Le roman de la rose - Tome IV
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Title: Le roman de la rose - Tome IV
Author: de Lorris Guillaume
de Meun Jean
Release date: January 19, 2014 [eBook #44713]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Madeleine Fournier & Marc D'Hooghe
LE ROMAN DE LA ROSE
PAR
GUILLAUME DE LORRIS
ET
JEAN DE MEUNG
Édition accompagnée d'une traduction en vers
Précédée d'une Introduction, Notices historiques et critiques;
Suivie de Notes et d'un Glossaire
PAR
PIERRE MARTEAU
TOME IV
ORLÉANS
1879
LE ROMAN DE LA ROSE
Comment Nature la subtille
Forge toujours ou filz ou tille,
Affin que l'humaine lignye
Par son deffaut ne faille mye.
(Page 2, vers 16553.)
XCI
Comment Nature la subtille16553
Forge toujours ou filz ou fille,
Affin que l'humaine lignye
Par son deffaut ne faille mye.
Et quant ce serement fait orent,
Si que tuit entendre le porent,
Nature, qui pensoit des choses
Qui sunt desouz le ciel encloses,
Dedens sa forge entrée estoit,
Où toute s'entente metoit
A forgier singulières pieces
Por continuer les espieces:
Car les pieces tant les fet vivre,
Que Mort ne les puet aconsivre[1],Voir la note.
[Jà tant ne saura corre après;
Car Nature tant li va près,
Que quant la Mort o sa maçuë
Des pieces singulieres tuë
Ceus qu'el trueve à soi redevables,
(Qu'il i en a de corrumpables
Qui ne doutent la Mort néant,
Et toutevois vont dechéant,
LE ROMAN DE LA ROSE
XCI
16753
Comment Nature habilement
Fille ou fils forge constamment,
De crainte que l'humaine engeance
Ne faille par sa négligence.
Or comme ce serment fut fait,
Que tous ouïrent clair et net,
Nature, qui pensait aux choses
Qui sont dessous le ciel encloses,
Dedans sa forge se rendait
Où sa cure toute mettait
Une à une à forger les pièces
Pour continuer les espèces;
Car les pièces parfait si bien
Que Mort contre elles ne peut rien[1b].
[En vain sa course elle accélère,
Nature de si près la serre,
Que si de sa masse la Mort
Quelques pièces détruit d'abord
Qu'elle trouve à soi redevables
(Car il en est de corrompables
Qui la Mort ne redoutent pas,
Et toutefois vont pas à pas
Et s'usent en tens et porrissent,16575
Dont autres choses se norrissent);
Quant toutes les cuide estreper,
Nes puet ensemble conceper[2]:
Que quant l'une par-deçà hape,
L'autre par-delà li eschape.
Car quant ele a tué le pere,
Remaint-il fiz ou fille ou mere,
Qui s'enfuient devant la Mort,
Quant il voient celi jà mort.
Puis reconvient iceus morir,
Jà si bien ne sauront corir;
N'i vaut médecines, ne veus.
Donc saillent nieces et neveus
Qui fuient, por eus deporter,
Tant cum piez les puéent porter;
Dont l'ung s'enfuit à la karole,
L'autre au monstier, l'autre à l'escole,
Li autre à lor marchéandises,
Li autre as ars qu'il ont aprises,
Li autre à lor autres deliz
De vins, de viandes, de liz:
Li autre, por plus tost foïr,
Que Mort ne les face enfoïr,
S'en montent sor lor grans destriers
A tout lor sororés estriers.
L'autre met en ung fust sa vie,
Et s'enfuit par mer à navie,
Et maine au regart des estoiles
Ses nefz, ses avirons, ses voiles:
L'autre, qui par veu s'umilie,
Prent ung mentel d'ypocrisie,
Dont en fuiant son penser cuevre,
Tant qu'il apert dehors par uevre.
S'usant, et par le temps pourrissent16775
Dont autres choses se nourrissent),
Quand les croit toutes extirper
Ne les peut ensemble attraper[2b],
Si bien que si l'une elle hape
A droite, à gauche l'autre échappe.
Car si le père elle détruit,
Devant la Mort soudain s'enfuit
Le fils ou la fille ou la mère
Lorsque mort ils ont vu le père.
Puis à leur tour devront mourir;
En vain les verra-t-on courir,
Rien n'y fait, vœux ni médecines.
Lors donc nièces, neveux, cousines
De fuir pour vivre et l'éviter,
Tant que pieds les peuvent porter,
Dont l'un s'enfuit à la karole,
L'autre à l'église ou bien l'école,
L'autre, selon ses appétits,
Aux arts qu'il a jadis appris,
Aux plaisirs, à sa marchandise,
La luxure ou la gourmandise.
D'autres sur leurs grands destriers
Et sur leurs dorés étriers
Montent, croyant ainsi plus vite
De Mort éviter la poursuite;
Sur un ais l'autre se blottit,
En naviguant la mer franchit,
Et mène à l'aspect des étoiles
Sa nef, ses avirons, ses voiles.
L'autre par vœux s'humiliant,
D'hypocrisie un manteau prend
Où tous ses pensers se tapissent
Tant que ses actes le trahissent.
Ainsinc fuient tuit cil qui vivent,16609
Qui volentiers la Mort eschivent.
Mort qui de noir le vis a taint,
Cort après tant que les ataint,
Si qu'il i a trop fiere chace:
Cil s'enfuient, et Mort les chace
Dix ans, ou vingt, trente, ou quarante,
Cinquante, soixante, septante,
Voire octante, nonante, cent,
Lors quanque tient va depeçant;
Et s'il puéent outre passer,
Cort-ele après sans soi lasser,
Tant que les tient en ses liens,
Maugré tous les phisiciens.
Et les phisiciens méismes
Onc nul eschapper n'en véismes,
Par Hipocras ne Galien[3],
Tant fussent bon phisicien.
Rasis, Constantin, Avicenne[4]
I ont lessiée la couënne:
Et cels qui ne puent tant corre,
Nes respuet riens de mort rescorre.
Ainsinc Mort qui jà n'iert saoule,
Glotement les pieces engoule:
Tant les sieut par mer et par terre,
Qu'en la fin toutes les enserre.
Mès nes puet ensemble tenir
Si qu'el ne puet à chief venir
Des especes du tout destruire,
Tant sevent bien les pieces fuire:
Car s'il n'en demoroit fors une,
Si vivroit la forme commune,
Et par le Fenis bien le semble,
Qu'il n'en puet estre deus ensemble.
Ainsi vont tretous les humains16809
Fuyant la Mort par cent chemins.
Mort qui de noir se teint la face
Les suit et leur donne la chasse
Jusqu'à ce que les ait atteints,
Car Mort pourchasse les humains
Dix ans ou vingt, trente ou quarante,
Cinquante, ou soixante, ou septante,
Voire octante, nonante ou cent,
Et s'en va tous les dépeçant;
Et si quelques-uns elle en passe,
Vite revient et ne se lasse
Tant que les tienne en ses liens,
Malgré tous les chirurgiens.
Les médecins même ont beau faire,
Nul ne peut à Mort se soustraire
Par Hypocrate ou Gallien[3b],
Qui pourtant s'y connaissaient bien.
Razis, Constantin, Avicène[4b]
Y ont tretous laissé leur couenne.
Rien ne sert, hélas! de courir;
Personne ne peut la Mort fuir.
Ainsi Mort, qui n'est oncques soûle,
Gloutement les pièces engoule
Tant par terre et mer les poursuit
Qu'en la fin toutes les saisit.
Mais chacune si bien l'esquive
Qu'à nulle heure la Mort n'arrive
Toutes ensemble à les saisir
Et d'un coup les anéantir.
Car encor n'en restât-il qu'une,
Resterait la forme commune;
Par le Phénix la preuve en est
Qui toujours seul vit et renaît.
Tous jors est-il ung seul Fenis,16643
Et vit ainçois qu'il soit fenis
Par cinq cens ans; au darrenier
Si fait ung feu grant et plenier
D'espices, et s'i boute et s'art,
Ainsinc fait de son cors essart.
Mès por ce que sa forme garde,
De sa poudre, combien qu'il s'arde,
Ung autre Fenis en revient,
Où cil méismes, se Dé vient,
Que Nature ainsinc resuscite,
Qui tant à l'espece profite:
Qu'ele perdroit du tout son estre,
S'el ne faisoit cestui renestre,
Si que se Mort Fenis devore,
Fenis toutevois vis demore.
S'el en avoit mil devorés,
Si seroit Fenis demorés.
C'est Fenis la commune forme,
Que Nature ès pieces reforme,
Qui du tout perduë seroit,
Qui l'autre vivre ne lerroit.
Ceste maniere néis ont
Trestoutes les choses qui sont
Desouz le cercle de la lune,
Que s'il en puet demorer une,
S'espece tant en li vivra,
Que jà Mort ne la consivra.
Mès Nature douce et piteuse,
Quant el voit que Mort l'envieuse
Entre li et corrupcion
Vuelent metre à destruccion
Quanqu'el trueve dedens sa forge,
Tous jors martele, tous jors forge,
Il n'est qu'un seul Phénix sur terre16843
Qui jusqu'à son heure dernière
Vit cinq cents ans. En dernier lieu,
Il fait d'épices un grand feu
Et s'y jette, sans plus attendre,
Pour réduire son corps en cendre;
Mais l'espèce ne périt pas.
De sa cendre, après son trépas,
Un autre Phénix prend naissance,
Ou le même, par l'ordonnance
De Dieu; Nature ainsi refait
L'espèce que Mort menaçait.
Phénix, c'est la commune forme
Que Nature toujours reforme
Et qui bientôt disparaîtrait
Si vif un autre ne restait.
L'espèce perdrait tout son être
S'elle ne le faisait renaître,
Si bien que quand Phénix est mort,
Phénix vivant demeure encor.
Mille la Mort dévorât-elle,
L'espèce est toujours éternelle.
Ce privilége de même ont
Tretoutes les choses qui sont
Dessous le cercle de la lune;
Pourvu que seule en demeure une,
L'espèce se perpétûra,
Et jamais Mort ne l'éteindra.
Mais Nature douce et piteuse,
Quand elle voit Mort l'envieuse,
Qu'accompagne corruption,
Vouloir mettre à destruction
Les pièces qu'elle a dans sa forge,
Alors elle martelle et forge
Tous jors ses pieces renovele,16677
Par generacion novele.
Quant autre conseil n'i puet metre,
Si taille emprainte de tel letre,
Qu'el lor donne formes veroies
En coinz de diverses monnoies,
Dont Art faisoit ses exemplaires,
Qui ne fait pas choses si voires.
Mès par moult ententive cure,
A genouz est devant Nature,
Si prie et requiert, et demande,
Comme mendians et truande,
Povre de science et de force,
Qui d'ensivre-la moult s'efforce,
Que Nature li voille aprendre
Comment ele puisse comprendre,
Par son engin en ses figures,
Proprement toutes créatures.
Si garde comment Nature euvre,
Car moult vodroit faire autel euvre,
Et la contrefait comme singes;
Mès tant est son sens nus et linges,
Qu'il ne puet faire choses vives,
Jà si ne sembleront naïves.
Car Art, combien qu'ele se paine
Par grant estuide et par grant paine,
De faire choses quiex qu'el soient,
Quiexque figures qu'eles aient,
Paingne, taingne, forge, ou entaille
Chevaliers armés en bataille,
Sor biaus destriers trestous couvers
D'armes yndes, jaunes, ou vers,
Ou d'autres colors piolés,
Se plus piolés les volés;
Toujours sans interruption16877
Nouvelle génération.
Ne pouvant du reste mieux faire,
En son empreinte elle les serre,
Comme en ses coins le monnayeur,
Et leur donne forme et couleur
Propres, dont Art fait ses modèles
Qui ne fait pas choses si belles.
Car toujours, comme mendiant
Devant Nature suppliant,
De l'imiter moult il s'efforce,
Ignorant qu'il est et sans force,
Toujours, avec un soin jaloux,
L'implore et prie à deux genoux
Qu'elle lui veuille bien apprendre
Ses secrets et faire comprendre,
Pour reproduire en ses travaux
Les objets qu'elle a faits si beaux.
Il regarde comme elle opère,
Car il voudrait telle œuvre faire,
Mais en singe la contrefait.
Tant simple et faible et vain il est
Qu'il ne peut faire créature
Vivante à l'égal de Nature.
Car l'Art en un travail sans fin
Se peine et s'étudie en vain
A faire mainte et mainte chose,
Quelque figure qu'il compose.
Sur beaux destriers tout couverts
D'ornements bleus, jaunes ou verts,
Chevaliers armés en bataille
Qu'il peigne, teigne, forge ou taille,
Ou de tous sens bariolés
Si plus colorés les voulez:
Biaus oisillons en vers boissons,16711
De toutes iauës les poissons;
Et toutes les bestes sauvages
Qui pasturent par ces boscages;
Toutes herbes, toutes floretes,
Que valetons et puceletes[5]
Vont en printens ès bois coillir,
Que florir voient et foillir;
Oisiaus privés, bestes domesches,
Baceleries, dances, tresches
De beles dames bien parées,
Bien portretes, bien figurées,
Soit en metal, en fust, en cire,
Soit en quelconque autre matire,
Soit en tables, ou en parois,
Tenans biaus bachelers as dois,
Bien figurés et bien portrais;
Jà por figure ne por trais
Ne les fera par eus aler,
Vivre, movoir, sentir, parler.
Ou d'alquemie tant aprengne,
Que tous metauz en color taingne,
Qu'el se porroit ainçois tuer,
Que les especes remuer,
Se tant ne fait qu'el les ramaine
A lor nature premeraine.
Euvre tant cum ele vivra,
Jà Nature n'aconsivra:
Et se tant se voloit pener
Qu'el les i séust ramener,
Si li faudroit, espoir, science
De venir à cele atrempance,
Quant el feroit son elixir,
Dont la forme devroit issir,
Herbes verdoyantes, fleurettes16911
Que varlets et que pucelettes[5b]
Vont au printemps ès-bois cueillir
Quand elles viennent à fleurir:
Oiseaux et bêtes domestiques,
Jeux et plaisirs, danses rustiques,
Beaux oiselets en verts buissons,
En l'onde pure vifs poissons
Et toutes les bêtes sauvages
Qui pâturent par les bocages:
Ou jouvenceaux beaux et courtois
Et gracieux, tenant aux doigts
Gentilles dames bien parées,
Bien pourtraites, bien figurées:
A nos yeux en vain, trait pour trait,
Sur table ou mur il les pourtrait
En métal, en bois, cire ou pierre,
Soit même en toute autre matière;
Il ne les fait d'eux-même aller,
Vivre, mouvoir, sentir, parler.
Qu'il apprenne tant d'alchimie
Que tous métaux colore, allie,
Il se pourrait avant tuer
Que les espèces transmuer.
S'il ne fait tant qu'il les ramène
A leur nature primeraine,
Qu'il travaille tant qu'il vivra,
Jamais Nature il n'atteindra.
Du reste, pour le pouvoir faire,
Pour dans leur pureté première
Ces métaux divers ramener,
Il faudrait d'abord deviner
Des proportions la science
Pour obtenir la tempérance,
Qui devise entr'eus lor sustances16745
Par especiaus differences,
Si cum il pert au defenir,
Qui bien en set à chief venir.
Neporquant c'est chose notable,
Alquemie est ars véritable:
Qui sagement en ovreroit,
Grans merveilles i troveroit.
Car comment qu'il aut des espieces,
Au mains les singulieres pieces
Qu'en sensibles euvres sunt mises,
Sunt muables en tant de guises,
Qu'el puéent lor compleccions,
Par diverses digestions,
Si changier entr'eus, que cis changes
Les met souz especes estranges,
Et leur tolt l'espece premiere.
Ne voit-l'en comment de fogiere
Font cil et cendre et voirre nestre,
Qui de voirrerie sunt mestre,
Par depuracion legiere?
Si n'est pas li voirre fogiere,
Ne fogiere ne rest pas voirre.
Et quant espar vient en tonnoire,
Si repuet-l'en sovent véoir
Des vapeurs les pierres chéoir,
Qui ne monterent mie pierres?
Ce puet savoir li cognoissierres
De la cause qui tel matire
A ceste estrange espèce tire.
Ci sunt especes très-changiées,
Ou les pieces d'aus estrangiées
Et en sustance, et en figure;
Ceus par Art, ceste par Nature.
Quand il fera son elixir,16945
Dont le métal pur doit jaillir,
Qui désagrége les substances
Par spéciales différences,
Comme à la fin bien il paraît
A qui le mieux opérer sait.
Et pourtant c'est chose notable,
Alchimie est art véritable;
Qui sagement l'étudierait
Grand' merveilles y trouverait.
Donc, quelles que soient les espèces,
Isolément prises, les pièces
Dont tous les corps sont composés
Dans la Nature déposés,
S'elles sont de nos sens palpables,
En tant de façons sont muables,
Qu'elles peuvent leurs unions,
Par maintes transformations,
Changer entre elles, et ces pièces
Deviennent nouvelles espèces
Perdant leur primitif aspect.
Voyez du reste ce que fait
Le verrier. De simple fougère,
De la cendre il tire du verre
Par légère épuration;
Verre pourtant n'est pas buisson,
Pas plus que fougère n'est verre.
Et quand d'un éclair le tonnerre
Éclate, souvent on peut voir
Les pierres des nuages choir
Qui pourtant ne sont pas de pierre.
La cause qui telle matière
Engendre aux nuages volants
Seuls peuvent dire les savants.
Ainsinc porroit des metaus faire16779
Qui bien en sauroit à chief traire,
Et tolir as ors lor ordure,
Et metre-les en forme pure
Par lor complexions voisines,
L'une vers l'autre assés enclines;
Qu'il sunt tretuit d'une matire,
Comment que Nature les tire;
Car tuit par diverses manieres,
Dedens les terrestres minieres,
De soufre et de vif-argent nessent,
Si cum li livres le confessent.
Qui se sauroit donc soutillier
As esperiz apparillier,
Si que force d'entrer éussent,
Et que voler ne s'en péussent,
Quant il dedens les cors entrassent,
Mès que bien purgiés les trovassent,
Et fust li sofres sans ardure,
Por blanche ou por rouge tainture,
Son voloir des metaus auroit
Qui ainsinc faire le sauroit.
Car d'argent vif fin or font nestre
Cil qui d'alquemie sunt mestre;
Et pois et color li ajoustent
Par choses qui gaires ne coustent.
Et d'or fin pierres precieuses
Font-il cleres et aviveuses;
Et les autres metaus desnuent
De lor formes, si qu'il les muent
Ce sont espèces très-changées16979
Ou bien substances dégagées
De certains corps, soit par notre art,
Soit par Nature d'autre part.
Ainsi pourrait des métaux faire
Qui des corps les saurait extraire,
Puis leur ordure aux ors tirer,
Les réduire et les apurer
Par affinités régulières
A divers corps particulières.
De matière une les ors sont,
N'importe où Nature les fond.
Et tous par diverses manières
Dedans les terrestres minières
Naissent de soufre et vif argent;
La science ainsi nous l'apprend.
Tel donc qui saurait, il me semble,
Combiner les esprits ensemble
Et les contraindre à se mêler,
Sans pouvoir après s'envoler,
Jusqu'à ce qu'aux corps ils entrassent,
Pourvu qu'apurés les trouvassent,
Et, du soufre l'ardeur domptant,
Les colorer en rouge ou blanc,
Aurait par telle connaissance
Tous les métaux en sa puissance.
Ainsi fin or de vif argent
Font naître moult subtilement
Par art, sans plus, nul ne le nie,
Ceux qui sont maîtres d'alchimie,
Puis lui donnent poids et couleur
Par choses de mince valeur,
Et d'or fin pierres précieuses
Refont claires et lumineuses;
En fin argent, par medecines16809
Blanches et tresperçans et fines.
Mès ce ne feroient cil mie
Qui euvrent de sophisterie;
Travaillent tant cum il vivront,
Jà Nature n'aconsivront.
Nature qui tant est soutive,
Combien qu'ele fust ententive
A ses euvres que tant amoit,
Lasse dolente se clamoit
Et si parfondement ploroit,
Qu'il n'est cuer qui point d'amor ait,
Ne de pitié, qui l'esgardast,
Qui de plorer se retardast:
Car tel dolor au cuer sentoit
D'ung fait, dont el se repentoit,
Que ses euvres voloit lessier,
Et du tout son penser cessier,
Mès que tant solement séust
Que congié de son mestre éust:
Si l'en voloit aler requerre,
Tant li destraint li cuers et serre.
Bien la vous vosisse descrire,
Mès mi sens n'i porroit soffire,
Mi sens! qu'ai-ge dit? c'est du mains,
Non feroit voir nus sens humains,
Ne par vois vive, ne par notes,
Et fust Platon ou Aristotes,
Algus, Euclides, Tholomées[6],
Qui tant orent de renommées
D'avoir esté bon escrivain,
Lor engin seroient si vain,
Puis tous les métaux dépouillant17013
De leurs formes, en vif argent
Ils les changent par médecines
Blanches, pénétrantes et fines.
Ce ne peuvent les faux savants
Les imposteurs, les charlatans;
Qu'ils travaillent toute leur vie,
Ils n'atteindront Nature mie.
Nature donc se désolait
Pour ses œuvres que tant aimait,
Et déployait son industrie
Pour les conserver à la vie.
Mais si profondément pleurait
Que nul cœur aimant ne serait
Ni piteux, qui voyant la belle
N'eût voulu pleurer avec elle;
Car telle peine au cœur sentait
D'un péché dont se repentait,
Qu'elle avait perdu tout courage.
Elle eût laissé là son ouvrage
Si seulement elle eût pensé
Que n'en fût son maître offensé.
Peu s'en faut que ne l'en requière,
Tant son cœur s'afflige et se serre.
Volontiers la peindrais céans,
Mais n'y suffirait tout mon sens.
Mon sens! qu'ai-je dit? Ni par note
Ni de vive voix, Aristote
Ni Platon, ni nul sens humain
Ne le pourrait, c'est bien certain.
Algus, Euclide, Ptolémée[6b]
Qui tant avait de renommée
D'avoir été bon écrivain,
Déploierait son esprit en vain,
S'il osoient la chose emprendre,16841
Qu'il ne la porroient entendre,
Ne Pymalion entaillier:
En vain se porroit travaillier
Parrasius, voire Apellés[7]
Que ge moult bon paintre appellés[8],
Biautés de li jamès descrivre
Ne porroit, tant éust à vivre;
Ne Miro, ne Policletus[9],
Jamès ne sauroient cest us.
Zeuxis néis...........
De cinq puceles prist exemple,
Les plus beles que l'en pot querre...
Qui devant li se sont tenuës
Tout en estant trestoutes nuës...
(Page 20, vers 16856.)
XCII
Comment le bon paintre Zeuxis
Fut de contrefaire pensis
La très-grant beaultè de Nature,
Et à la paindre mist grant cure.
Zeuxis néis par son biau paindre[10]
Ne porroit à tel forme ataindre,
Qui, por faire l'ymage au temple,
De cinq puceles prist exemple,
Les plus beles que l'en pot querre
Et trover en toute la terre,
Qui devant li se sont tenuës
Tout en estant trestoutes nuës,
Pour soi prendre garde à chascune,
S'il trovast nul defaut en l'une,
Ou fust sor cors, ou fust sor membre,
Si cum Tules le nous remembre
Où livre de sa Rétorique,
Qui moult est science autentique.
Mès ci ne péust-il riens faire
Zeuxis, tant séust bien portraire,
S'il osait la chose entreprendre,17047
Tous ils n'y sauraient rien entendre,
Ni Pygmalion la tailler.
En vain se pourrait travailler
Parrhasius; et même Appelle[7b],
Que pourtant bon peintre j'appelle[8b],
Tant pût-il vivre, sa beauté
Ne pourrait peindre en vérité;
Non plus Miron ni Polyclète[9b]
N'y parviendraient, je le répète
XCII
Comment le bon peintre Zeuxis
Entreprit d'imiter jadis
La très-grand' beauté de Nature
Et mit à la peindre grand' cure.
Zeuxis, malgré tout son talent[10b],
A la peindre fut impuissant.
Un jour donc il prit pour modèles
Cinq jeunes filles les plus belles
Qu'en tout le monde on pût trouver,
Pour ses traits au temple graver.
Elles se sont tretoutes nues
Tout debout devant lui tenues,
Afin qu'il pût les observer
Et voir s'il leur pourrait trouver
(Ainsi Tulle en sa Rhétorique,
Qui moult est science authentique,
Le rapporte), quelque défaut
Sur les membres, le corps, la peau.
Mais cependant rien ne put faire
Zeuxis, si bien sût-il pourtraire
Ne colorer sa portraiture,16871
Tant est de grant biauté Nature,
Zeuxis, non pas trestuit li mestre
Que Nature fist onques nestre:
Car or soit que bien entendissent
Sa biauté toute, et tuit vosissent
A tel portraiture muser,
Ains porroient lor mains user,
Que si très-grant biauté portraire;
Nus, fors Diex, ne le porroit faire,
Et por ce que, se ge poïsse,
Volentiers au mains l'entendisse,
Voire escrite la vous éusse,
Se ge poïsse, ou ge séusse;
Ge méismes i ai musé,
Tant que tout mon sens i usé
Comme fox et outrecuidiés,
Cent tans plus que vous ne cuidiés.
Car trop fis grant présumpcion,
Quant onques mis m'entencion
A si très-haute euvre achever,
Qu'ains me poïst le cuer crever,
Tant trovai noble et de grant pris
La grant biauté que ge tant pris,
Que par penser la compréisse
Por nul travail que g'i méisse,
Ne que solement en osasse
Ung mot tinter, tant i pensasse.
Si sui du penser recréus,
Por ce m'en sui atant téus;
Que quant ge plus i ai pensé,
Tant ert bele que plus n'en sé.
Car Diex, li biaus outre mesure,
Quant il biauté mist en Nature,
Et peindre avec habileté,17077
Tant Nature est de grand' beauté.
Oui, Zeuxis pas plus que nul maître
Que jamais Nature ait fait naître,
S'il s'en trouvait un pour l'oser,
Avant pourrait ses mains user
Que si très-grand' beauté pourtraire,
(Nul fors Dieu ne le pourrait faire),
Quand même il pourrait du penser
Sa beauté tretoute embrasser.
Moi-même je n'ai pu, sans feindre,
Jusqu'à la concevoir atteindre,
Et Nature vous décrirais
Si je pouvais ou je savais.
A cette tâche surhumaine
J'ai cent fois plus perdu de peine,
Comme un sot, comme un insensé,
Que jamais ne l'eussiez pensé;
Car c'était trop d'outrecuidance
Que d'avoir conçu l'espérance
De si très-haute œuvre achever.
Avant le cœur m'eût pu crever
Qu'en mon penser même comprisse,
Pour nulle peine que je prisse,
La très-grand' beauté que je vis,
Tant noble était et de grand prix,
Ni que seulement en osasse
Un mot tinter, tant y pensasse.
C'est pourquoi mon esprit vaincu,
De guerre lasse, enfin s'est tu.
Plus j'y pensais, tant était belle,
Plus j'étais impuissant près d'elle;
Car Dieu, la suprême beauté,
Quand Nature il eut enfanté,
Il en i fist une fontaine16905
Tous jors corant et tous jors plaine,
De qui toute biauté desrive;
Mès nus n'en set ne fons ne rive:
Por ce n'est droit que conte face
Ne de son cors, ne de sa face
Qui tant est avenant et bele,
Cum flor de lis en mai novele;
Rose sus rain, ne noif sor branche,
N'est si vermeille ne si blanche.
Si devroie-ge comparer,
Quant ge l'os à riens comparer,
Puisque sa biauté ne son pris
Ne puet estre d'omme compris.]
Quant ele oï ce serement,
Moult li fu grant alegement
Du grant duel qu'ele demenoit.
Por decéue se tenoit,
Et disoit:
Nature.
Lasse! qu'ai-ge fait?
Ne me repenti mès de fait
Qui m'avenist des lors en ça
Que cist biau monde commença,
Fors d'une chose solement
Où j'ai mespris trop malement,
Dont ge me tiens trop à musarde:
Et quant ma musardie esgarde,
Bien est drois que ge m'en repente.
Lasse fole! lasse dolente!
Lasse! lasse cent mile fois!
Où sera mès trovée fois?
En elle fit une fontaine17111
Toujours courante et toujours pleine
D'où découle toute beauté.
Et son lit, c'est l'immensité.
Comment vouloir que conte fasse
Ni de son corps, ni de sa face,
Qui plus belle est, je vous le dis,
Qu'en mai nouvelle fleurs de lys?
Rose ni neige sur la branche
N'est si vermeille ni si blanche,
Et c'est un crime que d'oser
A Nature chose opposer,
Sa beauté puisqu'en nulle guise
Ne peut être d'homme comprise.]
Quand Nature ouït ce serment,
Moult lui fut grand allégement
Du deuil qui l'avait confondue.
Elle se tenait pour déçue,
Et disait:
Nature.
Lasse, qu'ai-je fait?
Céans à l'esprit, en effet,
Il me revient une méprise,
Une faute que j'ai commise,
Il y a bien longtemps déjà,
Quand ce beau monde commença,
Et dont j'aurais dû, sans doutance,
Dès longtemps faire pénitence.
Oui, j'ai trop, dit-elle, péché,
Et quand je songe à mon péché,
Bien juste est que je m'en repente.
Lasse folle, lasse dolente!
Ai-ge bien ma poine emploiée?16935
Sui-ge bien du sens desvoiée,
Qui tous jors ai cuidé servir
Mes amis por gré deservir,
Et trestout mon travail ai mis
En essaucier mes anemis?
Ma debonnaireté m'afole.
L'Acteur.
Lors a mis son prestre à parole,
Qui celebroit en sa chapele,
Mès ce n'ert pas messe novele,
Car tous jors ot fait ce servise
Dès qu'il fu prestres de l'église.
Hautement, en leu d'autre messe,
Devant Nature la déesse,
Li prestres qui bien s'acordoit
En audience recordoit
Les figures représentables
De toutes choses corrumpables
Qu'il ot escrites en son livre,
Si cum Nature les li livre.
Comment Nature la déesse
A son bon prestre se confesse.
Qui moult doulcement luy enhorte
Que de plus plourer se déporte.
(Page 26, vers 16955.)
XCIII
Comment Nature la déesse
A son bon prestre se confesse,
Qui moult doulcement luy enhorte
Que de plus plourer se déporte.
Genius, dist-ele, biau prestre
Qui des leus estes diex et mestre,
Lasse, lasse cent mille fois.17141
De moi, c'en est fait, je le vois!
Ai-je bien ma peine employée
Et me suis-je assez dévoyée.
Moi qui tout mon travail ai mis
A exhausser mes ennemis,
Croyant gagner, en récompense,
De mes amis los et fiance?
Victime suis de ma bonté.
L'Auteur.
Lors à son prêtre a tout conté
Officiant en sa chapelle;
Mais ce n'était messe nouvelle,
Car même service il faisait
Depuis qu'en son église était.
Hautement, au lieu d'autre messe,
Devant Nature la déesse,
Le prêtre, qui tout connaissait,
En audience rappelait
Les figures représentables
De toutes choses corrompables,
Comme Nature lui livrait,
Et qu'en son livre il écrivait.
XCIII
Comment Nature la déesse
A son bon prêtre se confesse,
Qui l'exhorte moult doucement
De sécher ses pleurs à l'instant.
Génius, dit-elle, beau prêtre,
De toutes créatures maître,
Et selonc lor propriétés16961
Toutes en euvre les metés,
Et bien achevés la besoingne,
Si cum à chascun li besoingne,
D'une folie que j'ai faite,
Dont ge ne me sui pas retraite,
Mès repentance moult m'apresse,
A vous m'en vuel faire confesse.
Genius.
Ma dame, du monde roïne,
Cui toute riens mondaine encline,
S'il est riens qui vous griefve, en tant
Que vous en ailliés repentant,
Ou que néis vous plaise à dire,
De quelconques soit la matire,
Soit d'esjoïr, ou de doloir,
Bien m'en poés vostre voloir
Confesser trestout par lesir,
Et ge tout à vostre plesir,
Fet Genius, metre y vorrai
Tout le conseil que ge porrai,
Et celerai bien vostre affaire,
Se c'est chose qui face à taire.
Et se mestier avés d'assoldre,
Ce ne vous doi-ge mie toldre,
Mais lessiés ester vostre plor.
Nature.
Certes, fet-ele, se ge plor,
Biaus Genius, n'est pas merveille.
Genius.
Dame, toutevois vous conseille
Qui selon leurs propriétés17169
Toutes en œuvre les mettez
Et leur besogne achevez toute
Lorsque suivent la droite route,
Le remords me vient oppresser
Et me veux à vous confesser
D'une faute que j'ai commise
Et qui ne me fut pas remise.
Génius.
Reine du monde, il lui répond,
Devant qui tout courbe le front,
Si quelque chose vous tourmente
Et dont votre cœur se repente,
En moi vous pouvez vous fier;
Ou s'il vous plaît me confier
Quoi que ce soit, plaisir ou peine
Vous pouvez, ma très-douce reine
Vous confesser tout à loisir,
Et moi, tout à votre plaisir,
Je célerai bien votre affaire
Si c'est chose qu'il faille taire,
Fait Génius, et je ferai
Pour vous tout ce que je pourrai
S'il est besoin de vous absoudre,
Je suis tout prêt à m'y résoudre,
Mais avant tout ne pleurez plus
Nature.
Las! dit-elle, beau Génius,
Si je pleure, n'est pas merveille.
Génius.
Dame, pourtant je vous conseille
Que vous voilliez ce plor lessier,16989
Se bien vous volés confessier,
Et bien entendre à la matire
Que vous m'avés empris à dire:
Car grans est, ce croi, li outrages,
Que bien sai que nobles corages
Ne s'esmuet pas de poi de chose:
S'est moult fox qui trobler vous ose.
Mès sans faille il est voir que fame
Legierement d'ire s'enflame[11].Voir la note
[Virgiles méismes tesmoingne,
Qui moult congnut de lor besoingne,
Que jà fame n'iert tant estable,
Qu'el ne soit diverse et muable,
Et si rest trop ireuse beste.
Salemon dist qu'onc ne fut teste
Sor teste de serpent crueuse,
Ne riens de fame plus ireuse;
N'onc riens, ce dist, n'ot tant malice.
Briefment, en fame a tant de vice,
Que nus ne puet ses meurs pervers
Conter par rimes, ne par vers:
Et si dist Titus-Livius
Qui bien congnut quex sunt li us
Des fames, et quex les manieres,
Que vers lor meurs nules prieres
Ne valent tant comme blandices,
Tant sunt decevables et nices,
Et de flechissable nature.
Si redist aillors l'Escriture
Que de tout le femenin vice,
Li fondement est avarice.
Et quiconques dit à sa fame
Ses secrez, il en fait sa dame.
D'abord de vos larmes cesser,17197
Et si voulez vous confesser,
Exposez-moi donc tire à tire
Tout ce que vous avez à dire.
Grande est, je crois, votre douleur,
Car bien sais-je que noble cœur
Ne s'émeut pas de peu de chose.
Bien fol est qui troubler vous ose.
Avouons-le, femme pourtant
S'emporte bien légèrement[11b].
[A Virgile je m'en réfère
Qui moult connut leur caractère:
Cœur de femme, dit-il, est changeant,
Capricieux et inconstant.
Femme est trop irascible bête;
Et Salomon dit que sa tête
Est pis que tête de serpent,
Et qu'il n'est rien de plus méchant;
Rien, dit-il, n'eut tant de malice;
Bref, en la femme est tant de vice,
Que nul ne peut ses us pervers
Conter par rimes ni par vers.
Tite-Live, qui leurs manières
Savait et leurs mœurs tout entières,
Dit que, pour les séduire, rien
Ne réussit oncques si bien
Que propos flatteurs et que fables,
Tant frivoles et décevables
Et tant fragiles sont leurs cœurs.
Et l'Écriture ajoute ailleurs
Que de tout le féminin vice
Le fondement c'est l'avarice.
Et quiconque à sa femme dit
Ses secrets, dès lors s'asservit.
Nus homs qui soit de mere nés,17023
S'il n'est yvres ou forsenés,
Ne doit à fame réveler
Nule riens qui face à celer,
Se d'autrui ne le vuet oïr.
Miex vaudroit du païs foïr,
Que dire à fame chose à taire,
Tant soit loial ne débonnaire;
Ne jà nul fait secré ne face,
S'il voit fame venir en place:
Car s'il i a peril de cors,
El le dira, bien le recors,
Combien que longuement atende;
Et se nus riens ne l'en demande,
Le dira-ele vraiement,
Sans estrange amonestement:
Por nule riens ne s'en teroit,
A son avis morte seroit,
Se ne li sailloit de la bouche,
S'il i a peril ou reprouche.
Et cil qui dit le li aura,
S'il est tex, puis qu'el le saura,
Qu'il l'ose après ferir ne batre,
Une fois, non pas trois ne quatre,
Jà si-tost ne la touchera,
Cum ele li reprouchera,
Mais ce sera tout en apert.
Qui se fie en fame, il se pert,
Et li las qui en li se fie,
Savés-vous qu'il fait? il se lie
Les mains, et se cope la geule[12]:
Car s'il une fois toute seule
Ose jamès vers li grocier,
Ne chastoier, ne corrocier,
Car aucun homme né de mère,17231
S'il n'est ivre ou de sens n'a guère,
Ne doit à femme révéler
Nulle chose bonne à celer,
S'il ne veut pas qu'elle soit sue,
Tant soit sa loyauté connue.
Mieux lui vaudrait le pays fuir
Qu'à femme un secret découvrir;
Que rien de secret il ne fasse
Non plus, si vient femme en la place,
Car en allât-il de ses jours,
Elle ne se taira toujours
Combien que longuement attende.
Pas n'est besoin qu'on lui demande,
Bien le dira-t-elle vraiment,
Sans qu'on la prie, un beau moment.
Pour rien au monde nulle femme
Ne se tairait, non, sur mon âme;
A son avis, morte serait,
Si de la bouche son secret
Ne lui sortait, dût-elle même
Se jeter en péril extrême.
Et celui qui livré l'aura,
Une fois qu'elle le saura,
S'il l'ose après férir ou battre
Une fois, non pas trois ni quatre,
Aussitôt qu'il la touchera,
Lors elle lui reprochera
Ouvertement à voix jolie;
Car l'homme en femme qui se fie
Se perd, et le malheureux, las!
Savez-vous ce qu'il fait? les bras
Il se lie et se clot la gueule[12b],
Car rien qu'une fois, une seule,
Il met en tel peril sa vie.17057
S'il a du fait mort deservie,
Que par le col le fera pendre,
Se li juge le puéent prendre;
Ou murdrir par amis privés,
Tant est à mal port arrivés.
XCIV
Cy dit, à mon intention[13],
La meilleure introduction
Que l'en peut aux hommes apprendre.
Pour eulx bien garder et deffendre
Que nulles femmes leurs maistresse;
Ne soyent, quant sont jangleresses.
Mès li fox, quant au soir se couche,
Et gist lez sa fame en sa couche
Où reposer ne puet ou n'ose,
Qu'il a fait espoir quelque chose,
Ou vuet par aventure faire
Quelque murdre ou quelque contraire
Dont il craint la mort recevoir,
Se l'en le puet aparcevoir,
Et se torne, plaint et sopire,
Et sa fame vers soi le tire,
Qui bien voit qu'il est à mesese,
Si l'aplaingne et acole et bese,
Et le couche entre ses mameles.
La Femme qui parle à son Mary.
Sire, dist-ele, quex noveles?
Si jamais il l'ose gronder,17265
La châtier, la gourmander,
Il risque fort son existence,
Car s'il mérite la potence,
Au juge elle le livrera,
Haut et court pendre le fera,
Ou par amis privés occire,
Tant il prend des chemins le pire.
XCIV
Ci dit, à mon intention[13b],
La meilleure introduction
Que l'on puisse aux hommes apprendre,
Pour les garder et les défendre
De fourbe maîtresse choisir
Qui les puisse vendre et trahir.
Mais quand le fol au soir se couche,
Près de sa femme, dans sa couche,
Où ne peut ni n'ose dormir
(Car peut-être il vient d'accomplir
Quelque méfait ou se dispose
A quelque meurtre ou male chose,
Dont il craint la mort recevoir
Si l'on vient à l'apercevoir),
Et se tourne et plaint et soupire.
Lors vers soi sa femme l'attire,
Qui bien voit qu'il a du chagrin,
L'accole et le baise et le plaint,
Et le couche entre ses mamelles.
La femme qui parle à son mari.
Sire, lui dit, quelles nouvelles?
Qui vous fait ainsinc sospirer,17083
Et tressaillir et revirer?
Nous sommes or privéement
Ici nous dui tant solement
Les personnes de tout le monde,
Vous li premiers, ge la seconde,
Qui miex nous devons entr'amer
De cuer loial fin sans amer;
Et de ma main, bien m'en remembre,
Ai fermé l'uis de nostre chambre,
Et les parois, dont miex les proise,
Sunt espesses demie toise,
Et si haut resunt li chevron,
Que tuit séurs estre devon;
Et si sommes loing des fenestres,
Dont moult est plus séurs li estres
Quant à nos secrez descovrir:
Si ne les a pooir d'ovrir,
Sans despecier, nus hons vivant
Ne plus que puet faire li vent.
Briefment cis leus n'a point d'oïe,
Vostre vois ne puet estre oïe
Fors que de moi tant solement;
Por ce vous pri piteusement
Par amor, que tant vous fiés
En moi, que vous le me diés.
Le Mary.
Dame, dist-il, se Dieu me voie,
Por nule riens ne le diroie,
Car ce n'est mie chose à dire.
Qui vous fait ainsi soupirer17293
Et tressaillir et revirer?
Ne sommes-nous de tout le monde,
Vous le premier, moi la seconde,
Qui mieux nous devons entr'aimer
De loyal cœur sans rien d'amer?
Céans nous sommes, il me semble,
Tous deux tant seulement ensemble,
Et j'ai fermé, bien m'en souvient,
Tous les huis de ma propre main;
Épaisse d'une demi-toise,
La muraille n'est pas sournoise,
Et tant hauts je vois les chevrons,
Qu'être tranquilles nous devons.
Des fenêtres si loin nous sommes,
A l'abri du regard des hommes,
Que vous pouvez tout à loisir
Votre secret me découvrir.
N'ayez crainte qu'on nous entende;
Sans bruit, à moins qu'il ne pourfende
Ces gros murs, nul homme vivant
Ne peut faire plus que le vent.
Bref, ce lieu-ci n'a point d'ouïe;
Votre voix ne peut être ouïe,
Sinon de moi tant seulement.
Aussi vous prié-je humblement,
Par notre amour, d'avoir, beau sire,
En moi fiance et tout me dire.
Le Mari.
Dame, dit-il, par Dieu, jamais
Pour rien je ne vous le dirais;
Ce n'est pas une chose à dire.
La Femme.
Avoi, dist-ele, biau douz Sire!17112
M'avés-vous donc soupeçonneuse,
Qui sui vostre loial espeuse?
Quant par mariage assemblasmes,
Jhesu-Crist, que pas ne trovasmes
De sa grace aver ne eschar,
Nous fist deus estre en une char;
Et quant nous n'avons char fors une,
Par le droit de la loi commune,
N'il ne puet en une char estre
Fors que uns cuers à la senestre:
Tuit ung sunt donques li cuers nostre,
Le mien avés, et ge le vostre:
Riens ne puet donc où vostre avoir,
Que li miens ne doie savoir.
Por ce vous pri que le me dites,
Par guerredon et par merites;
Car jamès joie où cuer n'aurai
Jusqu'à tant que ge le saurai;
Et se dire nel' me volés,
Ge vois bien que vous me bolés;
Si sai de quel cuer vous m'amés,
Qui douce amie me clamés,
Douce seur et douce compaingne.
A cui parés-vous tel chataingne?
Certes se nel' me gehissiés,
Bien pert que vous me traïssiés;
Car tant me sui en vous fiée,
Puis que m'éustes affiée,
Que dit vous ai toutes les choses
Que j'oi dedans mon cuer encloses.
La Femme.
Hélas, dit-elle, beau doux sire,17324
De votre femme en vil époux
La loyauté soupçonnez-vous?
Quand tous deux nous nous mariâmes,
Jésus-Christ qu'envers nous trouvâmes
De sa grâce si généreux,
Nous fit être en une chair deux,
Et puisque chair nous n'avons qu'une
Par le droit de la loi commune,
Nos deux cœurs, soyez-en certain,
Doivent battre en un même sein;
Tout un nos cœurs sont l'un et l'autre,
Le mien avez et moi le vôtre.
Rien ne peut donc le vôtre avoir
Que le mien ne doive savoir.
Dites-le moi, je vous en prie,
Par amour et sans tromperie,
Car jamais joie au cœur n'aurai
Jusqu'à tant que je le saurai.
Si vous refusez de le dire,
C'est qu'alors vous me trompez, sire.
Je sais de quel cœur vous m'aimez,
Vous qui douce sœur me nommez,
Douce compagne et douce amie.
Or tels marrons ne cuisent mie
Pour moi. Car si vous vous cachez,
C'est qu'à me trahir vous cherchez,
Moi qui vous dis tretoutes choses
Pourtant, dedans mon cœur encloses!
Du jour où nous fûmes unis,
Tant fiée en vous je me suis,
Si lessai por vous pere et mere,17143
Oncles, neveus, serors et frère,
Et tous amis et tous parens,
Si cum il est or aparens.
Certes moult ai fait mauvès change,
Quant si vers moi vous truis estrange,
Que ge plus aim que riens qui vive;
Et tout ne me vaut une cive,
Qui cuidiés que tant mespréisse
Vers vous, que vos secrés déisse:
C'est chose qui ne porroit estre;
Par Jhesu-Crist le roi célestre,
Qui vous doit miex de moi garder?
Plaise-vous au mains regarder,
Se de loiauté rien savés,
La foi que de mon cors avés:
Ne vous soffist pas bien cis gages,
En volés-vous meillors hostages?
Donc sui-ge des autres la pire,
Se vos secrez ne m'osés dire.
Ge voi toutes ces autres fames
Qui sunt de lor hostiez si dames,
Que lor maris en eus se fient
Tant que tous lor secrez lor dient.
Tuit à lor fames se conseillent,
Quant en lor liz ensemble veillent,
Et privéement se confessent,
Si que riens à dire ne lessent;
Et plus sovent, c'est chose voire,
Qu'il ne font néis au provoire:
Par eus-méismes bien le sai,
Car maintes fois oï les ai;
Qu'el m'ont tretuit recongnéu
Quanqu'el ont oï et véu,
Que j'ai laissé pères et mères,17355
Oncles, neveux, et sœurs et frères,
Tous mes amis, tous mes parents,
Comme vous le voyez céans.
J'ai peu gagné certes au change,
Quand tant vers moi vous trouve étrange
Vous que j'aime par dessus tout!
Tout cela ne me vaut un clou,
De moi tant puisqu'on se méfie
Qu'un secret on ne me confie.
Vous avez peur d'être trahi!
Mais, roi du ciel, bon Jésus-Christ,
Qui mieux que moi vous doit en garde
Avoir? que votre cœur regarde,
Et vous verrez, loyal époux,
Que mon corps est tretout à vous,
Et si ne vous suffit ce gage,
Puis-je trouver meilleur otage?
Près des autres suis-je si bas,
Que vos secrets ne sache pas?
Je vois toutes ces autres femmes,
Qui si bien sont chez elles dames
Que les secrets de leurs époux
Au moins elles connaissent tous.
Tous à leurs femmes se conseillent,
Quand en leur lit ensemble veillent,
Et se confessent privément
Sans rien se taire aucunement,
Et mieux, et plus souvent peut-être
Qu'ils ne le font même à leur prêtre.
D'elles-mêmes bien je l'apprends,
Car maintes fois l'une j'entends
Me raconter en confidence
Ce qu'elle sait, ce qu'elle pense,
Et tout néis quanqu'eles cuident,17177
Ainsinc se purgent et se vuident.
Si ne sui-ge pas lor pareille,
Nule vers moi ne s'apareille,
Car ge ne sui pas jangleresse,
Vilotiere, ne tenceresse;
Ains sui de mon cors prodefame,
Comment qu'il aut vers Diex de l'ame.
Jà n'oïstes-vous onques dire
Que j'aie fait nul avoutire,
Se li fol qui le vous conterent,
Par mauvestié nel' controverent.
Ne m'avés-vous bien esprovée?
Où m'avés-vous fauce trovée?
Après, biau Sire, regardés
Comment vostre foi me gardés.
Certes, malement mespréistes,
Quant anel où doi me méistes,
Et vostre foi me fiançastes:
Ne sai comment faire l'osastes.
S'en moi ne vous osés fier,
Qui vous fist à moi marier?
Por ce pri que la vostre fois
Me soit sauve au mains ceste fois,
Et loiaument vous asséure,
Et promet et fiance et jure
Par le benéuré saint Pierre,
Que ce sera chose souz pierre.
Certes moult seroie ore fole,
Se de ma bouche issoit parole
Dont éussiés honte et damage:
Honte feroie à mon linage,
C'onques nul jor ne diffamoi,
Et tout premierement à moi.
Tout ce qu'elle a pu voir, ouïr,17389
Quand il lui plaît son cœur m'ouvrir.
Mais point ne suis de ces bavardes,
Ces hypocrites, ces paillardes;
Vous n'allez pas me comparer
A cela, j'ose l'espérer;
Car de corps je suis prude femme,
Et Dieu seul peut sonder mon âme.
Or jamais vous n'avez appris
Que j'aie adultère commis,
Ou bien les fous qui le contèrent
Par méchanceté l'inventèrent.
M'avez-vous pu fausse trouver
Quand il vous plut de m'éprouver?
Et comment votre foi, beau sire,
M'avez gardé, je vais le dire.
Quand l'anneau me mîtes au doigt
Et me promites votre foi,
Vous étiez menteur et faussaire,
Ne sais comment l'osâtes faire.
Si n'osez en moi vous fier,
Qui vous fit à moi marier?
Qu'une fois, je vous en conjure,
Votre foi soit sincère et pure,
Et je vous jure désormais
Et loyalement vous promets,
Au nom du bienheureux saint Pierre,
Que ce sera chose sous pierre.
Il serait certe à moi bien sot,
Si sortait de ma bouche un mot
Dont vous eussiez honte et dommage.
Je ferais honte à mon lignage
Que ne déshonorai jamais,
Que je sache, et j'en pâtirais,
L'en seult dire, et voirs est sans faille,17211
Que trop est fox qui son nez taille,
Sa face a tous jors deshonore:
Dites-moi, se Diex vous secore,
Ce dont vos cuers se desconforte,
Ou se ce non, vous m'avés morte.
Genius.
Lors li debaille et pis et chief,
Et puis le baise de rechief,
Et plore sor li lermes maintes,
Entre les baiseries faintes.
XCV
Comment le fol Mary couart
Se met dedans son col la hart,
Quant son secret dit à sa Fame,
Dont pert son corps, et elle s'ame.
Adonc li meschéans li conte
Son grant damage et sa grant honte,
Et par sa parole se pent;
Et quant dit l'a, si s'en repent;
Mès parole une fois volée
Ne puet plus estre rapelée.
Lors li prie qu'ele se taise,
Cum cil qui plus est à mesaise
C'onques avant esté n'avoit,
Quant sa fame riens n'en savoit.
Et cele li redist sans faille
Qu'el s'en taira, vaille que vaille.
Au surplus, la première, sire.17423
J'entends une vérité dire
Souvent et bien la retenez:
Fol est qui se coupe le nez;
Sa face à toujours déshonore.
A Dieu si vous croyez encore,
Dites-moi ce dont vous souffrez,
Ou sinon morte me verrez.
Génius.
Lors sein et tête lui découvre,
Déréchef de baisers le couvre,
Et puis de pleurs l'inonde maints
Au milieu de cent baisers feints.
XCV
Comment le fol mari couard
Lui-même au col se met la hart,
Quand son secret dit à sa femme,
Dont perd son corps, elle son âme.
Lors lui conte le malheureux
Sa grand' honte, son cas affreux;
Dès lors il a livré sa tête.
A peine dit, il le regrette;
Mais un mot, sitôt envolé,
Ne peut plus être rappelé.
Lors il priera qu'elle se taise,
Car il est à plus grand mésaise
Que jamais avant il n'était,
Quand sa femme rien ne savait.
Bien lui promet-elle sincère,
Vaille que vaille, de se taire;
Mès li chetis, que cuide-il faire?17237
Il ne puet pas sa langue taire,
Or tent à l'autrui retenir!
A quel chief en cuide-il venir?
Or se voit la dame au deseure,
Et set que de quelconques heure
L'osera mès cil corrocier,
Ne contre li de riens grocier;
Mu le fera tenir et coi,
Qu'ele a bien matire de quoi.
Convenant, espoir, li tendra,
Tant que corrous entr'eus vendra,
Encore s'ele tant atent:
Mès envis atendra jà tant
Que moult ne li soit grant grevance,
Tant aura le cuer en balance.
Et qui les hommes ameroit,
Cist sermon lor préescheroit,
Qui bien fait en tous leus à dire,
Por ce que chascuns hons s'i mire,
Por eux de grant peril retraire.
Si porroit-il, espoir, desplaire
As fames qui tant ont de jangles;
Mès vérités ne quiert nus angles.
Biaus Seignors, gardés-vous des fames[14],
Se vos cors amés et vos âmes;
Au mains que jà si mal n'ovrés
Que vos secrez lor descovrés,
Que dedens vos cuers estuiés.
Fuiés, fuiés, fuiés, fuiés,
Fuiés, enfans, fuiés tel beste,
Gel' vous consel et amoneste
Sans décepcion et sans guile,
Et notés ces vers de Virgile,
Mais où pense-t-il en venir?17451
Comment langue d'autrui tenir
Quand on ne sait la sienne taire?
Le chétif, que pense-t-il faire?
Or la dame a pris le dessus
Et sait bien qu'il n'osera plus
Désormais lui chercher querelle,
Ni lutter à nul jour contre elle.
Muet le tiendra-t-elle et coi,
Car elle a matière de quoi.
Peut-être bien se taira-t-elle
Jusqu'à la prochaine querelle,
Si même elle attend jusque-là.
Mais à grand' peine elle attendra,
Et non sans cruelle souffrance,
Tant aura le cœur en balance;
Et qui les hommes aimerait,
Ce sermon il leur prêcherait,
Qui par tous lieux est bon à dire,
Pour que chacun se puisse instruire
Et ce grand péril éviter.
Par contre, il pourrait exciter
De toutes femmes la colère,
Femmes à langue de vipère;
Mais vérité fuit les détours.
Beaux seigneurs, gardez-vous toujours[14b],
Si vous aimez vos corps, vos âmes,
Beaux seigneurs, gardez-vous des femmes;
Au moins gardez-vous bien jamais
De leur dévoiler les secrets
Cachés dans le fond de votre âme.
Fuyez, fuyez, fuyez la femme,
Enfants, telle bête fuyez;
A ma parole vous fiez,
Mès qu'en vos cuers si les fichiés,17271
Qu'il n'en puissent estre sachiés:
Enfans qui coilliés les floretes,
Et les freses fresches et netes,
Ci gist li frois serpens en l'erbe[15]:
Fuiés, enfans, car il enherbe
Et empoisonne et envenime
Tout homme qui de li s'aprime.
Enfans qui les flors alés querre,
Et les freses naissans sus terre,
Li mau serpent refroidissant
Qui se vet ici tapissant,
La malicieuse coluevre
Qui son venin repont et cuevre,
Et le muce souz l'erbe tendre,
Jusqu'à tant que le puisse espendre
Por vous decevoir et grever,
Pensés, enfans, de l'eschever.
Ne vous i lessiés pas haper,
Se de mort volés eschaper:
Car tant est venimeuse beste
Par cors, et par queuë, et par teste,
Que se de li vous aprochiés,
Tost vous troverés entechiés;
Qu'el mort et point en traïson
Quanqu'el ataint sans garison;
Car de cesti venin l'ardure
Nus triades n'en a la cure:
Rien n'i vaut herbe ne racine,
Sol foïr en est medicine.
Si ne di-ge pas toutevoie
(N'onc ne fu l'entencion moie)
Que les fames chieres n'aiés,
Ne que si foïr les doiés,
Sans feinte comme à l'Évangile.17483
Puis notez ces vers de Virgile,
Et dedans vos cœurs les fichez
Si bien qu'ils n'en soient arrachés:
Enfants, qui cueillez les fleurettes
Et les fraises fraîches et nettes,
En l'herbe git le froid serpent[15b].
Fuyez, enfants, car de sa dent
Il envenime, il empoisonne
Quiconque auprès de lui buissonne.
Enfants, qui les fleurs savourez
Et les fraises dessus les prés,
Le méchant serpent froid et sombre
Qui rampe et se tapit dans l'ombre,
Et la couleuvre emmi le thym
Qui distille son noir venin
Et le tient prêt sous l'herbe tendre,
Jusqu'à ce que le puisse épandre
Sur vous, pour vous faire mourir,
Enfants, ne songez qu'à les fuir.
Car tant est venimeuse bête
Par le corps, la queue et la tête,
Que si vous vous en approchiez,
Soudain vous en seriez souillés.
Enfants, évitez sa morsure,
En nul remède n'y sais cure,
Car elle mord en trahison
Sans nul espoir de guérison;
Rien n'y fait herbe ni racine;
Je ne sais d'autre médecine
Que de la fuir incontinent.
De ce que j'ai dit ci-devant,
N'allez pas toutefois déduire
(Car ce jamais ne voulus dire,)
Que bien avec eus ne gisiés;17305
Ains commant que moult les prisiés,
Et par raison les essauciés,
Bien les vestés, bien les chauciés[16],
Et tous jors à ce laborés,
Que les servés et honorés
Por continuer vostre espiece,
Si que la mort ne la despiece;
Mès jà tant ne vous y fiés,
Que chose à taire lor diés.
Bien soffrés que voisent et viengnent,
La mesnie et l'ostel maintiengnent,
S'el sevent à ce metre cure;
Ou s'il avient par aventure
Que sachent achater et vendre,
A ce puéent-el bien entendre;
Ou s'el sevent aucun mestier,
Facent-le, s'el en ont mestier,
Et sachent les choses apertes
Qui n'ont mestier d'estre covertes.
Mès se tant vous habandonnés
Que trop de pooir lor donnés,
A tart vous en repentirés,
Quant lor malice sentirés.
L'Escriture néis nous crie
Que se la fame a seignorie,
Ele est à son mari contraire,
Quant el li voit riens dire ou faire.
Prenés-vous garde toutevoie
Que l'ostel n'aille à male voie;
Car l'en pert bien en meillor garde.
Qui sages est, sa chose garde.
Que femmes chères n'ayez point,17519
Et que toutes fuyez au point
De ne plus coucher avec elles.
Aimez dames et damoiselles,
Et par raison les exhaussez,
Bien les vêtez, bien les chaussez,
Et pour perpétuer l'espèce,
Que la Mort constamment dépèce,
Vous ne devez tous aspirer
Qu'à les servir, les honorer;
Mais jamais n'allez pour leur plaire
Jusqu'à leur dire chose à taire.
Laissez-les aller et venir
Et toute la maison tenir
S'elles savent y mettre cure.
Ou s'il advient, par aventure,
Qu'elles sachent vendre, acheter,
Laissez-les donc se contenter;
Et si le moindre métier savent,
Maladroits ceux qui les entravent.
Bref, elles peuvent se mêler
De tout, sauf ce qu'il faut celer;
Mais si vous faites l'imprudence
De leur donner trop de puissance,
Bientôt vous en repentirez,
Quand leur malice sentirez.
L'Écriture même confesse
Que quand la femme est la maîtresse,
Que dise ou fasse le mari,
Elle se met encontre lui.
Mais veillez que ne se dévoie
La maison en mauvaise voie;
On trompe le meilleur gardien.
Le sage, lui, garde son bien.
Et vous qui avés vos amies,17337
Portés lor bonnes compaignies;
Bien affiert qu'el sachent chascunes
Assés des besoingnes communes.
Mès se preus estes et senés,
Quant entre vos bras les tenés,
Et les acolés et baisiés,
Taisiés, taisiés, taisiés, taisiés[17].
Pensés de vos langues tenir,
Car riens n'en puet à chief venir
Quant des secrez sunt parçonieres,
Tant sunt orguilleuses et fieres,
Et tant ont les langues cuisans,
Et venimeuses et nuisans.
Mès quant les fox sunt là venu,
Qu'il sunt entre lor bras tenu,
Et que les acolent et baisent,
Entre les gieus qui tant lor plaisent,
Lors n'i puet riens avoir celé,
Là sunt li secré revelé;
Là se descuevrent li mari
Dont puis sunt dolent et marri.
Tuit encusent ci lor pensé,
Fors li sage bien apensé.
Dalida la malicieuse,
Par flaterie venimeuse,
A Sanson qui tant ert vaillans,
Tant preus, tant fors, tant bataillans,
Si cum el le tenoit forment
Soef en son giron dormant,
Copa ses chevex o ses forces,
Dont il perdi toutes ses forces,
Quant de ses crins le depela,
Et tous secrez li révéla,
Et vous qui avez vos amies,17553
Faites-leur bonnes compagnies;
Confiez-leur donc, au besoin,
De quelques intérêts le soin.
Mais êtes-vous prudent et sage?
Lorsque pris d'amoureuse rage,
Les accolez et les baisez,
Taisez-vous, taisez-vous, taisez.
Quand des secrets sont familières
Tant sont orgueilleuses et fières,
Que rien de bon n'en peut venir,
Sachez donc vos langues tenir;
Car leurs langues sont trop cuisantes
Et venimeuses et nuisantes.
Mais quand les fous sont là venus,
Qu'ils sont entre leurs bras tenus,
Qu'elles les accolent et baisent
En mille jeux qui tant leur plaisent,
Ils n'ont plus rien lors de celé,
Et tout secret est révélé.
Les sages seuls leurs pensers voilent,
Les fous à l'envi les dévoilent;
Là se trahissent les maris
Dont puis sont dolents et marris.
Dalila la malicieuse,
Par sa caresse venimeuse,
Tondit à Samson le vaillant,
Le preux, le fort, le bataillant,
Tous les cheveux avec ses forces,
Dont il perdit toutes ses forces,
Un jour que le tenait dormant
En son giron paisiblement.
Trop fol il fut quand à la belle,
N'ayant rien de caché pour elle,
Que li fox contés li avoit,17371
Qui riens celer ne li savoit.
Mès n'en vuel plus d'exemples dire,
Bien vous puet ung por tous soffire.
Salemon néis en parole,
Dont ge vous dirai la parole
Tantost, por ce que ge vous ain:
De cele qui te dort où sain
Garde les portes de ta bouche,
Por foïr péril et reprouche[18].
Cest sermon devroit préeschier
Quicunques auroit homme chier,
Que tuit de fames se gardassent,
Si que jamès ne s'i fiassent.]
Si n'ai-ge pas por vous ce dit,
Car vous avés sans contredit
Tous jors été loiale et ferme.
L'Escriture néis afferme,
Tant vous a donné Diex sens fin,
Que vous estes sages sans fin.
L'Acteur.
Genius ainsinc la conforte,
Et de quanqu'il puet li enhorte
Qu'el laist du tout son duel ester:
Car nus ne puet riens conquester
En duel, ce dist, ne en tristece:
C'est une chose qui moult blece,
Et qui, ce dist, riens ne profite.
Quant il ot sa volenté dite,
Sans plus faire longue prière,
Il s'asiet en une chaiere
Tous ses secrets il ne cela;17587
Car tous elle les révéla,
Et la traîtresse, la parjure,
Le pela de sa chevelure.
Or cet exemple vous suffit;
Autant que tous seul il en dit.
Et Salomon parle de même;
Je vais, parce que je vous aime,
Citer son précepte divin:
«A celle qui dort sur ton sein
Les portes de ta bouche accroche,
Pour fuir et péril et reproche[18b].»
Oui, quiconque aurait l'homme cher
Lui devrait ce sermon prêcher
Que tous des femmes se gardassent
Et que jamais ne s'y fiassent.]
Mais ceci pour vous n'ai pas dit,
Car vous avez, sans contredit,
Toujours été loyale et pure.
Du reste, affirme l'Écriture,
Tant Dieu vous a donné sens fin
Que vous êtes sage sans fin.
L'Auteur.
Génius ainsi la conforte
Et tant qu'il peut Nature exhorte
A sa peine et ses pleurs tarir;
Car nul ne peut rien obtenir
Par deuil, dit-on, ni par tristesse.
C'est une chose qui moult blesse
Et qui jamais n'a profité.
Quand il eut dit sa volonté,
Sans plus faire longue prière,
Il s'assied dedans une chaire
De jouste son autel assise,17401
Et Nature tantost s'est mise
A genous devant le provoire.
Mès sans faille, c'est chose voire,
Qu'el ne puet son duel oblier,
N'il ne l'en vuet jà plus prier,
Qu'il i perdroit sa poine toute;
Ains se taist, et la Dame escoute,
Qui dit par grant devocion,
En plorant, sa confession,
Que ge ci vous aporte escrite
Mot à mot si comme el l'a dite.
XCVI
Entendez icy par grant cure
La confession de Nature.
Cil Diex qui de bonté habonde,
Quant il si bien fist ce biau monde.
Dont il portoit en sa pensée
La belle forme porpensée
Tous jors en pardurableté
Ains qu'ele éust dehors esté:
Car là prist-il son exemplaire,
Et quanqu'il li fu necessaire;
Car s'il aillors le vosist querre,
Il n'i trovast ne ciel ne terre,
Ne riens dont aidier se péust,
Que nule riens dehors éust.
Car de noient fist tout saillir
Cil à qui riens ne puet faillir;
N'onc riens ne le mut à ce faire
Fors sa volenté debonnaire,
Près de l'autel, serein et doux.17619
Et tantôt s'est mise à genoux
Nature devant le bon prêtre.
Mais las! il faut le reconnaître,
Son deuil ne sait-elle oublier,
Et lui ne l'en veut plus prier,
Car il perdrait sa peine toute,
Mais se tait et la dame écoute,
Qui dit, par grand' dévotion,
En pleurant, sa confession
Qu'ici je vous rapporte écrite
Mot à mot, comme elle l'a dite.
XCVI
Entendez ici par grand' cure
La confession de Nature.
Quand Dieu, qui est toute bonté,
Fit le monde et l'immensité,
Dont il portait en sa pensée
La belle figure tracée,
Toujours de toute éternité,
Avant qu'elle eût parfaite été
(C'est là qu'il puisa son modèle
Et la matière originelle,
Car ciel ni terre il n'eût trouvé,
En vain eût-il tout observé,
Ni rien dont chose pût éclore,
Puisque rien n'existait encore;
Car du néant fit tout jaillir
Dieu à qui rien ne peut faillir.
Et rien non plus ne lui fit faire
Fors sa volonté débonnaire,
Large, cortoise, sans envie,17431
Qui fontaine est de toute vie.
Et le fist au commencement
D'une mace tant solement
Qui toute ert en confusion,
Sans ordre et sans distinccion:
Puis la devisa par parties
Qui puis ne furent departies,
Et tout par nombres asomma,
Et set combien en la somme a;
Et par raisonnables mesures
Termina toutes les figures,
Et les fist en rondece estendre
Por miex movoir, por plus comprendre,
Selonc ce que movables furent,
Et comprenables estre durent;
Et les mist en leus convenables,
Selonc ce qu'il les vit metables.
Les legieres en haut volerent,
Les pesans où centre avalerent,
Et les moiennes où mileu.
Ausinc sunt ordené li leu
Par droit compas, par droite espace.
Cis Diex méismes, par sa grace,
Quant il i ot, par ses devises,
Ses autres creatures mises,
Tant m'ennora, tant me tint chiere,
Qu'il m'establi sa chamberiere;
Servir m'i laisse et laissera
Tant cum sa volenté sera.
Nul autre droit ge n'i reclame,
Ains le merci quant il tant m'ame,
Que si très povre damoisele
A si grant maison et si bele.
Large, courtoise et sans dépit,17649
Source unique de ce qui vit),
Il le fit à travers l'espace,
D'abord seulement d'une masse
Qui n'était que confusion,
Sans ordre et sans distinction.
Puis la divisa par parties,
Qui puis ne furent désunies,
Et tout par ordre les rangea,
Et sait combien il y en a:
Et par raisonnables mesures
Termina toutes les figures
Et les fit en un cercle asseoir
Pour plus comprendre et mieux mouvoir,
Selon ce que muables furent
Et comprenables être durent,
Puis mit en convenables lieux
Selon que devaient être mieux.
Les légères en haut volèrent,
Lourdes au centre dévalèrent
Et les moyennes au milieu.
Ainsi le monde ordonna Dieu
Par droit compas, par droit espace.
Enfin quand il eut par sa grâce
Tout le reste distribué
Des créatures, à son gré,
Tant il m'honora, me tint chère,
Qu'il m'établit sa chambrière;
Servir m'y laisse et laissera
Tant que sa volonté sera.
Nul autre droit je ne réclame,
Mais le bénis de ce que dame
Si pauvre ait, en toute saison,
Si grande et si belle maison.
Il si grant sire tant me prise,17465
Qu'il m'a por chamberiere prise.
Por chamberiere! certes vaire,
Por connestable, et por vicaire[19],
Dont ge ne fusse mie digne,
Fors par sa volenté bénigne.
Si gart, tant m'a Diex honorée,
La bele chaéne dorée[20]
Qui les quatre elemens enlace
Tretous enclins devant ma face;
Et me bailla toutes les choses
Qui sunt en la chaéne encloses,
Et commanda que ges gardasse,
Et les formes continuasse;
Et volt que toutes m'obéissent,
Et que mes rieules ensivissent,
Si que jamès nes obliassent,
Ains les tenissent et gardassent
A tous jors pardurablement.
Si font-il voir communément:
Toutes i metent bien lor cure,
Fors une sole créature[21].
Du ciel ne me doi-ge pas plaindre,
Qui tous jors torne sans soi faindre,
Et porte en son cercle poli
Toutes les estoiles o li,
Estincelans et vertueuses
Sor toutes pierres précieuses.
Va-s'en le monde déduiant,
Commençant son cours d'orient,
Et par occident s'achemine,
Ne de torner arrier ne fine,
Toutes les roës ravissant
Qui vont contre li gravissant
Lui, si grand sire, tant me prise17683
Qu'il m'a pour chambrière prise.
Sa chambrière! oui, par ma foi,
Son connétable, son bras droit[19b],
Jamais je n'en eusse été digne,
Fors par sa volonté bénigne.
Voyez donc, je garde d'abord
La belle chaîne aux anneaux d'or[20b],
Qui les quatre éléments enlace
Tous inclinés devant ma face;
Puis toute chose il me bailla
Qu'emmi la chaîne il enferma
Et voulut que je les gardasse
Et les formes continuasse;
Toutes me doivent obéir,
Par mes lois se laisser régir
Sans jamais en oubli les mettre,
Mais les garder et s'y soumettre
A toujours éternellement.
Elles le font communément,
Toutes y mettent bien leur cure,
Fors une seule créature[21b].
Ainsi, du beau ciel, tout d'abord,
Si je me plaignais, j'aurais tort,
Lui qui toujours tourne sans feindre
Et sans jamais mes lois enfreindre,
Et porte en son cercle poli
Les étoiles avecque lui,
Plus brillantes, plus lumineuses
Que toutes pierres précieuses.
Son cours commence à l'orient;
Il s'en va le monde égayant
Et vers l'occident s'achemine,
Et son cours oncques ne termine,
Por son movement retarder;17499
Mès ne l'en puéent si garder
Que jà por eus corre si lans,
Qu'il n'ait en trente-six mil ans[22],
Por venir au point droitement
Où Diex le fist premierement,
Ung cercle acompli tout entier
Selonc la grandeur du sentier
Du zodiaque à la grant roë,
Qui sor li d'une forme roë.
C'est li ciex qui cort si à point,
Que d'error en son cors n'a point.
Aplanos por ce l'apelerent
Cil qui point d'error n'i troverent:
Car aplanos vaut en gregois
Chose sans error en françois.
Si n'est-il pas véu par homme
Cis autres ciex que ge ci nomme;
Mès Raison ainsinc le li prueve,
Qui les desmonstroisons i trueve.
Ne ne me plaing des sept planetes,
Cleres et reluisans et netes
Par tout le cors de soi chascune.
Si semble-il as gens que la lune
Ne soit pas bien nete ne pure,
Por ce qu'el pert par leus oscure;
Mès c'est par sa nature double,
Qu'el pert par leus espesse et trouble.
D'une part luit, d'autre part cesse,
Por ce qu'ele est clere et espesse[23];
Si li fait sa luor perir,
Si que ne puet pas referir[24]
La clere part de sa sustance,
Les rais que li solaus i lance,
Tretous les cercles ravissant17717
Qui vont contre lui gravissant
Afin d'attarder sa carrière.
Mais, vains efforts! ils ont beau faire,
Ils n'empêcheront à nul temps
Qu'il n'ait en trente-six mille ans[22b],
Pour regagner la même place
Où Dieu le créa dans l'espace,
Un cercle accompli tout entier,
Suivant la largeur du sentier
Du zodiaque au cercle immense
Qui, sans changer, sur lui s'avance.
Le ciel marche si bien à point
Que d'erreur en son cours n'a point.
Aplanos pour ce l'appelèrent
Ceux qui point d'erreur n'y trouvèrent;
Car aplanos vaut en grégeois
Chose sans erreur en françois.
Oncques certes n'aperçut l'homme
Cet autre ciel qu'ici je nomme,
Mais le lui prouve ainsi Raison
Par pure démonstration.
Je ne me plains des sept planètes
Non plus, claires, luisantes, nettes,
Car chacune suit son droit cours.
La lune semble certains jours,
Il est vrai, ni nette, ni pure,
Car sa face est parfois obscure;
Mais sa double nature fait
Qu'épaisse et trouble nous parait.
Un jour elle luit, l'autre cesse;
Elle est à la fois claire, épaisse[25b];
Tantôt fait sa lueur périr,
Parce que ne peut réfléchir
Ains s'en passent parmi tout outre:17533
Mès l'espesse luor demoustre
Qu'el puet bien as rais contrester
Por sa lumière conquester.
Et por faire entendre la chose,
Bien en puet-l'en, en leu de glose,
A briez moz ung exemple metre,
Por miex faire esclarcir la letre.
Si cum li voirres tresparens,
Où li rais s'en passent par ens,
Qui par dedens ne par derriere.
N'a riens espés qui les refiere,
Ne puet les figures monstrer,
Quant riens n'i puéent encontrer
Li rais des yex qui les retiengne,
Par quoi la forme as yex reviengne,
Mès plonc ou quelque chose espesse
Qui les rais trespasser ne lesse,
Qui d'autre part metre vorroit,
Tantost la forme retorroit,
Ou s'aucuns cors polis i ere,
Qui poïst referir lumiere,
Et fust espés d'autre ou de soi,
Retorroit-ele, bien le soi:
Ainsinc la lune en sa part clere,
Dont est resemblable à l'espere,
Ne puet pas les rais retenir,
Par quoi luor li puist venir,
Ains passent outre, mès l'espesse
Qui passer outre ne les lesse,
Ains les refiert forment arriere,
Fait à la lune avoir lumiere:
Les rais que le soleil lui lance17751
La claire part de sa substance,
Car ils passent tout au travers;
Par contre l'épaisse, au revers,
Prouve que les rais elle arrête,
Et par là son éclat conquête.
Pour vous faire comprendre mieux,
En guise de glose je veux,
En deux mots, un exemple mettre
Pour bien faire éclaircir la lettre.
Voyez le verre transparent;
Quand le soleil le va perçant,
S'il n'a rien, devant ni derrière,
D'épais qui fixe la lumière,
Il ne peut figures montrer,
Quand les rais des yeux rencontrer
N'y peuvent rien qui les retienne,
Par quoi la forme aux yeux revienne.
Mais du plomb, ou maint corps épais
Qui ne laisse passer les rais,
Qu'en l'autre face quelqu'un pose,
Reproduite il verra la chose:
Ou bien prenez un corps poli
Mat de lui-même ou par autrui,
Qui réfléchisse la lumière,
La chose y verrez nette et claire.
Ainsi la lune, astre inégal,
Est, de même que le cristal,
D'un côté transparente et claire,
Tout en ayant forme de sphère,
Et les rais ne peut retenir
D'où lueur lui puisse venir,
Outre ils passent; de l'autre épaisse,
Outrepasser les rais ne laisse,
Por ce pert par leus lumineuse,17565
Et par leus semble tenebreuse.
Et la part de la lune oscure
Nous représente la figure
D'une trop merveilleuse beste;
C'est d'ung serpent qui tient sa teste
Vers occident adès encline,
Vers orient sa queue afine;
Sor son dos porte ung arbre estant,
Ses rains vers orient estant;
Mès en estendant les bestorne,
Sor ce bestornéis sejorne
Uns hons sor ses bras apuiés,
Qui vers occident a ruiés
Ses piez et ses cuisses andeus,
Si com il pert au semblant d'eus.
Moult font ces planetes bonne euvre,
Chascune d'eles si bien euvre,
Que toutes sept point ne sejornent;
Par lor douze maisons s'en tornent[25],
Et par tous les degrez s'en corent,
Et tant cum doivent i demorent.
Et por bien la besoingne faire,
Tornans par movement contraire,
Sor le ciel chascun jor acquierent
Les porcions qui lor afierent
A lor cercles enteriner,
Puis recommencent sans finer,
En retardant du ciel le cors,
Por faire as élemens secors:
Car s'il pooit corre à délivre,
Riens ne porroit desouz li vivre.
Mais arrière les réfléchit17785
Et vivement à nos yeux luit:
Ainsi parfois est lumineuse
Et parfois semble ténébreuse.
Le côté de la lune épais
A nos yeux présente les traits
D'une trop merveilleuse bête.
C'est un long serpent qui sa tête
Toujours incline à l'occident,
Sa queue expire à l'orient;
Sur son dos un arbre il supporte,
Qui ses rameaux au levant porte
En les retournant à l'envers,
Et séjourne sur le revers
Appuyé sur ses bras, un homme,
Quelque chose comme un fantôme,
Ses pieds et ses cuisses ruant
A la fois contre l'occident.
Moult font ces planètes bonne œuvre,
Et chacune si bien manœuvre,
Que toutes sept, sans séjourner,
Par leurs douze maisons tourner[25b]
Voit-on, sans rester en arrière,
Gravir les degrés de la sphère,
Et, pour leur œuvre bien mener,
Dans le contraire sens tourner.
Puis sur le ciel chaque jour prennent
Les portions qui leur reviennent
Pour leur cercle entier accomplir,
Puis recommencent sans finir.
Du ciel ainsi le cours retardent
Et les éléments sauvegardent;
Car à sa guise, s'il courait,
Rien sous lui vivre ne pourrait.
Li biaus solaus qui le jor cause,17597
Qui est de toute clarté cause,
Se tient où mileu comme rois,
Trestous reflamboians de rois:
Où mileu d'aus a sa maison,
Ne ce n'est mie sans raison,
Car Diex li biaus, li fors, li sages,
Volt que fust ilec ses estages:
Car s'il plus bassement corust,
N'est riens qui de chaut ne morust;
Et s'il corust plus hautement,
Froit méist tout a dampnement.
Là départ sa clarté commune
As estoiles et à la lune,
Et les fait aparoir si beles,
Que la Nuit en fait ses chandeles,
Au soir, quant ele met sa table,
Por estre mains espoentable
Devant Acheron son mari
Qui moult en a le cuer mari,
Qu'il vosist miex sans luminaire
Estre avec la Nuit toute naire,
Si cum jadis ensemble furent,
Quant de premier s'entrecongnurent,
Que la Nuit en lor drueries
Conçut les trois forceneries
Qui sont en enfer justicieres,
Gardes felonesses et fieres.
Mès toutevois la Nuit se pense,
Quant el se mire en sa despense,
En son celier, ou en sa cave,
Que trop seroit hideuse et have,
Et face auroit trop tenebreuse,
S'el n'avoit la clarté joieuse
Le beau soleil qui le jour cause,17819
Qui est de toute clarté cause,
Comme un roi se tient au milieu
Flamboyant de rais et de feu.
Au milieu d'eux splendide il trône,
Et ce n'est pas sans raison bonne,
Car Dieu, le sage et tout-puissant,
Marqua sa place au firmament.
Car si plus basse était sa course,
Chaud brûlerait tout sans ressource,
Et s'il courait plus hautement,
Froid tuerait tout pareillement.
Ses feux il prodigue à chacune
Des étoiles, comme à la lune,
Et tant les fait belles que Nuit
Pour ses chandelles les choisit,
Au soir, quand elle met sa table,
Pour être moins épouvantable
Devant Achéron son mari,
Qui moult en a le cœur marri,
Et voudrait, sans lumière voire,
Être avec sa Nuit toute noire,
Comme ils se trouvèrent jadis
Quand d'abord ils s'étaient unis,
Et quand de leurs galanteries,
Nuit concevait les trois Furies,
Ces justicières de l'enfer,
Au cœur impitoyable et fier.
Mais toutefois Nuit de se dire,
Quand dans sa cave elle se mire,
Dans son cellier, dans son buffet,
Que trop hideuse elle serait,
Et face aurait trop ténébreuse,
N'était la clarté si joyeuse
Des cors du ciel reflamboians17631
Parmi l'air obscurci raians,
Qui tornoient en lor esperes,
Si cum l'establi Diex li peres.
Là font entr'eus lor armonies[26],
Qui sunt causes des melodies
Et des diversités de tons,
Que par acordance metons
En toutes manieres de chant:
N'est riens qui par celes ne chant,
Et muent par lor influences
Les accidens et les sustances
Des choses qui sunt souz la lune;
Par lor diversité commune
S'espoissent li cler élément,
Cler font les espés ensement;
Et froit, et chaut, et sec, et moiste,
Tout ainsinc cum en une boiste,
Font-il à chascuns cors venir,
Por lor pez ensemble tenir;
Tout soient-il contrariant,
Les vont-il ensemble liant;
Si font pez de quatre anemis,
Quant si les ont ensemble mis
Par atrempance covenable
A complexion raisonnable,
Por former en la meillor forme
Toutes les choses que ge forme.
Et s'il avient que soient pires,
C'est du deffault de lor matires.
Mès qui bien garder i saura[27],
Jà si bonne pez n'i aura,
Des astres du ciel flamboyants17853
Dans l'air obscurci rayonnants,
Et qui s'en vont emmi leur sphère
Tournoyants, comme Dieu le père
L'a dans sa sagesse établi.
Là tous, à travers l'infini,
Ils font entre eux leurs harmonies[26b]
Qui sont cause des mélodies
Et des diversités de tons
Que par accordance mettons
En tous nos chants, et sans lesquelles
Ne peuvent être chansons belles.
Par leur influence les corps
Ils corrigent et leurs rapports,
Et tout ce qui vit sous la lune
Par leur diversité commune,
Épais font les clairs éléments
Et font les épais transparents;
Le froid, le chaud, le sec, le moite,
Tout ainsi comme en une boîte,
Ils font à chaque corps venir
Pour leur paix ensemble tenir,
Et, si contraires qu'ils nous semblent,
Ils les joignent et les assemblent.
Amis font ces quatre ennemis,
Quand ils les ont ensemble mis,
Par tempérance convenable
A complexion raisonnable,
Pour en l'état parfait former
Tout ce que je dois transformer,
Et quand une chose est mal faite
C'est qu'est sa matière imparfaite.
Mais qui bien regarder saura[27b]
Onc si bon accord n'y verra
Que la chalor l'umor ne suce,17663
Et sans cessier gâte et manjuce
De jor en jor, tant que venuë
Soit la mort qui lor est déuë
Par mon droit establissement,
Se Mort ne lor vient autrement,
Qui soit par autres cas hastée,
Ains que l'umor soit dégastée.
Car, jà soit ce que nus ne puisse
Par medicine que l'en truisse,
Ne par riens que l'en sache ongier,
La vie du cors alongier,
Se sai-ge bien que de legier
La se puet chascuns abregier.
Car mains acorcent bien lor vie
Ains que l'umor soit defaillie,
Par eus faire noier ou pendre,
Ou par quelque peril emprendre,
Dont ains qu'il s'en puissent foïr,
Se font ardoir, ou enfoïr;
Ou par quelque meschief destruire,
Par lor faiz folement conduire,
Ou par lor privés anemis
Qui mains en ont sans coupe mis
Par glaive à mort, ou par venins,
Tant ont les cuers faus et chenins;
Ou par chéoir en maladies
Par maus governemens de vies,
Par trop dormir, par trop veillier,
Trop reposer, trop traveillier,
Trop engressier, et trop sechier,
Car en tout ce puet-l'en pechier;
Par trop longuement géuner,
Par trop de deliz aüner,
Que la chaleur toujours n'épuise17887
L'humeur, et ne suce et tamise,
De jour en jour, jusqu'au moment
Où Mort vient qui les corps attend,
A leur naturelle échéance,
A moins que Mort ne la devance
Par quelque hâtif accident
Avant complet épuisement.
Car au pouvoir n'est de personne,
Par médecine que l'on donne,
Ni par baume, ni par onguent,
D'allonger la vie un instant,
Tandis que chacun au contraire
Peut mettre fin à sa carrière.
Avant que l'humeur n'ait son cours
Fini, maints abrégent leurs jours,
Et courent se noyer ou pendre,
Ou quelque péril entreprendre,
Et devant que leurs jours finir,
Se font brûler ou enfouir,
Ou par quelque accident détruire,
Pour n'avoir pas su se conduire,
Ou par leurs mortels ennemis,
Qui peut-être en ont déjà mis
Maintes fois, sans raison ni trève,
Bien d'autres à mort par le glaive,
Les embûches et le poison,
Tant le cœur ont lâche et félon.
D'autres meurent de maladie
Pour avoir mal réglé leur vie,
Pour trop dormir, pour trop veiller,
Trop reposer, trop travailler,
Trop engraisser, trop maigrir même
(La conséquence en est la même),
Par trop de mesaises avoir,17697
Trop esjoïr, et trop doloir;
Par trop boivre, par trop mangier,
Par trop lor qualité changier,
Si cum il pert méismement
Quant il se font soudainement
Trop chaut avoir, trop froit sentir,
Dont à tard sunt au repentir;
Ou par lor coustumes muer,
Qui moult de gens refait tuer,
Quant sodainement les remuent;
Maint s'en griévent et maint s'en tuent.
Car les mutacions sodaines
Sunt trop à Nature grevaines,
Si qu'il me font en vain pener
D'eus à naturel mort mener.
Et jà soit ce que moult mesfacent,
Quant contre moi tel mort porchacent,
Si me poise-il moult toutevoies,
Quant il demorent entre voies,
Comme chetis et recréans,
Vaincuz par mors si meschéans[28],
Dont bien se péussent garder,
S'il se vosissent retarder
Des outrages et des folies
Qui lor font acorcir lor vies
Ains qu'il aient atainte et prise
La bonne que ge lor ai mise.
Ou pour trop longuement jeûner,17921
Aux plaisirs trop s'abandonner,
Trop avoir de douleur, de joie,
De la misère être la proie,
Ou pour trop boire ou trop manger,
Ou pour trop brusquement changer,
Comme on voit en mainte occurrence,
Quand ils se font par imprudence
Trop chaud avoir, trop froid sentir,
Dont plus tard sont au repentir,
Ou pour changer leurs habitudes,
Ce sont là changements trop rudes
Et qui font maintes gens périr,
Au moins grièvement pâtir.
Car tous ces changements rapides
Sont trop à Nature perfides,
Si bien qu'ils me font trop peiner
Pour jusqu'à la fin les mener.
Or combien que ceux-ci me fassent
Grand deuil, quand telle mort pourchassent,
J'ai trop grand' peine toutefois
Lorsqu'en chemin rester les vois
Chétifs, languissants, pitoyables,
Vaincus par les mœurs déplorables
Dont bien se pouvaient-ils garder,
S'ils avaient voulu s'écarter
Des grands excès et des folies
Qui leur font abréger leurs vies,
Avant d'avoir atteint et pris
Le but que j'avais pour eux mis.
XCVII
Comment Nature se plaint cy17725
Des deuils qu'ils firent contre luy.
Empedocles mal se garda[29],
Qui tant ès livres regarda,
Et tant ama Philosophie,
Plains, espoir, de melancolie,
C'oncques la mort ne redouta,
Mès tout vif el feu se bouta,
Et joinz piez en Ethna sailli,
Por monstrer que bien sunt failli
Cil qui la mort vuelent douter,
Por ce s'i volt de gré bouter.
N'en préist or ne miel, ne sucre,
Ains eslut ilec son sepucre
Entre les sulphureux boillons.
Origenes, qui les coillons[30]
Se copa, moult poi me prisa,
Quant à ses mains les encisa,
Por servir en devocion
Les dames de religion,
Si que nus souspeçon n'éust
Que gesir o eles péust.
Si dit-l'en que les destinées
Lor orent tex mors destinées,
Qui tel éur lor ont méu
Dès lors qu'il furent concéu,
Et qu'il pristrent lor nacions
En teles constellacions,
Que par droite nécessité,
Sans autre possibilité,
XCVII
Comment se plaint ici Nature17951
Du deuil que pour l'homme elle endure.
Empédocle mal se garda[29b];
Tant les livres il regarda
Et tant aima philosophie,
Que tout plein de mélancolie
La mort oncques ne redouta,
Mais tout vif pieds joints se jeta
Dans l'Etna, brûlantes abîmes,
Montrant combien pusillanimes
Sont ceux qui redoutent la Mort.
Pour ce le fit; mais il eut tort;
Car il n'en prit ni miel ni sucre,
Mais choisit sans plus son sépulcre
Emmi les sulfureux bouillons.
Origène, qui les couillons[30b]
Se coupa, m'insultait de même,
Quand il se mutilait lui-même
Pour servir en dévotion
Les dames de religion,
Et dissuader les fidèles
Qu'il eût pu coucher avec elles.
Or dit-on bien, c'est que le sort
Pour eux assignait telle mort,
Car écrite est la destinée
D'une personne aussitôt née;
C'est qu'eut lieu leur conception
Sous telle constellation,
Qu'en dépit de la résistance,
Combien soit dure la sentence,
C'est sans pooir de l'eschever,17755
Combien qu'il lor doie grever,
Lor convient tel mort recevoir:
Mès ge sai bien tretout de voir,
Combien que li ciel i travaillent,
Qui les meurs naturiex lor baillent
Qui les enclinent à ce faire,
Qui les font à cele fin traire
Par la matiere obeissant,
Qui lor cuer va si flechissant.
Si puéent-il bien par doctrine,
Par norreture nete et fine,
Par sivre bonnes compaignies
De sens et de vertuz garnies,
Ou par aucunes medicines
Por qu'el soient bonnes et fines,
Et par bonté d'entendement,
Procurer qu'il soit autrement,
Por qu'il aient, comme senés,
Lor meurs naturez refrenés.
Car quant de sa propre nature
Contre bien et contre droiture
Se vuet homme, ou fame atorner,
Raison l'en puet bien destorner,
Por qu'il la croie solement;
Lors ira la chose autrement.
Car autrement puet-il bien estre,
Que que facent li cors celestre
Qui moult ont grant pooir sans faille,
Por que Raison encontre n'aille.
Mès n'ont pooir contre Raison,
Car bien set chascuns sages hon
Qu'il ne sunt pas de Raison mestre,
N'il ne la firent mie nestre.
Et par droite nécessité,17981
Sans autre possibilité,
Devait ainsi finir leur vie.
Mais la fatalité je nie.
Tout ce que peut faire le ciel,
C'est leur donner mœurs et cœur tel
Qu'ils soient enclins à faire chose
Qui de leur trépas soit la cause,
Par la matière dominés
Dont les cœurs sont esclaves nés.
Mais tous ils peuvent par doctrine,
Éducation nette et fine,
Par un bon commerce d'amis
De sens et de vertus garnis,
Ou par aucunes médecines,
Pourvu que soient bonnes et fines,
Et par bonté d'entendement
Obtenir qu'il soit autrement.
Il suffit que sages se tiennent
Et leurs mœurs natives refrènent.
Oui, car Raison peut détourner
Homme ou femme, lorsque tourner
Il veut de sa propre nature
Contre bien et contre droiture;
Qu'il l'écoute tant seulement,
Lors ira la chose autrement;
Car autrement peut-il bien être.
Les astres qui nous ont vu naître
Ont, c'est vrai, grand pouvoir sur nous,
Mais Raison les domine tous.
Contre elle nulle est leur puissance;
Car ne tenant d'eux sa naissance,
A leur joug point ne se soumet
Raison, le sage bien le sait.
Mès de soldre la question17789
Comment predestinacion[31]
De la divine prescience,
Pleine de toute porvéance,
Puet estre o volenté délivre,
Fort est as gens laiz à descrivre;
Et qui vodroit la chose emprendre,
Trop lor seroit fort à entendre,
Qui lor auroit néis soluës
Les raisons encontre méuës.
Mais il est voirs, que qu'il lor semble,
Que s'entre-soffrent bien ensemble;
Autrement cil qui bien feroient,
Jà loier avoir n'en devroient,
Ne cis qui de pechier se paine
Jamès n'en devroit avoir paine,
Se tele estoit la vérité
Que tout fust par necessité:
Car cil qui bien faire vorroit,
Autrement faire ne porroit;
Ne cil qui le mal vorroit faire,
Ne s'en porroit mie retraire:
Vosist ou non, il le feroit,
Puisque destiné li seroit.
Et si porroit bien aucun dire,
Por desputer de la matire,
Que Diex n'est mie decéus
Des faiz qu'il a devant séus;
Dont avendront-il sans doutance
Si cum il sunt en sa science;
Mès il set quant il avendront,
Comment et quel chief il tendront:
Car s'autrement estre péust,
Que Diex avant ne le séust,
Mais ce qui confond le vulgaire,18015
C'est d'allier de façon claire
Le libre arbitre de Raison
Et la prédestination[31b]
De la divine prescience
Pleine de toute prévoyance.
Et qui la chose entreprendrait
A peine entendre lui ferait,
Une fois toutes réfutées
Les raisons encontre objectées.
On ne peut nier tout d'abord
Qu'elles vivent en bon accord;
Car autrement la bienfaisance
Nul droit n'aurait à récompense,
Si telle était la vérité
Que tout fût par nécessité;
Pas plus que ne serait blâmable
D'aucune faute le coupable,
Puisque tel qui le bien ferait
Autrement faire ne pourrait,
Ni tel qui le mal voudrait faire
Ne pourrait au mal se soustraire,
Bon gré, malgré le mal ferait
Qui prédestiné lui serait.
Il est vrai que maints pourraient dire
Pour ce mien argument détruire:
«Non, Dieu jamais ne s'est déçu,
Et le fait qu'il a préconçu
Doit advenir tel, sans doutance,
Qu'il l'avait en sa connaissance;
Car il sait quand il adviendra,
Comment, quelle fin il aura.
Car autrement s'il pouvait être
Qu'avant Dieu ne pût tout connaître,
Il ne seroit pas tous-poissans,17823
Ne tous bons, ne tous congnoissans,
N'il ne seroit pas soverains,
Li biaus, li douz, li premerains;
N'il ne sauroit nés que nous fommes[32],
Ains cuideroit avec les hommes
Qui sunt en douteuse créance,
Sans certaineté de science.
Mès tel error en Diex retraire,
Ce seroit déablie à faire:
Nus hons ne la devroit oïr
Qui de Raison vosist joïr.
Dont convient-il par vive force,
Quant voloir d'omme à riens s'efforce,
De quanqu'il fait qu'ainsinc le face,
Pense, die, voille ou porchace:
Donc est-ce chose destinée
Qui ne puet estre destornée,
Dont se doit-il, ce semble, ensivre
Que riens n'ait volenté délivre.
Et se les destinées tiennent
Toutes les choses qui aviennent,
Si cum cist argument le prueve,
Par l'aparence qu'il i trueve,
Cil qui bien euvre, ou malement,
Quant il ne puet faire autrement,
Quel gré l'en doit dont Diex savoir,
Ne quel poine en doit-il avoir?
S'il avoit juré le contraire,
N'en puet-il autre chose faire.
Donc ne feroit pas Diex justice
De bien rendre et de pugnir vice.
Il ne serait pas tout-puissant18049
Ni tout bon, ni tout connaissant,
Ni de tout le souverain maître,
Source de tout ce qui doit naître;
Il ne pourrait même savoir
Ce qu'il nous plairait de vouloir[32b],
Et compterait avec les hommes
Douteux, ignorants que nous sommes,
Sans certitude et sans savoir.
Telle erreur en Dieu concevoir,
Lors diront-ils, n'en doutez mie,
Ce serait trop grand' diablerie
Qu'oncques nul ne devrait ouïr
Qui de raison voudrait jouir.
Donc quand un homme quelque chose
Veut faire, quoi qu'il se propose
Ou dise, ou pense, malgré lui
Il faudra qu'il le fasse ainsi;
Donc c'est chose prédestinée
Qui ne peut être détournée,
Et clairement vous pouvez voir
Que nul n'a son libre vouloir.»
Or donc, si le destin s'impose
Dans l'avenir à toute chose,
Comme le prouve l'argument
(En apparence évidemment),
Qui le bien ou le mal préfère,
Quand il ne peut autrement faire,
Quel gré Dieu lui doit-il savoir?
Quelle peine en doit-il avoir?
Se fût-il juré le contraire,
Autre chose il ne saurait faire.
Dieu serait injuste en rendant
Le bien, le vice punissant.
Car comment faire le porroit?17855
Qui bien regarder i vorroit,
Il ne seroit vertus, ne vices,
Ne sacrefier en calices,
Ne Diex prier riens ne vaudroit,
Quant vices et vertus faudroit;
Ou se Diex justice faisoit,
Cum vices et vertus ne soit,
Il ne seroit pas droituriers,
Ains clameroit les usuriers,
Les larrons et les murtriers quites,
Et les bons et les ypocrites
Tous peseroit à pois oni.
Ainsinc seroient bien honi
Cil qui d'amer Diex se travaillent,
S'il à s'amor en la fin faillent;
Et faillir les i convendroit,
Puisque la chose à ce vendroit
Que nus ne porroit recovrer
La grâce Diex por bien ovrer.
Mès il est droituriers sans doute,
Car bontés reluit en li toute;
Autrement seroit en defaut
Cil en cui nule riens ne faut.
Donc rent-il, soit gaaing ou perte,
A chascun selonc sa deserte;
Donc sunt toutes euvres meries,
Et les destinées peries
(Au mains si cum gens laiz entendent),
Qui toutes choses lor presentent,
Bonnes, males, fauces et vaires,
Par avenemens necessaires;
Et franc voloir est en estant,
Que tex gens vont si mal traitant.
Car comment le pourrait-il faire?18083
Pour celui qui bien considère,
Vertu ni vice ne serait;
Donc prier Dieu rien ne vaudrait,
Ni sacrifier en calice,
S'il n'y avait vertu ni vice.
Et quand Dieu justice rendrait,
Vice et vertu s'il ne comptait,
Il ferait certes fausse route,
Car il tiendrait quittes, sans doute,
Usuriers, meurtriers, larrons;
Les hypocrites et les bons
Pèserait en même balance,
Et frapperait par ignorance
Ceux qui, cultivant son amour,
A la fin failliraient un jour.
Et certe ils n'en seraient pas cause,
Puisqu'à ce point viendrait la chose
Que nul, pour sa grâce obtenir,
A son gré ne pourrait agir.
Mais Dieu est juste sans nul doute,
Car en lui bonté reluit toute;
Autrement faillirait celui
Qui pourtant jamais n'a failli.
Il rend au juste, à l'hypocrite,
A chacun selon son mérite;
Donc tous les actes sont payés,
Et sont tous les destins niés
Comme les entend le vulgaire,
Qui, par une loi nécessaire,
Tout leur impute sans raison,
Soit vrai, soit faux, mauvais ou bon,
Et la libre volonté reste
Que cette gent si fort moleste.
Mès qui revoldroit oposer,17889
Por destinées aloser,
Et casser franche volenté,
(Car maint en ont esté tenté);
Et diroit de chose possible,
Combien qu'el puisse estre faillible,
Au mains quant ele est avenuë,
S'aucuns l'avoit devant véuë,
Et déist, tel chose sera,
Ne riens ne l'en destornera,
N'auroit-il pas dit verité?
Donc seroit-ce nécessité.
Car il s'ensieut, se chose est vaire,
Donques est-ele nécessaire
Par la convertibilité
De voir et de nécessité:
Donc convient-il qu'el soit à force,
Quant nécessité s'en efforce.
Qui sor ce respondre vorroit,
Eschaper comment en porroit?
Certes il diroit chose vaire,
Mès non pas por ce nécessaire:
Car comment qu'il l'ait ains véuë,
La chose n'est pas avenuë
Par nécessaire avenement,
Mès par possible solement.
Car s'il est qui bien i regart,
C'est nécessité en regart,
Et non pas nécessité simple:
Si que ce ne vaut une guimple,
Et se chose à venir est vaire,
Donc est-ce chose nécessaire;
Car tele vérité possible
Ne puet pas être convertible
Mais pour la libre volonté18117
Détruire (dont maint fut tenté),
Et la fatalité défendre,
J'en vois autre argument répandre,
Chose possible discutant,
Quoique incertaine cependant,
Jusqu'à ce que soit advenue:
«Or si quelqu'un, l'ayant prévue,
Disait: Telle chose sera,
Et rien ne l'en détournera;
Ne serait-ce vérité claire
Que c'était chose nécessaire?
Donc sont une, en réalité,
Certitude et nécessité,
D'où l'on doit forcément conclure
Qu'est nécessaire chose sûre;
Car rien n'est sûr absolument
Qui n'advient nécessairement.»
Pour ce bel argument confondre,
Voici ce qu'il faudrait répondre:
Qu'il ait dit chose sûre, bon,
Mais pour ce nécessaire, non.
Car malgré qu'il l'ait bien prévue,
La chose n'est pas advenue
Par nécessaire avènement,
Mais par possible seulement.
Car, pour peu que ma glose on suive,
C'est nécessité relative
Et non pure nécessité;
Donc c'est folie en vérité
Que chose qui se doive faire
Soit absolument nécessaire.
Or si possible vérité,
Avec pure nécessité
Avec simple nécessité,17923
Si comme simple vérité:
Si ne puet tel raison passer
Por franche volenté casser.
D'autre part, qui garde i prendroit,
Jamès as gens ne convendroit
De nule chose conseil querre,
Ne faire besoingnes en terre:
Car porquoi s'en conseilleroient,
Ne besoingnes por quoi feroient,
Se tout iert avant destiné
Et par force déterminé?
Por conseil, por euvres de mains,
Jà n'en seroit ne plus ne mains,
Ne miex ne pis n'en porroit estre,
Fust chose née ou chose à nestre,
Fust chose faite ou chose à faire,
Fust chose à dire ou chose à taire.
Nus d'aprendre mestier n'auroit,
Sans estuide des ars sauroit
Quanqu'il saura, s'il estudie,
Par grant travail toute sa vie.
Mès ce n'est pas à otroier,
Donc doit-l'en plainement noier
Que les euvres d'umanité
Aviengnent par nécessité:
Ains font bien ou mal franchement
Par lor voloir tant solement;
N'il n'est riens fors eus, au voir dire,
Qui tel voloir lor face eslire,
Que prendre ou laissier les poïssent,
Se de raison user vosissent.
Mès or seroit fort à respondre
Por tous les argumens confondre
Ni vérité toute absolue18151
Ne peut être oncques confondue,
Tel argument ne peut passer
Pour le libre arbitre casser.
D'autre part, pour qui bien raisonne,
Jamais sur la terre personne
Ne voudrait nul projet bâtir,
A nul travail s'assujettir.
Car pourquoi tant de peine prendre,
Tant de vains projets entreprendre,
Si tout était prédestiné
Et par force déterminé?
Soit chose née ou chose à naître,
Ni mieux, ni pis n'en pourrait être,
Ni plus, ni moins, et nos projets,
Nos efforts ne mûraient jamais
Soit chose faite ou chose à faire,
Soit chose à dire ou chose à taire.
Nul besoin d'apprendre il n'aurait;
Des arts sans étude il saurait
Ce qu'il saura s'il étudie,
Par grand travail, toute sa vie.
Mais ce point ne peut s'octroyer;
Donc on doit pleinement nier
Que jamais aucune œuvre humaine
Par nécessité pure advienne.
Bien ou mal, l'homme librement
Agit, de son gré seulement,
Et fors lui, rien n'est, à vrai dire,
Qui tel vouloir lui fasse élire:
Il peut le prendre ou le laisser
De sa raison s'il veut user.
Mais on aurait trop à répondre
Pour tous les arguments confondre
Que l'en puet encontre amener.17957
Maint se voldrent à ce pener,
Et distrent, par sentence fine,
Que la prescience devine
Ne met point de nécessité
Sor les euvres d'umanité:
Car bien se vont aparcevant,
Por ce que Diex les sot devant,
Ne s'ensieut-il pas qu'il aviengnent
Par force, ne que tex fins tiengnent;
Mès por ce qu'eles avendront
Et tex chief ou tex fin tendront,
Por ce les set ains Diex, ce dient.
Mès cist mauvesement deslient
Le neu de ceste question:
Car qui voit lor entencion
Et se vuet à raison tenir,
Li fait qui sunt à avenir,
Se cist donnent voire sentence,
Causent en Diex la prescience,
Et la font estre nécessoire.
Mès moult est grant folie à croire
Que Diex si foiblement entende,
Que son sens d'autrui fait despende;
Et cil qui tel sentence sivent,
Contre Diex malement estrivent,
Quant vuelent par si fabloier
Sa prescience afébloier.
Ne Raison ne puet pas entendre
Que l'en puisse à Diex riens aprendre:
N'il ne porroit certainement
Estre sages parfaitement,
S'il ert en tel defaut trovés,
Que cis cas fust sor li provés.
Que l'on peut encontre amener.17185
Or maints s'y voulurent peiner,
Et dirent, par sentence fine,
Que la prescience divine
N'implique point nécessité
Pour les œuvres d'humanité.
Ce n'est pas parce que l'a sue
Dieu devant, ou qu'il l'a prévue,
Que doit telle chose advenir,
Ou de telle façon finir;
C'est parce qu'il faut qu'elle arrive
Et que telle marche elle suive
Que Dieu le sait auparavant.
Ceux-là tranchent mauvaisement
La question. Pour l'âme fine
Qui leur intention devine
Et se veut à raison tenir,
Tretout ce qui doit advenir,
Si véritable est leur sentence,
En Dieu cause la prescience
Qui tout rend nécessaire alors.
Mais fol est de croire dès lors
Que Dieu si faiblement entende
Que son sens d'un autre dépende,
Et telle thèse soutenir,
C'est Dieu mauvaisement honnir;
C'est amoindrir sa prescience
Par vains discours, vaine science,
Et Raison ne peut concevoir
Que Dieu puisse par nous savoir.
Si cette chose était prouvée
Contre sa science éprouvée,
Il ne pourrait certainement
Être sage parfaitement.
Donc ne vaut riens ceste response,17991
Qui la Diex prescience esconse,
Et repont sa grant porvéance
Soz les ténebres d'ignorance,
Qu'el n'a pooir, tant est certaine,
D'aprendre riens par euvre humaine:
Et s'el le pooit, sans doutance,
Ce li vendroit de non-poissance,
Qui rest dolor à recenser,
Et pechiés néis du penser.
Li autre autrement en sentirent,
Et selonc lor sens respondirent,
Et s'acorderent bien sans faille
Que des choses, comment qu'il aille,
Qui vont par volenté délivre,
Si comme eleccion les livre,
Set Diex quanqu'il en avendra,
Et quel fin chascune tendra,
Par une adicion legiere,
C'est assavoir en tel maniere
Cum eles sunt à avenir;
Et vuelent par ce sostenir
Qu'il n'i a pas nécessité,
Ains vont par possibilité,
Si qu'il set quel fin eus feront,
Et s'eus seront ou non seront.
Tout si set-il bien de chascune,
Que de deus voies tendra l'une:
Ceste ira par négacion,
Ceste par affirmacion,
Non pas si terminéement
Que n'aviengne espoir autrement:
Car bien puet autrement venir.
Se franc voloir s'i vuet tenir.
Donc rien ne vaut telle sentence,18219
Qui de Dieu voile la science,
Et sa Providence obscurcit
De l'ignorance sous la nuit.
Elle ne peut, tant est certaine,
Apprendre rien par œuvre humaine;
Car (chose horrible à prononcer,
Péché rien que de le penser!)
S'elle le pouvait, sans doutance,
Cela lui viendrait d'impuissance.
D'autres pensèrent autrement,
Et d'après eux voici comment
Il faut comprendre la matière.
Pour accorder chaque manière,
Ils dirent que, dans tous les cas,
De toutes choses ici-bas
Qui de notre volonté naissent,
Puis à notre gré vont et cessent,
Dieu sait tout ce qu'il adviendra
Et quelle fin chacune aura
Par une addition légère:
Or c'est assavoir la manière
Comme elles doivent advenir.
Ils veulent par là soutenir
Qu'il sait la fin de toute chose,
Si ce sera, pour quelle cause,
Non de toute nécessité,
Mais bien par possibilité.
Ce qu'il sait, c'est que chose toute
Prendra par l'une ou l'autre route:
Ce sera par négation
Ou bien par affirmation;
Mais non de si définitive
Façon, que par l'autre n'arrive,
Mais comment osa nus ce dire,18025
Comment osa tant Diex despire,
Qu'il li donna tel prescience,
Qu'il n'en set riens fors en doutance,
Quant il n'en puet aparcevoir
Determinablement le voir?
Car quant d'un fait la fin saura,
Jà si séuë ne l'aura,
Quant autrement puet avenir.
S'il li voit autre fin tenir
Que cele qu'il aura séuë,
Sa prescience iert decéuë,
Comme mal certaine, et semblable
A opinion decevable,
Si comme avant monstré l'avoie.
Li autre alerent autre voie,
Et maint encor à ce se tiengnent,
Qui dient des faiz qui aviengnent
Ça jus par possibilité,
Qu'il vont tuit par nécessité
Quant à Diex, non pas autrement:
Car il set terminéement
De tous jors, et sans nule faille,
Comment que de franc voloir aille,
Les choses ains que faites soient,
Quelcunque fin que eles oient,
Et par science nécessoire;
Sans faille il dient chose voire,
De tant que tuit à ce s'acordent,
Et por verité le recordent,
Qu'il a nécessaire science,
Et de tous jors, sans ignorance,
Puisque rien n'est exécuté18253
Que par la libre volonté.
Mais comment osa-t-on ce dire
Et Dieu tellement circonscrire
Que son immense entendement
Ne sache que douteusement,
Puisqu'avant ne saurait connaître
Absolument ce qui peut être?
Car d'un fait quand la fin saura
Jamais si sûr il n'en sera
Qu'advenir autrement ne puisse.
S'il advient que ce fait finisse
Autrement qu'il l'aura prévu,
Lors son savoir sera déçu
Comme impuissant, et tout semblable
A opinion décevable
Comme céans vous l'ai prouvé.
Pour finir, d'autres ont trouvé
Une autre voie où maints se tiennent,
Disant: Tous les faits qui adviennent
Ci-bas par possibilité
Arrivent par nécessité,
Mais pour Dieu seul, souverain maître
Car toujours il devra connaître
Absolument, rien excepté,
Malgré la libre volonté,
Choses avant que ne soient nées,
Comment qu'elles soient terminées,
Il le sait par nécessité.
Ceux-là disent la vérité.
Car il est au moins une chose
Qui sans discussion s'impose
Et qu'on admet pour vérité:
C'est que, de toute éternité,
Set-il comment iront li fait.18057
Mès contraignance pas n'i fait,
Ne quant à soi, ne quant as hommes:
Car savoir des choses les sommes,
Et les particularités
De toutes possibilités,
Ce li vient de la grant poissance
De la bonté de sa science,
Vers qui riens ne se puet repondre.
Et qui voldroit à ce respondre
Qu'il mete ès fais necessité,
Il ne diroit pas vérité;
Car por ce qu'il les set devant,
Ne sont-il pas, de ce me vant,
Ne por ce qu'il sunt puis, jà voir
Ne li feront devant savoir.
Mès por ce qu'il est tous poissans,
Tout bien et tout mal congnoissans,
Por ce set-il du tout le voir,
Si que riens nel' puet decevoir.
Riens ne puet estre qu'il ne voie,
Et por tenir la droite voie,
Qui bien voldroit la chose emprendre,
Qui n'est pas legiere à entendre,
Ung gros exemple en porroit metre
As gens laiz qui n'entendent letre:
Car tex gens vuelent grosses choses,
Sans grant sostiveté de gloses.
S'uns hons par franc voloir faisoit
Une chose, quelle qu'el soit,
Ou du faire se retardast,
Por ce que se l'en l'esgardast,
Il a nécessaire science,18287
Et que, sans la moindre ignorance,
Il sait comment tout sera fait.
Mais contrainte aucune n'y met,
Ni quant à soi, ni quant aux hommes.
Car savoir des choses les sommes
Et les particularités
De toutes possibilités
Lui vient de la grande puissance
De la bonté de sa science,
Que rien ne saurait abuser.
Et tel qui pourrait m'opposer
Qu'aux faits nécessité Dieu donne
Se tromperait, ne vous étonne;
Ce n'est pas parce qu'il les sait
Qu'ils seront, pas plus que ce n'est
Parce que les faits doivent être
Un jour, qu'il les pourra connaître;
Mais parce qu'il est tout puissant,
Tout bien et tout mal connaissant,
Rien ne peut être qu'il ne voie;
De tout la vérité flamboie
Pour lui, rien ne le peut tromper.
Mais droit au but je vais couper:
Si quelqu'un voulait entreprendre
De faire au vulgaire comprendre
Ce point savant, prendre pourrait
Un gros exemple clair et net,
Car gens lourds veulent grosses choses
Sans grand' subtilité de gloses.
Si de sa propre volonté
Dedans son cœur a médité
Quelqu'un de faire quelque chose,
Soit qu'il la fasse, soit qu'il n'ose,
Il en auroit honte et vergoingne,18089
Tel porroit estre la besoingne;
Et uns autres riens n'en séust
Devant que cil faite l'éust,
Ou qu'il l'éust lessiée à faire,
S'il se volt miex du fait retraire:
Cil qui la chose après sauroit,
Jà por ce mise n'i auroit
Nécessité ne contraingnance;
Et s'il en éust la science
Ausinc bien éue devant,
Mès que plus ne l'alast grevant,
Ains le séust tant solement,
Ce n'est pas empéeschement
Que cil n'ait fait, ou ne féist
Ce qui li pléust ou séist,
Ou que du faire ne cessast,
Se sa volenté li lessast,
Qu'il a si franche et si délivre,
Qu'il puet le fait foïr ou sivre.
Ausinc Diex, et plus noblement,
Et tout déterminablement
Set les choses à avenir,
Et quel chief el ont à tenir,
(Comment que la chose puist estre
Par la volenté de son mestre
Qui tient en sa subjeccion
Le pooir de l'eleccion,
Et s'encline à l'une partie
Par son sens ou par sa folie):
Et set les choses trespassées,
Ains qu'eles fussent compassées,
Et reste un moment indécis18321
Parce qu'il craint d'être surpris,
Et d'en avoir honte et vergogne
Ce sera possible besogne.
Mettons que personne n'en sût
Rien, avant que faite il ne l'eût,
Ou bien qu'il l'eût laissée à faire,
Si s'en abstenir il préfère:
Tel qui la chose après saurait,
Jamais pour ce mis n'y aurait
Nécessité ni contraignance,
Et s'il en avait connaissance
Par aventure, un peu devant,
Sans s'y opposer cependant,
Pour, sans plus, le savoir d'avance,
Il n'empêcherait pas, je pense,
Que ne fit l'autre, ou n'eût pas fait
A son gré ce qui lui plaisait,
Où se dispensât de le faire
Selon sa volonté plénière,
Car franc et libre est son penser;
Il peut le fait suivre ou laisser.
Mais Dieu de plus noble manière,
Plus absolue et plus entière,
Connaît les choses à venir
Et comme elles doivent finir,
Comment que la chose puisse être
Par la volonté de son maître,
Qui sa détermination
Tient toute en sa sujétion
Et s'incline à l'une partie
Par son bon sens ou sa folie.
Dieu sait aussi les faits passés,
Avant qu'ils ne soient compassés;
Et de ceus qui les faiz cesserent18121
Set-il, s'à faire les laisserent
Por honte, ou por autre achoison,
Soit raisonnable ou sans raison,
Si cum lor volenté les maine.
Car ge sui tretoute certaine
Qu'il sunt de gens à grant planté
Qui de mal faire sunt tenté:
Toutevois à faire le laissent,
Dont aucuns en i a qui cessent
Por vivre vertueusement,
Et por l'amor Diex solement,
Qu'ils sunt de meurs bien acesmé;
Mès cil sunt moult à cler semé.
L'autre qui de pechier s'apense,
S'il n'i cuidoit trover deffense,
Toutevois son corage donte
Por paor de poine ou de honte.
Tout ce voit Diex apertement
Devant ses yex presentement,
Et toutes les condicions
Des faiz et des entencions.
Riens ne se puet de li garder,
Jà tant ne saura retarder;
Car jà chose n'iert si loingtaingne,
Que Diex devant soi ne la tiengne
Ausinc cum s'ele fust presente:
Demeurt dix ans, ou vingt, ou trente,
Voire cinq cens, voire cent mile,
Soit en foire, à champ ou à vile,
Soit honeste, ou desavenant,
Si la voit Diex dès maintenant
Ainsinc cum s'el fust avenuë:
Et de tous jors l'a-il véuë
Et ceux qui certains faits laissèrent,18355
Il sait bien qu'ils s'en dispensèrent
Par honte, ou par autre sujet,
Par raison, ou par intérêt,
Comme leur volonté les mène.
Car je suis tretoute certaine
Qu'il est de gens grand' quantités
Qui du mal faire sont tentés,
Toutefois à faire le laissent.
Aucuns j'en sais même qui cessent
Pour vivre vertueusement,
Pour l'amour de Dieu seulement.
(Mais ces âmes si bien formées
Elles sont bien claires semées!)
L'autre enfin qui pense au péché,
Sûr de n'être point empêché,
Ses passions toutefois dompte
Par peur de remords et de honte.
Tout cela Dieu voit clairement
Devant ses yeux présentement
Et les conditions, les causes,
Des intentions et des choses.
Rien ne se peut de lui garder,
Le moment aura beau tarder;
Car il n'est chose si lointaine
Que Dieu devant soi ne la tienne
Comme s'il l'avait là céans.
Fût-ce dans dix, vingt ou trente ans,
Voire cinq cents, voire cent mille,
Fût-ce en foire, aux champs, à la ville,
Honnête ou vile, clairement,
Oui, Dieu la voit tout maintenant
Comme s'elle était advenue;
Et de toujours même il l'a vue
Par demonstrance véritable18155
En son miroer pardurable,
Que nus, fors li, ne set polir,
Sans riens à franc voloir tolir.
Cis miroers, c'est li méismes
De qui commencement préismes.
En ce biau miroer poli
Qu'il tient et tint tous jors o li,
Où tout voit quanqu'il avendra,
Et tous jors present le tendra,
Voit-il où les âmes iront
Qui loiaument le serviront,
Et de ceus ausinc qui n'ont cure
De loiauté, ne de droiture,
Et lor promet en ses idées
Des euvres qu'il oront ovrées,
Sauvement ou dampnacion:
C'est la predestinacion,
C'est la prescience divine,
Qui tout set et riens ne devine,
Qui seult as gens sa grace estendre,
Quant il les voit à bien entendre;
Ne n'a pas por ce sozplanté
Pooir de franche volenté.
Tuit homme euvre par franc voloir,
Soit por joïr, ou por doloir,
C'est sa présente vision:
Car qui la diffinicion
De pardurableté deslie,
Ce est possession de vie
Qui par fin ne puet estre prise
Trestoute ensemble sans devise.
Mès de ce monde l'ordenance,
Que Diex, par sa grant porvéance,
Écrite en un signe formel18389
Dedans son miroir éternel.
Ce miroir, c'est lui, son essence
De qui nous avons pris naissance,
Que nul fors lui ne sait polir,
Sans rien au franc vouloir ravir.
En ce miroir clair et limpide
Et qui toujours en lui réside,
Il voit tout ce qu'il adviendra
Et toujours présent le tiendra.
Il voit de tous ceux qui n'ont cure
De loyauté ni de droiture
Ou qui loyaux le serviront,
Où les âmes un jour iront,
Et leur promet en ses pensées
Selon leurs œuvres compassées,
Ou salut ou damnation.
C'est la prédestination,
C'est la prescience divine
Qui tout sait et rien ne devine;
Mais qui n'a jamais supplanté
Pourtant la libre volonté,
Tout en soulant sa grâce étendre
A ceux qu'il voit au bien entendre.
Tout homme agit par franc vouloir,
Soit pour jouir, soit pour douloir;
C'est là sa vision présente,
Car pour qui le vrai sens commente
De ce grand mot l'Éternité,
C'est la vie en l'immensité,
A tout jamais intransmissible
Et sans aucune fin possible.
Dieu pourtant ordonne, établit
Et jusqu'au bout mène et conduit
Volt establir et ordener,18189
Ce convient-il à fin mener,
Quant as causes universeles;
Celes seront par force teles
Cum eus doivent en tous tens estre;
Tous jors feront li cors celestre
Selonc lor révolucions,
Toutes lor transmutacions,
Et useront de lor puissances
Par nécessaires influances
Sor les particulieres choses
Qui sunt ès élemens encloses,
Quant sor eus lor rais recevront
Si cum recevoir les devront.
Car tous jors choses engendrables
Engendreront choses semblables,
Ou feront lor commixions
Par naturex complexions,
Selonc ce qu'el auront chascunes
Entr'eus proprietés communes;
Et qui devra morir, morra,
Et vivra tant comme il porra.
Et par lor naturel desir
Voldront li cuers des uns gesir
En oiseuses et en delices,
Cist en vertus, et cist en vices.
Mès par aventure li faiz
Ne seront pas tous jors si faiz
Comme li cors du ciel entendent,
Se les choses d'eus se deffendent,
Qui tous jors lor obéiroient,
Se destornées n'en estoient;
Ou par cas, ou par volenté,
Tous jors seront-il tuit tenté
De tout ce monde l'ordonnance18423
Par sa très-grande Providence
Quant aux rapports universels;
Ceux-ci seront par force tels
Comme en tout temps ils doivent être.
Les astres feront à la lettre,
Selon leurs révolutions,
Toutes les transmutations,
Et dessus chacune des choses
Dedans les éléments encloses,
Quand leurs rais elles recevront
Comme recevoir les devront,
Ils useront de leurs puissances
Par nécessaires influences.
Car qui devra mourir mourra
Et vivra tant comme il pourra,
Et toujours choses engendrables
Engendreront choses semblables,
Ou feront leurs combinaisons
Par naturelles unions,
Selon qu'elles auront chacunes
Ensemble affinités communes;
Et, par leur naturel désir,
Voudront les cœurs des uns jouir
En la paresse et les délices,
Dans les vertus ou dans les vices.
Mais d'aventure tous les faits
Ne seront pas toujours parfaits
Comme les astres les entendent,
Si d'eux les êtres se défendent,
Qui toujours leur obéiraient
Si détournés ils n'en étaient.
Les cas, leur volonté contraire
Souvent les pousse à satisfaire
De ce faire où li cuers encline,18223
Qui de traire à tel fin ne fine
Si cum à chose destinée:
Ainsinc otroi-ge destinée,
Que ce soit disposicion
Sous la prédestinacion
Ajoustée as choses movables,
Selonc ce qu'el sunt enclinables.
Ainsinc puet estre homs fortunés
Por estre, dès lors qu'il fu nés,
Preus et hardis en ses affaires,
Sages, larges et debonnaires,
D'amis garnis et de richeces,
Et renommés de grans proeces,
Ou par fortune avoir perverse.
Mès bien se gart où il converse;
Car tost porroit estre empeschiés,
Ou par vices, ou par pechiés,
S'il sent qu'il soit avers et chiches,
Car tex hons ne puet estre riches.
Contre ses meurs par raison viengne,
Et soffisance à soi retiengne;
Prengne bon cuer, donne et despende
Deniers et robes et viande,
Mès que de ce son non ne charge,
Que l'en nel' tiengne por fol large.
Si n'aura garde d'avarice
Qui d'entasser les gens atice,
Et les fait vivre en tel martire,
Qu'il n'est riens qui lor puist soffire;
Et si les avugle et compresse,
Que nul bien faire ne lor lesse,
Et lor fait toutes vertus perdre,
Quant à li se vuelent aerdre.
Les inclinations du cœur,18457
Et tant ils y mettent d'ardeur
Qu'on dirait chose destinée.
Je définis la destinée:
Une prédestination
Que mainte disposition
De nos cœurs rend modifiable
Envers tout ce qui est muable.
Ainsi l'homme peut être heureux,
Qu'il soit, dès sa naissance, preux,
Garni d'amis, de grand' richesses,
Renommé par ses grand' prouesses,
En ses affaires sérieux,
Et débonnaire, et généreux,
Soit que Fortune lui soit dure.
Mais que ses pas bien il mesure,
Car tôt pourrait être empêché
Soit par vice, soit par péché,
S'il sent qu'il soit avare ou chiche;
Tel homme ne peut être riche.
Que, ses mœurs la Raison guidant,
Du nécessaire il soit content,
Et de bon cœur donne et dépense
Deniers, robes, pain, subsistance,
Sans s'égarer, par vanité,
Jusqu'à la prodigalité.
Mais que l'avarice il méprise
Qui d'entasser les gens attise,
Et tant les aveugle et soumet
Que nul bien faire ne permet,
Et les fait vivre en tel martyre
Que rien ne leur saurait suffire
Et toute vertu leur ravit
Quand l'avarice les séduit.
Ainsinc puet hons, se moult n'est nices,18257
Garder soi de tous autres vices,
Ou soi de vertus destorner,
S'il se vuet à mal atorner:
Car Frans-Voloirs est si poissans,
S'il est de soi bien congnoissans,
Qu'il se puet tous jors garentir,
S'il puet dedens son cuer sentir
Que Pechiés vueille estre ses mestres,
Comment qu'il aut des cors celestres.
Car qui devant savoir porroit
Quex faiz le ciel faire vorroit,
Bien les porroit empéeschier;
Car s'il voloit si l'air sechier
Que toutes gens de chaut morussent,
Et les gens avant le séussent,
Il forgeroient maisons nueves
En moistes leus, ou près des flueves,
Ou grans cavernes crueseroient,
Et souz terre se muceroient,
Si que du chaut n'auroient garde.
Ou s'il ravient, combien qu'il tarde,
Que par aigue aviengne deluges,
Cil qui sauroient les refuges,
Lesseroient tantost les plaingnes,
Et s'enfuieroient ès montaingnes;
Ou feroient si fors navies,
Qu'il i sauveroient lor vies
De la grant inundacion,
Cum fist jadis Deucalion
Et Pirra, qui s'en eschaperent
Par la nacele où il entrerent,
Qu'il ne fussent des floz hapé.
Et quant il furent eschapé,
Ainsi peut l'homme, en sa sagesse,18491
Se garder de toute faiblesse,
Ou des vertus se détourner
S'il se veut vers le mal tourner,
Car de soi s'il a connaissance,
Franc-Vouloir a tant de puissance
Qu'il se peut toujours garantir,
S'il peut en soi-même sentir
Quand le péché son cœur relance,
Et braver des cieux l'influence.
Car qui savoir avant pourrait
Ce que le ciel faire voudrait,
Lui-même s'y pourrait soustraire.
Car si le ciel tant l'atmosphère
Séchait que tout de chaud mourût,
Mais que l'homme devant le sût,
Celui-ci ferait maisons neuves
En moites lieux, ou près des fleuves,
Ou grand' cavernes creuserait
Et sous terre se cacherait,
Si bien que du chaud n'aurait cure.
Ou s'il prévoyait d'aventure
Qu'advint un grand déluge d'eaux,
Tous un refuge en lieux plus hauts
Cherchant, sans plus s'en mettre en peine,
Quitteraient ausssitôt la plaine
Et courraient gravir les rochers,
Ou feraient, habiles nochers,
Vite des navires immenses
Qui sauveraient leurs existences
De la grande inondation,
Comme jadis Deucalion
Et Pyrrha, qui bien échappèrent,
Par la nacelle où ils entrèrent,
Qu'il vindrent au port de salu,18291
Et virent plaines de palu
Parmi le monde les valées,
Quant les mers s'en furent alées,
Et qu'el mont n'ot seignor ne dame,
Fors Deucalion et sa fame,
Si s'en alerent à confesse
Au temple Themis la déesse,
Qui jugoit sor les destinées
De toutes choses destinées.