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Le roman de la rose - Tome III

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The Project Gutenberg eBook of Le roman de la rose - Tome III

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Title: Le roman de la rose - Tome III

Author: de Lorris Guillaume

de Meun Jean

Release date: December 10, 2013 [eBook #44403]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Marc D'Hooghe

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE LA ROSE - TOME III ***

LE ROMAN DE LA ROSE

PAR

GUILLAUME DE LORRIS

ET

JEAN DE MEUNG

Édition accompagnée d'une traduction en vers
Précédée d'une Introduction, Notices historiques et critiques;
Suivie de Notes et d'un Glossaire
PAR

PIERRE MARTEAU

TOME III

ORLÉANS
1878

Table des matières

[p.2]

LE ROMAN DE LA ROSE

LVI

Comment l'Amant trouva Richesse10399.
Gardant le sentier et l'adresse
Par lequel prennent le chastel
Amans qui assez ont chastel

Jouxte une clere fontenele,
Pensant à la Rose novele,
En ung biau leu trop délitable,
Dame plesant et honorable,
Gente de cors, bele de forme,
Vi ombroier dessous ung orme,
Et son ami de jouxte li:
Ne sai pas le nom de celi
[1]
Mès la dame avoit nom Richesce,
Qui moult estoit de grant noblesce.
D'ung senteret gardoit l'entrée,
Mès el n'iert pas dedans entrée.
Dès que les vi, vers eus m'enclin,
Saluai les le chief enclin;
Et il assés tost mon salu
M'ont rendu, mès poi m'a valu.
Ge lor demandai toutevoie
A Trop-Donner la droite voie:

[p.3]

LE ROMAN DE LA ROSE

LVI

Comment l'Amant trouve Richesse10479.
Qui le sentier garde sans cesse
Par lequel prennent le château
Ceux qui l'avoir ont grand et beau.

Pensant à la Rose nouvelle,
Près d'une claire fontenelle,
En un délicieux pourpris,
Dame honorable et belle vis,
Gente de corps, belle de forme
Prendre le frais dessous un orme.
Seyait près d'elle son ami;
Ne sais le nom de celui-ci,
Mais la dame avait nom Richesse
Qui moult était de grand' noblesse
Et d'un sentier le seuil gardait,
Mais toutefois dedans n'était.
Vers eux céans je m'évertue
Et tête basse les salue.
Ils m'ont assez tôt mon salut
Rendu; c'est tout ce qui m'échut.
Car me répondit la première
Richesse, par parole fière,

[p.4]

Richesce qui parla première,10421.
Me dist par parole moult fiere:

Richesse.

Vez-ci le chemin, ge le gart.

L'Amant.

Ha! dame, que Diex vous regart!
Dont vous pri, mès qu'il ne vous poise,
Que m'otroiés que par ci voise
Au chastel de novel fondé,
Que Jalousie a là fondé.

Richesse.

Vassaus, ce ne sera pas ores,
De riens ne vous congnois encores:
Vous n'estes pas bien arrivés,
Puisque de moi n'estes privés.
Non pas espoir jusqu'à dix ans
Ne serés-vous par moi mis ens;
Nus n'i entre, s'il n'est des miens,
Tant soit de Paris, ne d'Amiens.
Bien i lais mes amis aler
Karoler, dancier et baler:
Si ont ung poi de plesant vie
Dont nus sages hons n'a envie.
Là sunt servi d'envoiseries,
De treches et d'espingueries,
Et de tabors et de vieles,
Et-de rostruenges noveles,
De gieuz de dez, d'eschez, de tables,
Et d'autres gieuz moult delitables,

[p.5]

Quand demandai, d'un ton bénin,10501.
Vers Trop-Donner le droit chemin:

Richesse.

Voici le chemin, je le garde.

L'Amant.

Ah! dame, que Dieu vous regarde!
Je vous en prie, octroyez-moi
D'aller au castel que je voi,
Et que Jalousie a naguère
Hélas! bâti pour ma misère.

Richesse.

Pas encor, vassal, de ce pas;
Non, car je ne vous connais pas.
Mes amis seuls par cette route
Passent, vous vous trompez sans doute.
Nul n'entre là s'il n'est des miens,
Fût-il de Paris ou d'Amiens;
Dix ans au moins faites en sorte
De patienter à la porte.
J'y laisse mes amis aller
Sauter, danser et karoler
Et mener moult joyeuse vie,
Que nul sage, il est vrai, n'envie.
Là ce ne sont qu'amusements,
Danses et divertissements,
Au son des tambours, des vielles
Et des chansons les plus nouvelles;
Ce ne sont que mets savoureux
Et passe-temps voluptueux,

[p.6]

De savoureuses lecheries,10447.
Et d'envoisiées drueries.
Là vont valiez et damoiseles
Conjoint par vielles maquereles,
Cerchant prés et jardins et gaus,
Plus envoisiés que papegaus.
Puis revont entr'eus as estuves,
Et se baignent ensemble ès cuves
Qu'il ont es chambres toutes prestes,
Les chapelés de flors ès testes,
Dedens l'ostel Fole-Largesce
Qui si les aprovoie et blesce,
Que puis puéent envis garir,
Tant lor set chier vendre et merir
Son service et son ostelage,
Qu'ele en prent si cruel paage,
Qu'il lor convient lor terre vendre
Ains que tout le li puissent rendre.
Ges i convoie à moult grant joie,
Mès Povreté les raconvoie
Froide, tremblant, tretoute nuë:
J'ai l'entrée, et ele a l'issuë.
Jà puis d'eus ne m'entremetré,
Tant soient sage ne letré.
Lors s'i puéent aler billier
[2],
Qu'il sunt au darrenier millier.
Ge ne di pas se tant faisoient
Que puis vers moi se rapaisoient,
(Mais fort chose à faire seroit)
Toutes les fois qu'il lor plairoit,
Ge ne seroie jà si lasse
Qu'encor ne les i remenasse.
Mès sachiés que plus s'en repentent
En la fin ceus qui plus i hentent,

[p.7]

Jeux d'échecs, de dés et de tables,10527.
Et mille jeux moult délectables.
Là, cherchant prés, bocages frais,
Aussi parés que perroquets,
S'en vont varlets et damoiselles
Conjoints par vieilles maquerelles;
Puis reviennent ensemble au bain
Se mettre en un même bassin,
Chapelets de fleurs sur leurs têtes,
Par belles chambres toujours prêtes,
De Folle-Largesse en l'hôtel
Qui les épuise bien et bel
Tant qu'ils guérissent à grand' peine.
Car moult cher leur fait l'inhumaine
Payer son hospitalité,
Et telle est sa rapacité,
Qu'elle leur fait leurs terres vendre
Sans qu'ils en puissent rien reprendre.
Je les mène pleins de gaîté,
Mais les ramène Pauvreté
Froide et tremblante et toute nue;
Le seuil je garde, elle l'issue.
Jamais un seul ne défendrai,
Tant soit-il sage ni lettré.
Jusqu'au dernier sou tout y passe;
Tous sont réduits à la besace.
Je ne dis pas que cependant
(Mais ce serait bien fort vraiment),
S'ils me faisaient bonne figure,
Je serais pour eux aussi dure
Et ne les y ramènerais
Souventes fois pour rien après;
Mais sachez que plus ils y hantent,
Et plus en la fin s'en repentent,

[p.8]

N'il ne m'osent véoir de honte,10481.
Par poi que chascun ne s'afronte,
Tant se courroucent, tant s'engoissent:
Si les lais por ce qu'il me lessent.
Si vous promet bien, sans mentir,
Qu'à tart venrez au repentir,
Se vous jà les piés i metés:
Nus ours, quant il est bien betés,
N'est si chetis, ne si alés,
Cum vous serés s'ous i alés.
Se Povreté vous puet baillier,
El vous fera tant baaillier
Sor ung poi de chaume ou de fain,
Qu'el vous fera morir de fain
[3],
Qui jadis fu sa chamberiere,
Et l'a servi de tel manière,
Que Povreté par son servise,
Dont Fain iert ardent et esprise,
Li enseigna toute malice,
Et la fist mestresse et norrice
Larrecin le valeton lait:
Ceste l'aleta de son lait,
N'ot autre boulie à li pestre;
Et se savoir volés son estre,
Qui n'est ne souple ne terreus,
Fain demore en un champ' perreus
Où ne croist blé, buisson ne broce:
Cist champ est en la fin d'Escoce,
Si frois que por noient fust marbres.
Fain, qui ne voit ne blé, ne arbres,
Les erbes en errache pures
As trenchans ongles, as dens dures;
Mès moult les trueve cleres nées
Por les pierres espês semées:

[p.9]

Et de honte n'osent me voir,10561.
Et pour un peu, de désespoir
S'assommeraient, tant ils s'angoissent;
Je les fuis parce qu'ils me laissent.
Aussi je promets, sans mentir,
Qu'à tard viendrez au repentir
Si vous franchissez la barrière;
Car nul ours, sous sa muselière,
N'est si chétif et lâche et lourd
Que vous ne serez au retour.
Et si Pauvreté vous tenaille
Sur son lit de foin ou de paille,
Elle vous fera tant gémir,
Que vous fera de faim mourir
[3b],
Faim qui, jadis sa chambrière,
La servit de telle manière,
Que par son ardente âpreté
Elle corrompit Pauvreté,
Lui enseigna toute malice
Et la fit maîtresse et nourrice
De Larcin le valeton laid.
Elle l'allaita de son lait
Sans de bouillie autre le paître,
Et si vous désirez connaître
Cet être et faible et souffreteux:
Faim demeure en un champ pierreux
Où ne croît blé, feuille ni cosse;
Ce champ est au fond de l'Ecosse
Et plus que le marbre gelé.
Faim, qui n'y voit arbre ni blé,
De ses ongles herbes menues
Arrache et de ses dents aiguës.
Mais le gazon est mince et clair
De ces rocs sur l'immense mer,

[p.10]

Et se la voloie descrivre,10515.
Tost en porroie estre delivre.
Longue est, et megre et lasse et vaine,
Grant soffrete a de pain d'avaine;
Les cheveus a tous hériciés.
Les yex crués en parfont gliciés,
Vis pale et balievres sechies,
Joes de rooille entechies;
Par sa pel dure, qui vorroit,
Ses entrailles véoir porroit.
Les os par les illiers li saillent,
Où trestoutes humors defaillent,
N'el n'a, ce semble, point de ventre,
Fors le leu qui si parfont entre,
Que tout le pis à la meschine
[4]
Pent à la cloie de l'eschine.
Ses dois li a créus maigresce,
Des genous li pert la rondesce;
Talons a haus, agus parens,
Ne pert qu'el ait point de char ens,
Tant la tient maigresce et compresse;
La plantéureuse Déesse,
Cerès qui fait les blés venir,
Ne set là le chemin tenir;
Ne cil qui ses Dragons avoie,
Tritolemus n'i set la voie[5],
Destinées les en esloingnent,
Qui n'ont cure que s'entrejoingnent.
La Déesce plantéureuse
Et Fain la lasse dolereuse,
Ne puéent onques estre ensemble
Par Povreté qui les dessemble;
Mès assés tost vous i menra
Povreté quant el vous tenra,

[p.11]

Et si je la voulais décrire,10595.
Quelques mots me pourraient suffire:
Son corps long, sec, voûté, malsain,
A grand besoin d'un peu de pain;
Face pâle et lèvre séchée,
Sa joue est de rouille tachée
Et ses cheveux tout hérissés,
Et ses yeux noirs tout renfoncés;
L'Œil pourrait, perçant sa peau dure,
De ses entrailles voir l'ordure;
Les os lui sortent par le flanc
Tout vides de moelle et de sang;
Ce semble, elle n'a point de ventre,
Si ce n'est la place qui rentre,
Et son double pis ballottant
Au revers de l'échine pend;
Par la maigreur ses mains grandissent
Et ses genoux pointus saillissent;
Ses talons hauts, étroits, aigus,
Semblent de chair tout dépourvus,
Tant chagrin, tant maigreur l'oppresse.
Non, la plantureuse déesse
Cérès, qui fait les blés venir,
Par là ne peut chemin tenir;
Conduisant ses dragons, lui-même
Jamais n'y viendra Triptolême
[5b],
Car les destins ne veulent pas
Qu'ensemble ils se joignent là-bas.
Onc la déesse plantureuse
Et Faim la pauvre malheureuse
Ne s'allieront en vérité,
Trop les divise Pauvreté.
Mais Pauvreté bien assez vite
Jusque-là vous fera conduite,

[p.12]

Se cele part aler volés10549.
Por estre oiseus si cum solés;
Car à Povreté toutevoie
Torne-l'en bien par autre voie
Que par cele que je ci garde:
Car par vie oiseuse et fetarde
Puet-l'en à Povreté venir.
Et s'il vous plesoit à tenir
Cele voie que j'ai ci dite,
Vers Povreté lasse et despite,
Por le fort chastel assaillir,
Bien porrés au prendre faillir.
Mès de fain cuit-ge être certaine
Que vous iert voisine prochaine;
Car Povreté set le chemin
Miex par cuer que par parchemin.
Si sachiés que Fain la chétive,
Est encores si ententive
Envers sa Dame et si cortoise,
Si ne l'aime-ele ne ne proise,
S'est-ele par li soustenuë,
Combien qu'ele soit lasse et nuë,
Qu'el la vient toute jor véoir,
Et se vet avec li seoir,
Et la tient au bec, et la baise
Par desconfort et par mésaise:
Puis prent Larrecin par l'oreille
Quant le voit dormir, si l'esveille,
Et par destresce à li s'encline;
Si le conseille et endoctrine
Comment il les doit procurer
Combien qu'il lor doie durer.
Et Cuer-Failli à li s'accorde
Qui songe toute jor la corde

[p.13]

Lorsque vous tiendra dans ses rets,10629.
Si par hasard vous désirez
Par là traîner votre paresse
Comme soulez sans nulle cesse.
Bien rencontre-t-on Pauvreté,
Au surplus, d'un autre côté
Que par ce sentier que je garde;
Car par vie oiseuse et couarde
On peut à Pauvreté venir,
Et s'il vous plaisait à tenir
Cette route que j'ai ci dite,
Vers Pauvreté lâche et maudite,
Pour le château-fort assaillir,
Vous pourrez aisément faillir.
Mais Faim sera, j'en suis certaine,
Votre voisine fort prochaine,
Car Pauvreté sait le chemin
Mieux par cœur que par parchemin.
Or sachez que Faim la chétive
Est encore si attentive
Envers sa dame, par semblant
(Car point ne l'aime, et cependant
Faim n'est que d'elle soutenue,
Combien que soit piteuse et nue),
Qu'elle la vient toujours revoir
Et se vient avec elle asseoir,
Et la tient au bec et la baise
A grand déconfort et mésaise,
Puis par l'oreille Larcin prend,
L'éveille quand le voit dormant,
De détresse vers lui s'incline,
Et le conseille et l'endoctrine
Comment il leur doit procurer
De quoi leur misère endurer.

[p.14]

Qui li fait hericier et tendre10583.
Tout le poil, qu'el ne voie pendre
Larrecin son filz le tremblant,
Se l'en le puet trover emblant.
Mès jà par ci n'i enterrés,
Aillors vostre chemin querrés.
Car si le chemin volés sivre,
De tout bien vous verrés délivre,
Que ne m'avés pas tant servie
Que m'amor aiés deservie.

L'Amant à Richesse.

Dame, par Diex, se ge péusse,
Volentiers vostre grâce eusse,
Dès-lors que où sentier entrasse,
Bel-Acueil de prison getasse,
Qui léens est emprisonnés:
Ce don, s'il vous plest, me donnés.

Richesse.

Bien vous ai, dist-ele, entendu;
Et sai que n'avés pas vendu
Tout vostre bois gros et menu;
Ung fol en avés retenu,
Et sans fol ne puet nus hons vivre,
Tant cum il voille Amor ensivre
[6].
Si cuident-il estre moult sage
Tant cum il vivent en tel rage:
Qu'en ne doit pas apeler vie
Tel rage ne tel desverie;

[p.15]

Et Cœur-Failli à Faim s'accorde,10663.
Qui songe toujours à la corde
Et craint que Larcin le tremblant,
Son fils, ne soit surpris volant,
Et céans ne soit mené pendre;
Lors sent son poil dresser et tendre.
Mais par ici point n'entrerez;
Ailleurs votre chemin cherchez,
Car si ce chemin voulez suivre,
A votre avoir il faut survivre.
Vous pouvez donc d'ici partir,
Car aussi bien, pour conquérir
Mon amour et ma courtoisie,
Vous ne m'avez assez servie.

L'Amant à Richesse.

Dame, par Dieu, si je pouvais,
Votre amour volontiers aurais;
Aussi je vous demande en grâce
Que par votre sentier je passe
Pour Bel-Accueil de sa prison
Tirer, octroyez-moi ce don.

Richesse.

J'entends bien, dit-elle, et n'ignore
Que vendu n'avez pas encore
Tout votre bois gros et menu.
Un brin en avez retenu,
Car toujours un brin de folie
Conserve celui qu'Amour lie
[6b],
Et tant qu'il vit en tel tourment
Il se croit sage assurément.

[p.16]

Bien le vous sot Raison noter,10609.
Mès ne vous pot desasoter.
Sachiés quant vous ne la créutes,
Moult cruelment vous décéutes.
Voire ains que Raison i venist,
N'estoit-il riens qui vous tenist;
N'onques puis riens ne me prisastes
Dès-lors que par amors amastes;
Qu'amans ne me vuelent prisier,
Ains s'efforcent d'amenuisier
Mes biens, quant ge les lor départ,
Et les regietent d'autre part.
Où déable porroit-l'en prendre
Ce qu'uns Amans vodroit despendre?
Fuiés de ci, lessiés m'ester.

L'Amant.

Ge qui n'i poi riens conquester,
Dolens m'en parti sans demore.
La bele o son ami demore,
Qui bien iert vestu et parés.
Pensis m'en voir tous esgarés
Par le jardin delicieus
Qui tant ert bel et précieus,
Cum vous avés devant oï;
Mès de ce moult poi m'esjoï
Qu'aillors ai mis tout mon pensé.
En tous tens, en tous leus pensé
En quel manière sans faintise
Ge feroie miex mon servise:
Que moult volentiers le féisse,
Si que de riens n'i mespréisse;

[p.17]

Mais on ne peut appeler vie10691.
Telle rage et telle furie;
Bien vous le sut Raison noter
Sans pouvoir vous désassoter.
Sachez que quand vous ne la crûtes
Moult cruellement vous déçûtes.
Voire avant que Raison y vînt
N'était-il rien qui vous retînt,
Et rien depuis ne me prisâtes
Dès lors que par Amour aimâtes;
Amants ne me veulent chérir,
Mais ils s'efforcent d'amoindrir
Mes biens, dès que je leur dispense,
Et les gaspillent sans prudence.
Où diable pourrait-on puiser
Ce qu'un amant peut dépenser?
Or partez, laissez-moi tranquille.

L'Amant.

Voyant tout effort inutile,
Triste aussitôt je suis parti.
Je la laisse avec son ami
A la belle et riche vêture.
Pensif je vais à l'aventure
Par le jardin délicieux
Qui tant est bel et précieux,
Comme vous l'ai dépeint naguère;
Mais je ne m'en éjouis guère.
Ailleurs mes pensers vont errants;
Je pense en tous lieux, en tous temps,
Comment je puis mon devoir faire
Le mieux, d'une honnête manière.
Moult volontiers je le ferai
Et ma parole n'oublierai,

[p.18]

Car n'en créust de riens mes pris,10639.
Se de riens éusse mespris.
Moult se tint mes cuers, et veilla
A ce qu'Amis me conseilla:
Male-Bouche adez honoroie
En tous les leus où gel' trovoie;
De tous mes autres anemis
Honorer forment m'entremis,
Et de mon pooir les servi:
Ne sai se lor gré deservi,
Mès trop me tenoie por pris,
Dont ge n'osoie le porpris
Approchier si cum ge soloie,
Car tous jors aler i voloie;
Si fis ainsinc ma penitence
Lonc-tens en tele conscience,
Comme Diex set, car ge fesoie
Une chose, et autre pensoie.
Ainsinc m'entencion double ai,
N'onc mès nul jor ne la doublai.
Traïson me convint tracier
Por ma besoigne porchacier.
Onc traïstre n'avoie esté,
N'encor ne m'en a nus reté.

[p.19]

Car je serais trop méprisable10723.
Si d'un tel crime étais capable.
Moult se tint mon cœur et veilla
A ce qu'Ami me conseilla,
Et dès lors toujours Malebouche
J'honorais, ce monstre farouche,
En tous les lieux où le trouvais.
Pour tous mes ennemis j'avais
Aussi, du moins en apparence,
Cette même condescendance,
De tout mon pouvoir les servais.
M'en surent-ils gré? Je ne sais,
Mais je n'avais d'autre ressource,
N'osant plus diriger ma course
Au pourpris comme je soulais,
Et toujours aller y voulais!
Ainsi je fis ma pénitence
Longtemps en telle conscience,
Comme Dieu sait; car je faisais
Une chose, une autre pensais.
Ainsi, jusque-là droiturière,
Mon âme est double et mensongère,
Trahison il me faut ourdir
Si je veux à mes fins venir,
Moi que nul n'a soupçonné d'être
Jusqu'à ce jour menteur ni traître.

[p.20]

LVII

Cy dit l'Amant d'Amours, comment10663.
Il vint à lui legierement
Pour lui oster sa grant douleur,
Et lui pardonna sa foleur
Qu'il fist quant escouta Raison,
Dont il l'appela Sans-Raison.

Quant Amors m'ot bien esprouvé,
Et vit qu'il m'ot loial trouvé,
De tel loiauté toutevoie
Comme vers li porter devoie,
Si s'aparust, et sor mon chief,
En sozriant de mon meschief,
Me mist sa main, et demanda
Se j'ai fait quanqu'il commanda;
Comment il m'est, et qu'il me semble
De la Rose qui mon cuer emble;
Si savoit-il bien tout mon fait;
Car Diex set tout quanque hons fait.

Amours.

Sunt fait, dist-il, tuit mi commans
Que ge as fins amans commans,
Qu'aillors nes voil-ge départir,
N'il n'en doivent jà départir?

L'Amant.

Ne sai, sire, mès fais les ai
Au plus loiaument que ge sai.

[p.21]

LVII

Cy dit l'Amant d'Amour, comment10749.
Il vint à lui légèrement
Pour terminer son agonie
Et lui pardonna la folie
Qu'il fit en écoutant Raison,
Pourquoi l'appela Sans-Raison.

Quand Amour après cette épreuve
Eut de ma loyauté la preuve,
Loyauté telle cependant
Que lui devais par mon serment,
Il m'apparut et sur ma tête,
En souriant de ma défaite,
Mit la main et me demanda
Si je fis ce qu'il commanda,
Comment je suis, ce que j'augure
De la Rose qui me torture;
Mais il savait bien tout mon fait;
Car Dieu sait tout ce qu'homme fait.

Amour.

Les commandements que je donne
Aux fins amants, et qu'à personne
Autre ne donne aucunement,
As-tu suivi fidèlement?

L'Amant.

Je ne sais; mais je puis le dire,
J'agis en loyal amant, sire.

[p.22]

Amours.

Voire, mès trop par ies muable,10687.
Ton cuer n'est mie bien estable,
Ains est malement plain de doute,
Bien en sai la vérité toute.
L'autre jor lessier me vosis,
Par poi que tu ne me tosis
Mon hommage, et féis d'Oiseuse
Et de moi plainte dolereuse;
Et redisoies d'Esperance
Qu'el n'iert pas certaine en science,
Et por fox néis te tenoies
Dont en mon servise venoies,
Et t'acordoies à Raison:
N'estoies-tu bien mavez hon?

L'Amant.

Sire, merci! confés en sui,
Si savés que pas ne m'en fui,
Et fis mon lez, bien m'en sovient,
Si comme faire le convient
A ceus qui sunt en vostre hommage:
Ne m'en tint pas sans faille à sage,
Ains m'en reprist moult malement,
Et me sermonna longuement,
Et bien cuida par son preschier
Vostre servise empéeschier
Raison quant à moi fu venuë,
Si ne l'en ai-ge pas créuë,
Tant i séust mètre s'entente;
Mès sans faille, que ge ne mente,
Douter me fist; plus n'i a mès,
Raison ne m'esmovra jamès

[p23]

Amour.

Certes, mais tu es trop changeant,10773.
Ton cœur n'est pas assez constant,
Mais trop malement plein de doute,
Bien en sais la vérité toute.
L'autre jour me laisser voulais,
Pour un peu ravi tu m'aurais
Mon hommage, et tu fis d'Oyseuse
Et de moi plainte douloureuse,
Et d'Espérance tu disais
Qu'elle n'est certaine jamais;
Tu tenais pour un fol caprice
De demeurer à mon service
Et même à Raison te rendais;
N'était-ce pas d'un cœur mauvais?

L'Amant.

Sire, merci! Je le confesse.
Mais vôtre je restai sans cesse,
Et fis même, bien m'en souvient,
Mon testament, comme il convient
A ceux qui sont en votre hommage.
Ne m'en tint pas, c'est vrai, pour sage,
Mais m'en reprit moult malement
Et me sermonna longuement
Raison, quand à moi fut venue,
Mais aussi je ne l'ai pas crue.
Pourtant elle faillit mon cœur,
Tant mit d'éloquence et d'ardeur,
Arracher à votre service,
Et, je le dis sans artifice,
Douter me fit. Mais je promets
De ne plus l'écouter jamais

[p.24]

A chose qui contre vous aille10717.
Ne contre autre qui gaires vaille,
Se Dieu plest, quoi qu'il m'en aviengne,
Tant cum mes cuers à vous se tiengne,
Qui bien s'i tendra, ce sachiés,
S'il ne m'est du cors arrachiés.
Forment néis, maugré m'en sai
De tant qu'onques le me pensai,
Et qu'audience li donné;
Si pri qu'il me soit pardonné,
Car ge, por ma vie amender,
Si cum vous plest à commander,
Voil, sans jamès Raison ensivre,
En vostre loi morir et vivre.
N'est riens qui de mon cuer l'efface,
Ne jà por chose que je face,
Atropos morir ne me doigne
Fors en faisant vostre besoigne;
Ains me prengne en méisme l'euvre
Dont Venus plus volentiers euvre:
Car nus n'a, de ce ne dout point,
Tant de délit cum en ce point;
Et cil qui plorer me devront,
Quant ainsinc mort me troveront,
Puissent dire: Biaus dous amis,
Tu qui t'es en ce point là mis,
Or est-il voirs, sans point de fable,
Bien est ceste mort convenable
A la vie que tu menoies,
Quant l'ame avec ce cors avoies.

Le Dieu d'Amours.

Par mon chief, or dis-tu que sage:
Or voi-ge bien que mon hommage

[p.25]

(Contre vous combien qu'elle braille,10803.
Ni contre autre, si peu qu'il vaille),
Jamais, à Dieu tant qu'il plaira,
Tant que mon cœur à vous sera
Qui pour toujours à vous s'attache,
Du corps à moins qu'on ne l'arrache!
Mauvais gré, voire je me sai,
Lorsqu'audience lui donnai,
De l'avoir seulement ouïe.
Pardonnez-moi, je vous en prie,
Car pour mes péchés amender,
Quoi qu'il vous plaise commander,
Je veux, sans jamais Raison suivre,
En votre loi mourir et vivre.
N'est rien qui l'efface en mon cœur,
Et pour moi le plus grand bonheur
C'est qu'Atropos la mort m'envoie
Tandis qu'à vous servir m'emploie,
Emmi le travail savoureux
Où Vénus se complaît le mieux;
Car il n'est, je n'en ai doutance,
De plus parfaite jouissance.
Que ceux qui pleurer me devront
Quand ainsi mort me trouveront,
Puissent dire: Sans nulle fable
Ta mort fut en tout point semblable
A la vie, ami, que menais
Quand l'âme avec ce corps avais!

Le Dieu d'Amours.

Par mon chef, tu parles en sage.
Or je vois bien que mon hommage

[p.26]

Est en toi moult bien emploiés;10749.
Tu n'es pas des faus renoiés,
Des larrons qui le me renoient
Quant il ont fait ce qu'il queroient.
Moult est enterins tes corages,
Ta nef vendra, quant si bien nages,
A bon port, et gel' te pardon
Plus par prière que par don,
Car ge n'en voil argent ne or;
Mès en leu de confiteor,
Voil ains que tu vers moi t'acordes,
Que tous mes commans me recordes:
Car dix en tendra cist Rommans
Entre deffenses et commans;
Et se bien retenus les as,
Tu n'as pas geté ambesas.
Di-les.


LVIII

Comment l'Amant, sans plus attendre,
Veult à Amours sa leçon rendre.

L'Amant.

Volentiers. Vilenie
Doi foïr, et que ne mesdie;
Salus doi tost donner et rendre;
A dire ordure ne doi tendre;
A toutes femmes honorer
M'estuet en tous tens laborer;
Orgoil foïr; cointe me tiengne,
Jolis et renvoisiés deviengne;

[p.27]

Est employé moult bien en toi;10833.
Tu n'es pas de ces gens sans foi,
De ces larrons qui me renient
Sitôt qu'ils ont ce qu'ils envient.
Ton cœur est pur; tu conduiras,
Tant que si bien navigueras,
Ta nef au port; je te pardonne,
Ami, mais point ne te rançonne,
Car je ne veux argent ni or;
Mais au lieu de confiteor,
Je veux qu'avec moi tu reprennes
Mes leçons et que t'en souviennes
Car dix en tiendra ce romans,
Défenses et commandements.
Et si les garde ta mémoire
Fidèlement, tu peux m'en croire,
Un jour mieux tu t'en trouveras
Que si tu tournais les deux as.
Dis-les.


LVIII


Ci l'Amant sans plus de façon
D'Amour répète la leçon.


L'Amant.

Volontiers. Vilenie
Je dois fuir; que point ne médie;
A toutes femmes honorer
Je dois en tous temps aspirer;
A dire ordure ne dois tendre;
Salut doit tôt donner et rendre;
Orgueil fuir; bien mis me tenir;
Aimable et joli devenir;

[p.28]

A larges estre m'abandoingne;10775.
En ung seul leu tout mon cuer doingne.

Amours.

Par foi, tu sés bien ta leçon,
Ge n'en sui mès en soupeçon.
Comment t'est-il?

L'Amant.

A dolor vif,
Presque ge n'ai pas le cuer vif
[7].

Amours.

N'as-tu mes trois confors?

L'Amant.

Nennin;
Dous-Regard fault, qui le venin
Me seult oster de ma dolor
Par sa très-doucereuse or.
Tuit trois s'enfoïrent, mès d'eus
M'en sunt arrier venus les deus[8].

Amours.

N'as-tu Esperance?

L'Amant.

Oïl, sire,
Cele ne me lest desconfire:
Car lonc tens est après tenuë
Esperance une fois créuë.

[p.29]

Qu'à généreux être m'adonne;10861.
En un seul lieu tout mon cœur donne.

Amour.

Ma foi, tu sais bien ta leçon,
Et je n'ai plus aucun soupçon.
Que ressens-tu?

L'Amant.

Douleur si vive
Qu'à peine sens que mon cœur vive.

Amour.

N'as-tu pas mes trois conforts?

L'Amant.

Non.
Doux-Regard n'ai qui le poison
Otait de ma douleur affreuse
Par sa saveur très-doucereuse.
Tous trois s'étaient enfuis; mais d'eux
En sont depuis revenus deux
[8b].

Amour.

N'as-tu pas Espérance?

L'Amant.

Oui, sire,
Qui ne me laisse déconfire;
Car lorsqu'en nos cœurs elle naît,
Elle y reste longtemps.

[p.30]

Où est la Rose?10791.

L'Amant.

Elle est perdue.
Jalousie l'a esperdue
Par Male-Bouche le larron:
Ne sai se jà vers li garron.

Amours.

Bel-Acueil, qu'est-il devenus?

L'Amant.

Il est en prison retenus,
Li frans, li dous, que tant amoie.

Amours.

Or ne t'en chaut, et ne t'esmoie,
Encor l'auras plus, par mes iex,
A ton voloir que tu ne siex,
Dès que tu me sers loiaument,
Mes gens voil mander erraument
Por le fort chastel asségier.
Li barons sunt fort et legier
[9];
Ains que nous partons mès du siège,
Iert Bel-Acueil mis hors du piege.

[p.31]

Amour.

Où est10877.
La Rose?

L'Amant.

Hélas! elle est perdue!
A Jalousie elle est vendue
Par Malebouche, et je ne sais
Si l'en délivrerons jamais.

Amour.

Où est Bel-Accueil à cette heure?

L'Amant.

Dans sa dure prison il pleure,
Le franc, le doux, que tant j'aimais.

Amour.

Maintenant tes esprits remets,
Ami, sois sans inquiétude;
Car plus que n'en eus l'habitude,
A ton vouloir seras heureux,
Je te le jure par mes yeux.
Puisque tu m'es resté fidèle,
Mes barons il faut que j'appelle
[9b]
Pour le château-fort assiéger.
Chacun est fort, vaillant, léger,
Et devant que levions le siége
Sera Bel-Accueil hors de piége.

[p.32]

LIX

Comment Amours le bel et gent10807.
Mande par ses lettres sa gent,
Et les baille à un messagier
Qui les prent sans faire dangier.

Li Diex d'Amors sans terme metre
De leu, ne de tens en sa letre,
Toute sa baronie mande
As uns prie, as autres commande
Qu'il viengnent à son parlement.
Tuit sunt venu sans contrement,
Prest d'acomplir ce qu'il vorra,
Selonc ce que chascun porra.
Briément les nommerai sans ordre,
Por plus tost à ma rime mordre.
Dame Oiseuse la jardiniere
I vint o la plus grant baniere;
Noblece de cuer et Richece,
Franchise, Pitié et Largece,
Hardement, Honor, Cortoisie,
Delit, Simplece et Compaignie,
Séurté, Déduit, et Léesce,
Joliveté, Biauté, Jonesce,
Humilité et Pacience,
Bien-Celer, Contrainte-Astenence
Qui Faux-Semblant o li amaine;
Sans li i venist-ele à paine.
Cist i sunt o toute lor gent:
Chascun d'eus ot moult le cuer gent,
Ne mès Astenance-Contrainte
Et Faus-Semblant à chiere feinte,

[p.33]

LIX

Ci mande Amour pour la bataille10895.
Ses barons, par lettres qu'il baille
A maint rapide messager,
Qui les porte d'un pied léger.

Le Dieu d'Amours, sans terme mettre
De lieu ni de temps dans sa lettre,
Tous ses barons mande ardemment
De venir en son parlement,
Commande aux uns, les autres prie.
Tous sont venus sans repartie
Prêts à faire ce qu'il voudra,
Selon ce que chacun pourra.
Je vais vous les nommer sans ordre
Pour plus tôt à ma rime mordre.
C'était d'abord Franchise, Honneur,
Richesse et Noblesse de cœur,
Et Oyseuse la jardinière
Avec la plus grande bannière.
Puis venaient Largesse et Beauté,
Bien-Celer, Courage et Bonté,
Pitié, Simplesse et Compagnie,
Amabilité, Courtoisie,
Déduit, Liesse et Sûreté,
Désir et Jeunesse et Gaîté,
Humilité, puis Patience,
Puis enfin Contrainte-Abstinence
Que Faux-Semblant accompagna,
Car sans lui nulle part ne va.
Chacun toute sa gent amène,
Riant visage, âme sereine.

[p.34]

Quelque semblant que dehors facent,10837.
Barat en lor pensée bracent.

Barat engendra Faus-Semblant
Qui va les cuers des gens emblant;
Sa mere ot non Ypocrisie
La larronnesse, la honnie:
Geste l'aleta et norri
L'orde ypocrite au cuer porri,
Qui traïst mainte region
Par habit de religion.
Quant li Diex d'Amors l'a véu,
Tôt le cuer en ot esméu.

L'Amours.

Qu'est-ce, dist-il? ai-ge songié?
Di, Faus-Semblant, par quel congié
Es-tu venus en ma présence?

L'Amant.

Atant saut Contrainte-Astenence,
Si prist Faus-Semblant par la main:.

Contrainte-Astenance.

Sire, dist-ele, o moi l'amain,
Si vous pri qu'il ne vous desplese,
Maint honor m'a fait et maint ese.
Cil me soustient, cil me conforte,
S'il ne fust, de fain fusse morte;
Si m'en devriés mains blasmer;
Tout ne vueille-il les gens amer,

[p.35]

Seuls Abstinence et Faux-Semblant10925.
Avaient l'air contraint et flottant;
Car mensonge en leurs pensers brassent,
Quelque semblant que dehors fassent.
Mensonge engendra Faux-Semblant
Qui va les cœurs des gens volant.
Sa mère était Hypocrisie
La laronnesse, la honnie,
Qui trahit mainte région
Par habit de religion;
Sitôt qu'Amour porta la vue
Sur lui, son âme en fut émue:

Amour.

Qu'est-ce, dit-il, ai-je songé?
Dis, Faux-Semblant, par quel congé
Es-tu venu en ma présence?

L'Amant.

Lors bondit Contrainte-Abstinence
Et Faux-Semblant par la main prit:

Contrainte-Abstinence.

Sire, c'est moi qui l'ai conduit,
Dit-elle, et ne vous en déplaise;
Maint honneur me fit et maint aise,
Me vint en aide et me soutint,
Sans lui fusse morte de faim.
Excusez-moi, souffrez qu'il reste;
Malgré que tretous il déteste,

[p.36]

S'ai-ge mestier qu'il soit amés10861.
Et prodhons et sains hons clamés.
Mes amis est, et ge s'amie,
Si vient o moi par compaignie.


LX

Comment Amours dist à son ost
Qu'il veult faire ung assault tantost
Au chastel, et que c'est son vueil
Pour hors en mettre Bel-Acueil.

Or soit, dist-il, adonc parole
A tous une brieve parole.
Por Jalousie desconfire
Qui nos Amans met à martire,
Vous ai, dist-il, ci fait venir,
Qui contre moi bée à tenir
Ce fort chastel qu'ele a drecié,
Dont j'ai forment le cuer blecié.
Trop l'a fait fierement horder,
Moult i convendra béhorder
Ains que de nous puist estre pris.
Si sui dolent et entrepris
De Bel-Acueil qu'el i a mis,
Qui tant avançoit nos amis.
S'il n'en ist, ge sui mal-baillis,
Puisque Tibulus m'est faillis
[10],
Qui congnoissoit si bien mes tesches,
Por qui mort ge brisai mes flesches,
Cassai mes ars, et mes cuiries
Traïnai toutes desciries,
Dont tant ai d'angoisses et teles,
Qu'à son tombel mes lasses esles

[p.37]

J'ai grand besoin qu'il soit aimé10949.
Et sage et saint homme clamé.
C'est mon ami, je suis sa mie,
Et nous venons de compagnie.


LX

Comment Amour dit à son ost
Qu'il veut faire un assaut tantôt
Au castel pour Bel-Accueil prendre
Et sauf à la liberté rendre.

Soit, dit-il. A l'ost réuni
Lors brèvement il parle ainsi:
Pour Jalousie or déconfire
Qui nos amants met à martyre
Je vous ai, dit-il, fait venir.
Elle veut contre nous tenir
La forte tour qu'elle a bâtie
Dont j'ai l'âme toute meurtrie;
Fièrement l'a fait renforcer,
Et devant que de la forcer
Nous livrerons bataille rude;
Or grande est mon inquiétude
Pour Bel-Accueil qu'elle y a mis
Qui tant avançait nos amis.
S'il ne sort de cette cellule,
Que devenir? Hélas! Tibulle
[10b]
Est mort, qui si bien me connut,
Pour qui jadis, quand il mourut,
Je brisai mon arc et mes flèches
Et mon gent carquois de peaux sèches,
Pour qui telle angoisse endurai,
Que sur sa tombe m'arrachai

[p.38]

Despenai toutes desrompuës,10891.
Tant les ai de duel debatuës,
Por qui mort ma mere plora
Tant, que presque ne s'acora;
N'onc por Adonis n'ot tel paine,
Quant li sanglers l'ot mors en l'aine,
Dont il morut à grant hascie.
Onques ne pot estre lascie
La grant dolor qu'ele en menoit;
Mès por Tibulus plus en oit:
N'est nus qui pitié n'en préist,
Qui por li plôrer nous véist.
En nos plots n'ot ne frains, ne brides:
Gallus
[11], Catulus[12] et Ovides,
Qui bien sorent d'amors traitier,
Nous réussent or bien mestier;
Mais chascuns d'eus gist mors porris.
Vés ci Guillaume de Lorris,
Cui Jalousie sa contraire
Fait tant d'angoisse et de mal traire,
Qu'il est en péril de morir
Se ge ne pens du secorir.
Cil me conseillast volentiers,
Com cil qui miens est tous entiers,
Et drois fust; car por li-méismes
En ceste poine nous méismes
De tous nos barons assembler
Por Bel-Acueil toldre et embler.
Mais il n'est pas, ce dit, si sage,
Si seroit-ce moult grant dommage,
Se si loial serjant perdoie,
Com secorre le puisse et doie,
Qu'il m'a si loiaument servi,
Qu'il a bien vers moi deservi,

[p.39]

Des ailes les plumes rompues,10979.
Tant les avais de deuil battues,
Pour qui mort ma mère pleura
Tant que presque elle en expira.
Jamais elle n'eut telle peine
Lorsque le sanglier dans l'aine
Mordit Adonis son amant
Dont il mourut en grand tourment.
Jamais ne put être apaisée
La douleur qui l'avait brisée;
Eh bien, pour Tibulle son cœur
Sentit encor pire douleur.
Rien ne pouvait sécher nos larmes;
Tous devant si dures alarmes
De pitié se fussent émus.
D'Ovide et Catulle
[12b] et Gallus[11b]
Si preux d'amour en la science,
Nous serait chère l'assistance,
Mais ils sont tous morts et pourris.
Voici Guillaume de Lorris
A qui la male Jalousie
Fait tant de peine et d'avanie
Qu'il est en péril de mourir,
Si je ne vais le secourir.
Son aide nous est toute acquise,
Car il est mien en toute guise,
Et c'est justice; car pour lui
Nos barons à grand' peine ici
Nous avons mandés de se rendre
Pour Bel-Accueil ravir et prendre;
Mais il se déclare impuissant:
Je dois le secourir partant,
Car ce serait moult grand dommage
Si je perdais ami si sage

[p.40]

Que je saille et que je m'atour10925.
De rompre les murs de la tour,
Et du fort chastel asséoir
A tout quanque j'ai de pooir.

Et plus encor me doit servir,
Car por ma grace deservir
Doit-il commencier li Romans
Où seront mis tuit mi commans,
Et jusques-là le fournira
Où il à Bel-Acueil dira,
Qui languist ores en prison
A dolor et sans mesprison:
«Moult sui durement esmaiés
Que entr'oblié ne m'aiés,
Si en ai duel et desconfort,
Jamès n'iert riens qui me confort,
Se ge pers vostre bien-voillance,
Car ge n'ai mès aillors fiance....»
Ci se reposera Guillaume,
Le cui tombel soit plain de baume,
D'encens, de mirre et d'aloé,
Tant m'a servi, tant m'a loé.
Puis vendra Jehan Clopinel,
Au cuer jolif, au cors isnel,
Qui nestra sor Loire à Méun,
Qui à saoul et à géun
Me servira toute sa vie,
Sans avarice et sans envie,
Et sera si très-sages hon,
Qu'il n'aura cure de Raison
Qui mes oignemens het et blasme,
Qui olent plus soef que basme;

[p.41]

Qui m'a si droitement servi.11013.
Bien il mérite mon appui,
En récompense, et que m'efforce
Du castel enlever par force
Et rompre les murs de la tour,
Tant que pourrai, sans nul séjour.
Mieux encor il prendra ma cause,
Car, pour ma gloire, il se dispose
A commencer ce beau Rommans
Où seront mes commandements
Et jusque-là le doit écrire,
A Bel-Accueil où par grande ire
Il dit, qui languit en prison
A grand' douleur et sans raison:
«J'ai peur, et grande est ma souffrance.
Que me mettiez en oubliance,
J'en ai grand deuil et déconfort,
Et je n'aurai jamais confort
Si je perds votre bienveillance,
Car ailleurs je n'ai d'espérance....»
Guillaume expirera céans.
Que son tombeau soit plein d'encens,
D'aloès, de baume et de myrrhe,
Tant m'a servi, chanté sa lyre!
Puis viendra Jehan Clopinel
Au cœur joyeux, gent damoisel,
A Meung qui naîtra sur la Loire,
Qui soir et matin à ma gloire,
Qu'il soit repu, qu'il soit à jeun,
Qu'il soit à Paris ou à Meung,
Me servira toute sa vie
Sans avarice et sans.envie,
Et sera si sage et si bon
Qu'il n'aura cure de Raison,

[p.42]

Et s'il avient, comment qu'il aille,10957.
Qu'il en aucune chose faille,
(Car il n'est pas homs qui ne peche,
Tous jors a chascun quelque teche),
Le cuer vers moi tant aura fin,
Que tous jors, au mains en la fin,
Quant en cope se sentira,
Du forfet se repentira,
Ne me vodra pas lors trichier.
Cis aura le Roman si chier,
Qu'il le vodra tout parfenir,
Se tens et leu l'en puet venir:
Car quant Guillaume cessera,
Jehans le continuera
Après sa mort, que ge ne mente,
Ans trespassés plus de quarente,
Et dira por la meschéance
Por paor de desesperance,
Qu'il ait de Bel-Acueil perduë
La bien-voillance avant euë:
«Et si l'ai-ge perdue, espoir,
A poi que ne m'en desespoir:»
Et toutes les autres paroles,
Quequ'el soient, sages ou foles,
Jusqu'à tant qu'il aura coillie
Sus la branche vert et foillie
La très-bele Rose vermeille,
Et qu'il soit jor et qu'il s'esveille;
Puis vodra si la chose espondre,
Que riens ne s'i porra repondre.

Se cil conseil metre i péussent,
Tantost conseillié m'en éussent;

[p.43]

Qui mes remèdes hait et blâme11047.
Plus doux que baume et que dictame;
Et s'il advient que par malheur
Parfois il tombe en quelque erreur
(Car homme n'est qui ne faillisse,
Toujours chacun a quelque vice),
Le cœur vers moi tant aura fin
Que toujours, au moins en la fin,
Il fera, se sentant coupable,
Aussitôt amende honorable
Et ne voudra plus me tricher.
Il aura le roman si cher,
Qu'il voudra jusqu'au bout l'écrire
Si ses jours y peuvent suffire.
Et quand Guillaume cessera
Lors Jehan le continuera
Après sa mort, que je ne mente,
Ans trépassés plus de quarante,
Et dira dans sa grand' douleur,
Brisé par l'angoisse et la peur
De perdre en grand' désespérance
De Bel-Accueil la bienveillance:
«S'il m'est réservé de le voir,
Oui, j'en mourrai de désespoir!»
Et toutes les autres paroles
De ce Roman sages et folles,
Jusques à temps qu'il ait cueilli,
Sur le rameau vert et fleuri,
La très-belle Rose vermeille
Et qu'il soit jour et qu'il s'éveille;
Si bien tout il exposera
Que rien d'obscur ne restera.
Ils nous aideraient sans doutance,
S'ils pouvaient, en cette occurrence;

[p.44]

Mès par celi ne puet or estre,10989.
Ne par celi qui est à nestre;
Car cil n'est mie ci presens.
Si rest la chose si pesans,
Que certes quant il sera nés,
Se ge n'i viens tous empenés
Por lire-li nostre sentence,
Si tost cum il istra d'enfance,
Ce vous os jurer et plevir
Qu'il n'en porroit jamès chevir.
Et por ce que bien porroit estre
Que cis Jehans qui est à nestre,
Seroit, espoir, empéeschiés,
Si seroit-ce duel et péchiés
Et domages as amoreus,
Car il fera grans biens por eus,
Pri-ge Lucina la déesse
D'enfantement, qu'el doint qu'il nesse
Sans mal et sans encombrement,
Si qu'il puist vivre longuement:
Et quant après à ce vendra
Que Jupiter vif le tendra,
Et qu'il devra estre abevrés,
Dès ains néis qu'il soit sevrés,
Des tonneaus qu'il a tous jors dobles,
Dont l'ung est cler et l'autre trobles,
Li uns est dous, et l'autre amer
Plus que n'est suie, ne la mer,
Et qu'il où bersuel sera mis,
Por ce qu'il iert tant mes amis,
Ge l'afublerai de mes esles,
Et li chanterai notes teles,
Que puis qu'il sera hors d'enfance
Endoctriné de ma science,

[p.45]

Mais rien n'y peut ce jour l'aîné,11081.
L'autre n'est pas encore né
Et ne peut servir notre cause.
Cependant si grave est la chose,
Que certes, quand il sera né,
Si je n'accours tout empenné
Pour lui lire notre sentence
Sitôt qu'il sortira d'enfance,
Je puis jurer et garantir
Qu'à bout il n'en saurait venir.
Et comme bien pourrait-il être
Que ce Clopinel qui doit naître
Un jour aussi fût empêché,
Ce serait grand deuil et péché
Aux amoureux et grand dommage,
Car cet homme vaillant et sage
Plus tard pour eux grand bien fera.
Aussi prié-je Lucina,
De tout enfantement déesse,
Que bien elle veille qu'il naisse
Sans mal et sans encombrement
Et puisse vivre longuement.
Alors quand après sa naissance,
Selon la divine ordonnance,
Sitôt comme il sera sevré,
L'aura Jupiter abreuvé
De ses tonneaux à vertu double
Dont l'un est clair et l'autre trouble,
Dont l'un est doux et l'autre amer
Plus que la suie ou l'eau de mer,
Et qu'au berceau cet ami tendre
Sera, dès qu'il pourra m'entendre,
De mes ailes l'affublerai,
Telles notes lui chanterai,

[p.46]

Il fléutera nos paroles11023.
Par quarrefours et par escoles,
Selonc le langage de France,
Par tout le regne en audience,
Que jamès cil qui les orront,
Des dous maus d'amer ne morront,
Por qu'il le croient fermement;
Car tant en lira proprement,
Que tretuit cil qui ont à vivre,
Devroient apeler ce livre
Le miroer as amoreus,
Tant i verront de biens por eus;
Mès que Raison n'i soit créue,
La chétive, la recréue.
Por ce m'en voil ci conseillier,
Car tuit estes mi conseillier.
Si vous cri merci jointes paumes
Que cis las dolereus Guillaumes
Qui si bien s'est vers moi portés,
Soit secorus et confortés.
Et se por li ne vous prioie,
Certes prier vous en devroie
Au mains por Jehan alegier,
Qu'il escrive plus de legier;
Que cest avantage li faites.
Car il nestra, g'en suis prophetes;
Et por les autres qui vendront,
Qui dévotement entendront
A mes commandemens ensivre,
Qu'il troveront escript où livre,
Si qu'il puissent de Jalousie
Sormonter l'engaigne et l'envie,
Et tous les chastiaus despecier
Qu'el osera jamès drecier.

[p.47]

Qu'aussitôt sorti de l'enfance,11115.
Endoctriné de ma science,
Nos chansons il flûte à son tour
Par école et par carrefour
Selon le langage de France,
Par le royaume en audience.
Lors jamais qui les ouïront
Des doux maux d'amour ne mourront,
Pourvu que fermement le croient.
Car tous les hommes, quels qu'ils soient,
Tous nos commandements verront
Et tels conseils y puiseront,
Que tous ceux qui veulent bien vivre
Devraient appeler ce beau livre
Le vrai miroir des amoureux,
Tant y verraient de bien pour eux;
Mais que n'y soit point écoutée
Raison la lâche, l'hébétée.
C'est pourquoi je m'adresse à vous,
Car j'ai là mes conseillers tous.
Merci vous crie à jointe paume
Que cet infortuné Guillaume,
Qui s'est vers moi bien comporté,
Secouru soit et conforté.
Et si ne vous faisais prière
Pour lui, bien le devrais-je faire
Au moins en faveur de Jehan
Pour qu'il soit un jour moult savant.
Que cette grâce lui soit faite
(Car il naîtra, j'en suis prophète),
Ainsi qu'aux amants qui viendront
Et mes commandements liront,
Pour qu'ils puissent de Jalousie
Surmonter la haine et l'envie

[p.48]

Conseillés-moi quel là feron,11057.
Comment nostre ost ordeneron,
Par quel part miex lor porrons nuire,
Por plus-tost lor chastel destruire.

L'Acteur.

Ainsinc Amors à eus parole,
Qui bien reçurent sa parole.
Quant il ot sa raison fenie,
Conseilla soi la baronnie;
En plusors sentences se mistrent;
Divers diverses choses distrent:
Mès puis divers descors s'acordent,
Au diex d'Amors l'acord recordent.

Les Barons.

Sire, font-il, acordé sommes
Par l'acord de tretous vos hommes,
Fors de Richesce solement,
Qui a juré son serement
Que jà ce chastel n'asserra,
Ne jà, ce dist, cop n'i ferra
De dart, de lance, ne de hache,
Por homme qui parler en sache,
Ne de nule autre arme qui soit,
Et vostre emprise despisoit,
Et s'est de nostre ost départie,
Au mains quant à ceste partie,
Tant a ce varlet en despit:
Et por ce le blasme et despit,

[p.49]

Et tous les châteaux dépecer11149
Qu'elle osera jamais dresser.
Conseillez-moi, que faut-il faire?
Comment ordonner notre guerre?
Quelle part vaut-il mieux presser
Pour plus tôt le castel forcer?

L'Auteur.

Il dit, et toute l'assistance
L'accueillit avec bienveillance.
Quand il eut fini ses raisons
Se concertèrent les barons,
En grand' discussion se mirent,
Divers diverses choses dirent,
Puis vers Amour de leur débat
Rapportèrent le résultat.

Les Barons.

Sire, font-ils, d'accord nous sommes
Par l'accord de tretous vos hommes,
Fors de Richesse seulement,
Qui nous a juré par serment
Que la tour jamais de sa vie
Ne sera par elle assaillie,
Que jamais nul, en vérité,
Ne dira qu'elle y ait porté
Coup de dard, de lance, de hache
Ni d'autres armes qu'elle sache,
Et furieuse rabaissait
Notre entreprise, et soudain est
De l'ost à grand fracas partie
(Au moins quant à cette partie),

[p.50]

C'onques, ce dist, cil ne l'ot chiere,11083.
Por ce li fait ele tel chiere:
Si le het et hara dès or,
Puisqu'il ne vuet faire tresor.
Onc ne li fïst autre forfait,
Vez-ci quanqu'il li a forfait.
Bien dit sans faille qu'avant ier
La requist d'entrer où sentier
Qui Trop-Donner est apelez,
Et la flatoit iluec de lez;
Mès povres iert, quant l'en pria,
Por ce l'entrée li véa:
N'encor n'a pas puis tant ovré,
Qu'un seul denier ait recovré
Qui quites demorés li soit,
Si cum Richece nous disoit:
Et quant nous ot ce recordé,
Sans li nous sommes acordé.
Si trovons en nostre acordance,
Que Faus-Semblant et Astenance,
Avec tous ceus de lor baniere,
Assaudront la porte derrière
Que Male-Bouche tient et garde
O ses Normans
[13] que Mal-Feus arde!
O eus Cortoisie et Largece,
Qui là monstreront lor proece
Contre la vielle qui mestrie
Bel-Acueil par dure mestrie.

Après, Délit et Bien-Celer
Iront por Honte escerveler;
Sor li lor ost assembleront,
Et cele porte asségeront.

[p.51]

Tant ce valet lui fait dépit.11177.
Elle le blâme, insulte et dit
Qu'elle ne lui fut oncques chère;
Pour ce lui fait si dure chère;
Elle le hait et haïra
Tant que trésor il ne fera.
Nul grief contre lui n'oppose,
Sinon cette futile cause:
C'est qu'avant-hier il la priait,
Nous dit-elle, et la suppliait
De lui laisser franchir l'allée,
Qui Trop-Donner est appelée;
Mais, dès lors, que pauvre le vit
L'entrée elle lui défendit.
Ainsi, sans plus, conclut Richesse:
«Croiriez-vous que, dans sa paresse,
Il n'a jamais su, le manant,
Amasser un denier vaillant!»
Quand elle eut conté sa querelle,
Nous nous accordâmes sans elle.
Or voici quel est notre plan:
Abstinence et son Faux-Semblant,
Avec tous ceux de leur bannière,
Assailleront l'huis de derrière
Que Malebouche et ses Normands
[13b]
Gardent (Dieu brûle ces brigands!);
Suivront Courtoisie et Largesse;
Elles montreront leur prouesse
A la Vieille qui Bel-Accueil
Tourmente à grand douleur et deuil.
Désir et Bien-Celer ensuite
Iront pour mettre Honte en fuite;
Leur ost contre elle assembleront
Et cette porte assiégeront.

[p.52]

Contre Paor ont ahurté11115.
Hardement avec Séurté;
Là seront o toute lor suite
Qui ne sot onques riens de fuite.
Franchise et Pitié s'offerront
Contre Dangier, et l'asserront,
Dont iert l'ost ordenée assés:
Par ceus iert li chastiaus cassés,
Se chascuns i met bien s'entente;
Mès que Venus i soit présente,
Vostre mère, qui moult est sage,
Qu'ele set trop de cet usage:
Ne sans li n'iert ce jà parfait
Ne par parole, ne par fait:
Si fust bon que l'en la mandast,
Car la besoigne en amendast.

Amours.

Seignors, ma mère la déesse,
Qui ma dame est et ma mestresse,
N'est pas du tout à mon desir,
N'en fait pas quanque ge desir.
Si seult-ele moult bien acorre,
Quant il li plet, por me secorre
A mes besoignes achever;
Mès ne la voil or pas grever.
Ma mere est: si la crieng d'enfance,
Ge li port moult grant reverence:
Qu'enfès qui ne crient pere et mere,
Ne puet estre qu'il nel' compere.
Et non porquant bien la saurons
Mander, quant mestier en aurons;
S'el fust si près, tost i venist,
Que riens, ce croi, ne la tenist.

[p.53]

Contre Peur en grand équipage11211.
Marcheront Sûreté, Courage,
Entraînant leurs nombreux amis
Qu'en fuite nul jamais n'a mis.
Qu'à Pitié Franchise s'allie
Pour assiéger de compagnie
Danger enfin. Le château lors
Succombera sous tant d'efforts,
Si l'on agit avec entente.
Mais que Vénus y soit présente,
Votre mère, qui sage est tant
Et si bien à ce jeu s'entend.
Rien ne sera parfait sans elle
Par hauts faits ni parole belle;
Il serait bon qu'on la mandât
Pour que mieux la besogne allât.

Amour.

Seigneurs, ma mère la déesse,
Qui ma dame est et ma maîtresse,
N'est pas toute à mon bon plaisir
Et ne fait pas tout mon désir.
Jamais ne se fait-elle attendre,
Quand il lui plaît, pour me défendre,
Pour mes besognes achever;
Mais je ne veux en abuser.
Ma mère, je la crains d'enfance
Et lui porte grand' révérence,
Car fils qui ses parents ne craint
S'en repent toujours à la fin.
Nous pourrons pour notre querelle
La mander s'il est besoin d'elle;
Tant loin fût-elle, elle viendrait,
Rien, je crois, ne la retiendrait.

[p.54]

Ma mere est de moult grant proesce,11147.
Elle a pris mainte forteresce
Qui coustoit plus de mil besens,
Où ge ne fusse jà présens,
Et si le me metoit l'en seure;
Mès jà n'i entrasse nule eure,
Ne ne me plust onques tel prise
De forteresce sans moi prise:
Car il me semble, que qu'en die,
Que ce n'est fors marchéandie.
Qui achapte un destrier cent livres,
Paie-les, si en iert délivres;
N'en doit plus riens au marchéant,
Ne cil ne l'en redoit néant.
Ge n'apele pas vente, don;
Vente ne doit nul guerredon,
N'i afiert graces ne merites;
L'ung de l'autre se part tous quites.
Si n'est-ce pas vente semblable:
Car quant cil a mis en l'estable
Son destrier, il le puet revendre,
Et chetel ou gaaing reprendre;
Au mains ne puet-il pas tout perdre,
S'il se devoit au cuir aerdre:
Li cuirs au mains li demorroit,
Dont quelque chose avoir porroit;
Et s'il a si le cheval chier,
Qu'il le gart por son chevauchier,
Tous jors iert-il du cheval sires.
Mès trop par est li marchiés pires
Dont Venus se vuet entremetre:
Car nus n'i saura jà tant metre,
Qu'il n'i perde tout le chaté
Et tout quanqu'il a achaté;

[p.55]

Ma mère est de moult grand' prouesse;11243.
Elle a pris mainte forteresse
Plus de mille besans coûtant,
Sans que même y fusse présent.
On m'accusait l'avoir suivie,
Mais je n'y entrai de ma vie;
Car oncques ne me plut, ma foi,
Forteresse prise sans moi.
A mon avis, quoi qu'on en dise,
Ce n'est pas une marchandise.
Qui cent livres un destrier
Achète, s'il l'a pu payer,
Ne doit rien au marchand, tout comme
Néant lui redoit l'autre, en somme.
Je n'appelle pas vente un don;
Or vente ne doit nul guerdon,
Aucune grâce ne mérite,
Et l'un de l'autre s'en va quitte.
Pour l'autre vente, c'est bien pis;
Car s'il a son destrier mis
En l'étable, il le peut revendre,
Et son bien, même un gain, reprendre.
Au moins jamais tout il ne perd,
Au pis aller le cuir lui sert,
Comme il lui plaît il en dispose
Et peut en tirer quelque chose.
Et s'il a le cheval si cher
Qu'il le garde pour chevaucher,
Toujours est-il du cheval maître.
Mais le marché pire doit être
Lorsque c'est Vénus qui le fait;
Car nul jamais assez n'y met,
Qu'il ne perde et sa marchandise
Et la somme d'argent remise;

[p.56]

L'avoir, le pris a li vendierres,11181.
Si que tout pert li achatierres:
Que jà tant n'i metra d'avoir
Qu'il en puist seignorie avoir,
Ne que jà puisse empéeschier
Por donner, ne por préeschier,
Que maugré sien autant n'en ait.
Uns estranges, s'il i venoit,
Por donner tant, ou plus, ou mains,
Fust Bretons, Englois, ou Romains:
Voire espoir tretout por noiant,
Tant puet-il aler flaboiant.
Sunt donc sage tel marchéans?
Mès fol, chetif et meschéans,
Quant chose à escient achetent,
Où tout perdent quanqu'il i metent,
Ne si ne lor puet demorer,
Jà tant n'i sauront laborer.
Neporquant jà nel' quier naier,
Ma mère n'en seult rien paier.
N'est pas si fole, ne si nice
Qu'el s'entreméist de tel vice;
Mès bien sachiés que tex la paie,
Qui puis se repent de la paie,
Quant Povreté l'a en destrece,
Tout fut-il desciple Richece,
Qui par moi rest en grant esveil,
Quant el ne vuet ce que ge veil.
Mès, par sainte Venus ma mere,
Et par Saturnus son vieil pere
Qui jà l'engendra jone touse,
Mès non pas de sa femme espouse
[14]...
Encor vous vueil-ge plus jurer,
Por miex la chose asséurer,

[p.57]

Chose et prix garde le vendeur11277.
Si bien que tout perd l'acheteur.
Tout son avoir dût-il y mettre,
Celui-ci n'en sera seul maître.
Il aura beau donner, prêcher,
Jamais ne saurait empêcher
Qu'autant et malgré lui n'obtienne
Le premier étranger qui vienne,
Qu'il soit Breton, Anglais, Romain,
Qu'il ouvre autant, ou plus, la main,
Ou moins; d'une belle parole
Sans plus paiera, s'il sait son rôle.
Sont-ils donc sages ces marchands?
Non, mais fous, chétifs, imprudents,
Quand à bon escient achètent
Chose où tout perdent ce qu'ils mettent
Et qui ne reste leur jamais
Combien qu'ils se soient mis en frais.
Toutefois, il est vrai, ma mère
N'est pas de payer coutumière;
Elle n'a pas l'esprit si sot
De tomber en un tel défaut;
Mais, sachez-le bien, tel la paie
Qui regrette après sa monnaie,
Quand Pauvreté l'étreint marri,
Fût-il de Richesse l'ami,
Qui contre moi sa peine toute
Perd, quand je veux. Or qu'on m'écoute!
Par ma mère sainte Vénus
Et son vieux père Saturnus,
Qui l'engendra grande et parfaite
Et non par son épouse faite
[14b]...
Mais pour mieux la chose assurer,
Je veux plus fièrement jurer:

[p.58]

Par la foi que doi tous mes freres11215.
Dont nus ne set nommer les peres,
Tant sunt divers, tant en i a,
Que tous ma mere à soi lia,
Encor vous en jure et tesmoing
La palu d'enfer à tesmoing,
Or ne bevré-ge de piment
Devant ung an, se ge ci ment:
Car des Diex savez la coustume,
Qui en parjurer s'acoustume,
N'en boit tant que l'an soit passés:
Or en ai-ge juré assés.
Mal-Baillis sui se m'en porjur,
Mès jà ne m'en verrés parjur;
Puis que Richece ci me faut,
Chier li cuit vendre ce defaut.
El le comperra, s'el ne s'arme
Au mains d'espée ou de guisarme;
Et puis qu'el ne m'ot pas hui chier,
Dès lors qu'el sot que tresbuchier
La forteresce et la tor dui,
Mal vit ajomer le jor d'ui.
Se ge puis riche homme baillier,
Vous le me verrés si taillier,
Qu"il n'aura jà tant mars ne livres,
Qu'il n'en soit en brief tens délivres.
Faillir li ferai ses deniers,
S'il ne li sourdent en greniers;
Si le plumeront nos puceles,
Qu'il li faudra plumes noveles
[15],
Et le mettront à terre vendre
S'il ne s'en set moult bien deffendre.
Povre home ont fait de moi lor mestre,
Tout ne m'aient-il de quoi pestre,

[p.59]

Par la foi que dois à mes frères11311.
Dont nul ne peut nommer les pères,
Tant sont divers, tant y en a
A qui ma mère se lia,
Par le Styx, la rivière impure
De l'enfer, oui, je vous le jure,
Et ne veux boire de piments
Devant un an, si je vous ments
(Car des Dieux sachez la coutume:
A parjurer qui s'accoutume
N'en boit de douze mois passés).
Or, j'ai juré, je crois, assez;
Malheur à moi si me parjure!
Mais point ne me verrez parjure:
Ah! Richesse nous laisse là!
Eh bien! soit; mais cher le paiera!
Oui, bien cher, à moins que ne s'arme
De bonne épée ou de guisarme,
Et puisqu'elle osa m'outrager,
Quand sut que j'allais assiéger
Le castel et la tour damnée,
Mal vit lever cette journée!
Si je puis riche homme tenir,
Tant le veux pressurer, pétrir,
Qu'eût-il des marcs à pleine bourse,
J'en tarirai bientôt la source;
En eût-il tous ses pleins greniers,
J'épuiserai tôt ses deniers.
Tant le plumeront nos pucelles
Qu'il lui faudra plumes nouvelles
[15b],
Et lui feront jusqu'à son bien
Vendre, s'il ne s'en défend bien!
Pauvres ont fait de moi leur maître,
Souvent n'ont-ils de quoi me paître,

[p.60]

Ne les ai-ge pas en despit;11249.
N'est pas prodons qui les despit.
Moult est Richesce enfrume et gloute,
Qui les viltoie, et chace et boute;
Miex aiment que ne font li riche,
Li aver, li tenant, li chiche,
Et sunt, foi que doi mon ael,
Plus serviable et plus lael.
Si me soffit à grant planté
Lor bon cuer et lor volenté.
Mis ont en moi tout lor penser,
A force m'estuet d'eus penser;
Tous les méisse en grans hautesces,
Se ge fusse Diex des richesces
Ausinc cum ge sui Diex d'Amors,
Tex pitié me font lor clamors.
Si convient que cestui sequeure
Qui tant en moi servir labeure:
Car s'il des maus d'Amors moroit,
N'apert qu'en moi point d'Amors oit.

Les Barons de l'Ost.

Sire, font-il, c'est vérités
Tretout quanqu'avés récités:
Bien est li serement tenables
Cum bons et fins et convenables,
Que fait avés des riches hommes;
Ainsinc iert-il, certains en sommes.
Se riches homs vous font hommage,
Il ne feront mie que sage:
Que jà ne vous en parjurrés,
Jà la poine n'en endurrés

[p.61]

Mais je n'ai contre eux nul dépit.11345.
Pour moi l'homme qui les honnit
N'est ni preux, ni juste, ni sage.
Seule leur fait mauvais visage
Richesse au cœur cruel et bas,
Les chasse et ne les aide pas.
Pauvres mieux aiment que les riches
Pourtant, ces avares, ces chiches,
Et, par la foi de mes aïeux,
Sont plus loyaux, plus généreux.
De bonne volonté constante
Et de bon cœur je me contente.
Puisqu'ils ont mis tout leur penser
En moi, je dois à eux penser,
Et les mettrais en grand' hautesses
Si j'étais le Dieu des richesses,
Comme je suis le Dieu d'Amours.
Oui, je leur dois aide et secours,
Car trop m'émeut leur plainte amère,
Lui surtout, tant vers moi sincère;
Et des maux d'Amours s'il mourait,
Nul en moi d'amour ne verrait.

Les Barons de l'Ost.

Sire, font-ils, bien est tenable
Votre serment, bon, convenable
Et juste. Oui, c'est vérité,
Tretout ce qu'avez décrété
Céans contre les riches hommes.
Tel sera fait, certains en sommes,
Et si jamais riche vous font
Hommage, en fous ils agiront.
Sire, ne soyez pas parjure,
Pour ne pas endurer l'injure

[p.62]

Que piment en laissiés à boivre.11279.
Dames, lor braceront tel poivre,
Si puéent en lor laz chéoir,
Qu'il lor en devra meschéoir.
Dames si cortoises seront,
Que bien vous en aquiteront:
Jà n'i querés autres victaires;
Car tant de blanches et de naires
Lor diront, ne vous esmaiés,
Que vous en tendrez apaiés.
Jà ne vous en meslés sor eles;
Tant lor conteront de noveles,
Et tant lor movront de requestes
Par flateries deshonnestes,
Et lor donront si grans colées
De baiseries, d'acolées,
S'il les croient, certainement
Ne lor demorra tenement
Qui ne voille le mueble ensivre;
Dont il seront primes delivre.
Or commandés quanque vodrois
[16],
Nous le ferons, soit tors, soit drois.
Mès Faus-Semblant de ceste chose
Por vous entremetre ne s'ose:
Car il dit que vous le haés,
Ne set s'à honnir le baés.
Si vous prions tretuit, biau Sire,
Que vous li pardonnés vostre ire,
Et soit de vostre baronnie
Avec Astenence s'amie:
C'est nostre acord, c'est nostre otroi.

Amour.

Par foi, dist Amors, ge l'otroi:

[p.63]

De ne plus boire de piment.11377.
Oui, dames leur iront brassant
Tel poivre, dans leurs lacs s'ils tombent,
Qu'il faudra que tous y succombent;
Si courtoises toutes seront
Que bien vous en acquitteront;
N'y cherchez pas d'autres victoires,
Car tant de blanches et de noires
Leur diront, tranquille soyez,
Que pour content vous vous tiendrez.
Ne vous en mêlez point; car elles
Leur conteront tant de nouvelles,
Leur donneront tels coups de bec,
Accolades, baisers, avec
Mille requêtes attendries
Par déshonnêtes flatteries,
Que nul bien fonds ne restera
Et que le meuble tôt suivra;
Tôt seront-ils dépouillés voire,
S'ils veulent leurs sornettes croire.
Or, commandez, et que fait soit
Votre vouloir, soit tort, soit droit.
Mais Faux-Semblant de cette chose,
Pour vous, entremettre ne s'ose;
Car, dit-il, vous le haïssez,
Peut-être le honnir pensez.
Tretous nous vous prions, beau sire,
Que vous lui pardonniez votre ire.
Daignez donc, c'est notre désir,
Parmi vos barons l'accueillir
Avec Abstinence sa mie.

Amour.

A ce, dit Amour, me rallie;

[p.64]

Dès or veil qu'il soit de ma cort,11311.
Ça viengne avant.

L'Acteur.

Et cil acort.


LXI

Comment le dieu d'Amours retient
Faulx-Semblant, qui ses homs devient,
Dont ses gens sont joyeulx et baulx,
Quant il le fait roy des Ribaulx.

Faus-Semblant, par tel convenant
Seras à moi tout maintenant,
Que tous nos amis aideras,
Et que jà nul n'en greveras;
Ains penseras d'eus eslevcr,
Et de nos anemis grever.
Tiens soit li pooirs et li baus,
Tu seras mès rois des Ribaus
[17],
Ainsinc le vuet nostre chapitre.
Sans faille tu es maus traïtre
Et lerres trop desmesurés,
Cent mile fois t'ies parjurés:
Mès toutevois en audiance,
Por nos gens oster de doutance,
Commant-ge que tu lor enseignes,
Au mains par generaus enseignes,
En quel leu il te troveroient,
Se du trover mestier avoient,
Et comment l'en te congnoistra,
Car grant sens en toi congnoistre a.

[p.65]

Désormais qu'il soit de ma cour.11409.
Çà qu'il s'avance.

L'Auteur.

Et l'autre accourt.


LXI

Comment le Dieu d'Amours retient
Semblant, qui son homme devient,
Et le nomme chef de l'armée
Qui toute en est fière et charmée.

Par cet accord donc, Faux-Semblant,
Tu seras à moi maintenant.
Nos amis aideras sans cesse
Et traiteras avee tendresse,
Toujours jaloux d'eux élever
Et de nos ennemis grever.
A toi l'autorité suprême,
Mes soldats dirige toi-même,
Notre chapitre ainsi le veut.
Mais nous n'ignorons pas, par Dieu,
Que tu n'es qu'un ignoble traître.
Cent mille fois et plus peut-être
Tu t'es, à mon su, parjuré,
Larron par trop démesuré!
Mais toutefois en audience,
Pour sortir nos gens de doutance,
Tu vas nous dire incontinent,
Tout au moins généralement,
En quel lieu te tiens d'ordinaire
S'il est besoin qu'on te requière,

[p.66]

Di nous en quel leu tu converses.11337.

Faulx-Semblant.

Sire, j'ai mansions diverses
Que jà ne vous quier reciter,
S'il vous plest à m'en respiter;
Car, se le voir vous en raconte,
Avoir i puis domage et honte;
Se mi compaignon le savoient,
Sachiés de voir, il m'en haroient,
Et m'en procurroient anui,
S'onques lor cruauté connui:
Car il vuelent en tous leus taire
Vérité qui lor est contraire.
Jà ne la querroient oïr,
Trop en porroient mal joïr,
Se ge disoie d'eus parole
Qui ne lor fust plesante et mole:
Car la parole qui les point,
Ne lor abelist onques point,
Se c'estoit néis l'évangile
Qui les repréist de lor guile,
Car trop sunt cruel malement.
Si sai-ge bien certainement,
Se ge vous en di nule chose,
Jà si bien n'iert vostre Cort close
Qu'il nel' sachent, combien qu'il tarde:
Des prodes hommes n'ai-ge garde,
Car jà sur eus riens n'en prendront
Prodomme, quant il m'entendront;
Mès cil qui sor soi le prendra,
Por soupeçoneus se rendra

[p.67]

Comment l'on te reconnaîtrait,11435.
Car te connaître bon serait.
Dis-nous en quel lieu tu t'exerces.

Faux-Semblant.

Sire, j'ai demeures diverses
Et trop longues à recenser,
Qu'il vous plaise m'en dispenser.
Car vrai, si je vous le raconte
Avoir y puis dommage et honte.
Si le savaient mes compagnons,
Je connais ces cruels larrons,
Ils me déclareraient la guerre
Et me feraient trop grand' misère.
Car ils veulent taire en tous lieux
Vérité mauvaise pour eux;
Et si je disais d'eux parole
Qui ne leur fût plaisante et molle,
Ils en pourraient trop mal jouir;
Vérité ne veulent ouïr.
Car la parole qui les blesse
Ne les contente point; serait-ce
L'Évangile qui les reprît
De leurs vices, trop grand dépit
Ils en auraient, croyez-moi, sire,
Et trop cruels sont en leur ire.
Or je sais bien pertinemment
Que si jamais, tant seulement,
Je vous en dis la moindre chose,
Ne sera votre Cour tant close
Qu'ils ne le sachent tôt ou tard.
Les bons, je sais, aucune part
De tout ce que je pourrais dire,
Ne prendront qui leur puisse nuire;

[p.68]

Qu'il ne voille mener la vie11367.
De Barat et d'Ypocrisie
Qui m'engendrerent et norrirent.

Amours.

Moult bonne engendréure firent,
Dist Amors, et moult profitable,
Qu'il engendrerent le déable.
Mès toutevois, comment qu'il aille,
Convient-il, dist Amors, sans faille,
Que ci tes mansions nous nommes
Tantost oians tretous nos hommes,
Et que ta vie nous espoingnes:
N'est pas bon que plus la respoingnes.
Tout convient que tu nous descuevres
Comme tu sers et de quelz euvres,
Puisque céans t'ies embatus;
Et, se por voir dire, ies batus,
Si n'en ies-tu pas coustumiers,
Tu ne seras pas li premiers.

Faux-Semblant.

Sire, quant vous vient à plaisir,
Se g'en devoie mort gesir,
Ge ferai vostre volenté;
Car du faire grant talent é.

L'Acteur.

Faus-Semblant qui plus n'i atent,
Commence son sermon atant,
Et dist à tous en audience.

[p.69]

Car tel qui pour soi le prendrait11467.
Soupçonner certes se ferait
D'avoir voulu mener la vie
De Mensonge et d'Hypocrisie,
Qui me nourrit et m'engendra.

Amour.

Beau travail, certe, elle fit là,
Dit Amour, et moult profitable,
Car, sûr, elle engendra le diab
le. Pourtant, quoi qu'il en soit, tantôt,
Sans mentir, dit Amour, il faut
Qu'ici tes demeures nous nommes,
Ce pardevant tretous nos hommes,
Et ta vie expose céans;
Ne la cache pas plus longtemps.
Il faut montrer de quelles œuvres
Tu sers et toutes tes manœuvres,
Puisque tu es ici venu;
Et s'il t'advient d'être battu
Cette fois, ce que n'aimes guère,
Ce ne sera pas la première.

Faux-Semblant.

Sire, quand je devrais mourir,
Si tel est votre bon plaisir,
Que votre volonté soit faite,
Droit est qu'entier je m'y soumette.

L'Auteur.

Faux-Semblant, lors, plus n'hésitant,
Son sermon commence à l'instant,
Et dit à tous en audience:

[p.70]

Faux-Semblant.

Barons, entendés ma sentence.11392.
Qui Faus-Semblant vodra congnoistre,
Si le quiere au siecle ou en cloistre;
Nul leu, fors en ces deus, ne mains:
Mès en l'ung plus, en l'autre mains.
Briefment, ge me vois osteler
Là où ge me puis miex celer:
C'est la celée plus séure
Sous la plus simple vestéure.
Religieus sunt moult couvers,
Li seculer sunt plus ouvers.
[Si ne voil-ge mie blasmer
Religion, ne diffamer
En quelque abit que ge la truisse:
Jà religieus, que ge puisse,
Humble et loial ne blasmerai,
Neporquant jà ne l'amerai
[18].]
J'entens des faus religieus,
Des felons, des malicieus
Qui l'abit en vuelent vestir,
Et ne vuelent lor cuers mestir.
Religieus sunt trop piteus,
Jà n'en verrés ung despiteus:
Il n'ont cure d'orguel ensivre,
Tuit se vuelent humblement vivre:
Avec tex gens jà ne maindrai,
Et se g'i mains, ge me faindrai.
Lor habit porrai-ge bien prendre,
Mès ainçois me lerroie pendre
Que jà de mon propos ississe,
Quelque chiere que g'i féisse.

[p.71]

Faux-Semblant.

Barons, écoutez ma sentence:11494.
Qui veut rencontrer Faux-Semblant,
Dans le monde aille et par couvent.
Ailleurs, nulle part, je n'opère,
Mais à l'autre un séjour préfère.
Bref, là je me vais installer,
Où mieux me puis dissimuler,
Et la cachette la plus sûre
Est sous la plus simple vêture.
Religieux sont moult couverts,
Les laïques sont plus ouverts.
[N'en concluons pas que je blâme
Religion ni la diffame;
Sous quelque habit que le verrai,
Religieux ne blâmerai
Humble et loyal, si j'en renconte,
Mais point ne l'aimerai par contre
[18b].]
J'entends les faux religieux,
Les félons, les malicieux,
Qui de l'habit seul se soucient
Et leur cœur point ne mortifient.
Les vrais sont doux, affectueux,
Jamais n'en verrez d'orgueilleux;
Ils n'ont nul souci d'orgueil suivre,
Et tous veulent humblement vivre.
Avec ceux-là ne resterai,
Ou si j'y reste me feindrai.
Bien saurai-je leurs habits prendre,
Mais je me laisserai plutôt pendre
Que d'oublier un seul instant
Mon but, quel que soit mon semblant.

[p.72]

Ge mains avec les orguilleus,11423.
Les veziés, les artilleus
Qui mondaines honors convoitent,
Et les grans besoignes esploitent,
Et vont traçant les grans pitances,
Et porchacent les acointances
Des poissans hommes, et les sivent,
Et se font povre, et si se vivent
Des bons morciaus delicieus,
Et boivent les vins précieus;
Et la povreté vont preschant,
Et les grans richesces peschant
As saymes et as traïniaus:
Par mon chief! il en istra maus.
Ne sunt religieus, ne monde,
Il font ung argument au monde
Où conclusion a honteuse;
Cist a robe religieuse,
Donques est-il religieus.
Cist argument est trop fieus,
Il ne vaut pas ung coutel troine,
La robe ne fait pas le moine.
Neporquant nus n'i set respondre,
Tant face haut sa teste tondre,
Voire rere au rasoer de lanches,
Qui Barat trenche en treze trenches
[19]:
Nul ne set si bien distinter,
Qu'il en ose ung seul mot tinter;
Tuit lessent vérité confondre,
Por ce me vois là plus repondre.
Mès en quelque leu que ge viengne,
Ne comment que ge me contiengne,
Nule riens fors Barat n'i chas;
Ne plus que dam Tibers li chas[20]

[p.73]

Ceux qui mondains honneurs convoitent11525.
Et les grand' besognes exploitent,
Et vont grand' pitances flairant
Et l'accointance recherchant
Des puissants hommes et les suivent,
Qui se font pauvres et qui vivent
De bons morceaux délicieux,
Et boivent les vins précieux,
Et toujours la pauvreté prêchent,
Et les grandes richesses pêchent
A pleines saines et traîneaux,
Voilà les miens, mes commensaux,
Race impure, artificieuse,
Ni pure, ni religieuse.
Ils seront cause de grands maux!
Partout ils vont prêchant ces mots
A la conclusion honteuse:
Tel a robe religieuse,
Doncques il est religieux.
Cet argument est vicieux
Et ne vaut un couteau de troine,
La robe ne fait pas le moine.
Mais nul y répondre ne sut,
Tant haut se tonde l'occiput,
Ou rase du rasoir de lance
Qui Fraude tranche en treize tranches
[19b]
. Nul ne sait si bien discuter
Qu'il en ose un seul mot tinter;
Tous vérité laissent confondre.
C'est pourquoi dedans leurs nids pondre
Vous me voyez le plus souvent.
Mais n'importe où me vais glissant
Quelle que soit ma contenance,
A rien, fors au mal, je ne pense.

[p.74]

Ne tent qu'à soris et à ras,11437.
N'entens-ge à riens fors qu'à Baras.
Ne jà certes por mon habit
Ne saurés o quex gens j'abit:
Non ferés-vous, voir as paroles,
Jà tant n'ierent simples ne moles.
Les ovres regarder devés,
Se vous n'avez les iex crevés;
Car si'l font tel que il ne dient,
Certainement il vous conchient,
Quelconques robes que il aient,
De quelconques estat qu'il soient,
Soit clers, ou laiz, soit hons ou fame,
Sires, serjant, bajasse ou dame.

L'Acteur.

Tant qu'ainsinc Faus-Semblant sermonne,
Amors de rechief l'araisonne
Et dist, en rompant sa parole,
Ausinc cum s'el fust fauce ou fole.

Le Dieu d'Amours.

Qu'est-ce diable, es-tu effrontés!
Quex gens nous as-tu ci contés?
Puet-l'en trover religion
En seculiere mansion?

Faux-Semblant.

Oïl, Sire, il ne s'ensuit mie
Que cil mainent mauvese vie,

[p.75]

Tout comme dam Thibert le chat[20b]11559.
Ne rêve que souris et rat,
Ainsi de même je ne songe
Que fourberie et que mensonge,
Et ce n'est point à mes habits
Que vous connaîtrez qui je suis,
Pas davantage à mes paroles
Toujours simples et bénévoles;
Les œuvres regarder devez,
Si vous n'avez les yeux crevés;
Car ceux qui ne font ce qu'ils disent,
Ils vous trompent, ils vous méprisent
Ceux-là, quel que soit leur habit,
Ou leur état ou leur crédit,
Soit clerc, soit laïque, homme ou femme,
Maître ou valet, servante ou dame.

L'Auteur.

Ainsi sermonnait Faux-Semblant,
Quand le Dieu d'Amours l'arrêtant,
Lui coupa soudain la parole
Qui lui semblait et fausse et folle.

Le Dieu d'Amours.

Quel est donc ce diable effronté?
Quel peuple nous as-tu conté?
Religion ne hante guère
Cependant maison séculière.

Faux-Semblant.

Erreur, sire; il ne s'ensuit pas,
Pour s'attacher aux mondains draps,

[p.76]

Ne que por ce lor ames perdent,11481.
Qui as dras du siècle s'aherdent:
Car ce seroit trop grand dolors.
Bien puet en robes de colors
Sainte religion florir:
Maint saint a l'en véu morir,
Et maintes saintes glorieuses,
Dévotes et religieuses,
Qui dras communs tous jors vestirent,
N'onques por ce mains n'ensaintirent,
Et ge vous en nommasse maintes;
Mais presque tretoutes les saintes
Qui par églises sunt priées,
Virges chastes, et mariées
Qui mainz biaus enfans enfanterent,
Les robes du siècle portèrent,
Et en cels méismes morurent,
Qui saintes sunt, seront et furent;
Néis les onze mile vierges
Qui devant Diex tiennent lor cierges.
Dont l'en fait feste par eglises,
Furent es dras du siecle prises
Quant elz reçurent lor martires:
N'encor n'en sont-el mie pires.
Bon cuer fait la pensée bonne,
La robe n'i tolt, ne ne donne,
Et la bonne pensée l'uevre
Qui la religion descuevre:
Ilec gist la religion
Selonc la droite entencion.
Qui de la toison dan Belin,
En leu de mantel sebelin,
Sire Ysangrin afubleroit,
Li leu qui mouton sembleroit,

[p.77]

Que l'on mène mauvaise vie,11585.
Son âme perde et sacrifie,
Car ce serait trop grand douleur.
Bien peut en robe de couleur
Fleurir la religion sainte;
Car si l'on vit maint saint et sainte
Dévotement pour elle agir
Et glorieusement mourir,
Qui draps communs toujours vêtirent
Et pour ce moins ne s'ensaintirent,
Il en est aussi d'autre part;
Car les saintes pour la plupart
Qui par églises sont priées,
Vierges chastes ou mariées
Et mères de maint bel enfant,
Portaient mondain ajustement
Dans lequel même elles moururent,
Et saintes sont, seront et furent.
Quand au martyre on les menait,
Habillement mondain couvrait
Aussi les onze mille vierges
Qui devant Dieu tiennent leurs cierges.
En nos temples nous les fêtons
Et moins saintes ne les trouvons.
Bon cœur pensée enfante bonne,
Robe rien n'y prend ni ne donne;
Bon penser fait bonne action
Qui prouve la religion.
Là, sans plus, Religion reste,
Selon l'intention céleste.
Si dans la peau de dam Bêlin,
Au lieu de manteau zibelin,
Isangrin s'affublait, le traître,
Et restait avec agneaux paître,

[p.78]

S'il o les brebis demorast,11515.
Cuidiés-vous qu'il nes devorast?
Jà de lor sanc mains ne bevroit,
Mès plus tost les en decevroit:
Jà n'en seroit mains familleus,
Ne mains mals ne mains perilleus,
Car, puisque ne le congnoistroient,
S'il voloit fuir, eus le sivroient.
S'il a gaires de tex loviaus
Entre ces apostres noviaus,
Eglise, tu es mal-baillie,
Se ta cité est assaillie
Par les chevaliers de ta table.
Ta seignorie est moult endable.
Se cil s'efforcent de la prendre
Cui tu la baillie à deffendre.
Qui la puet vers eus garentir?
Prise sera sans cop sentir
De mangonel, ne de perriere,
Sans desploier au vent baniere;
Et se d'eus ne la vués rescorre,
Ainçois les lesse par tout corre,
Lesses; mès se tu lor commandes.
Dont n'i a fors que tu te rendes,
Ou lor tributaires deviengnes
Par pez faisant, et d'eus la tiengnes.
Se meschief ne t'en vient greignor,
Qu'il en soient du tout seignor.
Bien te sevent ore escharnir,
Par jor corent les murs garnir.
Par nuit nes cessent de miner;
Pense d'aillors enraciner
Les entes où tu vués fruit prendre;
Là ne te dois-tu pas atendre.

[p.79]

Croyez-vous que les mangerait11619.
Le loup, qui mouton semblerait?
Sous la peau qui mieux les dévoie,
Il boirait leur sang à cœur joie,
Non moins alors audacieux
Ni moins félon et dangereux;
Car, s'il fuyait, sans le connaître,
L'agnelle encor suivrait le traître.
Nombreux si sont tels louveteaux
Parmi ces apôtres nouveaux,
Sainte Église, tu es perdue,
Si ta cité est combattue
Par les chevaliers de ton ban.
Ton pouvoir est bien chancelant
Si ceux-là cherchent à la prendre
A qui la donnas à défendre.
Contre eux comment la garantir?
Prise sera sans coup sentir
De mangonneau ni de pierrière,
Sans déployer au vent bannière.
Si tu ne veux la secourir,
Laisse-les tels partout courir,
Laisse; mais si tu leur commandes,
Tôt il faudra que tu te rendes
Leur tributaire, faisant paix,
Qu'ils t'imposeront à grand faix,
Si pis encor ne font les traîtres
Et de tout ne deviennent maîtres.
Bien ils te savent endormir,
Le jour courent les murs garnir,
La nuit creusent profondes mines.
Ailleurs enfonce les racines
Que tu veux voir fructifier,
Tu ne dois pas là te fier.

[p.80]

Mès atant pez, ci m'en retour,11549.
N'en vueil plus ci dire à ce tour,
Se ge m'en puis atant passer,
Car trop vous porroie lasser.
Mais bien vous vueil convenancier
De tous vos amis avancier,
Por quoi ma compaignie voillent;
Si sunt-il mort, s'il ne m'acoillent,
Et m'amie aussinc serviront,
Ou jà par Dieu n'en cheviront:
Sans faille traïstre sui-gié,
Et por larron m'a Diex jugié.
Parjurs sui, mès ce que j'afin,
Set-l'en envis devant la fin,
Car plusors par moi mort reçurent,
Qui onc mon barat n'aperçurent,
Et reçoivent et recevront,
Qui jamès ne l'aparcevront.
Qui l'aparcevra, s'il est sage,
Gart s'en, ou c'iert son grant dommage.
Mès tant est fort la decevance,
Que trop est grief l'aparcevance:
Car Prothéus, qui se soloit
Muer en tout quanqu'il voloit.
Ne sot onc tant barat, ne guile
Cum ge fais; car onques en vile
N'entrai où fusse congnéus,
Tant i fusse oïs ne véus.

[p.81]

Mais suffit; ici je demeure.11653.
Assez j'en ai dit à cette heure
Et puis sur le reste passer;
Car trop pourrais-je vous lasser.
Vos amis, si ma compaignie
Veulent et servent bien ma mie,
Réussiront, je m'en fais fort,
Ou, par Dieu, pour eux c'est la mort!
Amour l'a dit, je suis un traître,
Pour larron il m'a fait connaître,
Parjure suis; mais mon dessein
Nul ne voit guère avant la fin,
Car maints de moi la mort reçurent,
Qui ma fourbe onques n'aperçurent,
Et reçoivent et recevront,
Qui jamais ne l'apercevront.
Qui l'apercevra, s'il est sage,
Qu'il s'en garde, je l'y engage,
Ou cherche sa perdition.
Mais l'erreur, la déception
Est si puissante, que la vue
Tout le monde a comme perclue.
Car Prothéus, qui se changeait
Céans en tout ce qu'il voulait,
Ne fut si fourbe et si mobile
Que moi; car dans aucune ville
N'entrai où l'on m'ait reconnu,
Combien m'y eût-on déjà vu.

[p.82]

LXII

Comment le traîstre Faulx-Semblant11577.
Si va les cuers des gens emblant,
Pour ses vestemens noirs et gris,
Et pour son viz pasle, amaisgris.

Trop sai bien mes habiz changier,
Prendre l'ung, et l'autre estrangier.
Or sui chevalier, or sui moine,
Or sui prélat, or sui chanoine,
Or sui clerc, autre ore sui prestre,
Or sui desciple, et or sui mestre,
Or chastelain, or forestiers
[21]:
Briément, ge sui de tous mestiers.
Or resui princes, or sui pages,
Or sai parler tretous langages;
Autre hore sui viex et chenus,
Or resui jones devenus.
Or sui Robers, or sui Robins,
Or cordeliers, or jacobins.
Si pren por sivre ma compaigne
Qui me solace et acompaigne,
(C'est dame Astenance-Contrainte),
Autre desguiséure mainte,
Si cum il li vient à plesir
Por acomplir le sien desir.
Autre ore vest robe de fame,
Or sui damoiselle, or sui dame,
Autre ore sui religieuse,
Or sui rendue, or sui prieuse,
Or sui nonain, or sui abbesse,
Or sui novice, or sui professe;

[p.83]

LXII

Comment le traître Faux-Semblant11681.
S'en va le cœur des gens daubant
Par sa grise et noire vêture
Et sa pâle et maigre figure.

Avec art me sais déguiser,
Prendre un habit, l'autre laisser,
Tantôt chevalier, tantôt moine,
Tantôt prélat, tantôt chanoine,
Ou châtelain, ou forestier
[21b];
Or bref, je suis de tout métier.
Tantôt je suis clerc, tantôt prêtre,
Tantôt disciple, tantôt maître,
Une heure suis vieux et chenu,
Une autre jeune revenu.
Je sais parler en tout langage;
Tantôt sui prince, tantôt page,
Tantôt Robers, tantôt Robin,
Ci cordelier, là Jacobin.
Je prends, pour suivre ma compagne
Qui m'éjouit et m'accompagne,
Pour accomplir le sien désir.
Comme elle veut, à son plaisir
(C'est dame Contrainte-Abstinence),
Mainte autre belle contenance.
Robe de femme alors je vêts,
Damoiselle ou dame me fais,
Je suis religieuse une heure,
L'heure d'après je suis prieure,
Je vais par toutes régions
Cherchant toutes religions,

[p.84]

Et vois par toutes régions11607.
Cerchant toutes religions.
Mès de religion, sans faille,
G'en pren le grain et laiz la paille;
Por gens avugler i abit,
Ge n'en quier sans plus que l'abit.
Que vous diroie? en itel guise
Cum il me plaist ge me desguise;
Moult sunt en moi mué li vers,
Moult sunt li faiz aux diz divers
[22].
Si fais chéoir dedans mes piéges
Le monde par mes priviléges;
Ge puis confesser et assoldre,
(Ce ne me puet nus prélas toldre),
Toutes gens où que ge les truisse;
Ne sai prélas nul qui ce puisse,
Fors l'apostole solement
Qui fist cest establissement
Tout en la faveur de nostre Ordre,
N'i a prélat nul qui remordre,
Ne grocier contre mes gens ose,
Ge lor ai bien la bouche close;
Mès mes trais ont aparcéus,
Si n'en sui mès si recéus
Envers eus si cum ge soloie,
Por ce que trop fort les boloie.
Mès ne me chaut comment qu'il aille,
J'ai des deniers, j'ai de l'aumaille;
Tant ai fait, tant ai sermonné,
Tant ai pris, tant m'a-l'en donné
Tout le monde par sa folie,
Que ge maine vie jolie
Par la simplece des prelas
Qui trop fort redotent mes las.

[p.85]

Ici nonnain, ailleurs abbesse,11711.
Ou bien novice, ou bien professe.
Mais pour moi la religion
N'est que mensonge et fiction.
J'en prends le grain, laisse la paille;
Pour dauber autrui, je m'y baille
Et d'elle tire grand profit,
Mais sans plus n'en prends que l'habit.
Que vous dirai-je en telle guise?
Comme il me plaît, je me déguise,
Mes changements sont infinis,
Mes faits contredisent mes dits
[22b],
Et je fais choir dedans mes piéges
Le monde par mes priviléges.
Je puis absoudre, confesser
(Prélat ne s'y peut opposer)
Tous les pécheurs que je rencontre.
Nul prélat ne peut aller contre,
Sinon le pape seulement
Qui établit ce réglement
En faveur de notre saint ordre;
Nul prélat n'est qui puisse y mordre
Ni murmurer contre mes gens,
Le bec leur ai clos dès longtemps.
Mais il n'est rien, las! qui ne s'use!
Les gens trop fortement j'abuse
Et suis maintenant trop connu,
Et ne suis plus si bien reçu
Qu'autrefois; mais comment qu'il aille,
J'ai deniers, troupeaux, victuaille;
Tant j'ai fait, tant j'ai sermonné,
Tant j'ai pris et tant m'a donné
Tout le monde par sa folie,
Que je mène joyeuse vie

[p.86]

Nus d'eus à moi ne s'acompere,11641.
Ne ne prent qu'il ne le compere:
Ainsinc faiz-ge tout à ma guise
Par mon semblant, par ma faintise.
Mès, por ce que confès doit estre
Chascun an chascuns à son prestre,
Une fois, ce dist l'Escripture,
Ains qu'on li face sa droiture:
Car ainsinc le vuet l'Apostoile,
L'estatut chascun de nous çoile
Qui vint ça, si les enortons,
Mès moult bien nous en déportons,
Car nous avons ung priviliege
Qui de plusors faiz nous aliege;
Mès cestui mie ne taisons,
Car assés plus grant le faisons
Que l'Apostole ne l'a fait,
Dont li hons, se pechiés a fait,
S'il li plaist, il porra lors dire:
En confession vous di, Sire,
Que cil à qui ge fui confés,
M'a alegié de tout mon fés;
Absolu m'a de mes pechiés
Dont ge me sentoie entechiés;
Ne ge n'ai pas entencion
De faire autre confession
Ne n'en vueil ci plus reciter,
Si m'en poés atant quiter,
Et vous en tenez apaiés,
Quelque gré que vous en aiés;
Car se vous l'aviés juré,
Ge n'en dout prélat ne curé
Qui de confesser me contraingne,
Autrement que ge ne m'en plaingne,

[p.87]

Par la simplesse des prélats11745.
Qui trop fort redoutent mes lacs.
Nul d'eux contre moi ne s'essaie
Et ne prend rien qu'il ne le paie.
Aussi je fais tout mon content
Par ma feintise et mon semblant.
Mais si moult confessé doit être
Tous les ans chacun par son prêtre,
Selon l'Écriture, une fois,
Pour jouir de tretous ses droits
(Car ainsi l'ordonne le pape),
Du statut nous rions sous cape;
S'il en vient, nous les exhortons,
Mais nous, bien nous en exemptons,
Car nous avons un privilége
Qui de plusieurs faix nous allége.
Or, celui-ci point ne taisons;
Au contraire nous renforçons
Encor du pape l'ordonnance;
Car tout pécheur peut d'assurance
En faisant sa confession
Dire sans hésitation:
«Un tel m'a confessé naguère,
M'a déchargé de tout, mon père;,
Absolu m'a de tout péché
Dont je me sentais entaché,
Et je ne veux pousser le zèle
Jusqu'à confession nouvelle
Venir aujourd'hui réciter;
Veuillez donc céans m'acquitter,
Et ceci vous doit moult suffire,
Quelque raison qu'en puissiez dire,
Car l'eussiez-vous cent fois juré,
Je ne crains prélat ni curé

[p.88]

Car je m'en ai bien à qui plaindre.11675.
Vous ne m'en poés pas contraindre,
Ne faire force, ne troubler
Por ma confession doubler:
Ne si n'ai pas affeccion
D'avoir double absolucion.
Assés en ai de la premiere,
Si vous quit cette darreniere;
Desliés sui, nel' quier nier,
Ne me poés plus deslier:
Car cil qui le pooir i a,
De tous liens me deslia.
Et se vous m'en osés contraindre,
Si que ge m'en aille complaindre,
Jà voir juges emperiaus,
Rois, prévos, ne officiaus
Por moi n'en rendra jugement;
Ge m'en plaindrai tant solement
A mon bon confesseur novel,
Qui n'a pas non frère Lovel,
Mès frère Leus qui tout deveure,
Combien que devant la gent eure:
Que cil, jurer l'ose et plevir,
Me saura bien de vous chevir.
Car si vous saura atraper,
Que ne li porrés eschaper
Sans honte et sans diffamement,
S'il n'a du vostre largement.
Qu'il n'est si fox ne si entules,
Qu'il n'ait bien de Rome des bules,
S'il li plest, à vous tous semondre,
Por vous travaillier et confondre
Assés plus loing de deus jornées.
Ses letres sunt à ce tornées,

[p.89]

Qui de confesser me contraigne,11779.
Autrement que je ne m'en plaigne;
Car vous ne me pouvez troubler
Pour ma confession doubler,
Ni faire force, ni contraindre,
Ou je saurais à qui m'en plaindre:
Or je n'ai pas l'intention
D'avoir double absolution;
Assez j'en ai de la première;
Grâce vous fais d'une dernière:
Car tel, qui le pouvoir en a,
De tous liens me délia,
Et si vous m'y vouliez contraindre
Aussitôt je m'en irais plaindre:
N'oseraient rois, officiaux,
Prévôts, juges impériaux,
Un jugement contre moi rendre;
Car j'irais simplement l'apprendre
A mon bon confesseur nouveau
Qui n'a nom frère Louveteau,
Mais frère Loup qui tout dévore,
Combien que Dieu devant implore,
Et lui n'aura qu'à l'affirmer
Pour tôt votre bouche fermer.
Si bien vous en fera rabattre
Que ne vous en sauriez débattre
Sans honte et sans diffamement
S'il n'a du vôtre largement.
Il n'est si fol qu'il n'articule
Avoir de Rome quelque bulle,
S'il lui plaît, pour vous travailler,
Vous confondre et vous foudroyer
Certes en moins de deux journées.
Ses lettres sont si bien tournées

[p.90]

Qu'eles valent miex qu'autentiques11709.
Communes, qui sunt si escliques,
Que ne valent qu'à huit personnes.
Tex letres ne sunt mie bonnes;
Mès les soes à tous s'estendent
Et à tous leus qui droit deffendent;
Mès de vos drois n'a-il que faire,
Tant est poissant, de grant affaire.
Ainsinc de vous esploitera,
Jà por priere nel' lera,
Ne por defaute de deniers,
Qu'assés en a en ses greniers:
Car Chevance est ses senechaus,
Qui d'aquerre est ardens et chaus,
Et Porchas ses freres germains,
Qui n'est pas de porchacier vains,
Mès curieus trop plus d'assés,
Por quoi il a tant amassés,
Par ce est-il si haut monté,
Que tous autres a sormonté.
Et si m'aïst Diex et saint Jaques,
Se vous ne me volés à Pasques
Doner le Cors nostre Seigneur,
Sans vous faire presse greigneur,
Ge vous lairrai, sans plus atendre,
Et l'irai tantost de li prendre;
Car hors sui de vostre dangier,
Si me vueil de vous estrangier.
Ainsinc se puet cil confessier
Qui vuet son provoire lessier;
Et se le prestre le refuse,
Ge sui prest que ge l'en encuse,
Et de li pugnir en tel guise,
Que perdre l'i ferai s'eglise.

[p.91]

Que valent mieux que parchemins11813.
Communs et qui sont si restreints
Qu'ils ne sont bons qu'à huit personnes.
Telles chartes ne sont pas bonnes;
Mais son pouvoir à tous s'étend
Partout où le droit on défend,
Mais de vos droits n'a-t-il que faire,
Tant est puissant, de grande affaire:
Ainsi son droit exploitera
Et jamais ne le laissera
Ni pour prières, ni pour offres;
Il a d'argent trop dans ses coffres.
Car Chevance est son pourvoyeur
Et Ruse sa germaine sœur,
Toutes deux ardentes et chaudes
D'acquérir. Ainsi par leurs fraudes
Il a tant et tant amassé
Que tous autres a surpassé.
Aussi, Dieu m'assiste et saint Jacques,
Si vous me refusez à Pâques
Le saint corps de Notre-Seigneur,
Sans plus de façons, cher pasteur,
Vous laisserai, sans plus attendre,
Et l'irai tantôt de lui prendre.
Je suis à l'abri de vos coups,
S'il me plaît me passer de vous.»
Selon son gré donc se confesse
Qui de côté son curé laisse;
Et si le prêtre protestait,
A l'accuser je suis tout prêt
Et le punir en telle guise
Qu'il perdra certes son église.
Or de telle confession
Qui comprend la conclusion;

[p.92]

Et qui de tel confession11743.
Entent la consécucion,
Jamès prestres n'aura puissance
De congnoistre la conscience
De celi dont il a la cure.
C'est contre la sainte Escripture
Qui commande au pastour honeste
Cognoistre la vois de sa beste.
Mes povres fames, povres hommes,
Qui de deniers n'ont pas grans sommes,
Vueil-ge bien as prélas lessier,
Et as curés por confessier,
Car cil noient ne me donroient.

Le Dieu d'Amours.

Porquoi?

Faux-Semblant.

Par foi qu'il ne porroient,
Comme chétives gens et lasses;
Si que g'en ai les berbis grasses,
Et li pastour auront les maigres,
Combien que ce mot lor soit aigres.
Et se prélaz osent groucier,
Car bien se doivent correcier
Quant il perdent lor grasses bestes,
Tiex cop lor donrai sor les testes,
Que lever i ferai tex boces,
Qu'il en perdront mitres et croces.
Ainsinc les ai tous corrigiés,
Tant sui fort privilégiés.

[p.93]

Jamais prêtre n'aura puissance11847.
De connaître la conscience
De ceux qu'il doit administrer.
C'est l'Évangile déchirer,
Qui veut que le pasteur honnête
Connaisse la voix de sa bête.
Mais pourtant je veux bien laisser
Curés et prélats confesser
Pauvres femmes et pauvres hommes
Qui de deniers n'ont pas grand' sommes;
Ceux-là rien ne me donneraient.

Dieu d'Amours.

Pourquoi?

Faux-Semblant.

Parce qu'ils ne pourraient;
Ce sont chétives gens et lasses.
Aussi je prends les brebis grasses
Et les maigres laisse aux pasteurs,
Combien qu'ils s'en plaignent d'ailleurs.
Et si, perdant leurs grosses bêtes,
Prélats osent lever leurs têtes
Et gronder et se courroucer,
De tels coups leur ferai baisser,
J'y ferai lever telles bosses,
Qu'ils en perdront mitres et crosses.
Ainsi maint en ai corrigé,
Tel privilége et force j'ai.

[p.94]

L'Acteur.

Ci se volt taire Faus-Semblant;11769
Mès Amors ne fait pas semblant
Qu'il soit ennoiés de l'oïr,
Ains li dist, por eus esjoïr:

Le Dieu d'Amours.

Di-nous plus especiaument,
Comment tu sers desloiaument,
Ne n'aies pas du dire honte:
Car, si cum tes habis nous conte,
Tu sembles estre uns sains hermites.

Faux-Semblant.

C'est voirs, mès ge sui ypocrites.

Le Dieu d'Amours.

Tu vas préeschant astenance.

Faux-Semblant.

Voire voir, mès g'emple ma pance
De bons morciaus et de bons vins,
Tiex comme il affiert à devins
[23].

Le Dieu d'Amours.

Tu vas préeschant povreté.

Faux-Semblant.

Voir, mès riche sui à planté;
Mès, combien que povre me faingne,
Nul povre ge ne contredaingne.

[p.95]

L'Auteur.

Ici Faux-Semblant se veut taire.11871.
Mais à l'ouïr feint de se plaire
Amour, et pour leur agrément:

Le Dieu d'Amours.

Tes bons tours explicitement
Conte-nous; point de fausse honte.
Si j'en crois ce que l'habit conte,
Tu dois être un hermite saint.

Faux-Semblant.

C'est vrai, mais hypocrite plein.

Le Dieu d'Amours.

Toujours vas prêchant l'abstinence.

Faux-Semblant.

D'accord; mais je m'emplis la panse
De bons vins et de bons morceaux,
Comme il sied à moines dévots
[23b].

Le Dieu d'Amours.

Pauvreté tu prêches sans cesse.

Faux-Semblant.

Certes; mais grande est ma richesse.
Pauvre me fais, mais, pour finir,
Nul pauvre je ne puis sentir.

[p.96]

J'ameroie miex l'acointance11787.
Cent mile tans du Roi de France,
Que d'ung povre, par nostre Dame!
Tout éust-il ausinc bonne ame.
Quant ge voi tous nus ces truans
Trembler, sor ces femiers puans,
De froit, de fain crier et braire,
Ne m'entremet de lor affaire.
S'il sunt à l'Ostel-Diex porté,
Jà n'ierent par moi conforté,
Que d'une aumosne toute seule
Ne me paistroient-il la geule,
Qu'il n'ont pas vaillant une seche:
Que donra qui son coutiaus leche?
De folie m'entremetroie,
Se en lit à chien saing querrole.
Mès d'un riche usurier malade
La visitance est bonne et sade:
Celi vois-ge réconforter,
Car g'en cuit deniers aporter;
Et se la male mort l'enosse,
Bien le convoi jusqu'à la fosse.
Et s'aucuns vient qui me repraingne
Porquoi du povre me refraingne,
Savés-vous comment g'en eschape?
Ge fais entendant par ma chape
Que li riches est entechiés
Plus que li povres de pechiés,
S'a greignor mestier de conseil,
Por ce i vois, por ce le conseil
[24].
Neporquant autresinc grant perte
Reçoit l'ame en trop grant poverte,
Cum el fait en trop grant richece,
L'une et l'autre igaument la blece:

[p.97]

Cent mille fois du roi de France11887.
Je préférerais l'accointance,
Par notre Dame! eût-il autant,
Ce pauvre, âme bonne et cœur grand;
Car j'ai bien autre chose à faire
Que d'entendre crier et braire
De froid, de faim, tous ces truands,
Transis sur leurs fumiers puants,
Qui d'une aumône toute seule
Ne sauraient repaître ma gueule!
S'ils sont à l'Hôtel-Dieu portés,
Par moi ne seront confortés.
Que prendre à qui son couteau lèche,
Et n'a vaillant sardine sèche?
Graisse chercher au lit d'un chien,
C'est folie et m'en garde bien.
Mais d'un riche usurier malade
Plus fructueuse est l'accolade;
C'est lui que je vais conforter,
Car deniers j'en compte apporter,
Et si la male mort l'emporte,
Jusqu'à la fosse je l'escorte.
Et si me reproche un grincheux
D'abandonner les malheureux,
Savez-vous comment j'en échappe?
Je fais comprendre par ma chappe
Que les riches sont de péchés
Plus que les pauvres entachés,
Plus ont besoin qu'on les surveille,
Aussi j'y vais et les conseille
[24b]
Pourtant trop grande pauvreté
Est égale calamité,
Pour l'âme, à trop grande richesse,
Autant l'une et l'autre la blesse;

[p.98]

Car ce sunt deus extrémités11821.
Que richece et mendicités.
Li moien a non Soffisance:
Là gist des vertus l'abondance,
Car Salemon tout au délivre
Nous a escript en ung sien livre
Des Paraboles, c'est le titre,
Tout droit où trentiesme chapitre
[25]:
Garde-moi, Diex, par ta poissance,
De richece et de mendiance.
Car riches hons, quant il s'adrece
A trop penser à sa richece,
Tant met son cuer en sa folie,
Que son créator en oblie.
Cil que mendicité guerroie,
De pechié comment le guerroie,
Envis avient qu'il ne soit lierres
Et parjurs, ou Diex est mentierres,
Se Salemon dist de par lui
La letre que ci vous parlui[26];
Si puis bien jurer sans délai
Qu'il n'est escript en nule lai,
(Au mains n'est-il pas en la nostre)
Que Jhesu-Crist, ne si apostre,
Tant cum il alerent par terre,
Fussent onques véus pain querre;
Car mendier pas ne voloient.
Ainsinc préeschier le soloi
ent Jadis par Paris la cité
Li mestre de divinité:
Si péussent-il demander
De plain pooir, sans truander;
Car, de par Diex, pastor estoient,
Et des ames la cure avoient:

[p.99]

C'est une double extrémité11921.
Que richesse et mendicité.
Entre les deux est suffisance,
Là gît des vertus l'abondance.
Du reste, clairement le dit
Salomon dans un sien écrit,
Des Paraboles, c'est le titre,
Tout droit au trentième chapitre
[25b]:
Dieu, garde-moi dans ta bonté
De richesse et mendicité!
Car le riche, quand il se laisse
Enorgueillir par sa richesse,
Tant il affole alors son cœur
Qu'en oubli met son créateur.
Celui qui pauvreté guerroie
Peut-il rester en bonne voie?
Force, est qu'il devienne voleur
Et parjure, ou Dieu est menteur,
A Salomon si fut dictée
Par lui la phrase ici notée.
Je puis jurer sans contredit
Qu'en aucuns livres n'est écrit
(Du moins ce n'est pas dans les nôtres)
Que Jésus-Christ ni ses apôtres,
Toute la terre parcourant,
N'allassent leur pain mendiant;
Bien plus, ils en faisaient défense.
Ainsi le prêchaient en substance
Jadis par Paris la cité
Les docteurs ès-divinité.
Eux pourtant, sans truanderie,
Pouvaient bien demander leur vie,
Qui, de par Dieu, pasteurs étaient
Et des âmes la cure avaient.

[p.100]

Néis après la mort lor mestre,11835.
Recommencierent-il à estre
Tantost laboréors de mains;
De lor labor, ne plus ne mains,
Recevoient lor sostenance,
Et vivoient en pacience;
Et se remanant en avoient,
As autres povres le donnoient;
N'en fondoient palès ne sales,
Ains gisoient en maisons sales
[27].
Puissans hons doit, bien le recors,
As propres mains, au propre cors,
En laborant querre son vivre,
S'il n'a dont il se puisse vivre,
Combien qu'il soit religieus,
Ne de servir Diex curieus:
Ainsinc faire le li convient,
Fors ès cas dont il me sovient,
Que bien raconter vous saurai,
Quant tens de raconter aurai.
Et encor devroit-il tout vendre,
Et du labor sa vie prendre,
S'il est bien parfais en bonté:
Ce m'a l'Escripture conté.
Car qui oiseus hante autrui table,
Lobierres est, et sert de fable.
N'il n'est pas, ce sachiés, raison
D'escuser soi par oraison:
Car il convient en toute guise
Entrelessier le Diex servise
Por ses autres nécessités.
Mangier estuet, c'est vérités,
Et dormir, et faire autre chose,
Nostre oroison lors, se repose:

[p.101]

Même après la mort de leur maître11955.
Ils recommencèrent à être
Ouvriers de leurs propres mains;
De labeurs humbles et vilains
Ils recevaient leur soutenance
Et vivaient tous en patience,
Et si de trop avaient pour eux
Ils le donnaient aux malheureux,
N'en fondaient ni palais ni salles
Et demeuraient en maisons sales
[27b].
Homme fort doit, je le soutiens,
De ses labeurs quotidiens,
Avec ses bras, gagner son vivre,
S'il n'a de biens assez pour vivre,
Combien qu'il soit religieux
Et de Dieu servir envieux.
Telle est la règle universelle
Sauf ès-cas que je me rappelle
Et que bien vous conter saurai,
Plus tard, quand le temps en aurai.
Et encor devrait-il tout vendre
Et du travail son vivre prendre,
S'il était parfait en bonté:
Ce m'a l'Écriture conté.
Car d'autrui qui hante la table
Est un larron et sert de fable.
Mauvaise encore est la raison
De s'excuser par oraison.
Il faut, et ce n'est que justice,
Délaisser de Dieu le service
Pour toute autre nécessité;
Manger faut-il, en vérité,
Et dormir et faire autre chose,
Notre oraison lors se repose.

[p.102]

Aussinc se convient-il retraire11889.
D'oroison por son labor faire;
Car l'Escripture s'i acorde
Qui la vérité en recorde.
Et si deffent Justiniens
Qui fist nos livres anciens,
Que nus hons, en nule maniere,
Poissans de cors, son pain ne quiere,
Por qu'il le truisse à gaaingnier;
L'en le devroit miex mehaingnier,
Ou en faire apperte justice,
Que soustenir en tel malice.
Ne font pas ce que faire doivent
Cil qui tex aumosnes reçoivent,
S'il n'en ont espoir priviliege
Qui de la poine les aliege;
Mais ne cuit pas qu'il soit éus
Se li princes n'est décéus,
Ne si ne recuit pas savoir
Qu'il le puissent par droit avoir.
Si ne fais-ge pas terminance
Du prince ne de sa poissance,
Ne par mon dit ne voil comprendre
S'el se puet en tel cas estendre,
De ce ne me doi entremette.
Mès ge croi que selonc la letre
Les aumosnes qui sont déuës
As lasses gens povres et nuës,
Fiebles et viez et mehaingniés,
Par qui pains n'iert mes gaaingniés,
Por ce qu'il n'en ont la poissance,
Qui les mangüe en lor grevance,
Il mangüe son dampnement,
Se cil qui fist Adam ne ment.

[p.103]

Aussi devons-nous oublier11989.
Les oraisons pour travailler;
Ainsi le comprend l'Écriture
Qui enseigne vérité pure.
Tel le défend Justinien
Qui fit notre code ancien.
Puissant de corps, dit-il, personne
Ne devra demander l'aumône,
Puisque son pain il peut gagner.
Mieux vaut le battre et l'éloigner
Ou en faire bonne justice,
Que l'aider en telle malice.
Ce n'est pas faire son devoir
Qu'aumônes telles recevoir,
A moins d'avoir un privilége
Qui du châtiment vous protége.
Or je ne pense pas savoir
Qu'on le puisse par droit avoir;
Donc il faut que soit par feintise
Du roi la bonne foi surprise.
Non pas qu'en rien je veuille, moi,
Limiter le pouvoir du roi,
Ni par ces mots faire comprendre
Qu'il ne puisse à tels cas s'étendre,
Car ceci discuter ne doi;
Mais je pense selon la loi
Que, les aumônes qui sont dues
A faibles gens pauvres et nues,
Vieillards infirmes, sans soutien,
Qui ne peuvent gagner leur pain
Parce qu'ils n'en ont la puissance,
Ravir par male concurrence,
C'est pourchasser son damnement,
Si le père d'Adam ne ment.

[p.104]

Et sachiés, là où Diex commande11923.
Que li prodons quanqu'il a vende,
Et doint as povres et le sive,
Por ce ne vuet-il pas qu'il vive
De li servir en mendience:
Ce ne fu onques sa sentence;
Ains entent que de ses mains euvre,
Et qu'il le sive par bonne euvre.
Car saint Pol commanda ovrer
As apostres por recovrer
Lor necessités et lor vies,
Et lor deffendoit truandies,
Et disoit: «De vos mains ovrés,
Jà sor autrui ne recorés.»
Ne voloit que riens demandassent
A quelque gens qu'il préeschassent,
Ne que l'évangile vendissent:
Ains doutoit que s'il requéissent,
Qu'il ne tosissent en requerre;
Qu'il sunt maint donéor en terre
Qui por ce donnent, au voir dire,
Qu'il ont honte de l'escondire,
Ou le requerant lor ennuie,
Si li donnent por qu'il s'enfuie.
Et savés que ce lor prouffite?
Le don perdent et la merite.
Quant les bonnes gens qui ooient
Le sermon saint Pol, li prioient
Por Diex qu'il vosist du lor prendre,
N'i vosist-il jà la main tendre;
Mès du labor des mains prenoit
Ce dont sa vie sostenoit.

[p.105]

Or, sachez-le, quand Dieu commande12023.
Que tout son bien le sage vende
Pour le suivre, ayant tout donné,
Pour ce n'a-t-il pas ordonné
Qu'on le servît par mendiance
(Jamais ce ne fut sa sentence):
Mais œuvre manuelle fît
Et par bonne œuvre le suivît.
Saint Paul à travailler convie
Tous les apôtres, pour leur vie
Soutenir avec dignité
Et défend la mendicité:
«Travaillez, dit-il aux apôtres,
N'ayez jamais recours aux autres.»
A la gent qui les écoutait,
Qu'ils demandassent ne voulait,
Ni que l'Évangile vendissent;
Mais il redoutait qu'ils ne prissent,
Bel et bien, tout en demandant.
Car maints, et leurs corps défendant,
Ne donnent, il faut bien le dire,
Que pour la honte d'éconduire,
Ou bien pour que le requérant
Ennuyeux s'en aille à l'instant.
L'aumône en rien ne leur profite,
Car sont perdus don et mérite.
Quand les bonnes gens qui venaient
Saint Paul entendre le priaient,
Pour Dieu, qu'il voulût du leur prendre,
Onc n'y voulut-il la main tendre;
Mais du labeur des mains gagnait
Ce dont ses jours il soutenait.

[p.106]

Amours.

Di-moi donques comment puet vivre11955.
Fors homs de cors qui Diex vuet sivre,
Puis qu'il a tout le sien vendu,
Et as povres Diex despendu,
Et vuet tant solement orer
Sans jamès de mains laborer.
Le puet-il faire?

Faux-Semblant.

Oïl.

Amours.

Comment?

Faux-Semblant.

S'il entroit, selon le commant
[28]
Saint Augustin, en abbaie
Qui fust de propre bien garnie,
Si cum sunt ore cil blanc moine,
Cil noir, cil reguler chanoine,
Cil de l'Ospital, cil du Temple,
Car bien puis faire d'eus exemple,
Et i préist sa soutenance,
Car là n'a point de mendiance:
Neporquant maint moines laborent,
Et puis au Diex service acorent;
Et por ce qu'il fu grant discorde
En ung tens dont ge me recorde,
Sur l'estat de mendicité,
Briefment vous iert ci recité

[p.107]

Amours.

Alors dis-moi comment peut vivre12055.
Un homme fort qui Dieu veut suivre,
Lorsqu'il a tout son bien vendu
Et aux pauvres de Dieu rendu,
Et tout entier à la prière
Des mains ne veut nul travail faire.
Le peut-il?

Faux-Semblant.

Oui.

Amour.

Dis-moi comment.

Faux-Semblant.

Comme saint Augustin l'entend
[28b],
En entrant dans une abbaye
Qui soit de propre bien garnie,
Comme chanoines séculiers,
Moines blancs, noirs, hospitaliers,
Ou bien encore ceux du Temple,
Que puis bien prendre comme exemple.
Pour vivre dans l'austérité;
Ceci n'est pas mendicité.
Maints moines au travail s'adonnent
Néanmoins, qui Dieu n'abandonnent.
Les Mendiants et leur état
Furent cause d'un grand débat,
En un temps dont j'ai souvenance.
Je vais vous donner connaissance

[p.108]

Comment puet hons mendians estre11977.
Qui n'a dont il se puisse pestre.
Les cas en orrés tire-à-tire,
Si qu'il n'i aura que redire,
Maugré les felonnesses jangles;
Car vérités ne quiert nus angles,
Si porrai-ge bien comparer
Quant onc osai tel champ arer.


LXIII

Faulx-Semblant dit cy vérité
De tous cas de mendicité.


L'Acteur.

Vez-ci les cas especiaus;
Se li hons est si bestiaus
Qu'il n'ait de nul mestier science,
Ne n'en desire l'ignorance,
A mendiance se puet traire
Tant qu'il sache aucun mestier faire
Dont il puisse sans truandie
Loiaument gaaingnier sa vie;
Ou s'il laborer ne péust
Por maladie qu'il éust,
Ou por viellece, ou por enfance,
Torner se puet en mendiance;
Ou s'il a trop, par aventure,
D'acoustumée norreture
Vescu délicieusement,
Les bonnes gens communément
En doivent lors avoir pitié,
Et souffrir le par amitié

[p.109]

Comment on peut son pain quêter,12077
Quand on n'a de quoi subsister.
Les cas en verrez tire à tire,
Et n'y sera rien à redire,
Des méchants malgré les discours,
Car vérité hait les détours.
Nul mieux que moi ne peut le faire,
Car bien labourai cette terre.


LXIII

Ci Faux-Semblant dit vérité
Des cas où la mendicité
Peut être seulement permise.

L'Auteur.

Puisqu'il faut que je les précise,
Voici tous les cas spéciaux:
D'abord les pauvres idiots
Qui n'ont de nul métier science;
Victimes de leur ignorance,
Ceux-là peuvent bien mendier
Jusqu'à ce qu'ils sachent métier
Dont puissent sans truanderie
Loyalement gagner leur vie;
Tel qui travailler ne peut plus
Par le mal, par les ans perclus,
Ou l'enfant dans son âge tendre,
Peuvent sans honte la main tendre;
Tel qui trop vécut en son temps
Pour son malheur, les bonnes gens,
Par pitié pour son infortune,
Souffrir le peuvent sans rancune

[p.110]

Mendier et son pain querir,12005.
Non pas lessier de fain morir.
Ou s'il a d'ovrer la science,
Et le voloir et la poissance,
Prest de laborer bonnement,
Mès ne trueve pas prestement
Qui laborer faire li voille
Por rien que faire puisse ou soille,
Bien puet lors en mendicité
Porchacier sa nécessité;
Ou s'il à son labor gaaingne,
Mès il ne puet de sa gaaingne
Soffisamment vivre sor terre,
Bien se puet lors metre à pain querre,
Et d'uis en huis partout tracier
Por le remenant porchacier:
Ou s'il vuet por la foi deffendre
Quelque chevalerie emprendre,
Soit d'armes, ou de lectréure
[29],
Ou d'autre convenable cure,
Se povreté le va grevant,
Bien puet, si cum j'ai dit devant,
Mendier tant qu'il puisse ovrer
Por ses estovoirs recovrer,
Mès qu'il ovre des mains itiex,
Non pas de mains esperitiex,
Mès de mains du cors proprement,
Sans metre i double entendement.
En tous ces cas et en semblables,
Se plus en trovés raisonnables
Sor ceus que ci présens vous livre.
Qui de mendiance vuet vivre,
Faire le puet, non autrement,
Se cil de Saint-Amor ne ment,

[p.111]

Mendier et son pain quérir12105.
Sans le laisser de faim mourir;
Tel qui d'un travail a science
Et le vouloir et la puissance,
Prêt à travailler bonnement,
Mais ne trouve, pour le moment,
De ce qu'il sait faire, personne
Un peu d'ouvrage qui lui donne,
Peut aussi par mendicité
Combattre la nécessité;
Encor l'ouvrier qui se livre
Au travail, mais sans pouvoir vivre,
En suffisance, de son gain,
Peut certes mendier son pain,
Pour le reste, de porte en porte,
Quérir, tant qu'aux siens le rapporte;
Celui qui, la foi défendant,
Noble mission entreprend
Ou autre glorieuse cure,
Chevalier d'arme ou de lecture
[29b],
Si pauvreté le va grevant,
Peut aussi, comme ai dit devant,
Mendier jusqu'à ce qu'il puisse
Travail trouver qui le nourrisse,
Mais je dis labeurs manuels
Et non travaux spirituels,
Des mains de son corps, pour mieux dire,
Sans autre entendement déduire.
En mendiant qui vivre veut
En ces cas et d'autre le peut,
Que mes exemples ne prévoient,
En tant que raisonnables soient;
Mais il ne le peut autrement,
Si le bon Saint-Amour ne ment,

[p.112]

Qui desputer soloit et lire,12039.
Et préeschier ceste matire
A Paris, avec les devins:
Jà ne m'aïst ne pains ne vins,
S'il n'avoit en sa vérité
L'acord de l'Université
Et du pueple communément,
Qui ooient son preschement.
Nus prodons de ce refuser
Vers Diex ne se puet escuser.
Qui grocier en vodra, si grouce,
Qui correcier, si s'en corrouce,
Car ge ne m'en teroie mie
Se perdre en devoie la vie,
Ou estre mis, contre droiture,
Comme saint Pol, en chartre oscure,
Ou estre bannis du roiaume
A tort, cum fu mestre Guillaume
[30]
De Saint-Amor, qu'Ypocrisie
Fist essilier, par grant envie.
Ma mere en essil le chaça;
Le vaillant homme tant braça
Por Vérité qu'il soustenoit;
Vers ma mere trop mesprenoit,
Por ce qu'il fist ung novel livre
Où sa vie fist toute escrivre,
Et voloit que je renoiasse.
Mendicité et laborasse,
Se ge n'avoie de quoi vivre;
Bien me voloit tenir por ivre,
Car laborer ne me puet plaire,
De laborer n'ai-ge que faire:
Trop a grant paine en laborer;
J'aim miex devant les gens orer,

[p.113]

Qui discuter cette matière12139.
Savait, lire et prêcher en chaire
Avec les docteurs de Paris.
Pain et vin me soient interdits,
S'il ne convainquit tout le monde
Par son éloquence profonde,
Et n'acquit en sa vérité
L'accord de l'Université.
Nul qui cet accord lui refuse
N'aura par devant Dieu d'excuse;
En grogne, ma foi, qui voudra
Et s'en courrouce à qui plaira;
Pour moi je ne m'en tairai mie,
En dussé-je perdre la vie
Ou contre droiture me voir,
Comme saint Paul, en cachot noir
Plonger, ou bien de ce royaume
A tort bannir comme Guillaume
[30b]
De Saint-Amour, qu'exiler fit
Ma mère par trop grand dépit.
Tant fit ma mère Hypocrisie
Au vaillant homme d'avanie,
Pour Vérité qu'il soutenait,
Qu'il fut chassé; car il avait
Trop dévoilé d'Hypocrisie
Dans un nouveau livre la vie,
Et me voulait voir renier
Mendicité pour travailler,
Si je n'avais pas de quoi vivre.
Il me prenait, certes, pour ivre,
Car le travail ne me plaît point
Et de travail n'ai nul besoin.
J'aime mieux draper ma rouerie
Du manteau de Papelardie,

[p.114]

Et affubler ma renardie12073.
Du mantel de Papelardie.

Le Dieu d'Amours.

Qu'est-ce, diable! quiex sunt ti dit?
Qu'est-ce que tu as ici dit?

Faux-Semblant.
Quoi?

Amours.

Grans desloiautés apertes.
Donc ne criens-tu pas Diex?

Faux-Semblant.

Non, certes,
Qu'envis puet à grant chose ataindre
En ce siecle, qui Diex vuet craindre:
Car li bon qui le mal eschivent,
Et loiaument du lor se vivent,
Et qui selonc Diex se maintiennent,
Envis de pain à autre viennent.
Tex gens boivent trop de mesaise:
N'est vie qui tant me desplaise.
Mès esgardés cum de deniers
Ont usurier en lor greniers,
Faussonnier et terminéours
[31]
Baillif, prevoz, bediaus, maiours,
Tuit vivent presque de rapine,
Li menus pueple les encline,
Et cil comme leus les deveurent;
Tretuit sor les povres gens queurent:
N'est nus qui despoillier nes vueille,
Tuit s'afublent de lor despueille,

[p.115]

Et devant le monde prier,12173.
Car c'est trop dur de travailler.

Le Dieu d'Amours.

Que nous dis-tu là, vilain diable,
Avec ta morale exécrable?

Faux-Semblant.

Quoi donc?

Amours.

Impudence sans nom!
Ne crains-tu pas Dieu?

Faux-Semblant.

Certes, non.
Nul ne peut à grand' chose atteindre
En ce monde qui Dieu veut craindre;
Car ceux qui ne font que le bien,
Qui loyaux vivent de leur bien
Et qui selon Dieu se maintiennent,
Bien vite au pain des autres viennent,
Boivent trop de fiel, de douleur,
Et j'ai telle vie en horreur.
Mais voyez comme l'or en foule
Aux greniers des usuriers coule.
Faux monnayeurs, banqueroutiers
[31b],
Archers, prévôts, baillis, guerriers,
Tous presque vivent de rapine,
Et le peuple à leurs pieds s'incline.
Eux le dévorent comme loups,
Sur pauvres gens se jettent tous,
Sans échauder tout vifs les plument,
Tretous de leur substance hument,

[p.116]

Tretuit de lor sustances hument,12097.
Sans eschauder tous viz les plument.
Li plus fors le plus fiéble robe:
Mès ge qui vest ma simple robe,
Lobans lobés et lobéors,
Robe robés et robéors.
Par ma lobe entasse et amasse
Grans tresors en tas et en masse,
Qui ne puet por riens afunder;
Car, se g'en fais palais funder,
Et acomplis tous mes déliz
De compaignies en délitz,
De tables plaines d'entremez,
(Car ne voil autre vie mès),
Recroist mes argens et mes ors:
Car, ains que soit vuis mes tresors,
Deniers me viennent à resours:
Ne fais-ge bien tumber mes hours?
En aquerre est toute m'entente,
Miex vaut mes porchas que ma rente.
S'en me devoit tuer ou batre,
Si me voil-ge par tout embatre.

Amours.

Tu sembles sains hons.

Faux-Semblant.

Certes voire.
Ordener me fis à provoire,
Sui le curé de tout le monde
Si cum il dure à la réonde.
Par tout vois les ames curer,
Nulz ne puet mès sans moi durer,

[p.117]

Ne cherchent qu'à les dépouiller12197.
Et des dépouilles s'affubler.
Le plus fort le faible dérobe,
Mais moi qui vêts ma simple robe,
Trompant et trompés et trompeurs,
Je vole et volés et voleurs.
Par ma fourbe j'amasse, entasse
Grands trésors en tas et en masse
Qui ne sauraient s'évanouir,
Car j'en fais des palais bâtir
Et satisfais mes fantaisies,
Vidant en belles compagnies
Tables couvertes d'entremets;
Je n'aurai vie autre jamais.
Mes ors et mes argents pullulent,
Toujours mes deniers s'acccumulent,
Jamais n'est vide mon trésor.
Me sais-je faire un heureux sort?
Acquérir est ma seule entente,
Et mieux vaut mon gain que ma rente.
Dût-on me battre ou me tuer,
Je veux partout m'insinuer.

Amour.

Tu sembles un saint homme!

Faux-Semblant.

Oui, maître,
Car je me fis ordonner prêtre;
Partout vais les âmes curer
Et nul sans moi ne peut durer.
Je suis curé de tout le monde,
Et tous m'accueillent à la ronde;

[p.118]

Et préeschier et conseillier,12125.
Sans jamès de mains traveillier;
De l'Apostole en ai la bule
Qui ne me tient pas por entule.
Si ne querroie jà cessier
Ou d'empereors confessier,
Ou rois, ou dux, ou bers, ou contes,
Mès de povres gens est-ce hontes.
Je n'aim pas tel confession,
Se n'est par autre occasion;
Ge n'ai cure de povre gent,
Lor estât n'est ne bel, ne gent.
Ces empereris, ces duchesses,
Ces roïnes, et ces contesses,
Ces hautes dames palasines,
Ces abéesses, ces béguines
[32],
Ces baillives, ces chevalieres,
Ces borgoises cointes et fieres,
Ces nonains et ces damoiseles,
Por que soient riches ou beles,
Soient nuës ou bien parées,
Jà ne s'en iront esgarées.
Et por le sauvement des ames
J'enquiers des seignors et des dames,
Et de trestoutes lor mesnies,
Les propriétés et les vies,
Et lor fais croire et metz ès testes
Que lor prestres curez sunt bestes
Envers moi et mes compaignons,
Dont j'ai moult de mauvès gaignons[33]
A qui ge suel, sans rien celer,
Les secrés des gens réveler;
Et eus ausinc tout me revelent,
Que riens du monde ne me celent.

[p.119]

On me voit prêcher, conseiller,12225.
Sans jamais des mains travailler,
Car du pape, qui, le crédule,
M'estime fort, j'ai bonne bulle.
Partout je cherche sans cesser
Un empereur à confesser,
Un roi, duc ou baron ou comte,
Mais pauvres gens, c'est une honte!
Point n'aime leur confession,
A moins de rare occasion,
Car je n'ai des pauvres gens cure.
Leur état n'est, je vous assure,
Ni beau, ni gai, ni séduisant;
Mais je n'en dirai pas autant
Des impératrices, duchesses,
Reines, baronnes et comtesses
Et grandes dames de palais.
Abbesses, béguines, jamais
[32b],
Ni ballives, ni chevalières,
Ni bourgeoises coquettes, fières,
Belles et riches, ni nonnains,
Ni damoiselles, de nos mains,
Ou sans chemise ou moult parées,
Ne sauraient sortir égarées.
Et pour leur salut je m'enquiers
Des dames et des chevaliers
Et de toute leur compagnie,
Quels sont leurs biens, quelle est leur vie,
Et leur fais croire, tant leur dis,
Qu'au prix de moi, de mes amis,
Leurs curés ne sont que des bêtes.
Mes amis sont gens fort honnêtes[33b]
A qui je vais, sans rien céler,
Les secrets des gens révéler;

[p.120]

Et por les felons aparçoivre12159.
Qui ne cessent des gens déçoivre,
Paroles vous dirai jà ci
Que nous lisons de saint Maci,
C'est assavoir l'evangelistre,
Au vingt et troisième chapistre
[34];
Sor la chaiere Moysi,
Car la glose l'espont ainsi,
C'est le testament ancien,
Sistrent Scribe et Pharisien,
(Ce sunt les fauces gens maudites
Que la letre apele ypocrites),
Faites ce qu'il sermonneront,
Ne faites pas ce qu'il feront.
De bien dire n'ierent jà lent,
Mès de faire n'ont-il talent.
Il lient as gens décevables
Griés faiz qui ne sunt pas portables,
Et sor lor espaules lor posent,
Mais o lor doi movoir nes osent.

Amours.

Porquoi non?

Faux-Semblant.

Par foi, qu'il ne vuelent,
Car les espaules sovent suelent
As portéors des faiz doloir,
Por ce fuient-il tel voloir.
S'il font euvres qui bonnes soient,
C'est por ce que les gens les voient.

[p.121]

Eux d'autre part tout me révèlent12259.
Et rien au monde ne me cèlent.
Pour les félons apercevoir
Toujours prêts aux gens décevoir,
Oyez la parole subtile
Qu'en son vingt-troisième évangile
[34b];
Écrivit le grand saint Matthieu.
Ainsi parle l'homme de Dieu:
«Las! sur la chaire de Moïse
(Telle est sa parole précise
Dans le Testament ancien),
Siégent Scribe et Pharisien
(Ce sont les fausses gens maudites
Qu'il désigne par hypocrites);
Faites, dit-il, ce qu'ils diront;
Ne faites pas ce qu'ils feront.
Des lèvres moult bien vous enseignent,
Mais leurs dits pratiquer ne daignent:
Ils attachent les pauvres gens
A des fardeaux par trop pesants,
Et sur leurs épaules les posent,
Eux qui du doigt les toucher n'osent.

Amour.

Pourquoi non?

Faux-Semblant.

Ils ne veulent pas;
Car aux porteurs souvent les bras
Sous un tel faix de douleur plient,
C'est pourquoi telle peine ils fuient.
S'ils font œuvre qui bonne soit,
Ce n'est que parce qu'on les voit,

[p.122]

Lor philateres eslargissent[35],12185.
Et lor fimbries agrandissent,
Et des sieges aiment as tables
Les plus haus, les plus honorables,
Et les premiers es sinagogues,
Cum fiers et orguilleus et rogues,
Et ament que l'en les salue
Quant il trespassent par la rue,
Et vuelent estre apelé mestre,
Ce qu'il ne devroient pas estre:
Car l'évangile vet encontre,
Qui lor déloiauté démonstre.
Une autre coustume ravons
Sor ceus que contre nous savons;
Trop les volons forment haïr,
Et tuit par accort envaïr.
Ce que l'ung het, li autres héent,
Tretuit à confondre le béent,
Se nous véons qu'il puist conquerre
Par quelque engin honor en terre,
Provendes ou possessions,
A savoir nous estudions
Par quele eschiele il puet monter;
Et por li miex prendre et donter,
Par traïsons le diffamons
Vers ceus, puis que nous ne l'amons.
De s'eschiele les eschilons
Ainsinc copons, et l'essillons
De ses amis, qu'il n'en saura
Jà mot, que perdus les aura.
Car s'en apert les grevions,
Espoir blasmés en serions,
Et si faudrions à nostre esme;
Car se nostre entencion pesme

[p.123]

Leurs philatères élargissent[35b]12287.
Et les franges en agrandissent,
A table ils prennent les tréteaux
Les plus marquants et les plus hauts,
Et les premiers aux synagogues
Marchent fiers, orgueilleux et rogues,
Et dans la rue ils sont contents
Lorsque s'inclinent les passants
Devant eux et leur disent: maître?
Ce qui ne devrait pas être,
Car l'Évangile le défend
Qui leur déloyauté reprend.
Voici ce que nous soulons faire
Encor contre notre adversaire.
Nous ne songeons qu'à le haïr,
Et tous ensemble l'assaillir;
Car ce qu'un hait, tous le haïssent
Et pour le confondre s'unissent.
Si nous voyons par quel moyen
Il peut avoir honneur, soutien,
Rentes, possessions, hautesse,
Nous nous étudions sans cesse
Par quelle échelle il peut monter,
Et pour mieux l'abattre et dompter,
Voilons nos passions haineuses
Par nos manœuvres ténébreuses.
De l'échelle les échelons
Ainsi coupons et l'isolons
De ses amis, sans qu'il s'en doute;
Tous les perdra sans y voir goutte.
Car face à face l'attaquer
Serait nous faire critiquer
Et manquer notre but sans doute;
Voyant notre manœuvre toute,

[p.124]

Savoir cil, il s'en deffendroit,12219.
Si que l'en nous en reprendroit.
Grant bien se l'ung de nous a fait,
Par nous tous le tenons à fait,
Voire par Diex s'il le faignoit,
Ou sans plus vanter s'en daignoit
D'avoir avanciés aucuns hommes,
Tuit du fait parçoniers nous sommes,
Et disons, bien savoir devés,
Que tex est par nous eslevés.
Et por avoir des gens loenges,
Des riches hommes, par losenges,
Empetrons que letres nous doignent
Qui la bonté de nous tesmoignent,
Si que l'en croie par le munde
Que vertu toute en nous habunde;
Et tous jors povres nous faignons,
Mès comment que nous nous plaignons,
Nous sommes, ce vous fais savoir,
Cil qui tout ont sans riens avoir.
Ge m'entremet de corretages,
Ge faiz pais, ge joing mariages,
Sor moi preng execucions,
Et vois en procuracions:
Messagiers sui et fais enquestes
Qui ne me sunt pas moult honestes,
Les autrui besoignes traitier
Ce m'est ung trop plesant mestier;
Et se vous avés riens à faire
Vers ceus entor qui ge repaire,
Dites-le moi, c'est chose faite,
Si-tost cum la m'aurés retraite,
Por quoi vous m'aiés bien servi,
Mon service avés deservi.

[p.125]

Notre ennemi s'en défendrait,12321.
Et chacun nous en reprendrait.
Si l'un de nous fit oeuvre pie,
Par nous bien vite elle est grossie;
Voire, par Dieu, s'il la feignait,
Ou, sans plus, vanter se daignait
D'avoir obligé quelques hommes,
Tous ses associés nous sommes,
Et crions, comme vous savez,
Que tels furent par nous sauvés;
Et pour capter la confiance
Des grands, à force d'insistance,
Nous obtenons bons parchemins
Qui font de nous autant de saints,
Si bien qu'on croit parmi le monde
Que vertu toute en nous abonde;
Toujours pauvres nous nous feignons,
Mais combien que tous nous ayons
Ainsi coutume de nous plaindre,
A ne pas la vérité feindre,
Nous sommes, vous le fais savoir,
Gens qui tout ont sans rien avoir.
Puis je me mêle de courtages,
Raccommodements, mariages,
Sur moi prends exécutions
Et vais en procurations;
Messager suis et fais enquêtes
Le plus souvent rien moins qu'honnêtes;
J'éprouve un bonheur inouï
A voir aux besognes d'autrui;
Enfin, si vous avez affaire
Auprès des gens chez qui j'opère,
Parlez; sitôt dit, sitôt fait,
Vous serez servis à souhait,

[p.126]

Mès qui chastier me vodroit,12253.
Tantost ma grace se todroit:
Je n'aim pas homme ne ne pris
Par qui ge sui de riens repris.
Les autres voil-ge tous reprendre,
Mès ne voil lor reprise entendre:
Car ge qui les autres chasti,
N'ai mestier d'estrange chasti.
Si n'ai mès cure d'ermitages:
J'ai laissié desers et bocages,
Et quit à saint Jehan-Baptiste
Du desert, et manoir et giste.
Trop par estoie loing gités.
Es bors, ès chastiaus, ès cités
Fais mes sales et mes palès,
Où l'en puet corre à plains eslès;
Et di que ge sui hors du monde,
Mès ge m'i plonge et m'i afonde,
Et m'i aése, et baigne et noë
Miex que nus poissons de sa noë.
Ge sui des valez Antecrist,
Des larrons dont il est escript
Qu'il ont habiz de saintéé,
Et vivent en tel faintéé;
Dehors semblons aigniaus pitables,
Dedens sommes leus ravissables,
Si avirons-nous mer et terre,
A tout le monde avons pris guerre,
Et voulons du tout ordener
Quel vie l'en i doit mener.
S'il i a chastel ne cité
Où bogres soient récité,
Néis s'il ierent de Melan,
Car aussinc les en blasme-l'en:

[p.127]

Car moult votre service prise,12355.
Mon amitié vous est acquise.
Mais qui me corriger voudrait
Mes faveurs s'aliénerait,
Tous les autres je veux reprendre
Sans oncques nul reproche entendre,
Car si d'en faire j'ai pouvoir,
Point n'ai besoin d'en recevoir.
J'ai peu de goût pour les bocages,
Les déserts et les hermitages,
Je laisse à saint Jean ses déserts,
Ses rochers et ses gîtes verts,
C'est par trop loin chercher son gîte.
En châteaux et cités j'habite,
J'y fais des salles, des palais,
A l'aise où l'on circule en paix;
Je dis qu'au monde je renonce,
Et je m'y plonge et m'y enfonce,
J'y nage et plonge de nouveau,
Plus heureux que poisson dans l'eau.
De l'Antechrist valet parjure,
C'est de moi que dit l'Écriture:
«Il a l'habit de sainteté,
Mais ne vit que d'iniquité.»
Dehors nous semblons agneaux doux,
Dedans nous sommes d'affreux loups,
Nous parcourons et mer et terre,
Partout à tous faisons la guerre,
Et voulons de tout ordonner
Quelle vie on y doit mener.
Ainsi lorsqu'en castel habite,
Ou cité, quelque sodomite
(Fut-il encore de Milan
Où fleurit ce joli talent),

[p.128]

Ou se nus homme oultre mesure12287.
Vent à terme ou preste à usure,
Tant iert d'aquerre curieus,
Ou s'il iert trop luxurieus,
Ou lerres, ou simoniaus,
Soit prevost ou officiaus,
Ou prélas de jolive vie,
Ou prestres qui tiengne s'amie,
Ou vielles putains hostelieres,
Ou maqueriaus ou bordelieres,
Ou repris de quiexconques vice
Dont l'en devroit faire justice:
Par tretous les sainz que l'en proie,
S'il ne se deffent de lamproie,
De lus, de saumon ou d'anguile,
S'en le puet trover en la vile,
Ou de tartes, ou de flaons,
Ou de fromages en glaons,
Qu'ausinc est-ce moult bel joel;
Ou la poire de cailloel,
Ou d'oisons gras, ou de chapons
Dont par les geules nous frapons;
Ou s'il ne fait venir en haste
Chevriaus, connis lardés en paste,
Ou de porc au mains une longe,
Il aura de corde une longe
A quoi l'en le menra bruler,
Si que l'en l'orra bien uler
D'une grant liue tout entor:
Ou sera pris et mis en tor,
Por estre à tous jors enmurés,
S'il ne nous a bien procurés,
Ou sera pugni du meffait,
Plus espoir qu'il n'aura meffait.

[p.129]

Ou si quelqu'un outre mesure12389.
Vend à terme ou prête à usure,
Tant est d'acquérir curieux,
Ou s'il est trop luxurieux,
Ou prélat de joyeuse vie,
Prêtre qui vive avec sa mie,
Prévôt ou juge official
Qui soit voleur ou déloyal,
Ou vieille putain hôtelière
Ou maquerele ou bordelière,
Ou vaurien de vices souillé
Qui devrait être châtié:
Oui, par tous les saints que l'on prie!
S'il ne sait défendre sa vie
A grand renfort de brocheton,
De lamproie, anguille ou saumon
(Si l'on en peut trouver en ville),
Tartes, flans, ou gâteaux par mille,
Ou fromages de crême blancs
En leurs paniers si séduisants,
Ou s'il ne fait venir en hâte
Chevreaux, lapins lardés en pâte,
Poulardes grasses et chapons,
Que par la gueule nous passons,
Ou la poire de cailloèle,
Ou de porc large tranche et belle,
La corde au col on l'enverra
Brûler, si bien qu'on l'entendra
Hurler une lieue à la ronde,
Ou bien en cellule profonde,
Dans une tour, pour y mourir,
S'il ne songe à nous bien garnir;
De notre haine ainsi victime
Plus que ne méritait son crime.

[p.130]

Mais cil, se tant d'engin avoit12321.
Qu'une grant tor faire saurait
[36],
Ne li chausist jà de quel pierre,
Fust sans compas, ou sans esquierre,
Néis de motes ou de fust,
Ou d'autre-riens queque ce fust,
Mès qu'il éust léans assés
De biens temporex amassés,
Et dreçast sus une perriere
Qui lançast devant et derriere,
Et des deus costés ensement
Encontre nous espessement,
Tex cailloz cum m'oés nomer,
Por soi faire bien renomer,
Et gitast à grans mangoniaus
Vins en bariz ou en tonniaus,
Ou grans sas de centaine livre,
Tost se porroit véoir délivre;
Et s'il ne trueve tex pitances,
Estudit en équipolances,
Et lest ester leus et fallaces,
S'il n'en cuide aquerre nos graces;
Ou tel tesmoing li porterons,
Que tout vif ardoir le ferons,
Ou li donrons tel pénitence
Qui vaudra pis que la pitance[37].

Jà ne les congnoistrés as robes[38] Voire la note.
Les faus traistres plains de lobes:
Lor faiz vous estuet regarder,
Se vous volés d'eus bien garder;
Et se ne fust la bonne garde
De l'Université qui garde

[p.131]

Mais si tant d'esprit il avait12423.
Que grande tour faire saurait,
Et de n'importe quelle pierre,
Sans compas même et sans équerre,
Fût-ce de mottes ou de bois
Ou d'autres choses à son choix,
Et de temporelle chevance
Bien la garnît en abondance,
Et dessus un pierrier dressât
Qui derrière et devant lançât
Et par côtés, de cent manières,
Sur nous une grêle des pierres
Que m'avez entendu nommer,
Pour se bien faire renommer,
Et jetât du haut des murailles
Gros sacs d'écus, vins en futailles,
A grands coups de ses mangonneaux,
Il pourrait braver nos assauts;
Mais s'il n'a pas telle pitance,
Que l'équivalent il nous lance
S'il veut nos grâces acquérir,
Et point n'essaie à nous servir
De lieux communs et verbiages,
Ou contre lui tels témoignages
Un beau jour nous déposerons
Que brûler tout vif le ferons,
Ou lui donnerons pénitence
Qui vaudra pis que la pitance
[37b].
A l'habit ne reconnaîtrez[38b]
Jamais ces traîtres exécrés;
A leurs lacs qui se veut soustraire
Leur actes seuls qu'il considère;
Car si n'eût l'Université,
Gardienne de la Chrétienté,

[p.132]

La clef de la Crestienté,12353.
Tout éust esté tormenté,
Quant par mauvese entencion,
En l'an de l'incarnacion
Mil et deus cens cinc et cinquante,
(N'est hons vivant qui m'en démente)
Fut baillé, c'est bien chose voire,
Por prendre commun exemploire
Ung livre de par le Déable,
C'est l'Evangile pardurable
[39],
Que li sainz Esperiz menistre,
Si cum il aparoit au tistre;
Ainsinc est-il entitulé,
Bien est digne d'estre brulé.
A Paris n'ot homme ne fame
Où parvis, devant Nostre-Dame[40],
Qui lors avoir ne le péust
A transcrire, s'il li pléust:
Là trovast par grant mesprison
Mainte tele comparaison.
Autant cum par sa grant valor
Soit de clarté, soit de chalor,
Sormonte li solaus la lune
Qui trop est plus troble et plus brune,
Et li noiaus des nois la coque:
(Ne cuidiés pas que ge vous moque,
Sor m'ame, le vous di sans guile):
Tant sormonte ceste Evangile
Ceus que li quatre evangelistres
Jhesu-Crist firent à lor tistres.
De tex comparoisons grant masse
I trovast-l'en, que ge trespasse.
L'Université, qui lors iere
Endormie, leva la chiere;

[p.133]

Tant fait bonne garde naguère,12457.
Ils eussent tous défait sur terre,
Quand par mauvaise intention,
En l'an de l'Incarnation
Mille deux cent cinq et cinquante
(Nul homme n'est qui me démente),
Chacun le sait, fut exposé,
Pour être par tous copié,
Un livre dicté par le diable.
C'est l'Évangile pardurable
[39b]
Que, soi-disant, le Saint-Esprit
Inspira, le titre le dit
Tout au long sur le frontispice;
Le brûler eût été justice.
Alors à Paris qui voulut
Pour le transcrire avoir le put,
Devant l'église Notre-Dame[40b],
Sur le parvis, soit homme ou femme.
Dans ce livre, à grand' méprison,
Mainte horrible comparaison
On pouvait lire: «Autant la lune
Près du soleil est pâle et brune,
Autant il la passe en valeur,
Soit de clarté, soit de chaleur,
Et le noyau des noix la coque
(Ne croyez pas que je vous moque,
Sur mon âme, j'y lus ceci),
Autant cet Évangile-ci
Surpasse en valeur les quatre autres,
Ceux qu'écrivirent les apôtres.»
Que je meure si n'y trouvons
Quantité de telles raisons.
L'Université stupéfaite,
Qui dormait lors, leva la tête,

[p.134]

Du bruit du livre s'esveilla,12387.
N'onc puis gaires ne someilla;
Ains s'arma por aller encontre,
Quant el vit cel horrible monstre,
Toute preste de bataillier,
Et du livre as juges baillier.
Mès cil qui là le livre mistrent,
Saillirent sus et le repristrent,
Et se hasterent d'el repondre
Car il ne savoient respondre
Par espondre, ne par gloser
A ce qu'en voloit oposer
Contre les paroles maldites
Qui en ce livre sunt escriptes.
Or ne sai qu'il en avendra,
Ne quel chief cis livres tendra;
Mès encor lor convient atendre
Tant qu'il le puissent miex deffendre.
Ainsinc Ante-crist atendrons,
Tuit ensemble à li nous rendrons:
Cil qui ne s'i vodront aerdre,
La vie lor convendra perdre.
Les gens encontre eus esmovrons
Par les baraz que nous covrons,
Et les ferons desglavier,
Ou par autre mort devier,
Puisqu'il ne nous vodront ensivre,
Qu'il est ainsinc escript où livre
Qui ce raconte et segnefie:
Tant cum Pierres ait seignorie,
Ne puet Jehans monstrer sa force.
Or vous ai dit du sens l'escorce
Qui fait l'entencion repondre:
Or vous en voil la moele espondre.

[p.135]

Du bruit du livre s'éveilla12491.
Et depuis lors ne sommeilla,
Mais, prenant les armes, terrible
Marcha contre ce monstre horrible
Qui l'osait ainsi batailler,
Pour le livre aux juges bailler;
Mais ceux qui le livre là mirent
Sautèrent sus et le reprirent
Pour le cacher hâtivement,
Car jamais n'eussent su comment
Soutenir les raisons maudites
Qui dans ce livre sont écrites.
Or ne sais ce qu'il adviendra
Ni quelle fin ce livre aura,
Mais ils jugent prudent d'attendre
Tant qu'ils le puissent mieux défendre.

Ainsi l'Antechrist attendrons;
Tous ensemble à lui nous rendrons;
A ceux qui ne voudront le suivre
Il faudra renoncer à vivre,
Car nous soulèverons contre eux
Tous les gens superstitieux
Par notre insigne fourberie
Et leur arracherons la vie
Soit par le fer, soit autrement,
Pourvu qu'ils meurent, simplement
Pour n'avoir pas voulu nous suivre.
Car voici ce que dit ce livre
Qui nous explique tout cela:
«Tant que Pierre dominera
Ne peut Jehan montrer sa force.»
Ceci n'est que du sens l'écorce

[p.136]

Par Pierre voil le Pape entendre,12421.
Et les clers seculiers comprendre
Qui la loi Jhesu-Crist tendront,
Et garderont et deffendront
Contre tretous empeschéors:
Et par Jehan les preschéors:
Qui diront qu'il n'est loi tenable
Fors l'Evangile pardurable,
Que li Sains-Esperiz envoie
Por metre gens en bonne voie.
Par la force Jehan entent
La grace dont se va vantant
Qui vuet peschéors convertir
Por eus faire à Dieu revertir.
Moult i a d'autres déablies
Commandées et establies
En ce livre que ge vous nomme,
Qui sunt contre la loi de Romme,
Et se tiennent à Ante-Crist,
Si cum ge truis où livre escript.
Lors commanderont à occierre
Tous ceus de la partie Pierre;
Mès jà n'auront pooir d'abatre,
Ne por occirre, ne por batre
La loi Pierres, ce vous plevis,
Qu'il n'en démore assés de vis
Qui tous jors si la maintendront,
Que tuit en la fin i vendront.
Et sera la loi confonduë
Qui par Jehan est entenduë.
Mès or ne vous en voil plus dire,
Que trop i a longue matire;

[p.137]

Qui fait l'intention cacher;12523.
Or j'en vais la moelle arracher.
Par Pierre, il faut le Pape entendre,
Et les clercs séculiers comprendre
De la loi du Christ défenseurs,
Et par Jehan tous les prêcheurs
Qui diront qu'il n'est loi tenable
Fors l'Évangile pardurable
Que nous envoya l'Esprit-Saint
Pour mettre gens en droit chemin.
La force de Jehan veut dire
La grâce que ce livre inspire
A qui veut pécheurs convertir
Pour les faire à Dieu revenir.
En ce livre que je vous nomme,
Contre la sainte loi de Rome
Sont bien d'autres commandements
Du diable hideux instruments
Et qui tous l'Antechrist soutiennent,
Comme en ce livre ils en conviennent.
Lors diront d'occire céans
De Pierre tous les partisans;
Mais ils auront beau tuer, battre,
Jamais ils ne pourront abattre
La loi de Pierre; malgré tout
Bien assez resteront debout,
Et sera la loi confondue
Qui par Jehan est entendue;
Car ceux-là tant se maintiendront
Qu'à leurs fins toujours ils viendront
Or sur ce point dois-je me taire,
Car trop longue en est la matière;
Mais si ce livre fût passé,
Au faîte je serais placé,

[p.138]

Mès se cis livres fust passés,12453.
En greignor estat fusse assés;
S'ai-ge jà de moult grans amis
Qui en grant estat m'ont jà mis.
De tout le monde est empereres
Baras mes sires et mes peres;
Ma mere en est empereris.
Maugré qu'en ait Sains-Esperis,
Nostre poissant lignage regne:
Nous regnons ore en chascun regne,
Et bien est drois que nous regnons,
Que trestout le monde fesnons,
Et savons si les gens déçoivre,
Que nus ne s'en set aparçoivre;
Ou qui le set aparcevoir,
N'en ose-il descovrir le voir.
Mès cil en l'ire Diex se boute,
Quant plus de Diex mes freres doute;
N'est pas en foi bons champions
Qui crient tex simulacions,
Ne qui vuet poine refuser
Qui puist venir d'eus encuser.
Tex hons ne vuet entendre à voir,
Ne Diex devant ses yex avoir;
Si l'en pugnira Diex sans faille.
Mès ne m'en chaut comment qu'il aille,
Puisque l'amor avons des hommes;
Por si bonnes gens tenus sommes,
Que de reprendre avons le pris,
Sans estre de nulli repris.
Quex gens doit-l'en donc honorer,
Fors nous qui ne cessons d'orer
Devant les gens apertement,
Tout soit-il darriers autrement?

[p.139]

Car j'ai déjà d'amis grand' foule12557.
D'où mon puissant état découle.

De tout le monde est empereur
Mensonge mon père et seigneur,
L'impératrice c'est ma mère.
Quoique l'Esprit-Saint puisse faire,
Sur tous les royaumes s'étend
Notre lignage omnipotent,
Et ce n'est vraiment que justice,
Puisqu'au gré de notre caprice
Si bien savons gens décevoir
Que nul n'y sut jamais rien voir,
Ou s'il le voit, se tait et n'ose
Au grand jour dévoiler la chose.
Mais Dieu méprise le cœur vain
Qui plus que Dieu mes frères craint;
De la foi champion indigne,
Sous un tel joug qui se résigne,
Et qui, pouvant les accuser
Et les punir, s'ose excuser.
Sa voix de Dieu n'est entendue,
Il détourne de lui sa vue,
Et certe un jour le punira.
Au fait, arrive que pourra,
Puisque l'amour avons des hommes,
Puisque pour si bons tenus sommes
Que de reprendre avons le droit
Sans que nul nous touche du doigt!
A qui doit-on honneur, largesse,
Fors à nous qui prions sans cesse
Devant les gens ouvertement,
Derrière en fût-il autrement?

[p.140]

Est-il greignor forsenerie12487.
Que d'essaucier chevalerie,
Et d'amer gens nobles et cointes
Qui robes ont gentes et jointes?
S'il sunt tex gens cum il aperent,
Si net cum netement se perent,
Que lor diz s'acort à lor fais,
N'est-ce grant duel et grans sorfais,
S'il ne vuelent estre ypocrite?
Tel gens puist estre la maudite!
Jà certes tiex gens n'amerons,
Mès Beguins à grans chaperons
[41]
As chieres pasles et alises,
Qui ont ces larges robes grises
Toutes fretelèes de crotes,
Hosiaus froncis et larges botes
Qui resemblent borce à caillier:
A ceux doivent princes baillier
A governer eus et lor terre,
Ou soit par pais, ou soit par guerre.
A ceus se doit princes tenir
Qui vuet à grant honor venir;
Et s'il sunt autres qu'il ne semblent,
Qu'ainsinc la grâce du monde emblent,
Là me voil embatre et fichier,
Por décevoir et por trichier.
[Si ne voil-ge pas por ce dire[42]
Que l'en doie humble habit despire,
Por quoi dessous orgoil n'abit:
Nus ne doit haïr por l'abit
Le povre qui s'en est vestus;
Mès Diex nel' prise deus festus,
S'il dist qu'il a lessié le monde,
Et de gloire mondaine habonde,

[p.141]

Est-il pire forcennerie12589.
Que d'exalter chevalerie
Et d'aimer ces nobles, ces grands
Aux habits coquets et brillants?
Si tels ils sont comme ils paraissent
Et nobles comme ils le professent,
Leurs dits si confirment leurs faits,
N'est-ce grand deuil et grand excès?
Si telle engeance être hypocrite
Ne daigne, qu'elle soit maudite!
Jamais telle gent n'aimerons;
Mais Béguins à grands chaperons
[41b]
Que l'on voit partout sur la terre
Cheminer le visage austère
Et plat, les traits longs, amaigris
Et drapés dans leur manteau gris
Haché de vermine et de crottes,
Chausses tombant dessus leurs bottes
Ainsi que filets à cailler.
A ceux-là doit prince bailler
A gouverner toute sa terre
Et lui, soit en paix, soit en guerre,
A eux se doit prince tenir
Qui veut à grand honneur venir.
Ils sont tout autres qu'on ne pense;
Mais des gens ont la confiance,
Donc avec eux me veux ficher
Pour mieux décevoir et tricher.
[Je ne veux pas par là vous dire[42b]
Que l'on doive humble habit proscrire
S'il ne couvre un cœur orgueilleux.
On ne doit pas le malheureux
Mépriser pour sa pauvre mise;
Mais Dieu deux fétus ne le prise

[p.142]

Et de delices vuet user.12521.
Qui puet tel beguin escuser,
Tel papelart, quant il se rent,
Puis va mondains déliz querant,
Et dist que tous les a lessiés,
S'il en vuet puis estre engressiés?
C'est li mâtins qui gloutement
Retorne à son vomissement.]
Mès à vous n'osé-ge mentir,
Car se ge péusse sentir
Que vous ne l'aparcéussiés,
Là menchoigne où poing éussiés,
Certainement ge vous boulasse:
Jà por pechié ne le lessasse;
Si vous poré-ge bien faillir,
S'ous m'en deviés mal baillir
[43].

L'Acteur.

Le Diex sorrist de la merveille,
Chascuns s'en rist et s'en merveille,
Et dient: Ci a biau sergent,
Où bien se doivent fier gent.

Le Dieu d'Amours.

Faulx-Semblant, dist Amors, di-moi.
Puisque de moi tant t'aprimoi,
Qu'en ma cort si grant pooir as,
Que rois des ribaus i seras,
Me tendras-tu ma convenance?

[p.143]

S'il dit que le monde a quitté,12623.
Et poursuit d'une autre côté
Délices et gloire mondaine.
Quand il se fait moine, sans peine
Pour des plaisirs mondains jouir,
Quand il dit qu'il les veut tous fuir
Et pourtant nul ne se refuse,
Tel papelard n'a pas d'excuse.
C'est le chien qui gloutonnement
Retourne à son vomissement.]
Ne croyez pas que vous je leurre;
Car si j'avais pu croire une heure
Que vous n'eussiez rien aperçu,
Vous auriez les poings dans ma glu
Déjà, je vous le certifie;
Pour rien mon rôle je n'oublie.
Aussi de moi gardez-vous bien,
Traître suis, je vous en prévien
[43b].

L'Auteur.

Le Dieu sourit de la merveille;
Chacun s'en rit, s'en émerveille
Et dit: Vrai, c'est un beau sergent
En qui peut se fier la gent.

Le Dieu d'Amour.

Faux-Semblant, dit Amour, de grâce
Puisque t'ai mis en telle place
Et qu'en ma cour tel pouvoir as
Que chef des troupes y seras
Me tiendras-tu ma convenance?

[p.144]

Faux-Semblant.

Oïl, gel' vous jure et fiance;12546.
N'onc n'orent sergent plus leal
Vostre pere ne vostre eal.

Amours.

Comment! c'est contre ta nature.

Faux-Semblant.

Metés-vous en à l'aventure;
Car se pleges en requerés,
Jà plus aséur n'en serés,
Non voir, se g'en bailloie ostages,
Ou letres, ou tesmoings, ou gages.
Car, à tesmoing vous en apel,
L'en ne puet oster de sa pel
Le leu, tant qu'il soit escorchiés,
Jà tant n'iert batu ne torchiés.
Cuidiés-vous que ne triche et lobe,
Por ce se ge vest simple robe,
Sous qui j'ai maint grant mal ovré?
Ja par Diex mon cuer n'en movré;
Et se j'ai simple chiere et coie,
Que de mal faire me recroie?
M'amie Contrainte-Astenance
A mestier de ma porvéance:
Pieçà fust morte et mal-baillie,
S'el ne m'éust en sa baillie;
Lessiés-nous li et moi chevir.

[p.145]

Faux-Semblant.

Oui, je vous jure obéissance,12650.
Et votre père n'eut féal,
Ni vos aïeux, aussi loyal.

Amour.

Comment? c'est contre ta nature.

Faux-Semblant.

Mettez-vous-en à l'aventure;
Car si caution requerez,
Jamais plus certain n'en serez
Quand je vous baillerais otage,
Voire écrit, ou témoin, ou gage.
On peut gratter, battre, hacher
Un loup, à moins de l'écorcher,
A vous-même je m'en rapporte,
De sa peau croyez-vous qu'il sorte?
Parce que simple habit je vêts
Sous lequel j'ai fait maint excès,
Croyez-vous que tromper je cesse,
Que, par Dieu, mon cœur je redresse,
Et sous mon air patriarchal
Je renonce à faire le mal?
Ma chère Contrainte-Abstinence
A besoin de ma prévoyance;
Elle fût morte dès longtemps,
La malheureuse, je le sens,
Si je n'avais toujours près d'elle
Été son pourvoyeur fidèle.
Elle et moi laissez-nous agir.

[p.146]

Amours.

Or soit: ge t'en croi sans plevir.12570.

L'Acteur.

Et li lerres ens en la place,
Qui de traïson ot la face
Blanche dehors, dedans nercie,
Si s'agenouille et l'en mercie.
Donc n'i a fors de l'atorner:
Or à l'assaut sans séjorner,
Ce dist Amors apertement.
Dont s'arment tuit communément
De tex armes cum armer durent.
Armé sunt: et quant armé furent,
Si saillent sus tuit abrivé.
Au fort chastel sunt arrivé,
Dont jà ne béent à partir
Tant que tuit i soient martir,
Ou qu'il soit pris ains qu'il s'en partent,
Lor batailles en quatre partent:
Si s'en vont as quatre parties
Si cum lor gens orent parties,
Por assaillir les quatre portes
Dont les gardes n'ierent pas mortes,
Ne malades, ne pareceuses,
Ains erent fors et viguereuses.

[p.147]

Amour.

Or soit, fais selon ton désir.12676.

L'Auteur.

Et le larron reste en la place.
Il avait d'un traître la face
Noire dedans, blanche dehors.
Faux-Semblant à genoux alors
Se prosterne et l'en remercie.
Or donc, sans plus de causerie,
Dit Amour, sus, préparons-nous
A l'assaut! Et sur l'heure tous
De s'armer comme s'armer durent.
Armés sont. Et quand armés furent,
Se sont, en bataille pressés,
Jusqu'au fort castel avancés,
Et s'en retourner ne désirent
jusqu'à ce qu'en luttant expirent,
Ou qu'il tombe sous leurs efforts.
Se partageant en quatre corps,
Chacun marche vers la partie
Qui fut à ses gens répartie,
Les quatre portes assaillir,
Dont les gardes n'ont de mourir
Envie et ne sont paresseuses,
Mais moult fortes et vigoureuses.

[p.148]

LXIV

Comment Faulx-Semblant cy sermone12593.
De ses habitz, et puis s'en torne,
Luy et Abstinence-Contrainte,
Vers Male-Bouche, tout par feinte.

Or vous dirai la contenance
De Faus-Semblant et d'Astenance,
Qui contre Male-Bouche vindrent.
Entr'eus deus un parlement tindrent
Comment contenir se devroient,
Et se congnoistre se feroient,
Ou s'il iroient déguisié.
Si ont par acort devisié
Qu'il s'en iront en tapinage
Ausinc cum en pelerinage,
Cum bonne gent piteuse et sainte.
Tantost Astenance-Contrainte
Vest une robe cameline
[44].
Et s'atorne comme beguine,
Et ot d'ung large cuevrechief,
Et d'ung blanc drap covert le chief:
Son psaltier mie n'oblia.
Unes patenostres i a
A ung blanc laz de fil penduës
Qui ne li furent pas venduës:
Données les li ot uns freres
Qu'ele disoit qu'il ert ses peres,
Et le visitoit moult sovent
Plus que nul autre du covent;
Et il sovent la visitoit,
Maint biau sermon li recitoit.

[p.149]

LXIV

Comment s'affuble Faux-Semblant12699.
Et s'en retourne incontinent
Avec Abstinence-Contrainte
Vers Malebouche tout par feinte.

Or vous dirai l'agissement
D'Abstinence et de Faux-Semblant,
Qui contre Malebouche vinrent.
Entre eux deux un conseil ils tinrent
Comme il leur convenait se mettre,
Savoir s'ils se feraient connaître
Ou bien s'ils iraient déguisés.
D'accord ils se sont avisés
De s'en aller en tapinage,
Comme gens en pèlerinage,
L'air doucereux, humble et dévot.
Contrainte-Abstinence aussitôt
S'atourna comme une béguine;
Elle prit robe cameline
[44b],
Et puis d'un large couvre-chef
Et d'un blanc drap couvrit son chef,
Et son psaultier n'oublia mie.
Un chapelet de comédie
Avait à blanc cordon pendu,
Qui ne lui fut oncques vendu;
Le lui donna jadis un frère,
Qu'elle disait être son père,
Et qu'elle visitait souvent
Plus que nul autre du couvent.
De son côté, brûlant de zèle.
Il visitait souvent la belle

[p.150]

Jà por Faus-Semblant ne lessast12623.
Que sovent ne la confessast;
Et par si grant dévocion
Faisoient lor confession,
Que deus testes avoit ensemble
En ung chaperon, ce me semble.

De bele taille la devis,
Mès ung poi fu pale de vis;
El resembloit, la pute lisse,
Le cheval de l'Apocalypse,
Qui senefie la gent male
D'ypocrisie tainte et pale:
Car ce cheval sor soi ne porte
Nule color, fors pale et morte.
D'itel color enlangorée
Iert Astenance colorée;
De son estat se repentoit,
Si cum ses vis representoit.
De larrecin ot ung bordon
[45]
Qu'el reçut de Barat por don,
De triste pensée roussi:
Escharpe ot plaine de soussi.
Quant el fu preste, si s'en torne
Faus-Semblant, qui bien se ratorne,
Et aussi cum por essoier,
Vestuz les dras frere Sohier.
La chiere ot moult simple et piteuse,
Ne regardéure orguilleuse
N'ot-il pas, mès douce et peisible:
A son col porroit une bible.
Après s'en va sans escuier,
Mès por ses membres apuier

[p.151]

Et lui faisait maint beau sermon.12729.
Que Faux-Semblant en fût ou non
Content, toute était son entente
A confesser sa pénitente,
Et par si grand' dévotion
Ils faisaient leur confession,
Que deux têtes avaient ensemble
En un chaperon, ce me semble.
De belle taille je la vis,
Mais un peu pâle à mon avis;
Elle semblait, la chaude lice,
Le cheval de l'Apocalypse,
Symbole de tous ces cafards
Aux visages teints et blafards;
Car ce cheval sur soi ne porte
Nulle couleur fors pâle et morte.
Ce langoureux et morne fond
Teignait son visage et son front,
Et cette créature blême
Semblait honteuse d'elle-même.
De larcin était son bourdon
[45b],
Que lui donna Mensonge en don,
Plein de tristes pensers, de peine,
A l'écharpe de soucis pleine.
Ailleurs, comme pour essayer
La robe de frère Soyer,
Faux-Semblant s'en vêt et s'atourne,
Et vers Abstinence retourne.
Il a les traits humbles, piteux;
Son regard n'est point orgueilleux,
Mais doux au contraire et paisible,
Et pend à son col une bible.
Seul il s'en va sans écuyer,
Mais, pour ses membres appuyer,

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