Le roman de la rose - Tome II
The Project Gutenberg eBook of Le roman de la rose - Tome II
Title: Le roman de la rose - Tome II
Author: de Lorris Guillaume
de Meun Jean
Release date: November 20, 2005 [eBook #17140]
Most recently updated: July 30, 2020
Language: French
Credits: Produced by Marc D'Hooghe.
LE ROMAN DE LA ROSE
par
GUILLAUME DE LORRIS
et
JEAN DE MEUNG
Édition accompagnée d'une traduction en vers
Précédée d'une Introduction, Notices historiques et critiques;
Suivie de Notes et d'un Glossaire
par
PIERRE MARTEAU
TOME II
PARIS
1878
LE ROMAN DE LA ROSE
XXXIII
Cy endroit trespassa Guillaume4283Voir image
De Loris, et n'en fist plus pseaulme;
Mais, après plus de quarante ans,
Maître Jehan de Meung ce Rommans
Parfist, ainsi comme je treuve[1];
Et ici commence son oeuvre.
[Et si l'ai-ge perdu, espoir,
A poi que ne m'en desespoir!]
Désespoir, las! ge non ferai,
Jà ne m'en desespererai;
Car s'esperance m'iert faillans,
Ge ne seroie pas vaillans.
En li me dois réconforter,
Qu'Amors por miex mes maus porter,
Me dist qu'il me garantiroit,
Et qu'avec moi par-tout iroit.
Mès de tout ce qu'en ai-ge affaire,
S'ele est cortoise et debonnaire?
El n'est de nulle riens certaine,
Ains met les amans en grant paine,
Et se fait d'aus dame et mestresse,
Mains en déçoit par sa promesse:
XXXIII
De Lorris Guillaume ici même4295
Mourut sans finir son poème;
Mais, après plus de quarante ans,
Maître Jean de Meung ce Romans
Parfit, ainsi comme je treuve[1b],
Et ici commence son oeuvre.
[S'Il m'est réservé de le voir,
Oui, j'en mourrai de désespoir!]
De désespoir! Non, je le jure,
Car ce serait me faire injure.
Si l'espérance me manquait,
Par trop lâche mon coeur serait.
Il faut qu'elle me réconforte;
Amour, pour que mieux je supporte
Mes maux, dit qu'il me défendrait
Et qu'avec moi partout irait.
Mais, après tout, la belle affaire;
Elle est courtoise et débonnaire,
C'est vrai, mais certaine de rien,
Les amants laisse en grand chagrin
Et se fait d'eux dame et maîtresse
Pour les leurrer par sa promesse;
Qu'el promet tel chose sovent 4303
Dont el ne tenra jà convent.
Si est peril, se Diex m'amant,
Car en amer maint bon Amant
Par li se tiennent et tendront,
Qui jà nul jor n'i aviendront.
L'en ne s'en scet à quoi tenir,
Qu'el ne scet qu'est à avenir.
Por ce est fox qui s'en aprime:
Car, quant el fait bon silogime,
Si doit l'en avoir grant paor
Qu'el ne conclue du pior,
Qu'aucune fois l'a l'en véu,
S'en ont esté maint decéu.
Et non porquant si vodroit-ele
Que le meillor de la querele
Éust cil qui la tient o soi.
Si fui fox quant blasmer l'osoi.
Et que me vaut or son voloir,
S'ele ne me fait desdoloir?
Trop poi, qu'el n'i puet conseil metre,
Fors solement que de prometre.
Promesse sans don ne vaut gaires,
Avoir me lest tant de contraires,
Que nus n'en puet savoir le nombre.
Dangier, Paor, Honte m'encombre,
Et Jalousie, et Male-Bouche
Qui envenime et qui entouche
Tous ceus dont il fait sa matire,
Par langue les livre à martire.
Cil ont en prison Bel-Acueil,
Qu'en trestous mes pensers acueil,
Et sai que s'avoir ne le puis
En brief tens, jà vivre ne puis.
Car elle nous promet souvent4315
Choses qui restent à néant.
Par Dieu, dangereuse Espérance!
Combien par elle avec constance
A bien aimer s'attacheront
Qui jamais ne réussiront!
D'avenir elle n'est maîtresse,
Comment donc croire à sa promesse?
Aussi, bien fol qui s'y fierait;
Car si beaux biens elle promet,
Bien souvent, hélas! on l'a vue
Mainte âme aussi laisser déçue.
Toujours on doit avoir grand' peur
De son conseil faux et trompeur.
Et pourtant que demande-t-elle?
Qu'au coeur qui lui reste fidèle,
Tout vienne au gré de son désir[2].
Fol que je suis de la honnir!
Mais que me vaut son assistance
S'elle ne calme ma souffrance?
Hélas! rien. Car elle ne fait
Que promettre et rien plus ne sait
(Sans don promesse ne vaut guère),
Et me laisse avoir de misère
Plus que nul n'oserait songer.
M'accablent Peur, Honte et Danger,
Et Jalousie et Malebouche
Qui tous ceux que sa langue touche
Empoisonne de son venin
Et met à martyre sans fin.
Bel-Accueil en prison ils laissent
A qui tous mes pensers s'adressent,
Et si je ne puis en jouir,
Il me faudra bientôt mourir.
Ensor que tout me repartuë 4337
L'orde vielle, puant, mossuë,
Qui de si près le doit garder,
Qu'il n'ose nuli regarder.
Dès or enforcera mi diex;
Sans faille voirs est que li Diex
D'Amors trois dons, soe merci
Me donna, mès ge les pers ci:
Doulx-Penser qui point ne m'aïde,
Doulx-Parler qui me faut d'aïde,
Le tiers avoit non Doulx-Regart:
Perdu les ai, se Diex me gart.
Sans faille biaus dons i ot; mès
Il ne me vaudront riens jamès,
Se Bel-Acueil n'ist de prison,
Qu'il tiennent par grant mesprison.
Por lui morrai, au mien avis,
Qu'il n'en istra, ce croi, jà vis.
Istra! non voir. Par quel proesce
Istroit-il de tel forteresce?
Par moi, voir, ne sera-ce mie,
Ge n'ai, ce croi, de sens demie,
Ains fis grant folie et grant rage
Quant au Diex d'Amors fis hommage.
Dame Oiseuse le me fist faire,
Honnie soit et son affaire,
Qui me fist où joli vergier
Par ma proiere herbergier!
Car, s'ele éust nul bien séu,
El ne m'éust onques créu;
L'en ne doit pas croire fol homme
De la value d'une pomme.
Blasmer le doit-l'en et reprendre,
Ains qu'en li laist folie emprendre;
Surtout c'est elle qui me tue 4349
La vieille puante et moussue,
Qui de si près le doit garder
Que nul il n'ose regarder.
Dès lors augmenteront mes peines;
Pourtant trois grâces souveraines
Daigna m'accorder Dieu d'Amours
Vaines, las! en ces sombres jours.
C'est Doux-Penser qui point ne m'aide,
Doux-Parler que point ne possède
Et le troisième Doux-Regard.
Si Dieu ne m'aide sans retard,
Je les perdrai sans aucun doute,
Car leur vertu s'usera toute
Si Bel-Accueil reste en prison
Qu'ils tiennent par grand' trahison.
De ma mort il sera la cause,
Car jamais vivant, je suppose,
Il n'en sortira. Sortir, las!
Par quelle prouesse mon bras
L'arracher de la forteresse?
Je n'ai plus force ni sagesse
Depuis que ma folle fureur
D'Amour me fit le serviteur.
Dame Oyseuse me le fit faire
Lorsque, cédant à ma prière
(Dieu la honnisse!), du verger
L'huis elle ouvrit pour m'héberger.
On ne doit propos de fol homme
Priser la valeur d'une pomme;
Et si nul bien elle avait su,
Jamais elle ne m'aurait cru
Ni laissé folie entreprendre
Sans me blâmer et me reprendre;
Et je fui fox, et el me crut. 4371
Onques par li biens ne me crut;
El m'acomplit tout mon voloir,
Si m'en estuet plaindre et doloir.
Bien le m'avoit Raison noté,
Tenir m'en puis por assoté,
Quant dès lors d'amer ne recrui,
Et le conseil Raison ne crui.
Droit ot Raison de moi blasmer,
Quant onques m'entremis d'amer;
Trop griés maus m'en convient sentir,
Par foi, je m'en voil repentir.
Repentir? las! ge que feroie?
Traïtres, faus, honnis seroie.
Maufez m'auroient envaï,
J'auroie mon seignor traï.
Bel-Acueil reseroit traïs!
Doit-il estre par moi haïs,
S'il, por moi faire cortoisie,
Languist en la tor Jalousie?
Cortoisie me fit-il voire
Si grant, que nus nel' porroit croire,
Quant il volt que ge trespassasse
La haie et la Rose baisasse.
Ne l'en doi pas mal gré savoir,
Ne ge ne l'en saurai jà voir.
Jà, se Diex plaist, du Diex d'Amors,
Ne de li plaintes ne clamors,
Ne d'Esperance, ne d'Oiseuse,
Qui tant m'a esté gracieuse,
Ne ferai mès; car tort auroie
Se de lor bien-fait me plaignoie.
Dont n'i a mès fors du soffrir,
Et mon cors à martire offrir,
Or, j'étais fol, elle me crut, 4383
Nul bien par elle ne m'échut;
Je la trouvai trop complaisante,
Et je pleure et je me lamente.
Raison me l'avait bien-noté,
Pourquoi sa voix n'ai-je écouté
Quand elle me faisait défense
D'aimer, ô fatale démence!
Moult sage était de me blâmer
Raison quand j'entrepris d'aimer,
D'où me vint trop dure avanie;
Je veux oublier ma folie.
Oublier, las! Je ne saurais!
Au démon je succomberais!
Je serais lâche, faux et traître!
Comment! je renierais mon maître
Et Bel-Accueil serait trahi!
De moi doit-il être haï,
Si pour sa tendre courtoisie
L'enserre en sa tour Jalousie?
Nul ne croirait pareille horreur;
Lui qui m'octroya la faveur
De franchir la barrière close
Afin d'aller baiser la Rose!
Non! Je ne lui saurai jamais
Nul mauvais gré de ses bienfaits;
Jamais ne me plaindrai d'Oyseuse
Qui pour moi fut si gracieuse,
Ni d'Espérance, ni d'Amour,
S'il plaît à Dieu, qui tour à tour
M'ont secouru dans ma détresse;
Jamais n'aurai telle faiblesse.
Non! Mon devoir est de souffrir,
De mon corps au martyre offrir,
Et d'atendre en bonne espérance 4405
Tant qu'Amors m'envoie alejance.
Atendre merci me convient,
Car il me dist, bien m'en sovient:
Ton servise prendrai en gré,
Et te metrai en haut degré,
Se mauvestié ne le te tost;
Mès, espoir, ce n'iert mie tost,
Grans biens ne vient pas en poi d'hore,
Eins i convient metre demore.
Ce sunt si dit tout mot à mot,
Bien pert que tendrement m'amot.
Or n'i a fors de bien servir,
Se ge voil son gré deservir;
Qu'en moi seroient li defaut,
Où Diex d'Amors pas ne defaut
Par foi, que Diex ne failli onques.
Certes il defaut en moi donques,
Si ne sai-ge pas dont ce vient,
Ne jà ne saurai, se Dé vient.
Or aut si cum aler porra,
Or face Amor ce qu'il vorra,
Ou d'eschaper, ou d'encorir,
S'il vuet, si me face morir.
N'en vendroie jamès à chief,
Si sui-ge mors se ne l'achief,
Ou s'autre por moi ne l'achieve;
Mais s'Amors, qui si fort me grieve,
Por moi le voloit achever,
Nus maus ne me porroit grêver
Qui m'avenist en son servise.
Or aut du tout à sa devise,
Mete-il conseil, s'il li viaut metre,
Ge ne m'en sai plus entremetre;
Et d'attendre en bonne espérance 4417
Qu'Amour enfin m'offre allégeance.
C'est le parti qui me convient,
Car autant comme il m'en souvient,
Voici mot à mot sa promesse
Qui pour moi montre sa tendresse:
«Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent;
La Fortune est lente à venir,
Et moult fait attendre et souffrir.»
Servons-le donc sans défaillance
Pour mériter sa bienveillance.
S'il est un coupable, c'est moi,
Et non Dieu d'Amours, par ma foi,
Car Dieu ne saurait faillir oncques;
En moi seul est le péché doncques.
D'où me vint-il? Je ne le sais,
Et ne veux le savoir jamais.
Qu'Amour me sauve ou sacrifie,
S'il veut, qu'il m'arrache la vie;
Or advienne ce qu'il pourra,
Qu'Amour fasse ce qu'il voudra,
Je reconnais mon impuissance.
La mort finira ma souffrance
Bientôt, à moins d'un prompt secours;
Mais si le cruel Dieu d'Amours
Voulait terminer mon supplice,
Je ne craindrais à son service
Nul mal, nulle calamité.
Or qu'il fasse à sa volonté,
Or qu'il dispose de ma vie,
Je n'ai plus de lutter l'envie.
Mès, comment que de moi aviengne, 4439
Je li pri que il li soviengne
De Bel-Acueil après ma mort,
Qui sans moi mal faire m'a mort.
Et toutesfois, por li déduire,
A vous, Amors, ains que ge muire,
Dès que ne puis porter son fès,
Sans repentir me fais confès,
Si cum font li loial Amant,
Et voil faire mon testament.
Au départir mon cuer li lés,
Jà ne seront autre mi lés.
XXXIV
Cy est la très-belle Raison,
Qui est preste en toute saison
De donner bon conseil à ceulx
Qui d'eulx saulver sont paresceux.
Tant cum ainsinc me démentoie
Des grans dolors que ge sentoie,
Ne ne savoie où querre mire
De ma tristece ne de m'ire,
Lors vi droit à moi revenant
Raison la bele, l'avenant,
Qui de sa tor jus descendi
Quant mes complaintes entendi:
Car, selonc ce qu'ele porroit,
Moult volentiers me secorroit.
Raison.
Biaus Amis, dist Raison la bele,
Comment se porte ta querele?
Mais, quoi qu'il me puisse advenir, 4451
Qu'il daigne au moins se souvenir
De Bel-Accueil, si je succombe,
Dont la bonté creusa ma tombe.
Toutefois recevez, Amour,
Avant que je meure, en ce jour,
Puisque trop lourde est ma misère,
Pour lui ma volonté dernière;
Oyez du plus fidèle amant
Les derniers voeux, le testament:
Mon coeur, mon unique richesse,
Au départir à lui je laisse.
XXXIV
Ici la très-belle Raison
Revient, qui en toute saison
De ses sages conseils dirige
Celui qui son salut néglige.
Tandis qu'ainsi me lamentais
Des grand' douleurs que je sentais,
Et qu'en vain cherchais allégeance
A ma tristesse et ma souffrance,
Je vis droit à moi revenir,
Lorsqu'elle m'entendit gémir,
Raison, la belle, l'entendue,
De sa tour en bas descendue,
Car autant comme elle pouvait
Moult volontiers me secourait.
Raison.
Ami, dit Raison la jolie,
Comment se porte ta folie?
Seras-tu jà d'amer lassés? 4467
N'as-tu mie éu mal assés?
Que te semble des maus d'amer?
Sunt-il trop dous ou trop amer?
En sçai-tu le meillor eslire
Qui te puist aidier et soffire?
As-tu or bon seignor servi,
Qui si t'a pris et asservi,
Et te tormente sans sejor?
Il te meschéi bien le jor
Que tu hommage li féis,
Fox fus quant à ce te méis;
Mès sans faille tu ne savoies
A quel seignor afaire avoies:
Car se tu bien le congnéusses,
Onques ses homs esté n'éusses;
Ou se tu l'éusses esté,
Jà nel' servisses ung esté,
Non pas ung jor, non pas une hore,
Ains croi que sans point de demore
Son hommage li renoiasses,
Ne jamès par Amor n'amasses.
Congnois-le tu point?
L'Amant.
Oïl, Dame.
Raison.
Non fais.
L'Amant.
Si fais.
Raison.
De quoi, par t'ame?
Ne seras-tu d'aimer lassé? 4479
N'as-tu de maux encore assé?
Cet Amour est-il, que t'en semble,
Amer ou doux, ou tout ensemble?
De ses maux, dis-moi, le meilleur
Suffira-t-il à ton bonheur?
C'est là, je crois, un moult bon maître
Qui t'asservit, t'a pris en traître
Et te tourmente sans séjour.
Comme tu fus heureux le jour
Où tu te mis en son servage
Et lui rendis ton fol hommage!
Évidemment tu ne savais
A quel seigneur affaire avais.
Car si tu l'avais su, je pense,
Tu n'aurais fait telle imprudence;
Ou si son homme avais été,
Servi ne l'aurais un été,
Non pas un jour, non pas une heure;
Mais, je crois, sans plus de demeure,
Son hommage aurais renié
Et par Amour n'aurais aimé.
Le connais-tu ce jour?
L'Amant.
Oui, Dame.
Raison.
Nenni.
L'Amant.
Si.
Raison.
Comment, par ton âme?
L'Amant.
De tant qu'il me dist: Tu dois estre 4491
Moult liés, dont tu as si bon mestre,
Et seignor de si haut renon.
Raison.
Congnois-le tu de plus?
L'Amant.
Ge non,
Fors tant qu'il me bailla ses regles,
Et s'en foï plus tost c'uns egles,
Et je remès en la balance.
Raison.
Certes, c'est povre congnoissance;
Mais or voil que tu le congnoisses,
Qui tant en as éu d'angoisses,
Que tout en est deffigurés.
Nus las chetis mal-éurés
Ne puet faire emprendre greignor:
Bon fait congnoistre son seignor;
Et se cestui bien congnoissoies,
Légiérement issir porroies
De la prison où tant empires.
L'Amant.
Dame, ne puis, il est mes Sires[3],
Et ge ses liges homs entiers[4];
Moult i entendist volentiers
Mon cuer, et plus en apréist,
S'il fust qui leçon m'en préist.
L'Amant.
Il dit: «Tu dois être flatté 4503
Que t'ait pour son homme accepté,
De tel renom seigneur et maître.»
Raison.
Ne s'est-il pas fait plus connaître?
L'Amant.
Non, fors qu'il m'a baillé ses lois
Et, comme un aigle, par les bois
S'enfuit, me laissant en balance.
Raison.
Certes, c'est pauvre connaissance.
Je veux que tu connaisses mieux
Qui t'a rendu si malheureux
Que tu en es méconnaissable.
Il n'est être si misérable
Dont ne soit moindre le labeur.
Bon fait connaître son seigneur,
Et si tu connaissais ce maître,
Sortir essaierais-tu peut-être
De la prison où tu languis.
L'Amant.
C'est mon sire[3b], dame, ne puis;
Je me suis fait son homme lige[4b]
Pourtant du joug mon coeur s'afflige
Et volontiers le secouerait,
Un bon moyen s'il apprenait.
Raison.
Par mon chief, ge la te voil prendre, 4513
Puis que tes cuers i vuet entendre.
Or te démonsterrai sans fable
Chose qui n'est point démonstrable;
Si sauras tantost sans science,
Et congnoistras sans congnoissance
Ce qui ne puet estre séu,
Ne démonstré, ne congnéu.
Quant à ce que jà plus en sache
Nus homs qui son cuer i atache,
Ne que por ce jà mains s'en dueille,
S'il n'est tex que foïr le vueille,
Lors t'aurai le neu desnoé
Que tous jors troveras noé.
Or i met bien t'entencion,
Vez-en ci la descripcion.
Amors ce est paix haïneuse,
Amors est haïne amoreuse;
C'est loiautés la desloiaus,
C'est la desloiauté loiaus;
C'est paor toute asséurée,
Esperance desesperée;
C'est raison toute forcenable,
C'est forcenerie resnable;
C'est dous péril à soi noier,
Grief fais legier à paumoier;
C'est Caribdis la périlleuse[5],
Désagréable et gracieuse;
C'est langor toute santéive,
C'est santé toute maladive;
C'est fain saoule en habondance,
C'est convoiteuse soffisance;
Raison.
Par mon chef, je veux te l'apprendre, 4525
Puisque ton coeur y veut entendre.
Céans je te vais, sans manquer,
Chose inexplicable expliquer;
Alors tu sauras sans science,
Et connaîtras sans connaissance
Ce qui ne peut être conçu,
Non plus démontré ni connu.
Seule une chose est que je sache:
Si quelqu'un son coeur y attache,
Il n'a, pour ne plus en souffrir,
Qu'un remède, c'est de le fuir.
Mets-y ton attention toute
Et la description écoute,
Car le noeud t'aurai dénoué
Que toujours trouverais noué.
Amour, affection haineuse,
Amour, c'est la haine amoureuse,
C'est déloyale loyauté
Et loyale déloyauté;
C'est la peur toute rassurée,
Espérance désespérée,
Une furibonde raison,
Un raisonnable furibond;
C'est Carybde la périlleuse[5b]
Désagréable et gracieuse,
Horrible et séduisant danger,
Fardeau lourd à mouvoir léger;
C'est la faim soûle d'abondance,
C'est convoiteuse suffisance,
Une salutaire langueur,
Santé qui consume le coeur,
C'est la soif qui tous jors est ivre, 4545
Yvresce qui de soif s'enyvre;
C'est faus délit, c'est tristor lie,
C'est léesce la corroucie;
Dous maus, douçor malicieuse,
Douce savor mal savoreuse;
Entechiés de pardon péchiés,
De péchiés pardon entechiés;
C'est poine qui trop est joieuse,
C'est felonnie la piteuse[6];
C'est le gieu qui n'est pas estable,
Estat trop fers et trop muable;
Force enferme, enfermeté fors,
Qui tout esmuet par ses effors;
C'est fol sens, c'est sage folie,
Prospérité triste et jolie;
C'est ris plains de plors et de lermes,
Repos travaillans en tous termes;
Ce est enfers li doucereus,
C'est paradis li dolereux;
C'est chartre qui prison soulage,
Printems plains de fort yvernage;
C'est taigne qui riens ne refuse,
Les porpres et les buriaus[7] use;
Car ausinc bien sunt amoretes
Sous buriaus comme sous brunetes;
Car nus n'est de si haut linage,
Ne nus ne trueve-l'en si sage,
Ne de force tant esprové,
Ne si hardi n'a-l'en trové,
Ne qui tant ait autres bontés
Qui par Amors ne soit dontés.
Tout li mondes vait ceste voie;
C'est li Diex qui tous les desvoie,
C'est la soif qui toujours est ivre, 4557
Ivresse qui de soif s'enivre,
Tristesse gaie, amer bonheur;
Amour, c'est liesse en fureur,
Doux mal, douceur malicieuse,
Douce saveur mal savoureuse;
Un adorable et saint péché,
De péché saint acte entaché;
C'est une peine délectable,
C'est férocité pitoyable[6b],
C'est le jeu toujours inconstant,
État trop stable et trop mouvant,
Pusillanimité virile;
C'est une force trop débile
Contre qui pourtant nul effort
N'a triomphé, tant fût-il fort;
C'est fol sens et sage folie,
Prospérité triste et jolie;
C'est un enfer moult doucereux,
C'est un paradis douloureux,
Oeil souriant qui toujours pleure,
Repos travaillant à toute heure,
Au prisonnier douce prison,
Printemps glaciale saison,
Avare qui rien ne refuse.
Amour la pourpre et la bure use,
Car aussi bien naissent amours
Sous la bure et sous le velours[7b];
Car nul homme ici-bas si sage,
Si grand, de si puissant lignage,
Ni de force tant éprouvé,
Ni si hardi n'a-t-on trouvé,
De telle valeur ni science,
Qu'Amour ne tienne en sa puissance.
Se ne sunt cil de male vie 4579
Que Genius escommenie,
Por ce qu'il font tort à Nature[8]:
Ne por ce, se ge n'ai d'aus cure,
Ne voil-ge pas que les gens aiment
De cele amor dont il se claiment
En la fin las, chétis, dolant,
Tant les va Amors afolant.
Mès se tu viaus bien eschever
Qu'Amors ne te puisse grever,
Et veus garir de ceste rage,
Ne pués boivre si bon bevrage
Comme penser de li foïr,
Tu n'en pués autrement joïr.
Se tu le sius, il te sivra,
Se tu le fuis, il te fuira.
L'Amant.
Quant j'oi Raison bien entenduë,
Qui por noient s'est débatuë,
Dame, fis-ge, de ce me vant,
Ge n'en sai pas plus que devant
A ce que m'en puisse retraire.
En ma leçon a tant contraire,
Que ge n'en sai noient aprendre,
Si la sai ge bien par cuer rendre,
C'onc mes cuers riens n'en oblia,
Voire entendre quanqu'il i a,
Por lire tout communément,
Ne mès à moi tant solement;
Mès puis qu'Amors m'avés descrite,
Et tant blasmée et tant despite,
Tous suivent le même chemin, 4591
Ce Dieu les tient tous sous sa main.
J'excepte gens de male vie
Que Génius excommunie
Puisque tort à Nature ils font[8b]
J'ai pour eux un dégoût profond;
Aussi je veux que tous méprisent
Ce vil amour dont ils se disent
Usés, malheureux, un beau jour,
Tant les dégrade cet amour.
Or si tu veux bien dans la suite
D'Amour éviter la poursuite
Et de cette rage guérir,
N'hésite pas, songe à le fuir.
A ton mal pour venir en aide
Je ne connais d'autre remède;
Si tu le suis, il te suivra,
Si tu le fuis, il te fuira.
L'Amant.
Quand j'ouïs Raison l'entendue
Qui s'est en vain bien débattue:
Dame, lui dis-je, assurément
Je ne sais pas plus que devant
A mon mal comment me soustraire.
En la leçon tout est contraire,
Et rien certe elle ne m'apprit.
Je sais par coeur ce qu'avez dit,
Tant mon âme était empressée
De bien saisir votre pensée,
Pour y puiser complètement
Votre sage commandement.
Mais Amour que de tant de blâme,
De mépris vous poursuivez, dame,
Prier vous voil dou defenir, 4609
Si qu'il m'en puist miex sovenir,
Car ne l'oï defenir onques.
Raison.
Volentiers: or i entens donques.
Amors, se bien suis apensée,
C'est maladie de pensée
Entre deus personnes annexes
Franches entr'eus, de divers sexes,
Venans as gens par ardor née
De vision désordenée,
Por eus acoler et baisier,
Et por eus charnelment aisier.
Amors autre chose n'atant,
Ains s'art et se délite en tant.
De fruit avoir ne fait-il force,
En déliter sans plus s'efforce;
Si sunt aucun de tel maniere,
Qui cest amor n'ont mie chiere,
Toutevois fin amant se faignent,
Mès par Amors amer ne daignent,
Et se gabent ainsinc des Dames,
Et lor prometent cors et ames,
Et jurent mençonges et fables
A ceus qu'il truevent décevables,
Tant qu'il ont lor délit éu;
Mais cil sunt li mains décéu:
Car ades vient-il miex, biau mestre,
Décevoir, que décéus estre[9].
De l'autre Amor dirai la cure
Selonc la devine Escripture;
Méismement en ceste guerre
Où nus ne scet le moien querre;
Veuillez au moins le définir 4623
Pour qu'il m'en puisse souvenir,
Car ne l'ouïs définir oncques.
Raison.
Volontiers; or écoute doncques.
Entre deux êtres s'attirant,
Libres, de sexe différent,
Amour, si je suis bien sensée,
Est un grand mal de la pensée
Qui leur vient d'une folle ardeur.
Ils n'ont plus qu'un désir au coeur,
Baiser, caresse mutuelle,
Jouissance, en un mot, charnelle.
Amour n'a point d'autre désir,
Mais brûle et cherche le plaisir;
Procréer n'est point son attente,
Seule la volupté le tente.
Pourtant j'en connais en retour
Qui n'aiment pas de cet amour,
Et pourtant fins amants se feignent,
Mais par amour aimer ne daignent,
Et vont des dames se moquant,
Corps et âme leur promettant,
Et jurent mensonges et fables
Aux coeurs qu'ils trouvent décevables,
Tant qu'enfin soient comblés leurs voeux.
En amour ce sont les heureux;
Oui, car toujours mieux vaut-il être
Trompeur que trompé, mon beau maître[9b].
L'autre amour dirai maintenant
La sainte Écriture suivant.
Malgré que nul en cette guerre
Mon amour ne recherche guère,
Mès ge sai bien, pas nel' devin, 4641
Continuer l'estre devin.
A son pooir voloir déust
Quiconques à fame géust,
Et soi garder en son semblable,
Por ce que tuit sunt corrumpable,
Si que jà par succession
Ne fausist généracion;
Car puis que pere et mere faillent,
Vuet Nature que les fils saillent[10]
Por recontinuer ceste ovre,
Si que par l'ung l'autre recovre.
Por ce i mist Nature délit,
Por ce vuet que l'en s'i délit,
Que cil ovrier ne s'en foïssent,
Et que ceste ovre ne haïssent;
Car maint n'i trairoient jà trait,
Se n'iert délit qui les atrait.
Ainsinc Nature i soutiva:
Sachiés que nul a droit n'i va,
Ne n'a pas entencion droite,
Qui sans plus délit y convoite;
Car cil qui va délit querant,
Sés-tu qu'il se fait? il se rent
Comme sers et chétis et nices,
Au prince de tretous les vices;
Car c'est de tous maus la racine,
Si cum Tulles le détermine
Où livre qu'il fist de Viellesce,
Qu'il loe et vant plus que Jonesce.
Car Jonesce boute homme et fame
En tous péris de cors et d'ame.
Et trop est fort chose à passer
Sans mort, ou sans membre casser,
Je sais bien, sans le deviner, 4655
L'être divin continuer.
Voilà le but que doit poursuivre
Tout homme à qui femme se livre:
Il faut que par succession
S'opère génération;
Chacun, car tout est corrompable,
Doit se garder en son semblable;
Car puisque meurent les parents,
Nature veut que les enfants
S'aiment et l'oeuvre continuent[10b],
L'un par l'autre se perpétuent.
Aussi Nature y mit plaisir,
Pour que séduits par le désir
Les amants entre eux ne se fuissent
Et l'oeuvre d'Amour ne haïssent,
Car plus d'un la négligerait
Si le plaisir ne l'attirait.
Ainsi le décida Nature.
Sachez qu'en amour la droiture
Cherche plus noble intention
Que charnelle séduction;
N'y voir que telle jouissance,
C'est se rendre sans répugnance,
Comme un sot, comme un lâche, au roi
De tretous les vices! Crois-moi,
De tous nos maux c'est la racine,
Comme Tulle le détermine;
La vieillesse pour lui vaut mieux
Que la jeunesse et tous ses feux;
Car Jeunesse pousse homme et femme
En tous périls de corps et d'âme.
C'est chose trop dure à passer
Sans mourir ou membre casser,
Ou sans faire honte ou damage, 4675
Ou à soi, ou à son linage.
Par Jonesce s'en va li hons
En toutes dissolucions,
Et siut les males compaignies,
Et les désordenées vies,
Et muë son propos sovent,
Ou se rent en aucun covent[11],
Qu'il ne scet garder la franchise[12]
Que Nature avoit en li mise,
Et cuide prendre où ciel la gruë,
Quant il se met ilec en muë;
Et remaint tant qu'il soit profès;
Ou s'il resent trop grief li fès,
Si s'en repent et puis s'en ist,
Ou sa vie espoir i fenist,
Qu'il ne s'en ose revenir
Por Honte qui l'i fait tenir,
Et contre son cuer i demore;
Là vit à grant mesese et plore
La franchise qu'il a perduë,
Qui ne li puet estre renduë,
Se n'est que Diex grace li face,
Qui sa mesese li efface,
Et le tiengne en obédience
Par la vertu de pacience.
Jonesce met homme ès folies,
Ès boules et ès ribaudies,
Ès luxures et ès outrages,
Ès mutacions de corages,
Et fait commencier tex mellées
Qui puis sont envis desmellées:
En tex péris les met Jonesce,
Qui les cuers à Délit adresce.
Sans faire honte ou grand dommage 4689
A soi-même, à tout son lignage.
Par Jeunesse et ses passions,
En toutes dissolutions,
En méprisable compagnie
L'homme s'égare et male vie,
Et ses projets change souvent,
Ou se rend en quelque couvent[11b],
Ne sachant garder la franchise[12b]
Que Nature avait en lui mise,
Et se figure, une fois là,
Que la grue au ciel il prendra,
Et des voeux un beau jour se lie.
Ou bien, si sous le faix il plie,
Il s'en repent et veut sortir,
Ou s'il n'ose s'en revenir,
Si la honte l'y tient encore,
Malgré son coeur qui le déplore,
Il restera pour y mourir,
Ou vivant pleurer et gémir
Dessus sa franchise perdue
Qui ne lui peut être rendue,
En pitié si Dieu ne le prend
Et pour apaiser son tourment,
Ne le tient en obédience
Par la vertu de patience.
Jeunesse pousse jeunes gens
Aux danses, aux déportements,
A tous excès, à la luxure,
Lâchetés de toute nature,
Et tels combats livre en vos coeurs
Qu'à grand'peine ils restent vainqueurs.
Voilà les périls où Jeunesse
Met ceux qu'à Plaisir elle adresse.
Ainsinc Délit enlace et maine 4709
Les cors et la pensée humaine
Par Jonesce sa chamberiere,
Qui de mal faire est coustumiere,
Et des gens à délit atraire;
Jà ne querroit autre ovre faire.
Mais Viellesce les en rechasce[13],
Qui ce ne scet, si le resache,
Ou le demant as anciens
Que Jonesce ot en ses liens,
Qu'il lor remembre encore assés
Des grans péris qu'il ont passés,
Et des folies qu'il ont faites,
Dont les forces lor a sostraites,
Avec les foles volentés
Dont il seulent estre tentés.
Viellesce qui les accompaigne,
Qui moult lor est bonne compaigne,
Et les ramaine à droite voie,
Et jusqu'en la fin les convoie;
Mès mal emploie son servise,
Que nus ne l'aime ne ne prise,
Au mains jusqu'à ce tant en soi
Qu'il la vousist avoir o soi:
Car nus ne vuet viex devenir,
Ne jones sa vie fenir;
Si s'esbahissent et merveillent,
Quant en lor remembrance veillent,
Et des folies lor sovient,
Si cum sovenir lor convient,
Comment il firent tel besongne
Sans recevoir honte et vergongne;
Ou, se honte et damage i orent,
Comment encor eschaper porent
Sa servante Jeunesse aidant, 4723
Jeunesse à l'esprit malfaisant,
Ainsi Plaisir enlace et maine
Le corps et la pensée humaine;
Mal faire, au plaisir les pousser,
Jeunesse n'a d'autre penser.
Mais Vieillesse les en arrache,
Qui l'ignore, il faut qu'il le sache,
Ou le demande aux anciens,
Que tint Jeunesse en ses liens,
Si les sottises qu'ils ont faites
Dont elle a leurs forces soustraites
Avec les folles volontés
Dont ils soulatent être tentés,
Si les périls passés encore
Leur esprit tels se remémore.
C'est Vieillesse jusqu'à la fin
Qui les ramène au droit chemin,
Les conduit et les accompagne,
Pour eux bonne et sage compagne;
Mais personne ne veut la voir
A ses côtés trop tôt s'asseoir:
Loin de l'aimer, on la redoute,
Aussi sa peine elle perd toute;
Car nul ne veut vieux devenir
Ni jeune voir ses jours finir.
Les vieux se plaisent, s'émerveillent
Quand leurs souvenirs se réveillent,
A repasser souventes fois
Leurs folles amours d'autrefois,
Comme ils firent telle besogne
Sans subir honte ni vergogne,
Ou s'il leur arriva malheur,
Comment ils eurent encor l'heur
De tel peril sans pis avoir, 4743
Ou d'ame, ou de cors, ou d'avoir.
Et scés-tu où Jonesce maint,
Que tant prisent maintes et maint?
Délit la tient en sa maison
Tant comme ele est en sa saison,
Et vuet que Jonesce le serve
Por néant, fust néis sa serve;
Et el si fait si volentiers,
Qu'el le trace par tous sentiers,
Et son corps à bandon li livre;
El ne vodroit pas sans li vivre.
Et Viellesce, scez où demore?
Dire le te vueil sans demore:
Car là te convient-il aler,
Se mort ne te fait desvaler
Où tens de jonesce en sa cave,
Qui moult est ténébreuse et have.
Travail et dolor là herbergent;
Mès il la lient et enfergent,
Et tant la batent et tormentent,
Que mort prochaine li présentent,
Et talent de soi repentir,
Tant li font de fléaus sentir.
Adonc li vient en remembrance
En ceste tardive pesance,
Quant el se voit foible et chenuë,
Que malement l'a décéuë
Jonesce qui tout a gité
Son prétérit en vanité;
Et qu'ele a sa vie perduë,
Se du futur n'est secoruë,
Qui la soustiegne en pénitence
Des péchiez que fist en s'enfance,
D'échapper sans pire infortune 4757
Pour leur âme, corps et fortune.
Mais où Jeunesse gît, sais-tu,
Dont chacun prise la vertu?
Plaisir la tient en esclavage
Et veut que Jeunesse en servage
Pour rien le serve en sa maison
Tant comme elle est en sa saison,
A l'abandon qu'elle se livre
Jusque sans lui ne pouvoir vivre,
Ce qu'elle fait si volontiers
Qu'elle le suit par tous sentiers.
Maintenant je te vais sur l'heure
Apprendre où Vieillesse demeure;
Car là te faudra-t-il aller
Si mort ne te fait dévaler,
Au temps de jeunesse, en sa cave
Qui moult est ténébreuse et have.
Là Vieillesse cent maux divers
Attendent, la chargent de fers,
Et tant la battent, la tourmentent,
Que mort prochaine lui présentent
Et la poussent au repentir,
Tant lui font de fléaux sentir.
Alors lui vient en souvenance
En sa tardive doléance,
Lorsque son crâne est tout chenu,
Que Jeunesse a son coeur déçu,
Qu'en vains plaisirs et fol ouvrage
Elle a gaspillé son bel âge
Et perdu sa vie à toujours,
Si d'avenir le prompt secours
Ne rachète par pénitence
Tous les péchés de son enfance,
Et par bien faire en ceste poine, 4777
Au souverain bien la ramoine,
Dont Jonesce la dessevroit,
Qui des vanités l'abevroit;
Et le present si poi li dure,
Qu'il n'i a conte ne mesure:
Mès comment que la besoigne aille,
Qui d'Amor veut joïr sans faille,
Fruit i doit querre et cil et cele,
Quel qu'ele soit, dame ou pucele,
Jà soit ce que du déliter
Ne doient pas lor part quiter.
Mès ge sai bien qu'il en sunt maintes
Qui ne vuelent pas estre ençaintes,
Et s'el le sunt, il lor en poise:
Si n'en font-eles plet ne noise,
Se n'est aucune fole et nice
Où Honte n'a point de justice.
Briefment tuit à délit s'accordent
Cil qui à cele ovre s'amordent,
Se ne sunt gens qui riens ne vaillent,
Qui por deniers vilment se baillent,
Qu'el ne sunt pas des lois liées
Par lors ordes vies soilliées.
Mès jà certes n'iert fame bonne,
Qui por dons prendre s'abandonne:
Nus homs ne se devroit jà prendre
A fame qui sa char vuet vendre.
Pense-il que fame ait son cors chier,
Qui tout vif le soffre escorchier?
Bien est chétis et défoulés
Hons qui si vilment est boulés,
Qui cuide que tel fame l'aime,
Por ce que son ami le claime,
Et ne la ramène en la fin 4791
A la vertu, bien souverain,
Dont jadis la sevrait Jeunesse
L'abreuvant de vaine liesse;
Car alors elle voit et sent
Combien précaire est le présent.
L'amant donc, en toute occurrence,
Doit chercher pure jouissance
En amour; ne doit redouter
Femme ni fille d'enfanter,
Et le plaisir ne leur doit faire
Quitter leur mission sur terre.
Je sais bien que le plus souvent
Femme ne veut faire d'enfant
Et se désole d'être enceinte;
Nulle n'en fait noise ni plainte
Pourtant, à moins d'être sans coeur
Et sans vergogne et sans pudeur.
Bref, chacun en l'oeuvre charnelle
Ne voit qu'ivresse mutuelle,
Fors ces gens dignes de mépris
Qui leur amour mettent à prix,
Les lois violant de Nature,
Et n'en font plus qu'une oeuvre impure.
Car femme est vile assurément
Qui se livre pour de l'argent;
Nul homme ne se devrait prendre
A femme qui veut sa chair vendre.
Croit-il que femme ait son corps cher
Qui tout vif le souffre écorcher?
Est-il si naïf et si bête,
Parce que femme lui fait fête
Et l'a son tendre ami nommé,
De croire qu'il en soit aimé?
Et qu'el li rit et li fait feste. 4811
Certainement nule tel beste
Ne doit estre amie clamée,
Ne n'est pas digne d'estre amée.
L'en ne doit riens priser moillier
Qui homme bée à despoillier.
Ge ne di pas que bien n'en port
Et par solas et par déport,
Ung joelet, se ses amis
Le li a donné ou tramis;
Mès qu'ele pas ne le demant,
Qu'el le prendroit trop laidement:
Et des siens ausinc li redoigne,
Se faire le puet sans vergoigne;
Ainsinc lor cuers ensemble joignent,
Bien s'entrament, bien s'entredoignent.
Ne cuidiés pas que ges dessemble
Ge voil bien qu'il voisent ensemble,
Et facent quanqu'il doivent faire,
Comme cortois et debonnaire;
Mès de la fole Amor se gardent,
Dont li cuers esprennent et ardent,
Et soit l'Amor sans convoitise
Qui les faus cuers de prendre atise.
Bone amor doit de fin cuer nestre,
Dons n'en doivent pas estre mestre
Ne que font corporel solas:
Mais l'amor qui te tient où las,
Charnex delis te represente,
Si que tu n'as aillors t'entente:
Por ce veus-tu la Rose avoir,
Tu n'i songes nul autre avoir;
Mès tu n'en es pas à deus doie,
C'est ce qui la pel t'amegroie,
O fou qu'un sourire ensorcelé! 4825
Crois-moi, ce n'est pas brute telle
Qu'il faut pour amante chérir,
Une plus digne il faut choisir.
Laisse la femme méprisable
Qui veut dépouiller son semblable.
Cependant femme à la rigueur
Peut, s'il lui plaît, sans déshonneur,
Porter joyaux en sa parure,
Présents d'amoureuse nature;
Mais jamais ne doit demander,
Car ce serait se marchander.
Voire, sans qu'on le trouve étrange,
Elle peut donner en échange;
Constant et mutuel retour
Les dons entretiennent l'amour.
Les amants je ne désassemble;
Je veux bien qu'ils aillent ensemble
Et fassent leur devoir tous deux
En courtois et francs amoureux,
Mais se gardent de l'amour folle
Qui vous consume et vous affole,
Et de l'amour intéressé
Par qui maint coeur faux est poussé.
Bonne-Amour doit de fin coeur naître,
L'argent n'en doit pas être maître
Non plus la seule volupté.
Or cette amour qui t'a dompté
Plaisirs charnels te représente;
Tu n'as plus ailleurs nulle entente.
Aussi veux-tu la Rose avoir
Et ne veux autre chose voir.
Mais tu es loin du but encore,
C'est ce qui ta peau décolore
Et qui de toutes vertus t'oste. 4845
Moult recéus dolereus hoste,
Quant Amors onques hostelas[14];
Mauvès hoste en ton hostel as,
Por ce te lo que hors le boutes,
Qu'il te tost les pensées toutes
Qui te doivent à preu torner:
Ne l'i laisse plus séjorner.
Trop sunt à grant meschief livré
Cuers qui d'Amors sunt enivré;
En la fin encor le sauras
Quant ton tens perdu i auras,
Et dégastée ta jonesce
En ceste dolente léesce.
Se tu pués encore tant vivre
Que d'Amors te voies délivre,
Le tens qu'auras perdu plorras,
Mès recovrer ne le porras,
Encor se par tant en eschapes:
Car en l'Amor où tu t'entrapes,
Maint i perdent, bien dire l'os,
Sens, tens, chastel, cors, ame et los.
L'Amant.
Ainsinc Raison me préeschoit;
Mès Amors tout empéeschoit
Que riens à ovre n'en méisse,
Jà soit ce que bien entendisse
Mot à mot toute la matire,
Mès Amors si formant m'atire,
Que par tretous mes pensers chace
Cum cil qui par tout a sa chace,
Et tous jors tient mon cuer sous s'êle.
Hors de ma teste à une pele,
Et te ravit toute vertu. 4859
Quel fatal hôte as-tu reçu,
Quand Dieu d'Amours franchit ta porte[14b]?
Aussi, crois-moi quand je t'exhorte
De ton logis à le chasser,
Il te ravit tout bon penser,
Et c'est grand' honte et grand dommage.
Ne l'y laisse pas davantage;
Trop sont à grand méchief livrés
Coeurs qui d'Amour sont enivrés.
En cette dolente liesse
N'use pas toute ta jeunesse;
Quand perdu tout ton temps auras
Trop tard, hélas! tu le verras.
Si tu peux encore assez vivre
Pour que d'Amour Dieu te délivre,
Le temps perdu tu pleureras,
Mais recouvrer ne le pourras.
Heureux encor si ne trépasses,
Car en l'amour où tu t'enlaces
Maint y perdit l'âme et le coeur,
Ses biens, l'existence et l'honneur.
L'Amant.
Ainsi, longtemps Raison me prêche;
Mais Amour est là qui m'empêche
D'en tirer le moindre profit.
Pourtant tout ce qu'elle me dit
Attentif mot à mot j'écoute;
Mais Amour si bien me déroute,
Que tout il chasse mon penser,
Puisqu'il a droit partout chasser,
Et retient mon coeur sous son aile.
Hors ma tête avec une pelle,
Quant au sermon séant m'aguete, 4877
Par une des oreilles giete
Quanque Raison en l'autre boute,
Si qu'ele i pert sa poine toute,
Et m'emple de corrous et d'ire:
Lors li pris cum iriés à dire:
Dame, bien me volés traïr,
Dois-je donques les gens haïr?
Donc harré-ge toutes personnes,
Puis qu'amors ne sunt mie bonnes;
jamès n'amerai d'amors fines
Ains vivrai tous jors en haïnes:
Lors si serai mortel pechierres,
Voire par Diex pires que lierres.
A ce ne puis-ge pas faillir,
Par l'ung me convient-il saillir:
Ou amerai, ou ge herrai,
Mès espoir que ge comperrai
Plus la haïne au derrenier,
Tout ne vaille Amors ung denier.
Bon conseil m'avés or donné,
Qui tous jors m'avés sermonné
Que ge doie d'Amors recroire;
Or est fox qui ne vous vuet croire.
Si m'avés-vous ramentéuë
Une autre amor descongnéuë,
Que ge ne vous oi pas blasmer,
Dont gens se puéent entr'amer:
Se la me vouliés defenir,
Pour fol me porroie tenir
Se volentiers ne l'escoutoie,
Savoir au mains se ge porroie
Les natures d'Amors aprendre,
S'il vous i plaisoit à entendre.
Quand le sermon suis écoutant, 4891
Par une oreille il va jetant
Ce que Raison en l'autre boute,
Tant qu'elle perd sa peine toute
Et m'emplit d'ire et de courroux.
Lors irrité: Me voulez-vous,
Dame, lui dis-je, par malice
Trahir? Faut-il que je haïsse
Tout le monde, parce qu'Amour
Me fut cruel jusqu'à ce jour,
Jamais n'aime d'amour sereine
Et ne vive que pour la haine?
Je serais un mortel pécheur,
Oui, par Dieu! pire qu'un voleur!
Ainsi donc il faut que je sorte
Ou par l'une ou par l'autre porte:
Je dois haïr ou j'aimerai.
Mais, sachez-le, je n'essaierai
De la haine que la dernière,
Malgré qu'Amour ne vaille guère.
Un bon conseil m'avez donné
Pourtant, car m'avez sermonné
Que toujours d'Amour me méfie;
Or fol en vous qui ne se fie.
Mais ne m'avez-vous pas parlé
D'une autre amour, il m'a semblé,
Amour permise, pure et sainte
Et qu'on peut partager sans crainte?
Si vous voulez la définir.
Pour fol il me faudra tenir,
Si tout au long ne vous écoute.
Ainsi je connaîtrai sans doute,
S'il vous plaît mon esprit former,
Toutes les manières d'aimer.
Raison.
Certes, biaus amis, fox es-tu, 4911
Quant tu ne prises ung festu
Ce que por ton preu te sermon;
S'en voil encor faire ung sermon;
Car de tout mon pooir sui preste
D'acomplir ta bonne requeste;
Mais ne sai s'il te vaudra guieres.
Amors sunt de plusors manieres,
Sans cele qui si t'a mué,
Et de ton droit sens remué:
De male hore fus ses acointes,
Por Diex, gar que plus ne l'acointes.
Amitié est nommée l'une:
C'est bonne volenté commune
De gens entr'eus sans descordance,
Selon la Diex benivoillance,
Et soit entr'eus communité
De tous lors biens en charité;
Si que par nule entencion
Ne puisse avoir excepcion.
Ne soit l'ung d'aidier l'autre lent,
Cum hons fers, saiges et celent,
Et loiaus; car riens ne vaudroit
Le sens où loiauté faudroit.
Que l'ung quanqu'il ose penser
Puisse à son ami récenser,
Cum à soi seul séurement,
Sans soupeçon d'encusement.
Tiex mors avoir doivent et seulent
Qui parfetement amer veulent;
Ne puet estre homs si amiables,
S'il n'est si fers et si estables,
Raison.
Certe, ami, comme un fol travaille 4925
Celui qui ne prise une paille
Pour son bien ce que dit Raison.
Écoute encor cette leçon,
Car de tout mon pouvoir suis prête
De faire droit à ta requête;
Tâche d'en faire ton profit.
Amours sont, comme je t'ai dit,
Nombreuses en dehors de celle
Qui si bien troubla ta cervelle
Et fut cause de ton malheur.
Pour Dieu, délivres-en ton coeur!
Amitié je nommerai l'une:
C'est bonne volonté commune
De deux coeurs, douce aménité,
Reflet de la dive bonté,
Communauté constante et sûre
Des biens, quelque soit leur nature,
Sans que par nulle intention
N'y puisse avoir exception.
Chacun se doit prompte assistance,
Discrétion et confiance
Et loyauté. Rien ne vaudrait
Amour, si loyauté manquait.
Dans une douce confidence
Un ami doit tout ce qu'il pense
A son ami pouvoir conter,
Et sans trahison redouter.
Telle est de l'amour véritable
La loi certaine et immuable.
Le coeur d'un véritable ami
Est si constant et raffermi
Que por fortune ne se mueve, 4943
Si qu'en ung point tous jors se trueve
Ou riche, ou povre, ses amis
Qui tout en li son cuer a mis:
Et s'a povreté le voit tendre,
Il ne doit mie tant atendre
Que cil s'aide li requiere;
Car bonté faite par priere
Est trop malement chier venduë
A cuers qui sunt de grant valuë.
XXXV
Ci est le Souffreteux devantVoir image
Son vray Ami, en requerant
Qu'il luy vueille aider au besoing,
Son avoir lui mettant au poing.
Moult a vaillans homs grant vergoigne,
Quant il requiert que l'en li doingne;
Moult i pense, moult se soussie,
Moult a mesaise ainçois qu'il prie,
Tel honte a de dire son dit,
Et si redoute l'escondit.
Mès quant ung tel en a trové,
Qu'il a tant ainçois esprové,
Que bien est certain de s'amor,
Faire li vuet joie et clamor
De tous les cas que penser ose,
Sans honte avoir de nule chose:
Car comment en auroit-il honte,
Se l'autre est tex cum ge te conte?
Quant son segré dit li aura,
Jamès li tiers ne le saura;
Qu'il n'est fortune qui l'émeuve, 4957
Et que toujours même le treuve,
Ou riche ou pauvre, son ami
Qui tretout en lui son coeur mit.
A pauvreté s'il le voit tendre,
Il ne doit pas une heure attendre
Qu'il soit venu le supplier,
Car bonté qui se fait prier
Serait trop chèrement vendue
Aux coeurs qui sont de grand' value.
XXXV
Cy est le Souffreteux devant
Son ami vrai, le requérant
De soulager sa grand' misère,
Partageant sa fortune entière.
Bien dur est à l'homme vaillant
De demander en suppliant.
Moult il y pense et se soucie,
Moult a mésaise avant qu'il prie,
Tout honteux de dire son dit,
Toujours tremblant d'être éconduit.
Mais si l'amour qu'il a trouvée
Lui fut de longtemps éprouvée,
S'il est bien certain de ce coeur,
Il lui fait part, peine et douleur,
De tout ce que penser il ose,
Sans honte avoir de nulle chose.
Car de quoi serait-il honteux
Si l'autre est tel que je le veux?
Si son secret il lui confie,
Son âme ne sera trahie,
Ne de reproiches n'a-il garde, 4973
Car saiges homs sa langue garde:
Ce ne sauroit mie ung fox faire:
Nus fox ne scet sa langue taire.
Plus fera: il le secorra
De tretout quanques il porra,
Plus liés du faire, au dire voir,
Que ses amis du recevoir.
Et s'il ne li fait sa requeste,
N'en a-il pas mains de moleste
Que cil qui la li a requise,
Tant est d'amors grant la mestrise;
Et de son duel la moitié porte,
Et de quanqu'il puet le conforte,
Et de la joie a sa partie,
Se l'amor est à droit partie.
Par la loi de ceste amitié,
Dit Tulles dans un sien ditié,
Que bien devons faire requeste
A nos amis, s'ele est honneste[15];
Et lor requeste refaison,
S'ele contient droit et raison;
Ne doit mie estre autrement fete,
Fors en deus cas qu'il en excepte:
S'en les voloit à mort livrer,
Penser devons d'eus délivrer;
Se l'en assaut lor renomée,
Gardons que ne soit diffamée.
En ces deus cas les lois deffendre,
Sans droit et sans raison atendre:
Tant cum amor puet escuser,
Ce ne doit nus homs refuser.
Ceste amors que ge ci t'espos,
N'est pas contraire à mon propos;
Il ne craint nul reproche amer. 4987
Sa bouche un sage sait fermer,
C'est ce que fol ne saurait faire,
Car fol ne sait sa langue taire.
Bien plus, son ami l'aidera
Toujours autant qu'il le pourra,
Plus heureux de service rendre
Mille fois que l'autre de prendre.
Et s'il ne peut le soulager,
Autant le voit-on s'affliger
Que celui même qui demande,
Tant la vertu d'amour est grande!
S'ils s'aiment d'une égale ardeur,
Chacun a sa part de bonheur,
Sa moitié de peine supporte
Et l'un l'autre se réconforte.
Telle est la loi de l'amitié.
Ainsi Tulle l'a publié:
A ses amis faire requête
Chacun doit quand elle est honnête,
Comme à la leur se montrer bon
Si l'on y voit droit et raison[15b].
Entre amis aucune requête
Ne saurait être autrement faite,
Hormis en deux cas cependant
Qu'il en excepte absolument.
Attaque-t-on leur renommée?
Gardons qu'elle soit diffamée.
Les voudrait-on à mort livrer?
Nous les devons tôt délivrer.
En ces cas il les faut défendre
Sans droit ni sans raison attendre;
Car nul ne s'y peut refuser,
Amour ne saurait l'excuser.
Ceste voil-ge bien que tu sives, 5007
Et voil que l'autre amor eschives;
Ceste à toute vertu s'amort,
Mais l'autre met les gens à mort.
D'une autre amor te vuel retraire
Qui est à bonne amor contraire,
Et forment refait à blasmer;
C'est fainte volenté d'amer
En cuer malades du meshaing
De convoitise de gaaing.
Ceste amor est en tel balance,
Si-tost cum el pert l'esperance
Du proufit qu'ele vuet ataindre,
Faillir li convient et estaindre;
Car ne puet bien estre amoreus
Cuer qui n'aime les gens por eus;
Ains se faint et les vet flatant
Por le proufit qu'il en atent.
C'est l'amor qui vient de fortune,
Qui s'esclipse comme la lune
Que la terre obnuble et enumbre,
Quant la lune chiet en son umbre;
S'a tant de sa clarté perduë,
Cum du soleil pert la véuë;
Et quant ele a l'umbre passée,
Si revient toute enluminée
Des rais que li soleil li monstre,
Qui d'autre part reluist encontre.
Ceste amor est d'autel nature,
Car or est clere, or, est oscure;
Si-tost cum povreté l'afuble
De son hideus mantel onuble,
Cet amour qu'ici je t'expose 5021
A ma sentence rien n'oppose.
Tel est l'amour que tu suivras
Tandis que l'autre éviteras;
Car l'un à la vertu nous guide,
L'autre vers une mort rapide.
Voici maintenant à son tour,
Encontre ce parfait amour,
Un amour honteux et blâmable.
C'est la fausseté méprisable
Des coeurs dont l'unique tourment
Est d'amasser incessamment.
Cet amour est de telle essence,
Que sitôt qu'il perd l'espérance
Du profit qui le caressait,
Il s'évanouit tout à fait.
Seul le véritable ami n'aime
L'objet aimé que pour lui-même,
Jamais ne feint, ne va flattant
Pour le profit qu'il en attend.
C'est l'amour vil de la fortune
Qui s'éclipse comme la lune;
Quand celle-ci l'ombre franchit
De la terre, elle s'obscurcit,
Car sa clarté toute est perdue
Du soleil en perdant la vue;
Et lorsque l'ombre elle a passé,
Son front reparaît embrasé
Des rais que le soleil lui montre,
Qui d'autre part reluit encontre.
Cet amour, comme elle, est changeant,
Tantôt obscur, tantôt ardent.
Sitôt que Pauvreté l'habille
De sa hideuse souquenille,
Qu'el ne voit mès richesce luire, 5039
Oscurir la convient et fuire;
Et quant richesces li reluisent,
Toute clere la reconduisent;
Qu'el faut quant les richesces faillent,
Et saut sitost cum el resaillent.
De l'Amor que ge ci te nomme
Sunt amé tretuit li riche homme,
Especiaument li aver
Qui ne vuelent lor cuer laver
De la grant ardure et du vice
A la covoiteuse Avarice.
S'est plus cornars c'uns cers ramés
Riches homs qui cuide estre amés.
N'est-ce mie grant cosnardie?
Il est certain qu'il n'aime mie.
Et comment cuide-il que l'en l'aime,
S'il en ce por fol ne se claime?
En ce cas n'est-il mie sages
Ne qu'els est uns biaus cers ramages[16]:
Por Diex cil doit estre amiables
Qui desire amis véritables:
Qu'il n'aime pas, prover le puis,
Quant il a sa richesce; puis
Que ses amis povres esgarde,
Et devant eus la tient et garde,
Et tous jors garder la propose,
Tant que la bouche li soit close,
Et que male mort l'acravant;
Car il se lesseroit avant
Le cors par membres departir,
Qu'il la soffrit de soi partir;
Si que point ne lor en départ.
Donc n'a ci point Amors de part,
Dès que Richesse plus ne luit, 5055
Soudain il s'éclipse et s'enfuit;
Mais dès que richesses reluisent
Tout radieux le reconduisent;
Avec elles il disparaît,
Comme avec elles il renaît.
De cet amour que je te nomme,
Quand il est riche, est aimé l'homme,
Et l'avare en particulier
Qui ne veut se purifier
De cet âpre et malheureux vice,
De l'insatiable avarice.
Cornard est plus qu'un cerf ramé
L'avare qui se croit aimé.
N'est-ce pas la sottise même?
Lui qui certes personne n'aime,
Comment peut-il se croire aimé,
A moins d'être un fol consommé?
Le cerf à la vaste ramure[16b]
Est plus sage de sa nature.
Pour Dieu, doit les autres chérir
Qui veut amis vrais acquérir:
Or l'avare, j'en ai la preuve,
N'aime pas. Non, puisque s'il treuve
Ses amis pauvres, malheureux,
Son or il garde devant eux,
Toujours le garder se propose,
Tant que la bouche lui soit close,
Et l'ait fauché la male mort.
Car mieux aimerait-il encor
Se voir dépecer pièce à pièce
Que de voir partir sa richesse,
Si bien que rien il n'en départ.
Amour n'y a la moindre part;
Car comment seroit amitié 5073
En cuer qui n'a point de pitié?
Certains en rest quant il ce fait,
Car chascun scet son propre fait.
Certes moult doit estre blasmé
Homs qui n'aime, ne n'est amé.
Et puis qu'à Fortune venons,
Et de s'amor sermon tenons,
Dire t'en voil fiere merveille,
N'onc, ce croi, n'oïs sa pareille.
Ne sai se tu le porras croire,
Toutevoies est chose voire;
Et si la trueve-l'en escripte,
Que miex vaut assés et profite
Fortune perverse et contraire,
Que la mole et la debonnaire;
Et se ce te semble doutable,
C'est bien par argument provable,
Que la debonnaire et la mole
Lor ment, et les boule et afole,
Et les aleite comme mere
Qui ne semble pas estre amere.
Semblant lor fait d'estre loiaus,
Quant lor départ de ses joiaus,
Comme d'onors et de richesces,
De dignetés et de hautesces,
Et lor promet estableté
En estat de muableté,
Et tous les pest de gloire vaine
En la benéurté mundaine.
Quant sus sa roë les fait estre,
Lors cuident estre si grant mestre,
Et lor estat si fers véoir,
Qu'ils n'en puissent jamès chéoir;
Car quel amour serait durable 5089
Dedans un coeur impitoyable?
Notez qu'il sait bien ce qu'il fait,
Tout le monde connaît son fait.
Moult doit être blâmé qui n'aime
Ni partant n'est aimé lui-même!
Et puisqu'à Fortune venons
Et de son amour discourons,
Je t'en dirai fière merveille
Dont jamais n'ouïs la pareille.
Me croiras-tu? Je ne le sai;
Pourtant rien ne dis que de vrai,
Et j'ai vu cette chose écrite:
Que la Fortune mieux profite
Lorsque perverse vous poursuit
Que lorsque douce vous sourit.
Et si ce te semble doutable,
C'est bien par arguments prouvable,
Que fortune qui vous sourit
Vous ment, vous grève et vous séduit,
Et vous allaite comme mère
Qui ne semble pas être amère,
D'être loyale fait semblant,
De ses faveurs vous va comblant,
Comme d'honneurs et de richesses,
De dignités et de hautesses,
Et vous promet stabilité
Où n'est rien que fragilité,
Et tous vous paît de gloire vaine
En la félicité mondaine.
Pour votre état vous faire voir
Si ferme qu'on n'en puisse choir,
Dessus sa roue elle vous lance
Éblouis de tant de puissance;
Et quant en tel point les a mis. 5107
Croire lor fait qu'il ont d'amis
Tant qu'il ne les sevent nombrer,
N'il ne s'en puéent descombrer,
Qu'il n'aillent entor eus et viengnent,
Et que por seignors ne les tiengnent,
Et lor prometent lor servises
Jusqu'au despendre lor chemises:
Voire jusques au sanc espendre
Por eus garentir et défendre,
Prez d'obéir et d'eus ensivre
A tous les jors qu'il ont à vivre:
Et cil qui tiez paroles oient
S'en glorefient, et les croient
Ausinc cum ce fust Évangile;
Et tout est flaterie et guile,
Si cum cil après le sauroient,
Se tous lor biens perdus avoient,
Qu'il n'eussent où recovrer,
Lors verroient amis ovrer:
Car de cent amis aparens,
Soient compaignons, ou parens,
S'uns lor en pooit demorer,
Diex en devroient aorer.
Ceste fortune que j'ai dite,
Quant avec les hommes habite,
Ele troble lor congnoissance,
Et les norrist en ignorance.
Mès la contraire et la perverse,
Quant de lor grant estat les verse,
Et les tumbe autor de sa roë,
Du sommet envers en la boë,
Et leur assiet, comme marastre,
Au cuer un dolereux emplastre
Et quand en tel point vous a mis, 5123
Elle vous donne tant d'amis
Qu'on n'en pourrait savoir le nombre;
S'attachant à vous comme une ombre,
On ne peut s'en débarrasser:
Tout autour de vous sans cesser
Ils sont là qui vont et qui viennent,
Pour leur maître et seigneur vous tiennent,
De leurs promesses vous comblant
Et jusqu'à leur chemise offrant.
Ils voudraient tout leur sang répandre
Pour vous protéger et défendre,
Prêts à partager votre sort,
A vous suivre jusqu'à la mort.
Ceux à qui ces discours s'envoient,
S'enorgueillissent et les croient
Comme mots d'Évangile. Hélas!
Ce sont caresses de Judas,
Comme ils le sauraient par la suite
Si leur richesse était détruite
Sans aucun espoir de retour.
On connaît ses amis ce jour!
Car d'amis toute cette foule,
Compagnons et parents, s'écoule,
Et si peut un seul demeurer
Combien Dieu doit-on adorer!
Cette fortune que j'ai dite,
Quand avec les hommes habite,
Elle égare tout leur esprit
Et d'ignorance les nourrit.
Par contre la fortune adverse,
Quand de leur grand état les verse
Dedans la boue en un seul jour,
Du fatal cercle en un seul tour,
Destrempé, non pas de vin aigre, 5141
Mais de povreté lasse et maigre:
Ceste monstre qu'ele est veroie
Et que nus fier ne se doie
En la benéurte fortune,
Qu'il n'i a séurté nesune.
Ceste fait congnoistre et savoir,
Dès qu'il ont perdu lor avoir,
De quel amor cil les amoient
Qui lor amis devant estoient:
Car ceus que benéurté donne,
Maléurté si les estonne,
Qu'il deviennent tuit anemi,
N'il n'en remaint ung, ne demi;
Ains les fuient et les renoient
Si tost comme povres les voient.
N'encor pas à tant ne s'en tiennent,
Mais par tous les leus où il viennent,
Blasmant les vont et diffamant,
Et fox maléureus clamant:
Neiz cil à qui plus de bien firent,
Quant en lor grant estat se virent,
Vont tesmoignant à vois jolie
Qu'il lor pert bien de lor folie,
N'en truevent nus qui les secorent;
Mais li vrai ami lor demorent,
Qui les cuers ont de tex noblesces,
Qu'il n'aiment pas por les richesces,
Ne por nul preu qu'il en atendent;
Cil les secorent et deffendent:
Car Fortune en eus rien n'a mis:
Tous jors aime qui est amis[17].
Qui sus amis treroit s'espée,
N'auroit-il pas l'amor copée?
Et leur pose comme marâtre 5157
Au coeur un douloureux emplâtre,
Non de vin aigre détrempé,
Mais d'âpre et maigre pauvreté.
Elle leur montre, alors sincère,
Que nul ne doit sur cette terre
Compter sur la prospérité
En qui n'est de sécurité.
Quand un riche voit disparaître,
Ses biens, elle lui fait connaître
De quel amour aimaient jadis
Cette multitude d'amis;
Car ceux que prospérité donne,
L'adversité tant les étonne,
Que chacun devient ennemi,
Un seul ne reste, ni demi;
Chacun s'enfuit et le renie
Dès que le malheur l'humilie.
Et s'ils s'en tenaient à cela?
Mais en tous lieux, de ci, de là,
Ils vont semant la calomnie
Blâmant son insigne folie;
Et de sa libéralité
Ceux qui le plus ont profité
Vont témoignant à voix jolie
Que bien paraît lors sa folie,
La main personne ne lui tend.
Seuls les vrais amis cependant
Restent, coeurs de telle noblesse,
Qu'ils n'aiment pas pour la richesse,
Ni pour profit en acquérir.
Ceux-là viennent le secourir,
Toujours leur coeur reste le même,
Car un ami vrai toujours aime[17b].
Fors en deus cas que ge voil dire, 5175
L'en le pert par orguel, par ire,
Par reproiche, par reveler
Les segrés qui font à celer;
Et par la plaie dolereuse
De détraccion venimeuse.
Amis en ces cas s'enfuiroit,
Nul autre chose n'i nuiroit;
Mès tiex amis moult bien se pruevent,
S'il entre mil ung seul en truevent:
Et por ce que nule richesce
A valor d'ami ne s'adresce,
N'el ne porroit si haut ataindre,
Que valor d'ami ne fust graindre,
Qu'adès vaut miex amis en voie,
Que ne font deniers en corroie[18];
Et Fortune la meschéans,
Quant sus les hommes est chéans,
Si lor fait par son meschéoir
Tretout si clerement véoir,
Que lor fait lor amis trover,
Et par experiment prover
Qu'il valent miex que nul avoir
Qu'il poïssent où monde avoir;
Dont lor profite aversités
Plus que ne fait prospérités;
Que par ceste ont-il ignorance
Et par aversité science.
Et li povres qui par tel prueve
Les fins amis des faus esprueve,
Contre un ami le fer tirer 5191
N'est-ce pas l'amour déchirer?
Fors en deux cas que je vais dire:
On le peut par l'orgueil détruire,
Par la colère, ou révéler
Les secrets qu'on devrait celer,
Puis par blessure douloureuse
De détraction venimeuse.
En ces cas l'ami s'enfuirait,
Nulle autre chose n'y nuirait.
Mais l'ami vrai trop bien se prouve
Si dans un mille un seul on trouve.
Qu'il monte aussi haut qu'il voudra,
Nul un ami vrai n'atteindra;
Car il n'est ci-bas de richesse
Qui d'ami vaille la tendresse.
Il est un proverbe bien vieux
Qui dit: Un ami sûr vaut mieux
Sur le chemin pour compagnie
Qu'une ceinture bien garnie[18b].
Si la Fortune aux jours mauvais
Vient le riche éprouver jamais,
Par le malheur elle l'éclaire
Et lui montre de façon claire
Comment les vrais amis trouver,
Et lui vient en ce jour prouver
Combien auprès d'eux était vaine
Toute la richesse mondaine.
Donc lui profite adversité
Plus que ne fait prospérité;
L'une le laisse en ignorance,
L'autre lui donne la science.
Et lorsque pauvre il peut ainsi
Trier le vrai du faux ami,
Et les congnoist et les devise, 5205
Quant il iert riches à devise,
Que tuit à tous jors li offroient
Cuers et cors et quanqu'il avoient,
Que vosist-il acheter lores
Qu'il en séust ce qu'il set ores?
Mains éust esté décéus,
S'il s'en fust lors apparcéus;
Dont li fait greignor avantage,
Puis que d'ung fol a fait ung sage
La meschéance qu'il reçoit,
Que richesce qui le déçoit.
Si ne fait pas richesce riche
Celi qui en tresor la fiche:
Car sofisance solement
Fait homme vivre richement:
Car tex n'a pas vaillant deus miches,
Qui est plus aése et plus riches
Que tex à cent muis de froment.
Si te puis bien dire comment,
Qu'il en est, espoir, marchéans,
Si est ses cuers si meschéans,
Qu'il s'en est souciés assés,
Ains que cis tas fust amassés;
Ne ne cesse de soucier
D'acroistre et de monteplier,
Ne jamès assés n'en aura,
Jà tant acquerre ne sçaura.
Mès li autre qui ne se fie,
Ne mès qu'il ait au jor la vie,
Et li soffit ce qu'il gaaingne,
Quant il se vit de sa gaaingne,
Ne ne cuide que riens li faille,
Tout n'ait-il vaillant une maille,
Alors il connaît la bassesse 5225
Des courtisans de sa richesse
Qui tretous à l'envi s'offraient
Corps et âme et ce qu'ils avaient.
Qu'eût-il payé, que vous en pense,
Cette cruelle expérience?
Il eût été bien moins déçu
S'il s'en fût alors aperçu;
Donc lui fait plus grand avantage
Puisque d'un fol a fait un sage,
Ce coup, si terrible qu'il soit,
Que Richesse qui le déçoit.
Or Richesse n'enrichit guère
En trésor celui qui l'enserre,
Car suffisance seulement
Fait l'homme vivre richement,
Et tels n'ont pas vaillant deux miches
Qui sont plus à l'aise et plus riches
Que tels à cent muids de froment.
Je vais te dépeindre comment,
Par exemple, les marchands vivent.
Combien d'ennuis, hélas! poursuivent
Leur coeur avide, intéressé,
Tant qu'ils n'ont cet or amassé:
Les soucis incessants, la rage
D'avoir, d'entasser davantage,
Car jamais assez ils n'auront,
Jamais assez n'entasseront.
Mais celui qui n'a d'autre envie
Qu'au jour le jour gagner sa vie,
De ce qu'il gagne se suffit,
Et qui de son travail seul vit
Sans songer qu'il est dans la gêne,
Est heureux, n'eût-il qu'une graine,
Mès bien voit qu'il gaaingnera 5239
Por mangier quant mestiers sera;
Et por recovrer chaucéure,
Et convenable vestéure;
Ou s'il avient qu'il soit malades,
Et truist toutes viandes fades,
Si se porpense-il toute voie,
Por soi getier de male voie,
Et por issir hors de dangier,
Qu'il n'aura mestier de mangier;
Ou que de petit de vitaille
Se passera, comment qu'il aille,
Ou iert à l'Ostel-Dieu portés,
Là sera moult réconfortés,
Ou espoir il ne pense point
Qu'il jà puist venir en ce point;
Ou s'il croit que ce li aviengne,
Pense-il ains que li maus li tiengne,
Que tout à tens espargnera
Por soi chevir quant là sera;
Ou se d'espargnier ne li chaut,
Ains viengnent li froit et li chaut,
Ou la fain qui morir le face,
Pense-il, espoir, et s'i solace,
Que quant plus tost definera,
Plus tost en paradis ira;
Qu'il croit que Diex le li présent,
Quant il lerra l'essil présent.
Pythagoras redit néis[19],
Se tu son livre onques véis
Que l'en apelle Vers dorés,
Por les diz du livre honorés:
Quant tu du cors départiras,
Tous frans où saint ciel t'en iras,
S'il est certain qu'il gagnera 5259
Pour manger quand besoin aura,
Et pour se procurer chaussure
Et vêtement contre froidure.
Si malade il est alité
De nourriture dégoûté,
Il réfléchit que le plus sage,
Pour franchir ce mauvais passage
Et pour sortir de tout danger,
Mon Dieu, c'est de ne point manger,
Ou prendre peu de nourriture,
Suivant de son mal la nature.
S'il est à l'Hôtel-Dieu porté,
Là sera moult reconforté.
Bien souvent, pas même il n'y pense
Et n'a pas tant de prévoyance,
Ou s'il y songe, il se dira
Qu'il a bien le temps d'ici là
D'épargner dessus son salaire
Pour au besoin sortir d'affaire,
Ou si d'épargner ne lui chaut,
Vienne le froid, vienne le chaud,
Si la faim doit finir sa vie,
Il voit la mort d'un oeil d'envie;
Car plus tôt il trépassera,
Plus tôt au paradis ira.
Dieu l'attend là-haut, il l'espère,
Son exil fini sur la terre.
C'est ce que Pythagore dit[19b].
Dans le livre qu'il écrivit,
Et que Vers Dorés on appelle
Pour sa parole sage et belle:
Lorsque ton corps tu quitteras,
Tout droit au saint ciel t'en iras,
Et lesseras humanité, 5273
Vivans en pure Déité.
Moult est chétis et fox naïs
Qui croit que ci soit son païs
N'est pas notre païs en terre;
Ce puet l'en bien des clers enquerre
Qui Boëce de Confort lisent,
Et les sentences qui là gisent,
Dont grans biens as gens laiz feroit
Qui bien le lor translateroit[20].
Ou s'il est tex qu'il sache vivre
De ce que sa rente li livre,
Ne ne desire autre chété,
Ains cuide estre sans povreté;
Car, si come dit nostre mestre,
Nus n'est chetis, s'il nel cuide estre,
Soit rois, chevaliers, ou ribaus.
Maint ribaus ont les cuers si baus,
Portans sas de charbon en grieve,
Que la poine riens ne lor grieve:
Qu'il en pacience travaillent,
Et balent, et tripent et saillent,
Et vont à saint Marcel as tripes[21],
Ne ne prisent tresor deus pipes[22];
Ains despendent en la taverne
Tout lor gaaing et lor espergne,
Puis revont porter les fardiaus
Par léesce, non pas par diaus,
Et loiaument lor pain gaaignent,
Quant embler ne tolir nel' daignent;
Puis revont au tonnel, et boivent,
Et vivent si cum vivre doivent.
Laissant la terrestre matière 5293
Vivre de céleste lumière.
Est archi-fol, à mon avis,
Qui croit ici-bas son pays;
N'est pas notre pays sur terre.
Qu'auprès d'un savant on s'enquière
Qui lut les Consolations
Du grand Boëce et les leçons
Qu'il sème en cette oeuvre profonde.
Grand service rendrait au monde
Le savant qui la traduirait,
Grands biens le peuple y puiserait[20b].
Heureux celui qui se contente
De ce que lui fournit sa rente
Et n'a d'autre cupidité
Qu'être à l'abri de pauvreté.
Car, ainsi que dit notre maître,
Nul n'est chétif s'il ne croit l'être,
Qu'il soit roi, chevalier ou gueux.
Maints gueux ont le coeur si joyeux,
Portant sac de charbon en Grève,
Que sa peine aucun d'eux ne grève.
Ils travaillent patiemment,
Toujours sautant, toujours balant,
Ne prisent un trésor deux pipes[22b];
Ils vont à Saint-Marcel aux tripes[21b],
A la taverne dépensant
Leur salaire et tout leur argent,
Et puis retournent à l'ouvrage
Non par deuil, mais avec courage,
Loyalement gagnent leur pain
Sans voler celui du prochain,
Au tonneau reviennent et boivent
Et vivent comme vivre doivent.
Tuit cil sunt riche en habondance, 5305
S'il cuident avoir soffisance,
Plus, ce set Diex li droituriers,
Que s'il estoient usuriers:
Car usurier, bien le t'afiche,
Ne porroient pas estre riche,
Ains sunt tuit povre et soffreteus,
Tant sunt aver et convoiteus.
Et si rest voirs, cui qu'il desplése,
Nus marchéant ne vit aése:
Car son cuer a mis en tel guerre,
Qu'il art tous jors de plus acquerre;
Ne jà n'aura assés acquis,
Si crient perdre l'avoir acquis,
Et queurt après le remenant
Dont jà ne se verra tenant,
Car de riens désirier n'a tel
Comme d'acquerre autrui chatel.
Emprise a merveilleuse paine,
Il bée à boivre toute Saine[23],
Dont jà tant boivre ne porra,
Que tous jors plus en demorra.
C'est la destrece, c'est l'ardure,
C'est l'angoisse qui tous jors dure;
C'est la dolor, c'est la bataille
Qui li destrenche la coraille,
Et le destraint en tel défaut,
Cum plus acquiert, et plus li faut.
Advocas et phisicien[24]
Sunt tuit lié de cest lien;
Cil por deniers science vendent,
Tretuit à ceste hart se pendent:
Tant ont le gaaing dous et sade,
Que cil vodroit por ung malade
Ils sont plus riches, Dieu le sait, 5327
Que l'usurier sombre, inquiet;
Car seul est riche en abondance
Qui croit avoir sa suffisance.
L'usurier n'a jamais été
Riche, c'est une vérité,
Mais pauvre, de piteuse mine,
Tant il rêve gain et rapine.
Il est un fait vrai, rigoureux,
Qu'il n'est point de marchand heureux.
La soif d'acquérir sans mesure
Son coeur incessamment torture;
Puis qu'assez jamais il n'aura,
S'il craint de perdre ce qu'il a,
Et tout le reste encore envie
Qu'il n'aura jamais en sa vie;
Car au coeur il n'a qu'un désir:
Les biens des autres acquérir.
Etrange et merveilleuse peine!
Il veut boire toute la Seine[23b];
Mais qu'il boive autant qu'il voudra
Toujours plus il en restera.
C'est la détresse, la torture,
C'est l'angoisse qui toujours dure,
C'est la bataille, la douleur
Qui toujours déchire son coeur;
La peur de manquer le dévore;
Plus il a, plus il veut encore.
L'avocat et le médecin[24b]
Sont liés du même lien;
Tous ceux qui la science vendent
A ce même gibet se pendent.
Le gain leur est si séduisant,
Que l'un voudrait, pour un mourant
Qu'il a, qu'il en éust quarente, 5339
Et cil por une cause trente;
Voire deus cens, voire deus mile,
Tant les art convoitise et guile.
Si sunt devins qui vont par terre,
Quant il préeschent por aquerre
Honors, ou graces, ou richeces,
Il ont les cuers en tex destreces,
Cil ne vivent pas loiaument,
Mès sor tous espéciaument
Cil qui por vaine gloire tracent[25]:
La mort de lor ames porchacent.
Decéus est tex décevierres[26],
Car sachiés que tex préeschierres,
Combien qu'il as autres profit,
A soi ne fait-il nul profit:
Car bonne prédicacion
Vient bien de male entencion
Qui n'a riens à celi valu,
Tant face-ele as autres salu;
Car cil i prennent bon exemple,
Et cis de vaine gloire s'emple.
Mès or laissons tex preschéors,
Et parlons des entasséors.
Certes Diex n'aiment, ne ne doutent,
Quant tex deniers en trésor boutent,
Et plus qu'il n'est mestier les gardent:
Quant les povres dehors regardent
De froit trembler, de fain périr,
Diex le lor saura bien merir.
Trois grans meschéances aviennent
A ceus qui tiex vies maintiennent:
Par grant travail quierent richeces,
Paor les tient en grans destreces,
Qui l'appelle, en avoir quarante, 5361
Et l'autre pour un procès trente,
Voire cent, voire mille encor,
Tant les brûle la soif de l'or.
Prédicateurs qui par la terre
Vont prêchant pour profits se faire,
Gagner grâces, richesse, honneurs,
Sont en proie aux mêmes fureurs.
Ceux-là mènent mauvaise vie,
Ceux surtout, ne l'oubliez mie,
Qu'une vaine gloire séduit[25b].
Ils se trompent eux-mêmes, oui,[26b]
Et cherchent la mort de leur âme;
Car tels prêcheurs, je le proclame,
N'en sauraient tirer nul profit
Quant serait bon ce qu'ils ont dit;
Car prédication louable
Venant d'intention coupable,
Quand même elle profiterait
Aux autres, rien ne leur vaudrait.
Ceux-ci bonnement viennent croire,
Ceux-là s'enflent de vaine gloire.
Mais laissons là tous ces prêcheurs
Et revenons aux entasseurs.
Dieu ne craignent ni ne révèrent
Tous ceux qui leurs deniers enserrent;
Il saura ces monstres punir
Qui les pauvres de faim périr,
De froid trembler, l'oeil sec regardent
Et d'or plus qu'ils n'ont besoin gardent.
Ces insatiables gourmands
Subissent trois affreux tourments:
Par grand' peine ils cherchent richesse,
La peur les tient en grand' détresse
Tandis cum du garder ne cessent: 5373
En la fin à dolor les lessent.
En tel torment muerent et vivent
Cil qui les grans richeces sivent;
Ne ce n'est fors par le defaut
D'amors, qui par le monde faut;
Car cil qui richeces amassent,
S'en les amast, et il amassent,
Et bonne amor par tout regnast,
Que mauvestié ne la fregnast,
Mès plus donnast qui plus éust,
A ceus que soufreteus séust,
Ou prestast, non pas à usure,
Mès par charité nete et pure,
Por quoi cil à bien entendissent,
Et d'Oiseuse se deffendissent,
Où monde nul povre n'éust,
Ne nul avoir n'en i déust.
Mès tant est li mondes endables,
Qu'il ont faites amors vendables.
Nus n'aime fors por son preu faire,
Por dons ou por servise traire;
Néis fames se vuelent vendre:
Mal chief puist tele vente prendre!
Ainsinc Barat a tout honni,
Par qui li biens jadis onni
Furent as gens aproprié;
Tant sunt d'avarice lié,
Qu'il ont lor naturel franchise
A vil servitude soumise;
Qu'il sunt tuit serf à lor deniers
Qu'il tiennent clos en lor greniers:
Tiennent! certes ains sunt tenu,
Quant à tel meschief sunt venu;
Pour garder tant de biens volés, 5395
Enfin ils meurent désolés.
En tels tourments meurent et vivent
Ceux qui grand' richesses poursuivent,
Et ce parce qu'on n'aime pas,
Car l'amour est mort ici-bas.
Si ceux qui richesses entassent
Étaient aimés et qu'ils aimassent,
Si bon amour partout régnait,
Si le vice ne l'opprimait,
Si plus donnait qui plus possède
A ceux qui réclament son aide,
Si chacun le bien entendait
Et d'Oyseuse se défendait,
Si tous, sans pratiquer l'usure,
Se prêtaient par charité pure,
Nul pauvre au monde on ne verrait,
Car voir nul pauvre on ne devrait.
Mais tant nous corrompt convoitise
Qu'amour est une marchandise;
On n'aime que pour son profit,
Services, dons sont à crédit,
Jusqu'à la femme on voit se vendre,
Mauvaise fin puisse les prendre!
Ainsi c'est la cupidité
Qui sur la terre a tout gâté.
Le sol, sa richesse féconde,
Les biens étaient à tout le monde.
Aucuns les ont accaparés.
Tant sont d'avarice égarés,
Qu'ils ont leur native franchise
A servage honteux soumise,
Et sont esclaves des deniers
Qu'ils tiennent clos en leurs greniers.
De lor avoir ont fait lor mestre 5407
Li chétis boterel terrestre.
L'avoir n'est preus fors por despendre:
Ce ne sevent-il pas entendre,
Ains vuelent tuit à ce respondre
Qu'avoir n'est preus fors por repondre.
N'est pas voirs, mès bien le reponent,
Jà nel' despendent ne ne donnent;
Quanque soit iert-il despendus,
S'en les avoit tretous pendus:
Car en la fin quant mort seront,
A cui que soit le lesseront,
Qui liement le despendra,
Ne jà nul preu ne lor rendra;
N'il ne sunt pas séurs encores
S'il le garderont jusqu'à lores.
Car tex i porroit metre main,
Qui tout emporteroit demain.
As richeces font grant ledure,
Quant il lor tolent lor nature.
Lor nature est que doivent corre
Por la gent aidier et secorre,
Sans estre si fort enserrées;
A ce les a Diex aprestées:
Or les ont en prison repostes.
Mès les richeces de tex hostes,
Qui miex, selonc lor destinées,
Déussent estre trainées,
S'en vengent honorablement;
Car après eus honteusement
Les traïnent, sachent et hercent,
De trois glaives le cuer lor percent.
Qu'ils tiennent! Non, mais au contraire 5429
En sont tenus à grand' misère,
Hélas! esclaves malheureux
De leurs biens, les crapauds hideux!
L'argent n'est bon que pour répandre;
C'est ce qu'ils ne savent comprendre,
Mais toujours cherchent à prouver
Qu'il n'est bon que pour conserver.
En cette erreur ils l'emprisonnent,
Ne le dépensent ni le donnent;
Tant de biens seraient répandus,
Si tous on les avait pendus.
Car enfin il faut bien qu'ils quittent
Cet or et que d'autres héritent,
Qui gaîment le dépenseront
Et nul profit ne leur rendront.
Encor n'ont-ils pas l'assurance
De tant conserver leur finance;
Car tel y peut mettre la main
Qui tout emporterait demain.
Aux richesses font grande injure
Qui leur ravissent leur nature;
Car leur nature est de courir
Pour gens aider et secourir
Sans jamais être emprisonnées,
Pour ce Dieu nous les a données.
Or ils les cachent au-dedans;
Mais richesses de tels tyrans,
Qui mieux selon leurs destinées
Veulent être disséminées,
Savent se venger noblement;
Car après eux honteusement
S'acharnent, les brisent, les hersent
Et de trois glaives leur coeur percent:
Li premier est travail d'aquerre[27]; 5439
Li second qui le cuer lor serre,
C'est paor qu'en nes tole ou emble,
Quant il les ont mises ensemble,
Dont il s'esmaient sans cessier;
Li tiers est dolor du lessier,
Si cum ge t'ai dit ci-devant,
Malement se vont decevant.
Ainsinc Pecune se revanche,
Comme dame roïne et franche,
Des sers qui la tiennent enclose.
En pez se tient et se repose,
Et fait les meschéans veillier,
Et soucier et traveillier.
Sous piés si cort les tient et donte,
Qu'elle a l'onor, et cil la honte,
Et le torment et le damaige,
Qu'il languissent en son servaige.
Preu n'est-ce pas faire en tel garde,
Au mains à celi qui la garde;
Mès sans faille ele demorra
A cui que soit quant cis morra
Qui ne l'osoit mie assaillir,
Ne faire corre ne saillir.
Mais li vaillant homme l'assaillent,
Et la chevauchent et porsaillent,
Et tant as esperons la batent,
Qu'il s'en aésent et esbatent
Por le cuer qu'il ont large et ample.
A Dedalus prennent exemple,
Qui fist eles à Ycarus,
Quant par art, non mie par us,
Tindrent par mer voie commune:
Tout autel font cil à Pecune,
D'abord c'est travail d'acquérir[27b], 5463
Le second qui les vient férir,
C'est la crainte qu'on ne leur prenne
Cet or acquis à si grand' peine,
Dont ils sont navrés sans cesser;
Puis la douleur de le laisser.
Ainsi, comme ai dit tout à l'heure,
L'avare malement se leurre.
Pécune ainsi sait se venger
En reine, et sans les ménager,
Des serfs qui la tiennent enclose.
Elle en paix se tient et repose
Et fait tous ces méchants veiller,
Se soucier, se travailler,
Sous son pied les étreint et dompte;
Elle a l'honneur et eux la honte,
La peine et les chagrins cuisants,
Sous son servage languissants.
Nul profit elle ne veut faire
A qui si durement l'enserre;
Tant qu'un jour il la laissera
N'importe à qui lorsqu'il mourra,
Lui qui n'osait assaut lui faire
Ni la laisser courir sur terre.
Mais eux l'attaquent, les vaillants,
La poussent, lui pressent les flancs
Et tant des éperons la battent
Qu'ils en jouissent et s'ébattent,
Car ils ont le coeur large et grand.
Sur Dédale exemple prenant,
Qui fit par une adresse rare
Des ailes à son fils Icare
Pour ensemble passer la mer,
De même à Pécune au coeur fier
Il li font eles por voler,5473
Qu'ains se lerroient afoler
Qu'il n'en éussent los et pris:
Ne vuelent mie estre repris
De la grant ardor et du vice
A la convoiteuse Avarice;
Ains en font les grans cortoisies,
Dont lor proesces sunt prisies
Et célébrées par le monde,
Et lor vertu en sorhabonde,
Que Diex a por moult agréable
Por lor cuer large et charitable:
Car tant cum Avarice put
A Diex qui de ses biens reput
Le monde, quant il l'ot forgié
(Ce ne t'a nus apris fors gié),
Tant li est Largesce plesant,
La cortoise, la bienfesant.
Diex het avers les vilains nastres,
Et les dampne comme idolastres:
Les chetis sers maléurés,
Paoreus, et desmesurés,
Qui cuident, et por voir le dient,
Qu'il as richeces ne se lient,
Fors que por estre en séurté,
Et por vivre en benéurté.
Hé! douces richeces mortex,
Dites donc, estes-vous or tex
Que vous faciés benéurées
Gens qui si vous ont emmurées?
Car quant plus vous assembleront,
Et plus de paor trembleront.
Et comment est en bon éur
Hons qui n'est en estat séur?
Ils font ailes, pour qu'elle vole, 5497
Et se tueraient, sur ma parole,
S'ils n'avaient d'elle los et prix.
Ils ne veulent être repris
De cet âpre et malheureux vice
De l'insatiable Avarice;
Mais grand' largesses font les grands
Pour leurs hauts faits rendre éclatants
Et célébrés de par le monde,
Et leur valeur en surabonde.
Car moult est à Dieu gracieux
Coeur charitable et généreux;
Autant put l'Avarice immonde
A Dieu, qui de ses biens le monde
Combla, quand il l'eut façonné,
Comme je te l'ai sermonné,
Autant est Largesse plaisante,
La courtoise et la bienfaisante.
Dieu hait les avares, ces chiens,
Et les damne comme païens,
Esclaves chétifs, misérables
Et lâches et insatiables,
Qui pensent et s'en vont criant
Que s'ils s'attachent à l'argent,
Ce n'est que précaution sage
Pour vivre heureux tretout leur âge.
Douces richesses, dites donc,
Vraiment, avez-vous coeur si bon
Que justement bonheur foisonne
A qui si bien vous emprisonne?
Non. Plus ils vous amasseront
Et plus de peur ils trembleront,
Car du bonheur n'est point l'asile
Le coeur qui n'est jamais tranquille;
Benéurté donc li saudroit, 5507
Puis que séurté li faudroit.
Mès aucuns qui ce m'orroit dire,
Por mon dit dampner ou despire,
Des Rois me porroit oposer,
Qui por lor noblece aloser,
Si cum li menus pueple cuide,
Fierement metent lor estuide
A faire entor eus armer gens,
Cinq cens, ou cinq mile sergens,
Et dit-l'en tout communément
Qu'il lor vient de grant hardement:
Mès Diex set bien tout le contraire,
C'est paor qui le lor fait faire,
Qui tous jors les tormente et grieve.
Miex porroit uns ribaus de grieve,
Séur et seul par tout aler,
Et devant les larrons baler,
Sans douter eus et lor affaire,
Que li Rois o sa robe vaire,
Portant néis o soi grant masse
Du trésor que si grant amasse
D'or et de précieuses pierres:
Sa part en prendroit chascuns lierres;
Quanqu'il porteroit li todroient,
Et tuer espoir le voudraient.
Si seroit-il, ce croi, tué,
Ains que d'ilec fust remué:
Car li larrons se douteraient,
Se vif eschaper le lessoient,
Qu'il nes féist où que soit prendre,
Et par sa force mener pendre:
Par sa force! mès par ses hommes,
Car sa force ne vaut deux pommes
Quant sûreté s'évanouit, 5531
Le bonheur aussitôt s'enfuit.
Mais aucuns entendant mon dire,
Pour le condamner et détruire,
Les Rois me pourraient lors citer
Qui pour leur noblesse exalter,
Comme le dit la multitude,
Fièrement mettent leur étude
A faire autour d'eux armer gens,
Cinq cents ou cinq mille sergens,
Et tout le menu peuple pense
Que ce leur vient de grand' vaillance.
Mais Dieu le contraire sait bien;
C'est la peur seule qui les tient
Et ne leur laisse nulle trève.
Car mieux pourrait un gueux de Grève
Tranquille et seul partout aller
Et devant les larrons baler
Sans crainte de mésaventure,
Que Rois à la riche vêture,
Quand ceux-ci porteraient tout l'or
Et les joyaux qu'en leur trésor
Pour eux tous les jours on entasse.
Chaque larron ferait main basse
Sur ce butin, dépouillerait
Le monarque et puis le tuerait;
Il le tuerait, certes, et vite
Sans le laisser prendre la fuite;
Car le larron redouterait
Que si le roi vif échappait
Il ne le fît n'importe où prendre,
Et par sa force mener pendre.
Sa force! Non; mais par ses gens,
Car sa force ne vaut deux glands
Contre la force d'ung ribaut 5541
Qui s'en iroit à cuer si baut:
Par ses hommes! par foi ge ment,
Ou ge ne dis pas proprement.
Vraiement siens ne sunt-il mie,
Tout ait-il sor eus seignorie;
Seignorie, non, mès servise,
Qu'il les doit tenir en franchise:
Ains est lor; car quant il vodront,
Lor aïdes au roi todront[28],
Et li rois tous seus demorra
Si tost cum li pueple vorra:
Car lor bontés ne lor proesces,
Lor cors, lor forces, lor sagesces
Ne sunt pas sien, ne riens n'i a,
Nature bien les li nia:
Ne Fortune ne puet pas faire,
Tant soit as hommes debonnaire,
Que nules des choses lor soient,
Comment que conquises les aient,
Dont Nature les fait estranges.
L'Amant.
Ha! Dame, por le roi des anges,
Aprenés-moi donc toutevoies
Quex choses puéent estre moies;
Et se du mien puis riens avoir:
Ce vorroie-ge bien savoir.
Raison.
Oïl, ce respondi Raison;
Mès n'entens pas champ ne maison,
Envers celle d'un gueux de Grève, 5565
Dont nul souci le coeur ne grève.
Ses gens! Non, ce serait mentir
Ou mon penser mal définir;
Car vraiment siens ne sont-ils mie,
Quoiqu'il ait sur eux seigneurie.
Que dis-je? Il est leur serviteur,
De leurs franchises défenseur,
Il est leur; car ils ont puissance
De lui refuser assistance[28b],
Et le roi tout seul restera
Sitôt que le peuple voudra;
Car leur valeur et leur prouesse,
Leur corps, leur force et leur sagesse
Ne sont pas siens, rien il n'en a,
Nature à lui ne les donna,
Et Fortune ne saurait faire,
Tant soit aux hommes débonnaire,
Qu'on possédât un seul fétu,
L'eût-on par la force obtenu,
Si nous le refusa Nature.
L'Amant.
Ha! dame, je vous en conjure,
Par le roi du ciel, dites-moi
Ce que l'on peut avoir à soi.
Pouvez-vous faire que j'apprenne
Chose qui soit toute la mienne?
Raison.
Oui, certes, répondit Raison.
Je n'entends ni champs, ni maison,
Ne robes, ne tex garnemens, 5569
Ne nus terriens tenemens,
Ne mueble de quelque maniere.
Trop as meillor chose et plus chiere,
Tous les biens que dedens toi sens,
Et que si bien es congnoissans,
Qui te demorent sans cessier,
Si que ne te puéent lessier
Por faire à autre autel servise;
Cil bien sunt tien à droite guise:
As autres biens qui sunt forain,
N'as-tu vaillant uns viés lorain.
Ne tu, ne nul homme qui vive,
N'i avés vaillant une cive:
Car sachiés que toutes vos choses
Sunt en vous-méismes encloses;
Tuit autre bien sunt de fortune,
Qui les esparpille et aüne,
Et tolt et donne à son voloir
Dont les fox fait rire et doloir;
Mès riens que Fortune feroit
Nus sages hons ne priseroit,
Ne nel' feroit lié ne dolent
Le tor de sa roë volent:
Car tuit si fait sunt trop doutable,
Por ce qu'il ne sunt pas estable:
Por ce n'est preus l'amor de li,
N'onc à prodomme n'abeli
N'il n'est drois qu'el li abelisse
Quant por si poi chiet en esclipse;
Et por ce voil que tu le saches,
Que por riens ton cuer n'i ataches,
Si n'en es-tu pas entechiés;
Mès ce seroit trop grans meschiés,
Robes ni parures mondaines, 5593
Ni possessions terriennes,
Ni meubles d'aucune valeur,
Mais quelque chose de meilleur.
C'est cette richesse suprême
Que tout homme sent en lui-même,
Qui vous demeure sans cesser
Et qui ne saurait vous laisser
Afin d'en enrichir un autre,
Car elle est absolument vôtre.
Tout autre bien extérieur
D'un vieux sanglon n'a la valeur;
Ni toi, ni nul homme qui vive,
Vaillant ne possède une cive,
Car tout ce qui vous appartient
Sache-le, dans vous-même tient.
Toute autre chose est à Fortune
Qui les éparpille une à une
Et les rassemble à son vouloir,
Dont les gens fait rire et douloir.
Mais tous ces biens, qu'elle divise
Et reprend, le sage méprise,
Et sa roue elle a beau virer,
Ne le fait rire ni pleurer;
Car tous ses dons sont redoutables,
Parce que tous ils sont instables,
Et son amour ignoble et bas
N'a pour le sage aucun appas;
Or c'est, à mon avis, justice,
Puisque si vite elle s'éclipse.
Aussi, prends en gré mon conseil,
Détache-toi d'amour pareil
Et fuis son infâme souillure.
Ce serait vileté trop dure
Se ça avant t'en entechoies, 5603
Et se tant vers les gens pechoies
Que por lor ami te clamasses,
Et lor avoir sans plus amasses,
Ou le preu qui d'aus te vendroit.
Nus prodoms à bien nel' tendroit.
Ceste amor que ge t'ai ci dite,
Fui-la comme vile et despite,
Et d'amer par amors recroi,
Et soies sages et me croi.
Mès d'autre chose te voi nice,
Quant m'as mis sus itel malice
Que ge haïne te commant;
Or di quant, en quel lieu, comment.
L'Amant.
Vous ne finastes hui de dire
Que ge doi mon seignor despire,
Por ne sai quel amor sauvage.
Qui cercheroit jusqu'en Cartage,
Et d'orient en occident,
Et bien vesquit tant que li dent
Li fussent chéoit par viellesce,
Et corust tous jors sans paresce
Tant cum porroit grant aléure,
Les pans laciés à la ceinture,
Faisant sa visitacion
Par midi, par septentrion,
Tant qu'il éust tretout véu,
N'auroit-il mie aconséu.
Ceste amor que ci dit m'avés
Bien en fu li mondes lavés
Dès lors que li Diex s'enfoïrent,
Quant li géant les assaillirent;
Si désormais tu t'en souillais, 5627
Et tant envers autrui péchais
Que leur ami te proclamasses
Et leur avoir seul recherchasses,
Ou le gain qui d'eux te viendrait;
Tout sage te mépriserait.
Cette amour que je t'ai ci-dite,
Fuis-la comme vile et maudite.
Cesse donc d'aimer par Amour,
Sois sage et crois-moi sans séjour.
Mais tu ignores bien des choses
Encor, puisqu'accuser tu m'oses
A la haine de te pousser.
Comment as-tu pu le penser?
L'Amant.
Vous n'avez cessé de me dire
Que je dois mon seigneur maudire
Pour ne sais quel sauvage amour.
Jusqu'à Carthage nuit et jour
Qui chercherait bien sans paresse,
Et jusqu'à ce que de vieillesse
Lui tombât sa dernière dent,
Et d'Orient en Occident
Courrait toujours à grande allure,
Les pans lacés à la ceinture,
Faisant sa visitation
Au sud comme au septentrion,
Tant qu'il eût vu toute la terre;
Encor ne trouverait-il guère
Cet amour que m'avez rêvé.
Bien en fut le monde lavé
Alors que tous les dieux s'enfuirent,
Quand les géants les assaillirent
Et Drois, et Chastéé, et Fois 5635
S'enfoïrent à cele fois.
Cele Amor fu si esperduë,
Qu'el s'en foï, si est perduë;
Justice qui plus pesans iere,
Si s'en foï la derreniere:
Si lessierent tretuit les terres,
Qu'ils ne porent soffrir les guerres;
As ciex firent lor habitacles,
N'onc puis, se ne fu par miracles,
N'oserent çà jus devaler:
Barat les en fit tous aler,
Qui tient en terre l'eritage
Par sa force et par son outrage.
Néis Tulles, qui mist grant cure
En cerchier secrés d'escripture,
Ne pot tant son engin débatre,
C'onc plus de trois pere ou de quatre
De tous les siecles trespassés,
Puis que cis mons fu compassés,
De si fines amors trovast.
Si croi que mains en esprovast
De ceus qui à son tens vivoient,
Qui si amis de bouche estoient:
N'encor n'ai-ge nul leu léu
Que l'en en ait nul tel véu.
Et sui-ge plus sages que Tulles?
Bien seroie fox et entulles,
Se tex amors voloie querre,
Puis qu'il n'en a mès nule en terre.
Tele amor donques où querroie,
Quant ça jus ne la troveroie?
Puis-ge voler avec les grues,
Voire saillir outre les nues,
Et que Chasteté, Droit et Fois 5659
S'enfuirent toutes à la fois;
Cette Amour s'enfuit éperdue
Et pour la terre fut perdue.
Justice qui plus lourde était
La dernière aussi s'envolait.
Tous abandonnèrent la terre,
Ne pouvant plus souffrir la guerre
Et prirent domicile aux cieux.
Depuis, sauf quelques jours heureux,
Nul n'osa plus ci-bas descendre.
La Fraude fut leurs places prendre
Qui les avait d'ici chassés
Et sous son joug nous a forcés.
Tulle même qui mit grand' cure,
A chercher secrets d'écriture,
Ne put, malgré tout son savoir,
Dans tous les siècles passés voir,
Depuis que Dieu créa le monde,
D'Amour si fine et si profonde
Plus de quatre exemples ou trois.
Il en eût moins trouvé, je crois,
Parmi les hommes de son âge
Si grands amis par le langage;
Encore n'ai-je pas bien lu
Qu'un seul nul ait de ses yeux vu.
Eh! suis-je plus sage que Tulle?
Serais-je assez sot et crédule
De vouloir chercher ici-bas
Un amour qui n'existe pas?
Puis-je voler avec les grues
Ou passer par delà les nues,
Comme le cygne qu'élevait
Socrate? Où donc habiterait
Cum fist li cine Socratès? 5669
N'en quier plus parler, jà m'en tès.
Ne sui pas de si fol espoir;
Li Diex cuideroient espoir
Que j'assaillisse paradis,
Cum firent les géans jadis:
S'en porroie estre foldriez,
Ne sai se vous le voldriez,
Si n'en doi-ge pas estre en doute.
Raison.
Biaus amis, dist-ele, or escoute:
Jà voler ne t'en covendra,
Mès voloir, et chascun vodra;
Par quoi sans plus croies mes euvres,
Jà ne covient qu'autrement euvres,
S'à ceste amor ne pués ataindre,
Car ausinc bien puet-il remaindre
Par ton defaut cum par l'autrui,
Je t'enseignerai bien autre hui:
Autre, non pas, mès ce méismes
Dont chascun puet estre à méismes,
Mès qu'il prengne l'entendement
D'amors ung poi plus largement;
Qu'il aint en généralité,
Et laist espécialité;
Ni face jà communion
De grant participacion.
Tu pués amer generaument
Tous ceus du monde loiaument;
Aime les tous autant cum un,
Au mains de l'amor du commun;
Fai tant que tex envers tous soies
Cum tous envers toi les vodroies;
Cet amour inconnu sur terre? 5693
Assez dit, car je veux m'en taire.
Je ne suis pas si fol vraiment,
Car les dieux croiraient sûrement
Que je veux tenter l'escalade
Des géants, et leur escapade,
Quand ils furent tous foudroyés.
Pour moi vous ne le voudriez,
Ceci ne me fait aucun doute.
Raison.
Bel ami, me dit-elle, écoute.
Voler point ne te conviendra,
Mais vouloir et chacun voudra.
Aussi, crois-moi sans plus attendre,
Et fais ce que tu vas entendre,
Si trop sublime est cet amour;
Au fait peut-il faillir un jour
Par toi ou par autrui peut-être.
Autre amour te ferai connaître;
Autre, non; le même plutôt,
Mais plus accessible et moins haut;
Mais pour cet amour bien comprendre,
Il faut plus largement l'étendre.
Or aime en généralité,
Laisse la spécialité
Et de ton coeur jamais ne donne
Grand' part à la même personne.
Tu peux aimer d'amour loyal
Toute personne en général,
Toutes aimer autant comme une,
Tout au moins d'amitié commune.
Sois envers toutes, c'est la loi,
Comme les voudrais envers toi;
Ne fai vers autre, ne porchace 5701
Fors ce que tu veus qu'en te face;
Et s'ainsinc voloies amer,
L'en te devroit quite clamer,
Et ceste ies-tu tenus ensivre,
Sans ceste ne doit nus hons vivre.
Et porce que ceste amor lessent
Cil qui de mal faire s'engressent,
Sunt en terre establi li juge
Por estre deffense et refuge
A cel cui li monde forfet,
Por faire amender le meffet,
Por ceus pugnir et chastoier
Qui por ceste amor renoier,
Murdrissent les gens et afolent,
Ou ravissent, emblent et tolent,
Ou nuisent par detraccion,
Ou par faulce accusacion,
Ou par quiexque malaventures,
Soient apertes, ou oscures,
Si convient que l'en les justise.
L'Amant.
Ha! Dame, por Diex de justise
Dont jadis fu si grant renons,
Tandis cum parole en tenons,
Et d'enseigner moi vous penés,
S'il vous plaist, un mot m'aprenés.
Raison.
Di quel.
L'Amant.
Volentiers. Ge demant
Que me faciés un jugement
Ne fais aux autres ni pourchasse 5725
Fors ce que tu veux qu'on te fasse,
Et si tel tu voulais aimer,
L'on te devrait quitte clamer.
Voici l'amour qu'il te faut suivre,
Hors lui nul homme ne doit vivre.
Et c'est parce que le méchant
Toujours va cet amour fuyant,
Qu'en terre on établit le juge,
Pour être et défense et refuge
Du faible à qui l'on a forfait,
Pour faire amender le méfait,
Pour blâmer, punir ceux qui volent
Leurs semblables et les violent,
Les frappent pour les dépouiller,
Qui pour cet amour renier,
Par toutes sortes d'impostures,
Soit apparentes, soit obscures,
Font le mal par détraction
Ou par fausse accusation.
Telles gens il faut qu'on punisse.
L'Amant.
Ha! Par Dieu, dame, de Justice,
Dont jadis fut si grand renom,
Puisqu'aussi bien en parle-t-on
Et que vous cherchez à m'instruire,
Ne pourriez-vous un mot me dire?
Raison.
Dis, quel mot?
L'Amant.
Dame, simplement
Daignez me faire un jugement
D'Amors et de Justise ensemble: 5729
Lequiex vaut miex si cum vous semble?
Raison.
De quel Amor dis-tu?
L'Amant.
De ceste
Où vous volés que ge me mete:
Car cele qui s'est en moi mise
Ne bé-ge pas à metre en juise.
Raison.
Certes, fox, bien en fais à croire,
Mès se tu quiers sentence voire,
La bonne amor miex vaut.
L'Amant.
Provés.
Raison.
Voulentiers voir. Quant vous trovés
Deux choses qui sont convenables,
Nécessaires et profitables,
Cele qui plus est nécessoire,
Vaut miex.
L'Amant.
Dame, c'est chose voire.
Raison.
Or te pren bien ci donques garde,
La nature d'andeus esgarde;
D'Amour et de Justice ensemble. 5753
Lequel vaut mieux, que vous en semble?
Raison.
Mais quel Amour dis-tu?
L'Amant.
Celui
Que me conseillez aujourd'hui;
Car l'amour qui remplit mon âme
Onc ne saurais-je souffrir, dame,
Que le missiez en jugement.
Raison.
Pauvre fol, tu voudrais vraiment
En faire accroire à tout le monde.
Puisque tu veux que je réponde:
Le bon Amour vaut mieux.
L'Amant.
Prouvez.
Raison.
Bien volontiers. Quand vous trouvez
Deux choses qui sont convenables,
Nécessaires et profitables,
La plus nécessaire vaut mieux.
L'Amant.
C'est, dame, fort judicieux.
Raison.
Or donc, à ceci prends bien garde,
La nature des deux regarde.
Ces deux choses où qu'els habitent, 5745
Sunt nécessaires et profitent.
L'Amant.
Voirs est.
Raison.
Dont di-ge d'eus itant,
Que miex vaut la plus profitant.
L'Amant.
Dame, bien m'i puis accorder.
Raison.
Nel' te voil donc plus recorder;
Mès plus tient grant nécessité
Amors qui vient de charité,
Que Justice ne fait d'assez.
L'Amant.
Prouvez, dame, ains qu'outre-passez.
Raison.
Volentiers. Bien te di sans feindre,
Que plus est nécessaire et greindre
Li bien qui par soi puet soffire;
Par quoi fait trop miex à eslire,
Que cil qui a mestier d'aïe:
Ce ne contrediras-tu mie.
L'Amant.
Porquoi nel' faites-vous entendre,
Savoir s'il i a que reprendre?
Elles sont bonnes toutes deux 5771
Et profitables en tous lieux.
L'Amant.
C'est vrai.
Raison.
Mais, c'est incontestable,
Meilleure est la plus profitable.
L'Amant.
Dame, soit, je le reconnais.
Raison.
Je n'y reviens plus désormais.
Amour a Charité pour mère,
Il est beaucoup plus nécessaire,
Que Justice et plus fait besoin.
L'Amant.
Prouvez avant d'aller plus loin.
Raison.
Volontiers, je soutiens mon dire.
Le bien qui par soi peut suffire
Est plus nécessaire et plus grand;
On fait mieux en le choisissant
Que celui qui a besoin d'aide,
Ce point encore me concède.
L'Amant.
Un exemple ouïr en voudrais,
Pour voir si vous l'accorderais.
Ung exemple oïr en vorroie, 5763
Savoir s'accorder m'i porroie.
Raison.
Par foi quant d'exemple me charges,
Et de pruéves, ce sont grans charges;
Toutevois exemple en auras,
Puisque par ce miex le sauras.
S'uns hons puet bien une nef traire
Sans avoir d'autre aïe afaire,
Que jà par toi bien ne trairoies,
Trait-il miex que tu ne feroies?
L'Amant.
Oïl, dame, au mains au chaable.
Raison.
Or pren ci donques ton semblable:
Et si soies bien entendans,
Se Justice dormoit gisans,
Si seroit Amors soffisant,
Que tu vas ci moult despisant,
A mener bele vie et bonne,
Sans justicier nule personne;
Mès sans Amors Justice, non,
Por ce Amors a meillor renon.
L'Amant.
Provés-moi ceste.
Raison.
Volentiers:
Or te taiz donc endementiers.
Veuillez vous faire mieux comprendre. 5789
Qui sait s'il n'est rien à reprendre?
Raison.
Or soit, exemples en auras,
Puisque mieux ainsi le sauras.
Mais ces preuves dont tu me charges,
Sais-tu que ce sont grandes charges?
L'homme qui pourrait un vaisseau,
Sans aide, seul tirer sur l'eau,
Chose que tu ne saurais faire,
Est-il plus fort que toi?
L'Amant.
Oui, chère,
A tirer le câble, s'entend.
Raison.
Eh bien, ce même exemple prend
Et tâche à saisir ma pensée.
Si Justice était trépassée,
Seul Amour serait suffisant,
L'Amour que tu vas dédaignant,
A mener belle vie et bonne
Sans condamner nulle personne;
Mais sans Amour Justice non.
Donc Amour a meilleur renom.
L'Amant.
Prouvez-le.
Raison.
C'est chose facile;
Mais laisse-moi parler tranquille.
Justice qui jadis regnoit,5785
Où tens que Saturne vivoit,
Cui Jupiter copa les coilles
Ausinc cum se fussent andoilles,
(Moult ot cil dur filz et amer)
Puis les geta dedens la mer,
Dont Venus la déesse issi,
Car li Livres le dit ainsi:
S'ele iert en terre revenuë,
Et fust autresinc bien tenuë
Au jor-d'ui cum elle estoit lores,
Si seroit-il mestier encores
As gens entr'eus qu'il s'entr'amassent,
Combien que Justice gardassent:
Car puis qu'Amors s'en vodroit fuire,
Justice en feroit trop destruire;
Mais se les gens bien s'entr'amoient,
Jamès ne s'entreforferoient,
Et puis que forfait s'en iroit,
Justice de quoi serviroit?
L'Amant.
Dame, ge ne sai pas de quoi.
Raison.
Bien t'en croi: car pésible et coi
Tretuit cil du monde vivroient,
Jamès roi ne prince n'auroient;
Ne seroit baillif, ne prevost,
Tant seroit li pueple dévost.
Jamès juge n'orroit clamor:
Dont di-ge que miex vaut Amor
Simplement que ne fait Justice,
Tant aille-ele contre malice,
Justice qui jadis régnait 5811
Au temps que Saturne vivait,
Dont Jupiter coupa les couilles,
Ainsi que de simples andouilles,
(Un fils bien dur, ce Jupiter!)
Et les jeta dedans la mer,
D'où naquit Vénus la déesse,
C'est l'histoire qui le professe:
Si donc Justice revenait
Et si chacun la respectait
Comme en cet âge mémorable,
Encore, c'est indiscutable,
Les hommes devraient-ils s'aimer
Tout en la faisant estimer;
Car Amour mort, il faut le dire,
Justice en ferait trop détruire.
Mais si les gens bien s'entr'aimaient,
Oncques ne s'entreforferaient,
Et quand serait parti le vice,
A quoi donc servirait Justice?
L'Amant.
Dame, je ne sais pas à quoi.
Raison.
Je te crois; car paisible et coi
Tout le monde vivrait sur terre;
De rois, de princes n'auriez guère,
Non plus ni bailli ni prévôt,
Tant le peuple serait dévot;
Jamais juge n'aurait de cause.
Donc Amour est meilleure chose
Que Justice tout simplement,
Combien qu'elle aille réprimant
Qui fu mere des seignories 5815
Dont les franchises sunt péries.
Car se ne fust mal et péchiés
Dont li mondes est entechiés,
L'en n'éust onques roi véu,
Ne juge en terre congnéu.
Si se pruevent-il malement,
Qu'il déussent premierement
Trestout avant eus justicier,
Puisqu'en se doit en eus fier;
Et loial estre et diligent,
Non pas lasche, ne négligent,
Ne convoiteus, faus, ne faintis
Por faire droiture as plaintis:
Mès or vendent les jugemens,
Et bestornent les erremens,
Et taillent et cuellent et saient,
Et les povres gens trestout paient.
Tuit s'efforcent de l'autrui prendre:
Tex juge fait le larron pendre,
Qui miex déust estre pendus,
Se jugement li fust rendus
Des rapines et des tors fais
Qu'il a par son pooir forfais.
XXXVI
Comment Virginius plaida
Devant Apius, qui jugea
Que sa fille à tout bien taillée,
Fust tost à Claudius baillée.
Ne fist bien Apius à pendre,
Qui fist à son serjant emprendre
Le Mal, père des seigneuries, 5841
Dont les franchises sont péries.
Car sans le Mal ni le Péché,
Dont tout le monde est entaché,
On n'eût jamais vu roi sur terre
Ni de justice régulière.
Car les juges premièrement
Se conduisent si malement
Qu'ils se devraient juger soi-même,
S'ils veulent que chacun les aime,
Être loyaux et diligents,
Non pas lâches ni négligents,
Ni faux, ni rongés d'avarice
Et faire aux malheureux justice.
Mais ils vendent les jugements,
Ils renversent les errements,
Ils cueillent, rognent et taillent,
Et pauvres gens leur argent baillent.
Ils ne songent qu'à rapiner,
Et tel on entend condamner
Un larron, qu'on dût plutôt pendre,
Si jugement on voulait rendre
Des rapines et des torts faits
Qu'il a par son pouvoir forfaits.
XXXVI
Comment Virginius plaida
Devant Appius qui jugea
Que sa fille si bien taillée
Fût tôt à Claudius baillée.
La corde Appius valait-il,
Quand il poussait son agent vil
Par faus tesmoings, fauce querele 5845
Contre Virgine la pucele[29],
Qui fu fille Virginius,
Si cum dist Titus Livius
Qui bien set le cas raconter,
Por ce qu'il ne pooit donter
La pucele qui n'avoit cure
Ne de li, ne de sa luxure.
Li ribaus dist en audience:Voir image
Sire juges, donnés sentence
Por moi, car la pucele est moie;
Por ma serve la proveroie
Contre tous ceus qui sunt en vie:
Car où qu'ele ait esté norrie,
De mon ostel me fu emblée
Dès-lors, par poi, qu'ele fu née,
Et baillie à Virginius.
Si vous requier, sire Apius,
Que vous me délivrés ma serve,
Car il est drois qu'ele me serve,
Non pas celi qui l'a norrie:
Et se Virginius le nie,
Tout ce sui-ge prest de prover,
Car bons tesmoings en puis trover.
Ainsinc parloit li faus traïstre
Qui du faus juge estoit menistre;
Et cum li plais ainsinc alast,
Ains que Virginius parlast,
Qui tout estoit prest de respondre
Por ses aversaires confondre,
Juga par hastive sentence
Apius que, sans atendence,
Fust la pucele au serf renduë.
Et quant la chose a entenduë
Par faux témoins, par félonie, 5871
Contre la belle Virginie[29b],
La fille de Virginius,
Si j'en crois Titus-Livius
Qui cet événement rappelle,
Ne pouvant dompter la pucelle
Qui cet infâme méprisait
Et sa luxure repoussait?
Claudius dit à l'audience:
Juge, donnez pour moi sentence,
Car je puis prouver comme quoi
Cette jeune esclave est à moi
Contre tous ceux qui sont en vie;
Car où qu'elle ait été nourrie,
Je déclare, sire Appius,
Qu'elle fut à Virginius,
Quand on me l'eut prise, donnée,
En mon hôtel à peine née.
Cette esclave que l'on me doit
Faites-moi rendre, c'est mon droit,
Par cet homme qui l'a nourrie;
Et si Virginius le nie,
Je suis prêt à vous le prouver,
Car bons témoins en puis trouver.
Ainsi déposait ce faux traître
Au juge son infâme maître.
Heureux qu'ainsi tout se passât,
Sans que Virginius parlât
Qui s'apprêtait à lui répondre
Pour son adversaire confondre,
Lors Appius hâtivement
Jugea qu'immédiatement
Fût la pucelle au serf rendue.
Aussitôt la chose entendue,
Li bons prodons devant nommés, 5879
Bons chevaliers, bien renommés,
C'est assavoir Virginius,
Qui bien voit que vers Apius
Ne puet pas sa fille deffendre,
Ains li convient par force rendre,
Et son cors livrer à hontage,
Si change honte por damage
Par merveilleus apensement,
Se Titus-Livius ne ment.
XXXVII
Comment après le jugement
Virginius hastivement
A sa fille le chief couppa,
Dont de la mort point n'échappa;
Et mieulx ainsi le voulut faire,
Que la livrer à pute affaire;
Puis le chief presenta au juge
Qui en escheut en grant déluge.
Car il par amors, sans haïne,Voir image
A sa belle fille Virgine
Tantost a la teste copée,
Et puis au juge présentée
Devant tous en plain consistoire;
Et li juges, selonc l'estoire,
Le commanda tantost à prendre
Por li mener ocir ou pendre.
Mès ne l'occit ne ne pendi,
Car li pueples le deffendi
Qui fu tous de pitié méus,
Si tost cum li fais fu séus;
Ce vaillant ci-devant nommé, 5905
Bon chevalier, bien renommé,
C'est le père de Virginie,
Voyant que sa fille chérie
Contre Appius ne peut sauver,
Mais que par force il doit livrer
Ce corps si cher à la luxure,
Le deuil préfère à la souillure
Dans un sublime égarement,
Si Titus-Livius ne ment.
XXXVII
Comment après le jugement
Virginius hâtivement
A sa fille coupe la tête,
Aimant bien mieux la perdre honnête
Que la livrer au déshonneur
De son hideux persécuteur,
Puis cette tête apporte au juge
Qui succombe en un grand déluge.
Car sans haine, mais par amour,
A sa fille ravit le jour
Virginius, et cette tête
Sanglante aux pieds du juge jette,
En plein forum, aux yeux de tous.
L'histoire dit que de courroux
Le juge ordonna de le prendre
Pour le mener occire ou pendre.
Il ne fut occis ni pendu,
Mais par la foule défendu,
Qui de pitié se lève émue
Sitôt que la chose est connue,
Puis fu por ceste mesprison 5909
Apius mis en la prison,
Et là s'occist hastivement
Ains le jor de son jugement;
Et Claudius li chalengieres
Jugiés fu à mort comme lieres,
Se ne l'en éust respitié
Virginius par sa pitié,
Qui tant volt li pueple proier,
Qu'en essil le fist envoier,
Et tuit cil condampnés morurent
Qui tesmoingz de la cause furent.
Briefment juges font trop d'outrages,
Lucan redit, qui moult fu sages[30],
C'onques vertu et grant pooir
Ne pot nus ensemble véoir;
Mès sachent que s'il ne s'amendent,
Et ce qu'il ont mal pris ne rendent,
Li poissans juges pardurables
En enfer avec les diables
Lor en metra où col les las.
Ge n'en met hors rois ne prélas,
Ne juge de quelconque guise,
Soit séculier, ou soit d'église;
N'ont pas les honors por ce faire,
Sans loier doivent à chief traire
Les quereles que l'en lor porte,
Et as plaintis ovrir la porte,
Et oïr en propres personnes
Les quereles faulses ou bonnes.
N'ont pas les honors por noiant,
Ne s'en voisent jà gorgoiant,
Qu'il sunt tui serf au menu pueple,
Qui le païs acroist et pueple,
Et pour sa noire trahison 5935
Conduit Appius en prison,
Où sans attendre sa sentence
Il mit fin à son existence;
Et Claudius cet imposteur
Eût péri comme un vil voleur,
Si Virginius n'eût sa vie
Sauvé de la foule en furie.
Tant le peuple il vint supplier
Qu'en exil le fit envoyer;
Mais tous par supplice moururent
Ceux qui témoins au procès furent.
Bref les juges sont trop pervers.
Le grand Lucain dit en ses vers[30b]
Que Vertu jamais et Puissance
N'ont ensemble fait alliance.
Mais s'ils n'amendent leurs péchés,
S'ils gardent ces biens arrachés
Par le vol, le juge suprême
En enfer par Satan lui-même
Leur fera meure au col ses lacs.
Je n'excepte rois ni prélats,
Ni juges de quelconque guise,
Soit séculier ou soit d'Église.
Nous ne les comblons pas d'honneurs
Pour exploiter comme voleurs
Les querelles qu'on leur apporte,
Ou fermer aux plaignants leur porte;
Mais pour en personne juger
Procès sincère ou mensonger.
Ils sont les serfs du menu peuple
Qui le pays accroît et peuple,
Et n'a pas voulu les charger
D'honneurs pour voir se rengorger
Et li font seremens et jurent 5943
De faire droit tant comme il durent.
Par eus doivent cil en pez vivre,
Et cil les maufaitors porsivre,
Et de lor mains les larrons pendre,
S'il n'estoit qui vosist emprendre
Por lor personnes tel office,
Puisqu'il doivent faire justice.
Là doivent metre lor ententes,
Por ce lor baille-l'en les rentes.
Ainsinc au pueple le promistrent
Cil qui premiers les honors pristrent.
Or t'ai, se bien l'as entendu,
Ce que tu m'as requis, rendu,
Et les raisons as-tu véuës
Qui me semblent à ce méuës.
L'Amant.
Dame, certes bien me paiés,
Et ge m'en tiens bien apaiés,
Comme cil qui vous en merci;
Mès or vous oï nomer ci,
Si cum moi semble, une parole
Si esbaléurée et fole,
Que qui vodroit, ce croi, muser
A vous emprendre à acuser,
L'en n'i porroit trover deffenses.
Raison.
Bien voi, fet-ele, à quoi tu penses;
Une autre fois quant tu vorras,
Excusacion en orras,
S'il te plaist à rementevoir.
Ces sots qui par serments lui jurent 5969
D'écouter ceux qui les adjurent.
Chacun par eux doit vivre en paix;
Ils doivent punir les forfaits
Et de leurs mains les larrons pendre,
Si nul ne voulait l'entreprendre
Et pour les remplacer s'offrir,
Car Justice doit d'eux venir.
Voilà ce qu'au peuple promirent
Ceux qui premiers les honneurs prirent,
Tel est leur devoir, s'il vous plaît,
Pour ce des rentes on leur fait.
Or te fis, si voulus l'entendre,
Ce que tu demandais, comprendre,
Et les raisons t'ai rassemblé
Qui les meilleures m'ont semblé.
L'Amant.
Certes oui, dame; en conscience,
Comptez sur ma reconnaissance,
Et je vous dis cent fois merci.
Pourtant vous m'avez dit ici,
Comme il me semble, une parole
Si inconséquente et si folle,
Que si je voulais m'arrêter
A vous confondre et réfuter,
Vous n'y sauriez trouver défenses.
Raison.
Je sais, dit-elle, à quoi tu penses.
Une autre fois, quand tu voudras,
Mon excuse tu entendras
S'il te convient que j'y revienne.
L'Amant.
Dont le ramentevrai-ge voir, 5972
Dis-ge cum remembrans et vistes,
Par tel mot cum vous le déistes,
Si m'a mes mestres deffendu
(Car ge l'ai moult bien entendu),
Que jà mot n'isse de ma boiche
Qui de ribaudie s'aproiche;
Mès dès que je n'en suis faisierres,
J'en puis bien estre recitierres:
Si nommerai le mot tout outre:
Bien fait qui sa folie moustre
A celi qu'il voit foloier.
De tant vous puis or chastoier;
Si aparcevrés vostre outrage,
Qui vous faigniés estre si sage.
Raison.
Ce voil-ge bien, dist-ele, entendre;
Mès de ce me restuet deffendre,
Que tu de haïne m'oposes;
Merveille est comment dire l'oses.
Sés-tu pas qu'il ne s'ensieut mie,
Se leissier veil une folie,
Que faire dole autel ou graindre,
Ne por ce se ge veil estaindre
La fole amor à quoi tu bées,
Commans-ge por ce que tu hées[31]?
Ne te sovient-il pas d'Oraces
Qui tant ot de sens et de graces?
Oraces dist, qui n'est pas nices,
Quant li fol eschivent les vices[32],
L'Amant.
Céans donc je vous y ramène. 5998
Or m'a mon maître défendu
(Car je l'ai moult bien entendu)
Qu'oncques ne sorte de ma bouche
Mot qui chose honteuse touche,
Comme vous fîtes à l'instant;
Il m'en souvient parfaitement.
Mais dès que je n'en suis pas cause,
Bien puis-je répéter sans glose
Et dire franchement le mot.
Il est plaisant de voir un sot
Narguer d'un autre la sottise.
Droit est qu'autant à vous j'en dise
Qui si sage vous déclarez,
Vos excès lors apercevrez.
Raison.
Je crois, me dit-elle, comprendre;
Mais je saurai bien me défendre
A la haine de te pousser.
Comment oses-tu le penser?
De peur d'une sottise faire,
Crois-moi, ce n'est pas nécessaire
D'en faire une autre ou pis encor.
Si j'ai dit d'éteindre d'abord
Cette folle amour qui t'entraîne,
Est-ce te commander la haine[31b]?
Horace a dit, qui n'est pas sot:
Le fol qui veut fuir un défaut
Retombe dans l'excès contraire
Et pire encore est son affaire[32b].
Il se tornent à lor contraire; 6001
Si n'en vaut pas miex lor affaire.
Amors ne voil-ge pas deffendre
Que l'en n'i doie bien entendre,
Fors que cele qui les gens blece;
Por ce se ge deffens ivrece,
Ne voil-ge pas deffendre à boivre:
Ce ne vaudroit ung grain de poivre.
Se fole largesce devée,
L'en me tendroit bien por desvée,
Se ge commandoie avarice:
Car l'une et l'autre est trop grant vice;
Ge ne fais pas tes argumens.
L'Amant.
Si faites voir.
Raison.
Par foi, tu mens.
Jà ne te quier de ce flater,
Tu n'as pas bien, por moi mater,
Cerchiés les livres anciens,
Tu n'es pas bons logiciens.
Ge ne lis pas d'amors ainsi,
Onques de ma bouche n'issi
Que nule riens haïr doie-en,
L'en i puet bien trover moien;
C'est l'amor que j'aim tant et prise,
Que ge t'ai por amer aprise.
Autre amor naturel i a
Que Nature ès bestes créa,
Par quoi de lor faons chevissent,
Et les aleitent et norrissent.
Cet esprit sage et délié 6027
Est-il à ce point oublié?
Avant tout, cherche à bien comprendre:
L'amour que je te veux défendre,
C'est celui qui blesse les gens,
Et si l'ivresse je défends,
Je ne défends certes de boire,
Ce serait par trop dérisoire.
Folle largesse est un défaut,
Mais il serait encor plus sot
A moi de louer l'avarice,
Car l'une et l'autre est trop grand vice;
Je ne fais pas tels arguments.
L'Amant.
Si fait, dame.
Raison.
Ma foi, tu mens.
Crois-tu que tu me déconcertes?
Ce n'est pas pour te flatter, certes,
Mais tu connais peu les anciens;
C'était meilleurs logiciens.
Tel amour je ne veux élire,
Jamais ma bouche n'osa dire
Que l'on haït aucunement;
Mais on peut aimer autrement
De l'amour que tant j'aime et prise
Et que je t'ai naguère apprise.
Autre amour naturel y a
Que Nature aux bêtes donna,
Par quoi leur faons bas elles mettent,
Les nourrissent et les allaitent.
De l'amor dont ge tiens ci conte 6029
Se tu vués que ge te raconte
Quex est le defenissemens,
C'est naturex enclinemens
De voloir garder son semblable
Par entencion convenable,
Soit par voie d'engendréure,
Ou par cure de norreture.
A ceste amor sunt près et prestes
Ausinc li home cum les bestes.
Ceste amor, combien que profite,
N'a los, ne blasme, ne merite;
Ne font à blasmer, n'a loer,
Nature les i fait voer.
Force lor fait, c'est chose voire,
N'el n'a sor nul vice victoire;
Mès sans faille, s'il nel' faisoient,
Blasme recevoir en devroient.
Ausinc cum quant uns hons menguë,
Quel loenge l'en est déuë?
Mès s'il forjuroit le mengier,
L'en le devroit bien ledengier.
Mès bien sai que tu n'entens pas
A ceste amor, por ce m'en pas:
Moult as empris plus fole emprise
De l'amor que tu as emprise;
Si la te venist miex lessier,
Se de ton preu vués apressier.
Neporquant si ne voil-ge mie
Que tu demores sans amie;
Met, s'il te plaist, à moi t'entente.
Sui-ge pas bele dame et gente,
Digne de servir un prodomme,
Et fust emperere de Romme?
De cet amour tout bestial, 6055
Quel est le but pour l'animal?
Inspiré par je ne sais quelle
Passion toute naturelle,
Il n'a point d'autre intention
Que, par la reproduction,
Par les soins et par la tendresse,
De perpétuer son espèce.
A cet amour sont tous enclins
Les animaux et les humains,
Et cet amour, quoiqu'il profite,
Blâme ou louange ne mérite
Et n'est bon ni mauvais, ma foi;
De Nature à eux cette loi
S'impose, et puis il est notoire
Que sur nul vice il n'a victoire;
Mais bien plus, s'ils ne le faisaient,
Blâme recevoir en devraient.
Par exemple l'homme qui mange
Mérite-t-il une louange?
Mais si manger il refusait,
A bon droit on le blâmerait.
Ce n'est pas l'amour que pourchasse
Ton coeur, j'espère; donc je passe.
Plus folle entreprise as conçu
Par cet amour qui t'a déçu;
Aussi laisse-le, je t'engage;
Pour ton honneur c'est le plus sage.
N'en conclus pas que ton devoir
Soit de ne point d'amie avoir.
De moi veux-tu pour ton amante?
Suis-je pas belle dame et gente,
Digne du plus noble seigneur,
Fût-il de Rome l'empereur?
Si veil t'amie devenir; 6063
Et se te vués à moi tenir,
Sés-tu que m'amor te vaudra
Tant, que jamès ne te faudra
Nule chose qui te conviengne
Por meschéance qui t'aviengne?
Ains te verras si grant seignor,
C'onc n'oïs parler de greignor.
Ge ferai quanque tu vorras,
Jà si haut voloir ne porras,
Mès que sans plus faces mes euvres;
Jà ne convient qu'autrement euvres.
Si auras en cest avantage
Amie de si haut parage,
Qu'il n'est nule qui s'i compere.
Fille sui Diex le sovrain pere
Qui tele me fist et forma:
Regarde ci quele forme a,
Et te mire en mon cler visage;
Onques pucele de parage
N'ot d'amer tel bandon cum gié,
Car j'ai de mon pere congié
De faire ami et d'estre amée;
Jà n'en serai, ce dit, blasmée,
Ne de blasme n'auras-tu garde,
Ains t'aura mes peres en garde,
Et norrira nous deus ensemble.
Dis-ge bien? respon, que t'en semble?
Li Diex qui te fait foloier
Sieust-il ses gens si bien poier?
Lor apareille-il si bon gages
As fox dont il prent les hommages?
Por Diex, gar que ne me refuses.
Trop sunt dolentes et confuses
Eh bien, je veux être ta mie; 6089
Si tu veux me donner ta vie,
Mon amour te profitera
Tant, qu'onques ne te manquera
Nulle chose qui te convienne,
Pour infortune qui t'advienne.
Tu te verras plus grand seigneur
Que le plus puissant empereur,
Et si haut que ton coeur aspire,
Je ferai tout ce qu'il désire;
Mais il faudra ma volonté
Toujours faire avec loyauté.
Alors tu auras en partage
Amante de si haut parage,
Qu'il n'en est point à comparer.
Je suis, tu ne dois l'ignorer,
La fille du Souverain Père,
De Dieu, qui se plut à me faire
Et belle et bonne comme lui.
Regarde-le, mon tendre ami,
Et te mire en mon clair visage;
Oncques fille de haut parage
N'eut d'aimer tel pouvoir que j'ai,
Car de mon père j'ai congé
D'ami choisir et d'être aimée
Et jamais n'en serai blâmée;
Nul non plus ne te blâmera,
Mais en sa garde nous tiendra
Mon père tous les deux ensemble.
Dis-je bien? Réponds, que t'en semble?
Le Dieu qui te fait tant crier,
Sait-il si bien ses gens payer,
Et donne-t-il de si bons gages
A ceux dont il reçoit hommages?
Puceles qui sunt refusées, 6097
Quant de prier ne sunt usées,
Si cum tu méismes le prueves
Par Equo, sans querre autres prueves.
L'Amant.
Or me dites donques ainçois,
Non en latin, mais en françois,
De quoi volés que je vous serve.
Raison.
Sueffre que ge soie ta serve,
Et tu li miens loiaus amis:
Li Diex lairas qui ci t'a mis,
Et ne priseras une prune
Toute la roë de Fortune.
A Socrates seras semblables[33],
Qui tant fu fers et tant estables,
Qu'il n'ert liés en prospérités,
Ne tristes en aversités.
Tout metoit en une balance,
Bonne aventure et meschéance,
Et les faisoit égal peser,
Sans esjoïr et sans peser:
Car de chose, quelqu'ele soit,
N'ert joianz, ne ne l'en pesoit.
Ce fu cis, bien le dit Solin[34],
Qui par les respons Apolin
Fu jugié du mont li plus sages.
Ce fu cis à qui li visages,
De tout quanque li avenoit,
Tous jors en ung point se tenoit:
Pour Dieu, ne me refuse pas, 6123
Car trop dolentes sont, hélas!
Pucelles qui sont repoussées,
Quant elles se sont abaissées
A prier; tu connais le sort
D'Écho; souviens-toi de sa mort.
L'Amant.
Pourquoi tout ce latin, ma chère?
En bon français soyez plus claire.
Dites, que voulez-vous de moi?
Raison.
Que je sois ta servante, et toi
Mon loyal ami. La Fortune,
Crois-moi, ne vaut pas une prune.
N'hésite pas un seul instant,
Laisse ce Dieu si malfaisant,
Au bon Socrate sois semblable[33b],
Qui fut si constant et si stable,
Ni gai dans la prospérité
Ni triste dans l'adversité.
Il mettait tout dans la balance,
Bonne aventure et male chance,
Les faisait égales peser
Sans se plaindre et sans s'abuser.
Quoi qu'il arrivât, nulle chose
Ne le rendait gai ni morose.
Ce fut lui, comme dit Solin[34b],
Qui fut d'Apollon Pithyen
Jugé du monde le plus sage;
Car c'était lui dont le visage
Dans l'heur et dans l'adversité
Conservait sa sérénité.
N'onc cil mué ne le troverent 6125
Qui par ceguë le tuerent,
Por ce que plusors diex nioit,
Et en ung sol Diex se fioit,
Et préeschoit qu'il se gardassent
Que par plusors diex ne jurassent,
Eraclitus[35], Diogenés
Refurent de tiex cuers, que nés
Por povreté, ne por destrece
Ne furent onques en tristece:
Tuit fers en ung propos sotindrent
Tous les meschiés qui lor avinrent.
Ainsinc feras tant seulement,
Ne me sers jamès autrement.
Gar que Fortune ne t'abate,
Comment qu'el te tormente et bate:
N'est pas bons luitieres, ne fors,
Quant Fortune fait ses efforts,
Et le vuet desconfire ou batre,
Qui ne se puet à li combattre.
L'en ne s'i doit pas lessier prendre,
Mès viguereusement deffendre.
Si set-ele si poi de luite,
Que chascuns qui contre li luite,
Soit en palès, soit en femier,
La puet abatre au tour premier.
N'est pas hardis qui riens la doute,
Car qui sauroit sa force toute,
Et bien la congnoistroit sans doute,
Nus qui de gré jus ne se boute,
Ne puet à son jambet chéoir.
Si rest moult grant honte à véoir
D'omme qui bien se puet deffendre,
Quant il se lesse mener pendre.
Et point changé ne le trouvèrent 6153
Ceux qui par poison le tuèrent,
Plusieurs dieux parce qu'il niait
Et dans un seul Dieu se fiait,
Et leur prêchait qu'ils se gardassent
Que par plusieurs dieux ne jurassent.
Tel Héraclite avait le coeur[35b],
Et Diogène le penseur,
Qui pour pauvreté ni détresse
Oncques ne furent en tristesse.
Tous deux soutinrent sans faillir
Les coups qui les venaient férir.
Que la Fortune ne t'abatte
Combien qu'elle t'assaille et batte;
Mais comme eux fais exactement,
Ne me sers jamais autrement.
Il est sans courage et sans force,
Lorsque la Fortune s'efforce
De le battre et jeter à bas,
Celui qui ne se défend pas;
On ne doit pas s'y laisser prendre,
Mais avec vigueur se défendre.
Du reste, elle est pauvre lutteur;
Celui qui brave sa fureur,
Soit en palais, soit en chaumière,
Au premier tour peut la défaire.
L'homme est lâche qui d'elle a peur,
Car s'il connaissait sa vigueur,
Au lieu de tomber sans défense,
Son croc en jambe d'assurance
Bien saurait-il braver sans choir.
C'est en effet grand' honte à voir
L'homme qui se pourrait défendre,
Quand il se laisse mener pendre.
Tort auroit qui l'en vorroit plaindre, 6159
Qu'il n'est nule peresce graindre.
Garde donc que jà riens ne prises
Ne ses honors, ne ses servises.
XXXVIII
Comment Raison monstre à l'AmantVoir image
Fortune la Roë tournant,
Et lui dit que tout son pouvoir,
S'il veult, ne le fera douloir.
Lesse-li sa roë torner,
Qu'el torne adès sans séjorner,
Et siet où milieu comme avugle:
Les uns de richeces avugle,
Et d'onors et de dignités;
As autres donne povretés,
Et quant li plaist tout en reporte;
S'est moult fox qui s'en desconforte,
Et qui de riens s'en esjoïst,
Puis que deffendre s'en poïst:
Car il le puet certainement
Mès qu'il le vueille seulement.
D'autre part, si est chose expresse,
Vous faites Fortune déesse,
Et jusques où ciel la levés,
Ce que pas faire ne devés;
Qu'il n'est mie drois ne raison
Qu'ele ait en paradis maison;
Et n'est pas si bien éureuse,
Ains a maison trop périlleuse.
Une roche est en mer séans,
Moult parfont où milieu léans,
Il n'est à plaindre, en vérité, 6187
Je ne sais pire lâcheté.
Crois-moi, méprise ses caprices
Et ses honneurs et ses services.
XXXVIII
Comment Raison montre à l'Amant
Fortune et son disque tournant,
Et lui dit qu'est bien peu de chose
Son pouvoir à qui braver l'ose.
Laisse-la son disque tourner,
Qu'elle tourne sans séjourner
Debout dessus comme un aveugle.
Les uns de richesse elle aveugle,
D'honneur et de prospérité,
Aux autres donne pauvreté
Et quand il lui plaît tout remporte.
Bien fol est qui s'en déconforte,
Et qui de rien s'en éjouit,
Puisqu'il peut braver son dépit;
Car il le peut sans aucun doute,
Il n'a qu'à le vouloir. Écoute:
Vous agissez en insensés,
Quand jusqu'au ciel vous exhaussez
Cette Fortune et par simplesse
Vous en faites une déesse;
Car il n'est ni droit ni raison
Qu'elle ait en Paradis maison.
Elle n'est pas si bienheureuse,
Mais a maison trop périlleuse.
En pleine mer énorme et droit
Sur un gouffre sans fond, on voit
Qui sus la mer en haut se lance, 6189
Contre qui la mer grouce et tance:
Li flots la hurtent et débatent,
Et tous jors à li se combatent,
Et maintes fois tant i cotissent[36],
Que toute en mer l'ensevelissent.
Aucunes fois se redespoille
De l'iaue qui toute la moille,
Si cum li flos arrier se tire,
Dont saut en l'air et si respire;
Mès el ne retient nule forme,
Ainçois se transmuë et reforme,
Et se desguise et se treschange,
Tous jors se vest de forme estrange;
Car quant ainsinc apert par air,
Les floretes i fait parair,
Et cum estoiles flamboier,
Et les herbetes verdoier
Zephirus, quant sur mer chevauche;
Et quant bise resoufle, il fauche
Les floretes et la verdure
A l'espée de sa froidure,
Si que la flor i pert son estre
Si-tost cum el commence à nestre.
La roche porte un bois doutable[37],
Dont li arbre sunt merveillable:
L'un est brehaigne et riens ne porte,
L'autre en fruit porter se déporte;
L'autre de foillir ne refine,
L'autre est de foilles orphenine;
Et quant l'un en sa verdor dure,
Les plusors i sunt sans verdure;
Et quant se prent l'une à florir,
A plusors vont les flors morir;
Un rocher se dresser sur l'onde 6217
Qui tout autour mugit et gronde.
Les flots tumultueux, roulants,
Incessamment battent ses flancs
Et quelquefois si haut bondissent
Que tout en mer l'ensevelissent.
Quelquefois, secouant le flot
Qui l'envahit et qui bientôt
Retombe et vaincu se retire,
Fier il se redresse et respire.
Mais toujours il change d'aspect,
Toujours se déguise et revêt
Soudain une nouvelle forme,
Toujours se mue et se transforme.
Sitôt qu'il reparaît sur l'eau,
Les fleurs de pointer aussitôt
Ainsi qu'étoiles scintillantes
Emmi les herbes verdoyantes,
Zéphir en mer de chevaucher.
Mais bientôt Bise vient faucher
Les fleurettes et la verdure
Sous le tranchant de sa froidure,
Et les fleurs toutes de mourir
Au moment de s'épanouir.
Ce roc porte un bois redoutable
Et d'une essence inexplicable.
Tel arbre étend ses rameaux verts,
L'autre ses bras maigres et clairs;
L'un est stérile et rien ne porte,
L'autre a des fruits de toute sorte.
Quand l'un veut se prendre à fleurir,
On en voit plusieurs dépérir;
Si l'un se couvre de verdure
Maints autres perdent leur parure,
L'une se hauce, et ses voisines 6223
Se tiengnent vers la terre enclines;
Et quant borjons à l'une viennent,
Les autres flestries se tiennent.
Là sunt li genestes jaiant,
Et pin et cedre nain séant.
Chascun arbre ainsinc se deforme,
Et prent l'ung de l'autre la forme;
Là tient sa foille toute flestre
Li loriers qui vers déust estre;
Et seiche redevient l'olive
Qui doit estre empreignant et vive;
Saulz, qui brehaignes estre doivent,
I florissent et fruit reçoivent;
Contre la vigne estrive l'orme,
Et li tolt du roisin la forme.
Li rossignos à tart i chante,
Mès moult i brait et se démente
Li chahuan o sa grant hure,
Prophetes de male aventure,
Hideus messagier de dolor,
En son cri, en forme et color.
Par-là, soit esté, soit ivers,
S'encorent dui flueves divers
Sordans de diverses fontaines
Qui moult sunt de diverses vaines;
L'ung rent iaues si docereuses,
Si savourées, si mielleuses,
Qu'il n'est nus qui de celi boive,
Boive en néis plus qu'il ne doive,
Qui sa soif en puisse estanchier,
Tant a le boivre dous et chier;
Car cil qui plus en vont bevant,
Ardent plus de soif que devant;
Si l'un grandit, ses voisins font 6251
Vers la terre incliner leur front;
Si les bourgeons à l'un jaillissent,
Soudain les autres se flétrissent.
Là croissent les genêts géants
Près des pins et cèdres rampants;
Chacun arbre ainsi se déforme
Et prend l'un de l'autre la forme.
Là se flétrit, sa verdeur perd
Le laurier ailleurs toujours vert,
Et là se dessèche et se glace
L'olivier fécond et vivace;
A la vigne ravit l'ormeau
Son fruit délicieux et beau;
Le saule, cet arbre stérile,
Y fleurit et devient fertile.
Le rossignol toujours s'y tait,
Mais toujours s'y lamente et brait
Le chat-huant à la grand' hure,
Prophète de male aventure,
Hideux messager de douleur
Par le cri, l'aspect, la couleur.
Par là, de diverses fontaines
Qui jaillissent de mille veines,
Hiver comme été, deux ruisseaux
Ennemis déversent leurs eaux.
L'un sourd des eaux si doucereuses,
Si limpides, si savoureuses,
Que celui qui les goûte et boit
En engoule plus qu'il ne doit.
Il ne saurait sa soif ardente
Étancher, tant boire le tente;
Car plus il va cette eau buvant,
Et plus la soif le va brûlant,
Ne nus n'en boit qui ne s'enivre, 6257
Mès nus de soif ne s'i délivre:
Car la douçor si fort les boule,
Qu'il n'est nus qui tant en engoule,
Qu'il n'en vueille plus engouler,
Tant les set la douçor bouler;
Car lécherie si les pique,
Qu'il en sunt tretuit ydropique.
Cil fluns cort si joliement,
Et mene tel grondillement,
Qu'il résonne, tabore et tymbre
Plus soef que tabor ne tymbre:
N'il n'est nus qui cele part voise,
Que tous li cuers ne li renvoise.
Maint sunt qui d'entrer ens se hestent,
Qui tuit à l'entrée s'arrestent,
Ne n'ont pooir d'aler avant.
A peine i vont lor piés lavant,
Envis les douces iaues toichent,
Combien que du flueve s'aproichent.
Ung petitet sans plus en boivent,
Et quant la douçor aparçoivent,
Volentiers si parfont iroient,
Que tuit dedens se plungeroient.
Li autre passent si avant,
Qu'il se vont en plain gort lavant,
Et de l'aise qu'il ont se loënt,
Dont ainsinc se baignent et noënt.
Lors vient une ondée legiere,
Qui les boute à la rive arriere
Et les remet à terre seiche,
Dont tout li cuers lor art et seiche.
Or te dirai de l'autre flueve,
De quel nature l'en le trueve:
Et tous ceux qui boivent s'enivrent, 6285
Mais de la soif ne se délivrent.
Rien n'en égale la saveur,
Et plus l'infortuné buveur
Pour se désaltérer avale,
Plus s'accroît sa soif infernale,
Et là tous ces goinfres soûlés
Comme hydropiques sont gonflés.
De ce gent fleuve l'onde pure
Coule exhalant un doux murmure;
Il n'est cymbale ou tambourin
Plus gai que ce son argentin.
Les coeurs sur la rive fleurie
S'enivrent de cette harmonie;
Tous accourent vers le ruisseau,
Mais ne sauraient le bord de l'eau
Franchir, pour gagner l'autre rive.
A peine ils touchent l'onde vive
Du bout du pied, que, malgré eux,
Loin encor des flots spacieux,
Un petitet sans plus en boivent,
Et quand la douceur aperçoivent,
Soudain on les voit avancer
Et tout entiers s'y enfoncer.
D'autres plus hardis, le rivage
Quittant, s'élancent à la nage
Au milieu même du courant,
Leur bonheur à tous exaltant.
Soudain une vague légère
Les jette à la rive en arrière
Sur le sol dur et desséché,
Et leur coeur en est tout séché.
Je vais te dire l'autre fleuve
De quelle nature on le treuve.
Les iaues en sunt ensoufrées, 6291
Tenebreuses, mal savorées,
Comme cheminées fumans,
Toutes de puor escumans,
N'il ne cort mie doucement,
Ains descent si hideusement,
Qu'il tempeste l'air en son oire
Plus que nul orrible tonnoire.
Sus ce flueve, que ge ne mente,
Zephirus nule fois ne vente,
Ne ne li recrespit ses undes
Qui moult sunt laides et parfondes;
Mès li dolereus vens de bise
A contre li bataille emprise,
Et le contraint par estovoir
Toutes ses undes à movoir,
Et li fait les fons et les plaingnes
Saillir en guise de montaingnes,
Et les fait entr'eux batailler,
Tant vuelt li flueve travailler.
Maint homme à la rive demorent,
Qui tant i sopirent et plorent,
Sans metre en lor plor fins ne termes,
Que tuit se plungent en lor lermes,
Et ne se cessent d'esmaier,
Qu'il nes conviengne où flun naier.
Plusor en cest flueve s'en entre,
Non pas solement jusqu'au ventre,
Ains i sunt tuit enseveli,
Tant se plungent ès flos de li.
Là sunt empaint et debouté
Du hideus flueve redouté;
Maint en sorbist l'iaue et afonde,
Maint sunt hors reflati par l'onde;
Les flots en sont tout ensoufrés, 6319
Ténébreux et mal savourés,
Écumeux, fumant comme cuves,
Exhalant puantes effluves.
Il ne court pas tout doucement,
Mais, épouvantable torrent,
Il bouleverse l'atmosphère
Plus que nul horrible tonnerre.
Dessus ce fleuve aux flots épais
Zéphir ne vient souffler jamais,
Friser ni caresser ses ondes
Qui moult sont laides et profondes;
Mais Bise, le vent douloureux,
Lui livre des combats affreux
Et, par rafales furibondes,
Le contraint à mouvoir ses ondes,
Y creuse des ravins profonds,
Puis élève d'énormes monts
Qui l'un contre l'autre bataillent,
Tant les flots et les vents travaillent.
Sur la rive cent malheureux
De soupirs remplissent ces lieux;
Oncques leurs larmes ne tarissent
Et de leurs yeux toujours jaillissent;
Sous le faix on les voit ployer
Et toujours prêts à se noyer:
Et si quelqu'un dans le fleuve entre,
Il n'en a pas que jusqu'au ventre,
Mais soudain est enseveli
Et disparaît au fond du lit.
Les uns, battus par l'onde amère
De cette terrible rivière,
Sont sur la rive rejetés;
Mais combien d'autres sont restés
Mès li floz maint en asorbissent, 6325
Qui si très en parfond flatissent,
Qu'il ne sevent trace tenir
Par où s'en puissent revenir;
Ains les i convient sejorner,
Sans jamès amont retorner.
Cis flueve va tant tornoiant,
Par tant de destrois desvoyant
O tout son venin dolereus,
Qu'il chiet où flueve doucereus,
Et li tresmuë sa nature
Par sa puor et par s'ordure,
Et li départ sa pestilence
Plaine de male meschéance,
Et le fait estre amer et trouble,
Tant l'envenime et tant le trouble;
Tolt li s'atrempée valor
Par sa destrempée chalor;
Sa bonne odor néis li oste,
Tant rent de puor à son oste.
En haut où chief de la montaingne,
Où pendant, non pas en la plaingne,
Menaçant tous jors trebuchance,
Preste de recevoir chéance,
Descent la maison de Fortune:
Si n'est rage de vent nesune,
Ne torment qu'il puissent offrir,
Qu'il ne li conviengne soffrir.
Là reçoit de toutes tempestes
Et les assaus et les molestes;
Zephirus, li dous vens sans per,
I vient à tart por atremper
Des durs vens les assaus orribles
A ses souffles dous et pesibles.
Engloutis dans les vastes ondes 6353
Et dans leurs cavernes profondes,
A tout jamais, et sans pouvoir
Par nul chemin le jour revoir!
Une fois là, tous y séjournent
Et jamais en haut ne retournent.
Ce fleuve bondit tournoyant,
En mille gorges s'égarant,
Tant qu'enfin ses eaux vénéneuses
Il déverse aux eaux doucereuses,
Dont toute il corrompt la saveur
De son ordure et puanteur,
Et leur transmet sa pestilence
Avec sa morbide influence;
Il détruit leur douce fraîcheur
Par son excessive chaleur,
Et leur odeur si parfumée
Par sa dégoûtante fumée.
Ce n'est plus qu'un torrent fangeux,
Sombre, puant et vénéneux.
Tout au faîte de la montagne,
Aux flancs et non dans la campagne,
Croulante et toujours prête à choir
Ou quelque accident recevoir,
Descend la maison de Fortune.
Il n'est rage de vents aucune,
Ni tourment qu'ils puissent offrir,
Qu'il ne lui faille là souffrir.
Elle reçoit de tous orages
Et les assauts et les ravages,
Et rarement le doux Zéphir,
Ce tendre ami, vient adoucir
De ces trombes l'assaut horrible
Par son souffle doux et paisible.
L'une partie de la sale 6359
Va contre mont, et l'autre avale;
Si semble qu'el doie chéoir,
Tant la puet-l'en pendant véoir:
N'onc si desguisée maison
Ne vit, ce croi, onques-mès hon.
Moult reluit d'une part, car gent
I sunt li mur d'or et d'argent;
Si rest toute la coverture
De cele méisme féture,
Ardans de pierres précieuses
Moult cleres et moult vertueuses[38]:
Chascuns à merveilles la loë.
D'autre part sunt li mur de boë,
Qui n'ont pas d'espès plaine paume,
S'est toute coverte de chaume.
D'une part se tient orguilleuse,
Por sa grant biauté merveilleuse;
D'autre tremble toute effraée
Tant se sent foible et esbaée,
Et porfenduë de crevaces
En plus de cinq cens mile places.
Et se chose qui n'est estable,
Comme foloiant et muable,
A certaine habitacion,
Fortune a là sa mancion.
Et quant el vuet estre honorée,
Si se trait en la part dorée
De sa maison, et là séjorne;
Lors pare son corps et atorne,
Et se vest cum une roïne
De grant robe qui li traïne,
De toutes diverses olors,
De moult desguisées colors,
Une moitié de la maison6387
Est en aval, l'autre en amont.
Ainsi pendante, elle s'incline
Et semble menacer ruine.
D'une part, nul ne vit jamais
Si riche et si brillant palais;
Les murs et la toiture entière
Sont faits d'une même matière:
Ils sont tout d'or et tout d'argent;
Ce palais tout resplendissant
De mille pierres précieuses,
Moult brillantes et vertueuses[38b],
Est un monument merveilleux.
D'autre part, sur des murs hideux,
Faits de boue, épais d'une paume
A peine, grimpe un toit de chaume.
Un côté se dresse orgueilleux,
Dans tout son éclat lumineux;
L'autre, pourfendu de crevasses
En plus de cinq cent mille places,
Est sur sa base tout tremblant,
Tant se sent faible et vacillant.
Ce palais splendide et sauvage,
De ce monde fidèle image
Et de son instabilité,
Par la Fortune est habité.
Quand elle veut être honorée,
Elle passe en la part dorée,
Et là, dans ce brillant séjour,
Elle s'atourne tout le jour
Et se drape, comme une reine,
De belle robe à longue traîne
Aux plus séduisantes odeurs,
Aux plus chatoyantes couleurs,
Qui sunt ès soies ou ès laines, 6393
Selonc les herbes et les graines,
Et selonc autres choses maintes
Dont les draperies sunt taintes,
Dont toutes riches gens se vestent
Qui por honor avoir s'aprestent.
Ainsinc Fortune se desguise;
Mès bien te di qu'ele ne prise
Tretous ceus du monde ung festu,
Quant voit son cors ainsinc vestu;
Ains est tant orguilleuse et fiere,
Qu'il n'est orguex qui s'i afiere:
Car quant el voit ses grans richeces,
Ses grans honors, ses grans nobleces,
De si très-grant folie habonde,
Qu'el ne croit pas qu'il soit où monde
Home ne fame qui la vaille,
Comment que la chose après aille.
Puis va tant roant par la sale,
Qu'elle entre en la partie sale,
Foible, décrevée et crolant,
O toute sa roë volant.
Lors va soupant et jus se boute,
Ausinc cum s'el ne véist goute;
Et quant illec se voit chéuë,
Sa chiere et son habit remuë,
Et si se desnuë et desrobe,
Qu'ele est orfenine de robe,
Et semble qu'el n'ait riens vaillant,
Tant li sunt tuit bien defaillant.
Et quant el voit la meschéance,
Si quiert honteuse chevissance,
Dont jamais la soie ou la laine, 6421
Par essences d'herbe ou de graine,
Ou par les secrets de son art,
Tisserant teignit le brocart
Dont tous les riches se revêtent,
Pour les honneurs quand ils s'apprêtent.
Ainsi rehausse ses appas
Fortune, de tel orgueil, las!
Qu'on n'en saurait trouver de pire.
A ses yeux tout ce qui respire
N'a pas la valeur d'un fétu,
Quand son corps est ainsi vêtu.
Quand elle voit ses grand' richesses,
Ses grands honneurs, ses grand' noblesses,
Tel est son fol égarement,
Qu'elle se figure vraiment
Qu'il n'est personne sur la terre,
Homme ni femme tant soit fière,
Qui vaille auprès d'elle un denier,
Sans d'avenir se soucier.
Mais tant va tournant par la salle,
Qu'elle entre dans la maison sale
Au pignon crevassé, croulant,
Toujours sur son disque volant.
Lors trébuchant en bas se boute,
Tout comme si n'y voyait goutte,
Et sitôt que par terre gît,
Changeant de visage et d'habit,
Soudain elle se déshabille,
Et nue ainsi qu'une chenille
Semble n'avoir plus rien vaillant,
Tant tout lui manque en un instant.
Alors, se voyant misérable,
Elle devient tôt méprisable
Et s'en vait au bordiau cropir 6425
Plaine de duel et de sopir.
Là plore à lermes espanduës
Les granz honors qu'ele a perduës,
Et les délis où ele estoit
Quant des granz robes se vestoit:
Et por ce qu'ele est si perverse,
Que les bons en la boë verse,
Et les deshonore et les grieve,
Et les mauvès en haut eslieve,
Et lor donne à granz habondances
Dignités, honors et poissances,
Puis, quant li plaist, lor tolt et emble,
N'el ne set qu'ele vuet, ce semble;
Por ce li oil bendé li furent
Des anciens qui la congnurent.
XXXIX
Voir image
Comment le maulvais empereur
Neron, par sa grande fureur,
Fist devant luy ouvrir sa mere,
Et la livrer à mort amere,
Pource que vèoir il vouloit
Le lieu où concéu l'avoit.
Et que Fortune ainsinc le face,
Que les bons avile et efface,
Et les mauvès en honor tiengne,
Car ge voil que bien t'en soviengne,
Jà soit ce que devant dit t'aie
De Socrates que tant amaie,
Et li vaillanz hons tant m'amoit,
Qu'en tous ses fais me reclamoit:
Et s'en vient au bordel croupir, 6455
Pleine de deuil et de soupir.
Là pleure à larmes épandues
Les grand' splendeurs qu'elle a perdues
Et le plaisir qu'elle goûtait,
Quand des grand' robes se vêtait.
Ainsi Fortune la perverse
Les bons sur le fumier renverse,
Les déshonore et les flétrit,
Et met les méchants en crédit,
Et leur prodigue en abondance
Dignités, honneur et puissance,
Pour leur ravir quand il lui plaît,
Car ce que veut oncques ne sait;
Aussi les yeux bandés lui furent
Par les anciens qui la connurent.
XXXIX
Comment le mauvais empereur
Néron, par sa grande fureur
Devant lui fit ouvrir sa mère
Et la livrer à mort amére,
Pour que par lui fût le lieu vu
Où il avait été conçu.
Eh bien, que Fortune ainsi fasse,
Les bons qu'elle avilisse, efface
Et qu'aux méchants donne l'honneur;
Car de Socrate dans ton coeur
Tu dois avoir gardé l'image,
De ce vaillant homme, ce sage
Que j'aimais, et qui tant m'aimait
Qu'en tous ses faits me consultait.
Mains exemples en puis trover, 6455
Et ce puet-l'en tantost prover,
Et par Seneque et par Neron,
Dont la parole tost leron,
Por la longor de la matire.
Car ge metroie trop à direVoir image
Les fais Neron le cruel homme,
Comment il mist les feus à Romme,
Et fist les Senators occiere.
Cis ot les cuers plus durs que pierre.
Quant il fit occire son frere,
Et si fist démembrer sa mere,
Por ce que par li fust véus
Li lieus où il fu concéus;
Et puis qu'il la vit desmembrée,
Selonc l'istoire remembrée,
La biauté des membres jugea.
Hé Diex! cum si felon juge a!
Onc des iex lerme n'en issi,
Car li livres le dit ainsi.
Mès si cum il jugoit des membres,
Commanda-il que de ses chambres
Li féist-l'en vin aporter,
Et but por son cors deporter.
Mès il l'ot ainçois congnéue:
Sa seror ravoit-il éuë,
Et bailla soi méisme à homme
Cis desloiaus que ge ci nomme.
Seneques mist-il à martire,
Son bon mestre, et li fist eslire
De quel mort morir il vorroit.
Cil vit qu'eschaper n'en porroit,
Au reste, maint exemple on treuve, 6485
Et je vais t'en donner la preuve
Et par Sénèque et par Néron.
Or je n'ai pas l'intention
Ici de retracer l'histoire
Des forfaits, qu'à notre mémoire
Les anciens ont pu rapporter.
Trop long serait de te conter
Comment Néron, le cruel homme,
Mit à feu la ville de Rome
Et fit périr maint sénateur.
Plus dur que pierre était son coeur,
Quand il fit occire son frère,
Quand il fit démembrer sa mère,
Pour que par lui fût le lieu vu
Où il avait été conçu;
Et lorsqu'il la vit démembrée,
Suivant l'histoire demeurée,
La beauté des membres jugea.
Ha Dieu! quel félon juge là!
Pas une larme sa paupière
Ne vint mouiller; mais au contraire
L'histoire dit que, contemplant
Ce corps mutilé, pantelant,
Il fit apporter de sa cave
Du vin, et but joyeux et brave.
Du reste, avant la connaissait,
Sa propre soeur séduite avait
Et se livrait soi-même à l'homme
Ce monstre qu'ici je te nomme.
Il fit de Sénèque un martyr,
Son bon maître, et lui fit choisir
Comme il voulait quitter la vie,
Tant cruel était cet impie!
Tant par ert crueus li maufés[39]: 6487
Donc soit, dist-il, uns bains chaufés,
Puis que d'eschaper est néans,
Si me faites seignier léans,
Si que ge muire en l'iaue chaude,
Et que m'ame joieuse et baude
A Diex qui la forma ge rende,
Qui d'autres tormens la defende.
XL
Comment Senecque le preud'homme,
Maistre de l'empereur de Romme,
Fut mis en ung baing pour mourir;
Neron le fist ainsi périr.
Après ce mot sans arrester,
Fist Neron le baing aprester,Voir image
Et fist ens le prodomme metre,
Et puis seignier, ce dit la letre,
Tant qu'il li convint l'ame rendre,
Tant li fist cis du sanc espendre:
Ne nule achoison n'i savoit,
Fors tant que de coustume avoit
Neron que tous jors dès s'enfance
Li soloit porter révérence,
Si cum disciples à son mestre;
Mès ce ne doit, dist-il, mie estre,
Ne n'est pas bel en nule place
Que révérence à homme face
Nus hons, puis qu'il est empereres,
Tant soit ses mestres ne ses peres.
Et por ce que trop li grevoit,
Quant encontre li se levoit,
Voyant qu'il lutterait en vain, 6519
Sénèque dit: Or soit, un bain
Chauffez, puisqu'il faut que je meure,
Et faites-moi saigner sur l'heure,
Pour qu'en l'eau s'écoule mon sang,
Et que joyeux, au Dieu puissant
Son créateur, l'âme je rende,
Qui d'autres tourments la défende.
XL
Comment ce Néron fit périr,
En un bain mis pour y mourir,
Sénéque le sage prudhomme
Maître de l'empereur de Rome.
Après ces mots, sans arrêter,
Néron fit le bain apprêter,
Mettre Sénèque en la baignoire
Et puis saigner, nous dit l'histoire,
Tant qu'à la fin l'âme rendit
Quand tout son sang se répandit:
Sans raison nulle en apparence,
Fors que toujours, dès son enfance,
Néron cette coutume avait
Que révérence il lui portait
Comme tout disciple à son maître:
Ce qui, dit-il, ne doit pas être,
Car c'est une stupide erreur
A moi, tout-puissant empereur,
De révérence à quelqu'un faire,
Fût-il mon maître ou bien mon père;
Et parce que trop lui pesait,
Lorsque son maître à lui venait,
Quant son mestre véoit venir, 6517
N'il ne s'en pooit pas tenir
Qu'il ne li portast révérence
Par la force d'acoustumance,
Fist-il destruire le prodomme.
Si tint-il l'empire de Romme
Cis desloiaus que ge ci di;
Et d'orient et de midi,
D'occident, de septentrion
Tint-il la juridicion.
Et se tu me scés bien entendre,
Par ces paroles pués aprendre
Que richeces et révérences,
Dignités, honors et poissances,
Ne nule grace de Fortune,
Car ge n'en excepte nesune,
De si grant force pas ne sont,
Qu'il facent bons ceus qui les ont,
Ne dignes d'avoir les richeces,
Ne les honors, ne les hauteces;
Mès s'il ont en eus engrestiés,
Orguel, ou quelques mauvestiés,
Li grant estat où il s'encroent,
Plus tost le mostrent et descloent,
Que se petit estat éussent,
Par quoi si nuire ne péussent;
Car quant de lor poissances usent,
Li fait les volentés encusent,
Qui démonstrance font et signe
Qu'il ne sunt pas ne bon, ne digne
Des richeces, des dignités,
Des honors et des poëstés.
Et si dist-l'en une parole
Communément qui est moult fole,
De se lever en sa présence 6549
Et de lui porter révérence,
Ce dont s'empêcher ne pouvait,
Tant l'habitude s'imposait.
Donc il fit périr ce prud'homme.
Et tenait l'empire de Rome
Ce monstre hideux et félon;
Du sud jusqu'au septentrion,
De l'est à l'ouest, toute la terre
Tremblait sous sa main sanguinaire!
Ami, si tu m'as bien compris,
Par ces mots dois avoir appris
Que richesses et révérence,
Dignités, honneurs et puissance
De si grande vertu ne sont
Qu'ils fassent bons ceux qui les ont;
Et nulle grâce de Fortune
Ne peut, sans en excepter une,
Les rendre dignes des honneurs,
Des richesses et des grandeurs.
Mais s'ils ont en eux la malice,
L'orgueil, le germe d'aucun vice,
Plus haut ces méchants monteront,
Plus tôt ils le dévoileront;
Car s'ils restaient de vile essence,
De nuire ils auraient moins puissance.
Les abus de l'autorité
Dévoilent leur perversité;
Ce sont d'irréfutables signes
Qu'ils sont pervers, qu'ils sont indignes
Des richesses et des honneurs,
Et du pouvoir et des grandeurs.
Or, j'entends dire une parole
Communément, qui moult est folle,
Et la tiennent tretuit por vroie 6551
Par lor fol sens qui les desvoie,
Que les honors les meurs remuent.
Mès cil mauvesement arguent:
Car honors ne font pas muance,
Mès il font signe et démonstrance
Quex meurs en eus avant avoient,
Quant ès petis estas estoient,
Cil qui les chemins ont tenus
Par quoi sunt as honors venus.
Car cil sunt fel et orguilleus,
Despiteus et mal semilleus,
Puis qu'il vont honors recevant,
Sachiés tiex ierent-il devant,
Cum tu les pués après véoir,
S'il en éussent lors pooir.
Si n'apelé-ge pas poissance
Pooir mal, ne desordenance:
Car l'Escripture si dit bien
Que toute poissance est de bien,
Ne nus à bien faire ne faut,
Fors par foiblece et par defaut;
Et qui seroit bien cler véans,
Il verroit que maus est néans,
Car ainsinc le dit l'Escripture.
Et se d'auctorité n'as cure,
Car tu ne vuez espoir pas croire
Que toute auctorité soit voire,
Preste sui que raison i truisse,
Car il n'est riens que Diex ne puisse.
Mès qui le voir en vuet retraire,
Diex n'a poissance de mal faire;
Et se tu es bien congnoissans,
Et vois que Diex est tous poissans,
Et que prennent pour vérité 6583
Maints fols dans leur simplicité:
C'est que les honneurs vous corrompent.
Mais ceux-là, crois-moi, bien se trompent,
Car les honneurs ne changent rien
A vos moeurs, mais démontrent bien
Quelle était avant la nature,
Dans leur position obscure,
Des hommes de petit venus
Qui sont aux honneurs parvenus.
Ils sont de nature orgueilleuse,
Mauvaise et basse et dépiteuse,
Dès qu'ils vont honneurs recevant;
Sache donc qu'ils étaient avant
Ce que les as vus par la suite,
Mais leur force était lors petite.
Orgueil, malice et cruauté
Ne sont puissance en vérité;
Car ainsi que dit l'Écriture,
La puissance est de source pure,
Et nul ne viole le bien
S'il n'est impuissant et vaurien.
L'homme doué de clairvoyance
Sait que le mal n'est qu'impuissance;
Ainsi l'Écriture le dit.
Si ce pourtant ne te suffit,
Si ton âme n'est convaincue,
Car il n'est sentence absolue,
Je puis le prouver en ce lieu,
Car rien n'est impossible à Dieu.
Nul ne peut dire le contraire,
Dieu n'a puissance de mal faire;
Donc si tu es bien connaissant,
Et si Dieu, quoique tout puissant,
Qui de mal faire n'a pooir, 6585
Donc pués-tu clerement véoir
Que qui l'estre des choses nombre,
Mal ne met nule chose en nombre;
Mès si cum li ombre ne pose
En l'air oscurci nule chose,
Fors defaillance de lumiere,
Tretout en autele maniere,
En créature où bien deffaut,
Mal n'i met riens fors pur deffaut
De bonté, riens plus n'i puet metre.
Et dit encores plus la letre,
Qui des mauvès comprent la somme,
Que li mauvès ne sunt pas homme,
Et vives raisons i amaine;
Mès ne voil or pas metre paine
A tout quanque ge di prover,
Quant en escript le pués trover.
Et neporquant, s'il ne te grieve,
Bien te puis par parole brieve
Des raisons amener aucune:
C'est qu'il lessent la fin commune
A quoi tendent et tendre doivent
Les choses qui estre reçoivent.
C'est de tous biens le soverain
Que nous apelons premerain.
Autre raison i a biau metre
Por quoi li mauvès n'ont pas estre,
Qui bien entent la conséquence
Qu'il ne sunt pas en ordenance
En quoi tout lor estre mis ont,
Tretoutes les choses qui sont,
Dont il s'ensieut à cler véant
Que li mauvès sunt por néant.
N'a pas le pouvoir de mal faire, 6617
Donc à tes yeux c'est chose claire
Que de tout ici-bas l'auteur
Ne fut du mal le créateur.
De même que l'ombre ne pose
En l'air obscurci nulle chose,
Fors de lumière effacement,
Ainsi le mal également,
En créature où le bien manque,
Ne mit rien excepté le manque
De bonté; rien de plus n'y mit.
Et de plus l'Écriture dit,
Des méchants comprenant la somme,
Que le méchant n'est pas un homme,
Non sans vives raisons donner.
Pourquoi du reste m'acharner
A faire de mes dits les preuves,
Quand en écrits partout les treuves?
Pourtant, si tu veux m'écouter,
Je puis en deux mots t'apporter
Entre mille raisons quelqu'une:
C'est qu'ils laissent la fin commune
Où toute chose tendre doit
Ici-bas qui l'être reçoit:
C'est la richesse souveraine
Que nous appelons primeraine.
D'autres raisons trouvera bien
Par quoi les méchants ne sont rien
Qui bien entend la conséquence,
Puisqu'ils vivent sans conscience
Du but où chacun ici-bas
Adresse et son coeur et ses pas;
D'où découle de façon claire
Que méchants ne sont rien, j'espère.
Or vois comme Fortune sert 6619
Ça jus en ce mondain desert;
Et comment el fait à despire
Qui des mauvès eslit le pire,
Et sus tous hommes le fist estre
De ce monde seignor et mestre,
Et fist Seneque ainsinc destruire:
Fait donques bien sa grace à fuire.
Quant nus, tant soit de bon éur,
Ne la puet tenir asséur,
Por ce voil que tu la desprises,
Et que sa grace riens ne prises.
Claudius néis s'en soloit[40]
Merveiller, et blasmer voloit
Les Diex de ce qu'il consentoient
Que li mauvès ainsinc montoient
Ès grans honors, ès grans hauteces,
Ès grans pooirs, ès grans richeces;
Mès il méismes i respont,
Et la cause nous en espont,
Cum cil qui bien de raison use,
Et les Diex assoit et escuse,
Et dit que por ce le consentent
Que plus après les en tormentent,
Por estre plus forment grevés;
Car por ce sunt en haut levés
Que l'en les puist après véoir
De plus haut trebuchier et choir.
Et se tu me fais cest servise
Que ge ci tesmoingne et devise,
Jamès nul jor ne troveras
Plus riche homme que tu seras,
Ne jamès ne seras iriés,
Tant soit tes estaz empiriés
Or vois comme Fortune sert6651
Ci-bas en ce mondain désert,
Comme on fait bien de la maudire,
Elle qui des méchants le pire
Choisit pour être le premier,
Maître et seigneur du monde entier,
Et fit Sénèque ainsi détruire.
Donc ses faveurs point ne désire,
Puisque nul n'est si grand, si fort
Qu'il soit assuré de son sort.
Il vaut mieux que tu la méprises
Et que ses grâces rien ne prises.
Claudius même s'en soulait[40b]
Étonner et blâmer voulait
Les Dieux, de ce qu'ils acceptassent
Que les méchants ainsi montassent
Aux grand' richesses, aux faveurs,
Aux grands pouvoirs, aux grands honneurs;
Mais lui-même bien nous expose,
Après, la véritable cause,
En homme sage et bien pensant,
Et les Dieux excuse et défend,
Disant qu'à ce les Dieux consentent,
Parce qu'après plus les tourmentent,
Et les élèvent pour les voir
De plus haut trébucher et choir.
Et si tu veux mes conseils suivre,
Heureux et sage pourras vivre,
Et jamais tu ne trouveras
Plus que toi-même ne seras,
Nul homme riche sur la terre.
Au désespoir, à la colère
De cors, ne d'amis, ne d'avoir; 6653
Ains vodras pacience avoir,
Et tantost avoir la porras
Cum mes amis estre vorras.
Por quoi donc en tristor demores?
Je vois maintes fois que tu plores
Cum alambic sus alutel:
L'en te devroit en ung putel
Tooiller cum un viex panufle.
Certes ge tendroie à grant trufle
Qui diroit que tu fusses hon;
C'onques hon en nule seson,
Por qu'il usast d'entendement,
Ne demena tel marement.
Li vif déable, li maufé
T'ont si en amer eschaufé,
Qui si fait tes iex lermoier,
Qui de nule riens esmoier
Qui t'avenist, ne te déusses,
Se point d'entendement éusses.
Ce fait li Diex qui ci t'a mis,
Tes bons mestres, tes bons amis:
C'est Amor qui soufle et atise
La brese qu'il t'a où cuer mise,
Qui fait tes iex les lermes rendre,
Chier te vuet s'acointance vendre;
Car ce n'aferist mie à homme
Que sens et proesce renomme.
Certes malement t'en diffames,
Lesse plorer enfans et fames,
Bestes fiébles et variables,
Et tu soies fers et estables.
Quant Fortune verras venir,
Vués-tu sa roë retenir
Ne seras plus oncques livré, 6683
Tant soit ton état empiré
De corps, d'amis ou de chevance;
Mais voudras avoir patience
Et bien facilement l'auras
Tant qu'être mon ami voudras.
Pourquoi donc triste tu demeures?
Je vois maintes fois que tu pleures
Comme alambic sur son fourneau;
On te devrait dans un ruisseau
Laver comme une vieille loque.
Moult serait simple et je m'en moque,
Qui pour un homme te prendrait;
Car jamais nul homme, en effet,
Si peu qu'il eût d'intelligence,
Ne chut en telle défaillance.
Le diable, source de tout mal,
T'a si fort d'un amour fatal
Chauffé, qu'il fait couler tes larmes
Et d'un rien te remplit d'alarmes,
Toi qui si bas choir ne devrais
Si quelque intelligence avais.
C'est Amour qui souffle et attise
Cette braise au coeur qu'il t'a mise,
C'est lui seul qui t'abaisse ainsi,
Ton bon maître, ton bon ami,
Qui fait tes yeux les larmes rendre;
Cher te veut son amitié vendre.
Ainsi n'agissent pas les preux,
Les forts, prends modèle sur eux;
Toi-même malement t'infames.
Laisse pleurer enfants et femmes,
Bêtes craintives, sans vigueur,
Mais toi reste ferme et sans peur.
Qui ne puet estre retenuë 6687
Ne par grant gent, ne par menuë?
Cis grans empereres méismes,
Neron, dont exemple méismes,
Qui fu de tout le monde sires,
Tant s'estendoit loing ses empires,
Ne la pot onques arrester,
Tant péust honors conquester:
Car il, se l'istoire ne ment,
Reçut puis mort mauvesement.
De tout son pueple fut haïs,
Dont il cremoit estre envaïs;
Si manda ses privés amis,
Mès onc li messagiers tramis
Ne trovèrent, quequ'il déissent,
Nus d'aus qui lor huis lor ovrissent.
Adonc i vint privéement
Neron moult paoreusement,
Et hurta de ses propres mains,
N'onc ne l'en firent plus ne mains:
Car quant plus chascun apela,
Chascun plus s'endost et cela;
Ne nus ne li volt mot respondre,
Lors le convint aler repondre.
Quand vers toi Fortune se joue, 6717
Pourrais-tu retenir sa roue,
Ce que nul jusqu'ici n'a pu,
Qu'il soit puissant, qu'il soit menu?
Or ce grand empereur de Rome
Dont te parlais, ce puissant homme,
Ne la put lui-même arrêter,
Tant sût-il d'honneurs conquêter.
Il était du monde entier sire,
Tant s'étendait loin son empire;
Eh bien, si l'histoire ne ment,
Il périt misérablement.
Contre ce monstre sanguinaire
Du peuple éclata la colère.
Lors ses privés amis, dit-on,
Manda par messagers Néron;
Mais quoi que ceux-ci pussent faire,
Aucun n'ouvrit à leur prière.
Alors Néron furtivement
Lui-même vint peureusement,
Et ses royales mains frappèrent.
Mais portes closes demeurèrent;
Car plus chacun il appelait
Et plus chacun se renfermait,
Nul d'eux ne voulut mot répondre;
Il revint chez lui se morfondre.
XLI
Comment l'emperere Neron6714
Se tua devant deux garçons,
En ung jardin où se bouta,
Pour ce que son pueple doubta.
Si se mist por soi herbergier
O deux siens sers en un vergier:
Car jà partout plusors coroient
Qui por ocierre le queroient,
Et crioient: Neron, Neron,
Qui le vit? où le trouveron?
Si qu'il néis bien les ooit,
Mès consel metre n'i pooit;
Si s'est si forment esbahis:
Qu'il méismes s'en enhaïs:
Et quant il se vit en ce point,
Qu'il n'ot mès d'esperance point,
As sers pria qu'il le tuassent,
Ou qu'à soi tuer li aidassent.
Si s'occist; mès ains fist requeste
Que jà nus ne trovast sa teste,
Por ce qu'il ne fust congnéus,
Se son cors fust après véus.
Et pria que le cors ardissent
Si-tost cum ardoir le poïssent.
Et dist li livres anciens,
Dit des douze Cesariens,
Où sa mort trovons en escript,
Si cum Suetonius l'escript [41],
Qui la loi cretienne apele
Fauce Religion novele
XLI
Comment cet empereur Néron,6743
Craignant son peuple avec raison,
Devant deux esclaves se tue
En son jardin, l'âme éperdue.
Lors il courut pour se cacher
Avec deux serfs en un verger,
Car déjà la foule en délire
Partout le cherchait pour l'occire,
Et s'écriait: Néron, Néron,
Où donc, où trouver ce félon?
Et lui, qui les entendait braire,
Mais qui ne savait comment faire,
Tant fut d'épouvante envahi
Que de soi-même fut haï.
Lors Néron, en sa méchéance
Ayant perdu toute espérance,
Pria ses serfs de le férir
Ou bien de l'aider à mourir.
Il s'occit; mais avant, requête
Leur fit de lui couper la tête,
Pour ne pas être reconnu
Après, si son corps était vu,
Et ce corps de réduire en cendre
Dès qu'ils pourraient et sans atendre.
On lit aux livres anciens
Dits des douze Césariens,
Où l'on trouve sa mort écrite,
Comme l'a Suétone décrite[41b],
Qui du Christ la religion
Traite d'absurde fiction
Et mal faisant, ainsinc la nomme, 6741
(Vez ci mot de desloial homme);
Que en Neron fu definie
Des Cesariens la lignie.
Cis par ses faits tant porchaça,
Que tout son linage effaça.
Neporquant fu-il coustumiers
De biens faire ès cinc ans premiers;
Onc si bien ne governa terre
Nus princes que l'en séust querre,
Tant sembla vaillans et piteus
Li desloiaus, li despiteus;
Et dist en audience à Romme,
Quant il, por condampner un homme,
Fu requis de la mort escrire,
Ne n'ot pas honte de ce dire,
Qu'il vosist miex non savoir letre,
Que sa main por escrire i metre.
Si tint, ce vuet li livres dire
Entor dix et sept ans l'empire[42],
Et trente-deux dura sa vie;
Mès ses orguex, sa felonie,
Si forment l'orent envaï,
Que de si haut si bas chaï,
Cum tu m'as oï raconter:
Tant l'ot fait Fortune monter,
Que tant le fist après descendre,
Cum tu pués oïr et entendre.
N'onc ne la pot tenir Cresus[43],
Qu'el n'el' tornast et jus et sus,
Qui refu roi de toute Lyde,
Puis li mist-l'en où col la bride,
Et fu por ardre au feu livrés,
Quant par pluie fu délivrés,
Et malfaisante, ainsi la nomme 6773
(Voici mot de déloyal homme),
Que s'éteignit avec Néron
Des Césariens la maison.
Ainsi tant de mal fit ce traître
Qu'il fit sa race disparaître.
Pourtant de son règne au début,
Pendant cinq ans, bon prince il fut;
De monarques on ne vit guère
Aussi bien gouverner leur terre,
Tant paraissait vaillant et bon
Ce déloyal et ce félon.
Il dit en audience à Rome,
Lorsque pour condamner un homme
Fut requis de signer l'arrêt,
Que certes il préférerait,
Et n'eût pas honte de le dire,
Que sa main ne sût pas écrire.
L'histoire dit que trop longtemps
Il tint l'empire dix-sept ans[42b]
Et trente-deux dura sa vie.
Mais son orgueil, sa félonie,
L'avaient tellement corrompu,
Que de si haut si bas est chu,
Ainsi que tu viens de l'entendre;
Et c'est pour le faire descendre
D'un coup si bas, qu'à mon avis
L'avait si haut Fortune mis.
Crésus non plus, roi de Lydie[43b],
Ne put la Fortune ennemie
Retenir; elle le versa
Et la corde au cou lui passa;
Sur le bûcher il était même,
Quand soudain, à l'heure suprême,