Le roman de la rose - Tome IV
Agenoillons ilec se mistrent,
Et conseil à Themis requistrent
Comment il porroient ovrer
Por lor lignage recovrer.
(Page 110, vers 18305.)
XCVIII
Comment, par le conseil Themis,
Deucalion tous ses amis,
Luy et Pyrra la bonne dame,
Fit revenir en corps et ame.
Agenoillons ilec se mistrent,
Et conseil à Themis requistrent
Comment il porroient ovrer
Por lor lignage recovrer.
Themis, quant oï la requeste,
Qui moult estoit bonne et honeste,
Lor conseilla qu'il s'en alassent,
Et qu'il après lor dos gitassent
Tantost les os de lor grant mere.
Tant iert ceste response amere
A Pirra, qu'el la refusoit,
Et contre le sort s'escusoit
Qu'el ne devoit pas depecier
Les os sa mere, ne blecier,
Qu'ils ne fussent des flots happés.18525
Et quand ils furent échappés,
Quand les mers s'en furent allées
Dessinant toutes les vallées
De marais pleines jusqu'au bord,
Sains et saufs touchèrent au port.
Mais ne voyant homme ni femme,
Lors Deucalion et sa dame,
A confesse tout déconfits,
Furent au temple de Thémis
Qui des choses prédestinées
Jugeait toutes les destinées.
XCVIII
Avec Pyrrha la bonne dame,
Ci fait revenir corps et ame
Deucalion tous ses amis,
D'après le conseil de Thémis.
Lors à genoux tous deux se mirent
Et conseil à Thémis requirent
Comment ils pourraient bien ouvrer
Pour leur lignage recouvrer.
Thémis entendant leur requête
Qui moult était bonne et honnête,
Leur conseilla de s'avancer
Et derrière leur dos lancer
Tantôt les os de leur grand'mère.
Tant trouvait la réponse amère
Pyrrha qu'elle s'y refusait
Et contre le sort s'excusait,
Disant: «C'est trop blesser ma mère
Que dépecer ses os sur terre,»
Jusqu'à tant que Deucalion18319
Li en dist l'exposicion.
N'estuet, dist-il, autre sens querre,
Nostre grant mere, c'est la terre,
Les pierres, se nomer les os,
Certainement ce sunt les os:
Après nous les convient giter
Por nos lignages susciter.
Si cum dit l'ot, ainsinc le firent,
Et maintenant hommes saillirent
Des pierres que Deucalion
Gitoit par bonne entencion;
Et des pierres Pirra, les fames
Saillirent en corps et en ames,
Tout ainsinc cum dame Themis
Lor avoit en l'oreille mis,
C'oncques n'i quistrent autre pere.
Jamès ne sera qu'il n'en pere
La durté en tout le lignaige.
Ainsinc ovrerent comme saige
Cil qui garantirent lor vie
Du grant déluge par navie.
Ainsinc cil eschaper porroient
Qui tel déluge avant sauroient.
Ou se Herbout devoit saillir,
Qui si féist les blés faillir,
Que gens de fain morir déussent,
Por ce que point de blé n'éussent,
Tant en porroient retenir,
Ains que ce péust avenir,
Deus ans devant, ou trois ou quatre,
Qui bien porroit la fain abatre
Tous li pueples gros et menus,
Quant li Herbout seroit venus,
Jusqu'à tant que Deucalion18555
Lui en fit l'explication:
«Tel est le sens, dit-il, ma chère,
Notre grand'mère, c'est la terre,
Et les pierres, je vous le dis,
Ce sont ses os, à mon avis,
Qu'il nous faut jeter par derrière
Pour notre lignage refaire.»
Lors donc, comme dame Thémis
Leur avait en l'oreille mis,
Ensemble tous les deux ils firent,
Et maintenant hommes saillirent
Des pierres que Deucalion
Jetait par bonne intention;
De Pyrrha saillirent les femmes
Toutes vives de corps et d'âmes.
Tels sont des humains les parents
Qui transmirent à leurs enfants
Leur dureté d'âges en âges.
Adonc ouvrèrent comme sages
Ceux-ci qui leurs jours par vaisseau
Garantirent de la grande eau;
Ainsi tous feraient, sans doutance,
S'ils le pouvaient savoir d'avance.
Si famine devait venir,
Qui si bien fit les blés faillir,
Que gens de faim tous mourir dussent,
De blé pour ce que point ils n'eussent,
Ils en pourraient tant retenir
Avant qu'elle put advenir,
Deux ans devant, ou trois, ou quatre,
Que le peuple pourrait abattre
La faim, peuple gros et menu,
Quand le manque serait venu,
Si cum fist Joseph en Egipte,18353
Par son sens et par sa mérite,
Et faire si grant garnison,
Qu'il en porroient garison
Sans fain et sans mesese avoir:
Ou s'il pooient ains savoir
Qu'il déust faire outre mesure
En yver estrange froidure,
Il metroient avant lor cures
En eus garnir de vestéures,
Et de bûches à charretées
Por faire feu en cheminées,
Et joncheroient lor maisons,
Quant vendroit la froide saisons,
De bele paille nete et blanche,
Qu'il porroient prendre en lor granche,
Et clorroient huis et fenestres,
Si en seroit plus chaut li estres,
Ou feroient estuves chaudes,
En quoi lor baleries baudes
Tuit nuz porroient demener,
Quant l'air verroient forcener,
Et geter pierres et tempestes,
Qui tuassent as champs les bestes,
Et grans flueves prendre et glacier.
Jà tant nes sauroit menacier
Ne de tempestes, ne de glaces,
Qu'il ne risissent des menaces,
Et karoleroient léans
Des periz quites et réans:
Bien porroient l'air escharnir,
Si se porroient-il garnir.
Mès se Diex n'i faisoit miracle
Par vision ou par oracle,
(Comme fit Joseph en Égypte18589
Par son bon sens et son mérite),
Et si bonne provision
Pour tretoute la nation
A rassembler si bien entendre,
Qu'ils pussent l'abondance attendre
Sans faim et sans mésaise avoir.
Ou s'ils pouvaient avant savoir
Que dût sévir outre mesure
En hiver étrange froidure,
Ils mettraient leurs cures avant
A se garnir de vêtement
Et de bûches à charretées
Pour faire feux en cheminées,
Et puis joncheraient leur maison,
Quand viendrait la froide saison,
De belle paille blanche et saine
Qu'ils prendraient en leur grange pleine,
Cloraient les fenêtres et l'huis
Pour que plus chaud fût le logis,
Ou feraient étuves chauffées
Où pendant les longues veillées
Tout nus pourraient danses mener
Quand l'air ils verraient forcener,
Et jeter pierres et tempêtes
Qui dans les champs tueraient les bêtes,
Et grands fleuves prendre et glacer.
L'air aurait beau les menacer
Et de tempêtes et de glaces,
Ils se riraient de ses menaces
Et karoleraient au dedans
De périls quittes et chantants,
Bien pourraient railler les tempêtes
Et meure en sûreté leurs têtes.
Il n'est hons, de ce ne dout mie,18387
S'il ne set par astronomie
Les estranges condicions,
Les diverses posicions
Des cors du ciel, et qu'il regart
Sor quel climat il ont regart,
Qui ce puisse devant savoir
Par science ne par avoir.
Et quant li cors a tel poissance,
Qu'il fuit des ciex la destrempance[33],
Et lor destorbe ainsinc lor euvre,
Quant encontre eus ainsinc se queuvre,
Et plus poissant, bien le recors,
Est force d'ame que de cors:
Car cele meut le cors et porte,
S'el ne fust, il fust chose morte.
Miex donc et plus legierement,
Par us de bon entendement,
Porroit eschiver Franc-Voloir
Quanque le puet faire doloir,
N'a garde que de riens se duelle,
Por quoi consentir ne s'i vuelle,
Et sache par cuer ceste clause,
Qu'il est de sa mesaise cause.
Foraine tribulacion
N'en puet fors estre occasion,
N'il n'a des destinées garde.
Se sa nativité regarde,
Et congnoist sa condicion,
Que vaut tel prédicacion?
Il est sor toutes destinées,
Jà si ne seront destinées.
Des destinées plus parlasse,
Fortune et cas déterminasse,
Mais, sans un miracle divin,18623
Ou sans un oracle certain,
Nul homme n'est, n'en doutez mie,
S'il ne sait par astronomie
Des astres les conditions
Et l'objectif de leurs rayons,
Qui le puisse savoir d'avance,
Ni par avoir, ni par science.
Or si le corps peut seul braver
Impunément et entraver
Des cieux la fatale influence,
Contre eux se gardant par avance,
Donc plus puissants sont les ressorts
De l'âme certes que du corps,
Puisqu'elle meut le corps et porte;
Sans elle il serait chose morte.
Mieux donc et plus facilement,
Par us de bon entendement,
Le libre arbitre peut se rire
De tout ce qui lui pourrait nuire,
Et nul droit n'a de se douloir,
Puisqu'avant se devait pourvoir.
Qu'il sache par cœur cette clause,
Qu'il est de sa mésaise cause,
Et sur d'autres qu'il aurait tort
De rejeter son déconfort.
Que des destins donc il n'ait garde;
Si sa nativité regarde
Et connaît sa condition,
Que vaut telle prédiction?
Il est dessus les destinées
Tant soient-elles prédestinées.
Longtemps encor j'en parlerais
Et maints cas déterminerais,
Et bien vosisse tout espondre,18421
Plus oposer et plus respondre,
Et mains exemples en déisse;
Mès trop longuement i méisse
Ains que g'éusse tout finé.
Bien est aillors déterminé:
Qui nel' set, à clerc le demande,
Qui li lise si qu'il l'entende.
N'encor, se taire m'en déusse,
Jà certes parlé n'en éusse,
Mès il afiert à ma matire,
Car mes anemis porroit dire,
Quant ainsinc m'orroit de li plaindre,
Por ses desloiautés estaindre,
Et por son Creator blasmer,
Que gel' vuelle à tort diffamer:
Qu'il méismes sovent seult dire
Qu'il n'a pas franc voloir d'eslire,
Car Diex, par sa prevision,
Si le tient en subjeccion,
Qui tout par destinée maine,
Et l'uevre et la pensée humaine,
Si que s'il vuet à vertu traire,
Ce li fait Diex à force faire:
Et s'il de mal faire s'efforce,
Ce li refait Diex faire à force,
Qui miex le tient que par le doit,
Si qu'il fait quanque faire doit,
De tout pechié, de toute aumosne,
De bel parler et de ramposne,
De loz et de détraccion,
De larrecin, d'occision,
Et de pez et de mariages,
Soit par raison, soit par outrages.
Exposant tout et tire à tire18657
Ce qu'entends dire et contredire,
Et maints exemples en dirais;
Mais trop longuement m'étendrais
Avant d'épuiser la matière
Expliquée ailleurs tout entière.
Qui ne le sait cherche un savant,
S'il ne peut l'apprendre en lisant.
Certes, si j'avais pu m'en taire,
Oncques n'en eusse parlé guère,
Mais il le faut pour mon sujet.
Car mon ennemi lors dirait
Pour ses déloyautés restreindre
(M'oyant ainsi de lui me plaindre),
Et, pour son créateur blâmer
Qu'à tort je le veux diffamer.
Voire souvent, je l'entends dire
Qu'il ne peut Franc-Vouloir élire,
Car Dieu, par sa prévision,
Tant le tient en sujétion,
Que toute fatalement mène
Et l'œuvre et la pensée humaine,
Au point que si bien faire il veut
De force lui fait faire Dieu,
Et si de mal faire il s'efforce
Dieu lui refait faire de force,
Qui mieux le tient que par le doigt,
Si bien qu'il fait tout ce qu'il doit,
De vol aussi bien que d'aumône,
De parole mauvaise ou bonne,
De louange ou détraction,
De larcin ou d'occision,
Et de paix et de mariage,
Soit par raison, soit par outrage;
Ainsinc, dist-il, convenoit estre,18455
Ceste fist Diex por cestui nestre.
Ne cis ne pooit autre avoir
Par nul sens, ne par nul avoir;
Destinée li estoit ceste.
Et puis se la chose est mal faite,
Que cis soit fox, ou cele fole,
Quant aucuns encontre parole,
Et maudit ceus qui consentirent
Au mariage et qui le firent,
Il respont lors li mal senés:
A Diex, fet-il, vous en prenés,
Qui vuet que la chose ainsinc aille,
Tout ce fist-il faire sans faille.
Lors conferme par serement
Qu'il ne puet aler autrement.
Non, non, ceste response est fauce,
Ne sert pas la gent de tel sauce
Li vrais Diex qui ne puet mentir,
Qu'il les face à mal consentir.
D'eus vient le fol apensement
Dont naist li maus consentement
Qui les esmuet as euvres faire
Dont il se déussent retraire.
Car bien retraire s'en péussent,
Mès que sans plus se congnéussent.
Lor creator lors reclamassent,
Qui les amast, se il l'amassent:
Car cis seus aime sagement
Qui se congnoist entierement.
Sans faille toutes bestes muës,
D'entendement vuides et nuës,
Se mécongnoissent par Nature[34]:
Car, s'il éussent parléure
Car il devait en être ainsi.18691
Dieu fit celle pour celui-ci,
Non pas une autre, mais cette une;
Rien n'y pouvait sens ni fortune;
Tel était son destin fatal.
Or que l'affaire tourne mal,
Et que durant le mariage
L'un ou l'autre de folle rage
Soit pris, si quelqu'un il entend,
Contre la chose s'irritant,
Maudire ceux qui consentirent
Au mariage et qui le firent,
L'insensé lors incontinent:
«A Dieu, dit-il, prenez-vous-en
Qui voulut qu'ainsi fût la chose;
Lui seul de tout ceci fut cause.»
Puis il confirme par serment
Qu'il n'en saurait être autrement.
Non! non! cette réponse est fausse;
Aux gens ne sert pas telle sauce
Qu'il les fasse au mal consentir,
Le vrai Dieu qui ne peut mentir.
D'eux seuls vient la male pensée
D'où nait l'espérance insensée
Qui les pousse au mal accomplir
Et qu'ils pourraient d'eux-mêmes fuir.
Pour que s'en détourner ils pussent,
Ils suffirait qu'ils se connussent.
Qu'ils s'adressent au Créateur;
S'ils l'aiment, ils auront son cœur.
Car celui-là sagement aime,
Sans plus, qui se connaît soi-même.
Les animaux muets et nus,
D'intelligence dépourvus,
Et raison por eulx s'entr'entendre,18489
Qu'il s'entrepéussent aprendre,
Mal fust as hommes avenu.
Jamès li biau destrier crenu
Ne se lesseroient donter,
Ne chevaliers sor eus monter;
Jamès buef sa teste cornuë
Ne metroit à jou de charruë:
Asnes, mulez, chamel por homme
Jamès ne porteroient somme:
Oliphans sor sa haute eschine,
Qui de son nez trompe et buisine,
Et s'en paist au soir et au main,
Si cum uns hons fait de sa main:
Jà chien ne chat nel' serviroient,
Car sans homme bien cheviroient:
Ours, leus, lyons, liépars et sangler
Tuit vodroient homme estrangler:
Li raz néis l'estrangleroient,
Quant au berseuil le troveroient:
Jamès oisel por mal apel
Ne metroit en peril sa pel,
Ains porroit homme moult grever
En dormant por les yex crever.
Et s'il voloit à ce respondre
Qu'il les cuideroit tous confondre,
Por ce qu'il set faire arméures,
Heaumes, haubers, espées dures,
Et set faire ars et arbalestes,
Ausinc feroient autres bestes.
Ne r'ont-il singes et marmotes
Qui lor feroient bonnes cotes
De cuir, de fer, voire porpoins?
Il ne demorroit jà por poins;
Se méconnaissent par nature[34];18725
Car s'ils avaient, je vous assure,
Parole et penser, et savoir,
Pour se connaître et pour vouloir,
Triste serait l'humain partage.
Jamais le destrier sauvage
Ne se serait laissé dompter
Ni par son cavalier monter,
Le bœuf n'eût sa tête cornue
Pliée au joug de la charrue.
Jamais mulet, âne, chameau
N'eût pour l'homme porté fardeau.
L'éléphant à la haute échine,
Qui de son nez trompe et bruine
Et s'en pait du soir au matin
Comme un homme fait de sa main,
Le chien, ni le chat, pour son maître
N'eût voulu l'homme reconnaître.
Ours, lion, tigre, sanglier,
Tous voudraient l'homme exterminer.
Les rats en feraient leur pâture
En son lit, par la nuit obscure;
Et l'oiselet pour nul appeau
Ne mettrait en péril sa peau,
Mais s'en viendrait, pour nuire à l'homme,
Lui crever l'œil pendant son somme.
Et s'il répondait à ceci
Qu'il les croit tous à sa merci,
Puisqu'il sait façonner armures,
Haumes, hauberts et lances dures,
Arbalètes et javelots,
Ainsi feraient les animaux.
N'ont-ils pas singes et marmotes
Qui leur feraient de bonnes cotes
Car ceulx ovreroient des mains,18523
Si n'en vaudraient mie mains;
Et porroient estre escrivain.
Il ne seroient jà si vain
Que tretuit ne s'asostillassent
Comment as armes contrestassent,
Et quiexques engins referoient
Dont moult as hommes greveroient:
Néis puces et orillies,
S'eles s'ierent entortillies
En dormant dedens lor oreilles,
Les greveroient à merveilles:
Paous néis, sirons et lentes,
Tant lor livrent sovent ententes,
Qu'il lor font lor euvres lessier,
Et eus flechir et abessier,
Ganchir, torner, saillir, triper,
Et dégrater, et défriper,
Et despoiller et deschaucier,
Tant les puéent-il enchaucier.
Mouches néis, à lor mengier,
Lor mainent sovent grant dangier,
Et les assaillent ès visaiges,
Ne lor chaut s'il sunt rois ou paiges.
Formis et petites vermines
Lor feroient trop d'ataïnes,
S'il ravoient d'eus congnoissance:
Mès voirs est que ceste ignorance
Lor vient de lor propre nature.
Mès raisonnable créature,
Soit mortex hons, soit divins anges,
Qui tuit doivent à Diex loanges,
S'el se mescongnoist comme nices,
Ce defaut li vient de ses vices
De cuir, de fer, voire pourpoints?18759
Pourquoi ne feraient-ils des points
Aussi bien que lui, toute somme,
Puisqu'ils ont des mains comme l'homme?
Ils pourraient même être écrivains,
Et ne seraient jamais si vains
Que tretous ne s'industriassent
Comment aux armes bataillassent,
Et mille et mille engins feraient
Dont l'homme à leur tour grèveraient.
Jusqu'à la puce, au perce-oreille
Qui les grèverait à merveille
S'il se faufilait tortillant
Par son oreille, en son dormant.
Et le pou, le ciron, du reste,
La punaise tant le moleste,
Tant lui livre de durs assauts
Qu'elle le fait par mille sauts
Bondir et laisser son ouvrage,
Tourner, gambader avec rage,
Se gratter et se tortiller,
Se déchausser, se dépouiller,
Se courber, se tordre l'échine.
La mouche même, si taquine,
Souvent, quand il prend son manger,
Lui fait courir maint grand danger,
Et le chatouillant au visage,
D'un roi se rit comme d'un page.
Les vermisseanx et les fourmis
Lui feraient aussi trop d'ennuis
S'ils avaient de soi connaissance.
Donc on voit que cette ignorance
De leur nature est bien le fruit.
Mais l'être raisonnable, lui,
Qui le sens li troble et enivre:18557
Car il puet bien Raison ensivre,
Et puet de franc voloir user:
N'est riens qui l'en puist escuser.
Et por ce tant dit vous en ai,
Et tex raisons i amenai,
Que lor jangles vueil estanchier,
N'est riens qui les puist revanchier.
Mès por m'entencion porsivre,
Dont ge voldroie estre délivre
Por ma dolor que g'i recors,
Qui me troble l'ame et le cors,
N'en vueil or plus dire à ce tor,
Vers les ciex arrier m'en retor,
Qui bien font quanque faire doivent
As créatures qui reçoivent
Les célestiaus influances,
Selonc lor diverses sustances.
Les vens font-il contrarier,
L'air enflamber, braire et crier,
Et esclaircir en maintes pars
Par tonnoirres et par espars,
Qui taborent, timbrent et trompent
Tant que les nuës se desrompent
Par les vapors qu'il font lever.
Si lor fait les ventres crever
Li chalor et li movemens,
Par orribles tornoiemens,
Et tempester et giter foudres,
Et par terre eslever les poudres,
Qu'il soit humain ou qu'il soit ange,18793
Qui tous doivent â Dieu louange,
Quand il se méconnaît, le sot,
De ses vices vient ce défaut
Qui ses sens trouble et qui l'enivre;
Car il peut, s'il veut, Raison suivre
Et de son libre arbitre user;
Rien n'est qui l'en puisse excuser.
Or si j'ai sur le libre arbitre
Tant discouru dans ce chapitre,
C'est pour sa fourbe démasquer,
Sans qu'il y puisse répliquer.
Mais pour, bon Génius, parfaire
Ma résolution première.
Et guérir mon âme et mon cœur
De leur trop cuisante douleur,
Sur ce sujet je veux me taire
Et revenir aux cieux arrière,
Qui toujours, eux, font leur devoir
Vers tout ce qui doit recevoir
Les sidérales influences,
Selon les diverses substances.
Ils font les vents contrarier,
L'air enflammer, bruire et crier,
Et font édaircir l'atmosphère,
En maintes parts, par le tonnerre
Et par les éclairs, qui soudain
Frappent dessus leur tambourin,
Qui roulent, qui grondent, qui trompent,
Tant qu'enfin nuages se rompent
Par les vapeurs qu'il font lever.
Car le ventre ils leur font crever
Et tempêter et jeter foudres,
Et par terre élever les poudres
Voire tors et clochiers abatre,18587
Et maint viel arbre tant debatre
Que de terre en sunt errachié,
Jà si fort n'ierent atachié,
Que jà racines riens lor vaillent,
Que tuit envers à terre n'aillent,
Ou que des branches n'aient routes,
Au mains une partie ou toutes.
Si dist-l'en que ce font déables
A lor croz et à lor chaables,
A lor ongles, à lor havez;
Mès tex diz ne vaut deus navez.
Qu'il en sunt à tort mescréu.
Car nule riens n'i a éu,
Fors les tempestes et li vent,
Qui si les vont aconsivant:
Ce sunt les choses qui lor nuisent.
Ceus versent blez, et vignes cuisent,
Et flors et fruiz d'arbres abatent,
Tant les tempestent et debatent,
Qu'il ne puéent es rains durer,
Tant qu'il se puissent méurer.
Voire plorer à grosses lermes
Refont-il l'air en divers termes;
S'en ont si grant pitié les nuës,
Que s'en despoillent toutes nuës,
Ne ne prisent lors ung festu
Le noir mantel qu'el ont vestu:
Car à tel duel faire s'atirent,
Que tout par pieces le descirent;
Si li aident à plorer,
Cum s'en les déust acorer,
En maint horrible tournoîment,18827
Par la chaleur, le mouvement:
Voire tours et clochers abattre
Et maints vieux arbres tant débattre
Que de terre ils sont arrachés;
Jamais ne seront attachés
Si fort, que racines ne cassent
Et qu'à l'envers ils ne trépassent,
Ou ne soient, en partie au moins,
Leurs rameaux rompus et disjoints.
Or ceci font, dit-on, les diables,
Avec leurs crocs, avec leurs câbles
Et leurs ongles et leurs crochets.
Mais tel dit ne vaut deux navets,
Et c'est à tort qu'on le suppose;
Car il n'y a rien autre chose
Que les tempêtes et le vent
Qui de près se vont poursuivant;
Voilà les choses qui leur nuisent.
Ils versent blés, les vignes cuisent,
Et sur les arbres fleurs et fruits
Si fort, devant qu'ils soient mûris,
Tempêtent, ballottent et meuvent,
Qu'aux rameaux tenir plus ne peuvent;
A grosses larmes voire ils font
L'air pleurer par si dur affront;
Pitié si grande en ont les nues
Que s'en dépouillent toutes nues,
Et ne prisent lors un fétu
Le noir manteau qu'ont revêtu.
Car à tel deuil faire conspirent
Que tout par pièces le déchirent,
Et comme si les éventrer
L'on devait, l'aident à pleurer,
Et plorent si parfondement,18619
Si fort et si espessement,
Qu'el font les flueves desriver,
Et contre les champs estriver,
Et contre les forez voisines
Par lor outrageuses cretines,
Dont il convient sovent perir
Les blez et le tens encherir,
Dont li povres qui les laborent,
L'esperance perduë plorent.
Et quant li flueves se desrivent,
Li poissons qui lor flueve sivent,
Si cum il est drois et raisons,
Car ce sunt lor propres maisons,
S'en vont, comme seignor et maistre,
Par champs, par prez, par vignes paistre,
Et s'esconcent contre les chesnes,
Delez les pins, delez les fresnes,
Et tolent as bestes sauvaiges
Lor manoirs et lor heritaiges;
Et vont ainsinc partout nagant,
Dont tuit vis s'en vont enragant
Bacus, Cerès, Pan, Cibelé,
Quant si s'en vont atropelé
Li poissons à lor noéures,
Par lor delitables pastures:
Et li Satirel et les Fées
Sunt moult dolent en lor pensées,
Quant il perdent par tex cretines
Lor délicieuses gaudines.
Les Nimphes plorent lor fontaines,
Quant des flueves les trovent plaines,
Et sorabondans et covertes,
Comme dolentes de lor pertes;
Et lors, profondément navrées,18861
Déversent larmes si serrées
Qu'elles font fleuves dériver,
Puis contre les champs se ruer
Et les forêts avoisinantes,
En cataractes mugissantes
Qui souvent font aux champs périr
Les blés, et les temps renchérir,
Et laboureurs, à cette vue,
Pleurent l'espérance perdue.
Lors les poissons s'en sont allés,
Emmi les fleuves dérivés,
Chacun comme seigneur et maître,
Par prés, par champs, par vignes paître,
Comme il est justice et raison,
Puisque le fleuve est leur maison,
Et se cachent contre les chênes,
Près des sapins et près des frênes,
Usurpant aux hôtes des bois
Leurs biens, leurs manoirs et leurs toits,
Et sur terre ainsi partout nagent,
Dont à l'envi tout vifs enragent
Cybèle, Pan, Bacchus, Cérès,
Quand ils aperçoivent serrés
Les poissons, en épaisses bandes,
A travers les bois et les landes
Et leurs pacages ravissants,
Naviguer, s'ébattre en tous sens;
Et les satyres et les fées
Sont moult dolents en leurs pensées,
Voyant baignés de flots vaseux
Leurs bocages délicieux.
Les nymphes pleurent leurs fontaines
Quand des fleuves les trouvent pleines,
Et li folet et les dryades18653
R'ont les cuers de duel si malades,
Qu'ils se tiennent trestuit por pris,
Quant si voient lor bois porpris,
Et se plaingnent des Diex des fluéves
Qui lor font vilenies nuéves,
Tout sans desserte et sans forfait,
C'onc riens ne lor aient forfait.
Et des prochaines basses viles
Qu'il tiennent chetives et viles,
Resunt li poissons ostelier.
N'i remaint granche ne celier,
Ne leu si vaillant ne si chier,
Que partout ne s'aillent fichier;
As temples vont et as eglises,
Et tolent à Dieu ses servises,
Et chacent des chambres oscures
Les Diex privés et lor figures.
Et quant revient au chief de piece
Que li biau tens le lait despiece,
Quant as ciex desplaist et anuie
Tens de tempeste et tens de pluie,
L'air ostent de tretoute s'ire,
Et le font resbaudir et rire;
Et quant les nues raparçoivent
Que l'air si resbaudi reçoivent,
Adonc se rejoïssent-eles,
Et por estre avenans et beles,
Font robes après lor dolors,
De moult desguisées colors,
Et metent lor toisons sechier
Au biau soleil plesant et chier,
Et leur lit ainsi maculé,18895
De vase et de flots inondé.
Et les folets et les dryades
Ont les cœurs de deuil si malades
Qu'ils se tiennent tretous pour pris,
Voyant leurs bosquets envahis,
Et se plaignent des dieux des fleuves
Qui leur font violences neuves,
Et sans raison, et sans forfait,
Ne leur ayant oncques mal fait.
Lors des prochaines basses villes
Qu'ils tiennent pour chétives, viles,
Hôtes deviennent les poissons.
Partout, granges, celliers, maisons,
Demeures saintes, respectées,
Sont de ces intrus visitées;
Aux temples des dieux immortels,
Ils profanent tous les autels
Et chassent des chambres obscures
Les dieux privés et leurs figures.
Et lorsque vient le temps serein
Dissiper le mauvais enfin,
Lorsqu'aux cieux déplaît et ennuie
Temps de tempête et temps de pluie,
A l'air ils ôtent son courroux
Pour revoir son sourire doux.
Quand les nuages s'aperçoivent
Que l'air si réjoui reçoivent,
Adonc se réjouissent-ils,
Et pour être avenants, gentils,
Se font, leurs douleurs oubliées,
Robes de couleurs variées,
Et mettent leurs toisons sécher
Au beau soleil plaisant et cher,
Et les vont par l'air charpissant18685
Au tens cler et resplendissant;
Puis filent, et quant ont filé,
Si font voler de lor filé
Grans aguillies de fil blanches,
Ausinc cum por coudre lor manches.
Et quant il lor reprent corage
D'aler loing en pelerinage,
Si font ateler lor chevaus,
Montent et passent mons et vaus,
Et s'en fuient comme desvans[35]:
Car Eolus li diex des vens,
(Ainsinc est cis diex apelés)
Quant il les a bien atelés,
Car il n'ont autre charretier
Qui sache lor chevaus traitier,
Lor met es piez si bonnes eles,
Que nus oisiaus n'ot onques teles.
Lors prent li air son mantel inde,
Qu'il vest trop volentiers en Inde,
Si s'en afuble, et si s'apreste
De soi cointir et faire feste,
Et d'atendre en biau point les nuës,
Tant qu'eles soient revenuës,
Qui por le monde solacier,
Ausinc cum por aler chacier,
Ung arc en lor poing prendre seulent,
Ou deux ou trois, quant eles veulent,
Qui sunt apelés ars celestre,
Dont nus ne set, s'il n'est bon mestre
Por tenir des regars escole,
Comment li solaus les piole,
Quantes colors il ont, ne queles,
Ne porquoi tant, ne porquoi teles,
Les cardent d'une main rapide18929
Emmi le temps clair et splendide,
Puis filent, et quand de filer
Cessent, du rouet font voler
Grandes aiguilles de fil blanches,
Tout comme s'ils cousaient leurs manches,
Et s'il leur plaît d'aller soudain
En pèlerinage lointain,
Lors font atteler leurs cavales,
Et comme des fous, par rafales,
Monts et vaux volent franchissants;
Car Éole, le dieu des vents
(C'est ainsi ce dieu qu'on appelle)
Quand leurs cavales il atelle
(Car il n'ont autres charretiers
Qui soigner sachent leurs coursiers),
Leur met aux pieds si bonnes ailes
Que nul oiseau n'en eut de telles.
L'air alors son bleu manteau prend
Qu'en l'Inde il revêt si souvent,
Et s'en affuble et bien s'apprête
A se parer et faire fête,
En attendant de jour en jour
Des blancs nuages le retour,
Qui lors, pour réjouir la terre,
Comme s'ils voulaient chasse faire,
Prennent soudain un arc au poing,
Ou deux, ou trois, s'il est besoin
(C'est l'arc-en-ciel, son nom l'indique),
De qui nul ne sait, en optique
S'il n'est maître passé, comment
Le soleil les va colorant,
Ce qu'ils ont de couleurs, ni quelles,
Ni pourquoi tant, ni pourquoi telles,
Ne la cause de lor figure.18719
Il li convendroit prendre cure
D'estre desciples Aristote,
Qui trop miex mist Nature en note
Que nus hons puis le teus Caym.
Alhacen li niés Hucaym[36],
Qui ne refu ne fox, ne gars,
Cis fist le livre des Regars.
De ce doit cil science avoir,
Qui vuet de l'arc en ciel savoir,
Car de ce doit estre jugierres
Clerc naturex et cognoissierres,
Et sache de géométrie,
Dont nécessaire est la mestrie
Au livre des Regars prover;
Lors porra les causes trover
Et les forces des miréoirs
Qui tant ont merveilleus pooirs,
Que toutes choses très-petites,
Letres gresles, très-loin escrites,
Et poudres de sablon menuës,
Si grans, si grosses sunt véuës,
Et si près mises as mirens,
Que chascuns les puet choisir ens;
Que l'en les puet lire et conter
De si loing que, qui raconter
Le voldroit, et l'auroit véu,
Ce ne porroit estre créu
D'omme qui véu ne l'auroit,
Ou qui les causes n'en sauroit:
Si ne seroit-ce pas créance,
Puisqu'il en auroit la science.
Mars et Venus qui jà pris furent
Ensemble où lit où il se jurent,
Ni de leur forme la raison.18963
Il lui faudrait prendre leçon
Et disciple être d'Aristote
Qui mieux mit la nature en note
Que nul homme depuis Caïn,
Ou d'Halacen, neveu d'Hucain[36b],
Qui n'était pas fou, mais logique,
Et qui fit le Traité d'optique.
De ceci doit science avoir
Qui veut de l'arc-en-ciel savoir
La nature, car pour en être
Bon juge, il faut à fond connaître
La géométrie, et cet art
Est l'absolu point de départ
Pour prouver ces splendides choses.
Lors il pourra trouver les causes,
Et puis les forces des miroirs
Qui tant ont merveilleux pouvoirs,
Que toutes choses très-petites,
Lettres grêles très-loin écrites,
Atomes de sablons menus,
Et si grands et si gros sont vus,
Et de si près, ne vous déplaise,
Qu'on peut les distinguer à l'aise,
Et qu'on peut les lire et compter
De si loin, que, qui raconter
Voudrait la chose et l'aurait vue,
Elle ne pourrait être crue
D'homme qui point ne la verrait
Et qui les causes n'en saurait:
Et ce ne serait pas croyance
Simple, en ce cas, mais bien science.
Mars et Vénus, qui furent pris
Tous deux ensemble au lit jadis,
S'il, ains que sor le lit montassent,18753
En tex miréor se mirassent,
Mès que les miréors tenissent
Si que le lit dedens véissent,
Jà ne fussent pris ne liés
Es laz soutis et déliés
Que Vulcanus mis i avoit,
De quoi nuz d'eus riens ne savoit:
Car s'il les éust fait d'ovraigne
Plus soutile que fil d'araigne,
S'éussent-il les laz véus,
Si fust Vulcanus decéus,
Car il n'i fussent pas entré;
Car chascuns laz plus d'ung grand tré
Lor parust estre gros et lons,
Si que Vulcanus li felons,
Ardans de jalousie et d'ire,
Jà ne provast lor avoltire,
Ne jà li Diex riens n'en séussent,
Se cil tex miréors éussent:
Car de la place s'en foïssent,
Quant les laz tendus i véissent,
Et corussent aillors gesir
Où miex celassent lor desir;
Ou féissent quelque chevance
Por eschever lor meschéance,
Sans estre honniz ne grevés.
Di-ge voir, foi que me devés,
De ce que vous avés oï?
Genius.
Certes, dist li Prestres, oï.
Avant que sur le lit montassent,18997
En tels miroirs s'ils se mirassent,
N'eussent été pris ni liés
Aux lacs subtils et déliés
Qu'y mit Vulcain par méfiance,
Dont nul d'eux n'avait connaissance.
Car si, leurs miroirs accordants,
Ils avaient vu le lit dedans,
Sa trame eût-il moult effilée,
Voire autant que fil d'araignée,
Les lacs ils eussent aperçu,
Et Vulcain eût été déçu.
Point ne se fussent mis en cage,
Car chaque fil comme un cordage
Semblé leur eût et gros et long,
Si bien que Vulcain le félon,
Ardent de haine et de colère,
N'eût pu prouver leur adultère,
Et les dieux n'en eussent rien su,
Si tels miroirs ils avaient eu.
Car ils eussent quitté la place,
Voyant les lacs à la surface,
Et s'en fussent allés coucher
Ailleurs, où leur désir cacher,
Combinant quelque ruse sûre
Pour fuir toute mésaventure,
Sans être honnis ou grevés.
Par la foi que vous me devez,
Or donc, dites-moi, je vous prie,
Si la chose qu'avez ouïe,
Beau prêtre, est bien la vérité.
Génius.
Oui, dit le prêtre avec bonté,
Ces miréors, c'est chose voire,18783
Lor fussent lors moult necessoire:
Car aillors assembler péussent,
Quant le péril i congnéussent;
Ou à l'espée qui bien taille,
Espoir Mars li diex de bataille,
Se fust si du jalous venchiés,
Que ses laz éust destranchiés:
Lors li péust à bon éur
Rafaitier sa fame aséur
Où lit, sans autre place querre.
Ou près du lit néis à terre.
Et se par aucune aventure
Qui moult fust felonnesse et dure
Dam Vulcanus i sorvenist
Lors néïs que Mars la tenist,
Venus qui moult est sage dame,
(Car trop a de barat en fame)
Se, quant l'uis li oïst ovrir,
Péust à tens ses rains covrir,
Bien éust excusacions
Par quiexque cavillacions,
Et contrevast autre ochoison
Por quoi Mars vint en sa maison;
Et jurast quanque l'en vosist,
Si que ses prueves li tosist,
Et li féist à force croire
C'onques la chose ne fu voire:
Tout l'éust-il néis véuë,
Déist-ele que la véuë
Li fust oscurcie et troblée,
Tant éust la langue doblée
En diverses plicacions
A trover escusacions.
Oui, ce miroir, c'est chose claire,19029
Leur eût été bien nécessaire.
Car ailleurs, voyant le danger,
Ils eussent pu se rencontrer,
Ou de son glaive, qui bien taille,
Se fût Mars, le dieu de bataille,
Si bien du jaloux revanché,
Que tous ses lacs il eût tranché,
Et sans chercher d'autre repaire,
Au lit, ou même auprès, à terre,
Sa maîtresse il eût contenté
Tout à son aise, en sûreté.
Alors si par quelque aventure
Moult félonesse et moult trop dure,
Fût là survenu dam Vulcain,
Quand même en ses bras Mars la tint,
Vénus, qui moult est sage dame
(Car trop de vice est en la femme),
Si ses reins, oyant l'huis ouvrir,
Elle avait à temps pu couvrir,
Vénus, dis-je, n'eût point d'excuse
Manqué, les eût sauvés par ruse,
Jusqu'à prochaine occasion
De revoir Mars en sa maison,
Et fait de force à l'autre croire
Que le fait n'était pas notoire
Et juré ce qu'on eût voulu,
Tant que lui s'avouât vaincu.
L'eût-il même de ses yeux vue,
Elle soutiendrait que sa vue
Était troublée assurément,
Si bien sa langue en un moment,
En mille détours, mille ruses,
Femme plie à trouver excuses
Car riens ne jure, ne ne ment18817
De fame plus hardiement;
Si que Mars s'en alast tous quites.
Nature.
Certes, sire Prestres, bien dites
Comme preus et cortois et sages.
Trop ont fames en lor corages
Et soutilités et malices
(Qui ce ne set, fox est et nices),
N'onc de ce ne les escuson.
Plus hardiement que nuz hon
Certainement jurent et mentent,
Méismement quant el se sentent
De quexque forfait encolpées:
Jà si ne seront atrapées
En cest cas especiaument:
Dont bien puis dire loiaument,
Qui cuer de fame aparcevroit,
Jamès fier ne s'i devroit;
Non feroit-il certainement,
Qu'il l'en mescherroit autrement.
L'Acteur.
Ainsinc s'acordent, ce me semble,
Nature et Genius ensemble.
Si dist Salemon toutevois,
Puisque par la vérité vois,
Que benéurés hons seroit
Qui bonne fame troveroit.
Nature.
Encor ont miréors, dist-ele,
Mainte autre force grant et bele:
(Car rien ne jure ni ne ment19063
Plus que la femme hardiment),
Si bien que Mars s'en allât quitte.
Nature.
Sire prêtre, avez chose dite
Courtoise et bonne et sans erreur.
Trop ont les femmes en leur cœur
De subtibilité, de malice
(Qui ne le sait est trop novice),
Ce n'est moi qui les défendrai.
Plus effrontément, je le sai,
Que nul homme les femmes mentent
Et jurent, surtout quand se sentent
En soupçon de quelque forfait;
Bien fin qui les attraperait,
Surtout en semblable aventure.
D'où je puis franchement conclure:
Qui cœur de femme à nu verrait
Jamais fier ne s'y devrait,
Et serait voire, eût-il beau faire,
Trompé de quelque autre manière.
L'Auteur.
Ainsi donc s'accordent sans plus
Tous deux Nature et Génius.
Toutefois Salomon ajoute,
Pour dire la vérité toute,
Que bien heureux l'homme serait
Qui bonne femme trouverait.
Nature.
Miroirs ont encore, dit-elle,
Mainte autre force grande et belle;
Car choses grans et grosses mises18845
Très-près, semblent de loing asises,
Fust néis la plus grant montaingne,
Qui soit entre France et Sardaingne,
Qu'el i puéent estre véuës
Si petites et si menuës,
Qu'envis les porroit-l'en choisir,
Tant i gardat-l'en à loisir.
Autre mirail par verités
Monstrent les propres quantités
Des choses que l'en i regarde,
S'il est qui bien i prengne garde.
Autre miréor sunt qui ardent
Les choses, quant eus les regardent,
Qui les set à droit compasser
Por les rais ensemble amasser,
Quant li solaus reflamboians
Est sus les miréors roians.
Autre font diverses ymages
Aparoir en divers estages,
Droites, belongues et enverses,
Par composicions diverses;
Et d'une en font-il plusors nestre
Cil qui des miréors sunt mestre;
Et font quatre iex en une teste,
S'il ont à ce la forme preste.
Si font fantosmes aparens
A ceus qui regardent par ens;
Font les néis dehors paroir
Tous vis, soit par aigue, ou par air;
Et les puet-l'en véoir joer
Entre l'ueil et le miroer,
Par les diversités des angles.
Soit li moiens compoz ou sangles,
Car les objets grands et gros mis19091
Tout près semblent si loin assis,
Fût-ce la plus grande montagne
Qui soit entre France et Sardaigne,
Qu'à les regarder à loisir
A peine on les pourrait choisir,
Tant sont toutes les choses vues
Si petites et si menues.
D'autres miroirs, par vérités,
Montrent les propres quantités
Des choses que l'on y regarde
S'il est qui bien y prenne garde.
D'autres miroirs sont maintenant
Qui brûlent ce qu'on met devant
Quand on les règle et les assemble
Pour les rais amasser ensemble,
Quand le soleil reflamboiant
Est sur les miroirs rayonnant.
D'autres font diverses images
Apparaître en divers étages,
Droites, oblongues, à l'envers,
Par maints arrangements divers.
Souvent d'une fait plusieurs naître
Celui qui des miroirs est maître,
Montre fantômes grimaçants
A ceux qui regardent dedans,
Mettant quatre yeux en une tête,
Si pour cela la forme est prête.
Puis les fait tout vivants mouvoir
Entre notre œil et le miroir
Par la combinaison des lignes
Et des angles, sous mille signes,
Dans l'eau, dans l'air, vifs ou posés,
Par engins simples, composés,
D'une matire ou de diverse,18879
En quoi la forme se reverse,
Qui tant se va montepliant,
Par le moien obediant
Qui vient as iex aparissans,
Selon les rais ressortissans,
Qu'il si diversement reçoit,
Que les regardéors deçoit.
Aristote néis tesmoigne,
Qui bien sot de ceste besoigne,
(Car toute science avoit chiere)
Uns hons, ce dist, malades iere,
Si li avoit la maladie
Sa véuë moult afoiblie,
Et li airs iert oscurs et trobles,
Et dit que par ces raisons dobles
Vit-il en l'air de place en place,
Aler par devant soi sa face.
Briément, mirail, s'il n'ont ostacles,
Font aparoir trop de miracles.
Si font bien diverses distances,
Sans miréors, grans decevances,
Sembler choses entr'eus lointaines
Estre conjointes et prochaines;
Et sembler d'une chose deus,
Selonc la diversité d'eus,
Ou six de trois, ou huit de quatre,
Qui se vuet au véoir esbatre,
Ou plus ou mains en puet véoir,
Si puet-il ses yex asséoir,
Ou plusors chose sembler une,
Qui bien les ordene et aüne.
Néis d'ung si très petit homme,
Que chascuns à nain le renomme,
De matière unique ou diverse,19125
En quoi la forme se reverse
Et tant se va multipliant
D'un engin à l'autre passant,
Qu'enfin à la vue étonnée
Tant arrive dénaturée
Par tous les rais qu'elle reçoit,
Que les observateurs déçoit.
Aristote même l'expose,
Qui connaissait à fond la chose
(Car toute science il aimait).
Il dit: «Malade un homme était,
Et telle était sa maladie:
Il avait la vue affaiblie,
Et l'air lui semblait trouble et noir;
Aussi, dit-il, croyait-il voir,
Pour ces raisons, de place en place,
Aller par devant lui sa face.»
Bref, les miroirs font à nos yeux,
Lorsque, pour arrêter leurs feux,
Ne s'interposent les obstacles,
Apparaître trop de miracles.
Les distances même souvent
Nous vont sans miroir décevant,
Et nous font voir choses lointaines
Ensemble jointes et prochaines,
D'un objet semblent faire deux
Par la diversité des lieux,
Ou six de trois, ou huit de quatre;
Qui se veut du spectacle ébattre,
Selon que ses yeux fixera,
Plus ou moins en apercevra,
Jusqu'à plusieurs choses en une,
S'il sait bien ordonner chacune.
Font-il paroir as yex véans18913
Qu'il soit plus grans que dix géans,
Et pert par sus les bois passer,
Sans branche plaier ne quasser,
Si que tuit de paor en tremblent;
Et li géant nain i ressemblent
Par les yex qui si les desvoient,
Quant si diversement les voient.
Et quant ainsinc sunt décéu
Cil qui tex choses ont véu,
Par miréors ou par distances,
Qui lor ont fait tex demonstrances,
Si vont puis au pueple et se vantent,
Et ne dient pas voir, ains mentent,
Qu'il ont les déables véus,
Tant sunt ès regars decéus.
Si font bien oel enferme et troble
De sengle chose sembler doble,
Et paroir où ciel doble lune,
Et deux chandeles sembler une.
N'il n'est nus qui si bien regart,
Qui sovent ne faille en regart,
Dont maintes choses jugié ont
D'estre moult autre que ne sont.
Mès ne voil or pas metre cure
En ci déclairier la figure
Des miréors, ne ne dirai
Comment sunt reflechi li rai,
Ne lor angles ne voil descrivre,
Tout est aillors escrit en livre;
Ne porquoi des choses mirées
Sunt les images remirées
Voire elles font aux regardants19159
Sembler plus haut que dix géants
Un homme, un si très-petit homme
Que chacun pour nain le renomme,
A croire qu'il s'en va passer
Par sus bois sans branche casser,
Si bien que tous de peur en tremblent;
Géants d'autre part nains leur semblent.
Or tous sont par leurs yeux trompés,
Selon qu'ils sont des rais frappés.
Et quand les miroirs ou distances,
Aux si trompeuses apparences,
Quelques-uns ont ainsi déçu,
Ceux qui telles choses ont vu
Lors s'en vont au peuple et se vantent,
Et ne disent pas vrai, mais mentent,
Disant qu'ils ont les diables vus,
Tant ils sont par leurs yeux déçus.
Ainsi fait l'œil malade et trouble
Simple chose paraître double,
Deux chandelles une sembler
Et deux lunes au ciel briller.
Aucuns ne sont, si clair qu'ils voient,
Que leurs yeux souvent ne dévoient,
D'où jugé maintes choses ont
Être tout autres que ne sont.
Mais je ne veux pas mettre cure
A dépeindre ici la figure
Des miroirs, non plus les façons
Dont sont réfléchis les rayons,
Ni leurs angles ne veux décrire
Qu'ailleurs en maint livre on peut lire,
Ni pourquoi les objets mirés
Ne sont que reflets renvoyés
As yex de ceus qui là se mirent,18945
Quant vers les miréors se virent[37];
Ne les leus de lor aparences,
Ne les causes des decevances;
Ne ne revoil dire, biau prestre,
Où tex ydoles ont lor estre,
Ou des miréors, ou defores;
Ne ne recenserai pas ores
Autres visions merveilleuses,
Soient plesans ou dolereuses,
Que l'en voit avenir sodaines;
Savoir mon s'eles sunt foraines,
Ou sans plus en la fantasie,
Ce ne déclairerai-ge mie;
N'il ne le convient ore pas,
Ainçois les lais et les trespas
Avec les choses devant dites
Qui jà n'ierent par moi descrites:
Car trop y a longue matire,
Et si seroit grief chose à dire,
Et moult seroit fort à entendre.
S'il ert qui le séust aprendre
As gens lais especiaument,
Qui lor diroit généraument,
Si ne porroient-il pas croire
Que la chose fust ainsinc voire,
Des miréors méismement,
Qui tant euvrent diversement,
Se par estrumens nel' véoient,
Se clercs livrer les lor voloient,
Qui séussent par démonstrance
Ceste merveilleuse science.
Ne des visions les manières,
Tant sunt merveilleuses et fieres,
Dans les yeux de ceux qui se mirent19193
Quand vers les miroirs ils se virent[37b],
Ni les causespgnumb raisons
Des semblants et déceptions.
Je ne dirai non plus, beau prêtre,
Où ces images ont leur être,
Dans les miroirs ou en dehors;
Je ne décrirai point dès lors
Autres visions merveilleuses,
Soit plaisantes, soit douloureuses
Qui adviennent soudainement:
Si elles sont réellement
Ou sans plus en la fantaisie,
Ce ne déclarerai-je mie,
Car ce n'est pas ici le cas.
Mieux vaut les laisser, n'est-ce pas,
Avec les choses devant dites
Que je n'ai pas non plus décrites,
Car trop étendu le sujet
Et trop difficile serait
A dire, et trop fort à entendre.
Si quelqu'un le voulait apprendre
Au vulgaire spécialement,
Et parlât généralement,
Personne dans son auditoire
Ne voudrait telle chose croire
Des miroirs en particulier
Au mérite si singulier,
Si par palpable démontrance
Cette merveilleuse science
En même temps il n'expliquait
Par instruments qu'il produirait.
Ni des visions les manières,
Tant sont merveilleuses et fières,
Ne porroient-il otroier,18979
Qui les lor voldroit desploier,
Ne quex sunt les decepcions
Qui viennent par tex visions,
Soit en veillant, soit en dormant,
Dont maint s'esbahissent forment:
Por ce les vueil ci trespasser,
Ne si ne vueil or pas lasser
Moi de parler, ne vous d'oïr:
Bon fait prolixité foïr.
Si sunt fames moult envieuses[38],
Et de parler contrarieuses,
Si vous pri qu'il ne vous desplaise,
Por ce que du tout ne m'en taise,
Se bien par la vérité vois;
Tant en vuel dire toutevois,
Que maint en sunt si decéu,
Qui de lor liz se sunt méu,
Et se chaucent néis et vestent,
Et de tout lor harnois s'aprestent,
Si cum li sen commun someillent,
Et tuit li particulier veillent:
Prennent bordons, prennent escharpes,
Ou piz, ou faucilles, ou sarpes,
Et vont cheminant longues voies,
Et ne sevent où toutevoies;
Et montent néis es chevaus,
Et passent ainsinc mons et vaus,
Par seches voies, ou par fanges,
Tant qu'il viennent en leus estranges.
Et quant li sen commun s'esveillent,
Moult s'esbahissent et merveillent.
Quant puis à leur droit sens reviennent,
Et quant avec les gens se tiennent,
Nul ne saurait leur inculquer,19227
Tant les voulût-il expliquer,
Ni les déceptions cruelles
Qui viennent par visions telles,
Soit en veillant, soit en dormant,
Dont maint s'ébahit grandement.
Aussi, c'est pourquoi je les passe,
De peur qu'à la fin je ne lasse
Moi de parler et vous d'ouïr,
Car bon fait prolixité fuir.
Or sont femmes moult ennuyeuses
Et de trop parler envieuses.
Mais si tout ce clairement vois,
Je vous prie encore une fois,
Pour que de tout point ne me taise,
Que de m'ouïr ne vous déplaise.
Maints sont par vision séduits
Tant qu'ils se lèvent de leurs lits,
Et se chaussent même et se vêtent
Et de tout leur harnais s'apprêtent,
Car chez eux le sens commun dort,
Et seul veille leur fol transport.
Lors prenant bourdons et écharpes
Ou pieux, ou faucilles, ou sarpes[39],
Ils s'en vont bien loin cheminant
Sans savoir où, le plus souvent,
Et même enfourchant leur monture
Par monts, par vaux, à l'aventure,
Franchissent marais, secs chemins,
Tant qu'ils gagnent pays lointains;
Et quand leur sens commun s'éveille
Moult s'ébahit et s'émerveille.
Puis revenus à leur droit sens,
Quand se trouvent avec les gens,
Si tesmoignent, non pas por fables,19013
Que là les ont porté déables
Qui de lor ostiex les osterent,
Et il méismes s'i porterent.
Si rest bien sovent avenu,
Quant aucuns sunt pris et tenu
Par aucune grant maladie,
Si cum il pert en frenisie,
Quant il n'ont gardes sofisans,
Ou sunt seus en ostiex gisans,
Qu'il saillent sus et puis cheminent,
Et de tant cheminer ne finent,
Qu'il truevent aucuns leus sauvages,
Ou prez, ou vignes, ou boscages,
Et se lessent ilec chéoir.
Là les puet-l'en après véoir
Se l'en i vient, combien qu'il tarde,
Por ce qu'il n'orent point de garde,
Fors gent espoir fole et mauvese,
Tous mors de froit et de mesese;
Ou quant sunt néis en santé,
Voit-l'en de tex à grant planté,
Qui mainte fois, sans ordenance,
Par naturel acoustumance,
De trop penser sunt curieus,
Quant trop sunt melencolieus,
Ou paoreux outre mesure,
Qui mainte diverse figure
Se font paroir en eus-méismes,
Autrement que nous ne déismes[40]
Quant de miréors parlions,
Dont si briefment nous passions,
Et de tout, ce lor semble lores
Qu'il soit ainsinc por voir defores.
Ils jurent que ce ne sont fables,19261
Que là les ont portés les diables
Qui les ont de leurs lits ôtés;
Mais eux-mêmes s'y sont portés.
Ainsi par grande maladie
Et par extrême frénésie
Quand quelqu'un est pris et tenu,
Moult souvent est-il advenu,
Si garde insuffisante veille
Ou tout seul chez lui s'il sommeille,
Qu'il se lève et va cheminant
Et devant lui chemine tant
Qu'il trouve quelque lieu sauvage,
Ou prairie, ou vigne, ou bocage,
Où se laisse exténué choir.
Et là peut-on après le voir,
Lorsque d'accourir trop on tarde,
Pour n'avoir pas fait bonne garde,
Ou l'avoir mis en folle main,
Expirant de froid et de faim.
Et maintes fois sans maladie,
Par naturelle frénésie,
Ne voyons-nous pas quantité
De gens, en très-bonne santé,
Qui sont par trop mélancoliques,
Pensifs, soucieux, extatiques,
Voire outre mesure peureux,
Eux-mêmes se frapper les yeux
Et l'esprit de mainte figure
Étrange, de même nature
Que celles dont céans parlions
Quand des miroirs nous dissertions;
Mais ils les prennent pour réelles
Et vivantes et naturelles.
Cil qui par grant devocion19047
En trop grant contemplacion,
Font aparoir en lor pensées
Les choses qu'il ont porpensées,
Et les cuident tout proprement
Véoir defors apertement,
Et ce n'est fors trufle et mençonge,
Ainsinc cum de l'omme qui songe,
Qui voit, ce cuide, en sa présence
Les esperituex sustance,
Si cum fist Scipion jadis,
Qui vit enfer et paradis,
Et ciel et air, et mer, et terre,
Et tout quanque l'en i puet querre;
Il voit estoiles aparair,
Et voit oisiaus voler par air,
Et voit poissons par mer noer,
Et voit bestes par bois joer,
Et faire tours et biaus et gens;
Et voit diversetés de gens,
Les uns en chambre solacier,
Les autres voit par bois chacier,
Par montaignes et par rivieres,
Par prez, par vignes, par jachieres;
Et songe plaiz et jugemens,
Et guerres et tornoiemens,
Et baleries et karoles,
Et ot vieles et citoles,
Et flere espices odoreuses,
Et goute choses savoreuses,
Et gist entre les bras s'amie,
Et toutevois n'i est-il mie;
Ou voit Jalousie venant,
Ung pestel à son col tenant,
Tel qui, par grand' dévotion,19295
En trop grand' contemplation,
Fait apparaître en ses pensées
Les choses qu'il a pourchassées,
Et les cuide voir proprement
Devant ses yeux ouvertement
(Mais tout cela n'est que mensonge,
Ainsi comme l'homme qui songe,
Qui prend ce qu'il voit pour réel
Quand ce n'est que spirituel,
Comme Scipion, dit l'histoire,
Vit le ciel dans toute sa gloire,
Et la mer, et la terre et l'air
En tous détails, jusqu'à l'enfer),
Tel donc voit étoiles paraître,
Les animaux dans les bois paître,
Les oiseaux dans l'air voyager
Et poissons par la mer nager:
Il voit leurs tours, leur gentillesse,
Il voit encore en grand' liesse,
Chez eux diversité de gens,
D'autres par les forêts chassants,
Par montagnes et par rivières,
Par prés, par vignes, par jachères:
Il songe plaids et jugements,
Guerres, tournois, trépignements,
Et bals, et rondes et karoles,
Entend guitares et violes,
Goûte savoureux aliments
Et flaire épices odorants,
Ou gît dans les bras de sa mie,
Et de cela rien n'est-il mie:
Ou voit Jalousie accourant,
Un bâton à son col tenant,
Qui provés ensemble les trueve19081
Par Male-Bouche qui contrueve
Les choses ains que faites soient,
Dont tuit Amant par jor s'effroient.
Car cil qui fins Amans se clament,
Quant d'amors ardemment s'entr'ament,
Dont moult ont travaus et anuis,
Qui se sunt de nuit endormis
En lor lit où moult ont pensé,
(Car les propriétés en sé)[41]
Si songent les choses amées,
Que tant ont par jor réclamées,
Ou songent de lor aversaires
Qui lor font anuis et contraires.
Ou s'il sunt en mortex haïnes,
Corrous songent et ataïnes,
Et contens o lor anemis
Qui les ont en haïne mis
Es choses à guerre ensivables,
Par contraires ou par semblables.
Ou s'il resunt mis en prison
Par aucune grant mesprison,
Songent-il de lor délivrance,
S'il en sunt en bonne esperance;
Ou songent ou gibet ou corde,
Que li cuers par jor lor recorde;
Ou quiexques choses desplesans,
Qui ne sunt mie hors, mès ens,
Si recuident-il por voir lores
Que ces choses soient defores,
Et font de tout ou duel ou feste,
Et tout portent dedens lor teste,
Qui les cinc sens ainsinc deçoit
Par les fantosmes qu'il reçoit,
Qui prouvés ensemble les trouve19329
Par Malebouche qui controuve
Les actes avant qu'ils soient faits
Et rend les amants inquiets.
Car amants qui fins se proclament,
Quand d'un ardent amour s'enfiamment,
Dont ont grand deuil et grands ennuis,
Quand au lit seront endormis
Où leur esprit moult souffre et pense
(Je le sais par expérience)[41b],
Ils songent à l'objet aimé
Qu'ils ont le jour tant réclamé,
Ou pensent à leurs adversaires
Qui tant leur font peines amères.
Ou s'ils sont en mortel courroux,
Toute la nuit leur cœur jaloux
Ne rêve que haine et vengeance,
Querelles, combats à outrance,
Avec leurs mortels ennemis
Qui les ont tant en haine mis,
Et combinent comme à la guerre
Manœuvre semblable ou contraire.
Ou s'ils sont jetés en prison
Pour aucun crime ou trahison,
Ils songent à leur délivrance,
S'ils en sont en bonne espérance,
Ou bien rêvent corde et gibet
Qui le jour les inquiétait,
Ou quelque chose déplaisante
En eux-mêmes qui les tourmente,
Et s'imaginent voir alors
Les choses paraître au dehors,
Et font de tout ou deuil ou fête,
Et tout portent dedans leur tête,
Dont maintes gens par lor folie19115
Cuident estre par nuit estries
Errans avecques dame Habonde[42],
Et dient que par tout le monde
Li tiers enfant de nacion
Sunt de ceste condicion.
Qu'il vont trois fois en la semaine
Si cum destinée les maine;
Et par tous ces ostex se boutent,
Ne clés ne barres ne redoutent,
Ains s'en entrent par les fendaces,
Par chatieres et par crevaces,
Et se partent des cors les ames,
Et vont avec les bonnes Dames
Par leus forains et par maisons,
Et le pruevent par tiex raisons:
Que les diversités véuës
Ne sunt pas en lor liz venuës,
Ains sunt lor ames qui laborent,
Et par le monde ainsinc s'en corent;
Et tant cum il sunt en tel oirre,
Si cum il font as gens acroire,
Qui lor cors bestorné auroit,
Jamès l'ame entrer n'i sauroit.
Mès trop a ci folie orrible,
Et chose qui n'est pas possible:
Car cors humains est chose morte
Sitost cum l'ame en soi ne porte;
Donques est-ce chose certaine
Que cil qui trois fois la semaine
Ceste maniere d'oirre sivent,
Trois fois muirent, trois fois revivent
En une semaine méismes:
Et s'il est si cum nous déismes,
Qui les cinq sens ainsi déçoit19363
Par les fantômes qu'elle voit.
Maintes gens même, en leurs folies,
La nuit, pensent être génies
Avecque dame Habonde errants[42b],
Et disent que de tous enfants
Les troisièmes par la naissance
Sont tretous de semblable essence:
Qu'en la semaine ils vont trois fois
Du destin écoutant la voix,
Par toutes les maisons se boutent,
Ni clés ni barres ne redoutent,
Mais dessus passent ou dessous
Par chatières, fentes et trous;
Que de leurs corps partent les âmes
Qui vont avec les bonnes dames
Par lieux publics et par maisons
Et disent pour toutes raisons:
«Que les choses diverses vues
Ne sont pas en leurs lits venues;
Donc leurs âmes s'en vont ainsi
De par le monde, à grand souci.»
Ils ne s'en tiennent pas là voire,
Mais veulent faire aux gens accroire
Que si le corps on retournait
Jamais l'âme n'y rentrerait.
Mais c'est une folie horrible,
Et chose qui n'est pas possible,
Car de l'homme le corps est mort
Certes sitôt que l'âme en sort.
Donc est-ce une chose certaine
Que si par trois fois la semaine
Ce voyage l'âme faisait,
Trois fois mourrait et revivrait
Dont resuscitent moult souvent19149
Li desciples de tel convent[43].
Mais c'est bien terminée chose,
Et bien l'os reciter sans glose,
Que nus qui doie à mort corir,
N'a que d'une mort à morir,
Ne jà ne resuscitera
Tant que ses jugemens sera,
Se n'ert miracle especial
De par le Diex celestial,
Si cum de saint Ladre lison,
Car ce pas ne contredison.
Et quant l'en dit d'autre partie
Que quant l'ame s'est departie
Du cors ainsinc desaorné,
S'el trueve le cors bestorné,
El ne set en li revenir:
Qui puet tel fable sostenir?
Qu'il est voirs, et bien le recors,
Ame desevrée de cors,
Plus est aperte, et sage et cointe,
Que quant ele est au cors conjointe,
Dont el sieut la complexion
Qui li troble s'entencion:
Dont est miex lors par li séuë
L'entrée que ne fu l'issuë:
Par quoi plus tost la troveroit,
Jà si bestorné ne seroit.
D'autre part, que li tiers du monde
Aille ainsinc avec dame Habonde,
Le corps dans la même semaine,19397
Et si c'est vrai, qu'on en convienne,
Les disciples de ce savant
Système renaissent souvent[43b].
C'est une indiscutable chose,
Et je l'ose affirmer sans glose,
Que nul qui doive à mort courir
N'a que d'une mort à mourir,
Et jamais, à moins d'un miracle
De Dieu qui lève cet obstacle,
Jamais ne ressuscitera
Tant que pour lui subsistera
Son jugement. Or Dieu l'accorde
Parfois dans sa miséricorde,
Comme saint Lazare lisons,
Ce que nous ne contredisons,
Et lorsqu'on dit, d'autre partie,
Que quand l'âme s'est départie
Du corps ainsi tout désorné,
S'elle le trouve retourné,
Elle n'y peut rentrer ensuite,
Qui donc telle fable débite?
C'est certain et pas n'en démords,
Ame qui se sèvre du corps
Est plus subtile et déliée
Que quand était au corps liée,
Dont subit la complexion
Qui trouble son intention.
Donc est mieux lors par elle sue
La porte que n'était l'issue,
Par quoi plus tôt la trouverait
Quand le corps voire on tournerait.
D'autre part, que le tiers du monde
Ainsi coure avec dame Habonde,
Si cum foles vielles le pruevent19179
Par les visions qu'eles truevent,
Dont convient-il sans nule faille
Que tretous li mondes i aile,
Qu'il n'est nus, soit voire ou mençonge,
Qui mainte vision ne songe,
Non pas trois fois en la semaine,
Mès quinze fois en la quinzaine,
Ou plus, ou mains par aventure,
Si cum la fantasie dure.
Ne ne revoil dire des songes,
S'il sunt voirs, ou s'il sunt mençonges,
Se l'en les doit du tout eslire,
Ou s'il sunt du tout à despire:
Porquoi li uns sunt plus orribles,
Plus bel li autre et plus paisible,
Selonc lor apparicions
En diverses complexions,
Et selonc lor divers corages
Des meurs divers et des aages:
Ou se Diex par tex visions
Envoie revelacions,
Ou li malignes esperiz,
Por metre les gens en periz,
De tout ce ne m'entremetrai,
Mès à mon propos me retrai.
Si vous di donques que les nuës,
Quant lasses sunt et recréuës
De traire par l'air de lor flesches,
Et plus de moistes que de seiches,
Car de pluies et de rousées
Les ont trestoutes arrousées,
Se Chalor aucune n'en seiche,
Por traire quelque chose seiche,
(Si les vieilles nous en croyons19431
Contant leurs folles visions),
Il faut vraiment, vaille que vaille,
Qu'à son tour tout le monde y aille,
Puisque tous, à tort ou raison,
Nous leurre mainte vision,
Non pas trois fois en la semaine,
Mais quinze fois en la quinzaine,
Ou moins, ou plus, tant qu'en l'esprit
Le phénomène se produit.
Je ne dirai non plus des songes
S'ils sont vérités ou mensonges,
Si l'on les doit du tout priser,
S'ils sont du tout à mépriser,
Pourquoi les uns sont plus horribles,
D'autres plus beaux ou plus paisibles,
Selon les apparitions
Et selon les complexions,
Les mœurs diverses, les usages,
Les circonstances et les âges;
Si Dieu par telles visions
Veut faire révélations,
Ou bien l'esprit malin, le traître,
Pour les gens en grand péril mettre.
De tout ce ne m'occuperai,
Mais à mon propos reviendrai.
Je vous disais donc que les nues,
Lorsqu'elles sont lasses, rompues
De lancer leurs flèches en l'air
Plus moites que sèches, c'est clair,
Puisque de pluie et de rosées
Les ont tretoutes arrosées
(Si n'en sèche aucune Chaleur
Des traits de sa brûlante ardeur),
Si destendent lor ars ensemble,19213
Quant ont trait tant cum bon lor semble.
Mès trop ont estranges manieres
Cilz ars dont traient ces archieres,
Car toutes lor colors s'en fuient,
Quant en destendant les estuient;
Ne jamès puis de cels méismes
Ne retrairont que nous véismes;
Mès s'el vuelent autre fois traire,
Noviaus arz lor convient refaire,
Que li solaus puist pioler;
Nes convient autrement doler.
Encore ovre plus l'influance
Des ciex, qui tant ont grant poissance
Par mer, et par terre, et par air;
Les cometes font-il parair[44],
Qui ne sunt pas es ciex posées,
Ains sunt parmi l'air embrasées,
Et poi durent puis que sunt faites,
Dont maintes fables sunt retraites.
Les mors as princes en devinent
Cil qui de deviner ne finent;
Mès les cometes plus n'aguetent,
Ne plus espessement ne gietent
Lor influances ne lor rois
Sor povres hommes que sor rois,
Ne sor rois que sor povres hommes:
Ainçois euvrent, certains en sommes,
Où monde sor les regions,
Selonc les disposicions
Des climaz, des hommes, des bestes
Qui sunt as influances prestes
Des planetes et des estoiles,
Qui greignor pooir ont sor eles.
Tirant tant comme bon leur semble,19465
Leurs arcs détendent lors ensemble.
Mais ils sont par trop singuliers
Ces arcs dont tirent ces archers,
Dont toutes les couleurs s'effacent
Quand dans leurs étuis les replacent.
Du reste, ils ne tireront plus
Des mêmes arcs qui furent vus;
Car pour nouvelles flèches traire,
Nouveaux arcs il leur faudra faire
Que le soleil puisse parer,
Car lui seul peut les décorer.
Mieux encore agit l'influence
Des cieux qui tant ont grand' puissance
Par l'air et la terre et la mer.
Ils font comètes enflammer[44b]
Qui ne sont pas aux cieux posées,
Mais en l'air courent embrasées,
Pour mourir peu de temps après,
Dont maints contes ont été faits,
Tous plus faux les uns que les autres.
Les devins et tous leurs apôtres
Disent que ces astres errants
Nous annoncent la mort des grands.
Mais les comètes, sans doutance,
Ne font peser leur influence
Ni leurs rayons d'un plus grand poids
Sur pauvres hommes que sur rois,
Ni sur rois que sur pauvres hommes,
Mais travaillent, certains en sommes,
Du monde sur les régions,
Selon les dispositions
Des climats, des hommes, des bêtes,
Qui sont aux influences prêtes
Si portent les senefiances19247
Des celestiaus influances,
Et les complexions esmuevent,
Si cum obéissans les truevent.
Si ne di-ge pas ne n'afiche
Que rois doient estre dit riche
Plus que les personnes menuës
Qui vont nuz piez parmi les ruës:
Car soffisance fait richece,
Et convoitise fait povrece.
Soit rois, ou n'ait vaillant deux miches,
Qui plus convoite mains est riches;
Et qui voldroit croire escritures,
Li rois resemblent les paintures,
Dont tel exemple nous apreste
Cil qui nous escrit l'Almageste,
Se bien i savoit prendre garde
Cil qui les paintures regarde,
Qui plesent cui ne s'en apresse,
Mès de près la plesance cesse;
De loing semblent trop déliteuses,
De près ne sunt point docereuses.
Ainsinc va des amis poissans,
Doux est à lor mescongnoissans
Lor servise et lor acointance
Par le defaut d'experience.
Mès qui bien les esproveroit,
Tant d'amertume i troveroit,
Qu'il s'i craindroit moult à bouter.
Tant fait lor grace à redouter.
Ainsinc nous asséure Oraces,
De lor amor et de lor graces:
De tous les astres lumineux,19499
Qui sont les plus puissants sur eux,
Et portent les signifiances
De ces célestes influences,
Et meuvent les complexions
Selon leurs dispositions.
Pour ce ne dis-je ni n'affiche
Qu'un roi doive être appelé riche
Plus que les autres gens menus
Qui par les routes vont pieds-nus;
Car suffisance fait richesse,
Et convoitise fait détresse.
Soit roi, soit pauvre mendiant,
Qui plus convoite a moins vaillant,
Et qui voudrait croire écritures
Les rois ressemblent aux peintures.
C'est l'exemple que l'auteur prit
Quand l'Almageste il écrivit.
Si bien savez y prendre garde,
Quand les peintures on regarde,
De loin elles font bon effet,
De près le plaisir disparaît;
De loin semblent délicieuses,
De près ne sont plus doucereuses.
Ainsi va des amis puissants.
Doux semblent, aux non connaissants,
Leur service et leur accointance
Par le défaut d'expérience;
Mais qui bien les éprouverait,
Tant d'amertume y trouverait,
Qu'il hésiterait, j'en suis sûre,
A les briguer à l'aventure,
Tant leur grâce est à redouter.
C'est ce que se plaît à conter
Ne li princes ne sunt pas dignes19279
Que li cors du ciel doingnent signes
De lor mort plus que d'ung autre homme;
Car lor cors ne vault une pomme
Oultre le corps d'ung charruier,
Ou d'ung clerc, ou d'ung ecuier:
Car ges fais tous semblables estre,
Si cum il apert à lor nestre.
Par moi nessent semblable et nu,
Fort et fiéble, gros et menu:
Tous les met en équalité
Quant à l'estat d'umanité.
Fortune i met le remanant,
Qui ne set estre permanant,
Qui ses biens à son plaisir donne,
Ne ne prent garde à quel personne,
Et tout retolt et retoldra
Toutes les fois qu'ele voldra.
Se nus dist que li gentil-homme
Sunt de meillor condicion...
Que cil qui les terres cultivent...
Ge respons que nus n'est gentis
S'il n'est as vertus ententis,
Ne n'est vilains fers par ses vices.
(Page 170, vers 19304.)
XCIX
Comment Nature proprement
Devise bien certainement
La vérité, dont gentillesse
Vient et en enseigne l'adresse.
Et se nus contredire m'ose,
Qui de gentillece s'alose,
Et die que li gentil-homme,
Si cum li pueples les renomme,
Sunt de meillor condicion
Par noblece de nacion,
Dans ses vers le divin Horaces19533
De leur amour et de leurs grâces.
Non, les rois ne méritent pas
Que les cieux daignent leur trépas
Annoncer plus que d'un autre homme,
Car leur corps ne vaut une pomme
Plus que le corps d'un charretier,
Ou d'un clerc ou d'un écuyer;
Car je les fais semblables être;
Voyez-les au moment de naître.
Pour moi semblables sont et nus,
Forts et faibles, gros et menus,
Quant à leur humaine nature;
Entre eux c'est l'égalité pure.
Fortune apporte le restant
Qui ne sait être permanent;
Car ses biens à son plaisir donne
Sans songer à quelle personne,
Et tout ravit et ravira
Toutes les fois qu'elle voudra.
XCIX
Comment Nature proprement
Devise bien certainement
La vérité, de quoi Noblesse
Vient, et nous en donne l'adresse.
Et si quelqu'un me contredit
De sa race et s'enorgueillit,
S'écriant qu'est le gentilhomme
(Ainsi que le peuple les nomme)
De meilleure condition,
Par sa naissance et son blason,
Que cil qui les terres cultivent,19307
Ou qui de lor labor se vivent:
Ge respons que nus n'est gentis,
S'il n'est as vertus ententis,
Ne n'est vilains, fors par ses vices
Dont il pert outrageus et nices.
Noblece vient de bon corage,
Car gentillece de lignage
N'est pas gentillece qui vaille,
Por quoi bonté de cuer i faille,
Por quoi doit estre en li parans
La proece de ses parens
Qui la gentillece conquistrent
Par les travaux que grans i mistrent,
Et quant du siecle trespasserent,
Toutes lor vertus emporterent,
Et lessierent as hoirs l'avoir;
Que plus ne porent d'aus avoir.
L'avoir ont, plus riens n'i a lor,
Ne gentillece, ne valor,
Se tant ne font que gentil soient
Par sens ou par vertu qu'il aient.
Si r'ont clers plus grant avantage
D'estre gentiz, cortois et sage,
(Et la raison vous en diroi,)
Que n'ont li princes ne li roi
Qui ne sevent de letréure;
Car li clers voit en escriture
Avec les sciences provées,
Raisonables et desmonstrées,
Tous maus dont l'en se doit retraire,
Et tous les biens que l'en puet faire:
Les choses voit du monde escrites,
Si cum el sunt faites et dites.
Que ceux qui les terres cultivent19563
Ou du travail de leurs mains vivent,
Moi je réponds que nul, sans plus,
N'est noble que par ses vertus
Et n'est vilain que par ses vices,
Son orgueil et ses fols caprices.
Noblesse vient de la valeur,
Car si manque bonté de cœur,
Pour moi noblesse de naissance
N'est rien qui vaille, sans doutance.
Le noble doit montrer aux yeux
La prouesse de ses aïeux,
Qui leur noblesse avait conquise
De par mainte grande entreprise.
Or du monde ils sont disparus,
Emportant toutes leurs vertus
Et simplement leurs biens laissèrent,
Dont leurs descendants héritèrent,
Qui l'avoir ont, rien plus n'est leur,
Pas plus noblesse que valeur,
S'ils ne font tant que nobles soient
Par sens et valeur qu'ils déploient.
Plus d'avantage a donc cent fois
Le clerc d'être noble et courtois
(Et la raison vais vous en dire),
Qu'un roi qui, malgré son empire,
N'est, hélas! rien moins que savant.
Car le clerc en écrits apprend
Avec les sciences prouvées,
Raisonnables et démontrées,
Les maux dont on doit s'écarter
Et les biens qu'on peut pratiquer:
Les choses voit du monde écrites
Comme elles sont faites et dites,
Il voit ès anciennes vies19341
De tous vilains les vilenies,
Et tous les faiz des cortois hommes,
Et des cortoisies les sommes:
Briefment, il voit escrit en livre
Quanque l'en doit foïr ou sivre;
Par quoi tuit clerc, desciple et mestre,
Sunt gentiz ou le doivent estre;
Et sachent cil qui ne le sont,
C'est por lor cuers que mauvès ont:
Qu'il en ont trop plus d'avantages
Que cil qui cort as cers ramages.
Si valent pis que nule gent
Clerc qui le cuer n'ont noble et gent,
Quant les biens congnéus eschivent,
Et les vices véus ensivent;
Et plus pugnis devroient estre
Devant l'emperéor celestre
Clers qui s'abandonnent as vices,
Que les gens laiz, simples et nices
Qui n'ont pas les vertus escrites,
Que cil tiennent vils et despites.
Et se princes sevent de letre,
Ne s'en puéent-il entremetre
De tant lire et de tant aprendre,
Qu'il ont trop aillors à entendre.
Par quoi por gentillece avoir,
Ont li clerc, ce poés savoir,
Plus bel avantage et greignor
Que n'ont li terrien seignor.
Et por gentillece conquerre
Qui moult est honorable en terre,
Tuit cil qui la vuelent avoir,
Ceste rieule doivent savoir:
Et dans l'histoire des anciens19597
Voit les bassesses des vilains
Auprès des glorieuses vies
Des héros et leurs courtoisies.
Bref, écrit en livres il voit
Ce que fuir, ce que suivre il doit.
Les clercs donc, ou disciple ou maître,
Nobles sont tous ou doivent l'être,
Et partant ceux qui ne le sont,
C'est par leur cœur que mauvais ont;
Car ils ont trop plus d'avantages
Que ceux qui courent cerfs sauvages.
Donc valent pis que nulle gent
Clers qui n'ont le cœur noble et gent,
Lorsqu'à bon escient esquivent
Les vertus et les vices suivent,
Donc devraient être plus punis,
Par l'empereur du paradis,
Les clers qui se livrent aux vices
Que vilains simples et novices,
Clercs qui méprisent les vertus
Que gens qui n'ont bons livres lus.
Or quand est lettré d'aventure
Un prince, il ne peut mettre cure
A s'instruire dans les écrits,
Car trop ailleurs a de soucis.
Aussi pour acquérir noblesse,
Les savants ont, je le confesse,
Plus d'avantages et meilleurs
Que n'ont les terriens seigneurs.
Car cette noblesse si chère
Et tant honorable sur terre,
Tous ceux qui la veulent avoir
Cette règle doivent savoir:
Quiconques tent à gentillece,19375
D'orguel se gart et de parece,
Aille as armes, ou à l'estuide,
Et de vilenie se vuide;
Humble cuer ait, cortois et gent
En tretous leus, vers toute gent,
Fors sans plus vers ses anemis,
Quant acort n'i puet estre mis.
Dames honeurt et damoiseles,
Mès ne se fie trop en eles,
Que l'en porroit bien meschéoir,
Maint en a-l'en véu doloir.
Tex hons doit avoir los et pris,
Sans estre blasmé ne repris,
Et de gentillece le non
Doit recevoir, li autre non.
Chevaliers as armes hardis,
Preus en faiz et cortois en dis,
Si cum fu mi sires Gauvains
Qui ne fu pas pareus as vains,
Et li bons quens d'Artois Robers[45],
Qui dès lors qu'il issi du bers,
Hanta tous les jors de sa vie
Largece, honor, chevalerie,
N'onc ne li plot oiseus sejors,
Ains devint hons devant ses jors.
Tex chevaliers preus et vaillans,
Larges, cortois et bataillans,
Doit par tout estre bien venus,
Loés, amés et chier tenus.
Moult redoit-l'en clerc honorer
Qui bien vuet as ars laborer,
Et pense des vertus ensivre
Qu'il voit escrites en son livre:
Quiconque aspire à la noblesse19631
D'orgueil se garde et de paresse
Et de tout vilain sentiment.
A l'étude, aux armes vaillant.
Humble cœur ait, bonté profonde
En tous lieux et par tout le monde,
Excepté pour ses ennemis,
Quand accord n'y peut être mis:
Dames honore et damoiselles,
Mais sans trop se fier en elles,
Car mal lui pourrait advenir;
Maint on a vu s'en repentir.
Tel homme avoir doit los et gloire
Pour conduite si méritoire,
Et doit de noblesse le nom
Recevoir seul, les autres non.
Chevalier vaillant à la guerre,
Sage dans tout ce qu'il veut faire,
Toujours en paroles courtois,
Et tel, en un mot, qu'autrefois
Fut messire Gauvain, modèle
Du chevalier brave et fidèle,
Ou le comte d'Artois Robert[45b],
Qui, dès le berceau bon et fier,
Hanta tous les jours de sa vie
Largesse, honneur, chevalerie,
Et méprisant l'oisiveté
Fut homme avant la puberté:
Tel chevalier vaillant et sage,
Large, courtois, de grand courage,
Doit partout être bienvenu,
Aimé, cher et noble tenu.
Savant qui pense aux vertus suivre
Qu'il voit écrites dans son livre,
Et si fist-l'en certes jadis;19409
Bien en nommeroie jà dis,
Voire tant que, se ge les nombre,
Anui sera d'oïr le nombre.
Jadis li vaillant gentil homme,
Si cum la letre le renomme,
Empereor, duc, conte et roi,
Dont jà ci plus ne conteroi,
Les philosophes honorerent;
As poëtes néis donnerent[46]
Viles, jardins, leus delitables,
Et maintes choses honorables.
Naples fu donnée à Virgile,
Qui plus est delitable vile
Que n'est Paris, ne Lavardins[47].
En Calabre il r'ot biaus jardins
Annius, qui donné li furent[48]
Des anciens qui le congnurent.
Mès por quoi plus en nommeroie?
Par plusors le vous proveroie,
Qui furent nés de bas lignages,
Et plus orent nobles corages
Que maint filz de rois, ne de contes,
Dont jà ci ne vous iert fait contes,
Et por gentil furent tenu.
Or est li tens à ce venu
Que li bon qui toute lor vie
Travaillent en philosophie,
Et s'en vont en estrange terre
Por sens et por valor conquerre,
Et sueffrent les grans povretés
Cum mendians et endetés,
Et vont espoir deschaus et nu,
Ne sunt amés, ne chier tenu.
Et qui veut aux arts se livrer,19665
Chacun doit de même honorer.
Ainsi faisait-on, dit l'histoire,
Jadis, et vous pouvez m'en croire,
Car tant d'exemples conterais
Qu'avant la fin vous ennuirais.
Or donc, maint vaillant gentilhomme
(Il n'est besoin que je les nomme),
Empereurs, ducs, comtes et rois
Jadis, si l'histoire j'en crois,
Les philosophes honorèrent;
Aux poètes mêmes donnèrent[46b]
Villas, jardins, biens et faveurs,
A l'envi les comblaient d'honneurs.
Naples fut donnée à Virgile
Qui plus est délectable ville
Que n'est Paris ni Lavardins[47b];
En Calabre eut de beaux jardins
Ennius, qui donnés lui furent[48b]
Par les anciens qui le connurent.
Combien encor j'en nommerais!
Par plusieurs vous le prouverais
Qui, quoique issus de bas lignage,
Montrèrent plus noble courage
Que maint fils de comte ou de roi
Que ne veux pas nommer, ma foi,
Et los et gloire méritèrent.
Mais combien les temps dégénèrent!
En vain pays lointains courir,
Pour sens et valeur conquérir,
Voit-on les bons toute leur vie
Et travailler philosophie
Et souffrir grandes pauvretés;
Comme mendiants endettés
Princes nes prisent une pomme,19443
Et si sunt-il plus gentil homme,
(Si me gart Diex d'avoir les fievres)
Que cil qui vont chacier as lievres,
Et que cil qui sunt coustumiers
De maindre es palais principiers.
Et cil qui d'autrui gentillece,
Sans sa valor et sans proece,
En vuet porter los et renon,
Est-il gentil? ge dis que non.
Ains doit estre vilains clamés,
Et vilz tenus, et mains amés
Que s'il estoit filz d'ung truant.
Ge n'en irai jà nul chuant,
Et fust néis fils Alixandre,
Qui tant osa d'armes emprendre,
Et tant continua de guerres,
Qu'il fu sires de toutes terres,
Et puis que cil li obéirent
Qui contre li se combatirent,
Et que cil se furent rendu,
Qui ne s'ierent pas defendu,
Dist-il, tant fu d'orguel destrois,
Que cist mondes iert si estrois
Qu'il s'i pooit envis torner,
N'il n'i voloit plus séjorner,
Ains pensoit d'autre monde querre,
Por commencier novele guerre;
Et s'en aloit enfer brisier
Por soi faire par tout prisier:
Dont tretuit de paor tremblèrent
Li diex d'enfer, car il cuiderent,
Ils vont déchaussés, tout nus même;19699
Or nul ne les tient chers ni n'aime!
Rois ne prisent un clou vaillant
Ces gens plus nobles cependant
(Me garde Dieu d'avoir les fièvres!)
Que ceux qui vont chassant aux lièvres
Et que ceux qui sont coutumiers
D'habiter en châteaux princiers.
Et celui qui de la noblesse
D'autrui, sans valeur ni prouesse,
Veut porter et los et renom,
Est-il noble? Je dis que non.
C'est un vilain, oui, qu'on le sache;
On le doit moins aimer, le lâche,
Que s'il était fils de truand.
Aucun je n'en irai flattant,
Quand il serait fils d'Alexandre.
Qui tant de guerres entreprendre
Et tant continuer osa
Que tout le monde domina.
Enfin quand à lui se soumirent
Ceux contre lui qui combattirent,
Et que sans s'être défendus
Les autres se furent rendus,
Tant fut sa vanité profonde
Que trop étroit devint ce monde;
A peine il s'y pouvait tourner
Et n'y pouvait plus séjourner,
Mais pensait quérir autre terre
Pour commencer nouvelle guerre,
Et s'en allait l'enfer briser
Pour se faire partout priser.
Lors soudain tous de peur tremblèrent
Les Dieux d'enfer; car ils pensèrent
Quant ge le lor dis, que ce fust19475
Cil qui par le bordon de fust,
Por les ames par pechié mortes,
Devoit d'enfer brisier les portes,
Et lor grant orguel escachier
Por ses amis d'enfer sachier.
Mès posons, ce qui ne puet estre,
Que g'en face aucun gentil nestre,
Et que des autres ne me chaille,
Qu'il vont apelant vilenaille;
Quel bien a-il en gentillece?
Certes, qui son engin adrece
A bien la vérité comprendre,
Il n'i puet autre chose entendre
Qui bonne soit en gentillece,
Fors qu'il semble que la proece
De lor parens doivent ensivre;
Sous itels fais doivent-il vivre
Qui gentis hons vuet resembler,
S'il ne vuet gentillece embler,
Et sans deserte los avoir:
Car ge fais à tous asavoir
Que gentillece as gens ne donne
Nule autre chose qui soit bonne,
Fors que ses fais tant solement;
Et sachent bien certainement
Que nus ne doit avoir loenge
Par vertu de personne estrenge;
Si ne r'est pas drois que l'en blasme
Nule personne d'autrui blasme.
Cil soit loés qui le desert;
Mès cil qui de nul bien ne sert,
En qui l'en trueve mauvesties,
Vilenies et engresties,
Quand je leur dis, que cette fois19733
C'était celui qui de sa croix,
Pour les âmes par péchés mortes,
Devait d'enfer briser les portes
Et leur grand orgueil empirer
Pour ses amis d'enfer tirer.
Mais posons, ce qui ne peut être,
Que j'en fasse aucun noble naître,
Toute la tourbe dédaignant
Que vilenaille ils vont nommant,
Quel bien serait donc en noblesse?
Certes qui moult son sens adresse
A bien comprendre vérité,
Il ne peut autre qualité
Concevoir qui soit en noblesse,
Sinon qu'ils doivent la prouesse
De leurs ancêtres imiter.
Ainsi se devra comporter
Qui se veut noble faire croire,
S'il ne veut et noblesse et gloire
Voler ou sans mérite avoir.
Car je fais à tous assavoir
Que nulle chose, tant soit bonne,
Aux gens la noblesse ne donne
Que les hauts faits tant seulement;
Qu'ils sachent bien certainement
Que d'autrui l'acte méritoire
A nul ne peut donner la gloire,
Pas plus que le blâme d'autrui
Ne peut rejaillir dessus lui.
Gloire soit à qui la mérite!
Mais tel qui nul bien ne médite,
En qui l'on trouve vanité,
Injustice, méchanceté,
Et vanteries et bobans,19509
Ou s'il est doubles et lobans,
D'orguel farcis et de ramposnes,
Sans charité et sans aumosnes,
Ou négligens et pareceus,
Car l'en en trueve trop de ceus,
Tout soit-il nés de tex parens
Où toute vertus fu parens;
Il n'est pas drois, bien dire l'os,
Qu'il ait de ses parens le los;
Ains doit estre plus vil tenus
Que s'il iert de chetis venus.
Et sachent tuit homme entendable,
Qu'il n'est mie chose semblable
D'aquerre sens et gentillece,
Et renomée par proece,
Et d'aquerre grans tenemens,
Grans deniers, grans aornemens,
Quant à faire ses volentés:
Car cil qui est entalentés
De travailler soi por aquerre
Deniers, aornemens, ou terre,
Bien ait néis d'or amassés,
Cent mile mars, ou plus assés,
Tout puet lessier à ses amis.
Mès cil qui son travail a mis
Es autres choses desus dites,
Tant qu'il les a par ses merites,
Amors nes puet à ce plessier
Qu'il lor en puist jà riens lessier.
Puet-il lessier science? Non,
Ne gentillece, ne renom,
Mès il lor en puet bien aprendre,
S'il i vuelent exemple prendre.
Et vantardise et vilenie,19767
Et insolence et raillerie,
S'il est fourbe, fallacieux,
Ou négligent, ou paresseux,
Sans charité et sans aumône
(Et sur la terre il en foisonne
De ceux-là, de parents issus
Où brillaient toutes les vertus),
Pas n'est droit, vous pouvez me croire,
Qu'il ait de ses aïeux la gloire,
Mais doit être plus vil tenu
Que s'il fût de chétif venu.
Sache tout homme raisonnable
Que ce n'est pas chose semblable
D'acquérir noblesse et renom
Par prouesse et noble action,
Ou d'acquérir grande fortune,
Grands biens, trésors, grande pécune
Par incessante activité.
Car celui qui est tourmenté
Du désir d'acquérir grand' terres,
Nombreux deniers, parures chères,
Quand même il eût d'or amassé
Cent mille marcs, ou plus assé,
Les transmet à qui bon lui semble.
Mais tel qui ses efforts assemble
A conquérir gloire et honneur
Par son mérite et sa valeur,
Amour ne lui saurait permettre
De rien à d'autres en transmettre.
Peut-il laisser science? Non,
Ni noblesse, ni bon renom;
Mais il peut beaucoup leur apprendre,
S'ils y veulent exemple prendre,
Autre chose cis n'en puet faire,19543
Ne cil n'en puéent riens plus traire;
Si n'i refont-il pas grant force,
Qu'il n'en donroient une escorce:
Mains en i a, fors que d'avoir
Les possessions et l'avoir.
Si dient qu'il sunt gentil homme,
Por ce que l'en les i renomme,
Et que lor bons parens le furent,
Qui furent tex cum estre durent;
Et qu'il ont et chiens et oisiaus
Por sembler gentiz damoisiaus,
Et qu'il vont chaçant par rivieres,
Par bois, par champs, et par bruieres,
Et qu'il se vont oiseus esbatre.
Mès il sunt mauvais, vilain nastre,
Et d'autrui noblece se vantent;
Il ne dient pas voir, ains mentent,
Et le non de gentillece emblent,
Quant lor bons parens ne resemblent:
Car quant ges fais semblables nestre,
Il vuelent donques gentil estre
D'autre noblece que de cele
Que ge lor doing, qui moult est bele,
Qui a nom Naturel-Franchise,
Que j'ai sor tous égaument mise,
Avec raison que Diex lor donne,
Qui les fait, tant est sage et bonne,
Semblables à Dieu et as anges,
Se Mort nes en féist estranges,
Qui por sa mortel différence
Fait des hommes la desevrance,
Et quierent nueves gentilleces,
S'il ont en eus tant de proeces:
Rien plus ne peut leur faire avoir,19801
Pas plus qu'eux rien plus recevoir.
Du reste, ils n'y mettent grand'force,
Nul n'en donnerait une écorce;
Moult plus se peinent pour avoir
Les possessions et l'avoir.
Ils disent: je suis gentihomme,
Parce qu'ainsi chacun les nomme
Et que tels furent leurs aïeux
Qui firent leur devoir en preux,
Et qu'ils vont chasser par rivieres,
Par bois, par champs et par bruyères,
Et des chiens ont et des oiseaux
Pour sembler nobles damoisiaux,
Et dans l'oisiveté languissent.
Mais ces vilains-nés se trahissent
Et leur cœur lâche et ramolli;
Quand de la noblesse d'autrui
Impudemment ainsi se vantent,
Ils ne disent pas vrai, mais mentent,
Et la gloire de leurs aïeux
Volent en tombant plus bas qu'eux!
Car si semblables les fais naître,
C'est donc qu'ils veulent nobles être
D'autre noblesse assurément
Que de celle, belle pourtant
(C'est leur naturelle franchise),
Qu'également en tous j'ai mise
Avec Raison, qui de Dieu naît,
Qui tant est bonne que les fait
Aux anges et à Dieu semblables,
Sauf Mort qui les rend corrompables.
Par la Mort ainsi divisés,
Les hommes sont alors forcés
Car s'il par eus ne les acquierent,19577
Jamès par autrui gentil n'ierent:
Ge n'en met hors ne rois, ne contes.
D'autre part il est plus grans hontes
D'un filz de roi, s'il estoit nices,
Et plains d'outrages et de vices,
Que s'il iert filz d'ung charretier,
D'ung porchier, ou d'ung cavetier.
Certes plus seroit honorable
A Gauvain le bien combatable
Qu'il fust d'ung coart engendrés,
Qui sist où feu tous encendrés,
Qu'il ne seroit, s'il iert coars,
Et fust ses peres Renouars.
Mès sans faille, ce n'ert pas fable,
La mort d'un prince est plus notable
Que n'est la mort d'ung païsant,
Quant l'en le trueve mort gisant,
Et plus loin en vont les paroles;
Et por ce cuident les gens foles,
Quant il ont véu les cometes,
Qu'el soient por les princes fetes.
Mès s'il n'iert jamès rois ne princes
Par roiaumes ne par provinces,
Et fussent tuit parel en terre,
Fussent en pez, fussent en guerre,
Si feroient li cors celestre,
En lor tens les cometes nestre,
Quant ès regars se recorroient,
Ou tiex euvres faire devroient,
Por qu'il éust en l'air matire
Qui lor péust à ce soffire.
De chercher nouvelle noblesse19835
S'ils ont au cœur grande prouesse.
Car d'eux-mêmes noblesse n'ont,
Ni par autrui jamais n'auront;
Je n'en excepte roi, ni comte.
D'autre part, plus grande est la honte
Pour un fils de roi d'être vain,
Outrageux, vicieux, vilain,
Que pour un fils de charretière,
De servante ou de savetière;
Certes serait plus méritant
Pour Gauvain le preux, le vaillant,
D'un lâche et d'un couard descendre,
Qui toujours fut sis dans la cendre,
Que s'il était lâche et couard
Et que pour père eût Renouard.
Mais c'est un fait incontestable,
La mort d'un prince est plus notable
Que n'est la mort d'un paysan,
Quand on le trouve mort gisant,
Et plus loin en vont les paroles.
C'est pourquoi pensent gens frivoles
Quand luisent comètes parfois
Qu'elles sont faites pour les rois.
Mais si n'étaient ni rois ni princes
Par royaumes ni par provinces,
Si tous étaient sur terre égaux
Par temps de guerre ou de repos,
Les corps célestes feraient naître
En temps comètes et paraître,
Lorsqu'en points se rencontreraient
Où ces astres faire ils devraient,
Pourvu qu'en l'air fût la matière
Suffisante pour les parfaire.
Dragons volans et estenceles19609
Font-il par l'air sembler esteles
Qui des ciex en chéant descendent,
Si cum les foles gens entendent.
Mès raison ne puet pas véoir
Que riens puisse des ciex chéoir,
Car en eus n'a riens corrumpable,
Tant est ferme, fors et estable;
N'il ne reçoivent pas empraintes,
Por que soient dehors empaintes,
Ne riens ne les porroit casser,
N'il n'i lerroient riens passer,
Tant fust sotive ne perçable,
S'el n'ert espoir esperitable:
Lor rais sans faille bien i passent,
Mès nes empirent ne ne cassent.
Les chauz estés, les frois yvers
Font-il par lor regars divers;
Et font les noifs, et font les gresles
Une hore grosse, et autre gresles,
Et moult d'autres impressions,
Selonc lor oposicions,
Et selonc ce qu'il s'entr'esloingnent,
Ou s'apressent, ou se conjoingnent,
Dont maint homme sovent s'esmoient,
Quant ès ciex les esclipses voient,
Et cuident estre mal-baillis
Des regars qui lor sunt faillis
Des planetes devant véuës,
Dont si-tost perdent les véuës.
Mès se les causes en séussent,
Jà de riens ne s'en esméussent;
Et par behordéis de vens
Les undes de mer eslevans,
Étincelles, dragons volants19869
En l'air ils sèment scintillants,
Qui des cieux en tombant descendent
Commes ces folles gens prétendent.
Mais Raison ne peut concevoir
Que chose puisse des cieux choir;
Car en eux rien n'est corrompable;
Tout est ferme, solide et stable.
Dieu n'y a pas les corps placés
Pour qu'ils soient dehors repoussés.
Tant fût pénétrante et subtile,
A moins que d'être volatile,
Matière ès-cieux ne passerait,
Rien non plus ne les casserait;
Leurs rayons certes bien y passent,
Mais ne leur nuisent ni les cassent;
Ils font en leurs accords divers
Les chauds étés, les froids hivers,
Et font les neiges et les grêles
Tantôt grosses et tantôt grêles,
Et bien d'autres impressions
Selon leurs oppositions,
Et selon ce qu'ils s'entr'éloignent,
Se rapprochent et se conjoignent,
Dont maints hommes sont soucieux,
Les éclipses voyant aux cieux,
Et les planètes disparues
Dont ils ont les lueurs perdues,
Croyant que les astres éteints
Annoncent des malheurs prochains;
Mais si les causes en connussent
Oncques de rien ne s'en émussent.
Puis par grand' tempêtes de vent,
Les flots de la mer élevant,
Font les flos as nuës baisier,19643
Puis refont la mer apaisier,
Qu'el n'est tiex qu'ele ose grondir,
Ne ses floz faire rebondir,
Fors celi qui par estovoir
Li fait la lune adès movoir,
Et la fait aler et venir;
N'est riens qui le puist retenir.
Et qui voldroit plus bas enquerre
Des miracles que font en terre
Li cors du ciel et des esteles,
Tant i en troveroit de beles,
Que jamès n'auroit tout escrit
Qui tout vodroit metre en escrit.
Ainsinc li ciex vers moi s'acquitent
Qui por lor bontés tant profitent,
Que bien me puis aparcevoir
Qu'il font bien tretuit lor devoir.
Ne ne me plaing des élémens;
Bien gardent mes commandemens,
Bien font entr'aus lor mistions,
Tornans en révolucions;
Car quanque la lune a souz soi
Est corruptible, bien le soi;
Riens ne s'i puet si bien norrir
Que tout ne conviengne porrir.
Tuit ont de lor complexion
Par naturele entencion,
Ruile qui ne faut ne ne ment,
Tout vet à son commandement:
Ceste ruile est si généraus,
Qu'el ne puet defaillir vers aus.
Si ne me plaing mie des plantes
Qui d'obéir ne sunt pas lentes.
Les ondes font baiser aux nues19903
Et les font retomber vaincues,
Tant que la mer n'ose mugir
Ni ses flots faire rebondir,
Fors ceux qu'en sa marche éternelle
La lune meut et renouvelle
Et fait aller et revenir;
Rien ne les saurait retenir.
Et s'il est qui là-bas s'enquière
Des miracles que font en terre
Les astres fixes ou errants,
Tant en verra de beaux, de grands,
Qu'il n'y saurait jamais suffire
S'il voulait tout en livre écrire.
Aussi bien, puis-je apercevoir
Que sans manquer à leur devoir
Les cieux envers moi bien s'acquittent
Par leurs bontés qui tant profitent.
Je ne me plains des éléments
Qui gardent mes commandements,
Leurs révolutions régissent
Et leurs mixtions accomplissent.
Tout ce qui sous la lune vit
Est corruptible, je l'ai dit;
Rien n'est qui si bien se nourrisse,
Qu'en la fin ne meure et pourrisse,
Suivant de sa complexion,
Par naturelle intention,
La règle absolue, inflexible.
Car cette règle est infaillible,
Jamais ne change ni ne ment,
Tout marche à son commandement.
Je ne me plains non plus des plantes
Qui d'obéir ne sont pas lentes.
Bien sunt à mes lois ententives,19677
Et font, tant cum eles sunt vives,
Lor racines et lor foilletes,
Trunz et raims, et fruis et floretes;
Chascune chascun en aporte
Quanqu'el puet tant qu'ele soit morte,
Cum herbes, arbres et buissons.
Ne des oisiaus, ne des poissons
Qui moult sunt bel à regarder;
Bien sevent mes rigles garder,
Et sunt si très-bon escolier,
Qu'il traient tuit à mon colier.
Tuit faonnent à lor usages,
Et font honor à lor lignages.
Ne les lessent pas déchéoir,
Dont c'est grans solas à véoir.
Ne ne me plaing des autres bestes
Cui ge fais enclines les testes,
Et regarder toutes vers terre.
Ceus ne me murent onques guerre;
Toutes à ma cordele tirent,
Et font si cum lor peres firent.
Li masle vet o sa femele,
Ci a couple avenant et bele;
Tuit engendrent et vont ensemble
Toutes les fois que bon lor semble;
Ne jà nul marchié n'en feront,
Quant ensemble s'acorderont.
Ains plest à l'ung por l'autre à faire,
Par cortoisie debonnaire;
Et tretuit apaié se tiennent
Des biens qui de par moi lor viennent:
Si font mes beles verminetes,
Formis, papillons et mochetes,
Bien sont soumises à mes lois19937
Et, tant que vivent toutefois,
Font leurs racines et feuillettes,
Troncs et rameaux, fruits et fleurettes;
Toujours chacun en porter veut
Et chacune autant qu'elle peut,
Arbre, buisson, herbette folle,
Tant que la mort les étiole.
Et des poissons, et des oiseaux
Qui sont à regarder si beaux,
J'aurais tort aussi de me plaindre,
Oncques n'en vis mes lois enfreindre.
Chacun est si bon écolier
Qu'ils tirent tous à mon collier.
Tous faonnent selon leurs usages
Et font honneur à leurs lignages,
Sans se laisser jamais déchoir,
Que c'en est grand soulas à voir.
Je ne me plains des autres bêtes
Dont je fais incliner les têtes,
Et vers la terre regarder
Sans nulle haine me garder.
Toutes à ma cordelle tirent
Et font comme leur pères firent.
Le mâle sa femelle suit,
Et le couple joyeux bondit;
Tous engendrent et vont ensemble,
Toutes les fois que bon leur semble;
Jamais nul débat n'en feront,
Quand ensemble s'accorderont;
A l'un plaît ce que l'autre envie,
Par débonnaire courtoisie;
Tous se déclarent satisfaits
Et moult contents de mes bienfaits.
Vers qui de porreture nessent,19711
De mes commans garder ne cessent,
Et mes serpens et mes coluevres,
Tout s'estudient à mes uevres.
Mès seus hons cui ge fait avoie
Trestous les biens que ge savoie,
Seus hons cui ge fais et devis
Haut vers le ciel porter le vis;
Seus hons que ge forme et fais naistre
En la propre forme son maistre;
Seus hons por qui paine et labor,
C'est la fin de tout mon labor;
N'il n'a pas, se ge ne li donne,
Quant à la corporel personne,
Ne de par corps, ne de par membre,
Qui li vaille une pomme d'ambre,
Ne quant à l'ame vraiement,
Fors une chose solement:
Il tient de moi, qui sui sa dame,
Trois forces, que de cors, que d'ame;
Car bien puis dire sans mentir,
Gel' fais ester, vivre et sentir.
Moult a li chetis d'avantages,
Se vosist estre preus et sages;
De toutes les vertus habonde
Que Diex a mises en ce monde.
Compains est à toutes les choses
Qui sunt en tout le monde encloses,
Et de lor bonté parçonnieres.
Il a son estre avec les pierres,
Et vit avec les herbes druës,
Et sent avec les bestes muës:
Jusqu'à mes belles yerminettes,19971
Fourmis, papillons et mouchettes,
Vers de pourriture naissants,
Tous gardent mes commandements;
Mes serpents voire et mes couleuvres
Toutes travaillent à mes œuvres.
Mais seul, l'homme que je comblai
De tretous les biens que je sai,
L'homme que je forme et fais naître
Seul à l'image de son maître,
L'homme seul, à qui je permets
Haut vers le ciel tourner ses traits,
L'homme seul, mon œuvre dernière,
Me méconnaît et désespère.
Pourtant, si de moi ne le tient,
Emmi tout son être il n'a rien
Ni de par corps, ni de par membre,
Qui lui vaille une pomme d'ambre,
Jusqu'à l'âme inclusivement,
Fors une chose seulement:
Il tient de moi, qui suis sa dame,
Trois forces, tant de corps que d'âme,
Car bien puis dire sans mentir
Qu'être le fais, vivre et sentir.
Le chétif a grand avantage
S'il voulait être preux et sage;
De toutes vertus abondant
Que Dieu dans ce monde répand,
Il dispose de toutes choses
Qui sont dans tout le monde encloses,
De toutes leurs bontés jouit.
Des pierres sa maison bâtit
Et vit avec les herbes drues
Et sent avec les bêtes mues.
Encor puet-il trop plus, en tant19743
Qu'il avec les anges entant.
Que vous puis-ge plus recenser?
Il a quanque-l'en puet penser.
C'est uns petis mondes noviaus,
Cis me fait pis que uns loviaus.
Sans faille de l'entendement,
Congnois-ge bien que voirement
Celi ne li donnai-ge mie,
Là ne s'estent pas ma baillie:
Ne sui pas sage, ne poissant
De faire riens si congnoissant.
Onques riens ne fis pardurable,
Quanque je fais est corrumpable.
Platon méismes le tesmoingne,
Quant il parle de ma besoingne,
Et des Diex qui de mort n'ont garde:
Lor Creator, ce dist, les garde
Et soustient pardurablement
Par son voloir tant solement;
Et se cis voloirs nes tenist,
Tretous morir les convenist.
Mi fait, ce dist, sunt tuit soluble,
Tant ai pooir povre et obnuble
Au regart de la grant poissance
De Dieu qui voit en sa presence
La triple temporalité[49]
Souz un moment d'éternité.
C'est li rois, c'est li empereres
Qui dit as diex qu'il est lor peres.
Ce sevent cil qui Platon lisent,
Car les paroles tex i gisent;
Au mains en est-ce la sentence,
Selonc le langaige de France:
Encore peut-il plus, en tant20005
Qu'avec les anges il entend.
Que pourrais-je de plus vous dire?
Il a tretout ce qu'il désire,
C'est un petit monde nouveau,
Et pis me fait qu'un louveteau!
Mais quant à son intelligence,
Je reconnais sans réticence
Que je n'y suis pour rien vraiment;
Mon pouvoir si loin ne s'étend;
Je ne suis pas assez habile
Pour faire chose aussi subtile.
Oncques ne fis rien d'éternel;
Tout ce que je fais est mortel,
Et Platon cet avis partage
Quand il traite de mon ouvrage;
Et parlant des Dieux immortels,
Il dit: «Par ses ordres formels
Leur Créateur de Mort les garde
Si bien que jamais n'en ont garde;
Mais si sa volonté cessait,
Tretous mourir il leur faudrait.
Tous les ouvrages de Nature,
Tant est pauvre et tant est obscure
Sa puissance, sont, dit Platon,
Voués à dissolution;
Elle n'est rien près la puissance
De Dieu, qui voit en sa présence
La triple temporalité[49]
Dans un moment d'éternité.
Roi du ciel comme de la terre,
Il dit aux Dieux qu'il est leur père.»
Ce savent qui lisent Platon;
Ces mots y gisent tout au long;
Diex des Diex dont ge sui faisierres,19777
Vostre pere, vostre crierres,
Et vous estes mes créatures,
Et mes euvres et mes faitures,
Par Nature estes corrumpables,
Par ma volenté pardurables.
Car jà n'iert riens fait par Nature,
Combien qu'ele y mete grant cure,
Qui ne faille en quelque saison;
Mès quanque, par bonne raison,
Volt Diex conjoindre et atremper,
Fors et bons et sages sans per,
Jà ne voldra, ne n'a volu
Que ce soit jamès dissolu:
Jà n'i vendra corrupcion,
Dont ge fais tel conclusion:
Puisque vous commençastes estre
Par la volenté vostre maistre[50]
Dont fais estes et engendré,
Par quoi ge vous tiens et tendré,
N'estes pas de mortalité
Ne de corrupcion quité
Du tout, que ge ne vous véisse
Morir, se ge ne vous tenisse.
Par nature morir porrés,
Mès par mon vueil jà ne morrés:
Car mon voloir a seignorie
Sor les liens de vostre vie,
Qui les composicions tiennent,
Dont pardurabletés vous viennent.
C'est la sentence de la letre
Que Platon volt en livre metre,
Qui miex de Dieu parler osa,
Plus le prisa, plus l'alosa
Au moins en est-ce la sentence20039
Selon le langage de France:
«Dieu des dieux, je suis votre auteur
Et votre père et créateur;
Chacun de vous ma créature
Est et mon œuvre; par Nature
Vous êtes faibles et mortels,
Par mon vouloir seul éternels.
Car rien n'est créé par Nature,
Combien qu'elle y mette grand'cure,
Qui ne meure en quelque saison,
Mais ce que, par bonne raison,
Dieu fait et combine, est merveille
Et bonne et sage et sans pareille;
Il ne voudra ni n'a voulu
Que ce fût jamais corrompu,
Que ce soit jamais corruptible;
Donc est-il clair, est-il visible
Que si ce qui vous a créés
Au monde mis et engendrés,
C'est le vouloir de votre maître[50b]
Que nul ne saurait méconnaître,
Vous n'êtes pas d'extinction
Quittes ni de corruption,
A ce point que ge ne vous visse
Mourir, pour peu qu'y consentisse.
Par Nature mourir pourrez,
Mais si je veux, vous ne mourrez;
Car mon vouloir a seigneurie
Sur les liens de votre vie
Qui tiennent la propriété
D'où vous vient l'immortalité.»
C'est la sentence de la letre
Qu'en écrit Platon voulut mettre,
Concques ne fist nuz terriens19811
Des philosophes anciens.
Si n'en pot-il pas assés dire,
Car il ne péust pas soffire
A bien parfaitement entendre
Ce qu'onques riens ne pot comprendre,
Fors li ventre d'une pucele.
Mès sans faille il est voirs que cele,
A cui li ventres en tendi
Plus que Platon en entendi:
Car el sot dès qu'el le portoit,
Dont au porter se confortoit,
Qu'il ert l'espere merveillables
Qui ne puet estre terminables,
Qui par tous leus son centre lance,
Ne l'en n'a la circonferance;
Qu'il est li merveilleus triangles
Dont l'unité fait les trois angles,
Ne li trois tout entierement
Ne font que l'ung tant solement.
C'est li cercles trianguliers,
Et li triangles circuliers
Qui en la Vierge s'ostela:
N'en sot pas Platon jusques-là,
Ne vit pas la trine unité
En ceste simple trinité,
Ne la Déité soveraine
Afublée de pel humaine,
C'est Diex qui créator se nomme,
Cil fist l'entendement de l'omme,
Et en faisant le li donna;
Et cil si li guerredonna,
Comme mauvès au dire voir,
Qu'il cuida puis Diex decevoir,
Qui mieux de Dieu parler osa,20073
Plus l'exalta, plus le prisa
Que nul phisosophe sur terre
Dans l'antiquité* tout entière.
Trop peu cependant il en dit,
Car son livre point ne suffit
A parfaitement faire entendre
Ce qu'oncques rien ne sut comprendre,
Hormis d'une vierge le sein.
Car plus que Platon, c'est certain,
En dut-elle soudain apprendre
Lorsque vit son ventre se tendre.
Alors elle comprit, sentant
A grand confort battre son flanc,
Qu'il était la sphère infinie,
Source de l'éternelle vie,
Qui son centre lance en tous lieux
Sans que son tour frappe nos yeux,
Car c'est le merveilleux triangle
Dont l'unité fait le triple angle,
Lesquels trois collectivement
N'en font qu'un seul tant seulement.
C'est le cercle triangulaire
Et le triangle circulaire
Qui dans la Vierge se logea.
Platon ne sut voir jusque-là,
Ni la déité souveraine
Incarnée en la peau humaine,
Il ne vit la triple unité
En cette simple trinité.
Dieu seul le Créateur se nomme
Qui fit l'entendement de l'homme,
Et quand l'eût fait, le lui donna.
Mais si bien l'en recompensa
Mès il méismes se déçut,19845
Dont mes Sires la mort reçut,
Quant il sans moi prist chair humaine
Por le chetif oster de paine.
Sans moi! car ge ne sé comment,
Fors qu'il puet tout par son comment,
Ains fui trop forment esbahie,
Quant il de la virge Marie
Fu por le chetif en char nés,
Et puis pendus tous encharnés.
Car par moi ne puet-ce pas estre
Que riens puisse de virge nestre.
Si fu jadis par maint prophete
Ceste incarnacion retraite,
Et par juïs, et par paiens,
Que miex nos cuers en apaiens[51],
Et plus nous efforçons à croire
Que la prophecie soit voire.
Car ès bucoliques Virgile
Lisons ceste vois de Sebile,
Du saint Esperit enseignie:
Jà nous ert novele lignie[52]
Du haut ciel çà jus envoiée,
Por avoier gent desvoiée,
Dont li siècle de fer faudront,
Et cil d'or où monde saudront.
Albumasar néis tesmoigne[53],
Comment qu'il séust la besoigne,
Que dedens le virginal signe
Nestroit une pucele digne,
Qui sera, ce dist, virge et mere,
Et qui aletera son pere,
L'homme, ce méchant et ce traître20107
Qu'il voulut trahir Dieu son maître.
Mais las! lui-même il se déçut,
Dont mon maître la mort reçut,
Quand il prit sans moi chair humaine
Pour le chétif ôter de peine.
Oui, sans moi! car ne sais comment,
Fors qu'il peut tout entièrement.
Mais je fus bien fort ébahie
Quand lui, de la Vierge Marie
Fut pour le chétif en chair né
Et puis pendu tout incarné.
Par moi rien de tel ne peut être
Et rien ne peut de vierge naître.
Or des juifs et païens jadis
Fut l'Incarnation du fils
Par maints prophètes définie,
Dont nous devons la prophétie
Pour plus véritable tenir
Et mieux nos âmes convertir.
Aux Bucoliques de Virgile,
On lit ce mot de la Sibylle
Que le Saint-Esprit inspirait:
«Nouvelle race m'apparaît[52b]
Ci-bas du haut ciel envoyée
Pour sauver la gent dévoyée;
L'âge de fer lors finira,
Et l'âge d'or commencera.»
Albumazar aussi la chose[53b]
Prédit, et telle nous l'expose:
«Au signe virginal naîtra
Digne pucelle qui sera,
Dit-il, à la fois vierge et mère
Et qui allaitera son père;
Et ses maris lez li sera19877
Qui jà point ne la touchera.
Ceste sentence puet savoir
Qui vuet Albumasar avoir:
Qu'el gist où livre toute preste,
Dont chascun an font une feste
Gent crestiennes en septembre,
Qui tel nativité remembre.
Mais tout quanque j'ai dit dessus,
Ce set nostre sires Jhesus,
Ai-ge por homme laboré,
Por le chetif ce labor é.
Il est la fin de toute m'euvre,
Cis seus contre mes rigles euvre;
Ne se tient de riens apoiés
Li desloiaus, li renoiés,
N'est riens qui li puisse sofire:
Que vaut que porroit-l'en plus dire?
Les honors que je li ai faites
Ne porroient estre retraites;
Et il me refait tant de hontes,
Que ce n'est mesure ne contes.
Biau douz prestre, biau chapelains,
Est-il donques drois que ge l'ains,
Ne que plus li port révérence
Quant il est de tel porvéance?
Si m'aïst Diex li crucefis,
Moult me repens dont homme fis.
Mès por la mort que cil soffri,
Cui Judas le baisier offri,
Et que Longis feri de lance,
Ge li conterai sa chéance
Devant Diex qui le me bailla,
Quant à s'image le tailla,
Son mari près d'elle sera,20141
Mais oncques ne la touchera.»
D'Albumazar cette sentence
Chacun peut lire sans doutance
S'il veut son livre consulter.
C'est là ce que veulent fêter
Les chrétiens au mois de septembre,
Qui la Nativité remembre.
Tout ce que j'ai dit ci-dessus
Le sait notre seigneur Jésus.
Oui, pour l'homme, vous en souvienne,
Pour lui seul, j'ai pris tant de peine,
Et seul, le déloyal, le laid,
Ne se tient de rien satisfait,
Et contre mes règles manœuvre
Lui, la fin de toute mon œuvre.
En vain je voudrais rappeler
Les bienfaits dont le sus combler;
Mais lui, tant il me fait de hontes,
Qu'elles n'ont mesures ni comptes.
M'assiste Dieu le crucifix!
Moult me repens quand l'homme fis
A qui rien ne saurait suffire.
Que servirait de plus en dire?
Beau doux prêtre, beau chapelain,
Est-il droit d'aimer ce vilain
Et de lui porter révérence
Quand telle est son outrecuidance?
Mais pour la mort que Dieu souffrit
A qui Judas baiser offrit,
Que Longis frappa de sa lance,
Je conterai son insolence
Devant Dieu qui me l'a baillé,
A son image tout taillé
Puisqu'il me fait tant de contraire.19911
Fame sui, si ne me puis taire,
Ains voil dès jà tout révéler,
Car fame ne puet riens celer:
N'onques ne fu miex ledengiés,
Mar s'est de moi tant estrangiés;
Si vice i seront recité,
Et dirai de tout vérité.
Orguilleus est, murdriers et lerres,
Fel, convoiteus, avers, trichierres,
Desesperés, glous, mesdisans,
Et haïneus, et despisans,
Mescréans, envieus, mentierres,
Parjurs, faussaires, fox, vantierres,
Et inconstans, et foloiables,
Idolastres, desagréables,
Traïstres et faus ypocrites,
Et pareceus, et sodomites.
Briefment tant est chetis et nices,
Qu'il est sers à tretous les vices,
Et tretous en soi les herberge.
Vez de quiex fers li las s'enferge:
Va-il bien porchaçant sa mort,
Quant à tex mauvestiés s'amort?
Et puisque toutes choses doivent
Retorner là dont eus reçoivent
Le commencement de lor estre,
Quant hons vendra devant son mestre,
Que tous jors, tant cum il péust,
Servir, et honorer déust,
Et soi de mauvestié garder,
Comment l'osera regarder?
Et cil qui juges en sera,
De quel oil le regardera,
Puisqu'il me fait tant de misère.20175
Femme suis, donc ne sais me taire,
Mais veux déjà tout révéler,
Car femme ne peut rien celer.
Oncques ne fus plus insultée,
Mais ainsi puisqu'il m'a quittée,
Ses vices je réciterai,
Toute la vérité dirai.
L'homme est orgueilleux, il est lâche,
Meurtrier, larron et bravache,
Désespéré, fol et tricheur,
Glouton, médisant et menteur,
Inconstant, faussaire et parjure.
Félon et haineux sans mesure,
Idolâtre, avaricieux,
Mécréant, jaloux, envieux,
Vindicatif, traître, hypocrite,
Et paresseux et sodomite.
Bref, tant est chétif, vil et faux,
Qu'il est esclave de tous maux,
Et tous les vices en lui traîne.
Voyez de quels fers il s'enchaîne!
Va-t-il bien pourchassant sa mort
Quand de tels appâts ne démord?
Et puisque toutes choses doivent
Retourner aux lieux d'où reçoivent
L'être, quand pour lui le moment
Viendra de paraître devant
Son Dieu que d'amour infinie
Il dût aimer toute sa vie,
Et de souillure se garder,
Osera-t-il le regarder?
Et lui, le grand juge, le maître,
De quel œil verra-t-il ce traître,
Quant vers li s'est si mal provés,19945
Qu'il iert en tel défaut trovés,
Li las qui a le cuer tant lent,
Qu'il n'a de bien faire talent?
Ains font au pis grant et menor
Qu'il pueent, sauve lor enor,
Et l'ont ainsinc juré, ce semble,
Par ung acord trestuit ensemble:
Si n'i est-ele pas sovent
A chascun sauve par convent;
Ains en reçoivent maint grant paine,
Ou mort, ou grant honte mondaine.
Mès li las! que puet-il penser,
S'il vuet ses pechiés recenser,
Quant il vendra devant le juge
Qui toutes choses poise et juge,
Et tout à droit sans faire tort,
Ne riens n'i guenchist ne estort?
Quel guerredon puet-il atendre
Fors la hart à li mener pendre
Au dolereus gibet d'enfer,
Où sera pris et mis en fer,
Rivés en aniaus pardurables,
Devant li prince des déables?
Ou sera bouillis en chaudieres,
Ou rostis devant et derrieres,
Ou sus charbons ou sur gréilles,
Ou tornoiés à grans chevilles
Comme Yxion à trenchans roës
Que maufé tornent à lor poës;
Ou morra de soif ès palus,
Et de fain avec Tentalus
Qui tous jors en l'iauë se baingne;
Mès combien que soif le destraingne,
Qui vers lui s'est si mal prouvé20209
Qu'en tel état sera trouvé,
Le malheureux au cœur si lâche,
Que jamais bien faire il ne sache?
Mais au pis font petits et grands
Qu'ils peuvent, leur honneur laissants;
Et l'ont ainsi juré, ce semble,
Tous d'un commun accord ensemble.
Aussi, par cet accord, souvent
L'honneur succombe malement.
Lors ils reçoivent mainte peine
Ou mort, ou grand' honte mondaine.
Mais, las! que peut-il donc penser,
S'il veut ses péchés recenser,
Quand il viendra devant son juge,
Qui toutes choses pèse et juge,
Et tout à droit, sans faire tort,
Qui tretout connaît sans effort?
Quel guerdon peut-il bien attendre
Fors la hart à le mener pendre
Au douloureux gibet d'enfers,
Où sera pris et mis aux fers,
Rivé d'anneaux irrévocables,
Par devant le prince des diables?
En chaudière il sera bouilli
Où derrière et devant rôti
Sur charbons ardents ou sur grilles,
Ou tournoyé à grand' chevilles
Comme sur sa roue Ixion
Qu'à force tourne maint démon,
Ou mourra de soif infernale
Et de faim tout proche Tantale
Qui toujours baigne à se noyer;
Mais la soif étreint son gosier,
Jà n'aprochera de sa bouche19979
L'iauë qui au menton li touche.
Quant plus la sieut et plus s'abesse,
Et fain si fort le recompresse,
Qu'il n'en puet estre asoagiés,
Ains muert de fain tous erragiés;
N'il ne repuet la pomme prendre
Qu'il voit tous jors à son nez pendre:
Car quant plus à son bec l'enchauce,
Et la pomme plus se rehauce.
Ou rolera la mole à terre
De la roche, et puis l'ira querre,
Et de rechief la rolera,
Ne jamès jor ne cessera,
Si cum tu fez, las Sisifus,
Qui por ce faire mis i fus;
Ou le tonnel sans fons ira
Emplir, ne jà ne l'emplira,
Si cum font les Belidiennes[54]
Por lor folies anciennes.
Si resavés, biau Genius,
Comment li juisier Ticius
S'efforcent ostoir de mangier,
Ne riens nes en puet estrangier.
Moult r'a léens d'autres granz paines.
Et felonnesses et vilaines
Où sera mis espoir li hons
Por soffrir tribulacions
A grant dolor, à grant hachie
Tant que g'en soie bien venchie.
Par foi, li juges devant dis,
Qui tout juge en fais et en dis,
S'il fust tant solement piteus,
Bon fust, espoir, et deliteus
Et jamais l'onde, qui lui touche20243
Le menton, n'humecte sa bouche.
Il plonge et va l'atteindre enfin,
Aussitôt l'assaille la faim
Et les entrailles lui déchire;
Brûlant de désespoir et d'ire,
Il ne peut être soulagé,
Mais meurt de faim tout enragé,
Sans pouvoir onc la pomme prendre
Qu'il voit toujours à son nez pendre;
Car plus de son bec il la suit,
Plus la pomme s'élève et fuit:
Ou verra choir sa meule à terre,
Et reviendra lors en arrière,
Et déréchef la roulera,
Et jamais plus ne cessera,
Comme, Sisyphe, pauvre hère,
Tu fais et devras toujours faire;
Ou le tonneau sans fond ira
Remplir et point ne l'emplira,
Ainsi que font les Danaïdes[54b],
Ces détestables homicides.
Et vous savez, beau Génius,
Comment l'autour à Tithius
Incessamment ronge le foie
Et sans jamais lâcher sa proie.
Bien d'autres supplices, hélas!
Horribles, attendent là-bas
Cette race infâme, enragée,
Jusqu'à ce que je sois vengée.
Car alors le juge susdit,
Qui tout juge, action et dit,
S'il était par trop pitoyable,
Verrait donc d'un œil favorable
Li prestéis as usuriers,20013
Mès il est tous jors droituriers,
Par quoi trop fait à redouter:
Mal se fait en pechié bouter.
Sans faille de tous les pechiés
Dont li chetis est entechiés,
A Dieu les lais, bien s'en chevisse,
Quant li plaira, si l'en punisse:
Mès de ceus dont Amors se plaint,
Car g'en ai bien oï le plaint,
Ge méismes, tant cum ge puis,
M'en plaing et m'en doi plaindre, puis
Qu'il me renoient le tréu[55]
Que trestuit homme m'ont déu,
Et tous jors doivent et devront,
Tant cum mes ostiz recevront.