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Le roman de la rose - Tome II

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Qui le grant feu fist tout estaindre: 6775
N'onques nus n'osa là remaindre,
Tuit s'enfoïrent por la pluie;
Cresus se mist tantost en fuie,
Quant il se vit seul en la place
Sans encombrement et sans chace.
Puis refu sires de sa terre,
Et puis revint novele guerre,
Puis refu pris, et puis pendus,
Quant li songes li fu rendus
Des deus Diex qui li aparoient,
Qui sus l'arbre en haut le servoient.
Jupiter, ce dist, le lavoit,
Et Phebus la toaille avoit,
Et se penoit de l'essuier.
Mal se volt où songe appuier,
Dont si grant fiance acueilli,
Que comme fox s'en orgueilli;
Bien li dist Phanie sa fille,
Qui tant estoit saige et soutille,
Que savoit les songes espondre,
Et sans flater li volt respondre.


XLII Illustration: Biau pere, dit la damoisele... Voir image


Comment Phanie dist au roy
Son pere, que par son desroy
Il seroit au gibet pendu,
Et l'a par son songe entendu.


Biau pere, dit la damoisele,
Ci a dolereuse novele:
Vostre orguel ne vaut une coque,
Sachiés que Fortune vous moque.

[p.161]

L'eau du ciel éteignit le feu 6807
Et le sauva. Car de ce lieu
Effrayés tous prirent la fuite
Et Crésus s'éloigna bien vite,
Quand seul en la place il se vit,
Sans que nul ne le poursuivît;
Puis fut encor roi dans sa terre,
Et puis subit nouvelle guerre,
Et puis fut repris et pendu
Quand lui fut le songe apparu.
Deux Dieux il vit au haut d'un hêtre
Qui le servaient comme leur maître.
Jupiter, dit-il, le lavait,
Et Phoebus la toile tenait
Pour essuyer son corps auguste.
Pour son malheur il trouva juste
Ce songe, confiance en prit,
Et comme un fol s'enorgueillit.
Cependant sa fille Phanie
Qui sage était, de grand génie
Pour les songes interpréter,
Lui dévoila sans le flatter.


XLII


Cy dit à son père Phanie
Que pour son orgueilleuse vie
Il serait au gibet pendu;
Tel doit le songe être entendu.


Beau père, dit la damoiselle,
J'y vois douloureuse nouvelle:
Tout votre orgueil ne vaut deux clous;
Fortune se moque de vous.

[p.162]

Par ce songe poés entendre 6805
Qu'el vous vuet faire au gibet pendre;
Et quant serés pendus au vent,
Sans coverture et sans auvent,
Sus vous plovra, biaus sires rois,
Et li biaus solaus de ses rais
Vous essuera cors et face.
Fortune à ceste fin vous chace,
Qui tolt et donne les honors,
Et fait sovent des grans menors,
Et des menors refait greignors,
Et seignorir sus les seignors.
Que vous iroie-ge flatant?
Fortune au gibet vous atent,
Et quant au gibet vous tendra
La hart où col, el reprendra
La bele corone dorée
Dont vostre teste est coronée;
S'en iert uns autres coronés
De qui garde ne vous prenés.
Et por ce que je vous espoigne
Plus apertement la besoigne,
Jupiter qui l'iaue vous donne,
Ce est li airs qui pluet et tonne;
Et Phebus qui tient la toaille,
C'est le solel sans nule faille:
L'arbre par le gibet vous glose;
Je n'i puis entendre autre chose.
Passer vous convient ceste planche,
Fortune ainsinc le pueple vanche
Des bobans que vous demenés,
Cum orguilleus et forsenés.
Si destruit-ele maint prodomme,
Qu'el ne prise pas une pomme

[p.163]

Car par ce songe il faut entendre 6837
Qu'elle vous veut au gibet pendre;
Et quand serez bercé du vent
Sans couverture et sans auvent,
Lors sur vous tombera la pluie,
Pour que le soleil vous essuie
Corps et face de ses rayons.
Ainsi donc Fortune craignons
Qui donne et ravit la richesse,
Et bien souvent les grands abaisse,
Pour élever l'humble aux honneurs
Et faire esclaves les seigneurs.
Que servirait la flatterie?
Fortune au gibet vous épie,
Et quand au gibet vous tiendra
La hart au col, elle prendra
La belle couronne dorée
Dont votre tête est couronnée,
A quelqu'un pour en faire don
De qui vous n'avez nul soupçon.
Écoutez que je vous expose
Céans plus clairement la chose:
Le premier des dieux, Jupiter
Qui tonne et verse l'eau, c'est l'air,
Et Phoebus qui porte la toile
A nos yeux le soleil dévoile;
Quant à l'arbre, c'est le gibet.
Rien plus je n'y vois en effet,
La planche il faut passer, mon père.
Fortune ainsi venge la terre
De cette folle vanité
Dont vous êtes si transporté.
Ainsi Fortune maint prudhomme
Renverse et ne prise une pomme

[p.164]

Tricherie, ne loiauté, 6839
Ne vil estat, ne roiauté:
Ainçois s'en joë à la pelote,
Comme pucele nice et sote,
Et giete à grant desordenance
Richece, honor et reverance,
Dignités et poissance donne,
Ne ne prent garde à quel personne:
Car ses graces, quant les despent,
En despendant si les espent,
Que les giete en leu de poties,
Par putiaus et enfangeries;
Qu'el ne prise tout une bille
Fors que Gentillesce sa fille,
Cousine à prochaine chéance,
Tant la tient Fortune en balance.
Mès de cele est-il voirs sans faille
Que Fortune à nul ne la baille,
Comment qu'il aut du retolir.
S'il ne scet si son cuer polir,
Qu'il soit cortois, preus et vaillans:
Que nus n'est si bien bataillans,
Se de vilonie s'apresse,
Que Gentillesce ne le lesse.
Gentillesce est noble et si l'ain,
Qu'el n'entre mie en cuer vilain:
Por ce vous los, mon très-chier pere,
Que vilonie en vous n'apere.
Ne soyés orguilleus ne chiches,
Ayés, por enseignier les riches,
Large cuer, et cortois et gent,
Et piteus à la povre gent:
Ainsinc le doit chascuns rois faire.
Large, cortois et debonnaire

[p.165]

Ni traître coeur, ni loyauté, 6871
Ni vil état, ni royauté.
Elle s'en joue à la pelote
Comme pucele simple et sotte,
Et jette en désarroi grandeurs,
Richesses, révérence, honneurs,
Et dignités, puissance donne
Sans songer à quelle personne.
Car ses grâces, quand en fait don,
Les épand de telle façon,
Qu'elles tombent sur les ordures,
Bourbiers, fumiers et pourritures.
Rien ne lui vaut un pois vaillant,
Hormis Noblesse son enfant,
Cousine aussi de male chance,
Tant la tient Fortune en balance.
Mais Fortune qui cependant
Si bien Noblesse nous reprend,
Oncques ne la baille à personne,
S'il n'a l'âme moult pure et bonne,
S'il n'est courtois, preux et vaillant;
Et nul n'est si bien bataillant
Qui les lois de l'honneur oublie,
Que Noblesse aussitôt ne fuie.
J'aime Noblesse et son dédain
Pour tout coeur félon et vilain.
Père, aussi je vous en convie;
Qu'en vous ne règne vilenie,
Ayez coeur courtois, large et gent,
Et piteux à la pauvre gent,
Ainsi le doit chacun roi faire;
Large, courtois et débonnaire
Soit son coeur et plein de pitié,
S'il veut du peuple l'amitié.

[p.166]

Ait le cuer, et plain de pitié, 6873
S'il quiert du pueple l'amitié,
Sans qui rois en nule seson
Ne puet plus ne c'uns simples hon.
Ainsinc le chastioit Phanie,
Mais fox ne voit en sa folie,
Fors que sens et raison ensemble,
Si cum en son fol cuer li semble.
Cresus qui point ne s'umilie,
Tous plains d'orguel et de folie,
En tous ses fais cuide estre sages,
Combien qu'il féist grans outrages.

Cresus respond à sa fille.

Fille, dist-il, de cortoisie
Ne de sens ne m'aprenés mie;
Plus en sai que vous ne savés,
Qui ainsinc chastié m'avés;
Et quant par votre fol respons
M'avés mon songe ainsinc espons,
Servi m'avés de grans mençonges.
Car sachiés que cist nobles songes,
Où fauce glose volés metre,
Doit estre entendus à la letre;
Et ge méismes li entens,
Si cum vous le verrez en tens.
Qnques si noble vision
N'ot si vile exposicion:
Li Diex, sachiés, à moi vendront,
Et le servise me rendront
Qu'il m'ont par ce songe tramis,
Tant est chacuns d'aus mes amis,
Car bien l'ai pieça deservi.

[p.167]

Donnez le bon exemple au riche, 6905
Ne soyez orgueilleux ni chiche,
Car sans le peuple un roi n'est rien
Non plus qu'un simple citoyen.
Ainsi le conseillait Phanie;
Mais fol ne voit en sa folie
Rien que bon sens et que raison,
Et le fol n'en vit pas plus long.
Crésus qui point ne s'humilie,
Tout plein d'orgueil et de folie,
Se croit le plus sage des rois,
Si fol qu'il fût, comme tu vois:

Crêsus répond à sa fille.

Vous ne m'apprenez rien, Phanie,
Dit-il, de sens ni courtoisie;
Plus j'en sais que vous ne savez,
Vos avis pour vous conservez.
Servi m'avez de grand mensonge
En m'expliquant ce noble songe
Qu'interprétez si sottement;
Car ce songe certainement,
Où fausse glose voulez mettre,
Doit être compris à la lettre
Et comme il convient je l'entends,
Ainsi que le verrez céans.
Oncques vision si subtile
N'eut explication si vile.
Les dieux, ma fille, à moi viendront
Et le service me rendront
Qu'ils ont dépeint à mes yeux même,
Tant chacun d'eux m'estime et m'aime;
Dès longtemps je l'ai mérité.

[p.168]

Raison.

Vez cum Forturne le servi, 6904
Qu'il ne se pot onques deffendre
Qu'el nel' féist au gibet pendre.
N'est-ce donc chose bien provable
[44]
Que sa roë n'est pas tenable;
Que nus ne la puet retenir,
Tant sache à grant estat venir?
Et se tu scés riens de logique,
Qui bien rest science autentique,
Puis que li grant seignor i faillent,
Li petit en vain se travaillent.
Et se ces prueves riens ne prises
D'anciennes istoires prises,
Tu les as de ton tens noveles
De batailles fresches et beles,
De tel biauté, ce dois savoir,
Comme il puet en bataille avoir.
C'est de Mainfroi roi de Sesile[45],
Qui par force tint et par guile
Lonc-tens en pès toute sa terre,
Quant li bons Karles li mut guerre,
Conte d'Anjou et de Provance,
Qui par devine porvéance,
Est ores de Sesile rois,
Qu'ainsinc le volt Diex li verois
Qui tous jors s'est tenus o li.
Cist bons rois Karles l'en toli,
Non pas sans plus la seignorie,
Ains li toli du cors la vie.
Quant à l'espée qui bien taille,
En la premeraine bataille

[p.169]

Raison.

Bien le servit en vérité 6996
Fortune. Il ne put s'en défendre,
Elle le fit au gibet pendre;
Car nul ne la peut retenir,
Tant sache à grand état venir;
Et si tu connais la logique
Qui science est bien authentique,
Où tombent les grands et les forts
Les petits perdent leurs efforts.
Et si ces preuves tu méprises
Des anciennes histoires prises,
Il en est, tu dois le savoir,
D'aussi sûres qu'on puisse en voir
De notre temps et plus nouvelles,
Par batailles grandes et belles.
D'abord en Sicile, Mainfroy
[45b]
Qui par trahison sous sa loi
Longtemps en paix tint cette terre,
Quand le bon Charles lui fit guerre
Qui règne en Sicile aujourd'hui.
Comme tu le sais, ce fut lui,
Comte d'Anjou et de Provence,
Dans sa divine providence
Que Dieu pour être roi choisit.
Ce bon roi Charles lui ravit
Non seulement sa seigneurie,
Mais son armée avec la vie,
Lorsque de son glaive acéré,
Dès le premier combat livré,
L'assaillit pour le déconfire,
Courant échec et mat lui dire,

[p.170]

L'assailli por li desconfire, 6935
Eschec et mat li ala dire
Desus son destrier auferrant,
Du trait d'un paonnet errant
Où mileu de son eschiquier.
De Corradin parler ne quier[45],
Son neveu, dont l'exemple est preste,
Dont li rois Karles prist la teste
Maugré les princes d'Alemaigne:
Henri, frere le roi d'Espaigne,
Plain d'orguel et de traïson,
Fist-il morir en sa prison.
Cil dui, comme folz garçonnés,
Roz et fierges et paonnés,
Et chevaliers as gieus perdirent,
Et hors de l'eschiquier saillirent,
Tel paor orent d'estre pris
Au geu qu'il orent entrepris:
Car qui la vérité regarde,
D'estre mat n'avoient-il garde,
Puisque sans roi se combatoient:
Eschec et mat riens ne doutoient,
Ne cil haver ne les pooit,
Oui contre eus as eschiés jooit,
Fust à pié, fust sur les arçons;
Car l'en ne have pas garçons,
Fox, chevaliers, fierges ne ros;
Car se vérité conter os,
Si n'en quier-ge nulli flater,
Ainsinc cum il va du mater,
Puisque des eschiés me sovient,
Se tu riens en sés, il convient
Que cil soit roi, que l'en fait haves
[46],
Quant tuit si homme sunt esclaves,

[p.171]

Dessus son puissant destrier, 6967
Au milieu de son échiquier,
Du trait d'une flèche mortelle.
Faut-il qu'aussi je te rappelle
De Conradin le triste sort[45]
Que le roi Charles mit à mort
Malgré les princes d'Allemagne,
Henri, frère du roi d'Espagne,
Plein d'orgueil et de trahison
Qu'il fit mourir en sa prison?
Ces deux écervelés sans peine
Cavaliers, pions, tours et reine
Perdirent là jusqu'au dernier
Et s'enfuirent de l'échiquier,
Tant craignaient dans cette partie
Se voir la liberté ravie.
Car ils ne devaient nullement
Craindre être échec et mat vraiment,
Puisqu'ils allaient sans roi combattre,
Et tant aurait-il pu les battre,
Que haver nul ne les pouvait
Qui contre eux aux échecs jouait,
Non, nul, soit à pied, soit en selle,
Car on ne have pas rebelle,
Vilain ni fou, ni cavalier,
Reine ni tour sur l'échiquier.
Car sans mensonge, à te vrai dire,
Pour le mater te bien décrire
(Des échecs puisqu'il me souvient),
Si tu ne le sais, il convient
Que soit roi celui qu'on fait haves
[46b]
Lorsque tous les siens sont esclaves,
Quand, forcé par ses ennemis
Qui l'ont en telle passe mis,

[p.172]

Si qu'il se voit seus en la place, 6969
Ne n'i voit chose qui li place;
Ains s'enfuit par ses anemis
Qui l'ont en tel povreté mis:
L'en ne puet autrement haver,
Ce sevent tuit large et aver.
Car ainsinc le dist Athalus,
Qui des eschez controva l'us
[47],
Quant il traitoit d'arismétique;
Et verras en Policratique[48]
Qu'il s'enflechi de la matire
Et des nombres devoit escripre,
Où ce biau geu jolis trova,
Que par demonstrance prova.
Por ce se mistrent-il en fuie
Por la prise qui lor ennuie:
Qu'ai-ge dit? por prise eschever,
Mès por la mort qui plus grever
Les péust et qui pis valoit,
Car li geus malement aloit,
Au mains par devers lor partie
Qui de Diex s'iere departie;
Et la bataille avoit emprise
Contre la foi de sainte Eglise;
Et qui eschec dit lor éust,
N'iert-il qui covrir le péust,
Car la fierche avoit esté prise
Au gieu de la premiere assise,
Où li rois perdit comme fos,
Ros, chevaliers, paons et fos,
Si n'ert-ele pas là présente;
Mès la chétive, la dolente
Ne pot foïr ne soi deffendre,
Puisque l'en li ot fait entendre

[p.173]

Il se voit tout seul en l'arène 7001
Sans espoir que secours lui vienne.
Or haver voilà ce que c'est,
Riche ou pauvre chacun le sait.
Ainsi dit Attalus le sage
Qui des échecs trouva l'usage
[47b];
Car ce fut lui qui démontra
Ce beau jeu joli qu'il trouva
Quand il traitait d'Arithmétique.
On voit dans sa Polycratique[48b]
Comment la matière inventa
Et les calculs en combina.

De l'échiquier donc ils s'enfuirent,
Car d'être pris tous deux craignirent.
Qu'ai-je dit? Pour n'être tous deux
Pris? Non, mais pour éloigner d'eux
Une mort effroyable, impie;
Car en cette triste partie
Bien malement allait leur jeu
De qui s'était éloigné Dieu,
Puisqu'ils avaient guerre entreprise
Contre la foi de sainte Église.
Et si sur eux on fût venu
Leur dire échec, nul n'aurait pu
Les couvrir, car on prit la reine
Dès le premier combat sans peine
Où ce fol roi sut perdre tous
Ses cavaliers, pions et fous.
Aussi n'était-elle présente,
Mais la chétive, la dolente,
Apprenant que sanglant et froid,
Que mat et mort gisait Mainfroy,

[p.174]

Que mat et mort gisoit Mainfrois, 7003
Par chief, par pies, et par mains frois.
Et puis que cis bons rois oï
Qu'il s'en erent ainsinc foï,
Les prist-il fuitis ambedeus,
Et puis fist sa volenté d'eus,
Et de mains autres prisonniers,
De lor folie parçonniers.
Cis vaillans rois dont je te conte,
Que l'en soloit tenir à conte,
Cui nuis et jors, et mains et soirs,
L'ame, le cors et tous ses hoirs,
Gart Diex et deffende et conseille,
Cil donta l'orguel de Marseille
[49],
Et prist des plus grans de la vile
Les testes, ains que de Sezile
Li fust li roiaumes donnés,
Dont il fu puis rois coronnés,
Et vicaires de tout l'empire.
Mais ne voil or de li plus dire;
Car qui tretout vodroit retraire,
Ung grant livre en convendroit faire.
Vez ci gens qui grans honors tindrent:
Or scés à quel chief il en vindrent.
N'est donc bien Fortune séure,
Rest bien fos qui s'i asséure,
Quant ceus qu'el scult par devant oindre,
Seult ausinc par derriere poindre;
Et tu qui la Rose baisas,
Par quoi de duel si grant fais as,
Que tu ne t'en sez apaisier,
Cuidoies-tu tous jors baisier,
Tous jors avoir aise et délices?
Par mon chief, tu es fox et nices.

[p.175]

Pieds et mains et front dans la cendre, 7033
Ne put ni fuir ni se défendre.
Ce bon roi, lorsqu'il eut ouï
Qu'ainsi tous deux ils avaient fui
Du combat, les fit tantôt prendre
Et châtier sans plus attendre,
Avec maints autres prisonniers
De leur folie associés.
Ce vaillant roi que je te conte,
Ce héros dont maint et maint conte
Célèbre aujourd'hui les hauts faits
(Que Dieu nuit et jour à jamais
Et le défende et le conseille,
Et matin et soir sur lui veille,
Pour que sa maison règne en paix!),
Dompta l'orgueil des Marseillais
[49b],
Et prit des plus grands de la ville
La tête, avant que de Sicile
Lui fût le royaume donné,
Dont fut depuis roi couronné
Et vicaire de tout l'empire.
De lui je ne veux plus rien dire,
Car qui voudrait tout raconter
Un gros livre en pourrait dicter.
Or vois à quelle fin ils vinrent
Ces gens qui si grands honneurs tinrent.
Par devant toujours caressant
Et par derrière nous blessant,
Fortune ainsi souvent varie;
Certes bien fol est qui s'y fie;
Et toi qui la Rose baisas,
Chose pourquoi si grand deuil as
Que ta douleur jamais n'apaises,
Pensais-tu toujours avoir aises

[p.176]

Por que cis duel plus ne te tiengne, 7037
De Mainfroi voil qu'il te soviengne,
De Henri et de Corradin,
Qui firent pis que Sarradin,
De commencier bataille amere,
Contre sainte Eglise lor mere;
Et des faits des Marsiliens,
Et des grans hommes anciens,
Comme Neron, comme Cresus,
Dont je te contai ci-dessus,
Qui Fortune tenir ne porent
O tous les grans pooir qu'il orent.
Par foi frans hons qui tant se prise,
Qu'il s'orguillist por sa franchise,
Il ne scet mie en quel aage
Cresus li rois vint en servage,
Ne d'Ecuba, mient escient
[50],
Qui fu fame le roi Prient
Ne tient-il pas en sa mémoire,
Ne de Sisicambis l'istoire[51],
Mere Daire le roi de Perse,
Cui Fortune fu si perverse,
Que franchise et roiaumes tindrent,
Et serves en la fin devindrent?

D'autre part ge tiens à grant honte,
Puis que tu sés que letre monte,
Et que estudier te convient,
Quant il d'Omer ne te souvient,
Puisque tu l'as estudié;
Mais tu l'as, ce semble, oblié,
Et n'est-ce poine vaine et vuide,
Tu mès es livres ton estuide,

[p.177]

Et délices, toujours baiser? 7067
Pauvre fol d'ainsi t'abuser!
Pour que ce deuil plus ne te tienne,
De ce Mainfroy qu'il te souvienne,
Et d'Henri et de Conradin,
Qui firent pis que Sarrazin,
De commencer bataille amère
Contre sainte Église leur mère,
Et de l'orgueil des Marseillais
Et des anciens que tu connais,
Qui Fortune arrêter ne purent
Malgré le grand pouvoir qu'ils eurent,
Comme Néron, comme Crésus
Dont je t'ai parlé ci-dessus.
Par ma foi ne sait à quel âge
Tomba Crésus en esclavage,
L'homme libre qui de fierté
Se gonfle pour sa liberté.
Il ne retient en sa mémoire
Ni d'Hécube la sombre histoire
[50b],
Femme du roi Priam; non plus
La mère du roi Darius
Sisygambis, reine de Perse[51b],
Qui vit Fortune si perverse;
Toutes régnaient en liberté
Et churent en captivité.
D'autre part, je tiens à grand' honte,
Puisque tu sais ce que raconte
L'histoire, d'avoir oublié
Ce que tu as étudié,
Tout ce que sur cette matière
Nous rapporte le grand Homère.
Tu as sur les livres usé
Ton temps en travail insensé,

[p.178]

Et tout par négligence oblies! 7069
Que vaut quanque tu estudies,
Quant li sens au besoing te faut,
Et solement par ton defaut?
Certes tous jors en remembrance
Déusses avoir sa sentence;
Si devroient tuit homme saige
Et si fichier en lor coraige,
Que jamès ne lor eschapast
Tant que la mort les atrapast:
Car qui la sentence sauroit,
Et tous jors en son cuer l'auroit,
Et la scéust bien soupeser,
Jamès ne li devroit peser
De chose qui li avenist,
Que tous jors fers ne se tenist
Encontre toutes aventures,
Bonnes, males, moles ou dures.
Si rest-ele voir si commune,
Selonc les ovres de Fortune,
Que chascuns chascun jor le voit,
Se bon entendement avoit.
Merveilles est que ne l'entens
Qui ta cure as mise tant ens;
Mès tu l'as autre part tornée,
Par ceste amor desordenée,
Si la te voil or ramentoivre
Por toi faire miex aparçoivre.
Jupiter en toute saison
[52]
A sor le suel de sa maison,
Ce dit Omers, deus plains tonneaus;
Si n'est viex hons, ne garçonneaus,
N'il n'est dame, ne damoisele,
Soit vielle ou jone, laide ou bele,

[p.179]

Si tout par négligence oublies. 7101
Que sert ce que tu étudies
Si le bons sens défaut te fait
Par ta faute quant besoin est?
Certes toujours en souvenance
Tout homme sage sa sentence
Doit conserver, sans contredit,
Et la ficher en son esprit,
Pour que toujours elle y demeure
Entière, jusqu'à ce qu'il meure.
Car qui sa sentence saurait
Et toujours en son coeur l'aurait
Et la saurait comprendre toute,
Sans sortir de la droite route,
Nulle infortune ne craindrait
Et toujours ferme se tiendrait
Encontre toutes aventures
Males, bonnes, molles ou dures.
Car elle peint si nettement
De Fortune l'agissement,
Que chacun le voit sans doutance
Avec un peu d'intelligence.
Comment ne la comprends-tu pas,
Toi qui pourtant l'étudias?
Mais ton âme ailleurs s'est tournée
Par cet amour désordonnée.
Je vais donc te la rappeler
Pour le sens mieux t'en dévoiler.
Jupiter a, nous dit Homère
[52b],
Devant son palais de lumière,
Deux tonneaux en toute saison.
Il n'est vieillard, jeune garçon,
Il n'est dame ni damoiselle,
Soit vieille ou jeune, laide ou belle,

[p.180]

Qui vie en ce monde reçoive, 7103
Qui de ces deus tonneaus ne boive.
C'est une taverne planiere,
Dont Fortune la taverniere
Trait aluine et piment en coupes
[53]
Por faire à tout le monde soupes;
Tous les en aboivre à ses mains,
Mès les uns plus, les autres mains.
N'est nus qui chascun jor ne pinte
De ces tonneaus ou quarte ou pinte,
Ou mui, ou setier, ou chopine,
Si cum il plest à la meschine,
Ou plaine paume ou quelque goute
Que Fortune où bec li agoute:
Car bien et mal à chascun verse,
Si cum ele est douce ou perverse.
Ne jà nus si liés ne sera,
Quant il bien se porpensera,
Qu'il ne truist en sa greignor aise
Quelque chose qui li desplaise;
Ne jà tant de meschief n'aura,
Quant bien porpenser se saura,
Qu'il ne truisse en son desconfort
Quelque chose qui le confort,
Soit chose faite, ou chose à faire,
S'il pensoit bien à son afaire,
S'il ne chiet en desesperance,
Qui les pechéors desavance;
Ne nus hons n'i puet consel metre,
Tant ai léu parfont en letre.
Que te vaut donc le corrocier,
Le lermoier et le groucier?
Mès pren bon cuer et si t'avance
De recevoir en pacience

[p.181]

Qui le jour reçoive ici-bas, 7135
Que ces tonneaux n'abreuvent pas.
C'est une taverne pleinière
Où Fortune la tavernière
Verse l'absinthe et le piment
[53b]
Et nous abreuve incessamment,
Plus ou moins emplit notre coupe,
A tout le monde fait la soupe.
Chaque jour y venons bayer
Et des tonneaux, muids ou setier,
Suivant qu'il lui plaît, la coquine,
Ou quarte, ou pinte, ou bien chopine,
Ou quelque goutte, ou pleine main,
Au bec nous verse avec dédain;
Car bien ou mal à chacun verse
Suivant qu'elle est douce ou perverse.
Et nul si joyeux ne sera
Quand toujours il découvrira,
Au milieu de sa plus grande aise,
Quelque chose qui lui déplaise;
Et tant de malheur il n'aura
Quand toujours il découvrira,
S'il pense bien à son affaire,
Soit chose faite ou chose à faire,
Que toujours en son déconfort
Se trouve un peu de reconfort,
S'il ne tombe en désespérance
Qui les pécheurs guère n'avance.
Nul n'y saurait remède voir
Si grand que soit tout son savoir;
A quoi donc servent tes colères,
Murmures et larmes amères?
En patience et de bon coeur
Accepte donc, c'est le meilleur,

[p.182]

Tout quanque Fortune te donne, 7137
Soit bele ou laide, ou male ou bonne.
De Fortune la semilleuse,
Et de sa roë perilleuse
Tous les tors conter ne porroie.
C'est li gieu de boute-en-corroie,
Que Fortune set si partir,
Que nus devant au départir
Ne puet avoir science aperte
S'il i prendra gaaing ou perte;
Mès à tant de li me tairai,
Fors tant qu'encor m'i retrairai
Ung petitet por mes requestes,
Dont je te fai trois moult honestes:
Car volentiers recorde bouche
Chose qui près du cuer li touche;
Et se tu les vués refuser,
N'est riens qui t'en puist escuser
Que trop ne faces à blasmer:
C'est que tu me vueilles amer,
Et que le diex d'Amors desprises,
Et que Fortune riens ne prises.
Et se tu trop fiébles te fais
A soustenir ce treble fais,
Je le sui preste d'alegier
Por le porter plus de legier.
Pren la premiere solement,
Et se tu m'entens sainement,
Tu seras des autres délivres,
Car se tu n'es ou fox ou yvres,
Savoir dois, et bien le recorde,
Quicunques à Raison s'acorde,
Jamès par amors n'amera,
Ne Fortune ne prisera.

[p.183]

Tout ce que Fortune te donne, 7169
Belle ou laide, mauvaise ou bonne.
Je ne saurais en tous mes jours,
L'inconstante, conter ses tours,
Quand sur sa roue elle tournoie;
C'est le jeu de boute en courroie.
Ses dons Fortune ainsi départ
Que nul, quand il attend sa part,
Ne peut avoir science ouverte
S'il y doit prendre gain ou perte.
A présent, d'elle me tairai,
Fors pourtant que j'y reviendrai
Un petitet pour mes requêtes
Dont te ferai trois moult honnêtes;
Car on aime dire souvent
Ce qui nous touche fortement,
Et si ces requêtes refuses,
A mes yeux tu n'auras d'excuses
Et tu seras bien à blâmer:
C'est que tu me veuilles aimer,
Et que le Dieu d'Amours méprises,
Et que Fortune rien ne prises;
Et si trop faible tu te fais
Pour soutenir ce triple faix,
De l'alléger ferai-je en sorte,
Pour que ton coeur mieux le supporte.
Prends la première seulement,
Et si tu m'entends sainement
Des deux autres je te délivre.
A moins d'être fol ou d'être ivre,
Certes tu dois savoir tantôt
Et te rappeler mot à mot
Ce que te disais tout à l'heure:
Quiconque avec Raison demeure

[p.184]

Por ce fu Socrates itiex, 7171
Qui fu mes amis veritiex:
Li Diex d'Amors onc ne cremut,
Ne por Fortune ne se mut;
Por ce voil que tu li resembles,
Et que ton cuer au mien assembles:
Car se tu l'as où mien planté,
Il me soffist à grant planté.
Or vois cum la chose s'apreste,
Ge ne te fais c'une requeste;
Pren la premiere que t'ai dite,
Et ge te claim des autres quite.
Or ne tiens plus ta bouche close,
Respon: Feras-tu ceste chose?
Nule autre chose ne demant,
Ne me sers jamès autrement,
Et lesse ta pensée fole,
Et le fol Diex qui si t'afole;
Amors qui te fait en li croire,
Te tolt ton sens et ta mémoire,
Et de ton cuer les iex avugle,
Et tenir te fait por avugle.

Cy respond l'Amant à Raison.

Dame, fis-ge, ne puet autre estre,
Il me convient servir mon mestre
Qui moult plus riche me fera
Cent mile tans quant li plaira:
Car la Rose me doit baillier,
Se ge m'i sai bien travaillier;
Et se par li la puis avoir,
Mestier n'auroie d'autre avoir.

[p.185]

Jamais par Amour n'aimera 7203
Ni Fortune ne prisera.
Tel fut Socrate ferme et stable
Qui fut mon ami véritable,
Le Dieu d'Amours jamais ne crut
Et pour Fortune ne se mut.
Or je veux que tu lui ressembles
Et que ton coeur au mien assembles;
Car si ton coeur mets avec moi,
Je n'attends mieux ni plus de toi.
Si tu le veux, c'est chose faite,
Je ne te fais qu'une requête;
Prends la première et bien feras,
Et des autres quitte seras.
Or ne tiens plus ta bouche close,
Réponds, feras-tu cette chose?
Rien plus ne veux pour le moment;
Ne me sers jamais autrement,
Et laisse la passion folle
Et le fol Dieu qui tant t'affole.
Amour qui te fait croire en lui,
Sens et mémoire t'a ravi,
Et de ton coeur les yeux aveugle
Et te fait passer pour aveugle.

Cy répond l'Amant à Raison.

Dame, lui dis-je, je ne puis
Faire autrement que j'ai promis.
Non; autrement il ne peut être,
Il faut que je serve mon maître
Qui moult plus riche me fera
Cent mille fois, quand il voudra;
Car il me doit bailler la Rose
Si je fais bien ce qu'il m'impose,

[p.186]

Ge ne priseroie trois chiches 7201
Socrates combien qu'il fust riches,
Ne plus n'en quier oïr parler.
A mon mestre m'en vuel aler,
Tenir li vuel ses convenans;
Car il est drois et avenans,
S'en enfer me devoit mener,
N'en puis-ge mon cuer refrener;
Mon cuer jà n'est-il mie à moi.
Onc encores ne l'entamoi,
Ne ne bé pas à entamer
Mon testament por autre amer:
A Bel-Acuel tout le lessai,
Car tretout par cuer mon laiz sai,
Et di par grant impacience
Confession sans repentance:
Si ne vodroie pas la Rose
Changier à vous por nule chose:
Là convient que mes pensers voise.
Si ne vous tieng mie à cortoise,
Quant ci m'avés coilles nomées,
Qui ne sunt pas bien renomées
En bouche à cortoise pucele.
Vous qui tant estes saige et bele,
Ne sai comment nomer l'osastes,
Au mains quant le mot ne glosastes
Par quelque cortoise parole,
Si cum prode fame parole.
Sovent voi néis ces norrices,
Dont maintes sunt baudes et nices,
Quant lor enfant lavent et baingnent,
Qu'el les debaisent et aplaingnent,
Si les nomment-el autrement:
Vous savés or bien se ge ment.

[p.187]

Et si par lui la puis avoir, 7235
Point n'ai besoin d'un autre avoir;
Je ne priserais un pois chiche
Socrate, combien qu'il fût riche,
Et n'en veux plus ouir parler.
Je m'en veux à mon maître aller.
Je lui veux tenir ma promesse
Pour sa droiture et sa tendresse;
En enfer me dût-il mener,
Mon coeur se laisserait damner.
Il est à lui, point ne l'ignore,
Ne l'entamai jamais encore,
Ni pour un autre aimer, vraiment,
N'entamerai mon testament.
J'ai fait, en grande impatience,
Confession sans repentance;
A Bel-Accueil j'ai tout laissé,
Mon legs est dans mon coeur tracé,
Et ne voudrais à vous la Rose
Oncques changer pour nulle chose,
Car tous mes pensers je lui dois.
Mais peu courtoise je vous vois
Vous qui tant êtes sage et belle;
Car bouche à courtoise pucelle
N'a jamais couille prononcé;
C'est un mot là fort déplacé.
Je ne sais comment telle chose
Vous avez pu nommer sans glose,
Sans la voiler d'un mot courtois,
En prude femme. Ainsi je vois,
Par exemple, mainte nourrice,
Naïve gent et sans malice;
Quand lave et baigne son enfant
Et le va baisant, caressant,

[p.188]

Lors se prist Raison à sorrire, 7235
En sorriant me prist à dire:

Raison.

Biaus amis, ge puis bien nomer,
Sans moi faire mal renomer,
Apertement par propre non
Chose qui n'est se bonne non.
Voire du mal séurement
Puis-ge bien parler proprement:
Car de nule riens je n'ai honte,
Se tele n'est qu'à pechié monte
[54];
Mès chose où pechié se méist,
N'est riens qui faire me féist.
Onc en ma vie ne pechié,
N'encor ne fais-ge pas pechié,
Se ge nome sans metre gloses
Par plain texte les nobles choses
Que mes peres en paradis
Fist de ses propres mains jadis;
Et tous les autres estrumens
Qui sunt piliers et argumens
A soustenir nature humaine,
Qui sans eus fust et casse et vaine.
Car volentiers, non pas envis,
Mist Diex en coilles et en vits
Force de generacion,
Par merveilleuse entencion,
Por l'espece avoir tous jors vive
Par renovelance naïve.
C'est par naissance rechéable,
C'est par chéance reversable,

[p.189]

Autrement ne les nomme-t-elle? 7269
Dites-moi si je mens, ma belle.
Raison à sourire se prit
Alors, et souriant me dit:

Raison.

A bon droit, bel ami, j'appelle,
Sans mériter nulle querelle,
Franchement, de son propre nom,
Chose où rien n'est qui ne soit bon.
De nulle chose je n'ai honte
Si telle n'est qu'à péché monte.
Voire du mal assurément
Puis-je bien parler proprement;
Mais ne voudrais pour rien au monde
Nul péché faire ou chose immonde.
Jamais de mes jours ne péchai,
Et céans ne fais point péché
Quand je nomme sans mettre gloses,
Et par leur nom, les nobles choses
Que Dieu mon père en paradis,
De ses propres mains, fit jadis
Pour soutenir nature humaine,
Qui deviendrait et faible et vaine
Sans ces précieux instruments,
Ses piliers et ses arguments.
Car Dieu, qui certes rien ne souille,
Mit volontiers en vit et couille
Force de génération
Par merveilleuse intention,
Pour l'espèce avoir toujours vive
Par rénovation native.
Ainsi par mortel manquement
Et naturel enfantement

[p.190]

Par quoi Diex les fait tant durer, 7263
Qu'el ne puet la mort endurer.
Ainsinc fist-il as bestes muës
Qui par ce resont soustenuës:
Car quant les unes bestes meurent,
Les formes as autres demeurent.

L'Amant.

Or vaut pis, dis-ge, que devant,
Car bien voi ore apertement
Par votre parléure baude,
Que vous estes fole ribaude:
Car tout ait Diex les choses faites
Que ci devant m'avés retraites,
Les mos au mains ne fist-il mie
Qui sunt tuit plain de vilonie.

Raison.

Biaus amis, dist Raison la sage,
Folie n'est pas vasselage,
N'onc ne fu, ne jà ne sera.
Tu diras quanqu'il te plera,
Car bien en as tens et espace
De moi qui t'amor et ta grace
Voil avoir, n'estuet-il douter,
Car ge sui preste d'escouter
Et de souffrir, et de moi taire,
Mès que te gardes de pis faire,
Combien qu'à ledengier m'acueilles.
Si semble-il par fois que tu vueilles
Que je te responde folie;
Mais ce ne te ferai-ge mie,

[p.191]

Dieu fait tout durer sur la terre 7301
Malgré la mort qui tout altère.
Ainsi fit-il aux animaux
Que nous voyons toujours égaux,
Car si les uns tour à tour meurent,
Aux autres les formes demeurent.

L'Amant.

Vous valez, dis-je, pis qu'avant;
Car je vois bien apertement,
A votre lascive parole,
Que vous étes ribaude et folle.
Car si Dieu toutes choses fit,
Comme l'avez ci-devant dit,
Au moins les mots ne fit-il mie
Qui sont tout pleins de vilenie.

Raison.

Parle, ami, tant qu'il te plaira;
Jamais ne fut ni ne sera
Folie un acte de courage,
Me répondit Raison la sage;
Je t'en laisserai le loisir,
Car je veux ta grâce acquérir
Et ton amour, oncques n'en doute.
Aussi je reste et je t'écoute,
Prête à me taire, à tout souffrir,
Afin de pis te garantir,
Combien que durement m'accueilles.
C'est à croire que tu me veuilles
Faire répondre follement.
Je ne le ferai pas vraiment,

[p.192]

Ge qui por ton preu te chastoi, 7293
Ne sui mie de tant à toi
Que tel vilonie encommence,
Que ge mesdie, ne ne tence:
Qu'il est voirs et ne te desplese,
Tous jors est venjance mauvese;
Et si dois savoir que mesdire
Est encores venjance pire.
Moult autrement me vengeroie,
Se venjance avoir en voloie;
Car se tu meffais ou mesdis,
Ou par tes fais, ou par tes dis,
Secréement t'en puis reprendre,
Por toi chastoier et aprendre,
Sans blasme et sans diffamement,
Ou vengier néis autrement,
Se tu ne me voloie croire
De ma parole bonne et voire,
Par plaindre, quant tens en seroit,
A juge qui droit m'en feroit;
Ou par quelque fait raisonnable
Prendre autre venjance honorable.
Je ne voil mie as gens tencier,
Ne par mon dit desavancier,
Ne diffamer nule personne,
Quelqu'ele soit, mauvese ou bonne.
Port chascuns endroit soi son fès,
S'il vuet, si s'en face confès.
S'il ne vuet, jà ne s'en confesse.
Ge ne li en ferai jà presse.
N'ai talent de folie faire
Par quoi ge m'en puisse retraire,
Ne jà néis n'iert par moi dite:
Si rest taire vertu petite;

[p.193]

Moi qui pour ton bien te châtie. 7329
Assez ne te suis ennemie
Pour vilainement m'abaisser
A médire ou me courroucer.
Il est certain, ne t'en déplaise,
Que toujours vengeance est mauvaise,
Et sur ce nous serons d'accord
Que médisance est pire encor.
Pour me venger de ton offense
Je chercherais autre vengeance;
Car si tu méfais ou médis,
Ou par tes faits ou par tes dits,
Secrètement t'en puis reprendre
Pour te corriger et t'apprendre,
Sans blâme et sans diffamement;
Ou me venger même autrement,
Si tu ne voulais pas entendre
Ma leçon si sage et si tendre,
En me plaignant, quand temps serait,
Au juge qui droit m'en ferait;
Ou par quelque fait raisonnable
Prendre autre vengeance honorable.
Je ne veux pas les gens tancer
Ni par ma langue rabaisser,
Ni diffamer nulle personne,
Qui que ce soit, mauvaise ou bonne.
Que chacun porte son paquet,
Ou s'en confesse, s'il lui plaît,
S'il ne veut pas, ne s'en confesse;
Ce n'est pas moi, vrai, qui l'en presse.
Par tel chemin n'en sortirai;
Non, folie oncques ne ferai,
Oncques par moi ne sera dite,
Si se taire est vertu petite,

[p.194]

Mès dire les choses à taire, 7327
C'est trop grant déablie à faire.
Langue doit estre refrenée:
Car nous lisons de Tholomée
[55]
Une parole moult honeste
Au commencier de s'Almageste,
Que sages est cis qui met paine
A ce que sa langue refraine,
Fors sans plus quant de Diex parole;
Là n'a-l'en pas trop de parole,
Car nus ne puet Diex trop loer,
Ne trop por seignor avoer,
Trop criendre, ne trop obéir,
Trop amer, ne trop benéir,
Crier merci, ne graces rendre:
A ce ne puet nus trop entendre,
Car tous jors reclamer le doivent
Tuit cil qui biens de li reçoivent.
Caton méisme s'i acorde,
S'il est qui son livre recorde:
Là pués en escript trover tu
Que la premeraine vertu
C'est de metre en sa langue frain[56]
Donte donc la toie et refrain
De folie dire et d'outrages,
Si feras que preus et que sages:
Qu'il fait bon croire les paiens,
Cum de lor dit grans biens aiens.
Mès une chose te puis dire
Sans point de haïne ne d'ire,
Et sans blasme et sans ataïne,
Car fox est qui gens ataïne,
Que, sauve ta grace et ta pez,
Tu vers moi, qui t'aim et t'apez,

[p.195]

Dire chose qu'on doit cacher 7363
Est par trop vilement pécher.
Langue doit être refrénée,
Car nous lisons dans Ptolémée
[55b]
Un mot honnête et moult décent
Son Almageste en commençant.
Il dit: Sage est qui met sa peine
A ce que sa langue refrène,
Fors lorsqu'il va de Dieu parlant,
Là n'est jamais trop abondant.
Car nul jamais Dieu trop ne loue,
Pour son seigneur trop ne l'avoue,
Ne le peut trop craindre et servir,
Ni trop aimer, ni trop bénir,
Crier merci, ni grâces rendre;
A ce nul ne peut trop entendre.
Car toujours doivent l'invoquer
Ceux qu'il lui plaît de biens combler.
Caton pense la même chose
Et dans son livre nous l'expose.
En cet écrit trouver peux-tu
Que la souveraine vertu
Est à qui sa langue refrène[56b];
Dompte donc, refrène la tienne.
Il fait bon croire les païens,
En leurs préceptes sont grands biens;
Or comme un fol plus ne m'outrage,
Tu feras comme preux et sage.
Une chose dirai pourtant
Sans haine et sans emportement,
Sans amertume et sans querelle,
Car fol est qui les gens querelle.
Envers moi qui t'aime et te fais
Du bien, qui ne veux que ta paix,

[p.196]

Trop mesprens qui si te reveles, 7361
Qui fole ribaude m'apeles,
Et sans deserte me ledenges,
Quant mes peres li Rois des anges,
Diex li cortois sans vilonie,
De qui muet toute cortoisie,
Et m'a norrie et enseignie,
Ne m'en tiens à mal enseignie,
Ainçois m'aprist ceste maniere:
Par son gré sui-ge coustumiere
De parler proprement des choses
Quant il me plest, sans metre gloses.
Et quant me reveus oposer,
Tu qui me requiers de gloser,
Veus oposer, ainçois m'oposes,
Que tout ait Diex faites les choses,
Au mains ne fist-il pas le non;
Ge te respon, espoir que non;
Au mains celi qu'eles ont ores,
Si les pot-il bien nomer lores
Quant il premierement cria
Tout le monde et quanqu'il i a;
Mais il volt que non lor trovasse
A mon plesir, et les nomasse
Proprement et communément,
Por croistre nostre entendement:
Et la parole me donna
Où moult très-précieux don a;
Et ce que si t'ai récité
Pués trover en auctorité:
Car Platon disoit en s'escole
Que donnée nous fu parole
Por faire nos voloirs entendre,
Por enseignier et por aprendre.

[p.197]

Tu montres trop d'ingratitude 7397
En m'accusant de turpitude,
En m'insultant, ami, pourquoi?
Car mon père, des anges roi,
Dieu le courtois sans vilenie,
De qui vient toute courtoisie,
Qui m'enseigna, qui me nourrit,
Et qui rien de mal ne m'apprit,
M'instruisit de telle manière:
Par son gré suis-je coutumière
De parler de tout à souhait
Sans mettre gloses, s'il me plaît.
Et quand, pour que j'y mette gloses,
Tu dis que Dieu fit toutes choses,
Mais pourtant ne fit point le nom,
Je te réponds: c'est vrai que non,
Au moins du nom dont on les nomme.
Bien eût-il pu le faire, en somme,
Quand premièrement il créa
Le monde et tout ce qu'il y a.
Il voulut que nom leur trouvasse
A mon plaisir et les nommasse
Proprement et communément,
Pour croître notre entendement,
Et, don précieux, la parole
A moi donna que tu dis folle.
Mais tu peux en autorité
Trouver ce que t'ai récité;
Car Platon dit en son école
Que Dieu nous donna la parole
Pour nos volontés désigner,
Pour apprendre et pour enseigner.

[p.198]

Ceste sentence ci rimée7395
Troveras escripte en Thimée
De Platon qui ne fu pas nices;
Et quant tu d'autre part obices
Que lait et vilain sunt li mot,
Ge te di devant Diex qui m'ot,
Se ge, quant mis les noms as choses,
Que ci reprendre et blasmer oses,
Coilles reliques apelasse,
Et reliques coilles clamasse,
Tu qui si m'en mors et depiques,
Me redéisses de reliques
Que ce fust lais mos et vilains.
Coilles est biaus mos, et si l'ains;
Si sunt par foi coillon et vit,
Onc nus plus biaus gaires ne vit.
Ge fis les mos, et sui certaine
Qu'onques ne fis chose vilaine;
Et quant por reliques m'oïsses
Coilles nomer, le mot préisses
Por si bel; et tant le prisasses,
Que par tout coilles aorasses,
Et les baisasses en eglises,
En or et en argent assises;
Et Diex qui sages est et fis,
Tient à bien fait quanque je fis.
Comment, par le cors Saint Omer,
N'oseroi-ge mie nomer
Proprement les ovres mon pere?
Convient-il que ge le compere?
Noms convenoit-il qu'il éussent,
Ou gens nomer ne les séussent,
Et por ce tex nons lor méismes,
Qu'en les nomast par ceus méismes.

[p.199]

Cette sentence ici rimée7429
Tu trouveras dans le Thimée
De Platon qui n'était pas sot;
Et quand tu m'objectais tantôt
Qu'il est des mots vilains sans doute,
Je dis devant Dieu qui m'écoute:
Toi qui les noms céans blâmais
Qu'aux choses donnai, si j'avais
Couilles reliques appelées
Et reliques couilles nommées,
Toi qui telle noise m'en fais,
Alors reliques trouverais
Un mot vilain et laid de même;
Couille est un beau mot et je l'aime,
Comme, ma foi, couillon et vit;
De plus beaux oncques nul ne vit.
Je fis les mots et suis certaine
De n'avoir fait chose vilaine,
Et si les reliques j'avais
Couilles nommé, tu trouverais
Ce mot si beau, qu'en nos églises,
Dans l'or et dans l'argent assises,
T'en irais couilles admirer,
Baiser et pieux adorer.
Or Dieu, la sagesse suprême,
Trouva bien ce que fis moi-même.
Par le corps du grand saint Omer,
Comment, je n'oserais nommer,
Ami, les oeuvres de mon père?
Me convient-il noise lui faire?
Bien fallait-il nom leur donner
Pour que l'on pût les désigner.
C'est pourquoi de tels noms ces choses
Avons nommé sans mettre gloses,

[p.200]

Se fames nes noment en France, 7429
Ce n'est fors desacoustumance:
Car le propre non lor pléust,
Qui acoustumé lor éust:
Et se proprement les nomassent,
Jà certes de riens n'i pechassent.

Acoustumance est trop poissans
[57],
Et se bien la sui congnoissans,
Mainte chose desplest novele,
Qui par acoustumance est bele:
Chascune qui les va nomant,
Les apele ne sai comment,
Borces, hernois, riens, piches, pines,
Ausinc cum se fussent espines;
Mès quant les sentent bien joignans,
Ne les tiennent pas à poignans.
Or les noment si cum el suelent,
Quant proprement nomer nes vuelent.
Ge ne lor en ferai jà force;
Mès à riens nule ne m'efforce,
Quant riens voil dire apertement,
Tant cum à parler proprement.
Si dist-l'en bien en nos escoles
Maintes choses par paraboles,
Qui moult sunt beles à entendre;
Si ne doit l'en mie tout prendre
A la letre quanque l'en ot.
En ma parole autre sens ot,
Dont si briément parler voloie,
Au mains quant des coilles parloie,
Que celi que tu i vués metre:
Et qui bien entendroit la letre,

[p.201]

Pour que de ces noms seulement 7463
On les nommât, pas autrement.
Si point ne les nomment en France
Les dames, c'est faute d'usance,
Et le propre nom leur plairait
Si telle la coutume était,
Car nommer par son nom la chose
Ne serait lors de péché cause.
Coutume est un lien puissant
[57b],
Et si la suis bien connoissant,
Mainte chose déplaît nouvelle
Qui par accoutumance est belle.
Chacune qui les va nommant
Les appelle ne sais comment,
Bourses, harnais, pieux, choses, pines,
Comme si c'était des épines;
Mais quand elle les sent tout près
Du piquant ne se plaint jamais.
Suivant son habitude, en somme,
Chacune par un nom les nomme.
Je ne veux pas leur reprocher;
Mais moi, quand je veux m'attacher
A clairement dire une chose,
Je ne saurais y mettre glose.
En nos écoles maint savant
Dit en paraboles souvent
Vérités belles à entendre;
Mais il ne faudrait pas tout prendre
A la lettre ce qu'on ouït.
En mon discours autre sens gît
Que celui que tu veux y mettre.
C'était pour mon penser émettre
Plus bref, quand des couilles parlais;
Mais si bien la lettre entendais,

[p.202]

Le sens verroit en l'escripture 7461
Qui esclarcist la chose oscure.
La vérité dedens reposte
Seroit clere, s'ele iert esposte:
Bien l'entendras, se bien répetes
Les argumens as grans poëtes;
Là verras une grant partie
Des secrés de philosophie,
Où moult te voldras déliter,
Et si porras moult profiter.
En délitant profiteras,
En profitant déliteras:
Car en lor gieus et en lor fables
Gisent profit moult delitables,
Sous qui lor pensées covrirent,
Quant le voir des fables ovrirent:
Si te convendroit à ce tendre,
Se bien vués la parole entendre.
Mès puis t'ai tiex deus mos rendus,
Se tu les as bien entendus,
Qui pris doivent estre à la letre
Tout proprement, sans glose metre.

L'Amant.

Dame, bien les i puis entendre,
Qu'il i sunt si légiers à prendre,
Qu'il n'est nus qui françois séust,
Qui prendre ne les i déust.
N'ont mestier d'autres déclarences,
Mais des poëtes les sentences,
Les fables et les métafores
Ne bé-ge pas à gloser ores;
Mès se ge puis estre garis,
Et li servises m'iert meris,

[p.203]

Le sens verrais en l'écriture 7497
Qui éclaircit la chose obscure.
Lève le voile où vérité
Se cache et verras sa clarté;
Bien l'entendras si tu répètes
Les arguments des grands poètes,
Et tu pourras en profiter,
Tout en sachant te délecter.
Car là verras en grand' partie
Les secrets de philosophie;
En profitant t'amuseras,
En t'amusant profiteras.
Car en leurs jeux comme en leurs fables
Gisent profits moult délectables,
Quand ils vont leurs pensers couvrant
Dessous un voile transparent,
Et c'est ce que tu peux apprendre
Si bien veux la parole entendre.
Mais depuis t'ai deux mots rendus
Si tu les as bien entendus,
Qui doivent pris être à la lettre,
Tout proprement sans glose y mettre.

L'Amant.

Dame, qui sait bien son français
Les doit comprendre ou bien jamais;
Aussi je crois bien les entendre,
Car ils sont aisés à comprendre.
Pas n'ai besoin d'autres raisons;
Des poètes les fictions,
Fables, sentences, paraboles,
Ne veux point gloser en écoles.
Je gloserai tout à loisir
(Si Dieu mon coeur daigne guérir

[p.204]

Dont si haut guerredon atens, 7493
Bien les gloserai tout à tens,
Au mains ce qui m'en afferra,
Si que chascuns cler i verra.
Si vous tieng por bien escusée
De la parole ainsinc usée,
Et des deus mos dessus només,
Quant si proprement les només,
Qu'il ne m'i convient plus muser,
Ne mon tens en gloses user.
Mès ge vous cri por Dieu merci,
Ne me blasmez plus d'amer ci:
Se ge sui fox, c'est mon damage;
Mès au mains fis-ge lors que sage,
De ce cuit-ge bien estre fis,
Quant hommage à mon mestre fis;
Et se ge sui fox, ne vous chaille.
Je voil amer, comment qu'il aille,
La Rose où ge me sui voés.
Jà n'iert mes cuers d'autre doés;
Et se m'amor vous prometoie,
Jà voir promesse n'en tendroie.
Lors si seroie décevierre
Vers vous, ou vers mon mestre lierre,
Se je vous tenoie convent;
Mès ge vous ai bien dit souvent
Que ge ne voil aillors penser
Qu'à la Rose où sunt mi penser
[58]:
Et quant aillors penser me faites
Par vos paroles ci retraites
Que ge sui jà tous las d'oïr,
Jà m'en verrez de ci foïr,
Se ne vous en taisiez atant,
Puis que mes cuers aillors ne tent.

[p.205]

Et si de ma longue constance 7529
Il me donne la récompense),
Au moins sur ce qui m'adviendra,
Tant que chacun clair y verra.
Je vous tiens pour bien excusée
D'avoir tant votre langue usée
Et des deux mots ci-haut nommés
Et si proprement exprimés.
Aussi dès lors plus je ne muse,
Ni mon temps à gloser je n'use.
Pour Dieu, je demande merci,
Cessez de me blâmer ainsi.
Si je suis fol, c'est mon affaire;
Mais du moins je croyais bien faire,
De ceci je suis sûr, le jour
Où fis hommage au Dieu d'Amour.
Si je suis fol, n'en prenez peine,
Je veux aimer, quoi qu'il advienne,
La Rose à qui me suis donné,
Mon coeur par elle est dominé.
Si je vous donnais ma tendresse,
J'enfreindrais alors ma promesse;
Je serais envers vous trompeur,
Ou bien vers mon maître voleur,
Si j'acceptais telles avances.
J'ai dit en maintes circonstances
Que ne voulais ailleurs penser,
Qu'à la Rose est tout mon penser
[58b],
Et si penser ailleurs me faites
Par vos paroles indiscrètes
Que je suis ennuyé d'ouïr,
Vous me verrez d'ici m'enfuir
Si ne voulez faire silence,
Puisqu'elle est ma seule espérance.

[p.206]

XLIII


Comment Raison laisse l'Amant 7527
Mélancolieux et dolant,
Puis s'est tourné devers Amis
Qui en son cas confort a mis.


Quant Raison m'ot, si s'en retorne, Illustration: Quant Raison m'ot, si s'en retorne...
Voir image
Si me relest pensant et morne.
Adonc d'Amis me resovint,
Esvertuer lors me convint.
Aler y voil à quelque paine,
Es-vos Amis que Diex m'amaine;
Et quant il me vit en ce point,
Que tel dolor au cuer me point:

Amis.

Qu'est-ce, dist-il, biaus dous Amis,
Qui vous a en tel torment mis? Illustration: Qu'est-ce, dist-il, biaus dous Amis ... Voir image
Bien voi qu'il vous est meschéu,
Dès que vous voi si esméu;
Mès or me dites quex noveles.

L'Amant.

M'aït Diex, ne bonnes, ne beles.

Amis.

Contés moi tost.

L'Amant.

Et ge li conte,
Si cum avés oï où conte:
Jà plus ne vous iert recordé.

[p.207]

XLIII


Comment Raison lors sans réplique7563
Laisse l'Amant mélancolique;
Il s'en retourne vers Ami
Qui son courage a raffermi.


A ces mots Raison interdite
Pensif et morne là me quitte,
Soudain d'Ami me ressouvient
Et d'aller à lui me convient.
Je m'y décide non sans peine;
Mais le voici, Dieu me l'amène,
Et quand il voit quelle douleur
Tourmente et déchire mon coeur:

Ami.

Doux Ami, dit-il, quelle peine
Derechef ainsi vous malmène?
Car bien vois à votre pâleur
Qu'il vous est arrivé malheur;
Voyons, dites, quelles nouvelles?

L'Amant.

Dieu m'assiste, bonnes ni belles!

Ami.

Parlez donc.

L'Amant.

Lors je lui contai
Ce que j'ai plus haut raconté,
Pas n'est besoin que je le die.

[p.208]

Ami.

Avoi, dist-il, por le cors Dé, 7548
Dangier aviés apaisié,
S'aviés le bouton baisié;
De noiant estes entrepris,
Se Bel-Acuel à esté pris;
Puis que tant s'est abandonnés
Que le baisier vous fu donnés,
Jamès prison ne le tendra;
Mais sans faille il vous convendra
Plus sagement à maintenir,
S'à bon chief en volés venir.
Confortés-vous: car bien sachiés
Qu'il iert de la prison sachiés,
Où il a por vous esté mis.

L'Amant.

Ha! trop i a fors anemis.
S'il n'i avoit que Male-Bouche;
C'est cis qui plus au cuer me touche:
Cis a les autres esméus;
Jà n'i éusse esté séus,
Se li glous ne chalemelast,
Paor et Honte me celast
Moult volentiers; néis Dangier
M'avoit lessié à ledengier.
Tuit trois s'estoient coi tenu,
Quant li déable i sunt venu
Que li glous i fist assembler.
Qui véist Bel-Acuel trembler,
Quant Jalousie l'escria,
(Car la vielle trop mal cria:)

[p.209]

Ami.

Mais, dit-il, par la sainte hostie! 7584
Danger vous aviez apaisé,
Le bouton vous aviez baisé,
Et de Bel-Accueil la capture
A ce point, ami, vous torture!
S'il s'est à vous abandonné
Tant qu'un baiser vous fut donné,
Il n'est prison qui le retienne.
Or donc, que votre coeur comprenne,
S'il veut à bonne fin venir,
Que plus sage il se doit tenir.
Consolez-vous, car sans nul doute
Il sortira, coûte que coûte,
Du fort où pour vous on l'a mis.

L'Amant.

Ah! trop forts sont ses ennemis!
Et sans ce maudit Malebouche
(C'est lui qui plus au coeur me touche,
Lui qui tous les autres émut),
Personne soupçonné ne m'eût.
Si n'eût tant bavardé ce traître,
Honte et Peur volontiers peut-être
M'eussent caché; voire Danger
S'était, ma foi, laissé toucher,
Tous trois s'étaient tenus tranquilles,
Lorsque surgirent ces reptiles
Que le coquin fit assembler.
Qui Bel-Accueil eût vu trembler
Lorsque s'écria Jalousie
(Car la vieille horriblement crie),

[p.210]

Grant pitié li en péust prendre; 7577
Je m'en foï sans plus atendre.
Lors fu le chastel maçoné
Où li dous est emprisoné.
Por ce, Amis, à vous me conseil,
Mort sui se n'i metés conseil.
Lors dist Amis cum bien apris,
Car d'Amors ot assés apris:

Amis.

Compains, ne vous desconfortés,
En bien amer vous desportés;
Li Diex d'Amors, et nuit et jor
Servés loiaument sans séjor:
Vers li ne vous desloiautés,
Trop seroit grant desloiautés
S'il vous en trovoit recréu,
Trop se tendroit à décéu
De ce qu'à homme vous reçut:
Onques cuers loiaus nel' déçut.
Faites quanqu'il vous encharja,
Tous ses commans gardés; car jà
A son propos, combien qu'il tarde,
Ne faudra hons qui bien les garde,
S'il ne li meschiet d'autre part,
Si cum Fortune se départ.
Du Diex d'Amors servir pensés,
En li soit tous vostres pensés.
C'est douce pensée et jolie,
Por ce seroit trop grant folie
Du lessier, puisqu'il ne vous lesse;
Neporquant il vous tient en lesse,
Si vous convient vers li plessier,
Quant vous ne le poés lessier.

[p.211]

Eût été d'épouvante pris; 7613
Sans plus attendre je m'enfuis.
Lors s'éleva la tour de pierre
Où Bel-Accueil se désespère.
Aussi vers vous, Ami, j'accours,
Je suis mort sans votre secours.
Lors dit Ami d'une voix tendre,
Lui qui savait l'amour comprendre:

Ami.

Ami, loyalement Amour
Servez sans cesse et nuit et jour;
Que votre coeur mieux lutter sache,
Et qu'à bien aimer il s'attache.
Soyez vers lui franc et loyal;
Car ce serait trop déloyal
A vous d'être lâche et parjure,
Ce serait peine à lui trop dure,
Lui qui votre hommage a reçu;
Oncques fin coeur ne l'a déçu.
Suivez donc ses leçons sans crainte
Et ses commandements sans feinte;
Car celui qui fidèlement
Le sert, jamais ne s'en repent,
A moins que Fortune inconstante
D'un autre côté le tourmente.
A servir Dieu d'Amours pensez,
En lui mettez tous vos pensers;
C'est douce pensée et jolie,
Et ce serait trop grand' folie
De le laisser injustement.
Il vous tient en laisse pourtant;
Mais il faut à lui vous soumettre
Et ne point en oubli le mettre.

[p.212]

Or vous dirai que vous ferés:7609
Une pièce vous tarderés
Du fort chastel aler véoir;
N'alés ne joer, ne séoir,
N'oïs n'i soiés ne véus,
Tant que cis vens soit tous chéus,
Au mains tant comme vous solés;
Jà soit ce que pas ne volés,
Près des murs, ne devant la porte;
Et, s'aventure là vous porte,
Faites semblant, comment qu'il aille,
Que de Bel-Acuel ne vous chaille;
Mès se de loing le véés estre
Ou à crenel, ou à fenestre,
Regardés-le piteusement,
Mès trop soit fait couvertement.
S'il vous revoit, liez en sera,
Jà por gardes nel' lessera;
Mès n'en fera chiere ne cin,
Se n'est, espoir, en larrecin;
Ou sa fenestre espoir clorra,
Quant as gens parler vous orra;
S'agueitera par la fendace
Tant cum vous serés en la place,
Jusques vous en serés tornés,
Se par autre n'est destornés.
Prenés-vous garde toutevoie
Que Male-Bouche ne vous voie:
S'il vous voit, si le salués,
Mès gardés que vous ne mués,
Ne ne faites chiere nesune
De haïne ne de rancune;
Et se vous aillors l'encontrés,
Nul maltalent ne li monstrés:

[p.213]

Or voici ce que vous ferez:7645
Un petitet vous attendrez
Avant d'aller à la tour sombre
Rêver et rôder comme une ombre,
Et laissez le vent dévier.
Pas plus que n'êtes coutumier,
Avant tout, faites bien en sorte
Que près des murs, devant la porte,
Ne soyez vu ni jour ni nuit.
Si le hasard vous y conduit,
De Bel Accueil, quoi qu'il advienne,
Semblez ne point vous mettre en peine;
Mais toutefois discrètement
Regardez-le piteusement,
Si de loin le voyez paraître
Sur les créneaux, à la fenêtre;
Lui, s'il vous voit, content sera,
Malgré les gardes restera
Sans remuer ni main ni tête
(Si ce n'est peut-être en cachette),
Ou sa fenêtre fermera
Quand aux gens parler vous verra,
S'aguettera par la fendace
Tant que resterez en la place
Et ne serez en retourné,
A moins qu'il n'en soit détourné.
Surtout veillez bien qu'en la voie
Ce Malebouche ne vous voie.
Saluez-le s'il peut vous voir,
Mais gardez de vous émouvoir;
Qu'en vos traits n'apparaisse aucune
Marque de haine ou de rancune.
Ailleurs si vous le rencontrez,
Nulle colère ne montrez;

[p.214]

Sages hons son maltalent cuevre. 7643
Si sachiés que cis font bone uevre,
Qui les décevéors déçoivent.
Sachiés qu'ainsinc faire le doivent
Chascun amant, au mains li sage.
Male-Bouche et tout son linage,
S'il vous devoient acorer,
Vous lo servir et honorer.
Offrés lor tout par grant faintise,
Cuer et cors, avoir et servise:
L'en seult dire, et voirs est, ce cuit,
Encontre vezié recuit.
De ceus bouler n'est pas pechiés
Qui de bouler sunt entechiés:
Male-Bouche si est boulierres,
Ostés bou, si demorra lierres.
Lierres est-il, sachiés de voir,
Bien le poés aparcevoir;
Nil ne doit avoir autre non,
Qui emble as gens lor bon renon,
N'il n'a jamès pooir du rendre;
L'en le déust miex mener pendre
Que tuit ces autres larronciaus
Qui deniers emblent à monciaus.
S'uns laronciaus emble deniers,
Robe à perche, blé en greniers,
Por quatre tans au mains iert quites,
Selonc les lois qui sunt escrites
[59],
Et soit pris en present forfait.
Mès Male-Bouche trop forfait
Par s'orde vil langue despite
Qui ne puet, dès que il l'a dite
De sa goule mal renomée,
Restorer bonne renomée,

[p.215]

Le sage couvre sa colère. 7679
Sachez que c'est bonne oeuvre faire
Que savoir tromper un trompeur.
C'est ainsi qu'un bon serviteur
Se doit conduire s'il est sage.
Malebouche et tout son lignage,
Dussent-ils tous vous éventrer,
Il faut servir et honorer.
Offrez-lui, par grand artifice,
Coeur et corps, avoir et service.
On dit, et c'est la vérité,
Contre fin soyez raffiné.
Bouler les gens n'est pas mal faire
Quand eux ils ne s'en privent guère.
Bouler, c'est tromper, ce dit-on,
Comme lierre est un larron;
Or Malebouche est boulierre,
Otez bou, restera lierre.
Il ne doit porter autre nom
Volant aux gens leur bon renom,
Mais sans pouvoir jamais le rendre.
Mieux devrait-on le mener pendre
Que tous ces autres larronneaux
Qui deniers volent à monceaux;
Car larron, quand deniers dérobe,
Grains en greniers, sur perche robe,
En flagrant délit s'il est pris,
La loi par quatre fois le prix
Lui fait payer le préjudice
[59b].
Mais Malebouche et sa malice,
Tant sa langue sale forfait,
Ne peut, le mal une fois fait,
Avec sa gueule mal famée
Restaurer bonne renommée,

[p.216]

N'estaindre une parole sangle, 7677
S'el l'a méue par sa jangle.
Bon fait Male-Bouche apaisier:
Aucunes fois seult-l'en baisier
Tel main qu'en vodroit qu'el fust arse;
Car fust ores li glous en Tarse
[60]!
Si janglast là quanqu'il vosist,
Mès qu'as amans riens ne tosist.
Bon fait estoper Male-Bouche,
Qu'il ne die blasme ou reprouche:
Male-Bouche et tous ses parens,
A qui jà Diex ne soit garans,
Par barat estuet barater,
Servir, chuer, blandir, flater,
Par hours, par adulacions,
Par fauces simulacions,
Et endiner et saluer:
Il fait trop bon le chien chuer
Tant qu'en ait la voie passée.
Bien seroit sa jangle quassée,
S'il li pooit sans plus sembler
Que n'éussiés talent d'embler
Le bouton qu'il vous a mis seure,
Par ce porrez estre au desseure.
La vielle qui Bel-Acuel garde,
Serves ausinc: que Mal-Feu l'arde!
Autel faites de Jalousie,
Que nostre Sires la maudie,
La dolereuse, la sauvage,
Qui tous jors d'autrui joie enrage!
Ele est si crueuse et si gloute,
Que tel chose vuelt avoir toute.
S'ele en lessoit à chascuns prendre,
Qu'el ne la troveroit jà mendre.

[p.217]

Ni d'un mot arrêter l'effet 7713
De son pernicieux caquet.
Bon fait apaiser Malebouche,
Car souvent des lèvres on touche
La main qu'on voudrait voir brûler.
Que ne fait-on ce monstre aller
A Tarse à son aise médire
[60b]?
Là ne saurait aux amants nuire.
Bon fait bâillonner ce vilain
Pour mettre à ses reproches fin.
Oui, Malebouche et sa lignée,
Du ciel haïe et dédaignée,
Bon fait par mensonges tromper,
Caresser, servir et duper
Par adulations trompeuses,
Simulations cauteleuses,
Profonds saluts et compliments;
Du chien calmons les grognements
Tant que n'avons franchi la voie.
Par dessus tout il faut qu'il croie,
Pour sa médisance endormir,
Que n'avez pouvoir de ravir
La Rose qu'il tient enserrée,
Et l'entreprise est assurée.
La Vieille (l'enfer l'arde!) aussi
Flattez qui garde votre ami;
Flattez, de même Jalousie
(Du Seigneur qu'elle soit honnie!),
Douloureux et sauvage coeur
Qu'enrage d'autrui le bonheur.
Elle est si gourmande et si gloute
Que telle chose avoir veut toute,
Qui moindre ne lui resterait
Pourtant, si chacun en prenait.

[p.218]

Moult est fox qui tel chose esperne, 7711
C'est la chandele en la lanterne;
Qui mil en i alumeroit,
Jà mains de feu n'i troveroit
[61].
Chascun set la similitude,
Se moult n'a l'entendement rude.
Se cestes ont de vous mestier,
Servés les de vostre mestier:
Faire lor devés cortoisie,
C'est une chose moult proisie,
Mès qu'il ne puissent aparçoivre
Que vous les bées à deçoivre.
Ainsinc vous estuet démener;
Les bras au col doit-l'en mener
Son anemi pendre ou noier,
Par chuer, par aplanoier,
S'autrement n'en puet l'en chevir.
Mais bien puis jurer et plevir
Qu'il n'a ci autre chevissance;
Car il sunt de tele poissance,
Qui en apert les assaudroit,
A son propos, ce cuit, faudroit.
Après ainsinc vous contendrés
Quant as autres portiers vendrez,
Se vous jà venir i poés,
Tex dons cum ci dire m'oés,
Chapiaus de flors en esclicetes[62],
Aumosnieres ou crespinetes,
Ou autres joélés petis,
Cointes et biaus et bien fetis,
Se vous en avés l'aisement,
Sans vous metre à destruiement,
Por apesier lor presentés:
Des maux après vous dementés,

[p.219]

Qui telle épargne fait se berne; 7747
C'est la chandelle en la lanterne;
Mille autres y allumerez,
Toujours même feu trouverez
[61b].
Chacun voit la similitude
S'il n'a l'entendement trop rude.
Or donc, s'ils ont de vous besoin,
Ami, servez-les avec soin,
Faites-leur à tous courtoisie,
Chose toujours bien accueillie;
Mais surtout ne leur laissez voir
Que vous voulez les décevoir;
Ainsi vous les pourrez séduire.
Les bras au col qui veut conduire
Son ennemi pendre ou noyer,
Le doit caresser ou choyer
S'il ne peut autrement le vaincre.
Besoin n'est de vous en convaincre,
Trop forts sont-ils; les attaquer
De front serait le but manquer.

Ensuite il vous conviendra faire
(Si vous pouvez, comme j'espère,
Jusqu'aux autres geôliers venir)
Tels dons que vous allez ouïr:
Chapeau de fleurs à bandelettes[62b],
Aumônières, simples voilettes,
Ou maints autres petits cadeaux,
Comme gents et coquets joyaux
Et de bon goût plutôt que riches;
Car si trop sont mal vus les chiches,
Sottise est de se ruiner;
Sachez donc à propos donner,

[p.220]

Et du travail et de la paine 7745
Qu'Amors vous fait, qui là vous maine.
Et se vous ne poés donner,
Par promesse estuet sermonner:
Prometés fort sans délaier,
Comment qu'il aille du paier;
Jurés fort et la foi bailliés,
Ains que conclus vous en ailliés.
Si lor priés qu'il vous secorent;
Et se vos yex devant eux plorent,
Ce vous iert moult grant avantage:
Plorés, si ferés trop que sage
[63];
Devant eus vous agenoilliés
Jointes mains et vos yex moilliés
De chaudes lermes en la place,
Qui vous coulent aval la face[64],
Si qu'il les voient bien chéoir,
C'est moult grant pitié à véoir.
Lermes ne sont pas despiteuses,
Méismement as gens piteuses.

Et se vous ne poés plorer,
Covertement, sans demorer,
De vostre salive prengniés,
Ou jus d'oignons et les prengniés,
Ou d'aus, ou d'autres liquors maintes
Dont vos paupieres soient ointes:
S'ainsinc le faites, vous plorrés
Toutes les fois que vous vorrés.
Ainsinc l'ont fait maint bouléor,
Qui puis furent fin améor,
Qui les dames soloient prendre
As las que lor voloient tendre,

[p.221]

Et vite s'éteindra leur haine. 7779
Après, plaignez-vous de la peine,
Bien fort, et de l'affreux labeur
Qu'impose Amour à votre coeur.
Si ne pouvez telles largesses,
Soyez prodigue de promesses;
Promettre il faut sans hésiter
Du paiement sans s'inquiéter;
Allez, jurez avec audace,
Tant que d'accord quittiez la place.
Puis leur secours humble implorez,
Et devant eux si vous pleurez,
Ce vous sera grand avantage.
Pleurez, c'est un moyen moult sage
[63b];
Devant eux vous agenouillez,
Jointes mains et les yeux mouillés
De chaudes larmes en la place
Coulant à flots de votre face[64b],
Et qu'on les aperçoive choir,
Moult grand' pitié font pleurs à voir;
Larmes jamais ne sont nuisibles,
Il n'est point de coeurs insensibles.
Mais si vous ne pouvez pleurer,
En tapinois, sans différer,
Humectez d'un peu de salive
Votre paupière trop rétive,
Ou frottez-la de jus d'oignon
Ou d'ail, ou d'autre mixtion;
Par cette innocente feintise
Vous pleurerez à votre guise.
Ainsi l'ont fait maints intrigants
Qui depuis furent fins amants
Et qui savaient les dames prendre
Aux filets qu'ils leur voulaient tendre,

[p.222]

Tant que par lor miséricorde 7777
Lor ostassent du col la corde.
Et maint par tel barat plorerent
Qui onques par amors n'amerent;
Ains decevoient les puceles
Par tiex plors et par tiex faveles.
Lermes les cuers de tiex gens sachent,
Mès que sans plus barat n'i sachent;
Mès se vostre barat savoient,
Jamès de vous merci n'auroient.
Crier merci seroit néans,
Jamès n'entreriés léans;
Et s'a eus ne poés aler,
Faites i par aucun parler
Qui soit messagiers convenables,
Par vois, par letres, ou par tables,
Mès jà n'i metés propre non;
Jà cil n'i soit se cele non.
Cele resoit cil apelée,
La chose en iert trop miex celée.
Cil soit dame, cele soit sires,
Ainsinc escrivés vos martires;
Car mains amans ont décéu
Mains larrons
[65] par l'escrit léu;
Li amant en sunt encusé,
Et li deduit d'amors rusé.
Mès en enfans ne vous fiés,
Car vous seriés conchiés:
Il ne sunt pas bon messagier;
Tous jors vuelent enfant ragier,
Gengler, ou monstrer ce qu'il portent
As traïtors qui les enortent;
Ou font nicement lor message,
Por ce qu'il ne sunt mie sage;

[p.223]

Tant qu'elles, de compassion, 7813
Leur ôtaient du col le cordon;
Mais maints roués ainsi pleurèrent
Qui par amour oncques n'aimèrent,
Et pucelles trompaient toujours
Par tels pleurs et tels mauvais tours.
Pleurs aussi geôliers apitoient,
Pourvu que la feinte ils ne voient;
Car si votre fourbe voyaient,
Jamais de vous pitié n'auraient;
En vain vous pourriez crier grâce,
Jamais n'entreriez dans la place.
Si vers eux ne pouvez aller,
Faites-leur par quelqu'un parler
Qui soit messager convenable,
Ou leur porte un poulet aimable;
Mais alors jamais n'y doit-on
Mettre ni l'un ni l'autre nom.
S'Elle y était Lui appelée,
La chose en serait mieux celée;
Lui dirait dame, Elle l'amant,
Ainsi contez voire tourment.
Car maint larron, livrant la lettre,
Pourrait les amants compromettre;
Les amants seraient accusés
Et les plaisirs d'amour brisés.
Aux enfants n'ayez confiance,
Car ils trompent par ignorance;
L'enfant est mauvais messager,
Toujours jaseur, toujours léger
Et joueur; ce qu'il porte il montre
Au premier traître qu'il rencontre.
Ou bien il remplit sottement
Sa mission, c'est évident,

[p.224]

Tout seroit tantost publié, 7811
Se moult n'estoient vezié.

Cist portiers, c'est chose séure,
Sunt de si piteuse nature,
Que se vos dons daignent reçoivre,
Il ne vous vodront pas deçoivre.
Sachiés que recéus serés
Après les dons que vous ferés.
Puis qu'il prennent, c'est chose faite,
Car si cum li loirres afaite
Por venir au soir et au main
Le gentil espervier à main,
Ainsinc sunt afaitié par dons
A donner graces et pardons
Li portiers as fins amoreus:
Tuit se rendent vaincus par eus.
Et s'il avient que les truissiés
Si orguilleux, que nes puissiés
Flechir par dons ne par prieres,
Par plors, ne par autres manieres,
Ains vous regietent tuit arriere
Par durs fais, par parole fiere,
Et vous ledengent durement,
Partés-vous en cortoisement,
Et les lessiés en ce saïn.
Onques fromage de gaain
Miex ne se cuit qu'il se cuiront:
Par vostre fuite se duiront
Maintes fois à vous enchaucier;
Ce vous porra moult avancier.
Vilains cuers sunt de tel fierté:
Ceus qui plus les ont en chierté,

[p.225]

Puisqu'il est sans expérience. 7847
Choisissez donc avec prudence
Vos messagers, si ne voulez
Voir vos amours tôt dévoilés.
Ces geôliers sont, c'est chose sûre,
De si charitable nature,
Que vos présents s'ils ont reçu
Jamais vous n'en serez déçu.
S'ils acceptent, c'est chose faite,
Car leur complaisance s'achète,
Sachez-le, beaux deniers comptant.
Comme l'épervier défiant
Sur la main, séduit par le leurre,
Soir et matin vient à toute heure,
Ainsi sont amenés par dons
A donner grâces et pardons
Geôliers aux amoureux habiles,
Et vaincus deviennent serviles.
Mais s'il advient que les trouviez
Si hautains que ne les puissiez
Fléchir par dons ni par prières,
Par pleurs ni par autres manières,
S'ils vous repoussent fièrement
Et vous gourmandent durement,
Vous insultent et cherchent noise,
Parlez-leur de façon courtoise,
Et laissez-les en ce filet.
Oncques fromage ne se fait
L'automne, croyez-moi, plus vite.
Lors attendris par votre fuite,
Souvent vous suivre ils essaieront,
Et vos affaires mieux iront.
Vilains coeurs sont fiers à l'extrême,
Plus on les implore et les aime,

[p.226]

Plus les prient et mains les prisent, 7843
Plus les servent, plus les desprisent;
Mès quant il sunt de gens lessié,
Tost ont lor orguel abessié.
Ceus qu'il desprisoient, lor plesent,
Lors se dontent, lors se rapesent,
Qu'il ne lor est pas bel, mais lait
Moult durement, quant on les lait.
Li marinier qui par mer nage,
Cerchant mainte terre sauvage,
Tout regarde-il à une estoile,
Ne queurt-il pas tous jors d'un voile;
Ains le treschange moult souvent
Por eschever tempeste et vent;
Ausinc cuer qui d'amer ne cesse,
Ne queurt pas tous jors d'une lesse.
Or doit chacier, or doit foïr,
Qui vuet de bonne amor joïr.
D'autre part c'est bien plaine chose,
Ge ne vous i metrai jà glose;
Où texte vous poés fier.
Bon fait ces trois portiers prier:
Car nule riens cil n'i puet perdre
Qui se vuet au prier aerdre,
Combien qu'il soient bobancier,
Et si se puet bien avancier;
Prier les puet séurement,
Car il sera certainement
Ou refusé ou recéu,
N'en puet gaire estre décéu.
Riens n'i perdent li refusé,
Fors tant cum il i ont musé;
Ne jà cil maugré n'en sauront
A ceus qui prié les auront,

[p.227]

Et moins sont-ils reconnaissants, 7881
Plus on les sert, plus sont méchants.
Mais par contre, quand on les laisse,
Aussitôt leur orgueil s'abaisse,
On les voit domptés s'apaiser
Et ceux qu'ils maltraitaient priser,
Car il n'est rien qui tant les blesse
Que fièrement quand on les laisse.
Le marin qui va naviguant
Maint rivage inconnu cherchant,
Ne regarde-t-il qu'une étoile
Et ne cargue-t-il qu'une voile?
Non; mais il en change souvent,
Pour esquiver tempête et vent.
Ainsi coeur qui d'aimer ne cesse
Ne suit même chemin sans cesse;
Tantôt chasse et tantôt doit fuir
Qui veut de bonne amour jouir.
Certaine est du reste la chose
Et n'a besoin d'aucune glose,
A la lettre on peut se fier.
Bon fait ces trois geôliers prier,
Car ne risque rien, somme toute,
Celui qui choisit cette route,
Fussent-ils des plus dédaigneux,
Et le succès peut être heureux.
Il peut prier sans crainte aucune,
Car enfin, de deux choses l'une,
Qu'il soit éconduit ou reçu,
Il ne peut guère être déçu.
Rien ne perd celui qu'on refuse,
Fors peut-être le temps qu'il use;
Et loin d'être mortifiés,
Les geôliers qu'il aura priés

[p.228]

Ains lor sauront bon gré naïs 7877
Quant les auront boutez laïs;
Qu'il n'est nus tant fel qui les oie,
Qui n'en ait à son cuer grant joie;
Et se pensent tretuit taisant
Qu'or sunt-il preus, bel et plesant,
Et qu'il ont toutes teches bonnes,
Quant requis sunt de tex personnes,
Comment qu'il aille du noier,
Ou d'escuser, ou d'otroier.
S'il sunt recéu, bien le soient,
Donques ont-il ce qu'il queroient;
Et se tant lor meschiet qu'il faillent,
Tuit franc et tuit quite s'en aillent;
C'est li faillirs envis peisibles,
Tant est noviaus délis possibles
[66].
Mès ne soient pas coustumier
De dire as portiers au premier
Qu'il se vuelent d'eus acointer
Por la flor du Rosier oster;
Mès par amor loial et fine
De nete pensée enterine;
Sachiés qu'il sunt trestuit doutable;
Ce poés-vous croire sans fable,
Por qu'il soit qui bien les requiere,
Jà n'en sera bouté arriere,
Nus n'i doit estre refusés.
Mès se de mon conseil usés,
Jà d'eus prier ne vous penés,
Se la chose à fin ne menés;
Car espoir se vaincus n'estoient,
D'estre prié se vanteroient;
Mès jà puis ne s'en vanteront,
Que du fait parçonnier seront.

[p.229]

Bon gré lui sauront au contraire, 7915
Une fois seuls, de sa prière;
Le plus farouche avec bonheur
Aime entendre un solliciteur;
Satisfait, en lui-même il pense
Qu'il est beau, preux, plein d'importance
Et de mainte autre qualité,
Pour être ainsi sollicité.
Donc, ou celui-ci le refuse,
Ou bien l'agrée, ou bien s'excuse.
Si tout va bien, s'il réussit,
L'autre atteint le but qu'il poursuit,
Et si mal son affaire tourne
Tout simplement il s'en retourne.
On risque peu, pour en finir,
Et grand' chance est de réussir.
Surtout n'ayez pas l'imprudence
De dire au geôlier par avance
Que vous venez le cajoler
Pour la fleur du rosier voler.
Feignez amour fine au contraire,
Ame loyale et coeur sincère;
Car ils sont traîtres, méfiants
(Vous pouvez me croire céans);
Mais ceux qui bien font leur prière
Oncques n'en sont boutés arrière,
Jamais ne seront refusés.
Donc, si de mon conseil usez,
Ne vous perdez pas en prières .
Si la chose n'avance guères;
Car d'abord vaincus s'ils ne sont,
D'être priés se vanteront;
S'ils sont complices, au contraire,
Prudemment sauront-ils se taire.

[p.230]

Et si sunt tuit de tel maniere, 7911
Combien qu'il facent fiere chiere,
Que, se requis avant n'estoient,
Certainement il requerroient
Et se donneroient por noiant,
Qui si nes iroit asproiant.
Mès li chétis sermonnéor,
Et li fol large donnéor
Si forment les enorguillissent,
Que lor Roses lor enchiérissent:
Si se cuident faire avantage,
Mès il font lor cruel domage;
Car tretout por noient éussent,
Se jà requeste n'en méussent;
Por quoi chascuns autel féist
Que nus avant nes requéist;
Et s'il se vosissent loier,
Il en éussent bon loier,
Se tretuit à ce se méissent
Que tiex convenances féissent,
Que jamès nus nes sermonast,
Ne por noiant ne se donnast,
Ains lessast, por eus miex mestir,
As portiers lor Roses flestir.
Mès por riens hons ne me pleroit
Qui de son cors marchié feroit,
N'il ne me devroit mie plaire,
Au mains por tel besoingne faire;
Mès onques por ce n'atendés,
Requerés-les, et lor tendés
Les las por vostre proie prendre;
Car vous porriés tant atendre,
Que tost s'i porroient embatre
Ou un, ou deus, ou trois, ou quatre;

[p.231]

Tous se ressemblent ces geôliers, 7949
Et les plus durs, les plus altiers,
Si ne les courtisait personne,
Viendraient s'offrir, ne vous étonne,
Voire pour rien se donneraient,
Si nuls ne les sollicitaient.
Mais les sots, avec leurs caresses
Souvent et leurs folles largesses,
Font ces geôliers enorgueillir
Et d'autant Roses renchérir.
Ils pensent avoir avantage
Et se font eux-mêmes dommage,
Car pour rien auraient possédé
Ce que si fort ont marchandé.
Si chacun voulait ainsi faire
Sans s'abaisser à la prière,
Bon marché certes l'on paierait
Geôlier qui se vendre voudrait.
Il faudrait que tous s'entendissent
Et telles conventions prissent,
Que jamais nul ne les priât,
Voire pour rien ne se donnât,
Mais laissât, pour mieux les contraindre,
Aux geôliers leurs Roses déteindre.
Pourtant homme ne me plairait
Qui de son corps marché ferait,
Et certe il ne saurait me plaire,
Au moins pour telle chose faire.
Mais cependant point n'attendez,
Et flattez-les, et leur tendez
Filets pour votre gibier prendre,
Car vous pourriez longtemps attendre
Et voir passer maint concurrent,
Un, deux, trois, quatre, voire un cent,

[p.232]

Voire cinquante-deus douzaines, 7945
Dedans cinquante-deus semaines:
Tost seraient aillors torné,
Se trop aviés séjorné.
Envis à tens i vendriés,
Por ce que trop atendriés;
Ne lo que nus hons tant atende
Que fame s'amor li demande:
Car trop en sa biauté se fie
Qui atent que fame le prie;
Et quiconques vuet commencier,
Por tost sa besoigne avancier,
N'ait jà paor qu'ele le fiere,
Tant soit orguilleuse ne fiere,
Et que sa nef à port ne vengne,
Por que sagement se contengne.
Ainsinc, compains, esploiterés
Quant as portiés venus serés;
Mès quant correciés les verrés,
Jà de ce ne les requerrés.
Espiés-les en lor léesce,
Jà nes requerés en tristesce,
Se la tristesce n'estoit née
De Jalousie la desvée,
Qui por vous les éust batus,
Dont corrous s'i fust embatus.

Et se poés à ce venir
Qu'à privé les puissiés tenir,
Que li leus soit si convenans
Que n'i doutés les sorvenans,
Et Bel-Acuel soit eschapés,
Qui por vous est ore entrapés,

[p.233]

Voire cinquante-deux douzaines 7983
Dedans cinquante-deux semaines,
Et tout serait alors perdu
Si vous aviez trop attendu.
Trop tard arriveriez ensuite,
Pour n'être pas venu plus vite.
Jamais n'attend l'homme d'honneur
Que femme demande son coeur,
Car trop en sa valeur se fie,
S'il attend que femme le prie;
Et quiconque veut commencer
Pour tôt sa besogne avancer,
Tant soit-elle orgueilleuse et fière,
Ne doit pas craindre sa colère,
Ni voir échouer malement
Sa nef, s'il agit sagement.
Ainsi vous conviendra-t-il faire
Quand aux geôliers aurez affaire.
Mais quand irrités les verrez,
Point ne les solliciterez.
Épiez-les en leur liesse
Et laissez-les en leur tristesse,
A moins que ne vienne de vous
Et leur tristesse et leur courroux,
Si par exemple Jalousie
Les a pour vous en sa folie
Trop fort gourmandes et battus,
D'où les voyez tant abattus.
Et si pouvez avoir la chance
De les tenir seuls en présence
En un lieu sûr et bien reclus
Où ne craigniez point les intrus,
Et qu'alors Bel-Accueil survienne,
Qui subit en la tour sa peine

[p.234]

Quant Bel-Acuel fait vous aura 7977
Si biau semblant cum il saura,
Car moult set gens bel acuellir,
Lors devés la Rose cuellir.
Tout véés-vous néis Dangier
Qui vous acuelle à ledangier,
Ou que Honte et Paor en groucent,
Mès que faintement s'en corroucent,
Et que laschement se deffendent,
Qu'en deffendant vaincu se rendent,
Si cum lors vous porra sembler;
Tout véés-vous Paor trembler,
Honte rougir, Dangier frémir,
Ou tous ces trois plaindre et gemir:
Ne prisiés tretout une escorce,
Cueillés la Rose tout à force,
Et monstrés que vous estes hon,
Quant leus iert, et tens et seson;
Car riens ne lor porroit tant plaire
Cum tel force, qui la set faire.
Car maintes fois sunt coustumieres
D'avoir si diverses manieres,
Qu'il vuelent par force donner
Ce qu'il n'osent abandonner;
Et faingnent que lor soit tolu
Ce que souffert ont et voulu.
Et sachiés que dolent seroient,
Se par tel deffence eschapoient;
Quelque léesce qu'en féissent,
Si dout que ne vous en haïssent,
Tant en seroient correcié,
Combien qu'en éussent groucié.
Mès se par paroles apertes
Les véés correcier acertes
[67],

[p.235]

Pour vous, lorsqu'il vous aura fait 8017
Si Beau-Semblant, comme il le sait,
Quand aux gens plaire il se dispose,
Lors vous devez cueillir la Rose.
Alors si vous voyez Danger
Vous courir sus, vous outrager,
Si Peur et Honte se trémoussent,
Et par faintise se courroucent,
Et se défendent lâchement
Pour se rendre en se défendant,
Ce que bien sentirez vous-même:
Si vous voyez trembler Peur blême,
Honte rougir, Danger frémir,
Ou tous trois se plaindre et gémir,
Ne les prisez tous une écorce,
Et cueillez la Rose de force,
Et montrez ce qu'un homme vaut,
En temps et lieu, lorsqu'il le faut.
Car rien ne leur saurait tant plaire
Que succomber en telle guerre.
De force ils aiment à donner
Ce qu'ils n'osent abandonner,
Et tellement leur caractère
De cent façons change et diffère,
Qu'ils feignent à regret subir
Ce qui fait leur plus grand désir.
Voire ils seraient dolents, je pense,
S'ils échappaient par leur défense;
Tout en témoignant leur plaisir,
Ils ne feraient que vous haïr,
Tant leur serait dure l'offense,
Quelqu'eût été leur résistance.
Mais si vous les voyez pourtant
Courroucés sérieusement,

[p.236]

Et viguereusement deffendre, 8011
Vous n'i devés jà la main tendre;
Mès toutefois pris vous rendés,
Merci criant, et atendés
Jusques cil trois portiers s'en aillent,
Qui si vous griévent et travaillent;
Et Bel-Acuel tous seus remaingne,
Qui tout abandonner vous daingne;
Ainsinc vers eus vous contenés
Cum preus et vaillans et senés.
De Bel-Acuel vous prenés garde
Par quel semblant il vous regarde,
Comment que soit, ne de quel chiere;
Conformés-vous à sa maniere:
S'ele est ancienne et méure,
Vous metrés toute vostre cure
En vous tenir méurement;
Et s'il se contient nicement,
Nicement vous recontenés.
De li ensivre vous penés
[68]:
S'il est liés, faites chiere lie,
S'il est correciés, corrocie;
S'il rit, riés; plorés s'il plore,
Ainsinc vous tenés chacune hore.
Ce qu'il amera, si amés,
Ce qu'il blasmera, si blasmés,
Et loés quanqu'il loera;
Moult plus en vous s'en fiera.
Cuidiés que dame à cuer vaillant
Aint ung garçon fol et saillant
Qui s'en ira par nuit resver,
Ausinc cum s'il déust desver,
Et chantera dès mienuit,
Cui qu'il soit bel, ne cui qu'anuit?

[p.237]

Et avec vigueur se défendre, 8051
Soyez prudent, sachez attendre,
Ouvertement capitulez,
Criez merci, dissimulez,
Tant que ces trois geôliers s'en aillent
Qui tant vous grèvent et travaillent,
Et Bel-Accueil seul laissent là
Qui tout à vous se donnera.
Ainsi faites-leur bon visage,
Comme prudent, vaillant et sage.
Observez aussi Bel-Accueil,
Quelle est sa mine et de quel oeil
Il vous regarde, et, pour lui plaire,
Conformez-vous à sa manière.
S'il est et grave et sérieux,
Il faut vous montrer à ses yeux
De sérieuse contenance.
Feignez la candeur, l'innocence,
Si le trouvez simple, innocent;
Imitez-le fidèlement
[68b];
S'il rit, riez; pleurez s'il pleure,
Ainsi tenez-vous à toute heure;
S'il est gai, montrez-vous joyeux,
Et s'il se fâche, coléreux;
Avec soin aimez ce qu'il aime,
Ce qu'il blâme blâmez de même
Et louez tout ce qu'il louera,
Et plus en vous il se fiera.
Penséz-vous que dame vaillante
Aime d'un sot l'humeur galante,
Qui comme un fou toute la nuit
S'en va rêver et, dès minuit,
Chanter les amours de sa mie,
Et qui pour lui plaire l'ennuie?

[p.238]

Ele en craindroit estre blasmée, 8045
Et vil tenuê, et diffamée.
Tex amors sunt tantost séuës,
Qu'il les fléutent par les ruës;
Ne lor chaut gaires qui le sache;
Fox est qui son cuer i atache.
Et s'uns sages d'amors parole
A une damoisele fole,
S'il li fait semblant d'estre sages,
Jà là ne torra ses corages.
Ne pensés jà qu'il i aviengne,
Por quoi sagement se contiengne.
Face ses meurs as siens onnis,
Ou autrement il iert honnis;
Qu'el cuide qu'il soit uns lobierres,
Uns regnarz, uns enfantosmieres.
Tantost la chetive le laisse,
Et prent ung autre où moult s'abaisse;
Le vaillant homme arriere boute,
Et prent le pire de la route:
Là norrit ses amors, et couve
Tout autresinc cum fait la louve,
Cui sa folie tant empire,
Qu'el prent des lous tretout le pire.
Se Bel-Acuel poés trover,
Que vous puissiés o li joer
[69]
As eschiés, as dés, ou as tables,
Ou à autres gieus délitables,
Du gieu adès le pis aiés,
Tous jors au dessous en soiés.
Au gieu dont vous entremetrés
Perdés quanque vous i metrés;
Prengne des gieus la seignorie,
De vos pertes se gabe et rie.

[p.239]

Elle craindrait se voir blâmer, 8085
Vile tenir et diffamer.
Telles amours sont bientôt sues
Quand ils les flûtent par les rues;
Que leur chaut si quelqu'un le sait?
Bien folle qui les aimerait.
Si dans l'amoureuse querelle
Avecque folle damoiselle
Un sage parle sagement
S'en ira son esprit au vent,
Et près de sa folle maîtresse
Il échouera pour sa sagesse.
Il doit aux siennes conformer
Ses moeurs, s'il veut se faire aimer;
Car le suppose alors la belle
Renard, enjôleur, infidèle,
Et la chétive, le laissant,
Prend un autre et va s'abaissant;
Car, pour le vaillant éconduire,
De la troupe elle prend le pire.
Là couve et nourrit ses amours,
Comme on voit la louve toujours,
Dans sa folie et son délire,
De tous les loups prendre le pire.
Si Bel-Accueil pouvez trouver,
Que puissiez avec lui jouer
[69b]
Aux échecs, aux dés, voire aux tables,
Ou tous autres jeux délectables,
Toujours du jeu le pis ayez,
Toujours le plus faible soyez,
Faites qu'il gagne la partie,
De vos pertes se moque et rie,
Et tout l'enjeu que vous mettez
Avec bonne grâce perdez.

[p.240]

Loés toutes ses contenances, 8079
Et ses ators et ses semblances,
Et servés de vostre pooir;
Néis quant se devra séoir,
Aportés-li quarré ou sele,
Miex en vaudra vostre querele.
Se poutie poés véoir
[70]
Sor li de quelque part chéoir,
Ostés-li tantost la poutie,
Néis s'ele n'i estoit mie;
Ou se sa robe trop s'empoudre,
Soulevés-la li de la poudre;
Briément faites en toute place
Quanque vous pensés qui li place.
S'ainsinc le faites, n'en doutés,
Jà n'en serés arrier boutés,
Ains vendrés à vostre propos,
Tout ausinc cum ge le propos.

[p.241]

Louez toutes ses contenances 8119
Et ses atours et ses semblances;
Toujours de tout votre pouvoir
Servez-le; s'il se veut asseoir,
Apportez-lui carré ou selle;
Mieux en ira votre querelle.
Si sur elle venez à voir
Quelque grain de poussière choir
[70],
Otez-le dessus votre amie,
Quand même il n'y en aurait mie.
Et si sa robe traîne trop,
Soulevez-la vite aussitôt.
Bref, autant que pourrez le faire,
Faites tout ce qui peut lui plaire.
Si vous suivez bien mes avis,
Vous ne serez arrière mis,
Mais viendrez où votre âme aspire,
Comme je viens de vous le dire.

[p.242]

XLIV


Comment l'Amant monstre à Amis8097
Devant lui ses trois ennemis,
Et dît que tost le temps viendra
Qu'au juge d'eulx se complaindra.


Dous amis, qu'est-ce que vous dites?
Nus hons, s'il n'est faus ypocrites,
Ne feroit ceste déablie:
Onc ne fu greignor establie.
Vous volés que j'oneure et serve
Ceste gent qui est fauce et serve?
Serf sunt-il et faus voirement,
Fors Bel-Acuel tant solement.
Vostre consel est-il or tiex?
Traïstres seroie mortiex,
Se servoie por decevoir:
Car bien puis dire de ce voir,
Quant ge voil les gens espier,
Ge les suel avant deffier.
Souffrés au mains que ge deffie
Male-Bouche qui si m'espie,
Ains qu'ainsinc l'aille décevant,
Ou li prie que de ce vent
Qu'il m'a levé, que il l'abate,
Ou il convient que ge le bate;
Ou, s'il li plaist, qu'il le m'amende,
Ou g'en prendrai par moi l'amende;
Ou, s'il ne vuet, que je m'en plaingne
Au juge qui l'amende en preingne.

[p.243]

XLIV


Comment l'Amant à son ami,8137
Parlant de son triple ennemi,
Dit qu'il attend l'heure propice
Pour tes appeler en justice.


C'est vous qui me parlez ainsi?
Hypocrite et faux, doux ami,
J'aurais cette idée infernale?
Onc n'en fut de plus immorale.
Fors Bel-Accueil tant seulement,
Serfs sont-ils tous et faux vraiment,
Et vous voulez qu'honore et serve
Cette gent vile et fausse et serve!
C'est vous qui donnez conseil tel!
Je serais traître et criminel
Si le servais par duperie.
Toujours, et je m'en glorifie,
Quand je veux les gens épier,
Je vais d'abord les défier.
Souffrez au moins que je défie
Ce Malebouche qui m'épie,
Avant d'aller le décevant,
Ou que lui dise que ce vent
Par lui soulevé, qu'il l'abatte,
Ou qu'il convient que je le batte;
Ou s'amende à moi, s'il lui plaît,
Et l'amende pour moi serait,
Ou s'il ne veut, que je m'en plaigne
Au juge qui l'amende prenne.

[p.244]

Amis.

Compainz, compainz, ce doivent querre 8125
Cil qui sont en aperte guerre,
Mès Male-Bouche est trop couvers,
Il n'est mie anemis ouvers,
Car quant il het ou homme ou fame,
Par derrier le blasme et diffame.
Traïstres est, Diex le honnisse!
Si rest drois que l'en le traïsse.
D'omme traïstre g'en di fi,
Puis qu'il n'a foi, point ne m'i fi.
Il het les gens où cuer dedens,
Et lor rit de bouche et de dens.
Onques tex homs ne m'abeli,
De moi se gart, et ge de li.
Drois est qui à traïr s'amort,
Qu'il ait par traïson sa mort,
Se l'en ne s'en puet autrement
Vengier plus honorablement;
Et se de li vous volés plaindre,
Li cuidiés-vous sa gengle estaindre?
Nel' porriés espoir prover,
Ne soffisans garans trover,
Et se provés l'aviés ores,
Ne se teroit-il pas encores.
Se plus provés, plus janglera,
Plus i perdrés qu'il ne fera:
S'en iert la chose plus séuë,
Et vostre honte plus créuë;
Car tex cuide abessier sa honte,
Ou vengier, qui l'acroist et monte,
De prier que soit abatus
Cil blasmes, ou qu'il soit batus.

[p.245]

Ami.

Cela serait bon, compagnon, 8165
Contre ennemi loyal et bon;
Mais ce Malebouche est trop lâche,
C'est un ennemi qui se cache,
Et quand un homme ou femme hait
Par derrière les compromet.
C'est un traître, Dieu le honnisse!
Donc il est droit qu'on le trahisse;
Il hait les hommes au dedans
Et rit de la bouche et des dents.
D'un traître point ne me soucie,
Puisqu'il n'a foi, point ne m'y fie.
Nul traître ne fut mon ami,
De moi se garde et moi de lui.
Ma foi, je trouve bon qu'un traître
Par trahison trouve son maître,
Si l'on ne s'en peut autrement
Venger plus honorablement.
Quand vous iriez de lui vous plaindre,
Croyez-vous son caquet éteindre?
D'ailleurs ne le sauriez prouver
Ni témoins suffisants trouver,
Et cent preuves pourriez-vous faire
Qu'il ne saurait encore se taire;
Plus prouverez, plus il dira,
Plus y perdrez qu'il ne fera.
Mieux serait la chose connue
Et votre honte encore accrue;
Car tel croit sa honte amoindrir
Ou venger, qui la fait grandir,
En voulant par justice abattre
Le mensonge ou le menteur battre.

[p.246]

Jà voir por ce ne l'abatroit, 8157
Non par Diex point, qui le batroit.
Atendre qu'il le vous ament,
Noient seroit, se Diex m'ament.
Jà voir amende n'en prendroie,
Bien l'offrist, ains li pardonroie;
Et s'il i a deffiement,
Sor sains vous jur que vraiement
Bel-Acuel iert mis es aniaus,
Ars en feu, ou noiés en iaus,
Ou sera si fors enserrés,
Qu'espoir jamès ne le verrés.
Lors aurés le cuer plus dolant
Qu'onques Karles n'ot por Rolant
[71],
Quant en Ronceval mort reçut
Par Guenelon qui les déçut[72].

L'Amant.

Ice ne vois-ge pas querant,
Or voise au déable le rant;
Ge le vodroie avoir pendu,
Qui si m'a mon poivre espandu.

Amis.

Compains, ne vous chaille du pendre,
Autre venjance en convient prendre:
Ne vous affiert pas tex offices,
Bien en conviengne à ces justices;
Mès par traïson le boulés,
Se mon consel croire voulés.

[p.247]

Voire, pour Dieu, point n'abattrait 8197
Le mal, celui qui le battrait.
Attendre qu'à vous il s'amende
Serait sottise, Dieu m'entende!
L'amende même n'en prendrais,
Lui l'offrant, mais pardonnerais;
Et si défi lui voulez faire,
Grands saints! sera, c'est chose claire,
Bel-Accueil de chaînes lié,
Au feu brûlé, dans l'eau noyé,
Ou mis en prison si profonde
Que plus ne le verrez au monde.
Lors aurez le coeur plus dolent
Que Charlemagne quand Roland
[71b]
A Roncevaux perdit la vie
De Gannelon par l'infamie[72b].

L'Amant.

Ce n'est pas là ce que je veux.
Or aille au diable le boiteux!
Je voudrais ce fol mener pendre
Qui fit mon poivre ainsi répandre.

Ami.

Pourquoi le pendre, compagnon?
Autre vengeance cherchez donc.
A vous ne convient tel office,
C'est le lot des gens de justice;
Mais trompez-le par trahison,
Et rangez-vous à ma raison.

[p.248]

L'Amant.

Compains, à ce consel m'acort, 8183
Jà n'istrai mès de cest acort;
Neporquant se vous séussiés
Aucun art dont vous péussiés
Controver aucune maniere
Du chastel prendre plus legiere,
Ge la vodroie bien entendre,
Se la me voliés aprendre.

Amis.

Oïl, ung chemin bel et gent,
Mès il n'est preus à povres gent.
Compains, au chastel desconfire,
Puet-l'en bien plus brief voie eslire
Sans mon art et sans ma doctrine,
Et rompre jusqu'en la racine
La forteresse de venuë;
Jà n'i aurait porte tenuë,
Tretuit se lesseroient prendre,
N'est riens qui les péust deffendre;
Nus n'i oseroit mot sonner.
Le chemin a non Trop-Donner;
Fole-Largesce le fonda,
Qui mains amans i afonda.
Ge congnois trop bien le sentier,
Car ge m'en issi avant ier,
Et pelerins i ai esté
Plus d'ung iver et d'ung esté.
Largesce lesserés à destre,
Et tornerez à main senestre;
Vous n'aurés jà plus d'une archie
La sente batuë et marchie,

[p.249]

L'Amant.

A vos conseils, Ami, me range, 8223
Ne craignez plus que mon coeur change.
Mais cependant, si vous saviez
Aucun art par quoi vous puissiez
Imaginer quelque autre mode
Du castel prendre plus commode,
Je l'ouïrais bien volontiers
Si me l'apprendre consentiez.

Ami.

Je sais route gente et joyeuse,
Mais à pauvres gens dangereuse.
Ami, pour le fort conquérir,
Plus brève route on peut choisir,
Sans mon art et sans ma doctrine,
Et rompre jusqu'à la racine
La forteresse en un moment
Et les portes incontinent
Forcer; tous se laisseraient prendre
Et rien n'est qui les pût défendre.
Nul n'oserait un mot sonner.
Cette route a nom Trop-Donner;
Jadis la fit Folle-Largesse
Où maint amant en grand' détresse
Sombra; je connais ce sentier,
Car j'en sortis avant-hier,
Et j'y fis maint pèlerinage,
Hiver comme été, maint voyage.
Largesse à droite laisserez,
Puis à main gauche tournerez.
Environ un jet d'arbalète
Suivez la sente large et nette,

[p.250]

Sans point user vostre soler, 8213
Que vous verrés les murs croler,
Et chanceler tors et torneles,
Jà tant ne seront fors ne beles,
Et tout par eus ovrir les portes,
Por noient fussent les gens mortes.
De cele part est li chastiaus
Si fiébles, qu'uns rostis gastiaus
Est plus fors à partir en quatre,
Que ne sunt li murs à abatre:
Par-là seroit-il pris tantost.
Il n'i conviendroit jà grant ost
Comme il feroit à Charlemaigne,
S'il voloit conquerre Alemaigne.

En ce chemin, mien escientre,
Povres hons nule fois n'i entre;
Nus n'i puet povre homme mener,
Nus par soi n'i puet assener;
Mès qui dedens mené l'auroit,
Maintenant le chemin sauroit
Autresinc bien cum ge sauroie,
Jà si bien apris ne l'auroie:
Et s'il vous plest, vous le saurés,
Car assés tost appris l'aurés,
Se sans plus poés grant avoir
Por despens outrageus avoir.
Mès ge ne vous i menrai pas,
Povreté m'a véé le pas,
A l'issir le me deffendi.
Quanque j'avoie i despendi,
Et quanque de l'autrui reçui;
Tous mes créanciers en déçui,

[p.251]

Et, sans vos souliers écorcher, 8253
Vous verrez murailles pencher
Et chanceler tours et tourelles,
Tant hautes et fortes soient-elles,
Et les portes soudain s'ouvrir.
Pour néant vous verriez mourir
Tous les défenseurs de la place;
Car de ce côté, quoi qu'on fasse,
Est si faible ce fort château,
Que le moindre rôti gâteau
Est plus dur à couper en quatre
Que ne sont ces murs à abattre.
Par là serait-il pris tantôt,
Et n'y conviendrait si grand ost
Qu'il n'en fallut à Charlemagne
Allant conquérir l'Allemagne.
En cette route, je le sais,
Pauvre homme ne passe jamais,
Seul ne s'y peut même introduire,
Nul pauvre ne l'y peut conduire.
Mais si quelqu'un mené l'avait,
Aussi bien la route il saurait
Que moi, qui par expérience
Jadis l'appris dans mon enfance.
Et s'il vous plaît, vous la saurez,
Car apprise assez tôt l'aurez,
Si possédez grandes richesses
A faire excessives largesses.
Mais je n'y puis guider vos pas
Car Pauvreté ne le veut pas,
Et m'a défendu le passage;
J'ai gaspillé mon héritage,
Ce que j'avais d'autrui reçu,
Tous mes créanciers j'ai déçu,

[p.252]

Si que ge n'en poi nus paier, 8245
S'en me devoit pendre ou noier.
N'i venés, dist-ele, jamès,
Puis qu'à despendre n'i a mès.
Vous i enterrés à grant poine,
Se Richesce ne vous y moine;
Mès à tous ceus qu'ele i conduit
Au retorner lor griève et nuit.
A l'aler o vous se tenra,
Mès jà ne vous en ramenra;
Et de tant soiés asséur,
Se ens entrés par nul éur,
Jà n'en istrés ne soir ne main,
Se Povreté n'i met la main,
Par qui sunt en destresce maint.
Dedens Fole-Largesce maint,
Qui ne pense à riens fors à geus,
Et à despens faire outrageus:
El despent ausinc ses deniers
Cum s'el les puisast en greniers,
Sans conter et sans mesurer,
Combien que ce doie durer.


XLV Illustration: Comment Povreté fait requestes... Voir image

Comment Povreté fait requestes
A Richesce moult deshonnestes,
Qui riens ne prise tous ses ditz,
Mais de tout l'a fait esconditz.


Povreté maint à l'autre chief,
Plaine de honte et de meschief,
Qui trop sueffre au cuer grant moleste.
Et fait si honteuse requeste,

[p.253]

Sans pouvoir un denier leur rendre, 8287
Me devrait-on noyer ou pendre.
«De revenir gardez-vous bien,
Dit-elle, si n'avez plus rien.»
Là vous entrerez à grand' peine
Si richesse ne vous y mène,
Mais à tous ceux qu'elle y conduit
Au retour fait grand mal et nuit;
En allant, près de vous se peine,
Mais jamais ne vous en ramène,
Et si par bonheur vous entrez,
Soir ni matin n'en sortirez,
Ayez-en, Ami, l'assurance,
Que Pauvreté ne vous relance
Qui plonge en malheur maints amants.
Folle-Largesse là-dedans
Reste et mène joyeuse vie,
Dépens outrés et chère lie,
Et là prodigue ses deniers
Comme puisant à pleins greniers,
Sans calcul comme sans mesure,
Pensant que l'argent toujours dure.


XLV


Comment Pauvreté fait requête
A Richesse moult déshonnête
Qui rien ne prise tout son dit
Et sans pitié vous reconduit.


Pauvreté demeure à l'arrière
Pleine de honte et de misère,
Le coeur d'affliction broyé
Et morne implorant la pitié;

[p.254]

Et tant ot de durs escondis, 8275
Et n'a ne bons faits, ne bons dis,
Ne delitables, ne plesans.
Jà ne sera si bien fesans,
Que chascuns ses ovres ne blasme;
Chascun la viltoie et mesame.
Mès de Povreté ne vous chaille,
Fors de penser, comment qu'il aille,
Comment la porrés eschever.
Riens ne puet tant homme grever,
Comme chéoir en povreté:
Ce sevent bien li endeté
Qui tout le lor ont despendu;
Maint ont esté por li pendu.
Bien le resevent cil et dient
Qui contre lor voloir mendient;
Moult lor convient soffrir dolor,
Ains que gens lor doignent du lor.
Ausinc le doivent cil savoir
Qui d'amors vuelent joie avoir:
Car povre n'a dont s'amor pesse,
Si cum Ovide le confesse
[73].
Povreté fait homme despire,
Et haïr et vivre à martire,
E tolt au sage neis le sen.
Por Diex, compains, gardés-vous en,
Et vous efforciez bien de croire
Ma parole esprovée et voire;
Que j'ai, ce sachiés, esprové
Et par experiment trové,
Néis en ma propre personne,
Tretout quanque je vous sermonne.
Si sai miex que povreté monte,
Par ma mesese et par ma honte,

[p.255]

Mais durement on la repousse. 8317
Jamais une parole douce,
Un mot délectable et plaisant;
Elle n'ira si bien faisant
Que chacun ses oeuvres ne blâme,
Ne la méprise et ne l'infâme.
Or ne songez à Pauvreté
Que pour telle calamité
Éviter de toute manière;
Car il n'est ici-bas misère
Telle que choir en pauvreté.
Ce n'ignore pas l'endetté
Qui ses biens gaspilla d'enfance,
Maints elle mène à la potence;
Bien le savent, bien le diront
Ceux qui mendiant leur pain vont,
Ils endurent moult grand' souffrance
Avant d'obtenir allégeance.
L'Amant le doit aussi savoir
Qui d'amour veut plaisir avoir.
Le pauvre, Ovide le confesse
[73b],
N'a rien dont son amour repaisse.
Pauvreté fait homme haïr,
Mépriser, martyre souffrir,
Lui prend jusqu'à l'intelligence.
Croyez-en mon expérience,
Ami, pour Dieu, gardez-vous-en;
Je n'éprouvai que trop souvent,
Hélas! sur ma propre personne
Tout ce qu'ici je vous sermonne,
Et je sais mieux, beau compagnon,
Que vous, par mon abjection,
Ce que Pauvreté nous réserve.
Que Dieu longtemps nous en préserve!

[p.256]

Biaus compains, que vous ne savés, 8309
Qui tant sofferte ne l'avés.
Si vous devés en moi fier,
Car gel' di por vous chastier:
Moult a benéurée vie
Cil qui par autri se chastie
[74].
Vaillans hons suel estre clamés[75],
Et de tous compaignons amés,
Et despendoie liement
En tous leus plus que largement,
Tant cum fui riches hons tenus:
Or sui si povres devenus
Par les despens Fole-Largesce,
Qui m'a mis en ceste destresce,
Que ge n'ai fors à grant dangier,
Ne que boivre, ne que mangier,
Ne que chaucier, ne que vestir,
Tant me set danter et mestir
Povreté qui tout ami tolt.
Et sachiés, compains, que sitost
Comme Fortune m'ot ça mis,
Je perdi trestous mes amis,
Fors ung, ce croi ge vraiement,
Qui m'est remès tant solement.
Fortune ainsinc les me toli
Par Povreté qui vint o li:
Toli? par foi non fist, ge ment,
Ains prist ses choses proprement:
Car de voir sai que se miens fussent,
Jà por li lessié ne m'éussent.
De riens donc vers moi ne mesprist,
Quant ses amis méismes prist:
Siens, voire, mès riens n'en savoie,
Car tant achatés les avoie

[p.257]

Or, fiez-vous à mes avis, 8351
Pour vous instruire je le dis,
Et moult a bienheureuse vie
Qui par autrui se fortifie
[74b].
J'étais pour vaillant renommé
Et de cent compagnons aimé
Tant que je fis large dépense,
Gaîment coulant mon existence,
Tant que je fus riche tenu;
Or je suis pauvre devenu
Des oeuvres de Folle-Largesse,
Qui m'a mis en telle détresse
Que je n'ai, fors à grand danger,
Ni que boire, ni que manger,
Humble vêtement ni chaussure,
Tellement m'accable et torture
Pauvreté qui prend nos amis.
Car, sache-le, quand m'eut là mis,
Compagnon, la male Fortune,
Tous, sans exception aucune,
Je les perdis, sauf un vraiment
Qui m'est demeuré seulement.

Ainsi tous les prit la cruelle,
Pauvreté traînant après elle.
Je mens; elle ne me prit rien;
Ce qu'elle prit était son bien.
Car si tous ces amis miens fussent,
Jamais ainsi laissé ne m'eussent;
Donc nul dommage ne me fit
Lorsque ses amis me reprit.
Oui, siens; et dans mon ignorance,
Moi qui de coeur et de finance

[p.258]

De cuer et de cors et d'avoir, 8343
Que les cuidoic tous avoir.
Mès quant ce vint au derrenier,
Je n'oi pas vaillant ung denier,
Et quant en ce point me sentirent,
Tuit cil amis si s'enfoïrent,
Et me firent trestuit la moë
Quant il me virent sous la roë
De Fortune envers abatu,
Tant m'a par Povreté batu.
Si ne m'en doi-ge mie plaindre,
Qu'el m'a fait cortoisie graindre
Qu'onques n'oi vers li deservi:
Car entor moi si très-cler vi,
Tant m'oint les yex d'un fin colire,
Qu'el m'ot fait bastir et confire,
Si-tost comme Povreté vint,
Qui d'amis m'osta plus de vingt;
Voire certes, que ge ne mente,
Plus de quatre cens et cinquente.
Oncs linz, se ses iex i méist,
Ce que ge vi pas ne véist:
Car Fortune tantost en place
La bonne amor à plaine face,
De mon bon ami me monstra,
Par Povreté qui m'encontra;
Onc ne l'éusse congnéu,
Se mon besoing n'éust véu.
Mès quant le sot, il acorut,
Et quanqu'il pot me secorut,
Et tout m'offrit quanqu'il avoit,
Por ce que mon besoing savoit.

[p.259]

Si cher achetés les avais, 8383
Tous bien à moi je les croyais.
Mais, à la fin, de moi s'enfuirent
Tous ces amis, quand ils sentirent
Que n'avais plus un seul denier;
Tous ces ingrats, jusqu'au dernier,
Tous me firent soudain la moue,
Quand ils me virent sous la roue
De Fortune à l'envers jeté,
Tant me battit par Pauvreté.
Mais j'ai tort de me plaindre d'elle,
Qui m'octroya faveur plus belle
Que jamais ne le méritai.
Lors je vis clair, en vérité,
Tant elle oignit d'un fin collyre
Qu'elle avait pour moi fait confire,
Mes yeux, dès que Pauvreté vint,
Qui m'ôta d'amis plus de vingt,
Voire certe, à moins que je mente,
Plus de quatre cents et cinquante.
Oncques lynx, à l'oeil si perçant,
Ne fut plus que moi clairvoyant;
Car Fortune dans ma disgrâce
La bonne amour à pleine face
De mon bon ami me montra
Par Pauvreté qui me navra.
Jamais n'aurais su sa tendresse
S'il n'eût découvert ma détresse;
Mais aussitôt il accourut,
Tant qu'il pouvait me secourut
Et m'offrit, pour calmer ma peine,
Tretout son avoir à main pleine.

[p.260]

XLVI


Comment Amis recorde cy 8375
A l'Amant, qu'un seul vray Amy
En sa povreté il avoit,
Qui tout son avoir lui offroit.


Amis, dist-il, fais vous savoir, Illustration: Amis, dist-il, fais vous savoir...
Voir image
Vez-ci mon cors, vez-ci l'avoir
Où vous avés autant cum gié,
Prenés-en sans prendre congié;
Mès combien? se vous nel' savés,
Tout, se de tout mestier avés;
Car, amis, ne prise une prune
Contre ami les biens de Fortune,
Et les biens naturex méismes,
Puis que si nous entrevéismes,
Por quoi nos cuers conjoins éumes,
Que bien nous entrecongnéumes;
Car ainçois nous entr'esprovasmes,
Si que bons amis nous trovasmes;
Car nus ne set, sans esprover,
S'il puet loial ami trover.
Vous gard-ge tous jors obligiés,
Tant sunt poissans d'amor li giés;
Car moi por vostre garison
Poés, dist-il, metre en prison,
Por plevines ou por ostages,
Et mes biens vendre et metre en gages.
Ne s'en tint mie encor à tant,
Por ce qu'il ne m'allast flatant,
Ainçois m'en fist à force prendre,
Car n'i osoie la main tendre,

[p.261]

XLVI


Comment Ami rappelle ici 8417
A l'Amant, que seul un ami
Lui fut fidèle en sa misère,
Lui offrant sa fortune entière.


Ami, dit-il, je viens vous voir;
Voici mon corps et mon avoir,
Ils sont à vous comme à moi-même,
Prenez sans crainte, je vous aime.
—Mais combien?—Si ne le savez,
Tout, si de tout besoin avez;
Ami, je ne prise une prune,
Contre ami, les biens de Fortune,
Et même les biens naturels,
Du jour où nous nous vîmes tels
Que, sitôt que nous nous connûmes,
Nos coeurs conjoints à jamais eûmes,
Et qu'après nous être éprouvés,
Bons amis nous sommes trouvés;
Car nul ne sait, s'il ne l'éprouve,
Quand un ami loyal il trouve.
Eussiez-vous pris tout ce j'ai,
Que je serais votre obligé,
Tant sont puissants, lorsque l'on s'aime,
Les liens du coeur. Car moi-même,
Dit-il, pour votre guérison,
Vous pouvez me mettre en prison
Pour caution ou pour otage,
Et mes biens vendre et mettre en gage.
Là ne s'en tint pas cet ami
Qui m'allait consolant ainsi;

[p.262]

Tant iere maz et vergongneus, 8405
A loi de povre besongneus,
Cui honte a si la bouche close,
Que sa mesese dire n'ose,
Mais sueffre, et s'enclost et se cache,
Que nus sa povreté ne sache,
Et monstre le plus bel dehors:
Ainsinc ge le fesoie alors.

Ce ne font pas, bien le recors,
Li mendians poissans de cors,
Qui se vont partout embatant,
Plus qu'il puéent chacun flatant,
Et le plus let dehors démonstrent
A tretous ceus qui les encontrent,
Et le plus bel dedens réponnent
Por décevoir ceus qui lor donnent;
Et vont disant que povres sont,
Et les grasses pitances ont,
Et les grans deniers en tresor.
Mès atant me tairai dès or,
Que g'en porroie bien tant dire,
Qu'il m'en iroit de mal en pire;
Car tous jors héent ypocryte
Vérité qui contre eus est dite.
Ainsinc es devant diz amis
Mon fol cuer son travail a mis;
Si sui par mon fol senz traïs,
Despis, diffamé et haïs
Sans ochoison d'autre deserte
Que de la devant dite perte
De toutes gens communément,
Fors que de vous tant solement;

[p.263]

Mais il m'en fit de force prendre, 8447
Car je n'osais la main y tendre,
Tant j'étais triste et vergogneux,
Ainsi qu'un pauvre besogneux
Qui par la honte a bouche close
Et sa détresse dire n'ose,
Et montre le plus beau dehors,
Ainsi que je faisais alors,
Mais souffre et s'enferme et se cache,
Sa pauvreté pour qu'on ne sache.
Ce ne font pas les Mendiants,
Je sais, ces moines florissants
De corps, qui laids dehors se montrent
A tous les passants qu'ils rencontrent,
Et qui se vont partout glissant,
Tant qu'ils peuvent chacun flattant,
Pour décevoir ceux qui leur donnent,
Mais de tout par dedans foisonnent,
Qui vous disent que pauvres sont,
Et les grasses pitances ont
Et grands deniers cachés en terre.
Mais maintenant il faut m'en taire;
Tant du reste en dire pourrais,
Que de mal en pire choirais,
Car rien ne hait tant l'hypocrite
Que vérité contre lui dite.
Ainsi j'étais fol quand je mis
Ma confiance en ces amis.
Victime suis de ma folie,
Haï, méprisé pour la vie,
Et le seul prix de ma bonté
Fut d'être soudain rejeté
De toute la foule égoïste,
Sauf un dont l'amitié subsiste.

[p.264]

Que vos amors pas ne perdés, 8437
Mès à mon cuer vous aerdés;
Et tous jors, si cum ge le croi,
Qui d'amer vous pas ne recroi,
Se Diex plaist, vous i aerdrés;
Mès por ce que vous me perdrés,
Quant à corporel compaignie,
En ceste terrienne vie,
Quant li derreniers jors vendra,
Que Mors son drois des cors prendra,
Car icel jor, bien le recors,
Ne nous toldra fors que le cors,
Et toutes les apartenances
De par les corporex sustances;
Car ambedui, ce sai, morron
Plus-tost, espoir, que ne vorron,
Mès ce n'iert pas, espoir, ensemble,
Car Mort tous compaignons dessemble.
Si sai-ge bien certainement
Que, se loial amor ne ment,
Se vous vivez et ge moroie,
Tous jors en vostre cuer vivroie;
Et se devant moi moriés,
Tous jors où mien revivriés
Après vostre mort par mémoire,
Si cum vesquist, ce dist l'istoire,
Pyrithoüs après sa mort
[76],
Que Theseus tant ama mort.
Tant le queroit, tant le si voit,
(Car cil dedens son cuer vivoit)
Que vis en enfer l'ala querre,
Tant l'ot amé vivant sor terre.
Et povreté fait pis que Mort:
Car ame et cors tormente et mort,

[p.265]

C'est vous qui point ne vous cachez, 8481
Mais à mon coeur vous attachez,
Et toujours, comme je le pense,
Puisqu'il vous aime avec constance,
Plaise à Dieu! vous attacherez.
Mais, hélas! un jour vous perdrez
Ma corporelle compagnie
En cette terrienne vie,
Lorsque le dernier jour viendra
Et lorsque la Mort reprendra
Ses droits sur notre corps fragile;
Mais en ce jour la Mort agile,
Compagnon, ne nous prendra rien
Hormis le corps, je le sais bien,
Et toutes les appartenances
De nos corporelles substances;
Car tous deux, je le sais, mourrons,
Certes, plus tôt que ne voudrons.
Mais égal sort ne nous prépare
La Mort qui les amis sépare,
Et je ne doute nullement
Que, si loyal amour ne ment,
En votre coeur je ne demeure.
S'il advient que premier je meure,
Car avant moi si vous mouriez,
Toujours au mien revivriez
Après votre mort par mémoire;
Comme vécut, nous dit l'histoire,
Pirithoüs, après sa mort
[76b],
Que Thésée adorait encor.
Tant le suivait l'image chère
Qu'il aima tant sur cette terre
Et qui vivait dedans son coeur,
Qu'il l'alla chercher de douleur

[p.266]

Tant cum l'ung o l'autre demore, 8471
Non pas sans plus une sole hore;
Et lor ajoute à dampnement
Larrecin et parjurement,
Avec toutes autres durtés
Dont chascuns est griément hurtés,
Ce que mort ne vot mie faire,
Mès ainçois les en fait retraire,
Et si lor fait en son venir
Tous temporiex tormens fenir;
Et sans plus, comment que soit griéve,
En une sole hore les griéve.
Por ce, biaus compains, vous semon
Qu'il vous membre de Salemon
Qui fut roi de Gherusalen;
Car de li moult de bien a-l'en.
Il dit, et bien i prenés garde:
Biau fils, de povreté te garde
Tous les jors que tu as à vivre,
Et la cause en rent en son livre;
Car en ceste vie terrestre,
Miex vaut morir que povres estre.
Et cil qui povres apparront,
Lor propres freres les harront.
Et por la povreté douteuse,
Il parle de la souffreteuse
Que nous apelons indigence,
Qui si ses hostes desavance.
Onc si despite ne vi gens
Cum ceus que l'en voit indigens.
Por tesmoings néis les refuse
[77]
Chascuns qui de droit escript use,
Por ce qu'il sunt en loi clamé
Equipolens as diffamé.

[p.267]

Aux enfers. Pauvreté fait pire 8515
Qui met âme et corps à martyre,
Sans même une heure de répit,
Tant que l'une avec l'autre vit,
Les pousse à damnable aventure,
Au vice, au larcin, au parjure
Et toutes les calamités
Dont les humains sont tourmentés;
Ce que la mort ne saurait faire
Puisque les en garde au contraire
Et fait pour eux, en son venir,
Tous temporels tourments finir,
Et sans plus, combien que les grève,
En une heure vous les enlève.
Pour ce, vous prierai, compagnon,
De vous rappeler Salomon,
De Jérusalem ce roi sage,
Dont nous avons maint bon adage.
Il dit: «Beau fils, en vérité,
Garde-toi bien de pauvreté
Tous les jours qu'il te reste à vivre.»
Et la cause en est en son livre:
«Oui, sur cette terre il vaut mieux
Mourir que vivre besogneux;
Car tous ceux qui pauvres paraissent
Leurs propres frères les délaissent.»
Et puis, parlant des souffreteux,
Il nous montre les pauvres honteux
Qui croupissent dans l'indigence,
Source d'éternelle souffrance.
Oncques plus misérables gens
Je ne vois que les indigents;
Pour témoins même les refuse
[77b]
Chacun qui de droit écrit use,

[p.268]

Trop est povreté lede chose; 8505
Mes toutevois bien dire l'ose,
Que se vous aviés assés
Deniers et joiaus amassés,
Et tant donner en porriés,
Comme prometre en vorriés,
Lors coilleriés boutons et Roses,
Jà si ne seraient encloses.
Mès vous n'estes mie si riches,
Et si n'estes avers ne chiches:
Donnés donc amiablement
[78]
Biaus petis dons resnablement,
Si que n'en cheiez en poverte,
Damaige i auriés et perte:
Li plusors vous en moqueroient,
Qui de riens ne vous secorroient,
Se vous aviés le chaté
Oultre sa valeur achaté.
Il affiert bien que l'en present
De fruit novel un bel present
En toailles, ou en paniers;
De ce ne soiés jà laniers.
Pommes, poires, noiz ou cerises,
Cormes, prunes, freses, merises,
Chastaignes, coinz, figues, vinetes,
Pesches, parmains, ou alietes,
Nefles entées, ou framboises,
Beloces d'Avesnes, jorroises[79],
Roisins noviaus lor envoiés,
Et des meures fresches aiés,
Et se les avés achetées,
Dites que vous sunt présentées

[p.269]

Car ils sont par la loi nommés 8549
L'équivalent des infamés.
Trop est Pauvreté laide chose;
Mais toutefois, bien dire l'ose,
Ami, si vous aviez assez
Deniers et joyaux amassés,
Vous cueilleriez boutons et roses;
Pour vous elles ne seraient closes,
Si donner autant vous pouviez
Comme promettre voudriez.
Mais pourtant, sans être aussi riche,
Si n'êtes avare ni chiche,
Donnez-leur raisonnablement
Beaux petits dons aimablement
[78b],
Mais sans épuiser votre bourse;
Car si vous étiez sans ressource,
Personne ne vous soutiendrait,
Chacun de vous se moquerait
D'avoir payé la marchandise
Outre sa valeur, c'est sottise.
A mon avis, rien n'est plaisant
Comme de faire un beau présent,
Tel que fruits nouveaux en corbeille,
C'est un don que je vous conseille,
Figues, vinettes et marrons,
Pêches, alises, groseillons,
Pommes, poires, noix ou cerises,
Cormes, prunes, fraises, merises;
Raisins nouveaux leur envoyez,
Gents bouquets d'avoine liés[79b],
Amandes, framboises mûres
Ou bien encor nèfles et mûres;
Et si les avez achetés,
Dites qu'ils furent apportés

[p.270]

D'ung vostre ami, de loing venues, 8537
Tout les achatiés-vous es rues;
Ou donnés Roses vermeilletes,
Primeroles, ou violetes,
Ou biaus glaons en la seson;
En tex dons n'a pas desreson.
Sachiés que dons les gens afolent,
As mesdisans les jangles tolent:
Se mal ès donnéors savoient,
Tous les biens du monde en diroient.
Biaus dons soustiennent maint bailli
Qui fussent ore mal bailli
[80];
Biaus dons de vins et de viandes
Ont fait donner maintes provendes;
Biaus dons si font, n'en doutés mie,
Porter tesmoing de bonne vie:
Moult tiennent par tout biau leu dons,
Qui biau don donne, il est prodons.
Dons donnent loz as donnéors,
Et empirent les prenéors[81],
Quant il lor naturel franchise
Obligent à autrui servise.
Que vous diroie à la parsomme?
Par don sunt pris et Diex et homme.
Compains, entendés ceste note
Que je vous amoneste et note.
Sachiés, se vous volés ce faire
Que ci m'avés oï retraire,
Li Diex d'Amors jà n'i faudra
Quant le fort chastel assaudra,
Qu'il ne vous rende sa promesse;
Car il et Venus la déesse
Tant as portiers se combatront,
Que la forterece abatront:

[p.271]

A vous de lointaine venue, 8583
Les eussiez-vous pris dans la rue.
Donnez encore avec raison
De beaux glaïeuls en la saison,
Bouquets de roses vermeillettes,
Fleurs de printemps et violettes.
Jolis dons changent bien les gens,
Ferment la bouche aux médisants.
L'obligé, loin d'être nuisible,
De vous dit tout le bien possible.
Beaux dons soutiennent maints baillis
Qui sans eux seraient bien petits
[80b];
De vins, de mets belles offrandes
Ont fait donner maintes prébendes.
On vante l'homme généreux,
Qui donne est toujours vertueux;
Les beaux dons font, n'en doutez mie,
Trouver témoins de bonne vie;
Beaux dons donnent los aux donneurs,
Comme ils enchaînent les preneurs[81b],
Et leur naturelle franchise
Asservissent par convoitise.
Que vous dirai-je encor? Beaux dons
Dieu, comme l'homme, trouve bons.
Ainsi, sachez me bien comprendre,
Et si bien savez vous y prendre,
Le Dieu d'Amour ne manquera,
Quand le castel assaillira,
D'accomplir toute sa promesse.
Car, avec Vénus la déesse,
Tant ces geôliers ils combattront
Que la forteresse abattront,
Et vous pourrez cueillir la Rose,
Si durement qu'elle soit close.

[p.272]

Si porrez lors coillir la Rose, 8571
Jà si fort ne sera enclose.
Mès quant l'en a la chose aquise,
Si reconvient-il grant mestrise
En bien garder et sagement,
Qui joïr en vuet longuement.
Car la vertu n'est mie mendre
De bien garder et de deffendre
Les choses, quant el sunt aquises
[82],
Que del aquerre en quelques guises.
S'est bien drois que chétis se claime
Valez, quant il pert ce qu'il aime,
Por quoi ce soit par sa defaute;
Car moult est digne chose et haute
De bien savoir garder s'amie,
Si que l'en ne la perde mie,
Méismement, quant Diex la donne
Sage, cortoise, simple et bonne,
Qui s'amor doint et point ne vende.
Car onques amor marchéande
Ne fu par fame controvée,
Fors par ribaudie provée;
N'il n'i a point d'amor, sans faille,
En fame qui por don se baille.
Tel amor fainte, Mal-Feu l'arde[83]!
Là ne doit-l'en pas metre garde.
Si sunt-eles voir presque toutes
Convoiteuses de prendre, et gloutes
De ravir et de devorer,
Si qu'il n'i puist riens demorer,
A ceus qui plus por lor se claiment,
Et qui plus loiaument les aiment:
Car Juvenaus si nous raconte,
Qui de Berine tient son conte,

[p.273]

Mais quand acquise vous sera, 8617
Par grande adresse il vous faudra
La bien garder et grand' prudence,
Pour avoir longue jouissance;
Car souvent acquérir, ami,
Combien qu'il nous cause d'ennui,
Est plus facile, quoi qu'on dise,
Que de garder la chose acquise
[82b].
A bon droit plaint ses tristes jours
Qui perd l'objet de ses amours,
Quand même ce serait sa faute.
Car c'est chose bien digne et haute
Que savoir amante garder,
Sans partage la posséder,
Surtout lorsque Dieu nous la donne
Sage et courtoise, et simple et bonne,
Sans rien demander en retour.
Car oncques mercenaire amour
Ne vint que d'âme corrompue
Et par la débauche perdue.
Oncques la femme qui se vend
D'un pur amour n'aima d'amant;
A cet amour infâme et lâche
Nul coeur honnête ne s'attache.

Plus on se donne aveuglément,
Plus on aime loyalement,
Plus les femmes sont rigoureuses,
Presque toutes, et convoiteuses
De tout ravir et dévorer,
Tant qu'il y peut rien demeurer.
Car Juvénal ce nous raconte,
Qui d'Ibérine fait son conte,

[p.274]

Que miex vosist ung des yex perdre[84] 8605
Que soi à ung seul homme aerdre;
Car nus seus n'i peuist soffire,
Tant estoit de chaude matire;
Car jà fame n'iert si ardans,
Ne ses amors si bien gardans,
Que de son chier ami ne vuelle
Et les deniers et la despuelle.
Or vez que les autres feroient,
Qui por dons as hommes s'otroient.
Nesune ne puet-l'en trover
Qui ne se vueille ainsinc prover;
Tant l'ait homme en subjeccion,
Toutes ont ceste entencion.
Vez ci la rigle qu'il en baille;
Mès il n'est rigle qui ne faille,
Car des mauveses entendi,
Quant ceste sentence rendi.
Mès s'el n'est tiex cum ge devis,
Loial de cuer, simple de vis,
Ge vous dirai que l'en doit faire.
Valez cortois et debonnaire
Qui vuet à ce metre sa cure,
Gart que du tout ne s'aséure
En sa biauté, ne en sa forme:
Drois est que son engin enforme
De meurs et d'ars et de sciences;
Car qui les fins et les provences
De biauté sauroit regarder,
Biauté se puet trop poi garder:
Tantost a faite sa vesprée
Com les floretes en la prée;
Car biauté est de tel matire,
Que el plus vit, et plus empire.

[p.275]

Qu'elle eût mieux aimé perdre un oeil[84b] 8649
Qu'à un seul homme faire accueil;
Un seul ne lui pouvait suffire,
Tant était chaude en son délire.
Coeur de femme n'est si ardent
Ni ses amours si bien gardant,
Que du cher ami la dépouille
Et l'or plus ou moins ne chatouille.
Jugez par là ce que femme est
Qui son corps aux enchères met.
Ainsi toutes, ami, sont faites
Les femmes, toutes sont coquettes;
Quelque soit leur affection,
Toutes ont même intention.
Tel est la règle qu'il en baille,
Mais il n'est règle qui ne faille;
Car des mauvaises il parlait
Quand cette sentence il rendait.
Et si votre amante n'est telle,
Mais d'attraits simple et de coeur belle,
Il vous faudra faire autrement.
Courtois et débonnaire amant
A bien aimer qui met sa cure
Ne doit pas que sur sa tournure
Compter, ses grâces, sa beauté;
Il lui faut un esprit doté
Encor d'utiles connaissances;
Car pour qui sait juger les chances
Et avantages de beauté,
Elle n'est que fragilité,
Elle est tantôt évanouie
Comme fleurettes de prairie;
Car ainsi qu'elles beauté vit,
Plus elle va, plus dépérit.

[p.276]

Mès le sens, qui le vuet acquerre, 8639
Tant cum il puet vivre sor terre,
Fait à son mestre compaignie,
Et miex vaut au chief de sa vie
Qu'il ne fist au commencement;
Tous jors va par avancement:
Jà n'iert par tens apetisiés,
Bien doit estre amés et prisiés
Valez de noble entendement,
Quant il en use sagement.
Moult redoit estre fame liée,
Quant ele a s'amor emploiée
En biau valet cortois et sage,
Qui de sens a tel tesmoignage.
Neporquant s'il me requeroit
Consel, savoir se bon seroit
Qu'il féist rimes jolietes,
Motez, fabliaux, ou chançonnetes
Qu'il vueille à s'amie envoier
Por li chevir et apoier:
Ha, las! de ce ne puet chaloir,
Biau dit i puet trop poi valoir.
Li diz, espoir, loé seront,
D'autre preu petit i feront;
Mès une grant borse pesans,
Toute farsie de besans
[85],
Se la véoit saillir en place,
Tost i corroit à plaine brace;
Qu'eles sunt mès si aorsées,
Que ne corent fors as borsées[86].
Jadis soloit estre autrement,
Or va tout par empirement.
Jadis au tens des premiers peres
Et de noz premeraines meres,

[p.277]

Mais le sens, pour toute la vie, 8683
Tient à son maître compagnie,
Mieux vaut à la fin qu'au début,
Et plus il approche du but
Moins sur lui le temps a de prise.
Aussi femme chérit et prise
Amant de noble entendement,
Quand il en use sagement.
Aussi doit être bien heureuse
Entre toutes femme amoureuse
Qui sut octroyer son amour
A beau serviteur, en retour
Qui lui donna courtois et sage
De sens semblable témoignage.
Cependait s'il me demandait
Conseil, savoir si bon serait
De faire rimes joliettes,
Motets, fabliaux, chansonnettes
Qu'il veuille à sa mie envoyer
Pour lui plaire et pour l'égayer,
Hélas! ami, c'est triste à dire,
Mais beaux dits ne sauraient suffire.
Peut-être loués ils seront,
Autre profit ne porteront.
Mais si grande bourse et pesante
De besans pleine et résonnante
[85b]
Elles voyaient céans saillir,
Vite à bras ouverts d'y courir,
Tant femmes sont intéressées
Qu'elles ne courent qu'aux boursées[86b].
Jadis soulait être autrement.
Mais tout dégénère à présent.
Jadis au temps des premiers pères,
Au temps de nos premières mères,

[p.278]

Si cum la letre le tesmoigne, 8673
Par qui nous savons la besoigne,
Furent amors loiaus et fines,
Sans covoitise et sans rapines;
Li siecles ert moult précieus,
N'estoit pas si délicieus
Ne de robes, ne de viandes;
Il coilloient és bois les glandes
Por pain, por char et por poissons,
Et cerchoient par ces boissons,
Par vaus, par plains et par montaingnes,
Pommes, poires, noiz et chastaingnes,
Boutons et mores et pruneles,
Framboises, freses et ceneles,
Feves et poiz, et tex chosetes,
Cum fruis, racines et herbetes;
Et des espis des blés frotoient,
Et des roisins és chans grapoient,
Sans metre en pressouer, n'en esnes.
Li miel décoroient des chesnes,
Dont habundamment se vivoient,
Et de l'iaue simple bevoient,
Sans querre piment ne claré,
N'onques ne burent vin paré;
N'iert point la terre lors arée,
Mès si cum Diex l'avoit parée
Par soi-méismes aportoit
Ce dont chascun se confortoit;
Ne queroient saumons ne luz
[87],
Et vestoient les cuirs veluz,
Et faisoient robes de laines,
Sans taindre en herbes ne en graines[88],
Si cum el venoient des bestes.
Covertes ierent de genestes,

[p.279]

Comme l'histoire le prétend, 8717
Car c'est elle qui nous l'apprend,
Était amour loyale et fine,
Sans convoitise et sans rapine.
Durant ces siècles précieux
Tant n'était le monde envieux
De fins mets, de parures vaines;
Au bois il cueillait glands et faînes
Au lieu de chairs et de poissons,
Et cherchait parmi les buissons
Boutons et mûres et prunelles,
Framboises, fraises et cinelles,
Pommes, poires, fèves et noix,
Châtaignes, racines et pois,
Herbes et fruits de la campagne,
Par val, par plaine et par montagne,
Et les épis de blé frottait,
Et raisins aux champs grapillait,
Des cuviers sans se mettre en peine,
Du miel découlant d'un vieux chêne
Abondamment se nourrissait
Et d'eau de source s'abreuvait,
Sans chercher piment ni piquette
Ni vin vieilli dans la feuillette.
Le sol n'était pas labouré,
Et tel que Dieu l'avait paré
Engendrait tout en abondance
Et donnait à l'homme l'aisance.
Point de brochets ni de saumons;
Il se revêtait de toisons
Ou se faisait robe de laine,
Sans teinture d'herbe ou de graine
[88b],
Comme la portaient les agneaux.
Les chaumières dans les hameaux

[p.280]

De foillies et de ramiaus 8707
Lor bordetes et lor hamiaus,
Et fesoient en terre fosses,
Es roches et es tiges grosses
Des chesnes crués se rebotoient,
Quant les tempestes redotoient.


XLVII


Comment les gens du temps passé
N'avoient nul tresor amassé
[89],
Fors tout commun par bonne foy;
Et n'avoient ne prince ne roy.


Et quant par nuit dormir voloient,
En leu de coites aportoient
En lor casiaus monceaus de gerbes,
De foilles, ou de mousse, ou d'erbes;
Et quant li airs iert apaisiés,
Et li tens cler et aésiés,
Et li vens mol et delitables,
Si cum en printens pardurables,
Et cil oisel chascun matin
S'estudient en lor latin
A l'aube du jor saluer
Qui tout lor fait les cuers muer:
Zephirus et Flora sa fame,
Qui des flors est déesse et dame,
Cil dui font les floretes nestre,
Flors ne congnoissent autre mestre:
Car par tout le monde ensement,
Les vont cil et cele sement,
Et les forment et les colorent
Des colors dont les flors honorent

[p.281]

De frais genêt étaient couvertes, 8751
De rameaux et de feuilles vertes;
Ou fosse en terre il se faisait
De rocs et branches qu'il coupait,
Ou se mettait au creux d'un chêne,
S'il craignait tempête prochaine.


XLVII


Comment les gens du temps passé
N'avaient nul trésor amassé,
La terre à tous était commune
Et royauté n'était aucune.


Et quand la nuit dormir voulait,
Au lieu de couettes apportait
En sa case monceaux de gerbes,
De mousses, de feuilles ou d'herbes;
Et quand l'air était apaisé,
Le temps serein et reposé,
Et le vent doux et délectable
En ce printemps invariable,
Les oiseaux lors chaque matin
S'étudiaient en leur latin
A saluer du jour l'aurore
Qui fait leur petit coeur éclore;
Des fleurs la reine aux yeux si doux,
Flore et Zéphir son tendre époux
Faisaient ci-bas fleurettes naître,
Fleurs ne connaissent d'autre maître.
Car c'est pour les fins amoureux
Qu'en grand amour ils ont tous deux,
Qu'ils les sèment et les colorent
Des couleurs dont les fleurs honorent

[p.282]

Puceles et valez proisiés, 8737
De biaus chapelez renvoisiés,
Por l'amor des fins amoreus;
Car moult ont en grant amor eus.
De floretes lor estendoient
Les coustepointes qui rendoient
Tel resplendor par ces herbaiges,
Par ces prés et par ces ramaiges,
Qu'il vous fust avis que la terre
Vosist emprendre estrif et guerre
Au ciel d'estre miex estelée,
Tant iert par ses flors revelée.
Sor tex couches cum ge devise,
Sans rapine et sans covoitise,
S'entr'acoloient et baisoient
Cil cui li geu d'Amors plaisoient;
Cil arbre vert par ces gaudines, Illustration: Cil arbre vert par ces gaudines...
Voir image
Lor paveillons et lor cortines,
De lor rains sor eus estendoient
Qui du soleil les deffendoient.
Là démenoient lor karoles,
Lor geu et lor oiseuses foles
Les simples gens asséurées,
De toutes cures escurées,
Fors de mener jolivetés
Par loiaus amiabletés.
N'encor n'avoit fet roi ne prince
Meffais qui l'autrui tolt et pince.
Trestuit pareil estre soloient,
Ne riens propre avoir ne voloient.
Bien savoient cele parole
Qui n'est mençongiere ne fole:
Qu'onques Amor et seignorie[90]
Ne s'entrefirent compaignie,

[p.283]

Des puceles et des varlets 8781
Les beaux et brillants chapelets.
Pour eux ils tendaient des fleurettes
Les courtepointes joliettes
Dont partout buissons et forêt
Et la plaine respendissait,
Au point de croire que la terre
Au ciel eût déclaré la guerre,
A qui serait mieux, étoilé,
Tant son orgueil était gonflé.
Sur ces couches dont je devise,
Sans rapine et sans convoitise,
Chacun s'accolait et baisait
A qui le jeu d'amour plaisait.
Les arbres par les verts bocages,
Rideaux et pavillons sauvages,
Leurs rameaux étendaient sur eux
Du soleil pour calmer les feux;
Et là tous menaient leurs karoles,
Leurs jeux, leurs joyeusetés folles,
Les hommes heureux, sans soucis,
De toutes peines affranchis,
Fors de mener joyeuse vie
Et loyale folâtrerie.
Méfait qui prend le bien d'autrui
Rois ni princes n'avait bâti,
Tous étaient égaux sur la terre,
A posséder ne songeaient guère;
Car ils connaissaient bien ce mot
Qui n'est ni mensonger ni sot:
Oncques Amour et seigneurie
[90b]
N'ont voyagé de compagnie,
Oncques ne purent s'épouser,
Car gouverner, c'est diviser.

[p.284]

Ne ne demorerent ensemble; 8771
Cil qui mestrie, les dessemble.


XLVIII


Ici commence le Jaloux Illustration: Ici commence le Jaloux...
Voir image
A parler et dire, oyans tous,
A sa femme qu'elle est trop baulde,
Et l'appelle faulse ribaulde.


Pour ce voit-l'en des mariages,
Quant li mariz cuide estre sages,
Et chastie sa femme et bat,
Et la fait vivre en tel débat,
Qu'il li dit qu'ele est nice et fole,
Dont tant demore à la karole,
Et dont el hante si sovent
Des jolis valez le convent,
Que bonne amor n'i puet durer,
Tant s'entrefont maus endurer,
Quant cil vuet la mestrise avoir
Du cors sa fame et de l'avoir.
Trop estes, fait-il, vilotiere,
Si avés trop nice maniere:
Quant sui en mon labor alés,
Tantost espringués et balés,
Et démenés tel esbaudie,
Que ce semble grant ribaudie;
Et chantés cum une seraine.
Diex vous mete en male semaine[91]!
Et quant vois à Romme ou en Frise
Porter notre marchéandise,
Vous devenés tantost si cointe,
Car ge sai bien qui m'en acointe,

[p.285]

XLVIII


Ici l'homme jaloux commence8815
A crier et sa femme tance
Devant tous, l'appelant catin,
Coureuse et mauvaise putain.


Pour ce voit-on en mariage,
Quand le mari pense être sage,
Qu'il gourmande sa femme et bat
Et la fait vivre en tel débat,
Qu'il lui dit qu'elle est sotte et folle
De tant muser à la karole
Et de rechercher si souvent
Des gents varlets l'accointement,
Et qu'il n'est bonne amour qui dure
Lorsque de tels maux on endure,
Ce parce qu'il veut seul avoir
Le corps de sa femme et l'avoir.
Vous êtes trop, dit-il, fringante
Et trop d'allures provocante.
Sitôt qu'à mon travail je cours,
Tôt vous sautez, balez toujours
Et chantez comme une syrène
(Dieu vous mette en male semaine!)
[91b],
Et menez tels amusements
Qu'ils semblent vils déportements.
Quand je vais à Rome ou en Frise
Débiter notre marchandise,
Si coquette on vous voit tantôt,
Car je sais bien quel est mon lot,

[p.286]

Que par tout en va la parole; 8801
Et quant aucuns vous en parole
Porquoi si cointe vous tenés
En tous les leus où vous venés,
Vous respondés: Hari, hari,
C'est por l'amor de mon mari.
Por moi, las! dolereus chétis,
Qui set se ge forge ou ge tis,
Ou se ge sui ou mors ou vis?
L'en me devroit flatir où vis
Une vessie de mouton.
Certes ge ne vail ung bouton,
Quant autrement ne vous chasti;
Moult m'avés or grant los basti
Quant de tel chose vous vantés:
Chascun set bien que vous mentés.
Por moi, las! doleureus, por moi,
Maus gans de mes mains enformoi,
Et crueusement me déçui
Quant onques vostre foi reçui
Le jor de nostre mariage,
Por me mener tel rigolage.
Por moi menés-vous tel bobant,
Qui cuidiés-vous aler lobant?
Jà n'ai-ge mie le pooir
De tiex cointeries véoir,
Que cil ribauz saffre, friant,
Qui ces putains vont espiant,
Entor vous remirent et voient,
Quant par ces ruës vous convoient.
A cui parés-vous ces chastaignes
[92]?
Qui me puet faire plus d'engaignes?
Vous faites de moi chape à pluie,
Quant orendroit lés vous m'apuie.

[p.287]

Qu'incontinent chacun en glose, 8843
Et s'il vous demande la cause
Pourquoi si belle vous tenez
En tous les lieux où vous venez
De votre époux pendant l'absence,
Alors avec grande impudence,
Vous répondez: «Hari, hari,
C'est pour l'amour de mon mari.»
Pour moi, combien que je pâtisse,
Qui sait si je forge ou je tisse,
Si je suis mort ou bien vivant?
Je ne vaux un bouton vaillant
Quand autrement ne vous châtie;
On me devrait une vessie
De mouton envoyer au nez.
Le beau renom que me donnez!
Car moi, malheureux, pris au piége,
De quels gants mes deux mains ganté-je?
Quand de ceci vous vous vantez,
Chacun sait bien que vous mentez.
Pour moi faites-vous telle chère?
Qui pensez-vous tromper, ma chère?
Je fus cruellement déçu,
Votre foi lorsque j'ai reçu
Le jour de notre mariage,
Pour me mener tel rigolage!
Vous savez bien que n'ai pouvoir
De tant de belles choir voir,
Mais ces ribauds qu'elles attirent,
Ces vils goinfres qui vous admirent
Et vous suivent par les chemins
Comme tretoutes ces putains;
Je suis votre capote à pluie
Lorsqu'à votre bras je m'appuie.

[p.288]

Ge voi que vous estes plus simple 8835
En cel sorcot, en cele guimple,
Que torterele ne coulons;
Ne vous chaut s'il est cors ou lons,
Quant sui tous seus lés vous presens.
Qui me donroit quatre besens,
Combien que debonnaire soie,
Se por honte ne le laissoie,
Ne me tendroie de vous batre,
Por vostre grant orguel abatre:
Et sachiés qu'il ne me plest mie
Qu'il ait en vous nule cointie,
Soit à karole, soit à dance,
Fors solement en ma présence.


XLIX


Comment le Jaloux si reprent
Sa femme, et dit que trop mesprent
De démener ou joie ou feste,
Et que de ce trop le moleste.


D'autre part nel' puis plus celer,
Entre vous et ce bacheler
Robichonet au vert chapel
[93],
Qui si tost vient à vostre apel,
Avés-vous terres à partir?
Vous ne poés de li partir.
Tous jors ensemble flajolés,
Ne sai que vous entrevolés,
Que vous poés-vous entredire:
Tout vif m'estuet enragier d'ire

[p.289]

Pour qui donc cuisent ces marrons[92b]? 8877
Peut-on me faire plus d'affronts!
Plus que tourterelle ou poulette
Je vous vois, sous votre cornette,
L'air simple et doux; mais ce jupon,
Que vous chaut qu'il soit court ou long,
Quand tous deux sommes tête à tête?
N'était la honte qui m'arrête,
Et si bon que je sois encor,
Qui m'offrirait cinq besans d'or
Ne me retiendrait de vous battre,
Pour votre grand orgueil abattre.
Sachez enfin qu'il me déplaît
Que tant de luxe ma femme ait
A la karole ou à la danse,
Fors seulement en ma présence.


XLIX


Ici le Jaloux à sa femme
Fait remontrances et la blâme
De mener tels déportements
Et qu'ils lui pèsent trop longtemps.


De plus, s'il faut que je le nomme,
Entre vous et puis ce jeune homme,
Robichonnet au vert chapeau[93b],
Qui sitôt vient à votre appeau,
Avés-vous partages de terre?
Vous ne pouvez vous en défaire.
Toujours ensemble flageolez;
Ne sais quoi vous entrevoulez,
Ce que pouvez vous entredire:
Vous me faire enrager d'ire

[p.290]

Par vostre fol contenement. 8863
Par iceli Diex qui ne ment,
Se vous jamès parlés à li,
Vous en aurés le vis pali,
Voires certes plus noir que more
[94]:
Car de cops, se Diex me secore,
Ains que ne vous ost le musage,
Vous donrai tant par ce visage,
Qui tant est as musars plaisans,
Que vous tendrés coie et taisans.
Ne jamès hors sans moi n'irés;
Mès à l'ostel me servirés
En bons aniaus de fer rivée.
Déables vous font si privée
De ces ribaus plains de losenge,
Dont vous déussiés estre estrange.
Ne vous pris-ge por moi servir?
Cuidiés-vous m'amor deservir
Par acointier ces ors ribaus,
Por ce qu'il ont les cuers si baus,
Et qu'il vous retruevent si baude?
Vous estes mauvese ribaude,
Si ne me puis en vous fier:
Maufé me firent marier[95].

Ha! se Theofrates créusse[96],
Jà fame espousée n'éusse;
Il ne tient pas homme por sage
Qui fame prent par mariage,
Soit bele, ou lede, ou povre, ou riche:
Car il dit, et por voir l'affiche
En son noble livre Auréole
Qui bien fait à lire en escole,

[p.291]

Par votre fol déréglement. 8907
Par Dieu le père qui ne ment,
Si je vous vois tous deux, je jure
Que pâlira votre figure
Ou noircira plus qu'Africain
[94b];
Car, Dieu m'aide, avant votre sein
Purger de tel libertinage,
Tant frapperai votre visage
A tous ces ribauds si coquet,
Que j'abattrai votre caquet.
Jamais n'irez seule en la rue;
En bons anneaux de fer tenue
Me servirez à la maison.
Assurément c'est le démon
Qui vous a faite ainsi l'amie
Des ribauds pleins de flaterie,
Et qu'au moins vous devriez fuir.
Ne vous pris-je pour me servir?
Pensez-vous donc ainsi, ma femme,
Mériter l'amour de mon âme
En accueillant ces vils manants?
S'ils sont si fort entreprenants,
C'est qu'ils vous trouvent provocante;
Vous êtes catin impudente
Et ne puis en vous me fier,
Le diable me fit marier[95b]!
Quand il nous dit que nul n'est sage
De prendre femme en mariage,
Que Théophraste n'ai-je cru[96b]?
Belle ou laide n'eusse voulu,
Pauvre ni riche prendre femme.
Dans l'Auréole il le proclame.
Oyez ce que ce noble écrit,
Bon à lire en école, dit:

[p.292]

Qu'il i a vie trop grevaine, 8895
Plaine de travail et de paine,
Et de contens et de riotes,
Par les orguelz des fames sotes,
Et de dangiers et de reprouches
Que font et dient par lor bouches,
Et de requestes et de plaintes
Que truevent par ochoisons maintes:
Si ra grant paine en eus garder,
Por lor fox voloirs retarder.
Et qui vuet povre fame prendre,
A norrir la l'estuet entendre,
Et à vestir et à chaucier;
Et se tant se cuide essaucier
Qu'il la prengne riche forment,
A soffrir la a grant torment;
Tant la trueve orguilleuse et fiere,
Et sorcuidée et bobanciere,
Que son mari ne prisera
Riens, et par tout desprisera
Ses parens et tout son lignage,
Par son outrecuidé langage.
S'ele est bele, tuit i aqueurent,
Tuit la porsivent, tuit l'eneurent,
Tuit i hurtent, tuit i travaillent,
Tuit i luitent, tuit i bataillent,
Tuit à li servir s'estudient,
Tuit li vont entor, tuit la prient,
Tuit i musent, tuit la convoitent,
Si l'ont en la fin, tant exploitent:
Car tor de toutes pars assise
Envis eschape d'estre prise.
S'el rest lede, el vuet à tous plaire;
Et comment porroit nus ce faire

[p.293]

La vie est trop pesante et pleine,
Hélas! de travail et de peine,
De maux, de querelles, de deuil,
Des sottes femmes par l'orgueil,
Qui cherchent occasions maintes,
Par leurs requêtes et leurs plaintes
Et leur babil sempiternel,
De nous causer ennui mortel.
Combattre et vaincre leur folie,
Les garder, c'est peine inouïe!
Qui veut femme pauvre choisir,
S'il la prend, c'est pour la nourrir
Et lui donner robe et chaussure;
Et si, par ambition pure,
La prend riche, il a grand tourment
A la supporter seulement;
Tant il la trouve dédaigneuse,
Fière, hautaine et vaniteuse,
Que son mari ne prisera
Rien, et partout méprisera
Ses parents et tout son lignage,
Par son outrecuidant langage.
Est-elle belle? tous d'accourir,
La suivre, flatter et servir;
Tous y heurtent, tous y travaillent,
Tous y luttent, tous y bataillent;
C'est à qui le mieux lui plaira,
Plus autour d'elle tournera.
Tous y musent, tous la convoitent
Et l'ont en la fin, tant exploitent:
Car fort de toutes parts pressé
Est bientôt pris ou renversé.
Est-elle laide? A tous veut plaire.
Chose à qui tretous font la guerre

[p.294]

Qu'il gart chose que tuit guerroient, 8929
Ou qui vuet tous ceus qui la voient?
S'il prent à tout le monde guerre,
Il n'a pooir de vivre en terre;
Nus nes garderait d'estre prises
Por tant qu'el fussent bien requises.
Penelope néis prendroit
Qui bien à li prendre entendroit;
Si n'ot-il meillor fame en Grece.
Si feroit-il par foi Lucrece,
Jà soit ce qu'el se soit occise,
Por ce qu'à force l'avoit prise
Le fiz au roi Tarquinius;
N'onc, ce dit Titus Livius,
Maris, ne peres, ne parens
Ne li porent estre garens,
Por poine qui nus i méist,
Que devant eus ne s'océist.
Du duel lessier moult la requistrent,
Moult de beles raisons li distrent,
Et ses maris méismement
La confortoit piteusement,
Et de bon cuer li pardonnoit
Tout le fait, et li sermonnoit,
Et s'estudioit à trover
Vives raisons por li prover
Que ses cors n'avoit pas pechié,
Quant li cuers ne volt li pechié:
Car cors ne puet estre pechierres
Se li cuers n'en est consentierres
[97].
Mès ele qui son duel menoit,
Ung coutel en son sein tenoit
Repost, que nus ne le véist,
Quant por soi ferir le préist,

[p.295]

Et qui s'offre au premier venant, 8975
Qui donc garderait, et comment?
S'il prend à tout le monde guerre,
Il n'a pouvoir de vivre en terre,
Malgré tout prise elle sera
Aussitôt qu'on la pressera.
La meilleure femme de Grèce,
Hélas! avec un peu d'adresse,
Pénélope voire on prendrait;
Lucrèce, même on séduirait,
Malgré qu'elle se soit occise,
Parce qu'à force l'avait prise
Le fils du roi Tarquinius.
Oncques, dit Titus Livius,
Ni parents, ni mari, ni père,
Combien qu'ils sussent dire ou faire,
Ne purent la dissuader
Devant eux de se poignarder.
De se calmer moult la requirent
Et moult belles raisons lui dirent,
Et son mari pareillement
La consolait piteusement,
Et tout à sa chère Lucrèce
Pardonnait de bon coeur; sans cesse
Il s'étudiait à trouver
Vives saisons pour lui prouver
Que son corps n'était pas coupable,
Son coeur étant irréprochable,
Car corps ne peut être pécheur
Si consentant n'est pas le coeur
[97b].
Mais elle en sa douleur s'obstine,
Saisit soudain sur sa poitrine
Un couteau que caché tenait
Et que personne ne voyait,

[p.296]

Et lor respondi sans aloigne: 8963
Biaus seignors, qui que me pardoigne
L'ort pechié dont si fort me poise,
Ne comment que du pardon voise,
Ge ne m'en pardoint pas la paine.


L Illustration: Comment Lucrece par grant ire... Voir image


Comment Lucrece par grant ire
Son cuer point, derrompt et dessire,
Et chiet morte sur terre adens,
Devant son mari et parens.


Lors fiert de grant angoisse plaine,
Son cuer, si le fent, et se porte Illustration: Lors fiert de grant angoisse plaine... Voir image
Devant eus à la terre morte;
Mès ains pria qu'il travaillassent
Tant por li, que sa mort venjassent.
Cest exemple volt procurer
Por les fames asséurer
Que nus force ne lor méust,
Qui de mort morir ne déust;
Dont li rois et ses fiz en furent
Mis en exil, et la morurent.
N'onc puis Romains por ce desroi
Ne voldrent faire à Romme roi.
Si n'est-il mès nule Lucrece,
Ni Penelope nule en Grece,
Ne prodefame nule en terre,
S'il iert qui les séust requerre.
Ainsinc le dient li païen,
N'onques nus n'i trova moien;
Maintes néis par eus se baillent,
Quant li requeréors deffaillent:

[p.297]

Et leur répond impatiente: 9009
Quoique votre bonté consente
A me pardonner, beaux seigneurs,
L'outrage source de mes pleurs,
Lucrèce n'en tient aucun compte
Et ne pardonne pas sa honte.


L


Comment Lucrèce par grande ire
Son coeur perce, rompt et déchire
Et tombe expirante céans,
Devant ses époux et parents.


Lors irritée en son coeur porte
De cruels coups et tombe morte;
Mais avant les voulut charger
De son affreux trépas venger.
Cet exemple elle vous procure,
Pour que les femmes il assure
Que quiconque les veut forcer
On le doit faire trépasser;
Aussi le roi et ses fils furent
En exil mis et là moururent,
Et depuis ce grand désarroi
Rome ne voulut plus de roi.
Mais, las! il n'est plus de Lucrèce,
Non plus de Pénélope en Grèce
Ni d'honnête femme ici-bas;
Et croyez-moi, n'en cherchez pas,
Car ce serait peine perdue,
C'est chose des païens connue.
Maintes même on en voit s'offrir
Quand nul ne les vient requérir.

[p.298]

Et cil qui font les mariages. 8993
Si ont trop merveilleus usages,
Et coustume si despareille,
Qu'il me vient à trop grant merveille.
Ne sai dont vient ceste folie,
Fors de rage et de desverie.
Je voi que qui cheval achete,
N'iert jà si fox que riens i mete,
Comment que l'en l'ait bien couvert,
Se tout nel' voit à descouvert,
Par tout le regarde et descuevre;
Mès la fame si bien se cuevre,
Ne jà n'i sera descouverte,
Ne por gaaigne, ne por perte,
Ne por solas, ne por mesese,
Por ce sans plus qu'el ne desplese
Devant qu'ele soit espousée;
Et quant el voit la chose outrée,
Lors primes monstre sa malice,
Lors pert s'ele a en li nul vice;
Lors fait au fol ses meurs sentir,
Que riens n'i vaut le repentir.
Si sai-ge bien certainement,
Combien qu'el se maint sagement,
N'est nus qui marié se sente,
S'il n'est fox, qui ne s'en repente.
Prodefame, par saint Denis,
Dont il est mains que de fenis,
Si cum Valerius tesmoigne,
Ne puet nus amer qu'il n'en poigne
De grans paors et de grans cures,
Et d'autres meschéances dures:
Mains que de fenis, par ma teste,
Par comparoison plus honeste,

[p.299]

Les partisans du mariage 9039
Ont un trop singulier usage
Et si bizarre, à mon avis,
Que constamment il m'a surpris.
Ne sais d'où vient cette folie
Fors de rage ou de frénésie.
Car qui veut cheval acquérir
N'est pas si fol d'un prix offrir,
Combien qu'avec soin on le couvre,
Si tout entier ne le découvre,
Partout regarde et n'omet rien;
Mais femme se couvre si bien
Que ne se montre découverte
Jamais, ni pour gain ni pour perte,
Pour mésaise ni pour soulas,
Pour, sans plus, ne déplaire pas
Devant que ne soit épousée.
Mais la chose une fois passée,
Lors fait au fol ses moeurs sentir;
Trop tard lui vient le repentir,
Quand elle montre sa malice
Et ne voile plus aucun vice.
Aussi, combien que sagement
Femme se tienne, assurément
Nul n'est qui marié se sente,
S'il n'est fol, qui ne s'en repente.
Femme honnête, par saint Denis!
Il en est moins que de Phénix.
Valérius nous dit lui-même:
Sans souffrir grands tourments nul n'aime
Et grands soucis et grandes peurs
Et niaints autres affreux malheurs.
Moins que de phénix, par ma tête!
Par comparaison plus honnête,

[p.300]

Voire mains que de blans corbiaus, 9027
Combien qu'el aient les cors biaus.
Et ne porquant, quoi que g'en die,
Por ce que ceus qui sunt en vie,
Ne puissent dire que ge queure
A toutes fames trop aseure:
Qui prodefame vuet congnoistre,
Soit seculiere, ou soit de cloistre,
Se travail vuet metre en li querre,
C'est oisel cler semé en terre,
Si legierement congnoissable,
Qu'il est au cine noir semblable
[98].
Juvenaus néis le conferme,
Qui redit par sentence ferme:
Se tu trueves chaste moillier,
Va-t'en au temple agenoillier,
Et Jupiter enclin aore[99],
Et de sacrefier labore
A Juno la dame honorée
Une vache toute dorée:
Qu'onc puis merveilleuse aventure
N'avint à nule créature.
Et qui vuet les males amer,
Dont deçà mer et delà mer,
(Si cum Valérius raconte,
Qui de voir dire n'a pas honte),
Sunt essains plus grans que de mouches,
Qui se recuillent en lor rouches,
A quel chief en cuide-il venir?
Mal se fait à tel rain tenir,
Et qui s'i tient, bien le recors,
Il en perdra l'ame et le cors.
Valerius qui se doloit
De ce que Rufin se voloit

[p.301]

Voire moins que de blancs corbeaux, 9073
Combien que fussent leurs corps beaux.
Et cependant, quoi que j'en die,
Afin que ceux qui sont en vie
Ne puissent répondre, qu'à tort
Toutes les loge en même bord:
C'est oiseau clair semé sur terre;
Qui veut, nonnain ou séculière,
Honnête femme dénicher,
Peut tout son temps perdre à chercher
Cet oiseau bien reconnaissable
Et tout au cygne noir semblable
[98b].
Voici, du reste, ce qu'écrit
Juvénal confirmant mon dit:
«Si jamais trouves femme honnête,
Cours au temple, courbe la tête,
Jupiter adore à genoux[99b],
Immole ainsi qu'à son époux,
A Junon la dame honorée,
Une vache toute dorée,
Car jamais n'apparut aux yeux
Événement plus merveilleux.»
D'autre part, Valérius conte,
Et de l'affirmer n'a pas honte:
«Si males femmes veux aimer,
Deçà comme delà la mer
En sont essaims plus drus qu'abeilles
Se rassemblant en leurs corbeilles.»
A quelle fin veut-il venir?
Mal fait telle branche tenir,
Et qui s'y tient, je le proclame,
Y perdra son corps et son âme.
Valérius qui se peinait
De ce que Rufin se voulait

[p.302]

Marier, qui ses compains iere, 9061
Si li dist par parole fiere:
Diex tous-poissans, dist-il, amis,
Gart que tu ne soies jà mis
Es las de fames tant poissant,
Toutes choses par art froissant.
Juvenaus méismes escrie
A Postumus qui se marie:
Postumus, vués-tu fame prendre
[100]?
Ne pués-tu pas trover à vendre
Ou hars, ou cordes, ou chevestres,
Ou saillir hors par les fenestres
Dont l'en puet hault et loing véoir,
Ou lessier toi d'un pont chéoir?
Quel forsenerie te maine
A cest tonnent, à ceste paine?
Li rois Phoroneus méismes[101]
Qui, si comme nous apréismes,
Ses lois au pueple grec donna,
Où lit de sa mort sermonna,
Et dist à son frere Leonce:
Frere, fait-il, ge te dénonce
Que très benéuré morusse,
S'onc fame espousée n'éusse;
Et Leonce tantost la glose
Li demanda de ceste chose:
Tuit li maris, dist-il, l'espruevent,
Et par experiment le truevent;
Et quant tu auras fame prise,
Tu le sauras bien à devise.
Pierres Abailart reconfesse[102]
Que suer Heloïs, l'abbesse
Du Paraclet, qui fu s'amie,
A corder ne se voloit mie

[p.303]

Marier, son ami d'enfance, 9107
Lui faisait telle remontrance:
«Dieux tout-puissants, ami, dit-il,
Es-tu déjà pour ton péril
Pris dans les lacs puissants des femmes
Toutes perfides et infâmes »
Et Juvénal ainsi priait
Postumus qui se mariait:
«Postumus, tu veux femme prendre
[100b]?
Ne peux-tu donc trouver à vendre
Ou hart, ou licol, ou cordeau,
Du haut d'un pont sauter à l'eau,
Ou par fenêtre d'où la vue
Mesure une immense étendue?
Pourquoi courir si follement
A cette peine, à ce tourment?»
Le roi Phoronéus encore[101b]
Qui jadis, aucun ne l'ignore,
Ses lois au peuple grec donna,
A son lit de mort sermonna,
Comme suit, son frère Léonce:
«Mon frère, dit-il, je t'annonce
Que bien heureux j'expirerais
Si femme onc épousé n'avais.»
Et Léonce tantôt la glose
Lui demandant de cette chose:
«Tous l'ont éprouvé les maris
Et par expérience appris,
Et lorsque tu auras pris femme,
Bien le sauras-tu, sur mon âme!»
Et Pierre Abeilard l'avouait[102b],
Que l'abbesse du Paraclet,
Soeur Héloïse, son amie,
Réprimandait, ne voulant mie

[p.304]

Por riens qu'il l'a préist à fame: 9095
Ains li faisoit la genne dame
Bien entendant et bien letrée,
Et bien amant, et bien amée,
Argumens à li chastier
Qu'il se gardast de marier;
Et li provoit par escritures,
Et par raisons, que sunt trop dures
Condicions de mariage,
Combien que la fame soit sage.
Car les livres avoit léus,
Et estudiés et séus,
Et les meurs feminins savoit,
Car tous essaiés les avoit;
Et requeroit que il l'amast,
Mès que nul droit n'i reclamast
Fors que de grace et de franchise,
Sans seignorie et sans mestrise,
Si qu'il péust estudier,
Tous siens, tous frans, sans soi lier;
Et li redisoit toutevoies,
Que plus plesans érent lor joies,
Et li solas plus en croissoient,
Quant plus à tart s'entrevéoient.
Mès il, si cum escript nous a,
Qui tant l'amoit, puis l'espousa
Contre son amonestement,
Si l'en meschéi ledement:
Car puis qu'el fu, si cum moi semble,
Par l'acors d'ambedeus ensemble,
D'Argenteil nonain revestue,
Fu la coille à Pierre tolue
A Paris, en son lit, de nuis,
Dont moult ot travail et ennuis,

[p.305]

Pour rien sa femme devenir; 9141
Mais pour combattre son désir,
Bien entendue et bien lettrée,
Et bien aimante, et bien aimée,
Ne cessait de le supplier
De ne jamais se marier,
Et lui prouvait, par écritures
Et par raisons, que sont trop dures
Les lois du mariage à tous,
Combien soient sages les époux.
Car elle avait l'histoire lue,
Étudiée au long et sue,
Et les moeurs des femmes savait,
Par l'essai qu'elle en avait fait,
Et le priait de l'aimer telle
Sans réclamer nul droit sur elle,
Fors droit de franchise et d'amour,
Sans s'imposer et sans détour,
Et de se livrer à l'étude
Tout entier et sans servitude.
Et puis ensuite elle ajoutait
Que plus doux leur plaisir était
Et plus vive leur jouissance,
Quand plus longue était leur absence.
Mais Pierre, comme écrit nous a,
Si fort l'aimait, qu'il l'épousa
Malgré sa longue résistance,
D'où lui vint dure méchéance.
Car d'un commun accord après,
Elle ayant été, comme sais,
D'Argenteuil nonnain revêtue,
Fut la couille à Pierre tondue,
A Paris, en son lit, de nuit,
Dont eut grand' peine et grand ennui,

[p.306]

Et fu puis ceste meschéance 9129
Moine de saint Denis en France,
Puis abbé d'une autre abbaie,
Puis fonda, ce dit en sa vie,
Une abbaie renomée,
Qui du Paraclet fut nomée,
Dont Heloïs fu abéesse,
Qui devant iert nonain professe,
Ele méismes le raconte,
Et escrit, et n'en a pas honte,
A son ami que tant amoit,
Que père et seignor le clamoit,
Une merveilleuse parole
Que moult de gens tindrent à fole,
Qui est escrite en ses epistres,
Qui bien cercheroit les chapitres,
Qu'el li manda par letre expresse,
Puis qu'el fu néis abéesse;
Se li empereres de Romme
Sous qui doivent estre tuit homme,
Me daignoit voloir prendre à fame,
Et faire moi du monde dame,
Si vodroie-ge miex, dist-ele,
Et Diex à tesmoing en apele,
Estre ta putain apelée,
Que empereris coronée.
Mès ge ne croi mie, par m'ame,
Conques puis fust une tel fame.
Si croi-ge que la lectréure
La mist à ce que la nature
Que des meurs feminins avoit,
Vaincre et danter miex en savoit.
Certes, se Pierres la créust,
Onc espousée ne l'éust.

[p.307]

Et fut depuis sa méchéance 9175
Moine de Saint-Denis en France,
Puis d'une autre abbaye abbé;
Une autre ensuite il a fondé,
Comme il le dit, bien renommée.
Qui fut du Paraclet nommée,
Dont sa mie abbesse il nomma,
Nonnain professe jusque-là.
Elle-même nous le raconte
Et même écrit, et n'a pas honte,
A son ami que tant aimait
Que père et seigneur le clamait,
Une merveilleuse parole,
Que maintes gens tiennent pour folle,
Qu'en ses épîtres trouverait
Qui bien chapitres chercherait.
Elle lui dit par lettre expresse
Aussitôt qu'elle fut abbesse:
«Oui, si l'empereur des Romains,
Sous qui doivent tous les humains
Fléchir, daignait me prendre à femme
Et faire moi du monde dame,
J'aimerais mieux, et sur ce point
Je prends Dieu lui-même à témoin,
Être ta putain appelée
Qu'impératrice couronnée.»
Mais, par mon âme, à mon avis,
Telle femme ne fut depuis.
Je crois que grâce à sa science
Et la profonde connaissance
Que du coeur féminin avait,
Mieux se vaincre et dompter savait,
Et si Pierre l'eût écoutée,
Oncques ne l'eût-il épousée.

[p.308]

Mariages est maus liens, 9163
Ainsinc m'aïst saint Juliens
[103]
Qui pelerins errans herberge,
Et saint Lienart qui defferge[104]
Les prisonniers bien repentans,
Quant les voit à soi démentans:
Miex me venist estre alé pendre
Au jor que ge dui fame prendre,
Quant si cointe fame acointai;
Mors sui quant fame si cointe ai.
Mès, par le fiz sainte Marie,
Que me vaut ceste cointerie,
Ceste robe cousteuse et chiere
Qui si vous fait haucier la chiere,
Et tant me grieve et ataïne[105],
Tant est longue et tant vous traïne?
Por quoi tant d'orguel demenés,
Que g'en deviens tous forcenés.
Que me fait-ele de profit,
Combien qu'ele as autres profit?
A moi ne fait-ele fors nuire:
Car quant me voil à vous déduire,
Ge la trueve si encombreuse,
Si grevaine et si ennuieuse,
Que ge n'en puis à chief venir,
Ne vous i puis adroit tenir,
Tant me faites et tors et ganches
De bras, de trumiaus et de hanches,
Et tant vous alés détortant.
Ne sai comment ce va, fors tant
Que bien voi que ma druerie[106]
Ne mes solas ne vous plaist mie:
Néis au soir quant ge me couche,
Ains que vous reçoive en ma couche,

[p.309]

Mariage est mauvais lien; 9209
Aussi, m'assiste saint Julien
[103b],
Asile aux pèlerins qui prête,
Et saint Léonard qui rachète[104b]
Les prisonniers bien repentants,
Quand vers lui les voit lamentants,
Mieux j'eusse fait de m'aller pendre
Le jour où je dus femme prendre
Et si coquette la choisis,
Si coquette que mort j'en suis.
Mais que me vaut (fils de Marie!),
Toute cette coquetterie,
Ces atours si chers, si coûteux,
Qui vous font l'air si glorieux?
Plus votre robe est longue et traîne,
Plus elle m'agace et me gêne,
Car tant d'orgueil vous a donné
Que j'en deviens tout forcené.
En quoi m'est-elle profitable?
Pour tous les autres agréable,
Toujours elle me fait gémir;
Car si je veux de vous jouir,
Je la trouve si encombrante,
Si ennuyeuse et si gênante,
Qu'à mes fins je ne puis venir
Ni dans mes bras vous retenir.
Tant faites mouvements de manches,
De reins, de jambes et de hanches,
Et tant vous allez démenant
Que ne puis rien; et clairement
Je vois que ma galanterie
Et mes jeux ne vous plaisent mie.
Et quand je me couche le soir,
Au lit prêt à vous recevoir,

[p.310]

Si cum prodons fait sa moillier, 9197
Là vous estuet-il despoillier:
N'avés sor chief, sor cors, sor hanche
C'une coiffe de toile blanche,
Et les treçons yndes ou vers,
Espoir sous la coiffe couvers;
Les robes et les pennes grises
Sunt lores à la perche mises
Toute la nuit pendans à l'air.
Que me puet or tout ce valair,
Fors à vendre ou à engagier?
Vif me véés-vous enragier,
Et morir de la male-rage,
Si ge ne veut tout et engage;
Car, puis que par jor si me nuisent,
Et par nuit point ne me déduisent,
Quel profit i puis-ge autre atendre,
Fors que d'engagier ou de vendre?
Ne vous, se par le voir alés,
De nule riens miex n'en valés,
Ne de sens, ne de loiauté,
Non, par Dies, néis de biauté.

Et se nuz homs, por moi confondre,
Voloit oposer ou respondre
Que les bontés des choses bonnes
Vont bien és estranges personnes,
Et que biaus garnemens font beles
Les dames et les damoiseles;
Certes quiconques ce diroit,
Ge diroie qu'il mentiroit:
Car la biautez des beles choses,
Soient violetes ou roses,

[p.311]

Comme tout bon mari doit faire, 9243
Vous vous dépouillez tout entière,
Où votre tête et votre sein
Couvrez d'une coiffe de lin,
Où les rubans bleus, verts et roses,
Sont clos; toutes ces belles choses,
Robes, tissus d'un prix si cher,
Toute la nuit pendent en l'air.
A quoi donc peuvent m'être utiles
Ces riens encombrants et futiles,
Fors à vendre ou bien engager?
Vous me verrez vif enrager
Et mourir de la male rage,
Si tôt ne les vends et n'engage.
Car si tout cela tant me nuit
Le jour et ne me sert la nuit,
Quel profit pourrais-je en attendre
A moins de l'engager ou vendre?
Et vous-même, pour en finir,
Si la raison pouvez ouïr,
Sachez que vous n'y gagnez guère
Ni pour la sagesse, ma chère,
Par Dieu, ni pour la loyauté,
Encore moins pour la beauté.
Et si quelqu'un, pour me confondre,
Voulait opposer ou répondre,
Que rehaussent nos qualités
Des bonnes choses les bontés,
Et que beaux ornements font belles
Les dames et les damoiselles,
Certes quiconque le dirait
Je proclame qu'il mentirait.
Car la beauté des belles choses,
Soit violettes, fraîches roses,

[p.312]

Ou dras de soie, ou flors de lis, 9229
Si cum escrit où livres lis,
Sunt en eus et non pas ès dames;
Car savoir doivent toutes fames
Que jà fame jor qu'ele vive,
N'aura fors sa biauté naïve;
Et tout autant dis de bonté,
Cum de biauté vous ai conté.
Si di, por ma parole ovrir,
Qui vodroit un femier covrir
De dras de soie ou de floretes
Bien colorées et bien netes,
Si seroit certes li femiers,
Qui de puir est coustumiers,
Tex cum avant estre soloit;
Et se nus hons dire voloit,
Se li femiers est lait par ens
Defors est-il plus biaus parens:
Tout ainsinc les dames se perent
Por ce que plus beles en perent,
Ou por lor ledure repondre.
Par foi ci ne sai-ge respondre,
Fors tant que tel décepcion
Vient de la fole vision
Des yex qui parées les voient,
Par quoi li cuers si se desvoient
Por la plesant impression
De lor imaginacion,
Qu'il ne sevent aparcevoir
Ne la mençonge, ne le voir,
Ne le sofime devisier
Par defaut de bien avisier.
Mès s'il éussent yex de lins,
Jà por lor mautiaus sebelins,

[p.313]

Ou draps de soie ou fleurs de lys, 9277
Comme dans les livres je lis,
Est leur bien, non celui des dames;
Car savoir doivent toutes femmes
Que rien ne peut être ajouté
A leur naturelle beauté.
Ce que pour la beauté j'expose
Est pour la bonté même glose.
Pour mon penser mieux définir,
Qui voudrait un fumier couvrir
De drap de soie ou de fleurettes
Aux couleurs brillantes et nettes,
Certes resterait le fumier,
Qui de puer est coutumier,
Tel comme avant il soulait être;
Et si quelqu'un voulait émettre
Que le fumier est laid dedans,
Mais beau grâce à ses ornements,
Comme se parent damoiselles,
Afin de paraître plus belles
Ou pour déguiser leur laideur;
Contre une si bizarre erreur,
Ma foi, je ne saurais que dire,
Sinon pourtant que tel délire
Et que telle déception
Vient de la folle vision
Des yeux, qui la parure voient,
Sans plus, d'où les coeurs se dévoient
Par la plaisante impression
De leur imagination;
Car ils ne savent, comme en songe.
Distinguer le vrai du mensonge
Ni le sophisme deviser,
Par défaut de bien aviser.

[p.314]

Ne por sorcos, ne por coteles, 9263
Ne por guindes, ne por toeles,
Ne por chainses, ne por pelices,
Ne por joiaus, ne por dévices,
Ne por lor moës desguisées,
Qui bien les auroit avisées,
Ne por lor luisans superfices
Dont eus resemblent artefices,
Ne por chapiaus de flors noveles,
Ne lor semblassent estre beles,
Car le cors Alcipiadès
[107],
Qui de biauté avoit adès,
Et de color et de feture,
Tant l'avoit bien formé nature,
Qui dedans véoir le porroit,
Por trop lait tenir le vorroit.
Ainsinc le raconte Boëce,
Sages hons et plains de proëce,
Et trait à témoing Aristote
Qui la parole ainsinc li note;
Car lins a la regardéure
Si fort, si perçant et si dure,
Qu'il voit tout quanque l'en li moustre,
Et dehors et dedans tout outre.
Si dit c'onques en nul aé
Biauté n'ot pez o Chastéé[108];
Tous jors i a si grant tençon,
C'onques en fable n'en chançon,
Dire n'oï ne recorder
Que riens les péust acorder:
Qu'il ont entr'eus si mortel guerre,
Que jà l'une plain pied de terre
A l'autre ne lerra tenir,
Tant cum puist au dessus venir.

[p.315]

Mais du lynx s'ils avaient la vue, 9311
Jamais pour robe bien vêtue,
Corsage, guimpe, justaucorps,
Dentelles et brillants dehors
Toujours faux, agaçantes mines,
Manteaux de marthes zibelines,
Joyaux riches et précieux,
Tant fussent éblouis leurs yeux,
Ni pour chapel de fleurs nouvelles,
Femmes ne leur sembleraient belles;
Car d'Alcibiade le corps
[107b]
Si florissant, si beau dehors,
De si noble et gente structure,
Tant l'avait bien formé Nature,
Qui par dedans le voir pourrait,
Pour trop laid certes le tiendrait.
Ainsi le raconte Boèce,
Homme sage et plein de prouesse,
Aristote à témoin prenant
Et ses paroles rapportant,
Car le lynx a si forte vue
Et si perçante et si aiguë,
Qu'il voit tous les objets céans
Aussi bien dehors que dedans.
Au surplus, jamais de la vie
Beauté de vertu n'est l'amie[108b].
Elles se livrent tels assauts,
Que jamais en nos fabliaux,
En nos chansons et poésies,
Rien qui pût ces deux ennemies
Mettre d'accord n'ouïs conter.
Entre elles on les voit lutter
Toujours en si mortelle guerre,
Que jamais l'une un pied de terre

[p.316]

Mès la chose est si mal partie, 9297
Que Chastéé pert sa partie
Quant assaut, ou quant se revanche:
Tant set poi de luite et de ganche,
Que li convient ses armes rendre,
Qu'el n'a pooir de soi deffendre
Contre biauté qui trop est fiere.
Leidor néis sa chamberiere,
Qui li doit honor et service,
Ne l'aime pas tant, ne ne prise,
Que de son ostel ne la chace,


LI Illustration: Beaulté si Chasteté guerroye... Voir image


Beaulté si Chasteté guerroye,
Et Laidure aussi la maistroye
De servir à vertus leur dame[109],
Qui des chastes à malle fame.


Et li cort sus, au col la mace,
Qui tant est grosse et tant li poise
Que merveilleusement li poise
Dont sa dame en vie demore
La montance d'une sole hore.
S'est Chastéé trop mal baillie,
Quant de deus pars est assaillie,
Si n'a de nule part secors,
Si l'en estuet foïr le cors:
Car el se voit en l'estor seule,
S'el l'avoit juré sus sa gueule,
Séust néis assés de luite,
Quant aucuns encontre li luite,

[p.317]

Ne laissera l'autre tenir 9345
Tant qu'au-dessus puisse venir.
Mais la chance est mal répartie,
Et Chasteté perd la partie,
Et succombe au combat toujours;
Tant sait peu de lutte et de tours,
Qu'il lui convient les armes rendre
Et n'a pouvoir de se défendre
Contre Beauté trop fort lutteur.
Sa servante même, Laideur,
Qui lui doit honneur, assistance,
Si peu lui porte révérence,
Si peu l'aime, que, sans façon,
Vous la chasse de sa maison,


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