, c'est la passivité, l'inertie, le silence auxquels est condamné l'enfant. Recevoir toujours sans donner jamais! mais c'est le contraire de la vie. Son cours alterne ces deux choses; avidement elle reçoit, mais n'est pas moins heureuse de s'épandre et donner.
N'en déplaise aux maîtres, je dis que ce jeune maître improvisé, tout neuf et non blasé, enseignera bien mieux. Mille choses, lourdes et peu amusantes dans une grave bouche officielle, saisiront cent fois plus dans la vivacité charmante d'un enfant qui en cueillit hier la prime-fleur, et les redit avec l'amour, la grâce de la première révélation.
D'heureux signes se montrent. L'enfant sera moins malheureux. Des collèges à la campagne (comme Sainte-Barbe en a donné le premier exemple à Fontenay), c'est une heureuse innovation. Je ne voudrais conserver dans les villes que quelques externats indispensables aux citadins.
Les vacances au bord de la mer. Autre innovation très heureuse du ministre pour ceux qui n'ont pas de parents ici.
Je voudrais que, dès le collège, on commençât les promenades géologiques et botaniques qu'aura plus tard l'étudiant.
La gymnastique a peu d'attrait pour nos élèves. Notre jeune Français a besoin qu'on lui montre un résultat immédiat. Il demande toujours «à quoi bon?» Tout ce qu'on lui dit de la force, de la santé, qui peut en résulter est lointain, ne le touche guère. La gymnastique a pu ravir les Grecs dont la vie était toute en spectacles et en fêtes, en combats animés d'une concurrence infinie. Elle a pu charmer l'Allemagne quand le patriote Jahn l'enseigna comme force, comme élément de résistance et de victoire future sur l'oppresseur du monde. Ici, elle est très froide, n'intéresse nullement l'élève. Il ne sent pas le but. Le bonheur, c'est d'agir pour un but bien compris, d'agir pour l'œuvre utile qui promet, qui amuse, qui flatte et soutient l'énergie, qui paye enfin son producteur.
L'école industrielle et l'école universitaire semblent barbares toutes deux en des sens opposés. Elles sont incomplètes. Elles gagneraient fort à prendre un peu l'une de l'autre, celle-là en culture élevée et celle-ci en action.
Je vais faire un vain rêve. Mais combien j'aimerais à voir nos mous collégiens visiter les mâles écoles d'industrie ou d'agriculture, y prendre certaines notions indispensables à tous, prendre surtout l'impression du travail efficace, fatigant, sérieux!
«Mais ils n'ont pas le temps!» Je le nie. Je n'ai point l'avare superstition du temps. Je dis avec Coménius: «En travaillant moins d'heures, on apprend davantage.» C'est ce que j'ai montré plus haut par l'enquête de M. Chadwick.
CHAPITRE III
École industrielle.
Hors des cadres étouffants de l'État, de l'Église, qui si longtemps ont comprimé la France, son génie spontané a des éruptions remarquables d'art et d'industrie.
Vers 1750, tous les arts de l'ameublement s'élancèrent à la fois. La France par eux conquit l'Europe. L'ouvrier se meubla lui-même, et la fabrication du meuble à bon marché créa le faubourg Saint-Antoine.
Après 1815, ou plutôt 1818, lorsque les alliés partirent, la maison dévastée se refit. Draps, rideaux, habits, furent achetés. C'est le grand essor des tissus.
Le colossal ouvrage de nos chemins de fer fut celui de la mécanique et des grandes usines qui en firent le matériel. Labeur de trente années, moins actif aujourd'hui.
De ces trois mouvements, trois peuples sont sortis, et de tout leur ensemble une France d'esprit nouveau, un peu moins aplati que celui des fonctionnaires. Depuis vingt ans surtout l'excès de la compression a fait de plus en plus rechercher les carrières du travail indépendant. Outre l'ouvrier seul ou petit fabricant (qui par exemple fait l'article de Paris), les administrations industrielles offrent une liberté relative. Leurs ingénieurs sont souvent de très libres penseurs, qui ne demandent à l'homme que le travail légitime, point de complaisance hypocrite. Quoi qu'il y ait à dire contre les compagnies, elles ont certainement un mérite, de n'être pas, comme l'État, en connivence avec le prêtre, de ne pas acheter son aide électorale en tyrannisant l'employé, de ne pas prêter au clergé main-forte contre la conscience.
En rapprochant les chiffres que donne M. Wolowski pour certaines professions (employés des chemins de fer, mécaniciens, contre-maîtres, ouvriers supérieurs du bâtiment, etc.), je trouve au minimum une France nouvelle d'un demi-million d'hommes qui peut plus librement penser et lire un peu. Même ceux qui travaillent des bras et sont proprement ouvriers, aidés maintenant par la machine, rentrent moins fatigués le soir, prennent un livre, tout au moins un journal. On imprime et on lit dix fois plus qu'en 1830, trois ou quatre fois plus qu'en 1848.
La supériorité de la France nouvelle, industrieuse, active, c'est de mêler un peu la pensée et l'action, la culture et le mouvement. L'homme y est moins durement spécialisé que dans la société antérieure. Des classes excellentes ont surgi (en tête nos ingénieurs), qui mêlent heureusement les deux vies. Hommes véritablement complets, et, pour le mieux dire encore, hommes.
Grâce à Dieu, des carrières actives, de libres débouchés, s'ouvrent à côté des vieilles voies. La bureaucratie griffonnante, le malheureux destin d'êtres anti-naturels qu'on nourrit d'encre et de papier, ne sera plus la seule vie qu'on propose à l'enfant des classes cultivées. Il lui sera permis d'être homme, d'agir et de créer, de se créer lui-même en agissant sans cesse et dans l'art et dans la nature.
Saluons ici l'œuvre vivace et spontanée du vigoureux bon sens français. Je parle de l'École centrale. Notre École polytechnique, après le jeune élan pratique qu'elle prit de la Révolution, s'était envolée dans l'algèbre, tendait à devenir l'aristocratie du calcul. C'est alors que des hommes positifs, attachés aux réalités d'un humble et fort enseignement (un ingénieur, un chimiste, un professeur) prirent la place que la haute École avait laissée, et firent la leur, très près du type originaire de 94 qui avait été si fécond.
Institut très français. La France plus qu'aucune nation avait senti la solidarité des sciences. De la nouvelle École ressortit une chose nouvelle, ignorée de l'Europe, la solidarité des arts. On croyait jusque-là que notre esprit rapide, qui lie, généralise des choses très diverses, était un don brillant, puissant aux théories, nul en application. Et l'on aperçut tout à coup qu'en cent choses c'est la voie pratique. Nombre d'hommes sortis de la nouvelle École, de ce rayonnement des arts, réussirent en dehors du métier qu'ils avaient cherché, et fort aisément appliquèrent leurs aptitudes flexibles à des matières toutes nouvelles. J'y vois un serrurier devenu tout à coup un excellent ingénieur, qui de plus est encore un habile manufacturier. J'y vois un constructeur de machines à vapeur, qui, maintenant chimiste, est directeur d'une verrerie, etc.
L'Anglais a une éducation excessivement spéciale, et il est presque toujours enfermé étroitement dans cette spécialité. Il est fort dans un seul métier, ce qui n'est guère commode pour le besoin colonial. Dans tout établissement nouveau, dans telle situation lointaine et isolée, il faut plusieurs Anglais de métiers différents, tandis qu'un seul Français suffit.
Admirable flexibilité qui doit faire rechercher partout l'industriel français, qui semble lui ouvrir le monde, rendre l'émigration facile, si la vie devenait ici trop chère, difficile, impossible. Le liant, l'esprit sympathique des nôtres semblent les appeler, bien plus que l'Anglais taciturne, à parcourir, civiliser la terre. La rare solidité physique de nos hommes du Midi (Provençaux et Pyrénéens, etc.), la force sèche qu'ils ont, les soutient contre les climats dangereux beaucoup mieux que les peuples du Nord, sanguins ou lymphatiques, prenables aux maladies. Aux Indes, quand nous y primions, nous avions un rare avantage (que n'ont point du tout les Anglais), d'y vivre et d'y durer. Tous nos précédents historiques montrent combien le Français d'alors était voyageur. Sur un oui, sur un non, on prenait son chapeau, on partait «pour les îles» (c'était le mot du temps).—Mais aujourd'hui, c'est le contraire. Les déceptions ont été fortes. La France par deux fois avait couru le monde; jadis le globe, et récemment l'Europe à main armée. Aujourd'hui elle est casanière. Elle répugne extrêmement à l'émigration.
Une belle et mâle École, c'est celle de Châlons. L'enfant, six heures debout, travaille du bras et de la main. Six heures assis, il dessine, il calcule, il étudie. Cela fait des hommes forts, intelligents, qui se plaisent au travail. L'enfant garde une sève un peu rude, mais loin des mauvaises pensées. Celui qui taille, lime ou bat le fer six heures par jour, dort bien, chaque matin s'éveille gai et plus fort que la veille.
C'est beau, mais un peu dur, surtout trop renfermé. J'y voudrais plus d'air libre, hors des fumées de l'atelier, quelque étude agricole, au moins comme délassement. Qui sait ce que fera un jour ce jeune homme élevé pour l'industrie? À mesure que le champ de nos activités s'étend sur tout le globe, dans mille situations, il doit faire face à tout, faire mille choses imprévues. Même dans sa carrière ordinaire et prévue, ce futur contre-maître, ce faiseur de machines, pourra avoir, je l'espère bien, un jardinet pour lui et pour les siens. Qu'il n'y soit pas inepte. Dès aujourd'hui, au moins deux heures par jour, qu'il ait de la terre et du ciel. Qu'il respire autrement que dans des promenades forcées ou des luttes violentes, insensées, entre camarades.
Faisons des travailleurs et non pas des barbares. Accordons quelque chose à la culture morale. Quoi! rien sur la patrie, rien sur le but de l'homme, sur le monde, la terre, sur ces contrées où peut-être ils iront! Rien sur l'histoire de ces arts qu'on enseigne, rien qui y puisse orienter l'élève et le fasse planer au-dessus. Les esprits les plus positifs savent que, pour la pratique même, il faut dominer ce qu'on tient, en savoir les tenants et les aboutissants, savoir d'où l'on part, où l'on va.
La France, industrieuse certainement, est-elle commerçante? bien moins. En ce moment on veut l'éblouir, en montrant que le chiffre de ses exportations a augmenté. Sans doute; mais tout est relatif. Son commerce est bien peu de chose devant celui de l'Angleterre. Un seul port anglais, Londres, reçoit plus de vaisseaux que nos deux Frances, océanique, méditerranéenne, que toute la France réunie.
L'œuvre des chemins de fer a occupé beaucoup de monde, et l'École centrale a fait plus d'ingénieurs qu'elle n'en peut placer désormais. De ce travail, fait en grande partie, ils regorgent vers les manufactures. Mais ici l'industrie peut-elle croître indéfiniment?
Lorsque vers 1829 M. de Saint-Cricq, directeur des douanes, proclama l'encombrement commercial, nous rîmes, nous fûmes incrédules. Il était si réel qu'il fit la révolution de Juillet. À la veille de Février 1848, dans le rude hiver qui précède, l'encombrement revient, et le chômage. Au bout de vingt années, 1869, le voici revenu. Personne ne veut plus entreprendre.
Le gouvernement actuel, avec ses compagnies du Crédit mobilier et autres, l'essor qu'elles donnèrent à la Bourse, détourna dix années les capitaux de l'industrie et de l'agriculture, qui donne un intérêt si faible. Son traité du libre-échange, ouvrant en 1860 la France à l'industrie anglaise (écrasante par le bon marché), a fait du premier coup une énorme ruine. La Normandie ne peut se relever, dit-elle. Encore moins les forges du Nord.
Avec une telle politique, qui eût cru qu'un matin, en juin 1865, le même gouvernement proposerait à la France de se faire tout industrielle, de placer d'un seul coup toute la génération nouvelle dans les écoles d'industrie?
Le 21 juin 1865, le gouvernement autorise nos deux cent cinquante et un collèges communaux à supprimer l'enseignement classique, à lui substituer le nouveau qui formera des employés pour les manufactures, usines et grandes fermes, des comptables pour les maisons de commerce.
«L'ancien enseignement subsistera-t-il?» Oui, mais comme faible exception. En chaque lycée impérial sera créée une école industrielle, qui pourra s'appliquer les bourses du lycée, qui de plus assurera aux élèves sortants le spécial patronage de l'État pour leur placement. Avantages considérables par lesquels cette école, parasite si favorisée, pourra absorber le lycée.
Cette révolution, d'incalculable effet, ne va pas moins qu'à faire une autre France.
Les chaleureuses circulaires qui viennent à l'appui, rappellent que, dans la lutte des peuples industriels, le prix sera, non pas aux capitaux, aux bras les plus nombreux, mais à l'intelligence. Elles citent l'exemple de la Suisse, etc. (6 avril 1866.)
Les nouveaux règlements offrent nombre de choses véritablement excellentes. On sent partout la main de celui qui lui-même a pratiqué et enseigné. L'homme est là tout entier, de travail infini, d'ardeur prodigieuse, le plus zélé ministre qui fut jamais, avec tous les contrastes et l'impuissance d'une situation déplorable.
Les pages qui suivent étaient écrites avant qu'il ne sortît du ministère. Je n'ai pas cru devoir les effacer. Elles disent le bien, le mal, les torts, l'effort immense et la très grande volonté.
Destinée singulière! et tragique réellement! Étrange et bizarre aventure qu'on ne voit guère qu'aux gouvernements d'Orient, qu'on croirait se passer à Stamboul, à Bagdad, aux Mille et une Nuits. La fortune, cette capricieuse, voit au pays latin un homme de mérite, voué uniquement à l'étude et aux affections de famille, fort désintéressé surtout. Et, par une énorme méprise, elle l'enlève. Une nuit qu'il est là, travaillant, écrivant, il est empoigné, emporté par les airs, jeté aux palais sombres dont il connaît très bien l'histoire. Dans ces palais hantés d'ombres somnambuliques, quel contraste! un homme vivant, un homme de chair et de sang, qui a un cœur (un trop prenable cœur).
Que s'est-il passé là? Comment dans ce pays vertigineux a-t-il été leurré? Sous quel mirage a-t-il fait pacte avec l'abîme?
Que promettait-on? Tout. Que demandait-on? Peu.
Moins que peu, presque rien. Il enseignait l'histoire. Eh bien! ne pouvait-il en ôter une ligne? en effacer un jour? faire que ce jour fatal ne fût point, n'eût jamais été? Si l'histoire, mutilée ainsi, est enseignée à ce grand peuple enfant qui va nous remplacer, demain tous seront morts, et ce jour mort aussi.
Mais qui ferait cela? Quel monstrueux miracle, impossible aux mortels! impossible à Dieu même! Non, Dieu ne peut biffer un jour. Un seul jour devenant un blanc, une lacune, tout avant, tout après en serait altéré. Cette écriture d'airain qu'on appelle l'histoire a un mystère terrible, c'est que les caractères enroulés l'un dans l'autre, s'enchaînent indissolublement. Pas une lettre n'en peut être arrachée. Que peut-on? Par-dessus, faire un léger plâtrage, par un fragile enduit dissimuler l'histoire, et superposer la légende. La crédule candeur de celui qui l'écrit, fera peut-être illusion.
Vain espoir, insensé. Mais celui qu'on leurrait, était séduit au fond d'une idée non moins vaine. Introduit par surprise et par malentendu dans ce Conseil sinistre de violence militaire, il apportait, croyait faire triompher l'idée fort discordante d'une grande transformation industrielle qui eût changé la France, fait l'Empire de la paix. Lui-même issu des ouvriers artistes que Colbert appela de Flandre aux Gobelins, il avait le travail dans le sang, dans la tête cette idée fixe. Ce fut sa tentation. Punie cruellement. Que n'endura-t-il pas? Les généraux, les prêtres, n'y étaient pas trompés: «Il était l'ennemi.» Ils raisonnaient très bien; ils disaient sans ambages: «Travail, c'est liberté. L'industrie, le commerce, ont fait Juillet 1830.»—Que répondre à cela? Rien de bien sérieux. Que l'on y aurait l'œil, que les écoles nouvelles, veillées de près, transmettraient leurs notes au pouvoir, qui jugerait ainsi chaque élève, déciderait de son placement. L'État fût devenu placeur universel... Roman étrange! À qui faire avaler cela?
Seul à ce tapis vert où tout était hostile, il donna ce spectacle d'un ministre affamé, d'un budget maigrissant qu'on rognait chaque jour. Il endurait toujours, dans un espoir toujours trompé. Chaque matin, il saisissait... le vide!... Un jour il eut en main l'enseignement obligatoire, mais le soir il ne l'avait plus. Un jour il croyait faire une grande chose, l'instruction des filles. Mais les préfets, mais les fonctionnaires, bien plus intelligents de ce qu'on veut là-haut, l'ont fort peu soutenu. En ce point qui était le va-tout du clergé, l'État s'est bien gardé de défendre l'État, et le ministre est resté seul.
Seul. Ni l'État, ni le pays. Nul moyen de sortir sans livrer la place au clergé. Nul moyen de rester qu'au prix d'amers combats, dans la triste indigence d'un budget étranglé.
De là cet acharnement sombre au travail, aux détails. De là cet effort infini pour tant de petites réformes. Effort croissant. L'employé matinal qui, lui, vient avant l'aube, voit bien qu'il ne s'est pas couché. Le soir, il s'enveloppe, et ténébreusement s'en va par les collèges observer, noter, censurer. Et il n'arrive à rien. Des obstacles invisibles l'arrêtent, le captivent et le lient, obstacles faibles et mous, ces toiles d'araignées qui flottent dans les palais magiques, entravent et désespèrent. Comment sortir? Comment rester[117]?
CHAPITRE IV
École d'Agriculture.
Le grand agriculteur de Provence, M. Riondet, un regrettable ami que j'ai perdu naguère, ne désirait pas moins qu'une Université d'agriculture et tout un système d'écoles. Son esprit encyclopédique, frappé de la solidarité croissante des sciences et des arts, voulait que l'on fît à Paris une École centrale agricole, d'où rayonnerait la lumière. Elle créerait des professeurs qui, dans chaque département, au milieu d'une ferme modèle, formeraient à leur tour des maîtres pour tous les arrondissements.
Mon confrère, l'éminent historien des classes rurales, fin et profond penseur, M. Doniol, qui a pu étudier ces questions et en Auvergne et en Provence, insiste pour que la réforme, modestement commencée par en bas dans les notions d'agriculture que donnerait le maître d'école, soit seulement couronnée en haut par une section agricole ajoutée à l'École normale, et une à l'École centrale industrielle.
M. Duruy, manquant d'argent, avait eu l'idée (peu goûtée, du moins économique) de faire faire quelques cours au Jardin des Plantes. Ont-ils eu quelques résultats?
L'agriculture précède tout. C'est le fonds de la France. Et c'est par là qu'il faudrait commencer. L'industrie vient après. Fonds mobile et changeant. J'ai vu toute ma vie ses naufrages. Je vois toute la Seine-Inférieure couverte de ruines récentes. Je vois, du même coup, à l'est, au nord, cent forges ruinées. Roubaix, un moment soulevé, exagère le travail et tombe. Que d'aventures dans l'industrie! Tantôt ses propres fautes, tantôt l'encombrement la frappent, et tantôt telle fatalité du dehors qu'on ne peut prévoir.
Maintenant que penser des carrières dites libérales, qu'on encombre indéfiniment?
Assez de médecins, assez de procureurs. Trop, bien trop de fonctionnaires. Plus de soldats surtout, et plus d'écoles de soldats.
Fermons, je vous en prie, celle des destructeurs. Ouvrons, je vous en prie, celle des créateurs, des enfants de l'agriculture.
J'honore l'École de Médecine, mais si l'agriculture fait des hommes si bien portants, qu'il ne faille plus de médecins?
J'honore l'École de Droit. Seulement elle m'effraye. Lorsque j'en vois sortir tant de jeunes notaires, d'imberbes avocats, de petits avoués, qu'il faudra bien nourrir, je me dis: «Oh! que de procès!»
Un seul procès est bon, une seule guerre, un seul combat, c'est l'aimable combat de l'homme et de la terre, la guerre qu'il fait à sa grande femelle, féconde, adorée, la Nature, qui se défend, résiste, afin d'être vaincue.
Mater! Terra mater!... Ah! que n'a-t-elle pas dans son sein! et quelle force de vie pour nous faire et se faire sans cesse malgré nous, et en dépit de nos sottises!
Dès qu'il y a mariage entre elle et nous, tout fleurit, tout se peuple. Ce n'est qu'arbres et fleurs, moissons, hommes.
Voyez-moi cette Perse antique, ses cent mille canaux souterrains qu'indiquent Hérodote et Malcolm. Elle peut, un matin, envoyer à l'ouest une armée de deux millions d'hommes. Voyez cette Italie qui, devant Hannibal, fait surgir de la terre un million de soldats.
Mais les peuples du Livre (Coran, Bible, Évangile) sont venus: juifs, musulmans, chrétiens. La Perse est un désert, l'Italie se dépeuple ou vit de blé d'Afrique. Et tous les bords de la Méditerranée sont chauves.
On sue à voir ici, en France, combien de fois la terre, et combien de fois l'homme ont baissé, se sont relevés. Je l'ai dit dans le Peuple. Les moments où le paysan acquiert la terre, sont marqués d'un élan étonnant de fécondité. Vers 1500, après Louis XI, dans les ruineuses guerres d'Italie, tout devrait s'épuiser. Mais les nobles qui partent, vendent à tout prix la terre au paysan. Tout refleurit. C'est le règne du bon Louis XII. De même après les affreuses guerres de religion, nobles et bourgeois vendent; le paysan achète, et la terre en vingt ans a doublé de valeur. C'est le temps du bon Henri IV. Mais avant 1700, Boisguilbert déplore l'horrible succion fiscale du grand règne qui força le paysan de vendre. «Il a pourtant encore fréquemment un petit jardin», dit l'abbé de Saint-Pierre (1738). En 1783, l'Anglais Arthur Young s'étonne de voir ici la terre si divisée. Le mouvement ne s'arrête pas. L'effort de la Restauration pour reconstruire la grande propriété n'y a rien fait. Le paysan achète à tout prix, et il a raison. Car la terre, c'est la liberté. Quelle distance du journalier si dépendant au plus petit propriétaire! Cette terre, c'est la dignité, c'est la moralité, l'honneur.
Le vrai grand théâtre agricole, à l'ouest du vieux monde, me semble être ce pays-ci. C'est ici que la terre donne en toutes variétés sa plus fine énergie européenne, le vin (celle de l'Asie est le café). La terre de France a seule (et non pas l'Italie) la vraie forme organique, géminée, à double climat: climats océanique, méditerranéen. Le problème agricole est ici au complet, d'une complexité exigeante, qui oblige l'agriculture d'être une science. Aux grandes plaines du Nord, l'étude des engrais, la mécanique des outils suffisent; ce n'est que l'abc. Mais plus on va vers le Midi, l'énorme question des eaux s'élève, leur sage direction, leur répartition équitable, l'industrieuse irrigation; d'autre part, la question dominante des expositions qui, à chaque instant, changent tout, demandent non seulement le savoir, mais le tact, la divination, l'art supérieur et parfois le génie.
«Élargissez Dieu!» Diderot, qui dit ce mot sublime, en savait-il la profondeur, les sens divers, admirables et féconds?
Cela veut dire: Assez de temples. La Voie lactée pour temple, l'infini de Newton. Cela veut dire: Assez de dogmes. Dieu étouffe dans ces petites prisons!
Mais cela signifie surtout: Émancipons la vie divine. Elle est dans l'énergie humaine; elle y fermente; elle a hâte de s'épancher en œuvres vives. Elle est dans la Nature, y bouillonne, voudrait se verser en torrents.
Ne voyez-vous pas que la terre a envie de produire, et de vous enrichir, de donner des sources et des fruits, de créer des races nouvelles, plus saines et plus durables, de créer sans mesure des peuples et des moissons?
Soyons intelligents. Fermons un peu les livres. Rouvrons le grand livre de vie. Travaillons! Habit bas! Délivrons cet esprit fécond qui veut sortir, ouvrons-lui les barrières. Écartons les obstacles, les entraves. Élargissons Dieu!
Voici ce que j'ai vu récemment en Provence.
Un fort mauvais terrain se trouvait près d'Hyères, misérablement sec, rocailleux, qui jamais n'avait rien donné que lentisques et autres rudes plantes sauvages de végétation africaine. Point d'eau. Et tout au plein midi, rôti dès le printemps. Tout cela ne fait rien. Un habile homme voit ce que demande cette terre. Il l'achète et il la travaille, l'épierre, la brise, et la rebrise. Il lui donne ce qu'elle veut, la vigne. Que va-t-il arriver? «Elle sera brûlée, cette vigne. La culture même y aide. Les schistes durs, polis et qui semblent vernis, plus on les brise et les émiette, concentrent à chaque pied des foyers rayonnants d'innombrables petits miroirs qui tous lui lancent du soleil. Oui, sans faute sa vigne mourra.»
Tel est le mot du paysan. Et elle ne meurt pas pourtant; il y a quelque chose là-dessous. Le matin on observe; spectacle surprenant, tout est mouillé chez lui; autour tout est aride. Il pleut chez lui et pas ailleurs. C'est la toison de Gédéon qui, dans la Bible, a seule les eaux du ciel, et à côté la terre est altérée.
L'habile homme, M. Riondet, de superbe figure, une vraie tête d'ancien empereur[118], inquiète et rêveuse, et chargée de pensées, semblait un homme de mystère. Il avait particulièrement le don de trouver l'eau partout. Il la sentait, l'entendait sourdre, là où nous ne voyions qu'aridité. Lui-même fort discret, se communiquant peu, si ce n'est par des actes, il me faisait l'effet d'une source profonde, génie de la contrée, qui la sert en dessous.
Qu'avait-il vu ici? le secret de la vie pour tous ces climats africains. C'est que la nuit répare le jour. Elle verse de telles rosées que celui qui y reste, est mouillé jusqu'aux os. Pourquoi la terre n'en profite-t-elle pas? Elle est durcie par la chaleur du jour? Que faire? La briser constamment. L'émietter, c'est l'ouvrir. Et voilà ce qu'elle demandait, cette pauvre terre. Elle halète, elle a soif, et personne ne la laisse boire.
Le paysan n'a garde de labourer entre les vignes. Il occupe les lignes intermédiaires par un méchant blé qui se brûle, ne donne rien. Comment lui faire entendre qu'il faut sacrifier tant de terrain? le laisser libre au soc qui, le jour, ouvre et prépare le sol à la rosée du soir? Non, la terre crie en vain, on la laisse à son aridité. La rosée tombe en vain; trouvant ce sol de fer, elle remonte et se vaporise. Elles ne peuvent s'entendre, se marier. Et c'est un divorce éternel.
Ici l'art est bienfait. En servant la Nature, il est plus nature qu'elle-même. Elle verdoie et le remercie.
Profonde est l'amitié entre la vigne et l'homme. Elle ne sait que faire pour le remercier et le récompenser. Elle s'épanouit, déborde en fruits superbes, en grappes d'or, qu'on paye au poids de l'or.
Bref, le petit terrain qui coûta six mille francs à mon agriculteur, chaque année en donne six mille.
CHAPITRE V
Écoles de Médecine et de Droit.
L'hirondelle de nos cathédrales, le martinet qui en peuple les tours, donne une scène émouvante quand de quelque maison voisine on la voit essayer et lancer ses petits. Si légers, ils ne risquent guère. Leur vol incertain, maladroit, est soutenu, bercé dans l'air sur le profond abîme. Ils jouent sans peur. Mais quelle alarme chez la mère! Ils jouent, les petits téméraires, et l'on croirait qu'ils rient de la peur maternelle.
Combien plus légitime l'inquiétude de la mère humaine, quand son petit devient un écolier, quand l'écolier devient étudiant, quand il faut l'envoyer au danger de ces grandes villes où tant d'autres périssent, à Toulouse, à Paris! L'abîme où nous voyons voleter l'hirondelle, qu'est-ce auprès de celui que le jeune homme affronte: la dissipation vaine, les bas plaisirs, l'énervation.
Danger très grand pour tous, énorme pour les nôtres, si liants, si précoces, ouverts à toute impression. D'autres races sont moins exposées. Chez tel peuple l'orgueil, la morgue innée; chez tel autre la prédominance de la faculté digestive, le pesant narcotisme, préservent le jeune homme pour quelque temps, lui donnent au moins un masque de sagesse. Ici, rien de cela. La supériorité nerveuse de notre race est son danger aussi. Elle l'expose tout d'abord, et chez beaucoup la flamme allumée à peine s'éteint tout à coup sans retour. Plusieurs à quinze ans, à vingt ans, sont finis qui en vivront soixante encore, faibles et médiocres, incapables de grands résultats.
Remarquons, en passant, qu'il s'agit aujourd'hui de mieux déterminer l'éducation propre à chaque nation, à chaque race. Énormes sont les différences. Nos maîtres, les grands éducateurs, ne s'en occupaient pas encore. Rousseau veut élever l'homme, en général, et croit qu'il est partout le même. Pestalozzi enseigne aux Français d'Yverdon comme il a enseigné aux Allemands de Berne. Frœbel ne nous dit pas les modifications que voudrait son système, si au lieu d'élever ses petits Allemands si dociles, il formait nos enfants vifs, impétueux, du Midi.
Le capital problème ici, c'est de savoir comment on sauve la race, cet élément nerveux, cette fine flamme qui, quand elle est gardée, met au-dessus de tout—savoir comment l'enfant, qui tout d'abord est homme, sera gardé jusqu'à vingt ans et plus.
Il n'y a pas à badiner avec le jeune Français, ni croire, comme sa bonne femme de mère, que son vieux catéchisme, qu'un peu de pratique religieuse qu'il a suivie peut-être pour elle en grommelant, va le garder ici du bal Mabile. Songez-y bien. Il tournera très mal, si on ne lui fait une passion.
Au lieu de le laisser traîner sur des éléments insipides, des manuels arides et ennuyeux, il faut le jeter à la mer, dans la grande mer de science, lui mettre en main des réalités fortes. Celui qui met dans l'eau le pied droit, puis le gauche, trouve l'eau froide, s'en va, ne sait jamais nager. Il faut le mettre à l'eau la tête la première.
Voici ce que m'a conté un illustre physiologiste, M. Serres: «Lorsque je vins de Montpellier ici, mon frère, qui était médecin, me donna un scalpel, et me dit: «Point de livres. Tu vas aller tout droit à tel amphithéâtre, et là avec les autres, tu te mettras à disséquer. Tu tailleras d'abord de travers, et puis mieux. La difficulté et l'obstacle, l'effort fera la passion.» Voilà ce qui s'appelle se jeter en pleine eau.
Un sauvage, Savart, en fit autant. Sans ressources, en 1816, il vint à Paris enseigner la physique qu'il ne savait pas. Il lui fallut chercher, trouver, créer. Et un matin il trouva l'Acoustique.
Les Peaux-Rouges pour dresser l'enfant font des chasses de cinquante lieues. Mais mille lieues ne sont rien dans la grande chasse à la Nature, l'infinie poursuite des sciences. Cette chasse, autant que l'amour, donne toutes les alternatives, toutes les phases de la passion. Subite intuition, ravissement de l'objet nouveau, ses résistances et ses fuites, inquiétudes, variations, le cœur au ciel ou à l'abîme, des réveils, des retours de joie et de fureur, la proie saisie, manquée, reprise... la curée de la découverte, la joie d'avoir trouvé, et le cri Eurêka!
La grande Isis est si charmante que, si elle a la bonté de déranger son voile, de se laisser voir tant soit peu, on entre en un désir, une curiosité sans bornes qui ne vous laisse plus respirer. Certes, il faut de l'amour, et beaucoup d'amour au jeune homme. Mais quand il a goûté de celui-là, pénétré au mystère de la Dame éternelle, les menus plaisirs lui sont peu.
Sa mère est effrayée de le voir entouré du bizarre appareil de toutes les sciences et surtout (quelle horreur!) d'ossements... Hélas! il est perdu! comme le voilà matérialiste!... Mais c'est tout le contraire. Laissons les mots, cherchons les choses. Moi, je vois que l'esprit de vie en lui abonde, surabonde, tellement que tout autour de lui est vivifié, animé. Ces os ne sont pas des os; ils se mettent à parler. Cet herbier desséché pour lui est tout en fleur, et les simples y reprennent tous les parfums des Alpes. Si la pierre, si l'inorganique, si la mort, réchauffée de sa jeunesse ardente, se met à vivre et à penser, admirez avec joie, laissez vos distinguo, vos scolastiques, et taisez-vous.
Le matérialisme est un âge et de l'individu, et de l'esprit humain. Ces noms si vagues et si peu définis, la matière et l'esprit, alternent dans l'histoire des sciences, et nous donnent mille fausses lueurs. Laissez les philosophes y blêmir. Pour la vie, pour l'histoire où j'ai vécu passablement, j'y vois à chaque instant les choses retournées à l'envers, des matérialistes héroïques qui donnent leur vie pour une idée, et des spiritualistes qui vont prier Dieu chez Fanchon.
Il est fort secondaire que l'émancipateur immense, Diderot, se soit cru et nommé souvent matérialiste, s'il a pu mettre en tout, de sa brûlante vie, un souffle, une âme nouvelle. Je m'inquiète bien peu si cette flamme ailée, si légère, qu'on nomme Voltaire, qui spiritualisa tout le siècle, parfois doute de l'âme en la prouvant sans cesse, et dégageant en tous le sens vif de la liberté. C'est tout le mouvement et le processus de ce siècle, son plus haut résultat, de dire: la liberté est l'homme; l'homme est la liberté morale, et rien de plus. Toutes les libertés (au fond il n'en est qu'une) jaillirent de là par la Révolution, et constituèrent pour l'avenir le solide édifice du Droit et de la Loi. Matériel ou non, mais anti-fataliste, ce siècle nous laissa la plus grande œuvre de l'esprit.
Quoi de plus singulier, disons-le, de plus ridicule, que le désaccord, le duel des deux enseignements, des deux Écoles de Droit et de Médecine.
Allez en haut, devant le Panthéon. Entrez dans la première École. L'État y enseigne la loi, donc cette faculté qui peut obéir à la loi, liberté morale. Sans elle point de droit, point de responsabilité.
Allez en bas, à l'autre École. L'État enseigne justement le contraire. La mécanique humaine sert les fils, les ressorts de la fatalité. Ce moi, que je sentais comme un fait positif qui seul me met à même de connaître et juger tout le positif extérieur, ce moi est une illusion. Liberté, Loi ou Droit, vains mots. Donc défendre la Loi, la Liberté? sottise. Révolution? sottise. Plus de pénalité. Donc, respect au tyran. Telle est du fatalisme la conséquence rigoureuse.
Voilà les deux Écoles. Absurde discordance. Mais voici en pratique ce qui est plus absurde encore. C'est que la haute école, fondée toute sur la liberté, fournit encore en quantité des avocats sceptiques qui ne s'en soucient guère, vont plaider pour ou contre, et quantité de faibles et serviles fonctionnaires. Et l'école d'en bas, qui ne prêche que fatalité, quand le soir au café elle parle des affaires publiques, oublie entièrement son dogme fataliste, parle étourdiment d'être libre.
Fort noble inconséquence du futur médecin à vingt ans. Mais à vingt-six ou trente, il devient conséquent, très bon fataliste en pratique. Il respecte, il honore le fait uniquement, s'aplatit pour avoir une petite place, s'ouvrir un certain monde, certaine clientèle, devenir, s'il le peut, médecin d'un couvent. Sa mère l'admire alors, devient fière d'un si bon sujet.
Il est insensé, ridicule, funeste, que les deux Écoles s'ignorent à ce point l'une l'autre, que l'école d'en haut ignore le Fait et le réel vivant, que l'école d'en bas n'ait aucune notion du Droit.
Les deux étudiants semblent en vérité deux sauvages, l'un et l'autre abrutis de spécialité. Il y a ici une lacune énorme que je marquais ailleurs, l'absence d'une étude commune d'où divergent les deux Écoles.
Il y a certainement un intermédiaire à créer où elles trouvent leur concordance. Un cours doit exister où tous apprennent ce qui leur est commun, où le médecin voie ce qu'il doit connaître du droit, où le légiste voie ce qu'il doit apprendre du fait.
Je dis seulement voie. Il ne s'agit pas d'étude approfondie, mais de prévoir ce qui deviendra nécessaire, de connaître les voies et moyens par lesquels on pourra approfondir plus tard.
Le mot d'Auguste Comte, sociologie, me plaît assez pour ce cours intermédiaire. Je voudrais que,—donnant d'abord l'indispensable de la loi sociale, le droit et le devoir,—il enseignât aussi à chercher, à sonder le réel de la vie.
Partir d'en bas, montrer aux étudiants ce qui est nécessaire à l'un et à l'autre. L'économie, surtout domestique, individuelle, la vie et le ménage, alimentation, local, vêtement, etc. Avec une telle vie concordent telles mœurs nationales. Desquelles mœurs résultent telles lois.
C'est là que l'étudiant de la Nature apprendra comme il fait et prépare le monde de la Loi. C'est là que le jeune légiste sentira que son code, ce livre qui semble si froid, est une concentration de vie.
On leur montre à l'un et à l'autre (par quelque longue chaîne sur un point important, suivi du fond des âges en ses variations), comment le temps, les mœurs, la vie, font et défont la loi, font, défont (même ce qui bien moins semble changeant) la médecine.
J'ai vu en soixante ans trois Frances de tempéraments différents, et partant trois médecines.
L'histoire de l'alimentation, si nécessaire au médecin, existe dans les lois, et c'est par le légiste qu'il devrait la connaître. Les Acta de Rymer, en me parlant sans cesse du commerce des laines et des cuirs, dès le commencement du quatorzième siècle, m'ont dit l'alimentation de l'Anglais.
L'aliment nous révèle en partie ce que sont les maladies régnantes. De là de curieux problèmes, où l'économie politique, le droit, la médecine, sont également intéressés. Criminalistes et médecins, tous doivent sérieusement peser ce qui sort de nos mœurs et du nouveau régime (viande, alcool et narcotisme).
Une question énorme aujourd'hui qui s'élève de même entre les deux études, et des lois, et de la Nature, c'est celle de l'émigration. Dans l'étouffement de notre Europe, il faut bien regarder dehors, non pour faire, comme jadis, des razzias et revenir, mais pour créer de solides établissements. L'homme peut-il vivre partout? est-il vraiment le maître de ce globe? voilà le haut problème. Dans un très important article (Dict. de Médecine), le docteur Bertillon répond négativement, ce qui d'un coup supprimerait toutes conquêtes et guerres lointaines.
Où peut-on émigrer avec chance de vivre et réussir? Quelles mœurs, quelle hygiène, quelles lois, conviennent aux colonies? c'est une science nouvelle dont l'une et l'autre école doivent s'informer également.
CHAPITRE VI
L'Étudiant en Droit.
Je ne plains pas l'élève en médecine qui a toujours en main la nature, la réalité, qui la voit et en elle, et dans son mouvement, son drame (mort et vie, nouveauté éternelle). Je plains l'élève en droit, voué aux livres à perpétuité, muré dans un seul livre, si aride au premier coup d'œil. Ce livre, œuvre du temps, produit d'un long passé, n'est pas sans grandeur, certes. Sa forme froide, abstraite, est très belle souvent dans sa simplicité. Mais cette noble et pure abstraction, par cela même, ne nous montre plus rien des précédents lointains, des causes et des révolutions morales d'où les lois procédèrent. C'est l'énigmatique beauté d'un de nos magasins actuels de produits chimiques, où tant de forces naturelles, de vies latentes à l'état de cristaux, élevés à la forme qu'on dirait supérieure, font par cela même oublier et la génération première (végétale, minérale) qui les prépara, et le travail chimique qui les a dégagées, mises à ce dernier résultat.
Nos anciennes Coutumes, les formules barbares, enfantines poésies de la jurisprudence qui m'ont tant occupé, charmé (dans ma Symbolique du droit), semblent toutes vivantes, donnent partout les mœurs qui les ont faites. Entre ces éléments primitifs du vieux monde, et notre Code de 1800, que de révolutions, que de transformations, d'épurations, d'abstractions progressives! C'est l'analogue de ce travail chimique qui a porté tant de substances naturelles de l'état mixte de la vie à l'état pur de sel et de cristal (le quinquina à l'état de quinine). Seulement que de choses ont disparu en route! Et ce sont justement ces choses qui rappelaient la vie. Tels éléments supprimés au creuset représentaient l'écorce amère du végétal sauveur, nous parlaient de son sol, de son paysage natal.
Entre nos études classiques, toutes concrètes, et notre étude du Droit, tout abstraite, il y a un saut dur et brusque. L'enfant de dix-huit ans, en pleine fleur de vie, et nourri de littérature, est jeté sans préparation, non pas au jeune Droit primitif, qui est encore une poésie, non à l'histoire intermédiaire de la génération du Droit, mais au Droit arrêté et fixe d'aujourd'hui, formulé en termes austères, précis, qui lui paraissent arides.
La France, au seizième siècle, a été pour l'Europe, on peut dire, l'oracle du Droit. Les rois, dans les questions les plus hautes (de successions princières, etc.), venaient solliciter une consultation de Charles Dumoulin. Dans ses voyages la foule le suivait. À Dôle où il devait rester un jour et faire une leçon, tout un peuple accourut, et, trouvant trop étroit le local où il devait parler, le démolit au moment même. Que signifie cette fureur, ce fanatisme de science? C'est qu'il n'enseignait pas la loi faite et fixée, cristal dur ou table d'airain, mais vivante, agissante, en voie de se créer, et dans son devenir (pour dire à l'allemande). La comédie sublime de la Loi qui joue l'éternelle dans ce monde changeant, et qui (pour être juste, être vraiment la Loi) s'infuse incessamment l'esprit vivant des mœurs, voilà ce qui ravit dans son enseignement. C'était la grande crise, la transformation des Coutumes. En ce grand interprète de la Coutume, on sentit le génie futur qui les unirait toutes, et l'on adora la Patrie.
Ni le talent ni la science ne manquent à l'École actuelle. Mais ses éminents professeurs sont captifs de sa constitution. Leur auditoire est double, et mêlé de deux classes de jeunes gens. Tels étudient le Droit pour le Droit, comme science. Tels, c'est le plus grand nombre, l'étudient comme métier. Ceux-ci qui vont être demain avocats, avoués, dans le combat, la mêlée des affaires, doivent, pour cette lutte prochaine, être armés de toutes pièces, recevoir de leurs maîtres un enseignement fort technique, être avertis par eux d'un infini de cas spéciaux, d'exceptions, d'arguties, de rubriques de palais.
Tout cela fait l'ennui de l'autre classe qui cherchait le Droit pour lui-même et sans intérêt de métier.
J'ai vu un illustre Italien, mon cher Montanelli, amoureux de la France, grand admirateur de nos lois, s'asseoir à quarante ans aux bancs de notre École, et forcé d'y apprendre ce qu'on dit pour les procureurs. Il est trop évident qu'il faudrait deux Écoles, au moins des cours distincts, les uns pour le métier, les autres pour l'étude générale dont tout citoyen a besoin, pour l'étude qui montre la loi dans son rapport avec les mœurs. Lente dans ses transformations, elle est pourtant l'image, fidèle avec le temps, de la société. Aujourd'hui, nos circonstances économiques, absolument nouvelles, puissamment, sourdement modifient la jurisprudence. On change sans paraître changer. Pour donner un exemple, si la Communauté prévaut en 1800, lorsque l'on fait le Code, c'est que la propriété en ce temps est plus stable. L'immense extension des valeurs mobilières, de la spéculation, et l'incertitude croissante ont rendu aujourd'hui faveur au Régime dotal.
Montrer toujours la loi dans le cadre des mœurs qui la firent et la modifient, c'est ce qui fait la fécondité de ces études. Pour le droit romain même, l'enseignement si érudit du seizième siècle, surchargé de littérature, avait ce grand mérite de ressusciter tout autour de ce droit la société d'où il sortit. Rome fut en Cujas avec toute sa richesse de génie, sa gravité, toutes ses nuances morales et une précision incomparable de langage. D'autres, plus mêlés à la vie, les L'Hospital, les Dumoulin, eurent une connaissance profonde des hommes aussi bien que des livres, prirent la loi à travers les mœurs, dans l'orageuse société des temps où ils vivaient, y mettant leur vie même, leurs martyres et leur noble cœur.
Le monde aujourd'hui et l'école sont bien plus séparés. L'étudiant sent peu que son livre, c'est la société codifiée. Il est aveugle à leurs rapports.
«Mais, monsieur, si mon fils met un pied dans la vie, adieu pour les livres à jamais.»
Il y est des deux pieds, au moins par les plaisirs; mais nullement par l'étude active qui lui rendrait sensible l'accord des mœurs et de la loi.
«La vie y suppléera. Demain, rentré chez lui, dans la province et le métier, bon gré mal gré, il y prendra une intelligence plus nette de la société. Le maniement des choses l'initiera bien plus qu'aucune étude ne ferait aujourd'hui.»
Est-il sûr que la vie locale où vous le rappelez, supplée la vie centrale, qu'il y trouve la variété de faits, d'idées, l'extension d'esprit, que donne la grande ville?
L'étranger, le provincial qui y viennent un moment chercher les jouissances pour en médire ensuite, affectent de n'y voir qu'un gouffre de dépenses, d'excès (je le crois bien, surtout ceux qu'ils y font). Mais ceux qui y sont nés, ceux qui y ont trouvé tant de moyens de travail et d'études, un champ riche d'observations, savent que ces grands centres sont les seuls lieux qui donnent un sens sûr, profond de la vie. Chacun d'eux, bien connu, apparaît comme un organisme où elle se révèle en tout son jeu divers, ses fonctions, contrastes, harmonies et transformations.
Pour qui plane au-dessus, et qui garde des ailes, rien n'est plus curieux. Quelles ailes? une passion? une idée? bref, certaine poésie intérieure. Cela permet de voir, observer tout d'en haut, sans trop descendre. Si pourtant le vol va trop haut, on n'observe plus rien. Un voyage en ballon fait peu connaître le pays.
L'obstacle est le vertige, la variété du spectacle qui semble plus complexe qu'il ne l'est en effet. Le novice n'y voit qu'un chaos. Il faut y être orienté[119].
J'en ai vu et beaucoup, qui, au bout de dix ans passés ici, et davantage, rentraient dans leur pays sans rien connaître de Paris. Cent choses en cette immense ville lui sont communes avec bien d'autres capitales, et ne sont nullement propres à celle-ci, nullement caractéristiques du vrai Paris. Ce sont surtout ces choses, au fond non parisiennes, que regarde surtout l'étranger, le provincial. Et l'étudiant, s'il faut le dire, presque toujours reste en ce sens l'étranger. Avec des camarades, qui sont juste à son point, ne connaissent pas mieux le terrain, il croit faire des voyages infinis, des courses en tout sens, et vaguer à plaisir. Point du tout. Il se trouve au total qu'en dix années il a tourné dans un très petit cercle peu varié: cours, examens, cafés, spectacles, bals, menus plaisirs vulgaires où tout ressemble à tout. Rien qui l'ait averti de cet énorme monde d'activité diverse. Il a vécu à côté de Paris.
Un juif que je connais, très réfléchi, qui voyage sans cesse, me disait l'autre jour: «La terre n'est rien. Le voyage le plus grand qu'on puisse faire, est de la Bastille à la Madeleine.» Voyage étonnamment et prodigieusement instructif pour celui qui saurait, comme lui, dans le détail, l'origine, la fabrication de tant de choses ingénieuses, si artistement exhibées, les qualités diverses, les prix toujours changeants. Premier monde inconnu.
Pourquoi ces changements? Pour mille causes industrielles et sociales, salaires qui montent et baissent... Ah! ici nous touchons l'existence elle-même! Autre monde bien plus inconnu.
Dans la balance très précise des prix de toutes choses qu'il avait dans l'esprit, cet homme intelligent savait parfaitement pour combien y était le travail, le besoin, la misère, les vicissitudes des conditions laborieuses, la nourriture et le loyer, etc. Échelle variable qui, selon les degrés, augmente ou diminue, éteint la vie humaine.
Mais sondons cet abîme. Laissons les boulevards, et prenons la ville en largeur dans l'épaisseur énorme du quartier fabricant, Saint-Denis, Saint-Martin, le Temple et le Vieux Temple. Voilà l'un des creusets les plus grands du travail humain, le plus mobile aussi. L'immensité de Londres, ni la puissance mécanique de toutes les villes industrielles, n'offrent rien de pareil. Elles ont toutes des séries de travail très long et qui changent fort peu. Ici le mouvement infini d'arts et de procédés changeants a exigé, formé la main la plus flexible, d'une élasticité créatrice qui se fait à tout. Race à part et unique. Mais comment se fait cette race? c'est le mystère du lieu. Cela est tellement local qu'à deux lieues de Paris on ne peut rien de tel. À plus forte raison, l'ouvrier transporté à Londres, à Berlin, ne pourra plus rien.
Toucher à ce foyer unique, irréparable, c'était la chose hardie, sauvage, qu'une administration tout à fait étrangère pouvait seule hasarder. Raser nos monuments, effacer nos souvenirs, ce fut dur et cruel. Mais pour nous, Parisiens, il est plus dur encore qu'en attaquant, rasant ce centre de Paris, on ait touché à la race elle-même.
Arrive ici, jeune homme. As-tu un cœur encore? Et tes veillées du bal, énervantes, qui donnent un lendemain si fade, te laissent-elles des yeux, un esprit pour comprendre? Eh bien, regarde, vois la réalité. Hier soir, tu bâillais au drame. Voici des drames autrement saisissants.
Tu t'ennuies sur la Loi, et tu la trouves aride, froide, abstraite, insipide. Regarde ses effets. Tu vas voir à quel point elle est bienfaisante ou terrible, contient la vie, contient la mort.
De ce Code une ligne (sur l'expropriation) a détruit le Paris central et tous ses logis à bas prix. Quatre cent mille personnes n'ont point de domicile fixe, sont errantes dans la banlieue.
Voilà pourquoi tu as vu quelquefois, avant l'aube, quand tu reviens du bal à cinq heures du matin, des fantômes, des visages pâles, qui allaient à grands pas rejoindre l'atelier. La journée est ainsi doublée par la fatigue. Et ces doigts fatigués que feront-ils de nos arts délicats que seuls ils fournissent à l'Europe?
Une alimentation supérieure serait nécessaire. Mais le loyer, énorme et absorbant, affaiblit l'alimentation.
Pour détruire et bâtir, l'octroi toujours croissant rend l'aliment plus cher, donne une énorme prime aux falsifications. Le vin, bien d'autres choses n'entrent guère à Paris, et cent drogues y suppléent. Nous vivons de poisons, menons la vie de Mithridate.
Les lois municipales, et les lois financières, en vois-tu la portée?
Mon cœur regorge ici. Je ne t'en dis pas plus. Sous la loi désormais tu sentiras la vie.
LIVRE V
L'ÉDUCATION CONTINUE TOUTE LA VIE.—DE QUELQUES QUESTIONS D'AVENIR.
CHAPITRE PREMIER
Le progrès du métier.
Ce livre n'est-il pas fini? on peut le croire. Le patient jeune homme qui m'écoutait encore va me remercier. N'est-il pas quitte du dernier examen, avocat, médecin, industriel? N'entre-t-il pas dans sa carrière? La famille assemblée, qui reçoit ce docteur, voyant son assurance, ne doute pas qu'elle n'ait enfin atteint le but, poursuivi si longtemps au prix de tant de sacrifices. Sa mère l'admire, l'écoute, ravie, et croit sans peine qu'il sait tout, peut tout.
Lui qui revient du centre (quelque sage qu'il soit), regarde un peu de haut son lieu natal. Riche de l'enseignement général des hautes écoles, de formes et de formules généralisatrices, il plane, s'étonne même de sa facilité. Des obstacles infinis qu'il va rencontrer tout à l'heure, il ne se doute guère. Il croirait volontiers que l'émancipation politique (imminente) va tout aplanir devant nous. L'effet en sera grand, sans doute; la lourde machine qui pèse par en haut, s'allégeant et se relâchant, le mouvement vital va renaître, on le sent. Mais sachons bien aussi que cette vie nouvelle, délivrée d'un obstacle, crée des conditions graves, sévères, que l'on attend peu.
Elle est fort exigeante cette vie libre et forte, où vous allez demain vous gouverner vous-mêmes. Elle commande deux choses:
Que l'individu, attentif, veillant sur lui, donne au complet sa force, dégage et tourne au bien toutes ses énergies intérieures.
Deuxièmement, que, malgré cette tension individuelle, qui fortifie, augmente la personnalité, il reste associable, s'accommode et se prête aux sacrifices qu'implique toute association. Ne vous y trompez pas: plus vous desserrez la brutale machine politique, plus l'association vous devient nécessaire.
Donc, deux choses difficiles à concilier. Être soi au plus haut degré, ne pas descendre, comme font la plupart, au contraire, monter. Mais, dans cet élan ascendant, vouloir monter ensemble, harmoniser l'effort personnel à l'effort de tous.
Hautes vertus civiques, qui exigent un travail intérieur et constant, certaine éducation de soi sur soi qui dure toute la vie.
J'ai beau faire. Mon livre m'entraîne. Il ne peut s'arrêter ici, il ne peut abandonner l'homme à l'heure la plus grave peut-être.
La règle capitale de cette éducation, la maxime qui la contient toute, est celle-ci:
«On ne reste jamais au même état. Qui ne monte pas, baisse. Et qui n'augmente pas, diminue.»
C'est le point: Il faut augmenter.
«Les astres, dit Laplace, perdent, mais ils regagnent. Ils ont en eux des forces réparatrices contre l'usure du temps.» N'en est-il pas de même du petit astre humain, de la délicate planète qu'on appelle homme, qui va, vient sur la grande? Je dis Oui hardiment. Et j'affirme bien plus: conduite habilement, la vie augmente en nous; en mille choses, avoir agi, c'est acquérir la force ou la dextérité pour agir davantage. Je l'établirai tout à l'heure.
Sujet immense, énorme. Je vais sommairement (hors de toute utopie, me tenant au certain) indiquer les points essentiels, menant de l'un à l'autre, qui sont en quelque sorte l'échelle de la vie.
1o Ce qui accable l'homme souvent dès le point de départ, c'est l'uniformité inattendue de ses devoirs nouveaux, c'est (après la libre jeunesse) de se voir condamné pour jamais à la même chose. De là l'ennui immense, le découragement du métier; j'essaye de lui montrer que ce n'est pas même chose, mais plus variée qu'on ne pense; on peut y découvrir des ressources pour l'âme.
2o À côté du métier (sans lui nuire, au contraire), la culture intérieure de lecture, de réflexion, aide incessamment l'homme, et, sans qu'il y paraisse, lui fournit en dessous un cordial puissant.
3o Mais rien n'y aide plus que l'action constante, le mouvement fécond, progressif de la vie publique.
Fort au métier, fort de vie intérieure, plus fort de vie civique, l'homme, au combat du monde, augmente jour par jour, devient un point d'appui pour ceux qui flottent, qui péniblement montent. Vrai sacerdoce moderne. À ce degré moral, nul dévouement ne coûte. On ne s'isole plus. Le plus fort est tout prêt pour l'association.
Dans le présent chapitre, je parle du métier, de ce sujet maussade et pénible entre tous, l'ennui.
L'école hier, la vie peu serrée et les théories. Aujourd'hui le métier, le devoir, les obstacles, la rude réalité.
Et que dit ce réel? Que pense-t-il de cette éducation brillante qu'apporte le jeune homme? Le mot d'Hamlet: «Des mots! des mots! des mots!» Il veut des faits! il veut des choses.
Dure est l'impression.—Celle qu'on a le soir, croyant la porte ouverte, et rembarré, relancé en arrière par l'immuable chêne qui vous renvoie le nez cassé.
Plus dure est l'ironie du monde, la cruelle indulgence, la pitié accablante, certain petit sourire... Rien n'amoindrit plus l'homme. Avant d'agir, le voilà aplati.
N'eût-il point ces dégoûts, souvent le métier seul blase, énerve, alanguit. À tort. Plus il est uniforme, plus il laisse à l'esprit certaine liberté élevée. Nos tisserands de Flandre, de Lyon, ces mystiques, ces socialistes, ont été des rêveurs, souvent d'esprit fécond.
Les métiers émouvants usent infiniment plus. J'ai vu des hommes éminents (Berryer, Marjolin, Magendie) excédés de travail, et las de succès même, chercher un peu d'oubli et de repos dans la musique, assidus aux concerts. Je ne sais si pourtant c'est là le vrai remède, si l'esprit écarté dans des voies trop diverses, n'augmente pas encore son ennui, son dégoût. Chaque art, fouillé à fond, offre, sans qu'on en sorte, des échappées heureuses, souvent des mondes à part et imprévus qui vous dédommagent de tout.
Même en regardant bien les métiers que l'on croit inférieurs, on peut voir que souvent tel au fond a un côté à lui, qui est art ou qui mène à l'art. Un petit cordonnier que j'ai connu, habile, dès quinze ans, aperçut que son métier touchait la sculpture, était un fin moulage qui implique un grand sens de la forme vivante, mobile, le sens du mouvement. Il est entré par là dans les arts du dessin. C'est un des plus charmants artistes.
Mais sans sortir ainsi de sa voie, sans chercher ailleurs, en restant dans son art, par le progrès du temps, on prend dans la pratique des procédés faciles, et souvent plus rapides, infiniment plus simples. La simplicité d'exécution ajoute étonnamment de force, souvent des effets grandioses. Pour parler encore des vivants, de celui qui sera nommé dans l'avenir le Michel-Ange de la caricature, quel chemin étonnant Daumier a fait depuis ses essais compliqués, infiniment spirituels, mais un peu grimaçants encore, jusqu'à ses puissantes gravures d'aujourd'hui même, d'un effet colossal. J'ai sous les yeux son Peuple du 24 mai. (Il reçoit ses sujets.)
Donc, le temps qui défait, nous fait aussi, ajoute à nos puissances. Nous nous sentons grandir. Cela mêle une joie virile à la mélancolie de l'âge. Nos maîtres ont hardiment exprimé cette joie, et il est curieux de la suivre dans leur progrès. Rubens, sorti de sa première manière, sombre, tout italienne, s'égaye étonnamment aux foudroyants tableaux du milieu de sa vie, dans les puissances exquises, suaves, qu'il atteignit enfin. Les portraits que Rembrandt nous a faits de lui-même (le Musée du Louvre en a cinq) marquent cela très bien. Au plus âgé, le grand magicien, arrivé à la toute-puissance, exprime une sérieuse mais ineffable joie de pouvoir dire au Temps: «Ah! tu as trouvé là ton maître!»
C'est le fruit de la vie. Il n'est pas réservé à ces géants-là seuls. Dans une sphère plus humble, ou d'art, ou de métier, celui qui se concentre et ramasse sa force, qui suit de près sa voie, qui ne s'est pas jeté aux quatre vents, et qui a profité du monde sans se donner à lui, celui-là dit au Temps, sans colère, avec dignité:
«Tu m'uses, mais de cette usure même je sais tirer parti, augmenter mon savoir pratique, croître d'expérience, et souvent de facilité.
«Tu m'uses, et tu me limes au bord. Cela n'empêche pas que, dans certaine enceinte où tu n'arrives point, je ne sente qu'en perdant l'on gagne, atteignant dans l'idée telle sphère inaccessible aux essais du jeune âge, même à l'âge moyen, trop absorbé encore au combat de la vie.»
Je dis encore au Temps: «Que tu le veuilles ou non, moqueur, respecte-moi. Car avec ces années où tu veux qu'on descende, je vais bâtir l'échelle des degrés ascendants, des puissances plus hautes que je sais me créer. La mort couronnera. Cela n'y gâte rien.»
CHAPITRE II
«Mon livre.»
Dans ma jeunesse un mot me frappait quelquefois, un mot que l'ouvrier, le pauvre, répétaient volontiers: «Mon livre.»
On n'était pas, comme aujourd'hui, inondé de journaux, de romans, d'un déluge de papiers. On n'avait guère qu'un livre (ou deux), et on y tenait fort, comme le paysan tient à son almanach. Ce livre unique inspirait confiance. C'était comme un ami. À tel moment de vide, où un ami vous eût mené au cabaret, on restait près des siens, et on prenait «son livre».
On lisait beaucoup moins, avec un esprit neuf, on y mettait du sérieux, et la disposition qu'on avait ce jour-là. Selon qu'il faisait beau ou laid, selon qu'on était gai ou triste, heureux ou non, plus ou moins pauvre, ce livre complaisant se colorait diversement. Nul ami plus docile. Le camarade souvent qui vient vous voir est discordant; il vous vient gai quand on est triste. L'ami imprimé? non. Je ne sais comment il se faisait qu'il se mettait toujours à l'unisson.
On l'avait lu vingt fois. Il ne dominait point par l'attrait de la nouveauté, comme tant de livres d'aujourd'hui qui prétendent être neufs et s'imposent à ce titre. Ce livre aimé était réellement un texte élastique, qui laissait le lecteur broder dessus. Il ne pouvait donner l'information diverse des livres d'aujourd'hui. Mais en revanche il stimulait, éveillait l'initiative. La pensée solitaire, se lisant à travers, souvent entre les lignes, voyait, trouvait, créait. C'est ainsi que Rousseau, qui eut si peu de livres, ressassant son Plutarque, finit par y trouver et l'Inégalité, et le Contrat social, et tant d'autres de ses écrits.
Pour bien des jeunes cœurs qui ont besoin du rythme, le livre unique, su par cœur, est un récitatif qui soutient, qui anime, qui fait comme la chaîne du tissu des pensées, sur laquelle l'ingegno surajoute sa trame féconde. Pour beaucoup d'Italiens (un peu légers) suffit le Tasse. Pour moi, c'était Virgile; son demi-chant, très bas, me roulant dans l'esprit, n'interrompait jamais, harmonisait plutôt, soutenait l'incessant effort du travailleur.
Le curieux dans le livre unique, c'est qu'on y lit parfois bien mieux que ce qu'il dit, parfois tout le contraire. Voyez l'Américain avec sa Bible juive. De ce livre souvent servile et de passive attente, il déduit en pratique juste son opposé, l'élan illimité du moi et l'esprit d'action.
Un des grands stoïciens, fondateur du Portique, était un ouvrier qui travaillait la nuit de ses mains, gagnait sa vie, pour librement philosopher le jour. J'ai vu avec vénération un ouvrier (Ponty) qui ne voulut jamais que des métiers de nuit. Longtemps chiffonnier, puis veilleur au chemin de Saint-Germain, le matin, après un court somme, proprement habillé, il se mettait à lire, à penser, à écrire. Nature forte et sérieuse à qui la volonté si haute donnait une vraie distinction.
Que lisait-on alors? Les réimpressions de Voltaire furent avidement achetées sous la Restauration. Lecture assez confuse. Pour dégager l'esprit et le résultat net de ces grandes bibles polémiques du siècle précédent, il faut un degré rare de jugement, de lucidité.
Juillet et les années suivantes furent un volcan de livres, une éruption trouble d'utopies, de romans socialistes. Bibles nouvelles, bien plus confuses encore, mêlées d'idées ingénieuses et de chimères souvent touchantes par un sentiment vrai. Les hommes valaient mieux que les livres. Plusieurs furent des natures excellentes, adorables. En 1839, à Lyon, conduit par un homme très bon qui n'inspirait nulle défiance, je vis une chose attendrissante et dont le souvenir m'émeut toujours. Je vis la chambre nue d'un apôtre de ces idées, pauvre ouvrier sans pain, ses enfants maigres et chétifs. La femme (une vraie lionne) rôdait pour la pâture de la famille. Il s'était épuisé d'argent et de santé pour acheter, donner, répandre ces petits livres qui allaient nous faire tous heureux. Tout l'accablait, surtout sa femme qui haussait les épaules. Mais sa sérénité, sa douceur, étaient incomparables. Jamais je n'avais vu un cœur plus généreux, plus tendre. Son communisme était de tout donner, de se donner et sa vie même. C'était fait. Il était perdu, fort malade de la poitrine, mais toujours souriant, aimable et bon, sans haine pour la société.
Un tas de ces brochures était sur sa table. J'en lus. Ce qui me frappa, c'est que toutes partaient de l'idée d'un miracle qu'elles proposaient sérieusement: d'un trait biffer un monde et en refaire un autre.
Maladie singulière, incurable, de l'esprit humain. Depuis le 2 décembre, le grand flot des romans qui nous ont envahis, bien autrement fangeux, est dominé surtout par l'idée d'aventures, de bonheur improbable, de loterie grossière, l'idée californienne, de gros lot et de lingot d'or. Toujours la foi aveugle au miracle, au hasard, au coup d'État du sort, qui dispense d'effort, de travail, de persévérance.
Les livres qu'il nous faut, ce sont précisément les plus contraires à l'idée de miracle. Ce sont les livres d'action.
J'entends par là ceux qui apprennent à agir, à compter sur soi, la foi aux seuls effets du travail, de la volonté.
Des livres vrais d'abord. La vie est courte. Nous n'avons pas le temps de nous farcir l'esprit d'un tas de vains mensonges qu'il faudra oublier demain. Les enfants ont ici l'instinct droit de nature. Quand vous leur racontez quelque chose: «Est-ce vrai?» C'est le mot qu'ils disent d'abord.
Les voyages sont bons, sauf pourtant les mirages, les espérances vaines. Ils sont bons quand ils donnent la réalité crue, non l'idée romanesque des fortunes gagnées sans effort. Le héros du travail, lutteur infatigable, vainqueur de la nature, le Robinson est une histoire très vraie, et compilée de faits réels.
Les Robinsons de l'industrie, qui, sans bouger, ont fait des voyages si durs à travers tout obstacle, ce sont nos saints. J'adore ces sublimes voyages de nos grands travailleurs, ces montées admirables des Jacquart et des Stephenson.
Comment du lourd abîme où sur nous pèse un monde, on monte en soulevant la terre avec son front, leur vie le fait connaître. Mais avec ces légendes, ces bibles du travail, je voudrais avant tout la Bible de la France, l'histoire du long effort par lequel ce grand ouvrier, le peuple, d'âge en âge, a pu se faire lui-même. Nul pauvre travailleur, s'il refait en esprit le chemin de nos pères et les suit, ne succombera. Il sera soutenu et agrandi de la grande âme, la voyant dans ses luttes, heurtant, tombant souvent, souvent se relevant, et toujours inspirée d'indomptable courage et de jeune espérance.
Si l'on ouvre mon cœur à ma mort, on lira l'idée qui m'a suivi: «Comment viendront les livres populaires?»
Qui en fera? Difficulté énorme. Trois choses y sont requises qui vont bien peu ensemble. Le génie et le charme (ne croyez pas qu'on puisse faire avaler au peuple rien de faible, de fade). Un tact d'expérience, très fin, très sûr. Et enfin (quelle contradiction!) il y faudrait la divine innocence, l'enfantine sublimité, qu'on entrevoit parfois dans certaines jeunes créatures, mais pour un court moment, comme un éclair du ciel.
Ô problème! être vieux et jeune, tout à la fois, être un sage, un enfant!
J'ai roulé ces pensées toute ma vie. Elles se représentaient toujours et m'accablaient. Là, j'ai senti notre misère, l'impuissance des hommes de lettres, des subtils. Je me méprisais.
Je suis né peuple, j'avais le peuple dans le cœur, les monuments de ses vieux âges ont été mon ravissement. J'ai pu, en 1846, poser le droit du peuple plus qu'on ne fit jamais; en 1864 sa longue tradition religieuse. Mais sa langue, sa langue, elle m'était inaccessible. Je n'ai pas pu le faire parler.
Après l'horrible et ténébreuse affaire du 24 juin 1848, courbé, accablé de douleurs, je dis à Béranger: «Oh! qui saura parler au peuple? lui faire les nouveaux évangiles? Sans cela nous mourons.» Cet esprit ferme et froid répondit: «Patience! ce sont eux qui feront leurs livres.»
Dix-huit ans sont passés. Et ces livres où sont-ils?
CHAPITRE III
La vie publique.—L'autorité morale.—La magistrature spontanée.
Le plus fécond des livres, c'est l'action, l'action sociale. Le grand livre vivant, c'est la Patrie. On l'épelle dans la commune; puis, lisant couramment aux feuillets supérieurs, départements, provinces, on embrasse l'ensemble, on s'imprègne de la grande âme.
Grâce à Dieu, c'est chose jugée. Le réveil actuel renvoie dans leurs brouillards les sots humanitaires qui dirent en 1848: «Supprimons la caste Patrie.» De même les artistes étourdis qui dirent plus récemment: «Plus de France! le monde!»
Chaque patrie a deux caractères: premièrement celui d'un organe spécial de la vie de l'Europe, une corde de sa grande lyre, nécessaire et indispensable à l'harmonie totale,—et deuxièmement, le caractère d'un système éducatif pour ses nationaux. La France pour les siens est une éducation. De même l'Angleterre, l'Allemagne.
Cela sera réel de plus en plus, à mesure que chaque pays se créera librement son administration du plus bas au plus haut (depuis la petite commune jusqu'à l'assemblée souveraine), l'échelle progressive de la magistrature publique où chacun, en montant, se forme et se prépare au degré supérieur.
«Y faut-il beaucoup d'art?» C'est œuvre de nature, quand on laisse la nature agir. Dans les nobles pays de vie normale, comme aux États-Unis, cela se fait de soi. Très simple éducation, mais si puissante! et d'efficacité superbe! On l'a vu récemment; l'Europe, tellement supérieure en culture, a vu avec surprise, avec saisissement, sur la rive opposée, ces hommes, peu instruits, point du tout élevés (pour parler comme ici), un batelier, un tailleur, un brasseur, mener un grand empire, des armées de cinq cent mille hommes, des assemblées encore plus difficiles à manœuvrer. On voudrait bien savoir, dans le détail, au vrai, sans satire, sans panégyrique, comment, de degré en degré, chacun d'eux a pu tellement se faire l'esprit, le caractère. Lisaient-ils? Oh! bien peu, certainement; trop occupés d'agir, partagés entre le métier et les fonctions publiques. Et un matin, les voilà appelés à cette position terrible. Et ils firent face à tout. Ces hommes simples et rudes se trouvaient au niveau des énormes hauteurs où la Patrie les appela.
Spectacle magnifique, fait pour être envié. Je crois que cependant les sociétés plus cultivées (France, Allemagne, etc.) auront leurs procédés à elles, leurs arts de développement social; que l'éducation, par exemple en toutes ses formes et ses degrés y jouera un bien autre rôle qu'en Amérique, où elle s'arrête à une certaine moyenne d'utilité pratique. L'école, en notre Europe, sera organisée pour préparer, servir et l'action et la spéculation.
Turgot, avec génie, envisageant la vie entière comme une éducation, eût voulu que l'école préparât la commune, que de l'une à l'autre on passât sans secousse naturellement, que l'école fût déjà un degré de la vie publique, la commune un second, la province un troisième, de façon que l'on s'élevât, par un progrès sérieux, aux grandes vues sur l'intérêt général du pays.
Quelqu'un qui a bien de l'esprit (Dupont-White) fait cette objection aux idées de Turgot: «La commune moderne, dans sa petite vie municipale, simple partie d'un tout, est-elle bien la préparation naturelle aux fonctions gouvernementales? Ne resserre-t-elle pas les esprits dans le souci des menus intérêts et des misères locales?»
Il n'est rien de petit en ce qui fait le sort de l'homme. Il est fort nécessaire, selon moi, de connaître ces misères de localités. Ce détail, c'est le réel même, c'est la vie, l'homme vivant. Tant pis pour qui l'ignore; tant pis pour le jeune lord qui, sortant d'Oxford ou de Cambridge, ira tout droit s'asseoir à la Chambre des Pairs. Pour notre étudiant français (vif et impatient, généralisateur), il est infiniment utile qu'à son retour dans sa localité, il plie et brise son esprit à la connaissance des choses qu'on prend sur le vif une à une. Toutes particulières qu'elles soient, elles n'en sont pas moins générales en ce sens qu'une localité ressemble fort à l'autre; celui qui la sait bien, a beaucoup profité dans l'intelligence du tout. Plus le cercle est petit, les ressources minimes, plus l'ordre est nécessaire, la sage économie, la patience aussi et la dextérité pour le ménagement des personnes, si difficile entre voisins. Les plus hauts intérêts, la diplomatie des empires, sont souvent bien moins épineux. En regardant de près, on voit mieux; on distingue que sous les chiffres sont des hommes. On prend le respect de la vie. L'esprit formé à cette école n'arrivera jamais à ces cruelles abstractions de nos grosses têtes politiques dont le sauvage orgueil souvent abstrait un monde, l'extermine en bataille ou en révolution.
Ce livre n'est point de politique. Je n'entreprendrai pas de suivre l'influence que chaque fonction (administrative, judiciaire, etc.) aura sur l'homme qui la traversera. Je ne note qu'un point, c'est que presque toujours c'est justement au degré inférieur, la vie locale et communale, que se trouve le plus grand combat. Là, tout est serré et gêné. Famille et voisinage, ces mots aimables et doux qui semblent désigner des liens naturels, des facilités d'action, le plus souvent couvrent réellement ses obstacles et les épines où elle se débat à grand'peine. Mais là aussi la volonté s'exerce, le caractère se fixe, et s'il se forme en bien, la force en reste immuable et puissante, et la vie en montant ne semble plus qu'un jeu.
Je prends l'homme au moment où, déjà engagé dans sa carrière et établi dans sa localité, marié récemment ou près de l'être, il se consulte entre lui et les siens, regarde comme il se posera. Moment très capital, d'où suit la vie entière et privée et publique. Il n'a nulle part encore à celle-ci. Le rôle qu'il y jouera dépend du caractère qu'il va se faire, du plus ou moins d'autorité morale qu'il pourra prendre. Donc, avant la commune, avant la vie publique, regardons-le bien au foyer.
Le dirai-je? à notre époque soucieuse, inquiète, ce qu'il y a souvent de pire pour le conseil, c'est la famille. Elle tremble, aux débuts de «ce cher ami» et, dans la passion qu'elle a pour son avancement, lui inculque mille choses misérables, timides aujourd'hui, demain lâches. Ce serait le crime de Cham, si l'on découvrait trop ce qui se dit le soir au foyer en ce genre par la bouche la plus respectée. Répond-il quelque chose, défend-il quelque peu son âme, sa conscience, ce qu'il aurait encore d'idée noble, élevée? Rarement. S'il avait cependant tant de cœur qu'il hésitât et réclamât un peu, on dirait sans détour: «Oh! tu en reviendras. La vie, l'expérience guériront ces chimères... Garde-les, au reste, en un coin, à la rigueur, si tu y tiens, mais pour toi seul. Tu peux bien démêler qu'ici tous ne sont pas en dessous tout à fait ce qu'ils montrent en dessus.»
Jeune homme! fais-toi un ferme cœur contre ces bas conseils et la basse sagesse qui vont venir de toutes parts. La petite prudence souvent c'est l'imprudence qui ne voit qu'aujourd'hui. Demain peut tout changer. Le monde va et vient. Les puissances pour qui on veut que tu sois lâche, sont les joujoux du sort qui les fait, qui les casse. Ce préfet, cet évêque, pour qui on te demande de te déshonorer et de faire l'imbécile, qui sait où ils seront dans quelques jours? Des vents, de grands vents sont dans l'air que l'on entend d'en bas. Est-ce trombe ou tempête? Le grand balayage de Dieu? Quand cela vient, nul ne résiste. Cela rase et emporte tout... le monde même!... Mais non pas l'honneur.
Je sais la longue guerre que tu vas soutenir, attaqué du dehors et souvent du dedans. Pendant que tu regardes fièrement et sans peur le monde, l'ennemi, souvent c'est ton cœur même, tes chères affections qui travaillent et conjurent en toi. Il faut tout à la fois aimer, et te défendre, garder au plus profond des barrières, des remparts, comme un fort où ton âme te reste en sûreté.
Au Moyen-âge, quand un tel abri sûr existait, du dehors beaucoup venaient et campaient tout autour. Cela t'arrivera. Plus d'un viendra chercher l'exemple, le conseil, l'appui d'un ferme caractère. Dans tous les groupes d'hommes, bourg, village, atelier, quelqu'un est en avant, comme type ou modèle. Qu'il l'ait voulu ou non, on le suit. Il a charge d'âmes.
Le but où nous tendons, c'est l'association égale et fraternelle. Quelque égale qu'elle soit, elle ne se fait guère sans avoir un noyau autour duquel l'ensemble tourbillonne et s'agrège. La nature n'emploie pas un autre procédé. Au centre d'un cristal, vous rencontrez toujours le premier nucleus sur lequel s'est groupée la seconde formation, et puis la troisième, et tout ce qui s'est ajouté après.
L'esprit de défiance (souvent trop légitime), craignant tout centre fort d'attraction, est l'obstacle aujourd'hui. On se groupe; on se ligue; on ne s'associe guère. Ceux qui peuvent aider, restent souvent suspects, ayant bien rarement ce qui rassurerait, le sérieux accord des actes et des paroles. Même honnêtes, sincères et désintéressés (ce qui déjà est rare), ils sont inharmoniques, ne vivent pas uno tenore, conséquents à eux-mêmes, et par légèreté ils varient, se démentent. Ils n'obtiennent dès lors ni le respect ni l'ascendant.
L'autorité morale appartiendra surtout à ceux qui ne l'ont pas cherchée, qui, sans l'avoir voulu, sont devenus un centre par la gravité simple et la dignité de leur vie. Le monde, si flottant, s'arrange de lui-même autour de ce qui varie peu et peut servir de point d'appui.
Voici ce que j'ai vu en regardant de près en toutes conditions, et les plus humbles même.
Ce n'est pas le talent éclatant qui faisait cela. L'homme d'autorité était celui qui, outre le sérieux du caractère, avait deux qualités solides. Il était efficace (mot excellent du Moyen-âge), riche en œuvres et sobre en paroles, souvent très fort au métier spécial. Mais, à côté du métier et de l'œuvre, il y avait en lui l'homme, l'homme de sens et de raison qui planait au-dessus, et jugeait largement (pour lui-même et les autres) en bien des choses qu'il n'avait pas apprises, qui n'étaient point de son métier.
Il était charpentier, je suppose. Et tel camarade le consultait, lui disait: «J'ai tel mal... Comment guérir?—Quand tu ne boiras plus.»
Il était avoué. Il voyait arriver le plaideur jaune, étique, d'âcre humeur militante, voulant se ruiner. Il refusait l'affaire, voyait que le procès n'était rien que sa bile, son foie, l'envoyait se guérir.
De même, un médecin (que j'ai connu) avait pour voisin un jeune charbonnier, fort malade. La charbonnière, jolie, un peu légère, pleurait. Le docteur, sèchement: «Mais c'est de vous qu'il meurt, coquette!» Elle pleura plus fort, mais changea. Il guérit.
Ainsi, on ne peut plus isoler le métier. La spécialité ne nous enferme plus. On sent mieux que tout tient à tout, et dessous on pénètre l'âme. L'homme moderne, qui a autorité, est pour ainsi dire prêtre au sens antique, et obligé de répondre à mille choses. Le sacerdoce primitif implique l'universalité. Au Moyen-âge, lorsque les grandes fêtes amenaient la foule au parvis, les malades entouraient le prêtre sur le seuil, le consultaient. Pour les procès, on entrait dans l'église, et le même homme, autour du bénitier, devenait arbitre, légiste, disait la coutume du lieu. Mais l'affaire est morale, un secret; entrez, déposez-le. Souvent la maladie ou le procès tenait à ce secret du cœur.
Ainsi, le prêtre alors était tout, suffisait à tout. Mais comment? Disons-le. À force d'ignorance. Aveugle qui menait des aveugles, juge aussi incertain qu'ignorant médecin, il jetait à la foule l'oracle du hasard. Aujourd'hui, bien autrement forts dans nos spécialités diverses, nous pouvons mieux aussi en saisir les rapports, l'ensemble même par un sens élevé, et souvent par le cœur, qui nous étend aussi l'esprit.
Le peuple sait cela d'instinct, et il s'adresse à celui où il sent la sûreté morale,—le sens compréhensif, libre de préjugé de caste et de métier,—enfin un cœur vivant qui pénètre et devine.
Quel que soit son métier, il a le sacerdoce. Sa maison, c'est l'église, et c'est là que l'on porte ses doutes ou ses secrets. Bien des choses que pour rien au monde on n'aurait dites au prêtre (au membre dangereux de ce corps écrasant), on les dit au vrai prêtre, l'homme vraiment désintéressé.
Le difficile, ainsi que je l'ai dit, c'est la contradiction qu'un tel homme souvent trouve parmi les siens, et les tiraillements qu'il aura dans son intérieur. Rarement ils comprennent l'abnégation, le sacrifice. Un médecin qui renvoie le malade, un avocat qui renvoie le client et prévient les procès, pour la famille, c'est chose dure. Aux débuts surtout, quels obstacles et quelles réclamations! Son père croit qu'il est fou. Sa mère souvent en pleure. Que sera-ce si elle s'appuie d'une personne bien chère, mais innocente, aveugle, ta jeune femme que tu viens d'épouser? Combien sera pénible ce combat du foyer! Elle est tout naturellement avec ta mère, dans les idées prudentes, timides même. Que devient-elle quand tu donnes un conseil courageux d'honnêteté à l'électeur flottant? ou quand tu prends la cause du pauvre homme contre une puissance? Ne dira-t-elle pas le mot d'anxiété qu'on lui souffle: «Ami! tu nous perds!»
Elle est jeune pourtant, et elle aime. Aux premiers temps surtout, elle donne prise. Son cœur n'est pas formé au beau, au saint, au grand. Il y suffit parfois d'une émotion noble qui tranche tout. Rousseau, dans un doute moral, fut fixé tout à coup, et sans raisonnement, par la sublime vue du pont du Gard. Souvent, il suffit d'avoir lu en famille le Cid ou Horace pour se trouver vaillant, pour que la femme dise: «Tu as raison, ami... Oui, sois grand! Garde ton cœur haut!»
À mesure que la vie avance, les choses changent peu à peu. On commence à le croire moins fou. Quand tout varie, et que lui seul il reste ce qu'il fut, on s'y fait; on prend même un certain respect pour lui.
Son père finit par dire: «C'est son tempérament. On n'y changera rien. Il restera un juste.»
Sa mère dit: «Quel dommage qu'il ne pratique pas! Sa vie enseignerait ce qu'il faut faire pour le salut.»
Et sa femme elle-même, témoin de toute chose, dans l'intime intérieur, le trouvant immuable, si ferme, mais si doux, ne regarde qu'en lui, y voit la loi vivante. Elle dit aux amies qui ne manquent jamais pour troubler le foyer: «Il est pour moi l'église. C'est ma religion.» Et à lui seul: «Je suis tout à toi!... Tu es fort!»
Quand un tel homme existe, son exemple, son influence, même indirecte, agit immensément, souvent en profondeur, avec une efficacité que les grands moyens collectifs ont infiniment moins. S'il est modeste et sage, ne se met pas trop en avant légèrement, d'autant plus chacun le regarde, le suit instinctivement[120].
L'action personnelle, la propagande orale qui se fait d'homme à homme par la conversation, est encore l'influence la plus sûre, la plus forte. Deux mots en tête-à-tête, dits par l'homme estimé, ont souvent un effet décisif et durable. Ni le sermon, ni le journal, ni le livre n'allaient directement à la situation, au tour d'esprit, au besoin actuel de l'individu. Il est surpris de voir que très précisément ces deux mots vont à lui, à lui et à nul autre. C'est là ce qui agit.
L'étincelle électrique, la communication du lumineux fluide fait ainsi son chemin. Elle a tous les effets de l'association expresse et formulée. L'assimilation d'intérêts, d'idées, de sentiments, doit d'ailleurs toujours précéder.
Le foyer primitif est toujours un cœur d'homme. De là procéderont la flamme et la lumière. Ce ne sont pas les mots, la formule verbale, le cadre artificiel qui feront l'association. Il y faut pour ciment de bonnes et de riches natures, vivantes, solides et généreuses.
C'est ce qu'il faut créer d'abord.
CHAPITRE IV
Avenir.—Littérature nouvelle.—Libres écoles.
Je n'ai promis que le présent, ce que l'on peut faire aujourd'hui, ou tout au plus demain. Vous voulez davantage? vous seriez curieux de ce que nous garde le temps futur? Rien de plus simple. D'innombrables utopistes sont prêts à vous le dire. Le métier de prophète n'est point du tout le mien. Il est, en vérité, trop aisé de prophétiser.
L'homme sérieux, le travailleur qui chaque jour se fait son avenir par le travail et l'effort personnel, s'attache aux choses très prochaines que créera son activité, qui dépendent de lui et de sa volonté. «À chaque jour sa peine», dit le proverbe. Vouloir, agir pour aujourd'hui, c'est le moyen d'agir d'une manière efficace. Voir trop loin, c'est souvent chose vaine et même dangereuse. Préoccupé de ces lointains mirages, on n'a pas forte prise sur ce qu'on tient, et parfois on le lâche. Même en le voyant bien, on ne distingue pas les obstacles intermédiaires qui nous séparent encore du but, les fossés à franchir avant d'y arriver[121].
Donc ne prédisons rien de lointain avenir. Ne nous amusons pas aux fantasques portraits des paradis futurs. Regardons au plus près ce qu'il faut faire demain, ce que, dès aujourd'hui, nous pouvons faire nous-mêmes.
Le premier point dont on ne parle guère, qui presse, qui doit tout précéder, c'est la création d'une littérature toute nouvelle, et vraiment sociale, c'est-à-dire fort contraire à la littérature malsaine, romanesque et bouffie, morbide, qui a dominé jusqu'ici. Elle était impossible, tant que nous pataugions dans la situation que le 2 Décembre avait faite. Elle l'est moins aujourd'hui. Un courant d'idées net et fort, parti du 24 mai, a commencé certainement, qui déjà épure, éclaircit. J'ai vu avec bonheur, dès le lendemain, jaillir de tous côtés des talents ignorés, tous indépendants du passé, nullement dominés (comme nous autres le fûmes souvent) par les efforts de l'art qui faisaient tort à l'art. Plusieurs choses admirables ont paru, qu'on ne peut comparer qu'à Camille Desmoulins, supérieures à Courier, si laborieux, supérieures aux Paroles d'un croyant, qui ont le tort d'être un pastiche biblique, etc.
Ce n'est encore, je le sais bien, qu'une littérature de combat; c'est la joie de détruire, démolir le monde du Mal. Mais la jeune chaleur qui est dans tout cela s'étendra peu à peu et deviendra féconde, concevra le monde du Bien.
Oserai-je le dire? mais c'est ma vraie pensée,—tout livre est à refaire. Je ne veux pas dire que les nôtres doivent être absolument brûlés; mais, même en ce qu'ils ont de bon, ils manquent du fort caractère populaire que demande ce temps, et qui va signaler les œuvres de ceux-ci. Ce que j'ai dit plus haut de la difficulté énorme de faire des livres pour le peuple se modifie beaucoup par nos circonstances présentes, par les milieux nouveaux où se trouvent nos successeurs. L'air était si épais que nous (les hommes de mon âge), dans nos essais, dans nos élans sincères, nous étions comme en un solide où chaque pas exige un effort. Ceux-ci ont le bonheur d'agir, écrire, parler, dans un air respirable, léger et volatilisé, où tout mouvement sera facile.
Peut-on dire qu'on n'ait fait rien encore jusqu'ici? Oh! on a fait beaucoup, en sens inverse, pour faire haïr l'instruction. Rien de plus rebutant, de plus nauséabond que les petits livres techniques ou fadement sentimentaux qu'on veut faire avaler au peuple. Il les vomit, il s'en détourne, et s'en va boire plutôt l'acre absinthe des romans corrosifs et des cours d'assises.
Cela changera-t-il? Oui, je n'en doute pas. Ces aliments de mort paraîtront dégoûtants dès que le peuple aura en abondance le cordial de vie. J'entends les livres sains, chaleureux, où il sentira l'âme amie, où il se trouvera lui-même en sa meilleure réalité; les livres où s'effacera la ligne déplorable qui sépare l'écrivain du peuple, où celui-ci dira en lisant: «C'est moi-même. Il me semble que je suis l'auteur.»
Qui fera ces livres? L'homme jeune, à ce premier élan de nature si facile. J'en vois de tels, très neufs, dans ces vifs esprits polémiques, sous forme militante pleins d'amour et de bienveillance. D'autres, ajournés jusqu'ici, ont, dans la seconde jeunesse, réservé, préparé des trésors de force organique. De ceux-ci, de ceux-là nous viendront des torrents de vie[122].
Le livre doit précéder l'école. Qu'est-ce que savoir lire? Rien du tout, si l'on n'a des livres à lire. Et j'entends des livres attachants, attrayants, qui fassent désirer la lecture.
Sous la Restauration, on essaya les écoles mutuelles. Et sous Louis-Philippe il y eut velléité d'organiser l'enseignement primaire. Beaucoup apprirent à lire, lesquels n'ont jamais lu. Pourquoi? Mon Dieu, faute de livres!
Il faut des livres pour l'enfant. Mais il est plus urgent peut-être encore qu'il y en ait pour celui qui l'instruit; qu'à côté de l'école préexiste la petite bibliothèque où le maître d'école aura son appui, son soutien, et puisera la vie chaque jour. Un enseignement tout oral, s'il était excellent, ne me déplairait pas. Les choses, avec un très bon maître, inspiré de bons livres, arriveraient vivantes à l'enfant et plus efficaces peut-être que par la voie du petit livre élémentaire.
La chose selon moi sacro-sainte, le lendemain du jour où la cruelle machine autoritaire se détendra, c'est la réparation due à son martyr, sa victime. Je soutiens que, de tous, celui qui a souffert le plus, c'est le maître d'école.
Dix mille, après le 2 Décembre, furent destitués du premier coup, et j'allais dire tués. Vraie Saint-Barthélemi de la faim. Ce furent les plus heureux. Comment dire les misères de ceux qu'on épargna, infortunés hilotes, devenus les valets (sonneurs, bedeaux, portiers), serfs tremblants du curé! Ce pauvre peuple (de. 70,000 hommes si méritants) lorsqu'il pourra parler, dira ce qu'il souffrit dans la captivité si dure dont jamais n'approchèrent celles d'Israël et de Juda.
Si malheureux, si humble, il a vaincu pourtant. Comment? En restant respectable. Il s'est montré, dans son abaissement et dans les tentations de la misère, très honnête, très pur, si vous le comparez aux Frères que chaque jour les tribunaux nous ont fait connaître si bien.
Le prêtre, c'est la monarchie. En 1850, il le dit clairement en appelant le 2 Décembre le messie militaire, l'épée. (Dupanloup, Éducation, Préface.)
Et vainqueur, que fit-il? Il brisa le maître d'école. Cela dit clairement le nom de celui-ci: il est la République même.
De la liberté sortiront des écoles tout indépendantes, qui, selon les contrées, les futures professions, etc., donneront un enseignement heureusement varié, moins uniforme que celui d'aujourd'hui. Les localités comprendront combien leur seront profitables les dépenses de l'école. Cela viendra. Mais aujourd'hui se fier au village pour nourrir le maître d'école, c'est sans nul doute le faire mourir de faim.
Affranchi, relevé, il va être l'organe nécessaire de l'idée nouvelle, très zélé (ayant tant souffert). C'est par lui que la France pourra parler à ses enfants.
Il faut largement l'adopter, lui dire: «Tu es le fils légitime de la République», assurer son foyer, faire pour lui ce qu'on fait en Hollande et en Angleterre, autant qu'on peut, le marier. Sa femme enseignera les filles.
Cela ne suffit pas. Il faut (et c'est l'essentiel) entrer plus qu'on n'a fait dans l'intelligence de son sort. Il faut être à la fois et plus humain, et plus sévère qu'on ne l'a été jusqu'ici.
Quel est son mal? Quelle est la cause du blasement et de l'énervation où il tombe souvent de bonne heure, et qui rendent son enseignement fade et sans efficacité? Ce mal, c'est la monotonie intolérable de sa vie. Le mariage déjà y mettra des diversions (non nuisibles, utiles). Mais ce qui très directement le tirera de ce marais, c'est d'exiger de lui certain progrès, certaine étude nouvelle, qui, dûment constatée, lui vaudront un avancement. Vous allez dire: «Cela le distraira, et il enseignera moins bien?» Tout au contraire. Si l'âme est en santé, si l'esprit est vivant, cette énergie salubre se sentira en tout, vivifiera l'école. Avec l'homme ennuyé elle s'ennuie, elle n'est que langueur, rien que torpeur et bâillement.
M. de Lamennais, qui, dans son dernier âge plus nerveux que jamais, trouvait souvent des mots vifs et forts, à pointes d'acier, m'en dit un, certain jour, qui m'entra dans l'esprit. On parlait du prêtre, du haut état de l'âme qu'il y faudrait et qui se soutient peu. «Oh! dit-il, être prêtre!... on le sera de temps en temps.»
Enseignement, c'est sacerdoce. L'enseignement, pour bien agir, avoir son efficacité, exige une verdeur, une vigueur qu'on n'a pas toujours. On peut se demander si c'est un métier d'être maître. Peut-on l'être toute la vie?
On a de grands moments où l'on est digne d'enseigner. Toute parole alors porte coup, est sentie et reste ineffaçable. Mais ces moments sont rares; ils ont peine à se soutenir. La détente vient, certaine lassitude. On se trouve au-dessous de soi.
L'enseignement devrait, dans une société avancée, être la fonction de tous ou presque tous. Il n'est presque personne qui, à certains moments, parlant avec plaisir et force, aimant à épancher son âme, n'enseigne à son insu et excellemment bien.
Deux âges y sont très propres. Aux grands enseignements civiques, qui doivent mettre au cœur la patrie et l'humanité, il faut le chaleureux jeune homme, dans la force entière d'un âge non encore entamé par la vie, d'un âge riche de passions, et trop heureux de s'épancher.
Mais souvent au retour l'homme qui a agi, souffert, l'homme mûr qui sera vieux demain, trouve un sérieux plaisir à transmettre aux jeunes le fruit de son expérience, mille notions positives qu'il a recueillies par la vie. Le vieux n'aime que trop à parler; le prolixe Nestor n'est point un idéal d'enseignement. Mais quelle merveille, quelle belle aventure c'eût été, si Ulysse, au retour, le sage et le héros, bienveillant, se fût enseigné lui-même à Télémaque, à tous, eût transmis ce riche trésor de faits, de découvertes, et surtout sa grande âme invincible et sa patience!
Dans une société supérieure à la nôtre, et telle qu'elle sera un jour, l'enseignement intermittent sera, je n'en fais doute, un puissant moyen d'action. On saura profiter de ces puissances diverses, de l'élan du jeune homme, du recueillement du vieillard, de la flamme de l'un, de la lumière de l'autre.
On ne sait point tirer parti de la jeunesse[123]. On ne remarque pas qu'aux vacances des hautes écoles, souvent dans l'intervalle, entre l'école et le métier, les jeunes cœurs bouillonnent, souffrent de l'inaction. Ils voudraient se répandre. Leur chaleur naturelle d'elle-même alors est éloquente. Moments fort dangereux qui seraient fort utiles. Le volcan embarrasse, parce qu'on ne sait qu'en faire. Au lieu des jeux cruels de la chasse, lançons le jeune homme dans la propagande civique, scientifique, l'enseignement des choses qu'il aime, et qui, nouvelles pour lui, ont toute la fraîcheur, le charme de la nouveauté.
C'est cela justement qui serait efficace. Ce maître passager serait plus écouté qu'aucun professeur fixe. Pourquoi le théâtre d'Athènes avait-il tant d'effet? Il était passager, ne durait qu'un moment, aux fêtes de Bacchus. Et, pour citer aussi une chose bien sérieuse: ce qui rend la justice anglaise efficace et de grand effet, c'est qu'en chaque lieu ses assises durent peu et d'autant plus saisissent toute l'attention.
CHAPITRE V
De l'école comme propagande civique et comme échelle sociale.
L'enseignement un jour aura mille formes. La liberté sera féconde. Des instituts très différents répondront aux mille exigences, aux nuances infinies de la nature. Même dans l'enseignement élémentaire qui peut moins varier, certaines choses pourront différer. On n'enseignera pas un enfant de la Creuse, futur maçon, comme on enseignerait le petit marin de Marseille ou son jeune commerçant.
Plus nombreuses seront les écoles, plus on pourra se dispenser du système des grandes classes, très funeste, on le sait fort bien, et qui ne commença vers 1600 que par le nombre immense des écoliers entassés aux collèges. Combien il vaudrait mieux prendre les écoliers par petits groupes, élastiques et changeants, en raison des aptitudes et des progrès! Mais ceux qui suivent ce système avouent qu'il n'est possible que dans l'école peu nombreuse, comme furent celles de Pestalozzi.
La variété est féconde incontestablement. Mais elle l'est surtout quand elle se produit dans l'élasticité d'une harmonie vivante. La variété du chaos, diversifiant à l'infini des éléments sans rapport ni lien, serait stérile. Il n'est pas inutile de rappeler cela au moment où la grande machine de centralisation (forcée, tendue à mort par le gouvernement) va éclater. En ce jour elle est l'ennemi. Le spectacle va être singulier quand elle cassera. Imaginez le tonneau d'Heidelberg qui contient trois cents muids, perdant tous ses cercles à la fois. La rouge mer échappe de tous côtés. Il faut s'arranger pour qu'elle ne soit pas en vain dissipée, écoulée, perdue.
Centralisation, tyrannie, ces deux mots sont-ils synonymes?
Nullement en histoire naturelle. La vie centralisée, c'est la vie harmonique dans l'accord libre et doux de tous les organes à la fois. Chez l'homme bien portant, le mammifère, l'oiseau, etc., la centralisation est organique, un travail sympathique de toutes les parties et leur bonheur d'agir en parfaite unanimité.
Est-il sûr qu'au lendemain, quand nous aurons brisé le monstre, nous aurons tout à coup les éléments associables, les organes concordants qui peuvent nous donner l'unité supérieure, cette unité de vie qui dispense de la machine? Non, sans doute, non pas sans effort. Comment y arriver? À quelles conditions?
C'est qu'à mesure que l'unité mécanique et brutale va se desserrer, se dissoudre, nous formions par l'association spontanée, par l'éducation (et celle de l'enfance, et celle de toute la vie) une puissante unité morale. Plus la vie locale reprendra, plus il faut rapprocher les âmes, et garder, tout en faisant notre patrie de village, le sens de la grande Patrie.
La supériorité terrible et dangereuse de la France est celle que l'on voit chez les animaux les plus élevés et aussi les plus vulnérables. Nous vivons par la vie centrale.
Songez-y bien: l'Italie, dans sa mort, a vécu par l'individu; elle eut des Pergolèse, des Vico, des Leopardi. L'Allemagne, en sa dispersion, sa nullité de vie nationale, vivait en ses étoiles, les Goethe et les Schiller, les Mozart et les Beethoven.
Ici, tout périrait avec l'âme commune. Sans la France, le Français n'est plus.
Il faut que la Patrie soit sentie dans l'École, présente, non seulement par l'enseignement direct de la tradition nationale, mais présente maternellement par sa justice exacte et attentive. La liberté locale sera chose excellente, avec certaine surveillance qui ne la laisse pas trop libre d'être injuste, inégale, au profit de l'aristocratie.
L'école, c'est déjà la commune en petit. L'on ne peut dire assez combien y pèse l'influence locale. La libre école, non payée par l'État, est celle justement qui tient le plus de compte des parents riches et importants. C'est un champ préalable où l'inégalité commence. Le maître n'est pas toujours injuste, mais souvent faible, trop indulgent, trop mou pour les enfants des puissants de l'endroit, de ceux qui lui nuiraient et le feraient mourir de faim.
L'école ne sera vraiment libre qu'autant que le maître verra auprès de lui une association active et énergique, qui s'intéresse à l'école et à lui, le soutienne au besoin et l'aide à être juste.
Les notables dont M. Duruy composait ce conseil dans la localité, ne rassurent point du tout. Il les veut ex-fonctionnaires ou anciens militaires, autrement dit gens faits à obéir et généralement routiniers. Je me fierais bien plus aux négociants retirés, au médecin surtout, au pharmacien, aux cultivateurs quelque peu instruits et beaucoup plus indépendants que les marchands (souvent serfs de la clientèle, chapeau bas devant les bourgeois). J'adjoindrais bien à ce conseil une dame veuve et sans famille, d'un esprit ferme et sage, surtout libre des prêtres, qui mettrait dans l'école ses soins et sa maternité.
Dans l'Allemagne protestante du Nord, le pasteur s'occupe fort de l'école, la domine, parfois y enseigne à certain jour, ce qui humilie le maître. Je veux, tout au contraire, que mon petit conseil l'honore, relève sa position. Certainement ce maître, dans l'uniformité de ses fonctions, peut rarement se cultiver lui-même, et il aurait beaucoup à apprendre avec ces personnes d'expérience (telles que le médecin, l'ancien négociant qui a voyagé, etc.). C'est en amis, et d'égal à égal, que par moments ils peuvent l'éclairer en cent choses utiles, qu'il n'aurait pas le temps d'apprendre, chercher pour lui et lui prêter tels livres qui peuvent élever son esprit,—sans le faire bel esprit,—et le fortifier dans sa voie.
La décoration de l'école, les cartes qui en couvrent et en égayent les murs, les globes si utiles, les papiers et crayons pour faire des cartes, les modèles de dessin, etc., tout cela dans nos communes pauvres demande l'attention du conseil, telles petites cotisations. Quelques couleurs, utiles aux cartes, mettraient le comble à la joie des enfants.
Mais ce que je demande bien plus, ce que je considère comme un très haut devoir et le premier de tous, c'est qu'assistant souvent aux leçons, par une observation discrète, on distingue, on pressente les enfants méritants, qui réellement seront les fils de la commune, encouragés, aidés, pour arriver à un degré supérieur d'instruction. C'est là que la justice est difficile à maintenir, parfois contre le maître même. Ménageant les coqs du village, il pourrait être bien tenté de croire que le plus digne est «un enfant bien né, le fils d'une bonne famille», celui de M. le notaire ou celui de M. le maire, de tel ancien fonctionnaire «qui fait bien honneur au pays». Je suis sans préjugés; je vois que les bonnes familles ont souvent des enfants délicats, affinés. Mais la sève presque toujours manque. Leurs pères l'ont d'avance épuisée.
D'autre part, ce n'est pas la forte race grossière à son premier degré qui donne l'enfant en question. Mais parfois au second, le fils du rude travailleur apporte avec la force entière d'une race toute nouvelle, l'étincelle de l'ingegno. Ce n'est pas tout maître d'école qui saura voir cela. Mais les hommes de tact et d'expérience, la sage dame surtout dont je parlais, le sentiront très bien. Celle surtout qui n'a plus de famille, de partialité maternelle, verra bien par le cœur, distinguera sur son banc la modeste petite créature (fille ou garçon, n'importe), et, sans parler, se dira: «La voici.»
S'agit-il d'une adoption? Non pas expressément. Les fils adoptifs, trop certains de leur sort, deviennent aussi mous que les fils. Avouons-le, l'hérédité a de nos jours des effets pitoyables. Pour éteindre un enfant, il suffirait de l'adopter.
Retenez votre cœur. Que l'enfant ne se sente pas trop soutenu et désigné. Qu'on le suive de près et sans mollesse, lui montrant seulement que, s'il continue, persévère, on le mettra à même d'apprendre davantage, même d'être envoyé à une école supérieure. C'est au jour décisif que sans détour on agira pour lui. Comment? En mettant bien au jour les titres solides qu'il a et qui pourraient être éludés. «Mais tel a tant d'esprit! a si bien répondu!» Fiez-vous aux épreuves écrites et aux notes de toute l'année.—«Mais le père de tel autre a rendu des services...» Cela ne suffit pas; si l'enfant ne mérite, son père n'est pas un titre pour qu'il écarte le plus digne.
Il a aussi un père, celui-ci. Et combien ce père, pauvre manœuvre peut-être, va sentir son cœur relevé, si vous vainquez dans la bataille, si l'enfant qui mérite est envoyé par la commune à une école plus haute (celle du département).
Mais ce père, sans moyens, attaché au travail, ne peut guère l'y aider, ne peut l'y visiter souvent. Là, je me fie encore à la persévérante tutelle de mon conseil local. Que de choses manquent à un boursier! et combien misérable est sa condition!
Les gens qui s'intéressent à lui, qui le suivent des yeux, ne manquent pas d'occasion d'aller à la grande ville, de parler à ses chefs, de sorte que ceux-ci voient bien qu'il n'est pas isolé, oublié, un enfant perdu. La dame a bonne grâce en lui continuant, sans le gâter, son intérêt, l'animant et l'encourageant, lui faisant désirer de rester ce qu'il fut à son village: le plus digne.
L'école secondaire eût suffi autrefois. Elle eût appris tout ce que doit savoir l'ouvrier supérieur, le contre-maître, etc. Les choses ont fort changé. Dans bien des arts, la main de l'homme, l'ouvrier habile était tout. Dans les arts du fer, par exemple, mille choses étaient faites à la main, qui aujourd'hui le sont par la machine. C'est ce qui a permis de les donner à bon marché. Mais la machine est l'œuvre du calcul, de l'ingénieur. Voilà une aristocratie. L'éducation coûteuse qui mène là concentrerait cette haute classe dans les seuls enfants des gens riches.
Chose injuste! et de plus funeste! car la plupart des riches sont épuisés de race, n'ont que des enfants faibles (de corps et souvent d'esprit). De sorte que cette classe supérieure, les ingénieurs, se recruterait de plus en plus chez ceux qui ont le moins d'ingegno.
Chère commune! ne lâchez pas prise. Il faut que votre enfant, ce petit paysan envoyé à l'école secondaire du département et qui deviendrait contre-maître, monte encore. Ne lâchez pas prise. Est-on juste pour lui? Surveillez bien cela. S'il est là ce qu'il fut chez vous, s'il reste le plus digne, il faut qu'on le soutienne, que, dans cette grande ville de chef-lieu, l'influence aristocratique ne prévale pas sur ses titres, et qu'en vertu de son travail soutenu, de ses examens, il aille à l'École centrale.
J'entends la haute école, Centrale, Polytechnique, Normale, ou autre. Je veux dire qu'il faut qu'il arrive au plus haut.
Songez bien que le cœur de cent mille ouvriers, de cent mille paysans en sera relevé, mille haines et mille envies calmées. Ce que son père disait tout à l'heure, fier et résigné, ils le diront de même. La fatalité du travail, de l'inégalité (trop dure loi de ce monde!) pèsera moins s'ils disent: «Mon fils au moins peut être grand.»