← Retour

Le roman de la rose - Tome III

16px
100%

[p.152]

Ot ausinc cum par impotence12655.
De traïson une potence;
Et fist en sa manche glacier
Ung bien tranchant rasoer d'acier,
Qu'il fist forgier à une forge
Que l'en apele cope-gorge,
Tant va chascun et tant s'aprouche,
Qu'il sunt venu à Male-Bouche
Qui à sa porte se séoit.
Tretous les trespassans véoit,
Les pelerins choisist qui viennent,
Qui moult humblement se contiennent.


LXV

Com Faulx-Semblant et Abstinence
Pour l'Amant s'en vont sans doubtance
Saluer le faulx Male-Bouche
Qui des bons souvent dit reprouche.

Encliné l'ont moult humblement;
Astenance premierement
Le salue, et de li va près;
Faus-Semblant le saluë après,
Et cil eus: mès onc ne se mut,
Qu'il nes douta, ne ne cremut:
Car quant véus les ot où vis,
Bien les congnut. Ce li fu vis
Qu'il congnoissoit bien Astenance,
Mès n'i sot riens de contraignance,
Ne savoit pas que fust contrainte
Sa laronnesse vie fainte;

[p.153]

Il tient, comme par impotence,12763.
De trahison une potence,
Et dans sa manche il a glissé
Un rasoir d'acier aiguisé,
Qu'il fit forger en une forge
Que l'on appelle coupe-gorge.
Ainsi, tous deux clopin-clopant,
Ils s'en allèrent cheminant,
Tant que du castel s'approchèrent,
Et Malebouche rencontrèrent
Qui sur sa porte se tenait
Et tous les passants regardait.
Il voit nos pèlerins qui viennent,
Qui moult benoîtement se tiennent.


LXV

Comme Abstinence et Faux-Semblant
S'en vont, pour le bien de l'Amant,
Saluer le faux Malebouche
Si traître aux bons et si farouche.

Salué l'ont moult humblement;
Abstinence premièrement
Lui souhaite la bienvenue,
Faux-Semblant après le salue.
Il leur rendit tôt leur salut;
Mais confiant point ne se mut,
Car de prime abord leur figure
Lui revint; il crut d'aventure
Qu'Abstinence il connaissait bien
Et de suspect n'aperçut rien,
Ignorant qu'à ce point fût feinte
Sa contenance douce et sainte,

[p.154]

Ains cuidoit qu'el venist de gré;12683.
Mès el venoit d'autre degré,
Et s'ele de gré commença,
Failli li gré dès lors en ça.
Semblant ravoit-il moult véu,
Mais faus ne l'ot pas congnéu:
Faus iert-il, mès de fausseté
Ne l'éust-il jamais reté:
Car li Semblant si fort ovroit,
Que la fausseté li covroit;
Mès s'avant le congnéussiés,
Qu'en ses dras véu l'éussiés,
Bien jurissiés le Roi celestre
Que cil qui devant soloit estre
De la dance li biaus Robins,
Or est devenus Jacobins.
Mès sans faille, c'en est la somme,
Li Jacobin sunt tuit prodomme:
Mauvesement l'ordre tendroient,
Se tel menesterel estoient
[46];
Si sunt cordelier et barré[47],
Tout soient-il gros et quarré,
Et sachent tuit li autres freres[48],
N'i a cel qui prodons n'apere.
Mès jà ne verrés d'aparence
Conclurre bonne conséquence,
En nul argument que l'en face,
Se default existence efface:
Tous jors i troverés sophime
Qui la conséquence envenime,
Se vous avés sotilité
D'entendre la duplicité.

[p.155]

Croyant en toute bonne foi12793.
Cet appareil de bon aloi.
Mais ce n'était que comédie;
S'elle fut sincère en sa vie,
Jadis lorsqu'elle commença,
Sa vertu guère ne dura.
Moult souvent il avait vu l'autre;
Pour lui, c'était un bon apôtre,
Et jamais il n'eût soupçonné
Ce papelard de fausseté,
Qui si bien fardait sa figure
Que le masquait son imposture.
Mais qui, avant de l'avoir vu
Sous ce costume, l'eût connu,
Bien jurerait, par Dieu le maître,
Que ce roué qui soulait être
De la danse le beau Robin,
Était devenu Jacobin.
Car, il faut l'avouer, en somme,
Tout Jacobin est honnête homme;
Leur saint ordre ils rabaisseraient
Si tels charlatans se montraient
[46b].
De même Cordeliers et Carmes[47b]
Ventrus, carrés et pleins de charmes
Dont nul n'y a, chacun le sait[48b],
Qui d'un saint l'apparence n'ait.
Mais oncques ne doit l'apparence
Conclure à bonne conséquence.
Si vous avez subtilité
D'entendre la duplicité,
Pour nul argument que l'on fasse,
Sans s'arrêter à la surface,
Cherchez quelque défaut voilé;
Toujours votre esprit ébranlé

[p.156]

Quant li pèlerins venu furent12715.
A Male-Bouche où venir durent,
Tout lor hernois moult près d'eus mistrent,
Delez Male-Bouche s'assistrent,
Qui lor a dit: Or ça venés,
De vos noveles m'aprenés,
Et me dites quel achoison
Vous amaine en ceste maison.

Abstinence-Contrainte.

Sire, dist Contrainte-Astenence,
Por faire nostre pénitence
De fin cuer net et enterin
Sommes ci venu pelerin:
Presque tous jors à pié alons,
Moult avons poudreus les talons;
Si sommes endui envoié
Parmi cest pueple dévoié
Donner exemple et préeschier
Por les péchéors péeschier;
Autre peschaille ne volons,
Et por Diex, si cum nous solons,
L'ostel vous volons demander;
Et por vostre vie amander,
Mès qu'il ne vous déust desplaire,
Nous vous vodrions ci retraire
Ung bon sermon à brief parole.

L'Acteur.

Adonc Male-Bouche parole:

[p.157]

En tirera la conséquence12827.
Qu'il faut mépriser l'apparence.
C'est Malebouche qu'ils cherchaient;
Voyant qu'à leur but ils touchaient,
Tout leur harnais près d'eux ils mirent
Et tôt à ses côtés s'assirent.
Lors il leur dit: «Or çà, venez,
De vos nouvelles m'apprenez,
A quelle heureuse circonstance
Dois-je donc votre connaissance?»

Contrainte-Abstinence.

Vous voyez ci deux pèlerins
Voyageants, cœurs loyaux et fins,
Pour faire notre pénitence,
Répondit Contrainte-Abstinence.
A pied presque toujours allons
Et moult poudreux sont nos talons.
En ce pays Dieu nous envoie
Vers ce peuple qui se dévoie,
Pour l'exemple offrir et prêcher
Et tous les pécheurs repêcher,
Nous ne cherchons point d'autre pêche.
Au nom de Dieu, qui nous dépêche,
Le logis venons demander
Et votre existence amender;
Mais voudrions céans vous faire,
Certains de ne pas vous déplaire,
En peu de mots un bon sermon.

L'Auteur.

Adonc Malebouche répond:

[p.158]

Male-Bouche.

L'ostel, dist-il, tel cum véés,12741.
Prenés, jà ne vous iert nées,
Et dites quanqu'il vous plaira,
G'escouterai que ce sera.

Abstinence-Contrainte.

Grant merci, Sire.

L'Acteur.

Adonc commence
Premierement dame Astenence:


LXVI

Comment Abstinence reprouche
Les paroles à Male-Bouche.

Sire, la vertu premeraine,
La plus grant, la plus soveraine
Que nus hons mortiex puisse avoir
Par science ne par avoir,
C'est de sa langue refrener.
A ce se doit chascun pener,
Qu'adès vient-il miex qu'en se taise
Que dire parole mauvaise;
Et cil qui volentiers l'escoute,
N'est pas prodoms, ne Diex ne doute.
Sire, sor tous autres pechiés
De cestui estes entechiés.
Une trufle pieçà déistes,
Dont trop malement mespréistes,

[p.159]

Malebouche.

Notre maison, dit-il, est vôtre,12855.
Prenez-la, n'en cherchez point d'autre,
Et parlez tant qu'il vous plaira,
J'écouterai ce que sera.

Contrainte-Abstinence.

Grand merci, sire.

L'Auteur.

Alors commence
La première dame Abstinence:


LXVI

Comment Abstinence reprend
Malebouche le médisant.

Sire, la vertu primeraine
La plus grand', la plus souveraine
Qu'ici-bas mortel puisse avoir
Ou par science ou par avoir,
Est à qui sa langue refrène.
Que vers ce but chacun se peine,
Car se taire vaut cent fois mieux
Que dire un mot pernicieux,
Et tel qui volontiers l'écoute
N'est pas sage et Dieu ne redoute.
Plus que pas un de ce péché,
Sire, vous êtes entaché;
Or naguère un mensonge dîtes,
Par quoi trop malement honnîtes

[p.160]

D'ung varlet, qui ci repairoit;12763.
Vous déistes qu'il ne queroit
Fors que Bel-Acuel décevoir;
Ne déistes pas de ce voir,
Ains en mentistes, se Dé vient,
N'il ne va mès ci, ne ne vient,
N'espoir jamès ne l'i verrés.
Bel-Acueil en rest enserrés,
Qui avec vous ci se jooit
Des plus biaux geus que il pooit,
Le plus des jors de la semaine,
Sans nule pensée vilaine.
Or ne s'ose mès solacier,
Le varlet avés fait chacier,
Qui se venoit ici déduire.
Qui vous esmut à li tant nuire,
Fors que vostre male pensée
Qui mainte mençonge a pensée?
Ce mut vostre fole loquence
Qui bret et crie, et noise et tence,
Et les blasmes as gens eslieve,
Et les desonore et les grieve
Por chose qui n'a point de prueve,
Fors d'aparence, ou de contrueve.
Dire vous os tout en apert
Qu'il n'est pas voir quanqu'il apert.
Si rest pechiés de controver
Chose qui fait à réprover;
Vous méismes bien le savés,
Por quoi plus grant tort en avés;
Et neporquant il n'i fait force,
Il n'i donroit pas une escorce
De chesne, comment qu'il en soit:
Sachiés que mal n'i pensoit,

[p.161]

Un varlet qui ci demeurait.12877.
Vous avez dit qu'il ne cherchait
Hormis qu'à Bel-Accueil séduire;
Ce n'était pas vérité, sire.
Par Dieu, vous en avez menti,
Car onc ne va ni vient ici,
Jamais ne l'y verrez du reste,
Et Bel-Accueil en prison reste
Qui avec vous ci se jouait
Des plus gentils jeux qu'il pouvait,
Tretous les jours de la semaine,
Sans nulle intention vilaine.
Or il n'ose plus s'amuser;
Le varlet avez fait chasser
Qui se venait ici déduire.
Qui donc vous poussait à lui nuire,
Sinon votre mauvais instinct
Qui a brassé mensonge maint?
Maudit votre fol bavardage,
Qui brait et crie et tance et rage,
Et ne songe qu'aux gens honnir,
Les déshonorer, les salir,
Prônant comme chose accomplie
L'apparence ou la calomnie!
Or je le dis et le soutien
L'apparence ne prouve rien;
C'est donc grand péché que de dire
Chose qui puisse aux autres nuire,
Et vous-même bien le savez,
Partant plus grand tort en avez.
Et néanmoins il n'y fait force,
Et ne donnerait une écorce
Pour qu'il en fût différemment.
Nul mal il n'y pensait vraiment,

[p.162]

Car il i alast et venist,12797.
Nule essoigne ne le tenist.
Or n'i vient mès, n'il n'en a cure,
Se n'est par aucune aventure,
En trespassant, mains que li autre,
Et vous gaitiés lance sus fautre
A ceste porte sans sejor;
Là muse musart toute jor.
Par nuit et par jor i veilliés,
Par droit néant vous traveilliés.
Jalousie, qui s'en atent
A vous, ne vous vaudra jà tant;
Si rest de Bel-Acueil damages,
Qui sans riens acroire est en gages,
Sans forfait en prison demore:
Là languist li chetis, et plore.
Se vous n'aviés plus meffait
Où monde que cestui forfait,
Vous déust-l'en, ne vous poist mie,
Bouter hors de ceste baillie,
Metre en chartre, ou lier en fer,
Vous en irez où puis d'enfer,
Se vous ne vous en repentés.

Malle-Bouche.

Certes, dist-il, vous i mentés;
Mal soiés-vous ores venu.
Vous ai-ge por ce retenu,
Por moi dire honte et ledure?
Par vostre grant malaventure
Me tenissiés-vous por bergier;
Or alés aillors herbergier,

[p.163]

Mais allait, venait d'ordinaire12911.
Sans plus songer à nulle affaire.
Plus n'y vient, si ce n'est, je crois,
Par hasard encor quelquefois,
En passant et moins que personne.
Aussi, franchement, je m'étonne
Comment sans cesse l'œil au guet
Vous attendez lance en arrêt
Tretout le monde en cette place
(Dieu sait pourtant ce qu'il en passe!)
Jour et nuit ainsi vous veillez
Et pour rien vous vous fatiguez.
Jamais ne paiera Jalousie
Pour son bien telle frénésie.
Mais triste est de Bel-Accueil voir
En gage pris sans rien devoir;
L'innocent en prison demeure,
Là languit le chétif et pleure.
Plût à Dieu que n'eussiez méfait
Au monde plus que ce forfait!
On vous devrait, ne vous déplaise,
Décharger du soin qui vous pèse,
Mettre en prison, charger de fers,
Car vous irez au puits d'enfers
Si ne venez à repentance.

Malebouche.

Vous mentez, dit-il, d'assurance;
Mal soyez-vous ici venus!
Vous ai-je pour ce retenus,
Pour me faire une telle injure?
A votre grand' malaventure
Vous m'avez pris pour un berger,
Or allez ailleurs héberger.

[p.164]

Qui m'apelés ci mentéor:12827.
Vous estes dui enchantéor
Que m'estes ci venu blasmer,
Et por voir dire, mesamer.
Alés-vous ore ce querant?
A tous les déables me rent,
Et vous, biau Diex, me confondés,
S'ains que cis chastiaus fust fondés,
Ne passerent jor plus de dis
Qu'en le me dist, et gel' redis,
Et que cil la Rose besa,
Ne sai se plus s'en aésa;
Porquoi me féist-l'en acroire
La chose, s'el ne fust voire?
Par Diex, ge dis et redirai,
Et croi que jà n'eu mentirai,
Et cornerai à mes buisines,
Et as voisins et as voisines,
Comment par ci vint et par là.

L'Acteur.

Adonques Faus-Semblant parla:


LXVII

Comment Malle-Bouche escouta
Faux-Semblant, qui tost le mata.

Sire, tout n'est pas évangile
Quanque l'en dit aval la vile:
Or n'aiés mie oreilles sordes,
Et ge vous pruef que ce sunt bordes
[49].
Vous savés bien certainement
Que nus n'aime enterinement,

[p.165]

Vous qui me venez à cette heure12943.
Honnir jusque dans ma demeure,
Voire me traiter de menteur,
Vous faites métier d'enchanteur.
Au fait, que voulez-vous prétendre?
A tous les diables me veux rendre,
Et vous, beau Dieu, me confondez,
Si, avant tous ces murs fondés,
Ne passa plus d'une semaine
Que j'appris de façon certaine
Qu'un baiser de la Rose il prit;
Ne sais si plus il en jouit.
Pourquoi me l'eût-on fait accroire
Si le fait n'eût été notoire?
Par Dieu, je dis et cornerai
(Et ce faisant ne mentirai),
A grand bruit, non pas en sourdine,
A chacun voisin et voisine,
Comment il vint par ci par là.

L'Auteur,

Lors ainsi Faux-Semblant parla:


LXVII

Comment Malebouche écouta
Faux-Semblant qui tôt le mata.

Sire, tout n'est pas évangile
Ce qu'on dit en bas par la ville,
Ce sont bourdes pures; ouvrez.
Sans plus l'oreille et le verrez.
Est-il besoin que je le die?
Vous le savez, nul n'aime mie

[p.166]

Por tant qu'il le puisse savoir,12855.
Tant ait en li poi de savoir,
Homme qui mesdie de lui.
Et si rest voirs, s'onques le lui,
Tuit amant volentiers visitent
Les leus où lor amors habitent;
Cis vous honore, cis vous aime,
Cis son très-cher ami vous claime:
Cis par-tout là où vous encontre,
Belle chiere et lie vous monstre,
Et de vous saluer ne cesse.
Si ne vous fait pas ci grant presse,
N'estes pas trop par lui lassés;
Li autre i viennent plus assés.
Sachiés, se ses cuers l'en pressast,
A la Rose, il s'en apressat,
Et ci sovent le véissiés,
Voire prové le préissiés,
Qu'il ne s'en péust pas garder,
S'en le déust tout vif larder:
Il ne fust or mie en ce point.
Donc sachiés qu'il n'i bée point;
Non fait Bel-Acueil vraiement,
Tant en ait-il mal paiement.
Par Diex, s'andui bien le vosissent,
Maugré vous la Rose coillissent.
Quant du valet mesdit avés
Qui vous aime, bien le savés,
Sachiés, s'il i éust béance,
Jà n'en soiés en mescreance,
Jamès nul jor ne vous amast,
Ne ses amis ne vous clamast;
Et vosist penser et veillier
Au chastel prendre et essillier,

[p.167]

L'homme qui dit du mal de lui,12971.
S'il advient qu'il en soit instruit,
Tant peu qu'il ait d'intelligence.
Puis d'avoir lu j'ai souvenance
Qu'amoureux visitent toujours
Les lieux où gîtent leurs amours.
Or lui, partout où vous rencontre,
Visage aimable et gai vous montre,
Vous honore et vous aime aussi,
Vous nomme son très-cher ami
Et de vous saluer ne cesse.
Il ne vous fait pas grande presse
Et ne vous a jamais lassé,
D'autres y viennent plus assé.
Si son cœur battait pour la Rose,
Il y viendrait bien, je suppose,
Et souvent ici le verriez,
Voire prouvé le prendriez;
Dût-il brûler tout vif, quand même
Il voudrait voir l'objet qu'il aime.
En vint-il jamais en ce point?
Nenni; donc il n'y songe point
Et Bel-Accueil pas davantage,
A qui par grand deuil et dommage
Vous le faites trop cher payer.
Par Dieu, s'ils voulaient essayer,
Tous deux auraient, n'en doutez mie,
Malgré vous la Rose cueillie.
Quand du varlet médit avez
Qui vous aime, bien le savez,
Jamais, ayez-en l'assurance,
Si telle fût son espérance,
Nul jour il ne vous eût aimé,
Ni son ami partout clamé.

[p.168]

S'il fust voirs, car il le séust,12889.
Qui que soit dit le li éust.
De soi le pooit-il savoir,
Puis qu'accès n'i poïst avoir
Si cum avant avoit éu?
Tan tost l'éust aparcéu.
Or le fait-il tout autrement,
Donc avés-vous outréement
La mort d'enfer bien deservie,
Qui tel gent avés aservie.

L'Acteur.

Faus-Semblant ainsinc le li prueve.
Cil ne set respondre à la prueve,
Et voit toutevois aparance,
Près qu'il n'en chiet en repentance,
Et lor dit:

Malle-Bouche.

Par Diex, bien puet estre:
Semblant, ge vous tiens à bon mestre,
Et Astenance moult à sage:
Bien semblés estre d'ung corage.
Que me loés-vous que je face?

Faux-Semblant.

Confez serés en ceste place,
Et ce pechié sans plus dirés,
De cestui vous repentirés;
Car ge sui d'Ordre, et si sui prestre,
De confessier le plus haut mestre

[p.169]

Il n'eût songé qu'au castel prendre,13005.
Démolir et réduire en cendre,
Si c'était vrai, car il l'apprit,
Qui que ce soit qui le lui dît.
C'était du reste assez visible,
Puisqu'est céans inaccessible
Le lieu qu'il visitait avant,
Bien l'eût-il aperçu partant.
Or il fait juste le contraire.
La mort d'enfer, male vipère,
Vous avez donc bien mérité
Pour l'avoir tant persécuté.

L'Auteur.

Faux-Semblant ainsi le lui prouve,
Et lui qui réponse ne trouve
A l'évidence alors se rend,
Si bien que déjà se repent
Et dit:

Malebouche.

Par Dieu, c'est vrai peut-être;
Semblant, je vous tiens pour bon maître
Et Abstinence votre sœur
Pour sage; on dirait un seul cœur.
Voyons, que faut-il que je fasse?

Faux-Semblant.

Confessez-vous en cette place;
Ce péché sans plus me direz
Et puis vous en repentirez.
Car moi, je suis ordonné prêtre,
Des confesseurs le plus haut maître

[p.170]

Qui soit, tant cum li mondes dure;12913.
J'ai de tout le monde la cure.
Ce n'ot onques prestres curés,
Tant fust à s'eglise jurés;
Et si ai, par la haute Dame,
Cent tans plus pitié de vostre ame,
Que vos prestres parochiaus,
Jà tant n'iert vostre especiaus.
Si rai-ge ung moult grant avantage,
Prélat ne sunt mie si sage
Ne si letré de trop com gié.
J'ai de divinité congié,
Voire par Diex, pieçà l'éu,
Por confessier m'ont esléu
Li meillor qu'en puisse savoir
Par mon sens et par mon savoir.
Se vous volés ci confessier,
Et ce pechié sans plus lessier,
Sans faire-en jamès mencion,
Vous aurés m'asolucion.


LXVIII

Comment la langue fut coupée,
D'un rasouer, non pas d'une espée,
Par Faulx-Semblant à Male-Bouche,
Dont il cheut mort comme une souche.

L'Acteur.

Male-Bouche tantost s'abesse,
Si s'agenoille et se confesse,

[p.171]

Qui soit dans l'univers entier;13031.
Sur tout le monde dois veiller.
Ce ne sont pas, quoi qu'on en dise,
Voués tant soient-ils à l'Église
Par serment, vos pauvres curés
Qui sont de tels droits honorés;
Et j'ai, par notre sainte Dame,
Cent fois plus pitié de votre âme
Que ces chétifs paroissiens,
Leurs pouvoirs ne valent les miens.
Et j'ai sur eux grand avantage,
Car il n'est de prélat si sage
Ni si lettré comme je suis.
Docteur de l'Église depuis
Moult longtemps, à me reconnaître
On se plaît pour le plus grand maître
A confesser qu'on puisse voir,
Pour mon grand sens et mon savoir.
Ouvrez-moi votre conscience;
Repentez-vous de votre offense,
Et plus n'en sera mention
Après mon absolution.


LXVIII

Comment d'un rasoir Faux-Semblant,
Et non d'un glaive, prestement
Coupe la langue à Malebouche
Qui tombe mort comme une souche.

L'Auteur.

Lors Malebouche se baissa,
A deux genoux se confessa

[p.172]

Car verais repentans ja iert,12939.
Et cil par la gorge l'aiert,
A deus poins l'estraint, si l'estrangle
Si li a toluë la jangle;
La langue à son rasoer li oste.
Ainsinc chevirent de lor oste,
Ne l'ont autrement enossé,
Puis le tumbent en ung fossé;
Sans deffense la porte quassent,
Quassée l'ont, outre s'en passent.
Si troverent leans dormans
Trestous les sodoiers Normans,
Tant orent béu à guersai
[50].
Du vin que ge pas ne versai:
Eus méismes l'orent versé
Tant que tuit furent enversé:
Ivres et dormans les estranglent,
Jà ne seront mès tex qu'il janglent.


LXIX

Comment Faulx-Semblant, qui conforte:
Maint Amant, passa tost la porte
Du chastel, avecques sa mie,
Aussi Largesse et Courtoisie.

Ez-vous Cortoisie et Largece
La porte passent sans parece:
Si sunt là tuit quatre assemblé,
Repostement et en emblé.
La vielle qui ne s'en gardoit,
Qui Bel-Acueil pieça gardoit,
Ont tuit quatre ensemble véuë:
De la tor estoit descenduë,

[p.173]

Vraiment repentant de sa faute.13059.
Semblant à la gorge lui saute,
Son caquet rabat à deux poings
En l'étranglant, ni plus ni moins,
Et sa langue du rasoir ôte.
Après avoir ainsi leur hôte
Sans plus de façon terrassé,
Ils le jettent dans le fossé,
Sans défense la porte cassent
Et, quand fut cassée, outrepassent.
Tretous étaient léans dormants
Ivres-morts les soudards normands;
A tire-larigot tant burent
[50b].
De vin, que tous renversés furent;
Ce n'est pas moi qui leur versai,
Eux-mêmes se l'étaient versé.
En leur sommeil il les égorgent,
Crainte n'est que mensonges forgent.


LXIX

Comment avecque son amie
Et puis Largesse et Courtoisie,
Passe la porte Faux-Semblant
Qui reconforte maint amant.

Soudain Courtoisie et Largesse
La porte passent sans paresse;
Ils se sont tous quatre assemblés,
Puis en silence faufilés.
Ensemble ils ont la Vieille vue
Du haut de sa tour descendue,
Qui Bel-Accueil léans gardait.
De rien elle ne se doutait

[p.174]

Si s'esbatoit parmi le baile;12969.
D'un chaperon en leu de vaile,
Sor sa guimple ot covert sa teste.
Contre li corurent en heste,
Si la vous assallent tuit quatre.
El ne se volt pas faire batre,
Quant les vit tous quatre assemblés:

La Vieille.

Par foi, dist-ele, vous semblés
Bonne gent, vaillant et cortoise:
Or me dites, sans faire noise,
Si ne me tiens-ge pas por prise,
Que querez en ceste porprise.

Les quatre respondent:

Por prise, douce mere tendre!
Nous ne venons pas por vous prendre,
Mès solement por vous véoir;
Et s'il vous puet plaire et séoir,
Nos cors offrir tout plenement
A vostre douz commandement,
Et quanque nous avons vaillant,
Sans estre à nul jor deffaillant:
Et s'il vous plesoit, douce mere,
Qui ne fustes onques amere,
Requerre vous qu'il vous pléust,
Sans ce que nul mal i éust,
Que plus laiens ne languissist
Bel-Acuel, ainçois s'en issist
O nous ung petitet joer,
Sans ses pieds gaires emboer;

[p.175]

Et s'ébattait en la clôture,13089.
Portant pardessus sa coiffure
Au lieu de voile un chaperon.
Courant sus à la laideron,
Ils vous l'assaillent tous les quatre.
Ne voulant pas se faire battre,
Quand les vit tous quatre assemblés:

La Vieille.

Ma foi, dit-elle, vous semblez
Bonne gent vaillante et courtoise.
Or dites-moi, sans faire noise
(Car pour prise à vous ne me rends),
Ce que venez chercher céans.

Les quatre répondent.

Pour prise, douce mère tendre!
Nous ne venons pas pour vous prendre,
Mais pour vous voir tout à loisir,
Et, si tel est votre plaisir,
Nos cœurs offrir sans artifice
Tout entiers à votre service
Et tout ce que nous possédons,
Jamais nous ne vous trahirons:
Et, s'il vous plaisait, douce mère
Qui jamais ne fûtes amère,
Humbles venons vous requérir,
Sans qu'il vous pût mal advenir,
Que plus en la tour ne languisse
Bel-Accueil, mais descendre puisse
Un petitet se réjouir
Avec nous sans ses pieds salir.

[p.176]

Ou voilliés au mains qu'il parole12997.
A ce valet une parole,
Et que li uns l'autre confort,
Ce lor sera moult grant confort,
Ne gaires ne vous coustera;
Et cil vostre homs-lige sera,
Neis vostre serf, dont vous porrés
Faire tout quanque vous vorrés,
Ou vendre, ou pendre, ou mehaignier.
Bon fait ung ami gaaigner,
Et vez ci de ses joélés;
Cest fermail et ces anelés
Vous donne, voire ung garnement
Vous donra-il prochainement.
Moult a franc cuer, cortois et large,
Et si ne vous fait pas grant charge:
De li estes forment amée,
Et si n'en serez jà blasmée,
Qu'il est moult sages et celés.
Si prions que vous le celés
Ou qu'il i aut sans vilenie,
Si li aurés rendu la vie.
Et maintenant ce chapelet
De par li de flors novelet,
S'il vous plest, Bel-Acueil portés,
Et de par li le confortés,
Et l'estrenés d'ung biau salu:
Ce li aura cent mars va lu.

La Vieille respond.

Se Dieu m'aïst, s'estre péust
Que Jalousie nel' séust,

[p.177]

Or daignez qu'au moins à sa guise13117.
Un mot à ce varlet il dise;
L'un l'autre ils se conforteront,
Et grand bonheur ils goûteront
Sans qu'il vous coûte rien. Que dis-je?
Il sera, lui, votre homme-lige
Et votre serf, dont vous pourrez
Faire tout ce que vous voudrez,
Ou vendre, ou maltraitrer, ou pendre.
Bon fait gagner un ami tendre.
Tenez, voici de ses joyaux,
Un beau fermail et des anneaux;
Bientôt encore une parure
Il vous donnera, soyez sûre.
Franc cœur, généreux, obligeant,
Pour vous il n'est guère exigeant,
Car vous en êtes bien aimée
Et de ce ne serez blâmée,
Car il est moult sage et discret.
Guidez donc ses pas en secret,
Ou qu'il entre sans vilenie,
Vous lui aurez rendu la vie.
De fraîches fleurs ce chapelet
Maintenant, au nom du varlet,
A Bel-Accueil portez, ma chère,
Consolez sa douleur amère
Et l'étrennez d'un beau salut.
Plus heureux sera que s'il eût
Cent marcs trouvés, je vous le jure.

La Vieille répond.

Dieu m'assiste! si d'aventure,
Mes bons amis, possible fût,
Dit la Vieille, que ne le sût

[p.178]

Et que jà blasme n'en oïsse,13027.
Dist la vielle, bien le féisse;
Mais trop est malement janglerres
Male-Bouche li fléutieres.
Jalousie l'a fait sa gaite,
C'est cil qui trestous nous agaite:
Cil bret et crie sans deffense
Quanqu'il set, voire quanqu'il pense,
Et contrueve néis matire,
Quant il ne set de qui mesdire.
S'il en devoit estre pendus,
N'en seroit-il jà deffendus.
S'il le disoit à Jalousie,
Li lerres, il m'auroit honnie.

Les quatre respondent.

De ce, font-il, n'estuet douter,
Jamès n'en puet rien escouter,
Ne véoir en nule maniere;
Mors gist là hors en leu de biere
En ces fossés gole baée.
Sachiés, se n'est chose faée
[51],
Jamès d'eus deus ne janglera,
Car il ne resuscitera,
Se déables n'i font miracles
Ou par venins ou par triacles;
Jamès ne les puet encuser.

La Vieille respond:

Donc ne quiers-ge jà refuser,
Dist la vielle, vostre requeste,
Mès dites-li que il se heste.

[p.179]

Jamais la fière Jalousie13149.
Et que point n'eusse d'avanie,
Bien le ferais; mais j'ai trop peur
De Malebouche le flûteur.
C'est l'espion de Jalousie,
C'est lui, qui tretous nous épie,
Tout à son aise chante et brait
Ou ce qu'il pense pu ce qu'il sait;
Il invente même ses dire
Quand il ne sait de qui médire.
Par moi, dût-il être pendu,
Certe il ne serait défendu.
Mais, s'il le dit à Jalousie,
Le larron, je serai honnie.

Les quatre répondent.

Ceci n'est point à redouter,
Font-ils; plus ne peut écouter
Ni rien voir en nulle manière;
Car il gît mort, au lieu de bière,
Gueule béante, en ce fossé.
S'il n'est sorcier et renforcé
[51b],
Et si diables n'y font miracles
Ou par venins ou thériacles,
Jamais plus il ne médira;
Car il ne ressuscitera.
Ne craignez point qu'il vous accuse.

La Vieille répond:

S'il est ainsi, plus ne refuse,
A vos prières je me rends.
Mais qu'il, ne perde pas de temps,

[p.180]

Ge li troveré bien passage,13055.
Mès n'i parost mie à outrage,
Ne n'i demeurt pas longuement
Et viengne trop celéement,
Quant ge le li ferai savoir;
Et gart sor cors et sor avoir
Que nus hons ne s'en aparçoive,
Ne riens n'i face qu'il ne doive,
Bien die sa volenté toute.

Les quatre.

Dame, ainsi fera-il, sans doute,
Font cil.

L'Acteur.

Et chascuns l'en mercie:
Ainsinc ont ceste euvre bâtie.
Mès comment que la chose soit,
Faus-Semblant qui aillors pensoit,
Dist à voiz basse à soi méisme:

Faux-Semblant.

Se cil por qui nous empréismes,
Ceste euvre, de riens me créust,
Puisque d'amer ne recréust,
S'ous ne vous i acordissiés,
Jà gueres n'y gaaingnissiés
[52]
Au loing aler, mien escient,
Qu'il i entrast en espiant,
S'il en éust et tens et leu.
L'en ne voit pas tous jors le leu,

[p.181]

Je lui trouverai bien passage.13177.
Mais qu'en paroles il soit sage
Et n'y demeure longuement.
Qu'il vienne donc discrètement
Sitôt que je lui ferai dire
L'heure où doit finir son martyre.
Mais, par Dieu, s'il tient à ses jours,
A son avoir, à ses amours,
Qu'il ne fasse rien qu'il ne doive,
Surtout que nul ne l'aperçoive.
Qu'il ordonne, on obéira.

Les quatre répondent.

Dame, ainsi sans doute il fera,
Font-ils.

L'Auteur.

Chacun l'en remercie.
Ainsi fut leur œuvre bâtie.
Mais quoi qu'il en fût, Faux-Semblant,
Dont les pensers allaient trottant,
Se dit en lui-même à voix basse:

Faux-Semblant.

Puisque d'aimer il ne se lasse,
Si celui pour qui nous avons
Entrepris l'œuvre, mes leçons
Écoutait, vous auriez beau faire,
Certes vous n'attendriez guère,
Si je m'y connais bien, avant
Qu'il n'y entrât en épiant,
S'il en eût temps et lieu, ma vieille.
Combien qu'au pâturage on veille,

[p.182]

Ains prent bien où tart la berbis,13079.
Tout la gart-l'en par les herbis.
Une hore alissiés au mostier,
Vous i demorastes moult yer;
Jalousie qui si le guile,
Ralast espoir hors de la vile;
Où que soit convient-il qu'il aille,
Il venist lors en ripostaille,
Ou par nuit devers les cortiz
[53]
Seus, sans chandele et sans tortiz;
Se n'iert d'amis qui le guetast,
Espoir si l'en amonestast;
Par confort tost le conduisist,
Mès que la lune ne luisist:
Car la lune, par son cler luire,
Seult as amans mainte fois nuire.
Ou il entrast par les fenestres,
Qu'il set bien de l'ostel les estres,
Par une corde s'avalast,
Ainsinc i venist et alast.
Bel-Acueil, espoir, descendist
Es cortiz où cil l'atendist,
Ou s'enfoïst hors du porpris
Où tenu l'avés maint jor pris,
Et venist au valet parler,
S'il à li ne poïst aler;
Ou quant endormis vous séust,
Se tens et leu avoir péust,
Les huis entr'overs li lessast:
Ainsinc du bouton s'apressast
Li fins Amans qui tant i pense,
Et le coillist lors sans deffence;
S'il poïst par nule manire.
Les autres portiers descomfire.

[p.183]

On ne voit pas toujours le loup,13203.
C'est sur le tard qu'il fait son coup.
Quelque jour irez à l'église,
Je vous y vis hier assise,
Ou Jalousie, un beau moment,
Qui lui cause si dur tourment,
Sortira dehors de la ville.
Il faudra lors qu'il se faufile
Par les derrières et sans bruit,
Ou bien en tapinois la nuit,
Tout seul, sans torche ni chandelle;
A moins que n'aille en sentinelle
Se mettre un ami pour guetter,
Qui se veuille au projet prêter,
Et qui droit au but le conduise.
Mais que la lune point ne luise,
Car la lune par sa clarté
A maint amant déconcerté.
Lors entrerait par les fenêtres,
Connaissant de l'hôtel les êtres,
Puis d'une corde descendrait
Et partout irait et viendrait.
Ou bien il s'en irait attendre
Au courtil Bel-Accueil descendre,
Qui sortirait lors du pourpris,
Où l'avez tenu maint jour pris,
Pour le varlet voir et entendre
Qui près de lui ne peut se rendre.
Ou bien encore Bel-Accueil,
Sitôt que vous auriez clos l'œil,
Saisirait le moment propice
Et vitement à son complice
La porte ouverte laisserait.
Lors du bouton s'approcherait

[p.184]

L'Amant.

Et ge qui gueres loing n'estoie,13113.
Me pensai qu'ainsinc le feroie,
Se la Vielle me vuet conduire,
Ce ne me doit grever ne nuire;
Et s'el ne vuet, g'i enterrai
Par là où miex mon point verrai,
Si cum Faus-Semblant l'ot pensé:
Du tout m'en tieng à son pensé.

L'Acteur.

La Vielle illec plus ne sejorne,
Le trot à Bel-Acueil retorne,
Qui la tor outre son gré garde,
Car bien se soffrist de tel garde.
Tant va, qu'ele vient à l'entrée
De la tor, où tost est entrée.
Les degrés monte liement,
Au plus qu'el pot hativement,
Si li trembloient tuit li membre:
Bel-Acueil quiert de chambre en chambre,
Qui s'iert as karniaus apuiés
De la prison, tous ennuiés;
Pensif le trueve et triste et morne,
De li réconforter s'atorne.

La Vieille.

Biaus filz, dist-ele, moult m'esmoî
Quant vous truis en si grant esmoi:

[p.185]

Le fin amant, qui tant y pense,13237.
Et le cueillerait sans défense,
S'il pouvait par aucuns moyens
Déjouer les autres gardiens.

L'Amant.

Quant à moi qui loin n'étais guère,
Je pensai qu'ainsi pourrais faire
Si la Vieille me conduisait,
Ce qui point ne me grèverait;
Ou sinon j'entrerai quand même,
Usant de quelque stratagême,
Comme Faux-Semblant l'a pensé,
Car je le tiens pour moult sensé.

L'auteur.

La Vieille là plus ne séjourne,
Le trot à Bel-Accueil retourne,
Car la tour garde à contre-cœur,
Et trop lui pèse ce labeur.
Tant va, qu'elle arrive à l'entrée
De la tour où elle est entrée.
Les degrés monte allègrement,
Le plus qu'elle peut vitement,
Tant que lui tremble chaque membre,
Et Bel-Accueil de chambre en chambre
Cherche en vain, qui tout ennuyé
Sur les crénéaux s'est appuyé
Morne et pensif, l'âme abattue.
De l'égayer lors s'évertue:

La Vieille.

Beau fils, dit-elle, quand vous voi
Si triste, suis en grand émoi.

[p.186]

Dites-moi quiex sunt cil pensé,13137.
Car se conseillier vous en sé,
Jà ne m'en verrés nul jor faindre.

L'Acteur.

Bel-Acueil ne s'ose complaindre,
Ne dire li quoi ne comment,
Qu'il ne set s'el dit voir ou ment.
Tretout son penser li nia,
Que point de séurté n'i a;
De riens en li ne se fioit,
Néis ses cuers la deffioit,
Qu'il ot paoreux et tremblant,
Mès n'en osoit monstrer semblant,
Tant l'avoit tous jors redotée,
La pute vielle radotée.
Garder se volt de mesprison,
Qu'il a paor de traïson;
Ne li desclot pas sa mesaise,
En soi méismes se rapaise,
Par semblant li fait lie chiere.

Bel-Acueil.

Certes, fait-il, ma dame chiere,
Combien que mis sus le m'aiés,
Ge ne sui de riens esmaiés,
Fors sans plus de vostre demore;
Sans vous envis ceans demore,
Car en vous trop grant amor é.
Où avés-vous tant demoré?

La Vieille.

Où? par mon chief, tost le saurés,
Et du savoir grant joie aurés,

[p.187]

Dites-moi quelle est votre peine13265.
Et si je puis, rien n'est qui tienne,
Tout ferai pour vous conforter.

L'Auteur.

Bel-Accueil n'ose l'écouter
Et ne sait quoi ni comment faire,
Ni s'elle est menteuse ou sincère.
Donc tout son penser lui nia
Car nulle sûreté n'y a
Et point en elle ne se fie.
Voire son cœur moult s'en défie;
Mais il n'ose en montrer semblant
Et reste peureux et tremblant,
Tant lui fut toujours redoutée
La vieille pute radotée.
Garder s'en veut de tout soupçon,
Car il a peur de trahison;
Il lui cache son grand mésaise;
Puis en soi-même se rapaise
Et bon visage lui faisant:

Bel-Accueil.

Dame chère, dit-il, vraiment,
Malgré ce que votre cœur pense,
Je ne suis que de votre absence
En ce moment triste et confus;
Contrit suis quand ne vous vois plus
Car trop vous aime d'amour tendre.
Mais pourquoi tant vous faire attendre?

La Vieille.

Pourquoi? Par Dieu, votre le sauréz
Et grand plaisir vous en aurez,

[p.188]

LXX

Comment la Vieille à Bel-Acueil,13165.
Pour le consoler en son dueil,
Luy dist de l'Amant tout le fait,
Et le grant dueil que pour luy fait.

Se proz estes, vaillans et sages,
Car en leu d'estranges messages,
Le plus cortois valés du monde,
Qui de toutes graces habonde,
Qui plus de mil fois vous saluë,
Car gel' vi ore en cele ruë,
Si cum il trespassoit la voie,
Par moi ce chapel vous envoie:
Volentiers, ce dit, vous verroit,
Jamès plus vivre ne querroit,
N'avoir ung seul jor de santé,
Se n'iert par vostre volenté,
Se le gart Diex et sainte Fois,
Mès qu'une toute seule fois
Parler à vous, ce dist, péust
A loisir, mès qu'il vous pléust.
Por vous sans plus aime-il sa vie,
Tous nus vodroit estre à Pavie,
Par tel convent qu'il séust faire
Chose qui bien vous péust plaire;
Ne li chaudroit qu'il devenist,
Mès que près de li vous tenist.

L'Auteur.

Bel-Acueil enquiert toutevoie
Qui cil est qui ce li envoie,

[p.189]

LXX

Comment la Vieille à Bel-Accueil,13293.
Pour le consoler en son deuil,
De l'Amant tout le fait lui conte
Et le deuil qui pour lui le dompte.

Si vous êtes sage et vaillant;
Car par mes soins en cet instant
Le plus courtois varlet du monde
Et chez qui toute grâce abonde,
Qui vous fait mille beaux saluts
(Car en chemin je l'aperçus
Comme il passait en cette voie),
Ce gentil chapel vous envoie:
«Volontiers, dit-il, vous verrait,
Jamais vivre plus ne voudrait
Si ce n'est pour tout le jour faire
Chose qui moult vous pourrait plaire,
Et n'avoir nul jour de santé,
Sinon par votre volonté.
Pour vous sans plus aime la vie,
Tout nu voudrait être à Pavie;
Mais qu'une toute seule fois,
Si Dieu le garde et sainte Fois,
Vous parler il puisse à son aise.
M'a-t-il dit, pourvu qu'il vous plaise,
Et peu lui chaut que devenir
S'il peut près de lui vous tenir.»

L'Auteur.
Bel-Accueil toutefois demande
De qui lui vient si belle offrande;

[p.190]

Ains qu'il reçoive le present,13193.
Por ce que doutable le sent,
Qu'il péust de tel leu venir
Qu'il nel' vosist pas retenir.
Et la Vielle, sans autre conte,
Toute la vérité li conte.

La Vieille.

C'est le valés que vous savés,
Dont tant oï parler avés,
Por qui pieçà tant vous greva,
Quant le blasme vous aleva
Feu Male-Bouche de jadis:
Jà n'aille s'ame en paradis!
Maint prodomme a desconforté,
Or l'en ont déables porté,
Qu'il est mors, eschapés li sommes,
Ne pris mès sa jangle deus pommes;
A tous jors en sommes délivre;
Et s'il pooit ores revivre,
Ne vous porroit-il pas grever,
Tant vous séust blasme eslever:
Car ge sai plus qu'il ne fist onques.
Or me créés, et prenés donques
Cest chapel, et si le portés;
De tant au mains le confortés.
Qu'il vous aime, n'en doutés mie,
De bonne amor sans vilenie;
Et s'il à autre chose tent,
Ne m'en desclot-il mie tant,
Mès bien vous i poés fier.
Vous li resaurez bien nier,
S'il requiert, chose qu'il ne doive.
S'il fait folie, si la boive;

[p.191]

Car de tel lieu pourrait venir13323.
Qu'il ne la pût bien accueillir,
Et la Vieille sans autre conte
Toute la vérité lui conte.

La Vieille.

C'est du varlet que vous savez
Dont tant ouï parler avez,
Pour qui vous fit tant de misère,
Quand vous eut déclaré la guerre,
Feu Malebouche de jadis.
Son âme n'aille en paradis!
Il a décrié maints prud'hommes;
Mais ses dits ne prise deux pommes,
Car les diables l'ont emporté.
Il est mort, pour l'éternité,
Nous pouvons braver sa colère;
Car s'il revenait sur la terre,
Il ne pourrait plus vous grever,
Ni contre vous blâme élever,
Car j'en sais plus-qu'il n'en sut oncques.
Or me croyez et prenez doncques
Ce chapelet et le portez,
Et de si peu le confortez.
Il vous aime, n'en doutez mie,
De bonne amour sans vilenie.
S'il pense autre chose obtenir,
Il n'osa son cœur m'en ouvrir;
Or s'il veut chose qu'il ne doive,
S'il fait sottise, qu'il la boive,
Car bien sauriez lui dénier;
Mais en lui pouvez vous fier.

[p.192]

Si n'est-il pas fox, mès est sages,13225.
C'onc par li ne fu fais outrages,
Dont ge le pris miex et si l'ains,
N'il ne sera jà si vilains
Qu'il de chose vous requéist
Qui à requierre ne féist.
Loiaus est sor tous ceus qui vivent;
Cil qui sa compaignie sivent,
L'en ont tous jors porté tesmoing:
Et ge méismes le tesmoing.
Moult est de meurs bien ordenés,
Onc ne fut homs de mere nés
Qui de li nul mal entendist,
Fors tant cum Male-Bouche en dist.
S'a-l'en jà tout mis en oubli,
Ge méismes par poi l'obli,
Ne me sovient plus des paroles,
Fors qu'els furent fauces et foles,
Et li lerres les controva,
Qui onques bien ne se prova.
Certes bien sai que mort l'éust
Li valés, se riens en séust,
Qu'il est preus et hardis, sans faille:
En cest païs n'a qui le vaille,
Tant a le cuer plain de noblece;
Il sormonteroit de largece
Le roi Artus, voire Alixandre,
S'il éust autant à despendre
D'or et d'argent comme cil orent,
Onques cil tant donner ne sorent,
Que cil cent tans plus ne donnast;
Par dons tout le monde estonnast,
Se d'avoir éust tel planté,
Tant a bon cuer en soi planté;

[p.193]

Il n'est pas fou, mais il est sage,13351.
Par lui ne fut fait nul outrage;
C'est pourquoi tant je l'aime enfin.
Il ne sera pas si vilain
Que d'oser faire une prière
Qu'honnête homme ne puisse faire;
Car nul n'est plus loyal que lui,
Moi-même en témoigne aujourd'hui,
Et tretous ceux qui le connaissent
Le témoignent et le confessent.
Il est de murs bien ordonné,
Et nul homme de mère né
N'entendit sur lui rien de louche,
Fors ce qu'en a dit Malebouche
Que tout le monde a oublié;
Et moi-même plus d'à moitié
Ne me souviens de ses paroles,
Sauf qu'elles sont fausses et folles,
Car le larron les controuva
Qui jamais bon ne se prouva.
S'il en avait eu connaissance,
Le varlet l'aurait, sans doutance,
Mis à mort, car plus preux ne vis
Ni plus hardi dans le pays,
Tant a le cœur plein de noblesse.
Il surmonterait en largesse
Le roi Artus, voire le grand
Alexandre, s'il avait tant
D'or et d'argent comme ils en eurent.
Oncques tant donner ils ne surent
Que lui cent fois plus n'en donnât
Et par dons le monde étonnât,
S'il eût d'avoir telle abondance,
Tant son cœur a de bienveillance;

[p.194]

Nel' puet nus de largece aprendre.13259.
Or vous lo ce chapel à prendre,
Les flors en olent miex que basme.

L'Acteur.

Par foi, g'en craindroie avoir blasme,
Dist Bel-Acueil qui tout fremist,
Et tremble, et tressaut, et gemist,
Rougist, palist, pert contenance;
Et la Vielle es poins le li lance,
Et li vuet faire à force prendre,
Car cil n'i osoit la main tendre,
Ains dist por soi miex escuser,
Que miex li vient à refuser.
Si le vosist-il jà tenir,
Que qu'il en déust avenir.

Bel-Acueil.

Moult est biaus, fait-il, li chapiaus,
Mès miex me vendroit mes drapiaus
Avoir tous ars et mis en cendre,
Que de par li l'osasse prendre.
Mès or soit posé que gel' praingne,
A Jalousie la grifaingne
Que porrions-nous ore dire?
Bien sai qu'ele esrageroit d'ire,
Et sor mon chief le descirra
Pièce à pièce, et puis m'occirra,
S'el set qu'il soit de-là venus.
Or serai pris, et pis tenus
Qu'onques en ma vie ne fui;
Ou se ge li eschappe et fui,
Quel part m'en porrai-ge foïr?
Tout vif me verrés enfoïr,

[p.195]

Nul ne l'égale sur ce point.13385.
Ce chapel ne refusez point,
Les fleurs sentent mieux que dictame.

L'Auteur.

Non, car j'en craindrais avoir blâme,
Dit Bel-Accueil, qui tout frémit
Et tremble, et tressaille, et gémit,
Rougit, pâlit, perd contenance;
Et la Vieille aux poings le lui lance
Et veut de force lui donner,
Car la main il n'ose y tourner,
Et répond, cherchant une excuse:
«Il vaut mieux que je le refuse.»
Mais le voudrait déjà tenir,
Quoiqu'il en dût puis advenir.

Bel-Accueil.

Moult est beau, fait-il, sur mon âme,
Le chapel; mais pour moi, dame,
Mieux vaudrait avoir mes habits
Tretous brûlés que l'avoir pris.
Car soit posé que je le prenne,
Que dirons-nous à la vilaine
Jalousie? Elle enragera
Et d'ire le déchirera
Sur mon chef, bien sûr, pièce à pièce;
Et puis m'occira, la traîtresse,
Sachant qu'il m'est de là venu,
Ou serai pris et plus tenu
Que ne fus oncques en ma vie:
Soit posé que m'échappe et fuie
En quel lieu pourrai-je m'enfuir?
Tout vif me verrez enfouir

[p.196]

Se ge sui pris après la fuite;13289.
Si croi-ge que j'auroie suite,
Si seroie pris en fuiant,
Tout li monde m'iroit huiant.
Nel' prendrai pas.

La Vieille.

Si ferés, certes:
Jà n'en aurés blasme ne pertes.

Bel-Acueil.

Et s'ele m'enquiert dont ce vint?

La Vieille.

Responses aurés plus de vint.

Bel-Acueil.

Toutevois s'el le me demande,
Que puis-ge dire à sa demande?
Se g'en sui blasmé ne repris,
Où diré-ge que ge le pris?
Car il le me convient respondre,
Ou aucune mensonge espondre.
S'el le savoit, ce vous plevis,
Mieulx vodroie estre mors que vis.

La Vieille.

Que vous direz? se nel' savez,
Se meillor response n'avez,
Dites que ge le vous donné:
Bien savés que tel renon é,
Que n'aurés blasme ne vergoigne
De riens prendre que ge vous doigne.

[p.197]

Si je suis pris après ma fuite,13415.
Car j'aurais, je crois, bonne suite
Et tôt serais pris en fuyant,
Tout le monde m'irait huant.
Non, je ne puis.

La Vieille.

Vous le prendrez, certe,
Et n'en aurez blâme ni perte.

Bel-Accueil.

S'il faut dire dont il me vint?

La Vieille.

Réponses aurez plus de vingt.

Bel-Accueil.

Pourtant, s'elle me le demande,
Que répondrai-je à sa demande?
Si blâmé j'en suis et repris,
Où dirai-je que je l'ai pris?
A répondre il faut que je songe
Ou préparer quelque mensonge.
S'elle l'apprend, c'est positif,
Mieux vaudrait être mort que vif.

La Vieille.

Ce que vous direz? A cette heure,
Si n'avez réponse meilleure,
Dites que je vous l'ai donné.
Mon nom ne sera soupçonné,
Blâme n'aurez, Dieu me pardonne,
Pour prendre ce que je vous donne.

[p.198]

LXXI

Comment, tout par l'enhortement13311.
De la Vieille, joyeusement
Bel-Acueil receut le chappel,
Pour erres de vendre sa pel.

L'Acteur.

Bel-Acueil, sans dire autre chose,
Le chapel prent, et si le pose
Sor ses crins blons, et s'asséure.
Et la Vielle li rit, et jure
S'ame, son cors, ses os, sa pel,
C'onc ne li fist si bien chapel.
Bel-Acueil sovent se remire,
Dedens son miréoir se mire
Savoir s'il est si bien séans.
Quant la Vielle voit que leans
N'avoit fors eus deus solement,
Lez li s'assiet tout belement,
Si li commence à préeschier.

La Vieille.

Ha, Bel-Acueil! tant vous ai chier,
Tant estes biaus et tant valez!
Mon tens jolis est tous alez,
Et li vostres est à venir.
Poi me porrai mès soustenir
Fors à baston ou à potence;
Vous estes encor en enfance,
Si ne savés que vous ferés.
Mès bien sai que vous passerés

[p.199]

LXXI

Ici, par l'encouragement13437.
De la Vieille, joyeusement
Bel-Accueil va le chapel prendre,
Arrhes prenant pour sa peau vendre.

L'Auteur.

Bel-Accueil se tait et joyeux
Aussitôt sur ses blonds cheveux
Le chapel pose et se rassure,
Et la Vieille lui rit et jure
Son cœur, son corps, ses os, sa peau,
Qu'il n'eut onques chapel si beau.
Et Bel-Accueil souvent s'admire
Et dedans son miroir se mire
Pour voir comme il est gent ainsi.
Lors la Vieille voyant que ci
Seuls tous deux sont en tête-à-tête,
Près de lui s'assied guillerette
Et lors commence à lui prêcher:

La Vieille.

Ha! Bel-Accueil, que m'êtes cher!
Que de beauté, que de mérite!
Mon bon temps s'est écoulé vite;
Le vôtre est encore à venir.
Il faudra tôt me soutenir
Sur mon bâton ou ma potence,
Vous êtes encor dans l'enfance
Et ne savez ce que ferez.
Mais bien sais que vous passerez

[p.200]

Quanque ce soit, ou tempre, ou tart,13337.
Parmi la flambe qui tout art,
Et vous baingnerés en l'estuve
Où Venus les dames estuve.
Bien sai, le brandon sentirés,
Si vous lo que vous atirés
Ains que là vous aliés baignier,
Si cum vous m'orrés enseignier.
Car perilleusement s'i baigne
Jones homs qui n'a qui l'enseigne
Mès se mon conseil ensivés,
A bon port estes arrivés.
Saichiés, se ge fusse ausinc sage,
Quant g'estoie de vostre aage,
Des geus d'Amors, cum ge sut ores,
Car de trop grant biauté fui lores
[54],
[Mès or m'estuet plaindre et gemir,
Quant mon vis effacié remir,
Et voi que froncir le convient,
Quant de ma biauté me sovient
Qui ces Valez faisoit triper
Tant les faisoie desfriper,
Que ce n'iert se merveille non.
Trop iere lors de grant renon;
Par tout coroit la renomée
De ma grant biauté renomée.
Tele ale avoit en ma meson,
Conques tele ne vit mès hon:
Moult iert par nuit mes huis hurtés,
Trop lor faisoie de durtés
Quant lor failloie de convent,
Et ce m'avenoit trop sovent,
Car j'avoie autre compaignie.
Faite en estoit mainte folie,

[p.201]

Tôt ou tard, selon la coutume,13463.
Par la flamme qui tout consume,
Et que le brandon sentirez
Et qu'en l'étuve plongerez
Où Vénus plonge toute dame.
Préparez-vous donc, ma chère âme,
Avant d'aller vous y baigner,
Ainsi que vais vous enseigner.
Car périlleusement s'y baigne
Jouvenceau, si nul ne l'enseigne;
Mais mon conseil si vous suivez
A bon port vous arriverez.
Sachez, quand j'étais de votre âge,
Que si j'avais été si sage
Aux jeux d'amour comme je suis
(Car moult belle je fus jadis!)
[54b],
Ne me verriez tant plaindre et dire
Quand mon visage effacé mire
Et vois que froncer le convient
Quand de ma beauté me souvient,
Pour qui ces varlets faisaient rage,
Gambadaient, se mettaient en nage,
Que c'était merveille vraiment.
Car mon renom lors était grand,
Partout courait la renommée
De ma grand' beauté renommée,
Et nulle part ne voyait-on
Telle foule qu'en ma maison.
De mille coups, à la nuitée,
Souvent ma porte était heurtée
Quand de parole leur manquais;
Et trop souvent je m'en moquais,
Car j'avais autre compagnie.
Faite en était mainte folie

[p.202]

Dont j'avoie corrous assés:13371.
Sovent en iert mes huis cassés,
Et faites maintes tex meslées,
Qu'ainçois qu'els fussent desmeslées,
Membres i perdoient et vies,
Par haïnes et par envies,
Tant i avenoit de contens.
Se mestre Argus li bien contens
I vosist bien metre ses cures,
Et venist o ses dix figures,
Par quoi tout certefie et nombre,
Si ne péust-il pas le nombre
Des grans contens certefier,
Tant séust bien monteplier.]
Lors ert mes cors fors et delivres,
G'éusse or plus vaillant mil livres
De blans estellins que ge n'ai;
Mais trop nicement me menai.
Bele ere et jone et nice et fole,
N'onc ne fu d'Amors à escole
Où l'en léust la teorique,
Mès ge sai tout par la pratique,
Experiment m'en ont fait sage,
Que j'ai hanté tout mon aage.
Or en sai jusqu'à la bataille,
Si n'est pas drois que ge vous faille
Des biens aprendre que ge sai,
Puis que tant esprovés les ai,
Bien fait qui jones gens conseille:
Sans faille ce n'est pas merveille
S'ous n'en savés quartier ne aune,
Car vous avés trop le bec jaune.
Mès tant a que ge ne finé,
Que la science en la fin é,

[p.203]

Dont me mettais en grand courroux,13497.
Car souvent l'huis cédait aux coups,
Et s'en suivaient telles mêlées,
Qu'avant que fussent démêlées,
Maints y perdaient jambes et bras
Ou succombaient dans ces combats,
Tant étaient vives les querelles.
Argus aux perçantes prunelles
En vain eût dardé sur ces lieux
Ses dix figures, ses cent yeux
Par lesquels tout découvre et nombre,
Il n'aurait jamais pu le nombre
De ces assauts certifier,
Tant eût-il su multiplier.
J'avais le corps solide, alerte
Et plus de mille livres certe
De blancs estelins que n'en ai;
Mais trop sottement me menai.
Belle j'étais et jeune et folle,
D'amour n'ayant suivi l'école,
La théorie oncques n'en vis,
Mais tout par la pratique appris.
L'expérience me fit sage,
Car j'ai travaillé tout mon âge;
Tout jusqu'à la bataille sai.
Puisque tant éprouvés les ai,
Je dois tous ces biens vous apprendre,
Et j'aurais tort de m'en défendre;
Bon fait jeunes gens conseiller.
Il ne faut pas s'émerveiller
Si n'en savez quartier ni aune,
Car vous avez trop le bec jaune.
Quoi qu'il en soit, tant pratiquai,
Que la science en la fin ai

[p.204]

Dont puis bien en chaiere lire.13405.
Ne fait à foïr, n'a despire
Tout ce qui est en grant aage;
Là trueve-l'en sens et usage.
Ce a-l'en esprové de maint,
Qu'au mains en la fin lor remaint
Usage et sens por le chaté,
Combien qu'il l'aient achaté.
Et puis que j'ai sens et usage,
Que ge n'ai pas sans grant domage,
Maint vaillant homme ai décéu,
Quant en mes laz le ting chéu
[55]:
Mès ains fui par mains decéuë,
Que ge m'en fusse aparcéuë.
Ce fu trop tart, lasse dolente!
J'iere jà hors de ma jovente;
Mes huis qui jà sovent ovroit
(Car par nuit et par jor ovroit),
Se tient adés près du lintier:
Nus n'i vint hui, nus n'i vint hier,
Pensoie-ge, lasse chétive!
En tristor estuet que ge vive;
De duel me dust li cuers partir.
Lors m'en voil du païs partir,
Quant vi mon huis en tel repos,
Et ge méismes me repos[56].
Car ne poi la honte endurer.
Comment péusse-ge durer,
Quand cil jolis valez venoient,
Qui jà si chiere me tenoient,
Qu'il ne s'en pooient lasser,
Et ges véoie trespasser,
Qui me regardoient de coste,
Et jadis furent mi chier hoste?

[p.205]

Dont pourrais professer en chaire.13531.
Fi du grand âge on ne doit faire
Ni le fuir, et c'est encor là
Qu'usage et sens on trouvera.
Car maints ont prouvé sans conteste
Qu'au moins en la fin il leur reste
Usage et sens pour leur argent,
L'eussent-ils payé tant et tant.
Et lorsque j'eus sens et usage,
Que n'ai pas eus sans grand dommage,
Maint vaillant homme j'ai déçu
Quand en mes lacs je le tins chu;
Mais aussi fus de maints déçue
Avant de m'en être aperçue.
Malheureuse, trop tard c'était!
Ma jeunesse déjà passait.
«Nuit et jour autrefois ouverte
Ma porte muette et déserte
Toujours se tient près du linteau,
Nul n'y vint hier ni tantôt,
Pensais-je, hélas, pauvre chétive,
En tristesse il faut que je vive!»
De deuil fendre mon cœur sentis
Et voulus quitter le pays
Quand vis ma porte ainsi proscrite.
A me cacher j'en fus réduite,
Ne pouvant ma honte endurer.
Comment aurais-je pu durer
Quand ces gents varlets en la rue,
Qui m'avaient si chère tenue
Que point ne s'en pouvaient lasser,
Je voyais près de moi passer,
Me regarder leurs têtes hautes,
Qui jadis furent mes chers hôtes?

[p.206]

Lez moi s'en aloient saillant,13439.
Sans moi prisier un œf vaillant.
Neis cil qui jadis plus m'amoient,
Vielle ridée me clamoient,
Et pis disoit chacuns assés,
Ains qu'il s'en fust outre passés.
D'autre part, mes enfés gentis,
Nus, se trop n'iert bien ententis,
Ou grans duel essaie n'auroit,
Ne penseroit, ne ne sauroit
Quel dolor au cuer me tenoit,
Quant en passant me sovenoit
Des biaus diz, des dous aésiers,
Des douz déduiz, des douz besiers,
Et des très douces acolées
Qui s'en ierent sitost volées.
Volées! voire, et sans retor;
Miex me venist en une tor
Estre à tous jors emprisonnée,
Que d'avoir esté si-tost née.
Diex en quel soussi me mettoient
Li biaus dons qui failli m'estoient!
Et ce qui remès lor estoit,
En quel torment me remetoit!
Lasse! porquoi si-tost nasqui?
A qui m'en puis-ge plaindre; à qui,
Fors à vous, fiz que j'ai tant chier?
Ne m'en puis autrement venchier
Que par aprendre ma doctrine.
Por ce, biau fiz, vous endoctrine;
Et quant endoctrinés serés,
Des ribaudiaus me vengerés:
Car, se Diex plest, quant là vendra,
De cest sermon vous souvendra,

[p.207]

Ils passaient près moi sautillant13565.
Sans me priser un œuf vaillant.
Ceux qui m'avaient le plus aimée
M'appelaient vieille déplumée,
Et pis disait chacun assé
Avant qu'il fût outrepassé.
D'autre part, cher enfant, personne,
Tant fût-il fin, ne vous étonne,
Si grands deuils aussi n'essayait,
Ne penserait ni ne saurait
Combien mon âme était blessée,
Quand revenait en ma pensée
Les doux plaisirs, les joyeux dits,
Les doux baisers, les doux déduits
Et les très-douces accolées
Qui se sont si vite envolées,
Si vite, hélas, et sans retour!
Mieux me vaudrait en une tour
Être à toujours emprisonnée
Que d'avoir été si tôt née.
En quels soucis, Dieu! me mettaient
Les beaux dons qui faillis m'étaient;
Mais ce que n'avais pu leur prendre
Combien plus faisait mon cœur fendre!
Pourquoi donc, las! sitôt naquis?
Ah, malheureuse que je suis!
Je n'ai plus aujourd'hui personne
Que vous, fils que j'affectionne,
A qui confier mes ennuis.
Me venger autrement ne puis
Qu'en vous enseignant ma doctrine.
Pour ce, beau fils, vous endoctrine,
Et quand endoctriné serez
Des libertins me vengerez.

[p.208]

Car sachiés que du retenir,13473.
Si qu'il vous en puist sovenir,
Avés-vous moult grant avantage,
Par la raison de vostre aage.
Car Platon dist, c'est chose voire,
Que plus tenable est la mémoire
De ce qu'en aprent en enfance,
De quiconques soit la science.

Certes, chier fiz, tendre jovente,
Se ma jonesce fust presente
Si cum est la vostre orendroit,
Ne porroit estre escrite en droit
La venjance que g'en préisse
Par tous les leus où ge venisse
Ge féisse tant de merveilles,
Conques n'oïstes les pareilles,
Des ribaus qui si poi me prisent,
Et me ledengent et despisent,
Et si vilment lez moi s'en passent;
Et il et autres comparassent
Lor grant orgoil et lor despit,
Sans prendre en pitié ne respit:
Car, au sens que Diex m'a donné,
Si cum ge vous ai sermonné,
Savés en quel point ges méisse?
Tant les plumasse et tant préisse
Du lor de tort et de travers,
Que mengier les féisse as vers,
Et gesir tous nuz es fumiers;
Méismement ceus les premiers
Qui de plus loial cueur m'amassent,
Et plus volentiers se penassent

[p.209]

Car s'il plaît à Dieu que là vienne,13599.
De ces sermons qu'il vous souvienne.
Car pour ma leçon retenir
Et n'en point perdre souvenir,
Vous avez moult grand avantage
En raison de votre jeune âge.
Car Platon autrefois disait
Que la mémoire mieux gardait
Ce que l'on apprend dans l'enfance
De quiconque soit la science.
Tendre jouvenceau, cher enfant,
Si tout comme vous maintenant
J'étais jeune et de grand mérite,
Ne pourrait être en code écrite
La vengeance que j'en prendrais.
Par tous les lieux où je viendrais,
Je ferais si grandes merveilles
Que n'en ouïtes les pareilles.
Les ribauds qui vont m'abaissant,
Me critiquant, me méprisant,
Qui près de moi si hautains passent,
Il faudrait que tous ils payassent
Leur grand orgueil, leur grand dépit,
Sans pitié comme sans répit.
Car usant de l'expérience
Qu'à Dieu je dois dans sa clémence,
Savez-vous où les réduirais?
A mon tour tant les plumerais,
Et puiserais en leur pécune
Avec tant d'ardeur et rancune,
Sans cesse à tort et à travers,
Que les ferais manger aux vers
Et coucher tout nus en l'ordure;
Et je serais d'autant plus dure

[p.210]

De moi servir et honorer.13505.
Ne lor lessasse demorer
Vaillant ung ail, se ge péusse,
Que tout en ma borce n'éusse;
A povreté tous les méisse,
Et tous emprès moi les féisse
Par vive rage tripeter.
Mès riens n'i vaut le regreter;
Qui est alé, ne puet venir,
Jamès n'en porrai nul tenir:
Car tant ai ridée la face,
Qu'il n'ont garde de ma menace.
Pieça que bien le me disoient
Li ribaut qui me despisoient;
Si me pris à plorer des lores.
Par Diex! si me plest-il encores:
Quant ge m'i sui bien porpensée,
Moult me délite en ma pensée,
Et me resbaudissent li membre,
Quant de mon bon tens me remembre,
Et de la jolivete vie
Dont mes cuers a si grant envie.
Tout me rajovenist li cors
Quant g'i pense et quant gel' recors;
Tous les biens du monde me fait,
Quant me sovient de tout le fait,
Qu'au mains ai-ge ma joie éuë,
Combien qu'il m'aient décéuë.
Jone dame n'est pas oiseuse,
Quant el maine vie joieuse,
Méismement cele qui pense
D'aquerre à faire sa despense.

[p.211]

Qu'ils m'aimeraient loyalement13633.
Et chercheraient plus ardemment
A me servir et à me plaire;
Et je voudrais tant et tant faire
Qu'un ail vaillant ne leur restât,
Que tout en ma bourse passât,
Que tous à pauvreté les misse
Et tretous après moi les fisse
De vive rage trépigner.
Mais de quoi sert le regretter?
J'ai tant de rides sur la face
Qu'ils se moquent de ma menace
Et n'en saurais aucun tenir;
Temps passé ne peut revenir.
Ces ribauds de qui suis honnie
M'avaient pourtant bien avertie!
Dès lors je pleurai mes amours,
Par Dieu, je les pleure toujours.
Quand je m'y suis bien porpensée,
Moult me délecte en ma pensée,
Tous mes membres tressaillir sens,
Quand il me souvient du bon temps
Et de la très-joyeuse vie
Dont mon cœur a si grande envie;
Mon corps me semble rajeuni
Quand j'y pense encor aujourd'hui.
Combien ma chute soit profonde,
Je ressens tout le bien du monde,
En pensant ce que j'ai goûté
De bonheur et de volupté!
Jeune dame n'est pas oiseuse
Quand vie elle mène joyeuse,
Voire celle qui pour jouir
Charge son corps d'y subvenir.

[p.212]

Lors m'en vins en ceste contrée,13537.
Où j'ai vostre dame encontrée,
Qui ci m'a mise en son servise
Por vous garder en sa porprise
[57].
Diex, qui sires est et tout garde,
Doint que g'en face bonne garde!
Si feré-ge certainement
Par vostre biau contenement.
Mès la garde fust perilleuse
Por la grant biauté merveilleuse
Que Nature a dedens vous mise,
S'el ne vous éust tant aprise
Proesce, sens, valor et grace;
Et por ce que tens et espace
Nous est or venu si à point,
Que de destorbier n'i a point
De dire quanque nous volons
Ung poi miex que nous ne solons,
Tout vous doie-ge conseillier.
Ne vous devés pas merveillier
Se ma parole ung poi recop:
Ge vous di bien avant le cop,
Ne vous voil mie en amor metre;
Mès s'ous en volés entremetre[58],
Ge vous monsterrai volentiers,
Et les chemins et les sentiers
Par où ge déusse estre alée,
Ains que ma biauté fust alée.

L'Acteur.

Lors se taist la Vielle, et sospire
Por oïr que cis vodroit dire;
Mès n'i va gaires atendant,
Car, quant le voit bien entendant

[p.213]

Lors m'en vins en cette contrée;13667.
De votre dame rencontrée
A son service je me mis
Pour vous garder en ce pourpris
[57b].
Dieu notre maître et qui tout garde
Daigne que fasse bonne garde!
Ainsi ferai-je assurément,
Grâce à votre bon jugement.
La garde en serait périlleuse
Pour la grand' beauté merveilleuse
Que dedans vous Nature mit,
S'elle ne vous eût tant d'esprit
Donné, de prouesse et de grâce;
Et puisque le temps et l'espace
Nous sont si bien venus à point
Qu'à cette heure on ne songe point
A troubler, comme d'habitude,
Nos loisirs, notre quiétude,
Sur tout je vous veux conseiller.
N'allez pas vous émerveiller
Si ma parole un peu j'abrège.
Ainsi tout d'abord vous dirai-je:
Point ne vous veux prêcher l'amour;
Mais vous le connaîtrez un jour[58b];
Souffrez donc que je vous désigne
Les chemins et la droite ligne
Que j'aurais dû toujours tenir,
Avant voir ma beauté partir.

L'Auteur.

Lors se tait la Vieille et soupire
Pour écouter ce qu'il va dire.
Du reste guère elle n'attend,
Car moult attentif le voyant,

[p.214]

A escouter et à soi taire,13569.
A son propos se prent à traire,
Et se pense: sans contredit,
Tout otroie qui mot ne dit;
Quant tout li plest à escouter,
Tout puis dire sans riens douter.
Lors a recommencié sa verve,
Et dist, cum faulse vielle et serve,
Qui me cuida par ses doctrines
Faire leschier miel sor espines,
Quant volt que fusse amis clamés,
Sans estre par amors amés,
Si cum cil puis me raconta,
Qui tout retenu le conte a;
Car s'il fust tiex qu'il la créust,
Certainement traï l'éust
[59];
Mès por riens nule qu'el déist,
Tel traïson ne me féist.
Ce me fiançoit et juroit,
Autrement ne m'asséuroit.

La Vieille.

Biau très-douz fiz, bele char tendre,
Des geux d'Amors vous voil aprendre,
Que vous n'i soiés decéus.
Quant vous les aurés recéus,
Selon mon art vous conformés,
Car nus, s'il n'est bien enfermés,
Nes puet passer sans beste vendre[60].
Or pensés d'oïr et d'entendre,
Et de mètre tout à mémoire,
Car g'en sai tretoute l'estoire.

[p.215]

A l'écouter et à se taire,13699.
Elle revient à son affaire
Et fait tous bas: «Sans contredit,
A tout consent qui mot ne dit;
Complaisamment puisqu'il écoute,
Je puis tout dire, sans nul doute.»
Elle reprend donc sa leçon,
L'horrible et fausse laideron
Qui me cuida par ses doctrines
Faire lécher miel sur épines,
Voulant que fusse ami clamé
Sans être par amour aimé;
Par lui j'ai sa leçon connue
Qui l'avait toute retenue;
Or, s'il l'eût crue, assurément
Ne m'eût-il pris pour confident
[59b];
Mais la Vieille eut beau dire et faire,
Il me resta franc et sincère;
Promis et juré me l'avait,
Et son serment me rassurait:

La Vieille.

Beau très-doux fils, belle chair tendre,
Les jeux d'amour vous veux apprendre
Afin que n'y soyez déçu.
Quand il sera de vous connu,
Que mon art vos actions guide,
Car nul ne peut, simple et candide,
Sans bête vendre les passer[60b].
Or d'ouïr bien devez penser
Et tout mettre en votre mémoire,
Car j'en sais tretoute l'histoire.

[p.216]

LXXII

Comment la Vieille sans tançon,13599.
Lyt à Bel-Acueil sa leçon.
Laquelle enseigne bien les fames
Qui sont dignes de tous diffames.

Biau fiz, qui vuet joïr d'amer,
Des dous maus, qui tant sunt amer,
Les commandemens d'Amors sache,
Mès gart qu'Amors à li nel' sache!
Et ci tretous les vous déisse,
Se certainement ne véisse
Que vous en avés par nature
De chascun à comble mesure,
Quanque vous en devés avoir.
De ceus que vous devés savoir
Dix en i a, qui bien les nombre;
Mès moult est fox cil qui s'encombre
Des deus qui sunt au darrenier,
Qui ne valent ung faus denier:
Bien vous en abandon les huit.
Mès qui les autres deus ensuit,
Il perd son estuide et s'afole:
L'en nes doit pas lire en escole.
Trop malement les amans charge,
Qui vuet qu'amans ait le cuer large,
Et qu'en ung seul leu le doit metre;
C'est faus texte, c'est fauce letre.
Ci ment Amors le fiz Venus,
De ce ne le doit croire nus:
Qui l'en croit, chier le comparra,
Si cum en la fin i parra.

[p.217]

LXXII

Comment la Vieille sans façon13729.
Lit à Bel-Accueil sa leçon,
Laquelle enseigne bien les femmes
Que l'on doit appeler infâmes.

Beau fils, qui veut jouir d'aimer,
Ce mal si doux et si amer,
Que les commandements retienne
D'Amour, mais loin de lui se tienne.
Et tous ici vous les dirais,
Si certainement ne voyais
Que vous en avez par nature
De chacun à comble mesure,
Tout autant qu'en devez avoir.
De ceux que vous devez savoir,
Dix y en a, c'est bien le nombre;
Mais fol est celui qui s'encombre
L'esprit, ma foi, des deux derniers,
Ils ne valent deux faux deniers.
Les huit premiers vous abandonne;
Mais perd son temps et déraisonne
Celui qui les deux autres suit,
Fol en école qui les lit.
C'est lui donner trop lourde charge,
Vouloir qu'Amant ait le cœur large
Et qu'il le mette en un seul lieu.
Ce sont préceptes faux, par Dieu!
Le fils de Vénus nous en conte,
Le croire serait une honte;
Car qui l'en croit cher le paiera,
Comme en la fin on le verra.

[p.218]

Biau fiz, jà larges ne soyés,13629.
En plusors leus le cuer aiés,
En ung sol leu jà nel' metés,
Ne nel' donnés, ne nel' prestés,
Mès vendés-le bien chierement,
Et tous jors par enchierement;
Et gardés que nus qui l'achat,
N'i puisse faire bon achat.
Por riens qu'il doint jà point n'en ait,
Miex s'arde, ou se pende, ou se nait.
Sor toutes riens gardés ces poins:
A donner aiés clos les poins,
Et à prendre les mains overtes.
Donner est grant folie certes,
Se n'est ung poi por gens atraire,
Quant l'en en cuide son preu faire;
Ou por le don tel chose atendre
Qu'en ne le péust pas miex vendre:
Tel donner bien vous abandonne.
Bon est donner, où cil qui donne,
Son don monteplie et gaaigne;
Qui certains est de sa gaaigne,
Ne se puet du don repentir:
Tel don puis-ge bien consentir.
Après de l'arc et des cinq fleiches
Qui tant sunt plains de bonnes teiches,
Et tant fierent soutivement,
Traire en savés si sagement,
C'onques Amors li bons archiers,
Des fleiches que tret li ars chiers,
Ne tret miex, biau fiz, que vous faites,
Qui maintes fois les avés traites,
Mès n'avés pas tous jors séu
Quel part en sunt li cop chéu;

[p.219]

Or en amour point de largesse,13759.
Qu'en maints lieux votre cœur s'adresse;
En un seul lieu ne le mettez,
Ne le donnez, ni le prêtez;
Vendez-le très-cher, au contraire,
Mettez-le toujours à l'enchère,
Et veillez bien que le payant
N'en ait jamais pour son argent:
N'en donnez rien, pour tout au monde,
Qu'il se noie, ou se pende, ou fonde.
Avant tout, observez ce point:
Pour donner, tenez clos le poing,
Et pour prendre la main ouverte.
Donner est grand' sottise certe,
Sinon un peu pour appâter,
Quand on espère en profiter,
Ou tel don en retour attendre
Qu'on ne peut plus chèrement vendre.
Tel donner je vous abandonne.
Bon fait donner celui qui donne
Quand fait ses dons fructifier;
Certain d'en bénéficier,
Nul ce qu'il donne ne regrette,
Tels dons sont bien, je le répète.
Quant à cet arc si précieux
Avec ses cinq dards merveilleux
Tout pleins de vertu si subtile,
A les manier plus habile
Vous sais, qu'Amour le bon archer,
Car onc, beau fils, de l'arc si cher
Mieux il ne lance ses sagettes
Que maintes fois vous ne le faites;
Mais trop souvent ne savez-vous
En quel endroit portent vos coups.

[p.220]

Car quant l'en trait à la volée,13663.
Tex puet recevoir la colée,
Dont l'archier ne se donne garde:
Mès qui vostre manière esgarde,
Si bien savés et traire et tendre,
Que ne vous en puis riens aprendre.
S'en repuet estre tiex navrés,
Dont grant preu, se Dieu plest, aurés.
Si n'estuet jà que ge m'atour
De vous aprendre de l'atour
Des robes, ne des garnemens,
Dont vous ferés vos paremens
Por sembler as gens miex valoir;
N'il ne vous en puet jà chaloir,
Quant par cuer la chançon savés
Que tant oï chanter m'avés,
Si cum joer nous alion,
De l'ymage Pymalion.
Là prenés garde à vous parer,
S'en saurés plus que buef d'arer:
De vous aprendre ces mestiers
Ne vous est mie moult mestiers.

Et se ce ne vous puet soffire,
Aucune chose m'orrés dire
Ça avant, s'el volés entendre,
Où bien porrés exemple prendre;
Mès itant vous puis-ge bien dire,
Se vous volés ami eslire,
Bien lo que vostre amor soit mise
Où biau valet qui tant vous prise
Mès n'i soit pas trop fermement.
Amés des autres sagement,

[p.221]

Car lorsqu'on tire à la volée,13793.
Tel est frappé dans la mêlée
Dont l'archer ne se souciait.
Mais pour celui qui vous connaît,
Vous savez votre arc si bien tendre
Que ne pourrais rien vous apprendre.
Or bien en pourrez-vous navrer
Dont loisir aurez de tirer,
Dieu vous aidant, grand avantage.
Je ne veux pas vous faire outrage
En vous donnant une leçon
Sur le choix et sur la façon
Des robes et des garnitures
Dont vous bâtirez vos parures
Pour exalter votre valeur.
Que vous importe, si par coeur
Connaissez la chanson savante
Que depuis longtemps je vous chante:
C'est l'image et la passion
Du malheureux Pygmalion?
Là vous apprendrez de parure
Plus que bœuf ne sait de culture.
Aussi bien, n'est-il pas besoin
Qu'envers vous je prenne ce soin.
Et si ce ne vous peut suffire,
Plus loin aucune chose dire
Tout à l'heure vous m'entendrez
Où bon exemple trouverez.
En attendant, je puis vous dire:
Un ami voulez-vous élire?
Votre amour donnez, cher enfant,
Au varlet qui vous aime tant,
Mais toutefois avec prudence.
Aimez les autres par science,

[p.222]

Et ge vous en querrai assés,13695.
Dont grans avoirs iert amassés.
Bon fait accointier hommes riches,
S'il n'ont les cuers avers et chiches,
S'il est qui bien plumer les sache.
Bel-Acueil quanqu'il vuet en sache,
Por qu'il doint à chascun entendre,
Qu'il ne vodroit autre ami prendre
Por mil mars de fin or molu;
Et jurt que s'il éust volu
Soffrir que par autre fust prise
La Rose qui bien ert requise,
D'or fust chargiés et de joiaus;
Mais tant est ses fins cuers loiaus,
Que jà nus la main n'i tendra,
Fors cil seus qui lors la tendra.
S'il sunt mil, à chascun doit dire:
La Rose avés tous seus, biau sire;
Jamès autre n'i aura part,
Faille-moi Diex, se ge la part.
Ce lor jurt et sa foi lor baille,
S'el se parjure, ne li chaille;
Dieu se rit de tel serement,
Et le pardonne liement.
Jupiter et li Diex rioient
[61]
Quant li Amans se parjuroient;
Et maintes fois se parjurerent
Li Diex qui par amors amerent.
Quant Jupiter asséuroit
Juno sa fame, il li juroit
Le palu d'enfer hautement,
Et se parjuroit fausement.
Ce devoit moult asséurer
Les fins Amans de parjurer

[p.223]

J'en trouverai pour vous assez13827.
Dont seront grands biens amassés.
Bon fait accointer homme riche
S'il n'a le cœur avare et chiche
Pour qui sait plumer savamment.
En peut tirer tout son content
Bel-Accueil, s'il lui fait entendre
Qu'il ne voudrait autre ami prendre
Pour mille marcs d'or fin moulu,
Et jure que s'il eût voulu
Souffrir que d'une autre fût prise
La Rose tant de fois requise,
Il fût d'or, de joyaux couvert;
Mais que, tant est son cœur ouvert
Et fin, nul ne l'aura cueillie
Fors lui qu'à la prendre il convie.
S'ils sont mille, qu'il dise à tous:
Un seul l'a, beau sire, et c'est vous.
A nul ne donnerai la Rose,
Dieu me punisse si je l'ose!
Qu'il ne craigne point de jurer,
Au risque de se parjurer,
Car Dieu de tels serments s'amuse
Et rit, et gaîment les excuse.
Jupiter et les Dieux riaient
[61b]
Quand les amants se parjuraient,
Et maintes fois se parjurèrent
Les Dieux qui par amour aimèrent.
Lorsque Jupiter rassurait
Junon sa femme, il lui jurait
Par l'enfer, la sombre demeure,
Se parjurant à la même heure;
C'était sans vergogne montrer
Aux fins amants à parjurer

[p.224]

Saintes et Sains, moustiers et temples,13729.
Quant li Diex lor donnent exemples.
Mais moult est fox, se Diex m'amant,
Qui por jurer croit nul amant;
Car il ont trop les cuers muables.
Jones gens ne sunt pas estables,
Non sunt li viel soventes fois,
Ains mentent seremens et fois.
Et sachiés une chose voire:
Cil qui sires est de la foire,
Doit par tout prendre son tolin;
Et qui ne puet à ung molin,
Hez à l'autre trestout le cors
[62].
Moult a soris povre secors,
Et fait en grant peril sa druge,
Qui n'a c'ung partuis à refuge.
Tout ainsinc est-il de la fame,
Qui de tous les marchiés est dame
Que chascuns fait por li avoir,
Prendre doit partout de l'avoir:
Car moult auroit fole pensée,
Quant bien se seroit porpensée
S'el ne voloit ami que un;
Car, par saint Liefart de Meun[63]
Qui s'amor en ung sol leu livre,
N'a pas son cuer franc ne delivre,
Ains l'a malement aservi.
Bien a tel fame deservi
Qu'ele ait assés anui et paine,
Qui d'ung sol homme amer se paine.
S'el faut à celi de confort,
El n'a nulli qui la confort;
Et ce sunt cil qui plus i faillent,
Qui lor cuer en ung sol leu baillent:

[p.225]

Saints et saintes, église et temple,13861.
Puisque les Dieux donnaient l'exemple,
Dieu me pardonne, d'un amant
Bien fol est qui croit le serment,
Car il a trop le cœur muable;
Jouvenceau n'a pas le cœur stable,
Les vieux non plus souventes fois,
Car ils mentent serments et fois.
Il est une chose notoire:
Celui qui maître est de la foire
Sur tout doit percevoir son gain;
Si ne prend le meunier ton grain,
A l'autre cours tout d'une traite.
La souris, qui n'a pour retraite
Qu'un trou seul, est en grand danger,
Lorsqu'à fuir il lui faut songer.
Il en est ainsi de la femme
Qui de tous les marchés est dame
Que chacun fait pour l'obtenir;
Droit elle a de partout saisir,
Car moult aurait folle pensée,
Après s'être bien porpensée,
D'amis s'elle ne voulait qu'un.
Le fol, par saint Lyphard de Meung
[63b]
Ne peut plus libre aimer et vivre,
En un seul lieu qui son cœur livre;
Il l'a mis en captivité.
Telle femme a bien mérité
Tous ses ennuis, toute sa peine,
Qui d'un seul homme aimer se peine.
Si la délaisse celui-là,
Quel autre la confortera?
Voilà comment femme travaille
En un seul lieu qui son cœur baille

[p.226]

Tuit en la fin toutes les fuient,13763.
Quant las en sunt et s'en ennuient:
N'en puet fame à bon chief venir.


LXXI1I

Comment la Royne de Cartage
Dido, par le vilain oultrage
Qu'Eneas son amy luy fist,
De son espée tost s'occist;
Et comment Philis se pendit,
Pour son amy qu'elle attendit.

Onc ne pot Eneas tenir
Dido, roïne de Cartage,
Qui tant li ot fait d'avantage,
Que povre l'avoit recéu,
Et revestu, et repéu
Las et fuitis du biau pais
De Troie, dont il fu naïs.
Ses compaignons moult honorot.
Car en li trop grant amor ot;
Fist li ses nez toutes refaire
Por li servir et por li plaire;
Donna li, por s'amor avoir,
Sa cité, son cors, son avoir;
Et cil si l'en asséura,
Qu'il li promist et li jura
Que siens iert tous jors et seroit
Ne jamès ne la lesseroit.
Mès cele gaires n'en joï,
Car li traïstres s'enfoï

[p.227]

Et s'y veut malgré tout tenir.13895.
A bonne fin ne peut venir,
Car tous, un beau jour, femme fuient,
Quand las en sont et s'en ennuient.


LXXIII

Comment la reine de Carthage
Dido, pour le vilain outrage
Qu'Ænéas son ami lui fit,
De son glaive soudain s'occit,
Et comment Philis fut se pendre,
Son fiancé lasse d'attendre.

Oncques, tant sut-elle gémir,
Ne put Ænéas retenir,
Qui lui devait tant d'avantage,
Dido, la reine de Carthage;
Car pauvre elle l'avait reçu,
Vêtu l'avait et puis repu
Fuyant son beau pays de Troie,
Au deuil, à la misère en proie.
Son ami moult elle adorait;
En lui si grand amour avait,
Qu'elle lui fit ses nefs refaire
Pour le servir et pour lui plaire;
A lui, pour son amour avoir,
Offrit royaume, corps, avoir.
Ænéas jurait à la belle
Qu'il était son ami fidèle,
Et que toujours il le serait
Et jamais ne la laisserait.
Mais cette reine infortunée,
Par son amant abandonnée,

[p.228]

Sans congié, par mer, à navie,13791.
Dont la bele perdi la vie;
Qu'el s'en ocist ains lendemain
De l'espée, o sa propre main,
Qu'il li ot donnée en sa chambre.
Dido, qui son ami remembre,
Et voit que s'amor est perduë,
L'espée prent, et toute nuë
La drece contremont la pointe,
Souz ses deux mameles l'apointe,
Sor le glaive se lest chéoir.
Moult fu grant pitié à véoir.
Qui tel fait faire li véist,
Dur fust qui pitié n'en préist,
Quant si véist Dido la bele
Sor la pointe de l'alemele;
Par mi le cors la se ficha,
Tel duel ot dont cil la tricha.

Philis ausinc tant atendi
Demophon, qu'ele se pendi
[64]
Por le terme qu'il trespassa,
Dont serement et foi cassa.
Que fist Pâris de Œnoné[65]
Qui cuer et cors li ot donné,
Et cil s'amor lui redonna?
Tantost retolu le don a,
Si l'en ot-il en l'arbre escriptes
A son costel letres petites
Dessus la rive, en leu de chartre,
Qui ne valurent une tartre.
Ces letres en l'escorce estoient
D'ung poplier, et representoient

[p.229]

Du bonheur guère ne jouit;13925.
Car le traître un beau jour s'enfuit,
Sans dire adieu, sur son navire,
Et la belle en expira d'ire,
Qui s'occit de sa propre main,
En sa chambre, le lendemain,
D'un glaive, présent de l'infâme.
Dido, qui son ami réclame,
Voyant tout son amour perdu,
Le glaive saisit, et tout nu
Soudain le dresse, en haut la pointe,
Sous ses deux mamelles l'appointe,
Et puis dessus se laisse choir.
Moult grand' pitié ce fut à voir
La pauvre reine ainsi frappée
De la pointe de son épée;
Quant tel acte faire lui vit,
Moult fut dur qui pitié n'en prit!
Elle se l'est au corps fichée,
Tel deuil avait qu'il l'eût trichée!
Philis aussi tant attendit
Démophon, qu'elle se pendit
[64b];
Car il avait l'heure passée
De rejoindre sa fiancée,
Malgré sa foi et son serment.
Ainsi fait l'infidèle amant
Pâris pour son amante Œnone[65b],
Qui son corps et son cœur lui donne
En échange de son amour,
Et Pâris la trompe en retour.
Or il avait lettres petites
De son couteau sur l'arbre écrites,
En s'embarquant; mais ce contrat
Moins qu'une tarte lui pesa.

[p.230]

Que Xantus s'en retorneroit[66]13823.
Si-tost cum il la lesseroit.
Or r'aut Xantus à la fonteine,
Qu'il la lessa puis por Heleine.

Que refist Jason de Medée
Qui si vilment refu lobée,
Que li faus sa foi li menti
Puis qu'el l'ot de mort garenti,
Quant des toriaus, qui feu getoient
Par lor geules, et qui venoient
Jason ardoir et despecier?
Sans feu sentir et sans blecier,
Par ses charmes le délivra,
Et le serpent si enivra,
Conques ne se pot esveillier,
Tant le fist forment someillier.
Des chevaliers de terre nés,
Bataillereus et forcenés,
Qui Jason voloient occierre,
Quant il entr'eus geta la pierre,
Fist-ele tant qu'il s'entrepristrent,
Et qu'il méismes s'entr'occistrent,
Et li fist avoir la toison
Par son art et par sa poison.
Puis fist Eson rajovenir,
Por miex Jason à soi tenir;
Ne riens de li plus ne voloit,
Fors qu'il l'amast cum il soloit,
Et ses merites regardast,
Por ce que miex sa foi gardast.
Puis la lessa, li maus trichierres,
Le faus, li desloiaus, li lierres,

[p.231]

Sur l'écorce étaient d'un grand hêtre13959.
Ces lettres, et faisaient connaître
Que Xante s'en retournerait
[66b]
Sitôt qu'il la délaisserait;
Or aille Xante à sa fontaine,
Car il la laissa pour Hélène!
De Médée ainsi fait Jason
Par une vile trahison;
Sa foi, l'infâme! il lui renie,
Elle qui lui sauva la vie!
Quand des taureaux qui feu jetaient
Par leurs gueules, et qui venaient
Jason consumer et détruire,
Elle, bravant leurs feux, leur ire,
Par ses charmes le délivra,
Si bien le serpent enivra,
L'endormit de telle manière
Qu'il ne revit plus la lumière.
Les guerriers de la terre nés
Si batailleurs et forcenés,
Et qui Jason voulaient occire,
Elle sut en si grand délire
Plonger, lorsque Jason contre eux
Lança le caillou merveilleux,
Qu'aussitôt ils se combattirent,
Et que d'eux-mêmes s'entr'occirent,
Et lui fit avoir la toison
Par son art et par son poison,
Puis, pour mieux tenir le volage,
Remit Eson en son jeune âge.
Rien de plus de lui ne voulait
Fors qu'il l'aimât comme il soulait,
Et que témoin d'amour si belle
Il lui restât toujours fidèle.

[p.232]

Dont ses enfans, quant el le sot,13855.
Por ce que de Jason les ot,
Estrangla de duel et de rage,
Dont el ne fist mie que sage,
Quant el lessa pitié de mere,
Et fist pis que marastre amere.
Mil exemples dire en sauroie,
Mais trop grant conte à faire auroie.
Briément, tuit les lobent et trichent,
Tuit sunt ribaus, partout se fichent:
Si les doit-l'en ausinc trichier,
Non pas son cuer en ung fichier.
Fole est fame qui si l'a mis,
Ains doit avoir plusors amis,
Et faire, s'el puet, que tant plaise,
Que tous les mete à grant mesaise.
S'el n'a graces, si les aquiere,
Et soit tous jors vers eus plus fiere
Qui plus, por s'amor deservir,
Se peneront de li servir;
Et de ceus acoillir s'efforce
Qui de s'amor ne feront force.
Saiche de geus et de chançons,
Et fuie noises et tençons.
S'el n'est bele, si se cointait,
La plus lede ator plus cointe ait;
Et s'ele véoit déchéoir,
(Dont grant duel seroit à véoir,)
Les biaus crins de sa teste blonde,
Ou s'il convient que l'en les tonde
Par aucune grant maladie,
Dont biauté est tost enledie;
Ou s'il avient que par corrous
Les ait aucuns ribaus desrous,

[p.233]

Eh bien, l'abandonna Jason,13993.
Le faux, le traître, le félon,
Et la pauvre amante trahie,
Dans un noir accès de folie,
Étrangla les enfants qu'elle eut
De Jason, lorsqu'elle le sut,
Étouffant, sa pitié de mère
Et fit pis que marâtre amère.
Mille exemples vous en dirais,
Mais trop grand travail en aurais.
Bref, tous ces ribauds femmes trichent,
En mille endroits leurs amours fichent;
Donc il les faut aussi tricher
Et partout notre cœur ficher.
Sottise à un seul de se rendre!
Femme doit plusieurs amis prendre,
Et pour leur plaire faire tant
Que tous les mette en grand tourment.
Si grâces n'a, qu'elle en acquière
Et soit pour eux d'autant plus fière,
Que plus, pour son cœur obtenir,
Ils s'efforcent de la servir.
Qu'elle accueille de préférence
La froideur et l'indifférence,
Prise les jeux et les chansons,
Les noises fuie et les sermons.
Si belle n'est, que bien se vête,
Plus est laide, plus soit coquette,
Et s'elle voit un beau jour choir
(Ce qui serait moult triste à voir)
Sa belle chevelure blonde,
Ou si besoin est qu'on la tonde
Par suite d'une infirmité
Qui compromette sa beauté,

[p.234]

Si que de ceus ne puisse ovrer13889.
Por grosses treces recovrer,
Face tant que l'en li aporte
Cheveus de quelque fame morte,
Ou de soie blonde borriaus,
Et boute tout en ses forriaus.
Sus ses oreilles port tex cornes
[67],
Que cers, ne bués, ne unicornes,
S'il se devoient effronter,
Ne puist ses cornes sormonter.
Et s'el ont mestier d'estre taintes,
Taingne-les en jus d'erbes maintes,
Car moult ont forces et mécines
Fruit, fust, feulle, escorce et racines.

Et s'el reperdoit sa color[68],
Dont moult auroit au cuer dolor,
Face qu'ele ait oingtures moistes
En ses chambres dedens ses boistes,
Tous jors por soi farder repostes:
Mès bien gart que nus de ses ostes
Nes puist ne sentir, ne véoir;
Trop li en porroit meschéoir.
S'ele a biau col et gorge blanche,
Gart que cil qui sa robe trenche,
Si très-bien la li escolete,
Que sa char pere blanche et nete
Demi pié darriers et devant;
Si en sera plus decevant.
Et s'ele a trop grosses espaules,
Por plaire as dances et as baules,
De délié drap robe port,
Si perra de mains lait deport.

[p.235]

Ou bien si quelque ribaud lâche14027.
Par corroux lui tire et l'arrache,
Au point de ne plus en laisser
De quoi grosses nattes tresser,
Qu'elle ordonne alors qu'on apporte
Les cheveux d'une femme morte,
Ou blonde soie, en fins rouleaux,
Qu'elle glisse sous ses bandeaux.
Qu'elle porte au front telles cornes
[67b]
Que jamais cerfs, bœufs ou licornes,
Assez hardis pour l'affronter,
Son chef ne puissent surmonter.
Et s'elle a besoin d'être teinte,
Qu'elle prenne jus d'herbe mainte,
Car pour la tête, c'est connu,
Moult ont grand' force et grand' vertu
Fruit, bois, feuille, écorce et racine.
Si de sa florissante mine
Elle perd la belle couleur,
Dont moult aurait au cœur douleur,
Que toujours elle ait onguents moites
En sa chambre, dedans ses boîtes,
Pour se farder en tapinois;
Que nul étranger toutefois
Ne les aperçoive ni sente,
Elle en pourrait être dolente.
Belle gorge a-t-elle et cou blanc?
Que le ciseau d'un coup savant
Avec tant d'art la décolète,
Que sa chair luise blanche et nette
Demi-pied derrière et devant,
Il n'est rien d'aussi séduisant.
A-t-elle épaules trop enflées?
Pour plaire au bal, aux assemblées,

[p.236]

Et s'el n'a mains beles et netes13921.
Ou de sirons, ou de bubetes,
Gart que lessier ne les i vueille,
Face-les oster à l'agueille,
Ou ses mains en ses gans repoingne,
Si ni perra bube ne roingne.
Et s'ele a trop lordes mameles,
Preingne cuevrechief ou toéles
Dont sus le pis se face estraindre,
Et tout entor ses costés ceindre,
Puis atachier, coudre ou noer;
Lors si se puet aler joer.

Et comme bonne baisselete,
Tiengne la chambre Venus nete;
S'ele est preus et bien enseignie,
Ne lest entor nule iraignie
Qu'el n'arde, ou rée, errache ou housse,
Si qu'il n'i puisse cuillir mousse.
S'ele a lais piez, tous jors se chauce
[69],
A grosse jambe ait tenvre chauce.
Briément, s'el set sor li nul vice,
Covrir le doit, se moult n'est nice.
S'el set qu'ele ait mauvese alaine,
Ne li doit estre grief ne paine
De garder que jà ne jéune,
Ne qu'el ne parole jéune,
Et gart, s'el puet, si bien sa bouche,
Que près du nez as gens ne touche.
Et s'il li prent de rire envie,
Si bel et si sagement rie,
Qu'ele descrieve deus fossetes
D'ambedeus pars de ses levretes:

[p.237]

Que robe porte de fin drap,14061.
Moins laid son défaut paraîtra.
S'elle a mains laides toutes nues,
Que ses boutons et ses verrues
Ne laisse en paix sa peau souiller,
Mais tantôt les fasse tailler,
Ou bien ses mains en ses gants cache
Et ne montre bouton ni tache.
Et si les seins elle a trop lourds,
Qu'un bandeau vienne à leur secours,
Dont sa poitrine fasse étreindre
Et tout autour ses côtes ceindre,
Puis attacher, coudre ou nouer,
Lors pourra-t-elle aller jouer.
Qu'elle tienne, en bonne coquette,
La chambre de Vénus bien nette;
Qu'elle ait soin d'ôter ou rôtir,
Sans lui laisser mousse cueillir,
La moindre toile d'araignée,
Si sage est et bien enseignée.
Bref, un défaut s'elle se voit,
Toujours dissimuler le doit
Si n'est trop simple la pauvrette.
S'elle a le pied laid, que discrète
Ne se déchausse; il faut enfin
A grosse jambe soulier fin.
Se sait-elle mauvaise haleine?
Que par trop ne s'en mette en peine.
Que seulement se garde à jeun
De jamais parler à quelqu'un,
Et s'il se peut, veille à sa bouche
Que près du nez les gens ne touche.
Quand besoin de rire la prend,
Si bien rie et si sagement

[p.238]

Ne par ris n'enfle trop ses joës,13953.
Ne ne restraingne pas ses moës;
Jà ses levres par ris ne s'uevrent,
Mès repoignent les dents et cuevrent.
Fame doit rire à bouche close,
Car ce n'est mie bele chose
Quant el rit à geule estenduë,
Trop semble estre large et fenduë:
Et s'el n'a dens bien ordenées
[70],
Mès leides et sans ordre nées,
S'el les monstroit par sa risée,
Mains en porroit estre prisée.
Au plorer rafiert-il maniere;
Mès chascune est assés maniere
De bien plorer en quelque place:
Car, jà soit ce qu'en ne lor face
Ne grief, ne honte, ne molestes,
Tous jors ont-eles lermes prestes:
Toutes plorent et plorer seulent
En tel guise cum eles veulent;
Mès hom ne se doit jà movoir
S'il véoit tex lermes plovoir
Ausinc espès cum onques plut,
C'onc à fame tex plor ne plut,
Ne tex diaus, ne tex marrimens,
Que ce ne fust conchiemens.
Plor de fame n'est fors agait,
Lors n'est dolors qu'ele n'agait[71];
Mès gart que par voiz, ne par uevre,
Rien de son penser ne descuevre.
Si rafiert bien qu'el soit à table
De contenance convenable;

[p.239]

Qu'elle décrive deux fossettes14095.
Des deux côtés de ses levrettes;
Qu'elle n'ouvre sa bouche aux gens
En riant, mais couvre ses dents,
Et non plus n'enfle trop ses joues
Ni trop les serre par ses moues.
Femme doit rire gentiment,
Bouche close; laide est vraiment
Quand elle rit gueule étendue,
Trop semble être large et fendue.
A-t-elle de vilaines dents
Qui se croisent dans tous les sens?
Si les montrait en sa risée,
Moins en pourrait être prisée.
Femme encor doit savoir pleurer;
Mais je n'ai pas à leur montrer
A bien pleurer en quelque place,
Car il n'est besoin qu'on leur fasse
Grief, affliction ou deuil:
Femme a toujours la larme à l'œil.
Il n'est pas une qui ne pleure
Quand elle veut, voire à toute heure.
Mais ne se doit homme émouvoir
S'il voit telles larmes pleuvoir
Aussi serré qu'épaisse pluie;
Quand si fort femme pleure et crie
A plaisir, c'est que son chagrin
Couve quelque mauvais dessein.
Larmes de femme, comédie!
Douleur n'est qu'elle n'étudie;
Mais que par ses faits, ni ses dits,
Ne soient pas ses pensers trahis!
Et puis il lui faut être à table
De contenance convenable;

[p.240]

Mès ains qu'el s'i voise séoir,13985.
Face-soi par l'ostel véoir,
Et à chascun entendre doingne
Qu'ele fait moult bien la besoingne.
Aille et viengne avant et arriere,
Et s'asiée la derreniere,
Et se face ung petit atendre
[72],
Ains quel puisse à séoir entendre.
Et quant ele iert à table assise,
Face, s'el puet, à tous servise.
Devant les autres doit taillier,
Et du pain entor soi baillier;
Et doit, por grace deservir,
Devant le compagnon servir
Qui doit mengier en s'escuele:
Devant li mete cuisse, ou êle,
Ou buef, ou porc devant li taille,
Selonc ce qu'il auront vitaille,
Soit de poisson, ou soit de char:
N'ait jà cuer de servir eschar,
S'il est qui soffrir le li voille;
Et bien se gart qu'ele ne moille
Ses dois es broez jusqu'as jointes,
Ne qu'el n'ait pas ses levres ointes
De sopes, d'aulx, ne de char grasse,
Ne que trop de morsiaus n'entasse,
Ne que trop nes mete en sa bouche.
Du bout des dois le morsel touche
Qu'el devra moillier en la sauce,
Soit vert, ou cameline, ou jauce,
Et sagement port sa bouchée,
Que sus son piz goute n'en chée
De sope, de savor, de poivre.
Et si gentement redoit boivre,

[p.241]

Mais avant de s'aller asseoir,14129.
Que par l'hôtel se fasse voir
Et qu'à chacun entendre donne
Que la besogne bien ordonne.
Qu'elle aille et vienne un peu partout
Et la dernière soit debout,
Et qu'un petit se fasse attendre
Avant d'aller sa place prendre.
Et quand à table siégera,
Sur tout veille autant que pourra;
Que devant les convives taille
Le pain, autour de soi le baille;
Sache, pour sa grâce obtenir,
Devant le convive servir
De quoi manger en son écuelle;
Devant lui mette cuisse ou aile,
Tranche de bœuf, porc ou mouton,
Soit que de chair ou de poisson
Ce jour la table soit servie;
S'il accepte, qu'elle n'ait mie
Avare cœur à le servir.
Que ses doigts veille à ne salir
De sauce jusques aux jointures,
Ne laisse à ses lèvres ordures
De graisse, de soupe ni d'aulx,
Ni trop entasse les morceaux,
Ni trop gros les mette en sa bouche.
Du bout des doigts le morceau touche
Qu'elle doit tremper au brouet,
Qu'il soit vert ou jaune, ou brunet;
Et porte si bien sa bouchée,
Que sa bouche ne soit tachée
De sauce ou d'assaisonnement.
Boire elle doit si gentiment

[p.242]

Que sor soi n'en espande goute;14019.
Car por enfrume, ou por trop gloute
L'en porroit bien aucuns tenir,
Qui ce li verroit avenir.
Et gart que jà henap ne touche
Tant cum ele ait morcel en bouche;
Si doit si bien sa bouche terdre,
Qu'el n'i lest nule gresse aerdre,
Au mains en la levre desseure:
Car quant gresse en cele demeure,
Où vin en perent les mailletes,
Qui ne sunt ne beles ne netes;
Et boive petit à petit,
Combien qu'ele ait grant apetit;
Ne boive pas à une alaine
Ne henap plain, ne cope plaine;
Ains boive petit et sovent,
Qu'el n'aut les autres esmovant
A dire que trop en engorge,
Ne que trop boive à gloute gorge,
Mès deliéement le coule.
Le bort du henap trop n'engoule,
Si comme font maintes norrices,
Qui sunt si gloutes et si nices
Qu'el versent vin en gorge cruese,
Tout ainsinc cum en une huese,
Et tant à grans gors en entonnent,
Qu'el s'en confundent et estonnent.
Et bien se gart que ne s'enyvre
[73],
Car en homme ne en fame yvre
Ne puet avoir chose secrée;
Car puis que fame est enyvrée,
11 n'a point en li de deffense,
Ains jangle tout quanqu'ele pense,

[p.243]

Que sur soi goutte ne répande,14163.
Car trop avide et trop gourmande,
La pourraient convives tenir,
Ceci lui voyant advenir.
Qu'oncques sa coupe elle ne touche
Tant qu'aura morceaux en la bouche,
Et la doit si bien essuyer,
Que ne laisse graisse briller
Sur sa lèvre supérieure;
Car si peu que graisse y demeure,
On voit ils flotter sur le vin
D'aspect et malpropre et vilain.
Qu'elle ne boive à perdre haleine
Gobelet plein ou coupe pleine,
Mais boive petit à petit,
Combien qu'elle ait grand appétit,
Plutôt souvent, avec mesure,
Pour que les autres, d'aventure,
Ne disent qu'elle engorge trop
Et que trop boive à plein goulot,
Mais délicatement le coule.
Le bord par trop qu'elle n'engoule,
Comme maintes nourrices font,
Qui sottes et gloutonnes sont,
Et tant à grands flots s'en entonnent
Que s'étourdissent et s'étonnent,
Et versent vin en leur gosier
Comme en botte de cavalier.
Et bien veille que ne s'enivre
[73b],
Car ni l'homme ni la femme ivre
Ne saurait garder un secret.
Quand femme en tel état se met,
Plus n'est en elle de défense,
Elle dit tout ce qu'elle pense,

[p.244]

Et est à tous abandonnée,14053.
Quant à tel meschief s'est donnée.
Et se gart de dormir à table,
Trop en seroit mains agréable.
Trop de ledes choses aviennent
A ceus qui tex dormirs maintiennent.
Ce n'est pas sens de sommeillier
Es leus establis à veillier;
Maint en ont esté decéu,
Et maintes fois en sunt chéu
Devant, ou derriers, ou de coste,
Brisent ou bras, ou teste, ou coste.
Gart que tex dormirs ne la tiengne:
De Palinurus li soviengne
Qui governoit la nef Énée:
Veillant l'avoit bien governée,
Mès quant dormir l'ot envaï,
Du governail en mer chaï,
Et des compaignons noia près,
Qui moult le plorerent après.
Si doit la dame prendre garde
Que trop à joer ne se tarde;
Car el porroit bien tant atendre
Que nus n'i vodroit la main tendre.
Querre doit d'amors le deduit,
Tant cum jonesce la deduit,
Car quant viellesce fame assaut,
D'amors pert la joie et l'assaut.
Le fruit d'amors, se fame est sage,
Coille en la flor de son aage:
Car tant pert de son tens, la lasse!
Cum sans joïr d'amors en passe.
Et s'el ne croit ce mien conseil
Que por commun profit conseil,

[p.245]

Et de tous est à la merci14197.
Lorsqu'elle se dégrade ainsi.
Puis n'aille pas dormir à table;
Trop en serait moins agréable;
Car sottise est de sommeiller
Dans les lieux où l'on doit veiller,
Et trop laides choses adviennent
A ceux que tels dormirs surprennent,
Car maints en ont pâti souvent
Et brisé se sont, en tombant
De côté, devant ou derrière,
Tète ou bras, ou côtes par terre.
Qu'elle chasse le somme intrus
Et songe au vieux Palinurus
Qui gouvernait la nef d'Énée;
Veillant l'avait bien gouvernée,
Mais quand au dormir succomba
Du gouvernail en mer tomba,
Et périt devant l'équipage
Qui pleura longtemps son naufrage.
Puis doit la dame retenir
De trop ne tarder à jouir,
Car pourrait-elle trop attendre
Que nul n'y vînt plus la main tendre.
Quérir doit d'Amour le déduit
Tant que jeunesse lui sourit.
Cueillir doit à la fleur de l'âge
Le fruit d'amour, si femme est sage.
Car lorsque l'aissaillent les ans,
Tôt s'éteint le plaisir des sens.
Autant perd de son temps, la lasse,
Que, sans jouir d'amour, en passe!
Et trop tard s'en repentira
Quand vieillesse la flétrira,

[p.246]

Sache que s'en repentira14087.
Quant viellesce la fîatira
[74].
[Mès bien sai qu'eles m'en creront,
Au mains ceus qui sages seront,
Et se tendront as rigles nostres,
Et diront maintes parternostres
Por m'ame quant ge serai morte,
Qui les enseigne ore et conforte:
Car bien sai que ceste parole
Sera léue en mainte escole.
Biaus très-douz filz, se vous vivés,
Car bien voi que vous escrivés
Où livre du cuer volentiers
Tous mes enseignemens entiers;
Et quant de moi departirés,
Se Diex plest, encor en lirés,
Et en serés mestre cum gié,
Ge vous doing de lire congié
Maugré tretous les chanceliers,
Et par chambres et par celiers,
En prés, en jardins, en gaudines,
Sous paveillons et sous cortines,
Et d'enformer les escoliers
Par garderobes, par soliers,
Par despenses et par estables,
Se n'avés leus plus délitables.
Mès que ma leçon soit léuë,
Quant vous l'aurés bien retenuë.]
Et gart que trop ne soit enclose,
Car quant plus à l'ostel repose,
Mains est de toutes gens véuë,
Et sa biauté mains congnéuë,
Mains convoitie et mains requise.
Sovent voise à la mestre église,

[p.247]

Si ne croit mon conseil si sage14231.
Pour notre commun avantage
[74b].
[Mais bien sais qu'elles me croiront,
Celles au moins qui sages sont,
Et se tiendront aux règles nôtres
Et diront maintes patenôtres
Pour mon âme, quand je mourrai,
Qui tant instruites les aurai.
Car bien sais que cette parole
Sera lue en plus d'une école.
Beau très-doux fils, si vous vivez
(Car bien vois que vous écrivez
De votre cœur dedans le livre
Tous mes préceptes pour les suivre,
Et quand de moi départirez,
A Dieu plaise, encor les lirez,
Et comme moi deviendrez maître),
En mon nom faites-les connaître
Malgré tretous les chanceliers,
Et par chambres et par celliers,
Par prés, et jardins et collines,
Sous bosquets, pavillons, courtines.
Instruisez tous les écoliers
Par garde-robes et greniers,
Par offices et par étables,
Si n'avez lieux plus délectables;
Mais que mes préceptes soient lus
Quand les aurez bien retenus.]
Femme ne doit trop rester close,
Car plus à la maison repose,
Moins on la voit, moins sa beauté
Des connaisseurs de la cité
Excitera la convoitise.
Que souvent elle aille à l'église

[p.248]

Et face visitacions14121.
A noces, à processions,
A geus, à festes, à karoles,
Car en tex leus tient ses escoles
Et chante à ses desciples messe
Li diex d'Amors et la déesse.
Mès bien se soit ainçois mirée
Savoir s'ele iert bien atirée;
Et quant à point se sentira,
Et par les ruës s'en ira,
Si soit de beles aléures,
Non pas trop moles ne trop dures,
Trop eslevées, ne trop corbes,
Mès bien plesans en toutes torbes.
Les espaules, les cotés mueve
Si noblement, que l'en ne trueve
Nule de plus biau movement;
Et marche jolietement
De ses biaus solerés petis,
Que faire aura fait si fetis,
Qui joindront as piés si à point
Que de fronce n'i aura point.
Et se sa robe li traïne,
Ou près du pavement s'encline,
Si la liéve encoste ou devant,
Si cum por prendre ung poi de vent,
Ou por ce que faire le sueille,
Ausinc cum secorcier se vueille,
Por avoir le pas plus délivre;
Lors gart que si le pié délivre,
Que chascun qui passe la voie,
La bele forme du pié voie.
Et s'el est tex que mantel port,
Si le doit porter de tel port,

[p.249]

Et fasse visitations14265.
A noces et processions,
A jeux, à fêtes, à karoles;
En ces lieux tiennent leurs écoles
Et chantent messe tous les jours
La déesse et le Dieu d'Amours.
Mais bien se soit avant mirée
Pour savoir s'elle est bien parée;
Et quand à point se sentira,
Par la rue elle s'en ira,
A belles et fières allures
Non pas trop molles ni trop dures,
Humbles ni raides, mais partout
Gentille, et plaisante surtout.
Les épaules, les hanches meuve
Si noblement que l'on ne treuve
Femme de plus beau mouvement,
Et marche joliettement
Sur ses élégantes bottines,
Qu'elle aura fait faire si fines,
Ses pieds moulant si bien à point,
Que de plis on n'y trouve point.
Et si sa robe traîne à terre,
Sur le pavé, que par derrière
Elle la lève, ou par devant,
Comme pour prendre un peu de vent;
Ou, comme sait si bien le faire,
Pour démarche avoir plus légère,
Se retrousse coquettement
Et découvre son pied charmant,
Pour que chacun passant la voie
La belle forme du pied voie.
Si d'un manteau couverte sort,
Qu'elle le porte d'un tel port,

[p.250]

Que trop la véuë n'encombre14155.
Du biau corps à qui il fait ombre;
Et por ce que le cors miex pere,
Et li tissu dont el se pere.
Qui n'iert trop larges ne trop gresles,
D'argent doré à menus pesles,
Et l'aumosniere toutevoie,
Qu'il est bien drois que l'en la voie;
A deus mains doit le mantel prendre,
Les bras eslargir et estendre,
Soit par bele voie, ou par boë,
Et li soviengne de la roë
Que li paons fait de sa queuë;
Face ausinc du mentel la seuë,
Si que la penne ou vaire ou grise,
Ou tel cum el l'i aura mise,
Et tout le cors en apert monstre
A ceus qu'el voit muser encontre.

Et s'el n'est bele de visage,
Plus lor doit torner comme sage
Ses beles treces, blondes, chieres,
Et tout le haterel derrieres,
Quant bel et bien trecié le sent.
C'est une chose moult plaisant
Que biauté de cheveléure
[75].
Tous jors doit fame metre cure
Qu'el puist la louve resembler,
Quant el vuet les berbis embler;
Car qu'el ne puist du tout faillir,
Por une en vuet mil assaillir[76],
Qu'el ne set laquele el prendra,
Devant que prinse la tendra.

[p.251]

Que la vue en rien il n'encombre14299.
Du beau corps auquel il fait ombre;
Et puis, pour mieux le corps montrer
Et ses habits faire admirer,
Qui ne seront larges ni grêles,
Brodés d'argent et perles frêles,
Avec l'aumônière en sautoir
Qu'il faut aux passants faire voir,
Elle doit lors son manteau prendre
Avec ses deux mains, puis étendre,
Élargir à la fois ses bras,
Soit qu'elle dirige ses pas
Par beau chemin ou par la boue,
Et se souvienne de la roue
Que fait le paon quand on le voit.
Ainsi faire du manteau doit,
Pour que l'étoffe ou vaire ou grise,
Ou n'importe comme on l'a mise,
Elle découvre et son beau corps,
A ceux que rencontre dehors.
S'elle n'est belle de visage,
Elle doit lors, en femme sage,
Avec adresse, à tous les yeux,
De ses épais et blonds cheveux
Étaler l'opulente tresse
Et de sa nuque la souplesse,
Quand bien tressés ses cheveux sent.
C'est un avantage puissant
Que la beauté de chevelure
[75b].
Toujours doit femme mettre cure
A bien la louve ressembler
Quand elle veut brebis voler.
Avant qu'une seule elle en tienne
De peur de tout perdre, la sienne[76b]

[p.252]

Ainsinc doit fame par tout tendre14187.
Ses raiz por tous les hommes prendre:
Car por ce qu'el ne puet savoir
Des quiex el puist la grace avoir,
Au mains por ung à soi sachier,
A tous doit son croc atachier:
Lors ne tardera à venir
Qu'el n'en doie aucun pris tenir
Des fox entre tant de milliers,
Qui li frotera ses illiers,
Voire plusors par aventure,
Car art aide moult à nature.

Et s'ele plusors en acroche
Qui metre la veillent en broche,
Gart comment que la chose queure,
Qu'ele ne mete à deus une heure:
Car por decéu se tendroient,
Quant plusors ensemble vendroient;
Si la porroient bien lessier:
Ce la porroit moult abaissier.
Car au mains li eschaperoit
Ce que chascuns aporteroit,
Et ne lor doit jà riens lessier,
Dont il se puissent engressier;
Mais metre à si grant povreté;
Qu'il muirent las et endeté;
Et cele en soit riche manans,
Car perdus est li remanans.
D'amer povre homme ne li chaille,
Qu'il n'est riens que povres hons vaille,
Se c'iert Ovides ou Omers
[77],
Ne vaudroit-il pas deus gomers,

[p.253]

Elle ne sait comment choisir,14333.
Pour une en veut mille assaillir.
Ainsi doit femme partout tendre
Ses rets pour tous les hommes prendre,
Car puisqu'elle ne peut savoir
Desquels d'abord la grâce avoir,
Pour un au moins tirer vers elle,
Que tous de son croc les harcelle.
Ne tardera lors à venir
Qu'elle n'en doive aucun tenir,
Voire plusieurs, par aventure
(Car art aide moult à nature),
De fous entre tant de milliers,
Et qui lui frotte flancs et pieds.
Et si plusieurs elle en accroche
Qui tous la veuillent mettre en broche,
Qu'en ses rendez-vous amoureux
Même heure elle ne donne à deux;
Se rencontrant plusieurs ensemble
Ils verraient sa ruse, il me semble,
Et bien pourraient-ils la laisser,
Ce qui moult, pourrait l'abaisser.
Car, pour le moins, y perdrait-elle
Ce que contient leur escarcelle;
Or rien ne leur doit onc laisser
Dont ils se puissent engraisser,
Mais en tel état les réduire
Qu'ils meurent de misère et d'ire
Pendant qu'elle s'enrichira;
Ce que leur laisse elle perdra.
Surtout qu'aimer pauvre homme n'aille,
Car rien n'est que pauvre homme vaille;
Ovide et Homère indigents
[77b]
Ne vaudraient deux vomissements.

[p.254]

Ne ne li chaille d'amer hoste,14219.
Car, ainsinc cum il met et oste
Son cors en divers herbergages,
Ainsinc li est li cuers volages.
Hoste amer ne li lo-ge pas,
Mais toutevois en son trespas
Se deniers ou joiaus li offre,
Prengne tout et mete en son coffre,
Et face lors cil son plesir,
Ou tout en haste, ou à lesir.
Et bien gart qu'el n'aint ne ne prise
[78]
Nul homme de trop grant cointise,
Ne qui de sa biauté se vante,
Car c'est orgoil qui si le tente.
Si s'est en l'ire Diex boutés
Homs qui se plest, jà n'en doutés:
Car ainsinc le dit Tholomée
Par qui fu moult science amée:
Tex n'a pooir de bien amer,
Tant a mauvès cuer et amer;
Et ce qu'il aura dit à l'une,
Autant dira-il à chascune,
Et pluseurs en revet lober,
Por eus despoillier et rober.
Mainte complainte en ai véue
De pucele ainsinc décéuë.

Et s'il vient aucuns prometieres,
Soit loiaus homs, ou hoquelieres,
Qui la vueille d'amors prier,
Et par promesse à soi lier;
Et cele ausinc li repromete,
Mais bien se gart qu'el ne se mete

[p.255]

Que jamais surtout elle n'aime14367.
Aucun étranger; car de même
Qu'il héberge en maint logement
Son corps, de même assurément
Il doit avoir le cœur volage;
Qu'étranger n'aime, s'elle est sage,
Avant tout je le lui défend.
En son passage si pourtant
Deniers ou joyaux il lui offre,
Que tout prenne et mette en son coffre,
Et qu'il fasse alors son plaisir
Ou tout en hâte, ou à loisir.
Surtout que nul homme elle n'aime
[78b]
Par trop amoureux de lui-même,
Qui se vante de sa beauté;
Par l'orgueil seul il est tenté.
Car ainsi le dit Ptolémée
Par qui fut moult science aimée:
«Tel homme ne peut bien aimer
Tant est son cœur vil et amer;
Car ce qu'il aura dit à l'une,
Autant dira-t-il à chacune,
Cherchant à plusieurs enjoler
Pour les dépouiller et voler,
Et j'ai mainte plainte entendue
De damoisele ainsi déçue.
Ceux-là des Dieux sont détestés,
Qui tant s'admirent, n'en doutez.»
S'il vient grand faiseur de promesses,
Loyal ou chercheur de finesses,
Qui la veuille d'amour prier
Et par promesse à soi lier,
Qu'elle aussi n'hésite à promettre;
Mais bien veille à ne pas se mettre,

[p.256]

Por nule riens en sa manoie,14251.
S'el ne tient ainçois la monoie:
Et s'il mande riens par escrit,
Gart se cil faintement escrit,
Ou s'il a bonne entencion
De fin cuer sans decepcion.
Après li rescrive en poi d'ore,
Mès ne soit pas fait sans demore.
Demore les Amans atise
Mais que trop longue ne soit prise;
Et quant ele aura la requeste
De l'amant, gart que ne se heste
De s'amor du tout otroier;
Ne ne li doit du tout noier,
Ains le doit tenir en balance,
Qu'il ait paor et esperance.
Et quant cil plus la requerra,
Et cele ne li offerra
S'amor qui si forment l'enlace,
Gart soi la dame que tant face
Par son engin et par sa force

Que l'espérance adès enforce,
Et petit à petit s'en aille
La paor, tant qu'ele defaille,
Et qu'il facent pez et concorde.
Cele qui puis à li s'acorde,
Et qui tant set de guiles faintes,
Diex doit jurer, et sainz et saintes,
C'onc ne se volt mès otroier
A nul, tant la séust proier;
Et die: «Sire, c'est la somme,
Foi que doi saint Pere de Romme,
Par fin amor à vous me don,
Car ce n'est pas por vostre don:

[p.257]

Pour rien au monde, en son pouvoir,14401.
Si l'argent n'est dans le tiroir.
Si par écrit il la courtise,
Qu'elle veille si c'est feintise,
Ou s'il a bonne intention
De fin cœur sans déception,
Et brèvement lors lui récrive,
Mais à répondre ne soit vive
(Retard attise les amants),
Sans tarder non plus trop longtemps.
Et quand ouïra la prière
D'un amant, qu'elle se modère;
Point ne lui doit tout octroyer,
Son cœur, ni tout lui dénier;
Mais le doit tenir en balance
Entre la peur et l'espérance.
Plus celui-là la pressera,
Moins vite elle lui offrira
Son amour, qui si fort l'enlace;
Mais que la dame si bien fasse,
Résistant de tout son pouvoir,
Que toujours croisse en lui l'espoir,
Et petit à petit s'efface
La peur, si bien que toute passe,
Et qu'ils fassent leur paix tous deux.
Elle alors, comblant tous ses vux,
Et qui tant sait de ruses feintes,
Doit jurer Dieu et saints et saintes
Qu'à nul ne se voulut bailler,
Jamais, tant la sût-il prier,
Et dise: «Enfin je suis vaincue,
Par la foi au saint Père due,
De fin amour à vous me rends;
Et ce n'est pas pour vos présents,

[p.258]

N'est hons nés por qui ce féisse14285.
Por nul don, tant grant le véisse.
Maint vaillant homme ai refusé,
Car moult ont maint à moi musé:
Si croi que m'avés enchantée,
Male leçon m'avés chantée.»
Lors le doit estroit acoler,
Et baisier por miex afoler.
Mais s'el vuet mon conseil avoir,
Ne tende à riens fors qu'à l'avoir.
Fole est qui son ami ne plume
Jusqu'à la derreniere plume:
Car qui miex plumer le saura,
C'iert cele qui mieldre l'aura,
Et qui plus iert chiere tenuë,
Quant plus chier se sera venduë,
Car ce que l'en a pour noiant,
Tant le va-l'en plus viltoiant,
L'en nel' prise pas une escorce:
Se l'en le pert, l'en n'i fait force,
Au mains si grant ne si notée,
Cum s'en l'avoit chier achatée.

Mais au plumer raffiert maniere:
Ses valez et sa chamberiere,
Et sa seror et sa norrice,
Et sa mere, se moult n'est nice,
Por qu'il consentent la besoingne,
Facent tant tuit que cil lor doingne
Sorcot ou cote, ou gans ou mofles,
Et ravissent cum uns escofles
Quanqu'il en porront agraper,
Si que cil ne puist eschaper

[p.259]

Homme n'est à qui je le fisse14435.
Pour nul don, si grand que le visse.
Maint vaillant homme ai refusé,
Car maints ont près de moi musé;
Vous m'avez, je crois, enchantée,
Male leçon m'avez chantée.»
Alors, pour le mieux affoler,
Tendrement le doit accoler
Et baiser, tant qu'amour l'enivre.
Mais s'elle veut mes conseils suivre,
Que rien ne chasse fors l'argent;
Car trop folle est assurément
Femme qui son ami ne plume
Et jusqu'à la dernière plume.
C'est celle qui le plumera
Le mieux, que plus il aimera,
Et femme est plus chère tenue
Quand plus cher elle s'est vendue;
Car ce qu'on obtient pour néant
Toujours le va-t-on dédaignant,
On le prise moins qu'une paille;
Quand on le perd, on ne bataille
Avec autant de fermeté
Que si cher on l'eût acheté.
Mais plumer il y a manière.
Que ses valets, sa chambrière
Et sa nourrice, et puis sa sœur,
Et sa mère, d'égale ardeur,
Pour consentir à la besogne,
Se fassent donner sans vergogne
Cottes, manteaux, mitaines, gants,
Et ravissent comme milans
Tout ce qu'ils pourront en leur serre,
Tant qu'il n'aura fait sa dernière,

[p.260]

De lor mains en nule maniere,14317.
Tant qu'il ait fait sa derreniere;
Si cum cil qui geuë as noiaus,
Tant lor doint deniers et joiaus.
Moult est plus-tost proie achevée,
Quant par plusors mains est levée.
Autre fois li redient: «Sire,
Puisqu'il le vous convient à dire,
Vez qu'à ma dame robe faut;
Comment soffrés-vous cest défaut?
S'el vosist faire, par saint Gile!
Por tel a-il en ceste vile,
Comme roïne fust venuë
Et chevauchast à grant sambuë:
Dame, porquoi tant atendés,
Que vous ne la li demandés?
Trop par estes vers li honteuse,
Quant si vous lesse soffreteuse.»
Et cele, combien qu'il li plaisent,
Lor doit commander qu'il se taisent;
Que tant espoir en a levé,
Qu'el l'a trop malement grevé.
Et s'ele voit qu'il s'aparçoive
Qu'il li doint plus que il ne doive,
Et que forment grevé cuide estre
Des grans dons dont il la suet pestre,
Et sentira que de donner
Ne li ose mès sermonner,
Lor li doit prier qu'il li preste,
Et li jurt qu'ele est toute preste
De le li rendre à jor nommé
Tel cum il li aura donné;
Mès bien est par moi deffendu
Que jamès rien n'en soit rendu.

[p.261]

Comme s'il jouait aux noyaux,14469.
Tant leur donne argent et joyaux,
Si bien qu'en aucune manière
Il n'y puisse un lopin soustraire.
Gibier plus vite est achevé
Quand par plusieurs mains est levé.
Puis d'autres fois qu'ils disent: «Sire,
Ma dame, puisqu'il faut le dire,
De robe neuve a grand besoin,
D'elle avez-vous si peu de soin?
Or, s'elle voulait, par saint Gille!
J'en connais plus d'un par la ville
Qui si bien la contenterait
Que chevaucher on la verrait
Comme reine en grand équipage.»
Puis à la dame ce langage
Tiendront: «Pourquoi tant attendez
Que vous ne la lui demandez?
Vers lui vous êtes trop honteuse
Qui tant vous laisse souffreteuse.»
Elle, combien qu'heureuse soit,
Leur imposer silence doit,
Et protester qu'elle est confuse
Et de sa bonté qu'elle abuse.
Mais si, l'autre s'apercevant
Qu'il est trop généreux vraiment,
Et que presque épuisé pense être
Des cadeaux dont il la sut paître,
S'elle juge que pour donner
L'heure n'est de le sermonner,
Lors le doit prier qu'il lui prête
Et jurer qu'elle est toute prête
A tout lui rendre le jour dit
Ce qu'elle aura pris à crédit;

[p.262]

Se ses autres amis revient,14351.
Dont ele a plusors, se Dé vient,
Mais en nul d'eus son cuer n'a mis,
Tout les clame-ele ses amis,
Si se complaingne, comme sage,
Que sa meillor robe est en gage,
Et queurt chascun jor à usure,
Dont ele est en si grant ardure,
Et tant est ses cuers à mesese,

Qu'el ne fera riens qui li plese
Se cil ne li réant ses gages;
Et li valés, se moult n'est sages,
Por quoi pécune li soit sorse,
Metra tantost main à la borse,
Ou fera quelque chevissance
Dont li gage auront délivrance,
Qui n'ont mestier d'estre réans,
Ains sunt, espoir, tretuit léans
Por le bacheler enserré
En aucun cofre bien ferré:
Qu'il ne li chaut, espoir, s'il cerche
Dedens sa huche ou à sa perche,
Por estre de li miex créuë,
Tant qu'ele ait la pecune éuë.
Li tiers reserve d'autel lobe;
Ou ceinture d'argent, ou robe,
Ou guimple lo qu'el li demande,
Et puis deniers qu'ele despende;
Et s'il ne li a que porter,
Et jurt, por li reconforter,
Et fiance de pié, de main,
Qu'il l'aportera lendemain,

[p.263]

Mais je défends bien à la dame14503.
De rien lui rendre, sur mon âme.
Lors si de ses amis survient
Un second (car toujours en tient,
Plaise à Dieu, plusieurs en réserve,
Et toutefois son cœur conserve,
Car en nul d'eux, tout ne l'a mis,
Bien que les nommât ses amis),
Qu'alors se plaigne, en femme sage,
Que sa belle robe est en gage,
Que chaque jour à l'usurier
Elle a recours, affreux métier,
Dont tant son cœur est à mésaise
Que rien ne fera qu'il lui plaise
S'il ne lui rend ses gages tôt.
Et le varlet, si c'est un sot
Qui bien garnie ait la sacoche,
Mettra soudain main à la poche,
Ou lui saura bien procurer
De quoi ses gages délivrer,
Qui d'être rachetés n'ont cure,
Car tout fut léans, je vous jure,
Pour le pigeon, d'abord serré
En aucun coffre bien ferré.
Du reste, elle dira qu'il cherche
Dedans sa huche ou sur sa perche,
S'il ne la croit absolument,
Tant qu'à la fin elle ait l'argent.
Que de même le tiers pressure
Et lui demande une coiffure,
Ou robe, ou ceinture d'argent,
Pour ses besoins deniers comptant;
Et ne pouvant la satisfaire,
Si pour la conforter, lui plaire,

[p.264]

Face li les oreilles sordes;14383.
Ne croie riens, que ce sunt bordes,
Trop sunt tuit apers mentéors.
Plus m'ont menti li flatéors,
Et fois et seremens jadis,
Qu'il n'a de sainz en paradis.
Au mains puisqu'il n'a que poier,
Face au vin son gage envoier
Por deus deniers, por trois, por quatre,
Ou voise hors aillors esbatre.

Si doit fame, s'el n'est musarde,
Faire semblant d'estre coarde,
De trembler, d'estre paoreuse,
D'estre destrainte et angoisseuse,
Quant son ami doit recevoir,
Et li face entendre de voir,
Qu'en trop grant peril le reçoit,
Quant son mari por li deçoit,
Ou ses gardes, ou ses parens;
Et que se la chose ert parens
Qu'ele vuet faire en repostaille,
Morte seroit sans nule faille;
Et jurt qu'il ne puet demorer,
S'il la devroit vive acorer:
Puis demeurt à sa volenté,
Quant el l'aura bien enchanté.
Si li redoit bien sovenir,
Quant ses amis devra venir;
S'el voit que nus ne l'aparçoive,
Par la fenestre le reçoive,
Tout puist-ele miex par la porte,
Et jurt qu'ele est destruite et morte,

[p.265]

Il promet de pied et de main14537.
De l'apporter le lendemain,
Qu'elle lui fasse oreilles sourdes
Sans se laisser prendre à ses bourdes.
Tous les hommes sont des menteurs,
Plus m'ont fait jadis les flatteurs
De serments, de promesses feintes,
Qu'il n'est au ciel de saints ni saintes!
Qu'au moins, s'il n'a de quoi payer,
Fasse au vin son gage envoyer
Pour deux deniers ou trois, ou quatre,
Ou tôt dehors s'en aille ébattre.
S'elle n'est sotte, maintenant
Femme devra faire semblant
De trembler et d'être peureuse,
Moult inquiète et angoisseuse
Quand doit son ami recevoir,
Et lui faire clairement voir
A quels périls elle s'expose
Lorsque pour lui tromper elle ose
Époux et gardiens et parents,
Et que si son secret céans
Était surpris, ce que redoute,
Morte serait sans aucun doute,
Et qu'il ne peut là demeurer
La dût-il vivante écurer;
Puis enfin qu'il reste à sa guise
Quand moult verra son âme prise.
Puis il lui doit bien souvenir
Quand son ami devra venir:
S'elle voit qu'on ne l'aperçoive,
Qu'à la fenêtre le reçoive
Quand voire à l'huis le pourrait mieux,
Jurant qu'ils sont perdus tous deux

[p.266]

Et que de li seroit néans,14415.
Se l'en savoit qu'il fust léans:
Nel' garroient armes esmoluës
[79]
Heaumes, haubers, pex ne maçuës,
Ne husches, ne clotes, ne chambres,
Qu'il ne fust depeciés par membres.
Puis doit la dame souspirer,
Et soi par semblant aïrer,
Et l'assaille et li core sore,
Et die que si grant demore
N'a-il pas faite sans raison,
Et qu'il tenoit en sa maison
Autre fame, quelqu'ele soit,
Dont li solas miex li plesoit,
Et qu'ore est-ele bien traïe,
Quant il l'a por autre enhaïe;
Et doit estre lasse clamée,
Quant ele aime sans estre amée.
Et quant orra ceste parole,
Cil, qui la pensée aura fole,
Si cuidera tout erraument
Que cele l'aint trop loiaument,
Et que plus soit de li jalouse
C'onc ne fu de Venus s'espouse
Vulcanus, quant il l'ot trovée
Avecques Mars prise provée[80]
[Es laz qu'il ot d'arain forgiés.
Les tenoit andeus en fors giés,
Où geu d'amors joinz et liés,
Tant les ot le fol espiés.

[p.267]

Et que c'en est fait de leur vie14571.
S'ils sont pris en telle frairie:
Ne les garantiraient cimiers,
Masses ni pieux, ni boucliers,
Ni huches, ni fosses, ni chambres,
D'être tout dépecés par membres.
Puis doit la dame soupirer,
Par feinte se désespérer,
Lui courir sus en grand' démence,
Criant qu'une si longue absence
Il n'a pas faite sans raison,
Car il tenait en sa maison,
Bien le sait, une autre maîtresse
Dont il préfère la caresse,
Qu'elle languit dans l'abandon
Pour une autre, à grand' trahison,
Et doit chétive être clamée
Quant elle aime sans être aimée.
Et lui de croire incontinent
Qu'elle l'adore éperdûment
(Car, cette parole entendue,
Il aura la tête perdue),
Et que de lui jalouse est plus
Qu'oncques de sa femme Vénus
Ne fut Vulcain, quand l'eut trouvée
Avecque Mars prise prouvée
[80b].
[Es lacs d'airain par lui forgés
Tous deux les tenait engagés
Dedans leur amoureuse étreinte,
Tant le fol sut cacher sa feinte!

[p.268]

LXXIV

Comment Vulcanus espia14445.
Sa femme, et moult fort la lia
D'un laz avec Mars, ce me semble,
Quant couchiés les trouva ensemble.

Si-tost cum Vulcanus ce sot,
Que pris provés andeus les ot
Es laz qu'entor le lit posa,
(Moult fut fox quant faire l'osa:
Car cil a moult poi de savoir,
Qui seus cuide sa femme avoir,)
Les Diex i fist venir en heste,
Qui moult ristrent et firent feste,
Quant en ce point les aparçurent.
De la biauté Venus s'esmurent
Tuit li plusors des Dame-Diex,
Qui moult faisoit plaintes et diex
Comme honteuse et corrocie,
Dont ainsinc iert prise et lacie,
C'onc n'ot honte à ceste pareille.
Si n'iert-ce pas trop grant merveille,
Se Venus o Mars se metoit;
Car Vulcanus si lais estoit,
Et si charbonnés de sa forge,
Par mains et par vis et par gorge,
Que por riens Venus ne l'amast,
Combien que mari le clamast.
Non par Diex pas, se ce fut ores
Absalon o ses treces sores,
Ou Pâris, filz le roi de Troie,
Ne l'en portast-el jà manoie:

[p.269]

LXXIV

Comment son épouse épia14601.
Vulcain et moult fort la lia
D'un ret avec Mars, il me semble,
Quand les trouva couchés ensemble.

Donc Vulcain en flagrant délit
Les enserre tous deux au lit
Dans les lacs qu'alentour il pose
(Moult fut sot quand fit telle chose,
Car moult a trop peu de savoir
Qui croit tout seul sa femme avoir),
Puis les Dieux en hâte convoque.
Chacun alors rit et se moque
Les voyant ainsi pris tous deux.
Plusieurs, parmi les seigneurs Dieux,
Des attraits de Vénus s'émurent,
Lorsque ses pleurs ils aperçurent,
Ses cris, sa honte et son courroux
D'être ainsi prise aux yeux de tous,
Insulte à nulle autre pareille.
Or ce n'était pas grand' merveille
Si Vénus à Mars se donnait;
Car si laid ce Vulcain était
Et si charbonné de sa forge,
Les mains, le visage et la gorge,
Que Vénus onc aimé ne l'eût,
Malgré que son époux il fût.
Voire elle n'eût pour rien au monde
D'Absalon à la tête blonde,
Ni du fils du roi d'Ilion
Subi la domination.

[p.270]

Que bien savoit la debonnaire,14175.
Que toutes fames sevent faire.
D'autre part, el sunt franches nées;
Loi les a condicionnées,
Qui les oste de lor franchises
Où Nature les avoit mises:
Car Nature n'est pas si sote
Qu'ele féist nestre Marote
Tant solement por Robichon,
Se l'entendement i fichon,
Ne Robichon por Mariete,
Ne por Agnès, ne por Perrete:
Ains nous a fait, biau filz, n'en doutes,
Toutes por tous et tous por toutes,
Chascune por chascun commune,
Et chascun commun por chascune,
Si que quant eus sunt affiées,
Par loi prises et mariées,
Por oster dissolucions,
Et contens, et occisions,
Et por aidier les norretures
Dont il ont ensemble les cures,
Si s'efforcent en toutes guises
De retorner à lor franchises
Les dames et les damoiseles,
Quiex qu'el soient, ledes ou beles.
Franchise à lor pooir maintiennent,
Dont trop de maus vendront et viennent,
Et vindrent à plusors jadis.
Bien en nomberroie jà dis,
Voire cent, mès ge les trespasse,
Car g'en seroie toute lasse,
Et vous d'oîr tous encombrés,
Ains que ges éusse nombrés:

[p.271]

Car moult savait la débonnaire14631.
Ce que toute femme sait faire.
Du reste, mon fils, entre nous,
Tout aussi bien que leurs époux,
Les épouses libres naquirent;
Nos lois seules les asservirent,
Leur ravissant ce droit inné
Que Nature leur a donné.
Car Nature n'est pas si sotte
Que d'avoir fait naître Marotte
Uniquement pour Robichons,
Si bien nous y réfléchissons,
Ni Robichons pour Mariette,
Ni pour Agnès, ni pour Perrette;
Mais nous a faits, mon fils très-doux,
Tous pour toutes, toutes pour tous,
Chacune pour chacun commune
Et chacun commun pour chacune;
Si bien que prises une fois
Par le mariage et les lois,
Pour satisfaire de Nature
Les besoins dont ils ont la cure
Et fuir les dissolutions,
Les débats, les occisions,
Toujours, mon fils, laides ou belles,
Les dames et les damoiselles
Ont de tout leur pouvoir tenté
De recouvrer leur liberté.
Leurs droits quand même elles maintiennent,
D'où trop de maux viendront et viennent,
Et vinrent à plusieurs jadis.
Je vous en compterais bien dix
Et même cent; mais je les passe,
Car j'en serais tretoute lasse

[p.272]

Car quant chascuns jadis véoit14509.
La fame qui miex li séoit,
Maintenant ravir la vosist,
Se plus fort ne la li tosist,
Et la lessast, s'il li pléust,
Quant son voloir fait en éust;
Si que jadis s'entretuoient,
Et les norretures lessoient,
Ains que l'en féist mariages
Par le conseil des hommes sages.
Et qui vodroit Oraces croire,
Bonne parole en dit et voire,
Car moult bien sot lire et diter.
Si la vous voil ci reciter,
Car sage fame n'a pas honte,
Quant bonne autorité raconte:
Jadis au temps Helene furent
[81]
Batailles, que les cons esmurent,
Dont cil à grant dolor perirent
Qui por eus les batailles firent;
Mès les mors n'en sunt pas séues
Quant en escrit ne sunt léuës:
Car ce ne fu pas la premiere,
Non sera-ce la darreniere
Par qui guerres vendront et vindrent
Entre ceus qui tendront et tindrent
Lor cuers mis en amor de fame,
Dont maint ont perdu cors et ame,
Et perdront, se li siecle dure.
Mès prenés bien garde à Nature:
Car, por plus clerement véoir
Cum ele a merveilleus pooir,
Mainz exemples vous en puis metre,
Qui bien font à véoir en letre.

[p.273]

Et vous d'ouïr tout encombré14665.
Avant que j'eusse tout nombré.
Car si l'un voyait une dame
Jadis qu'il voulût pour sa femme,
Si plus fort ne la lui prenait,
Aussitôt ravir la voulait,
Pour en quérir une nouvelle,
Sitôt rebuté de la belle,
Dont maints allaient s'entre-tuant
Et tous leurs devoirs oubliant,
Avant que l'on fît mariages
Par le conseil des hommes sages.
Et si me voulez écouter
Horace je vous vais citer,
Car sage femme n'a pas honte
Quand bonne autorité raconte.
Croyez-le, car il a dicté
Mainte profonde vérité:
«Jadis au temps d'Hélène furent
[81b]
Batailles, que les cons émurent,
Où périrent nombre de ceux
Qui bataillaient ainsi pour eux.
Mais combien de morts inconnues
Parce qu'en écrits ne sont lues!
Car la première ne fut pas
Ni la dernière, Hélène, hélas!
Par qui guerres viendront et vinrent
Entre ceux qui tiendront et tinrent
Leurs cœurs en les lacs féminins,
Dont âme et corps perdirent maints
Et perdront si le monde dure.
Mais étudiez la Nature;
Car pour faire clairement voir
Comme elle a merveilleux pouvoir,

[p.274]

LXXV

Cy nous est donné par droicture14543.
Exemple du povoir Nature.

Li oisillons du vert boscage,
Quant il est pris et mis en cage,
Norris moult ententivement
Leans delicieusement,
Et chante, tant cum sera vis,
De cuer gai, ce vous est avis,
Si desire-il les bois ramés,
Qu'il a naturelment amés,
Et vodroit sor les arbres estre,
Jà si bien nel' saura-l'en pestre:
Tous jors i pense, et s'estudie
A recovrer sa franche vie.
Sa viande à ses piez demarche,
Por l'ardor qui ses cuers li charche,
Et vet par sa cage traçant,
A grant angoisse porchaçant
Comment fenestre ou partuis truisse,
Par quoi voler au bois s'en puisse.
Ausinc sachiés que toutes fames,
Soient damoiseles ou dames,
De quelconque condicion,
Ont naturele entencion,
Qu'el cercheroient volentiers
Par quex chemins, par quex sentiers
A franchise venir porroient,
Car tous jors avoir la vorroient.

[p.275]

Maints exemples vous vais produire14699.
Pour mieux vous expliquer mon dire.


LXXV

Ci pouvez maint exemple voir
De Nature et son grand pouvoir.

Quand l'oisillon du vert bocage
Est pris et qu'il est mis en cage
Et nourri moult soigneusement,
Léans tant comme il est vivant
Délicieusement il chante,
Sa douce gaîté nous enchante.
Mais il pense à ses bois ramés
Qu'il a de sa nature aimés
Et sur les arbres voudrait être.
En vain le saurez-vous repaître,
Toujours il pense, en vérité,
A recouvrer sa liberté.
Aux pieds il foule sa pâture
Pour l'ennui que son cœur endure,
Et va par la cage traçant,
A grande angoisse pourchassant,
Pour trouver fenêtre ou passage
Par où voler à son bocage.
Telle, en toute condition,
Ont naturelle intention,
Sachez-le, tretoutes les femmes,
Toutes, damoiselles ou dames,
Et toujours cherchent volontiers
Par quels chemins et quels sentiers
Recouvrer aussi leur franchise
Qui toujours leurs pensers attise.

[p.276]

Ausinc vous dis-ge que li hon,14571.
Qui s'en entre en religion,
Et vient après qu'il s'en repent,
Par poi que de duel ne se pent,
Et se complaint et se demente
Si que tout en soi se tormente,
Tant li sourt grant desir d'ovrer
Comment il porra recovrer
La franchise qu'il a perduë,
Car la volenté ne se muë
Por nul habit qu'il puisse prendre,
En quelque leu qu'il s'aille rendre.
C'est li fox poisson qui s'en passe
Parmi la gorge de la nasse,
Qui, quant il s'en vuet retorner,
Maugré sien l'estuet sejorner
A tous jors en prison léans,
Car du retorner est néans.
Li autres qui dehors demorent,
Quant il le voient si, acorent
Et cuident que cil s'esbanoie
A grant déduit et à grant joie,
Quant là le voient tornoier,
Et par semblant esbanoier.
Et por ice méismement
Qu'il voient bien apertement
Qu'il a leans assés viande
Tele cum chascun d'eus demande,
Moult volentiers i enterroient.
Si vont entor, et tant tornoient,
Tant i hurtent, tant i aguetent,
Que truevent le trou et s'i getent.
Mès quant il sunt leans venu,
Pris à tous jors et retenu,

[p.277]

Il en est ainsi de l'oison14729.
Qui s'est mis en religion;
Car peu s'en faut qu'il ne se pende,
Tant son deuil, sa souffrance est grande,
Quand se repent; un seul désir
Lui tient au cœur, reconquérir
La liberté qu'il a perdue.
Car la volonté ne se mue,
Comme on change de vêtement;
Rien n'y fait, vu ni sacrement.
C'est le poisson follet qui passe
Dedans la gorge de la nasse,
Et lorsqu'il s'en veut retourner
Malgré lui devra séjourner
En prison, pour toute sa vie,
Car impossible est la sortie.
Les autres demeurés dehors
Le voyant, d'accourir alors,
Et de penser qu'il se festoie
A grand déduit, à grande joie,
Quand l'aperçoivent tournoyer
Et par semblant se festoyer.
Or comme chacun se figure
Qu'il se gorge là de pâture,
Comme ils voudraient, tout à loisir,
Lors n'écoutant que leur désir,
Tous entrer voudraient à la file.
Tant chacun tourne et se faufile
Et tant s'y heurte, qu'un beau jour
Par le pertuis passe à son tour.
Mais quand il est dedans la nasse
A toujours pris, son bonheur passe
Et jamais ne se peut tenir
Qu'il ne veuille s'en revenir.

[p.278]

Puis ne se puéent-il tenir14605.
Que hors ne voillent revenir:
Là les convient à grant duel vivre
Tant que la mort les en délivre.
Tout autel vie va querant
Li jones hons, quant il se rent;
Car jà si grans solers n'aura,
Ne jà tant faire ne saura
Grant chaperon, ne large aumuce,
Que Nature où cuer ne se muce:
Lors est-il mors et mal-baillis
Quant frans estas li est faillis,
S'il ne fait de neccessité
Vertu, par grant humilité.
Mès Nature ne puet mentir,
Qui franchise li fait sentir:
Car Oraces néis raconte,
Qui bien set que tel chose monte:
«Qui vodroit une forche prendre
Por soi de Nature deffendre,
Et la boteroit hors de soi,
Revendroit-ele, bien le soi
[82]
Tous jors Nature retorra,
Jà por habit ne demorra:»
Que vaut ce? Toute créature
Vuet retorner à sa nature.
Jà nel' lerra por violence
De force ne de convenance.
Ce doit moult Venus escuser,
Quant voloit de franchise user,
Et toutes dames qui se geuent,
Combien que mariage veuent:
Car ce lor fait Nature faire,
Qui les veut à franchise traire.

[p.279]

Là lui convient à grand deuil vivre14763.
Jusqu'à ce que mort l'en délivre.

Pareil sort l'homme va quérant
Lorsque jeune il entre au couvent.
Or il n'aura si grand' chaussure,
Aumusse, chaperon, coiffure,
Qu'il puisse Nature empêcher
Dedans son cœur de se cacher.
Lors est-il mort; toute sa vie
Pleure sa liberté ravie,
S'il ne fait de nécessité
Vertu, par grande humilité.
Car Nature ne ment point, elle,
Qui sa liberté lui rappelle:
Voilà ce qu'Horace écrivait,
Le savant homme, à ce sujet:
«Qui voudrait une fourche prendre
Pour soi de Nature défendre
Et hors de soi la bouterait,
Qu'aussitôt elle reviendrait
[82b]
A quoi bon? Toute créature
Veut retourner à sa nature
Et toujours y retournera;
Nul habit ne la chassera,
Bon gré, mal gré, son influence
Brave jusqu'à la violence.
Ce doit moult Vénus excuser
Quand voulait de franchise user,
Et toutes dames qui se jouent,
A l'hymen combien que se vouent.
Nature seule en est l'auteur
Qui pousse à franchise leur cœur,

[p.280]

Trop est fort chose que Nature,14639.
Qu'el passe néis norreture.
Qui prendroit, biau filz, un chaton
Qui onques rate ne raton
Véu n'auroit, puis fust noris
Sans jà véoir ras ne soris,
Lonc tens par ententive cure
De délicieuse pasture,
Et puis véist soris venir,
N'est riens qui le péust tenir,
Se l'en le lessoit eschaper,
Qu'il ne l'alast tantost haper.
Tretous ses mez en lesseroit,
Jà si fameilleux ne seroit:
N'est riens qui pez entr'eus féist,
Por poine que l'en i méist.
Qui norrir ung polain sauroit
Qui jument véue n'auroit,
Jusqu'à tens qu'il fust grans destriers
Por soffrir seles et estriers,
Et puis véist jument venir,
Vous l'ornés tantost hennir;
Et verriés contre li corre,
S'il n'iert qui l'en péust rescorre,
Non pas morel contre morele
Solement, mès contre fauvele,
Contre grise, contre liarde,
Se frain ou bride nel' retarde,
Ou qu'il puisse sus eus saillir,
Toutes les vodroit assaillir.
Et qui morele ne tendroit,
Tout le cours à morel vendroit,
Voire à fauvel ou à liart,
Si cum sa volenté li art.

[p.281]

Car si forte chose est Nature14795.
Qu'elle passe toute culture.
Qui prendrait, beau fils, un chaton
Qui jamais rate ni raton
N'eût vu, puis par soigneuse cure
De délicieuse pâture
Fût constamment des mieux nourris,
Sans onques voir rat ni souris;
Qu'un souriceau frappe sa vue,
Toute serait peine perdue
Que de vouloir le retenir.
Laissez-le seulement courir,
Il le happera par nature,
Car entre eux il n'est paix qui dure,
Et tous ses mets il laisserait,
Jusqu'à sa faim il oublierait.
Poulain prenez qui vient de naître,
Ne lui laissez jument connaître,
Jusqu'à ce que, grand destrier,
La selle il souffre et l'étrier.
Qu'une jument alors il voie,
Soudain vous l'ouïrez de joie
Hennir et contre elle courir,
Si nul ne songe à le tenir,
Non seulement noir contre noire,
Mais contre grise, blanche voire,
Pour sur elle soudain saillir;
Les voudra toutes assaillir
Si frein ni bride ne l'arrête.
De même une jument brunette,
Si personne ne la tenait,
Toute sa course à lui viendrait,
Voire à gris ou blanc, d'aventure,
Comme la pousserait Nature.

[p.282]

Li premiers qu'ele troveroit,14673.
C'est cis qui ses maris seroit,
Qu'el n'en ra nules espiées,
Fors que les truisse déliées
[83]
Et ce que ge di de morele,
Et de fauvel et de fauvele,
Et de liart et de morel,
Di-ge de vache et de torel,
Et de berbis et de mouton[84] :
Car de ceus mie ne douton
Qu'il ne voillent lor fames toutes.
Ne jà de ce, biau filz, ne doutes[85],
Que toutes ausinc tous nes voillent,
Toutes volentiers les acoillent.
Ainsinc est-il, biau filz, par m'ame!
De tout homme et de toute fame,
Quant à naturel apetit,
Dont loi les retrait ung petit.
Ung petit! mès trop, ce me semble;
Car quant loi les a mis ensemble,
Et vuet, soit valés, ou pucele,
Que cil ne puist avoir que cele,
Au mains tant cum ele soit vive,
Ne cele autre tant cum cil vive,
Mès toutevois sunt-il tenté
D'user de franche volenté.
Car bien sai que tel chose monte,
Si s'en gardent aucuns por honte,
Li autre por paor de paine:
Mais Nature ainsinc les demaine
Cum les bestes que ci déismes,
Ge le sai bien par moi-méismes;
Car je me sui tous jors penée
D'estre de tous hommes amée;

[p.283]

Le premier qu'elle trouverait14829.
Celui-là son mari serait,
Pourvu qu'elle fût déliée,
N'eût-elle point d'autre épiée
[83b] .
Et ce que de noire je dis,
Et de noir, de grise et de gris,
Comme de brun et de brunette,
De vache et taureau le répète,
Et de brebis et de mouton[84b]:
Car eux aussi, bien le sait-on,
Ils veulent leurs femelles toutes,
Comme elles, beau cher fils, n'en doutes[85b],
De leur côté, les veulent tous
Et les accueillent pour époux.
Il en est ainsi, sur mon âme,
De tout homme et de toute femme,
Quant au naturel appétit,
Dont la loi les prive un petit.
Un petit! Mais trop, ce me semble,
Car la loi, quand les met ensemble,
Veut, soit la femme ou le mari,
Qu'il n'ait jamais que celle-ci,
Au moins tant qu'elle sera vive,
Comme elle lui, tant comme il vive;
Mais l'un comme l'autre est tenté
D'user de franche volonté.
Mais pour qui sait le fond des choses,
Par honte aucuns suivent ces clauses,
Les autres par crainte d'ennui;
Mais Nature leur parle ainsi
Qu'à ces bêtes sans conscience.
Moi-même en fis l'expérience;
Car je cherchais aussi toujours
De tous les hommes les amours,

[p.284]

Et se ge ne doutasse honte14707.
Qui refreine mainz cuers et donte,
Quant par ces ruës m'en aloie,
Car tous jors aler i voloie
D'aornemens envelopée
(Por noiant fust une popée),
Ces valés qui tant me plesoient,
Quant ces dous regars me faisoient,
Douz Diex! quel pitié m'en prenoit,
Quant cis regars à moi venoit!
Tous ou plusors les recéusse,
Si lor pléust et ge péusse,
Tous les vosisse tire à tire,
Se ge poïsse à tous soffire.
Et me sembloit que s'il péussent,
Volentiers tuit me recéussent,
(Je n'en met hors prelaz, ne moines,
Chevaliers, borjois, ne chanoines,
Ne clerc, ne lai, ne fol, ne sage,
Por qu'il fust de poissant aage
[86]),
Et de religions saillissent,
S'il ne cuidassent qu'il faillissent,
Quant requise d'amors m'éussent;
Mais se bien mon penser séussent,
Et nos conditions tretoutes
Il n'en fussent pas en tex doutes;
Et croi que se plusors osassent,
Lor mariages en brisassent,
Et de foi ne lor sovenist,
Se nus à privé me tenist.
Nus n'i gardast condicion,
Foi, ne veu, ne religion,
Se ne fust aucuns forcenés
Qui fust d'amors enchifrenés,

[p.285]

Et si je n'eusse craint la honte14863.
Qui refrène maints cœurs et dompte,
Quand par la ville m'en allais
(Car toujours aller y voulais),
D'atours si bien enveloppée
Qu'on aurait dit une poupée,
Et quand les doux yeux me faisaient
Ces varlets qui tant me plaisaient
(Doux Dieux, combien j'étais émue
Quand ils fixaient sur moi la vue!),
Tous ou plusieurs j'aurais reçu,
A leur guise, si j'avais pu;
Tous les aurais eus tire à tire,
A tous si j'avais pu suffire,
Et tous, il me semblait le voir,
Auraient voulu me recevoir.
Je n'excepte prélat ni moine,
Chevalier, bourgeois ni chanoine,
Sage, fou, laïque ni clerc,
Pourvu qu'il fût encore vert
[86b];
Ils auraient renié l'Église,
N'était, quand ils m'auraient requise,
La peur de se voir repousser.
Mais s'ils avaient su mon penser,
Comme celui des femmes toutes,
Ils n'auraient pas eu de tels doutes.
Chacun, je crois, s'il eût osé,
Son mariage aurait brisé
Et sa foi mise en oubliance,
Pour avoir de moi jouissance,
Sans respecter condition,
Foi, ni vu, ni religion,
Sauf peut-être quelque imbécile
Affolé d'un amour servile,

[p.286]

Et loialment s'amie amast.14741.
Cil, espoir, quite me clamast,
Et pensast à la soe avoir,
Dont il ne préist nul avoir.
Mès moult est poi de tex amans,
Si m'aïst Diex et saint Amans,
Comme ge croi certainement,
S'il parlast à moi longuement,
Que qu'il déist, mençonge ou voir,
Tretout le féisse esmovoir,
Quex qu'il fust, seculer ou d'ordre,
Fust ceint de cuir roge ou de corde,
Quelque chaperon qu'il portast,
O moi, ce croi, se deportast,
S'il cuidast que ge le vosisse,
Ou que sans plus ge le soffrisse.
Ainsinc Nature nous justise,
Qui nos cuers à délit atise.
Par quoi Venus de Mars amer
A mains deservi à blasmer.

Ainsinc cum en tel point estoient
Mars et Venus qui s'entr'amoient,
Des Diex i ot mains qui vosissent
[87]
Que li autres Diex se risissent
En tel point cum il font de Mars.
Miex vosist puis deux mile mars
Avoir perdu dam Vulcanus[88]
Que cest euvre séust jà nus:
Car li dui qui tel honte en orent,
Quant il virent que tuit le sorent,
Firent dès lors à huis overt,
Ce qu'il faisoient en covert,

[p.287]

Qui sa mie aimât fermement.14897.
Celui-là me remerciant,
Retourné s'en fût à sa dame
A qui toute appartient son âme;
Mais il est peu de tels amants.
Encor, Dieu m'aide et saint Amans,
Si celui-là, j'en suis bien sûre,
S'était avec moi, d'aventure,
Entretenu tout à loisir,
Fût-il franc, voulût-il mentir,
Fût-il séculier ou d'église,
Ceint de cuir rouge ou corde grise,
Quelque chaperon qu'il portât,
Il eût fallu qu'il succombât
Et déclarât tantôt sa flamme,
Soit qu'il s'aperçût que mon âme
Brûlait d'un semblable désir
Ou le voulût, sans plus, souffrir.
Ainsi Nature nous maîtrise
Qui nos cœurs au plaisir attise;
Pour ce devons-nous moins blâmer
Vénus, cher fils, de Mars aimer.
Quand des Dieux la troupe moqueuse
Vit en leur étreinte amoureuse
Mars et Vénus, plus d'un aurait
[87b]
Aimé mieux être leur jouet
Et de Mars occuper la place;
Et dam Vulcain en sa disgrâce[88b]
Deux mille marcs aurait donné
Pour n'être pas ainsi berné.
Car eux qui tel affront subirent
Quand leurs amours dévoilés virent,
Dès lors firent, l'huis grand ouvert,
Ce qu'ils soulaient faire à couvert,

[p.288]

N'onques puis du fet n'orent honte,14773.
Que li Diex tindrent d'eus lor conte,
Et tant publierent la fable,
Qu'el fu par tout le ciel notable.
S'en fu Vulcanus plus iriés,
Quant fu plus li fais empiriés;
N'onques puis n'i pot conseil metre,
Ainsinc cum tesmoigne la letre.
Miex li venist estre soffers,
Qu'avoir au lit les laz offers,
Et que jà ne s'en esméust;
Mès fainsist que rien n'en séust,
S'il vosist avoir bele chiere
De Venus, que tant avoit chiere.
Si se devroit cis prendre garde
Qui sa fame ou s'amie garde,
Et par son fol aguet tant euvre,
Que provée la prent sor l'euvre:
Car sache que pis en fera,
Quant prise provée sera;
Ne cil qui du mal felon art,
Que si l'a prise par son art,
Jamès n'en aura, puis la prise,
Ne biau semblant, ne bon servise:
Trop est fors maus que jalousie,
Qui les amans art et soussie.][Voir la note 79]
Mais ceste a jalousie fainte,
Qui faintement fait tel complainte,
Et amuse ainsinc le musart,
Quant plus l'amuse, et cil plus art.
Et s'il ne s'en daigne escondire,
Ains die por li metre en ire,
Qu'il a voirement autre amie,
Gart que ne s'en corroce mie.

[p.289]

Et depuis burent toute honte,14931.
Et les Dieux en firent tel conte,
Et le scandale devint tel
Qu'il fut connu par tout le ciel,
Et Vulcain s'en fut de colère
D'avoir empiré son affaire;
Jamais n'y put remédier,
Ainsi fit-il un sot métier.
Plutôt qu'en ses lacs les étreindre,
Il eût dû souffrir sans se plaindre
Et jamais ne s'en émouvoir,
Et feindre de ne rien savoir
Pour que Vénus, à lui si chère,
Lui fît encore belle chère.
Donc, il ne faut pas l'oublier,
Nul ne devra femme épier
Jusqu'à ce que par sa sottise
Il l'ait en flagrant délit prise;
Car pis encore elle fera
Quand sur le fait prise sera,
Et lui que le mal félon grise
Quand par son art il l'aura prise,
N'en aura plus dorénavant
Nulle faveur ni beau semblant.
Trop est dur mal que Jalousie
Qui les amants brûle et soucie.]
Mais est jalouse feintement
Qui si fort tance son amant,
Et s'amuse de sa sottise;
Plus s'en amuse et plus l'attise.
Mais si lui, sans parer les coups,
Disait, pour la mettre en courroux,
Qu'il a certes une autre amie,
Qu'elle ne s'en courrouce mie,

[p.290]

Jà soit ce que semblant en face,14807.
Se cil autre amie porchace,
Jà ne li soit à ung bouton
De la ribaudie au glouton;
Mès face tant que cil recroie,
Por ce que d'amer ne recroie,
Qu'el voille autre ami porchacier,
Et qu'el nel' fait fors por chacier
Celi dont el vuet estre estrange:
Car bien est drois que s'en estrange,
Et die: «Trop m'avés meffait,
Vengier m'estuet de ce meffait,
Puisque vous m'avés faite coupe,
Ge vous ferai d'autel pain soupe.»
Lors sera cil en pire point
C'onques ne fu, s'il l'aime point,
Ne ne s'en saura déporter;
Car nus n'a pooir de porter
Grant amor ardamment où pis,
S'il n'a paor d'estre acoupis.
Lors resaille la chamberiere,
Et face paoreuse chiere,
Et die: Lasse! mortes sommes,
Mes sires, ou ne sai quex hommes,
Est entrés dedans nostre court.
Là convient que la dame court
Et entrelest toute besoingne,
Mès le valet ainçois repoingne
En four, en estable, ou en huche,
Jusqu'à tant que l'en le rehuche.
Quant ele iert ariers là venuë,
Cil qui désire sa venuë,
Vodroit lors estre aillors, espoir,
De paor et de desespoir.

[p.291]

Disant qu'à l'égal d'un bouton14965.
Il lui chaut que ce vil glouton,
S'il veut, recherche une autre amie,
Quand sait qu'il n'en a point envie;
Mais lui fasse croire à son tour,
Pour mieux exciter son amour,
Qu'elle veut à quelque autre plaire,
Uniquement pour se défaire
De lui, qu'elle ne connaît plus,
Et dise: «Il est juste, au surplus,
Puisque m'avez faite cocue,
Puisque notre amour est rompue,
De vous faire, pour me venger,
De même pain soupe manger.»
Alors sera sa peine extrême,
Comme on n'en vit oncques, s'il l'aime;
Il n'aura plus aucun plaisir;
Car nul n'a pouvoir de sentir
En son cœur une flamme ardente,
Que cocuage ne tourmente.
La chambrière alors soudain
Vienne le front d'angoisse plein:
«Nous sommes mortes, sur mon âme,
Messire ou ne sais qui, madame,
Est entré dedans notre cour!»
A ce cri lors la dame court,
Laissant là sa besogne toute,
Mais tout d'abord le varlet boute
En étable, en huche ou en four,
Jusqu'à tant qu'après long séjour
Enfin la dame l'en retire.
Et lui qui son retour désire,
Voudrait sans doute ailleurs se voir,
Transi de peur, de désespoir.

[p.292]

Lors se c'est uns autres amis14841.
Cui la dame aura terme mis,
Dont el n'ara pas esté sage,
Qu'el n'en port du tout le musage,
Combien que de l'autre li membre,
Mener le puet en quelque chambre;
Face lors tout quanqu'il vorra
Cil qui demorer ne porra,
Dont moult aura pesance et ire;
Car la dame li porra dire:
«Du demorer est-ce néans,
Puisque mes sires est ceans,
Et quatre miens cousins germains,
Si m'aïst Diex et saint Germains!
Quant autre fois venir porrés,
Ge ferai quanque vous vorrés;
Mais soffrir vous convient atant,
Ge m'en revois, car l'en m'atent.»
Mès ainçois le doit hors bouter,
Qu'el n'en puist huimès riens douter.
Lors doit la dame retorner,
Qu'ele ne face sejorner
Trop longuement l'autre à mesese,
Por ce que trop ne li desplese,
Et que trop ne se desconfort;
Si li redoint novel confort.
Si convient que de prison saille,
Et que couchier avec li s'aille
Entre ses bras dedens sa couche,
Mès gart que senz paor n'i couche.
Face-li entendant et die
Qu'ele est trop fole et trop hardie,
Quant son mari por li deçoit,
Et el méismes se deçoit,

[p.293]

Lors si c'était un nouvel hôte14999.
A qui la dame eût par sa faute
Fixé même heure et même lieu,
Que ne soit prise pour si peu.
Mais laissant l'autre en sa cachette
Le conduise en quelque chambrette;
Or qu'il fasse ce qu'il voudra,
Ce dernier rester ne pourra,
Dût-il fondre de peine ou d'ire,
Car la dame lui pourra dire:
«Que Dieu m'assiste et saint Germains!
Avecque quatre miens cousins
Germains vient d'arriver messire,
Céans ne puis vous introduire;
Une autre fois quand vous viendrez
Je ferai ce que vous voudrez;
Souffrez-le pour votre maîtresse,
Mais on m'attend, et je vous laisse.»
Mais avant le doit hors bouter
Pour n'avoir rien à redouter.
Que la dame alors s'en retourne
Vers l'autre, pour qu'il ne séjourne
En sa cachette trop longtemps,
A grand mésaise, et là-dedans
Ne s'ennuie et se déconforte.
Alors que de prison il sorte
Et que, pour le dédommager,
L'emmène avec elle héberger
Entre ses bras dedans sa couche.
Mais toutefois qu'il ne se couche
Sans plus d'ennui tranquillement;
Qu'elle lui fasse auparavant
Clairement entendre et lui die
Qu'elle est trop folle et trop hardie

[p.294]

Et jurt que par l'ame son pere14875.
L'amor de li trop chier compere,
Quant se met en tel aventure,
Jà soit ce qu'el soit plus séure
Que ceus qui vont à lor talant
Par chans et par vignes balant.
Car délis en séurté pris
Mains est plesant, mains a de pris.
Et quant aler devront ensemble,
Gart que jà cil à li n'assemble,
Combien qu'il la tiengne à sejor,
Por qu'ele voie cler le jor,
Qu'el n'entrecloe ains les fenestres,
Que si soit umbragiés li estres,
Que s'ele a ne vice, ne tache
Sor sa char, que jà cil nel' sache.
Gart que nule ordure n'i voie
Qu'il se metroit tantost à voie,
Et s'enfuiroit keuë levée,
S'en seroit honteuse et grevée.

Et quant se seront mis en l'uevre,
Chascuns d'eus si sagement uevre,
Et si à point que il conviengne
Que li délis ensemble viengne
[89]
De l'une et de l'autre partie,
Ains que l'uevre soit départie;
Et si se doivent entr'atendre
Por ensemble à lor bone tendre.
L'ung ne doit pas l'autre lessier,
De nagier ne doivent cessier
Jusqu'il prengnent ensemble port,
Lors auront enterin deport.

[p.295]

Quand pour lui trompe son mari15033.
Et que soi-même leurre ainsi;
Par l'âme de son père jure
Que se mettre en telle aventure,
C'est payer trop cher son amour;
Malgré que soit en ce séjour
Plus tranquille qu'en la prairie
Ceux qui dansent de compagnie;
Car plaisir en sûreté pris
Moins est plaisant, moins a de prix.
Et quand aller devront ensemble,
Qu'avec lui jamais ne s'assemble
(Quand en ses bras il la tiendrait
En lieu bien sûr et bien secret)
Avant d'avoir clos sa fenêtre,
Pour que le jour trop ne pénètre.
Qu'en l'ombre elle tienne son lit,
De peur que l'autre, en leur déduit,
S'elle a sur la chair quelque tache
Ou quelque vice, ne le sache.
Car si nulle ordure y voyait,
Soudain celui-ci partirait
Et s'enfuirait queue élevée,
La laissant honteuse et grevée.
Quand seront en l'œuvre d'amour,
Que chacun d'eux et tour à tour
Si bien travaille, qu'il convienne
Que la jouissance leur vienne[
[89b]
A tous les deux au même instant,
Et non quand l'autre est languissant.
Car ils se doivent entre-attendre
A leur but pour ensemble tendre;
L'un ne doit pas l'autre laisser,
De nager ne doivent cesser

[p.296]

Et s'el n'i a point de délit[90],14907.
Faindre doit que trop s'i délit,
Et faingne et face tous les signes
Qu'el set qui sunt au délit dignes,
Si qu'il cuit que cele en gré prengne
Ce qu'el ne prise une chatengne.
Et s'il, por eus asséurer,
Puet vers la dame procurer
Qu'ele viengne à son propre ostel,
Si rait la dame propos tel
Le jor qu'el devra l'erre prendre,
Qu'el se face ung petit atendre,
Si que cil en ait grant desir
Ains que la tiengne à son plesir.
Gieus d'amors est, quant plus demore,
Plus agréable qu'à droite hore:
S'en sunt cil mains entalenté,
Qui les ont à lor volenté.
Et quant iert à l'ostel venuë,
Où tant sera chiere tenuë,
Lors li jurt et li face entendre
Qu'au jalous se fait tant atendre,
Qu'ele en fremist et tremble toute,
Et que trop durement se doute
D'estre ledengiée et batuë,
Quant ele iert ariers revenuë;
Mès comment qu'ele se demente,
Combien que die voir, ou mente,
Prengne en paor séurement
Séurté paoreusement,
Et facent en lor priveté
Tretoute lor joliveté.

[p.297]

Qu'ils ne touchent ensemble terre,15067.
Lors jouissance auront plénière.
Ne goûte-t-elle aucun plaisir
[90b]?
Feindre doit de trop en sentir,
Et feigne et fasse tous les signes
Qu'elle sait être en plaisir dignes,
Et se montre heureuse du jeu,
Qu'elle ne prise prou ni peu.
Et s'ils sont convenus d'avance
Que la dame ira, par prudence,
Le trouver en son propre hôtel,
Que son calcul alors soit tel,
Le jour qu'elle devra s'y rendre,
Que se fasse un petit attendre
Pour qu'il en ait plus grand désir
Avant de prendre son plaisir.
Jeu d'amour qui se fait attendre
Plus qu'à son heure paraît tendre,
Et le cœur en est moins tenté
Qui le goûte à sa volonté.
Quand en l'hôtel sera venue,
Où tant chère sera tenue,
Qu'elle lui jure par serment
Que son jaloux là-bas l'attend,
Qu'elle en frémit et tremble toute
Et que trop durement redoute
De se voir battre et malmener
Quand il lui faudra retourner;
Mais comment qu'elle se lamente,
Soit que vrai dise ou qu'elle mente,
Qu'elle dissimule sa peur
Ou sûre feigne la terreur,
Pour que l'amour plus doux leur semble
Quand leurs ébats prendront ensemble.

[p.298]

Et s'el n'a pas loisir d'aler14939.
A son hostel à li parler,
Ne recevoir où sien ne l'ose,
Tant la tient li jalous enclose,
Lors le doit, s'el puet, enivrer,
Se miex ne n'en set délivrer.
Et se de vin nel' puet faire yvre,
D'erbes puet avoir une livre,
Ou plus ou mains, dont sans dangier
Li puet faire boivre ou mangier:
Lors dormira cil si formant,
Qu'il li lerra faire en dormant
Tretout quanque cele vorra,
Car destorner ne l'en porra.
De sa mesnie, s'ele-l'a,
Envoit ci l'ung, et l'autre là,
Ou par legiers dons les deçoive,
Et son ami par eus reçoive.
Ou les repuet tous abevrer,
Se du secré les vuet sevrer;
Ou, s'il li plest, au jalous die:
Sire, ne sai quel maladie,
Ou fievre, ou goute, ou apostume,
Tout le corps m'embrase et alume;
Si m'estuet que j'aille as estuves,
Tant aions-nous ceans deus cuves,
N'i vaudroit riens baing sans estuve,
Por ce convient que ge m'estuve.
Quant li vilains aura songié,
Li donra-il, espoir, congié,
Combien qu'il face lede chiere,
Mès qu'ele maint sa chamberiere,
Ou aucune soe voisine,
Qui saura toute sa convine,

[p.299]

S'elle n'a pas loisir d'aller15101.
En son hôtel à lui parler
Ni recevoir au sien ne l'ose,
Tant la tient son jaloux enclose,
Celui-ci lors doit enivrer,
Si mieux ne s'en peut délivrer;
Et si le vin point ne l'enivre,
D'herbes qu'elle prenne une livre,
Ou plus, ou moins, dont sans danger
Lui fasse ou boire ou bien manger.
Lors dormira si bien notre homme
Qu'il la laissera dans son somme
Faire tout ce qu'elle voudra,
Puisqu'empêcher ne l'en pourra.
Lors que des gens à son service
Aussitôt elle s'affranchisse,
Et, suivant ce qu'elle en aura,
Ci l'un envoie et l'autre là,
Ou de légers dons les déçoive
Et par eux son ami reçoive.
Eucor les peut-elle enivrer
Si du secret les veut sevrer,
Ou, s'il lui plaît, qu'au jaloux die:
«Je ne sais quelle maladie,
Fièvre, goutte ou sourde douleur
M'embrase et le corps et le cœur.
J'irai, s'il vous plaît, aux étuves,
Quoique céans ayons deux cuves;
Bain sans étuve n'y fait rien;
Pour ce m'étuver il convient.»
Lors, tout en faisant la grimace,
Le vilain un moment rêvasse
Et congé lui donne à la fin;
Mais que sa chambrière au bain

Chargement de la publicité...