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Le roman de la rose - Tome IV

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Comment Pygmalion demande
Pardon à son ymage...
Pygmalion lors s'agenoille
Qui de lermes sa face moille...
(Page 316, vers 21693.)

CVII


Comment Pygmalion demande
Pardon, en présentant l'amande
A son ymage, des paroles
Qu'il dit d'elle, qui sont trop foles.


Pymalions lors s'agenoille,
Qui de lermes sa face moille,
Son gage tent, si li amende;
Mais el n'a cure de s'amende,
Car el n'entent riens, ne ne sent,
Ne de li, ne de son présent,
Si que cil crient perdre sa paine
Qui de tel chose amer se paine.

Tandis qu'ils rêvent aux doux jeux21963
Qu'attendent tous les amoureux
Et d'un baiser et d'autre chose;
Pour moi toute espérance est close.
Car si je veux me contenter,
L'accoler, baiser et flatter,
Je trouve ma mie aussi froide
Qu'un ais de bois et aussi roide;
Quand je l'effleure d'un baiser
Je sens ma bouche se glacer.
Hé! pardonnez, ma douce amie,
Ma rudesse et mon infamie;
Frappez-moi, point ne m'épargnez;
Car du moment que vous daignez
Me regarder et me sourire,
Cela me doit, je crois, suffire,
Car doux regard et ris piteux
Sont aux amants délicieux.

CVII

Ci demande Pygmalion,
En offrant l'amende, pardon
A son image des paroles
Qu'il dit d'elle et qui sont trop folles.


A genoux Pygmalion lors
De pleurs inonde tout son corps,
Son gage tend et puis s'amende.
Elle n'a cure de l'amende,
Puisque rien n'ouït ni ne sent
Ni de lui ni de son présent,
Si bien qu'il craint perdre sa peine
Et de sa dureté se peine,

N'il n'en reset son cuer avoir,21705
Qu'Amors li tolt sens et savoir;
Si que trestout s'en desconforte,
Ne set s'ele est ou vive ou morte.
Soef à ses mains la detaste,
Et croit ausinc cum se fust paste,
Que ce soit sa char qui li fuie,
Mès c'est sa main qu'il i apuie.
Ainsinc Pymalion estrive,
En son estrif n'a pez ne trive;
En ung estât pas ne demore,
Or aime, or het, or rit, or plore,
Or est liés, or est à mesaise,
Or se tormente, or se rapaise.
Puis li revest en maintes guises
Robes faites par grans maistrises,
De biaus dras de soie, ou de laine,
D'escarlate, ou de tiretaine,
De vert, de pers ou de brunete,
De colors fresche, fine et nete,
Où moult a riches pennes mises,
Erminées, vaires[77] ou grises;
Puis les li oste, puis ressoie
Cum li siet bien robe de soie,
Cendaus, molequins Arrabis[78],
Indes, vermaus, jaunes et bis,
Samis diaprés, camelos.
Por néant fust ung angelos,
Tant est de contenance simple.
Autrefois li met une gimple,
Et par dessus ung cuevrechief,
Qui cuevre la gimple et le chief;
Ains ne cuevre par le visage,
Qu'il ne vuet pas tenir l'usage

Non plus ne sait son cœur ravoir;21993
Amour lui prend sens et savoir,
Si bien que tout s'en déconforte,
Ne sachant s'elle est vive ou morte.
Lors il la tâte de la main,
Et comme pâte de son sein
Croit sentir la chair qui se plie,
Mais c'est sa main qu'il y appuie.
Ainsi Pygmalion combat
Sans paix ni trêve; en même état
Un seul instant onc ne demeure;
Il aime, il hait, il rit, il pleure,
Tantôt joyeux, tantôt navré,
Apaisé, puis désespéré.
Puis il la vêt en mainte guise
De robe faite à grand' maîtrise
De beau drap de laine ou soyeux,
D'écarlate, de lin moelleux,
De bleu, de vert ou de brunete,
De couleur fraîche fine et nette,
Où moult a riches carreaux mis
D'hermine, vair[77b] ou petit gris,
Puis les ôte pour qu'il revoie
Comme lui sied robe de soie,
Satins rayés et camelots,
Velours, tissus orientaux,
Bleus, vermeils, bis, d'or en la frange;
Certe on dirait un petit ange
A voir son air simple et doucet.
Puis ensuite un voile il lui met
Et dessus couvre-chef de fête
Qui couvre le voile et la tête,
Mais qui ne couvre pas les traits,
Méprisant les usages laids

Des Sarrasins, qui d'estamines21739
Cuevrent les vis as Sarrasines,
Quant eus trespassent par la voie,
Que nuz trespassans ne les voie,
Tant sunt plains de jalouse rage.
Autrefois li reprent corage
D'oster tout, et de metre guindes
Jaunes, vermeilles, vers et indes,
Et trecéors gentiz et gresles,
De soie et d'or à menus pesles;
Et dessus la crespine atache
Une moult précieuse atache,
Et par dessus la crespinete
Une coronne d'or grelete,
Où moult ot précieuses pierres,
Et biaus chastons à quatre quierres
Et à quatre demi compas,
Sans ce que ge ne vous cont pas
D'autre perrerie menuë
Qui siet entor espesse et druë:
Et met à ses deus oreilletes
Deus verges d'or pendans greletes;
Et por tenir la cheveçaille,
Deus fermaus d'or au col li baille:
En mi le pis ung en remet,
Et de li ceindre s'entremet;
Mès c'est d'ung si très-riche ceint,
C'onques pucele tel ne ceint;
Et pent au ceint une aumosniere,
Qui moult ert précieuse et chiere;
Et cincq pierres i met petites
Du rivage de mer eslites,
Dont puceles as martiaus geuent,
Quant beles et rondes les treuent:

Des Sarrasins qui d'étamines22027
Couvrent la face aux Sarrasines
Par les chemins matin et soir,
Pour que nul ne les puisse voir,
Tant sont pleins de jalouse rage.
Puis après il reprend courage
D'ôter tout et mettre rubans
Jaunes, vermeils, verts, bleus et blancs,
Et bandeaux gracieux et frêles
De soie et d'or à perles grêles,
Et dessus la coiffure asseoir
Un moult délicieux fermoir,
Et dessus la blanche voilette
Une couronne d'or coquette
Où scintillent de mille feux
Maints diamants moult précieux,
Et maintes autres pièces rares
Et beaux chatons à quatre carres
Et à quatre demi-compas,
Sans ce que je ne compte pas
De pierrerie autre menue
Qui sied autour épaisse et drue.
Puis à ses deux oreilles pend
Deux verges d'or grêle et brillant;
Pour tenir la coiffe qui baille,
Deux broches d'or au col lui baille;
Emmi le sein une autre met
Et de la ceindre s'entremet,
Mais de ceinture si jolie
Qu'onc pucelle n'eut telle mie,
Et d'où riche aumônière pend
Moult gentille et pleine d'argent;
Et puis y met cinq pierres fines,
L'élite des rives marines,

Et par grant entente li chauce21773
En chascun pié soler et chauce
Entailliés jolivetement
A deus doie du pavement.
N'ert pas de hosiaus estrenée[79],
Car el n'ert pas de Paris née;
Trop par fust rude chaucemente
A pucele de tel jovente.
D'une aguille bien afilée
D'or fin, de fil d'or enfilée,
Li a, por miex estre vestuës,
Ses deus manches estroit cosuës.
Puis li baille flors noveletes,
Dont ces jolies puceletes
Font en printens lor chapelez,
Et pelotes et oiselez,
Et diverses choses noveles
Delitables as damoiseles;
Et chapelés de flors li fait,
Mès n'en véistes nul si fait,
Car il i met s'entente toute.
Anelez d'or es dois li boute,
Et dit cum fins loiaus espous:
Bele douce, ci vous espous,
Et deviens vostres, et vous moie,
Ymenéus et Juno m'oie,
Qu'il voillent à nos noces estre;
Ge n'i quier plus ne clerc ne prestre,
Ne de prelaz mitres ne croces,
Car cil sunt li vrai diex des noces.


Lors chante à haute voix serie,
Tous plains de grant renvoiserie,

Dont pucelle joue aux marteaux22061
Lorsque les trouve ronds et beaux,
Et puis à grand' cure lui chausse
En chaque pied soulier et chausse
Moult artistement entaillés
A deux doigts juste des pavés.
N'était pas de houzeaux gênée[79b],
Car n'était pas de Paris née;
Trop dur eût été d'être ainsi
Chaussé, pour un pied si joli.
D'une aiguille bien effilée
D'or fin, de fil d'or enfilée,
Lui a, pour mieux être vêtus,
Ses bras étroitement cousus,
Puis lui baille fleurs nouvelettes
Dont les gentilles pucelettes
Font au printemps leurs chapelets,
Leurs pelotes, leurs oiselets
Et diverses choses nouvelles
Délectables aux damoiselles,
Et chapelets de fleurs lui fait;
Oncques n'en vîtes si parfait,
Car sa science il y mit toute.
Annelet d'or au doigt lui boute
Et dit comme loyal époux:
Belle douce, j'épouse vous
Et deviens vôtre et vous la mienne;
Qu'Hymen, que Vénus s'en souvienne
Et daigne à nos noces venir;
Prêtres ni clercs n'irai quérir,
Non plus prélats, mitres ni crosses,
Ceux-là sont les vrais dieux des noces.
Lors chante à haute et claire voix
Et tendre et douce toutefois,

En leu de messe chançonnetes21805
Des jolis secrés d'amoretes;
Et fait ses instrumens sonner,
Qu'en n'i oïst pas Diex tonner;
Qu'il en a de trop de manieres,
Et plus en a les mains manieres
C'onques n'ot Amphions de Thebes.
Harpes et gigues et rubebes,
Si r'a guiternes et léus
Por soi déporter esléus;
Et refait sonner ses orloges
Par ses sales et par ses loges,
A roës trop sotivement
De pardurable movement.
Orgues i r'a bien maniables,
A une sole main portables,
Où il méismes soufle et touche,
Et chante avec à plaine bouche
Motés, ou treble ou tenéure:
Puis met en cimbales sa cure,
Puis prent fretiaus, et si fretele,
Puis chalemiaus, et chalemele;
Et tabor et fléute et tymbre,
Si tabor, et fléute et tymbre;
Citole prent, trompe et chievrete,
Si citole, trompe et chievrete,
Psalterion prent et viele,
Et puis psalterionne et viele;
Puis prent sa muse, et se travaille
As estives de Cornoaille[80];
Et espringue, et sautele et bale,
Et fiert du pié parmi la sale;
Et la prent par la main, et dance,
Mès moult a au cuer grant pesance

Au lieu de messes, chansonnettes22095
Des jolis secrets d'amourettes,
Et fait ses instruments sonner
A n'en pas ouïr Dieu tonner,
Car il en a de cent manières,
Et ses mains volent plus légères
Sur les cordes des violons
Et plus savantes qu'Amphyons
Quand il bâtit les murs de Thèbes.
Harpes il a, guigues, rubèbes,
Luths et guitares à la fois,
Pour se divertir à son choix,
Et par ses salles et ses loges
Fait sonner toutes ses horloges
Faites à roue habilement
Et de continu mouvement.
Orgues il a bien maniables
Et d'une seule main portables
Où l'on souffle et touche à la fois,
Et chante avec à pleine voix
Beaux mottets à ténor et contre,
Puis frappe cymbales encontre;
Puis souffle dans ses chalumeaux,
Et maints airs joue en ses pipeaux,
Prend tambourin, et flûte, et timbre
Dont tambourine et flûte et timbre;
Puis trompette et chevrettre prend
Et de chacune va jouant,
Puis prend sa muse et se travaille
Sur sa trompe de Cornouaille[80b];
Et vielle et psaltérion
Maniant avec passion,
Il trépigne et bondit et bale,
Frappe du pied parmi la salle

Qu'el ne vuet chanter ne respondre,21839
Ne por prier, ne por semondre.
Puis la rembrace, et si la couche
Entre ses bras dedens sa couche,
Et puis la baise et si l'acole;
Mès ce n'est pas de bonne escole,
Quant deus personnes s'entrebaisent,
Et li baisiers as deus ne plaisent.
Ainsinc s'occist, ainsinc s'afole,
Sorprins de sa pensée fole
Pymalion li decéus,
Por sa sorde ymage esméus;
Quanqu'il puet la pere et aorne,
Car tous à li servir s'atorne:
N'el n'apert pas, quant ele est nuë,
Mains bele que s'ele ert vestuë.


Lors avint qu'en cele contrée
Ot une feste celebrée,
Où moult avenoit de merveilles:
Là vint tous li pueples as veilles
D'un temple que Venus i ot.
Li Valés qui moult s'i fiot,
Por soi de s'amor conseillier,
Vint à cele feste veillier.
Lors se plaint as Diex et démente
De l'amor qui si le tormente;
Car maintes fois les ot servis
Li Valés qui moult iert soutis,
Qui moult iert bons ovriers et sages,
Fait lor avoit mains bons ymages,
Et avoit trestout son aé
Vescu en droite chastéé.

Et la prend par la main dansant;22129
Mais au cœur moult a grand tourment,
Car point ne répond ni ne chante
A ses cris sourde son amante.
Puis il l'embrasse, et de ce pas
Dedans sa couche entre ses bras
L'étend, la baise et puis l'accole;
Mais ce n'est pas de bonne école
Quand se baisent deux amoureux
Si baisers ne plaisent aux deux.
Ainsi s'occit, ainsi s'affole,
Surpris de son action folle,
Pygmalion l'infortuné
Par sa sourde image enchaîné,
Tant qu'il peut la pare et décore
Et toujours la sert et l'adore,
Et quand il voit son beau corps nu
Plus beau le trouve que vêtu.
Lors il advint qu'en la contrée
Fut une fête célébrée
Où mainte merveille advenait.
D'un temple que Vénus avait,
Aux fêtes vint grande affluence.
Le Varlet qui moult a fiance,
Pour son fol amour éclaircir,
Y voulut à son tour venir.
Lors se plaint aux dieux, se lamente
De l'amour qui tant le tourmente;
Or maintes fois le gent Varlet
Moult les servit, car il était
Bon ouvrier habile et sage
Et leur fit mainte belle image,
Toujours vécut en chasteté.

Pygmalion.

Biaus Diex, dist-il, qui tout poés,21871
S'il vous plaist, ma requeste oés;
Et tu qui dame es de ce temple,
Sainte Vénus, de grâce m'emple,
Qu'ausinc es-tu moult corrocie,
Quant Chastéé est essaucie,
S'en ai grant peine deservie
De ce que ge l'ai tant servie:
Or m'en repens sans plus d'aloignes,
Et pri que tu le me pardoignes,
Si m'otroie par ta pitié,
Par ta douçor, par t'amitié,
Par convent que m'en fuie eschif,
Se Chastéé dès or n'eschif,
Que la bele qui mon cuer emble,
Qui si bien yvuire resemble,
Deviengne ma loiale amie,
Et de fame ait cors, ame et vie;
Et se de ce faire te hastes,
Se je suis jamès trovés chastes,
J'otroi que ge soie pendus,
Ou à grans haches porfendus,
Ou que dedens sa goule trible
Tout vif me transgloutisse et trible,
Ou me lie en corde ou en fer,
Cerberus li portiers d'enfer.

L'Amant.

Venus, qui la requeste oï
Du Valet, forment s'esjoï,
Por ce que Chastéé lessoit,
Et de li servir s'apressoit,

Pygmalion.

Beaux Dieux, dit-il, votre bonté,22162
Je le sais, est toute-puissante.
Oyez ma requête présente:
Déesse de ce temple, et toi,
Sainte Vénus, écoute-moi.
Sans doute es-tu moult courroucée
Que Chasteté soit exaucée;
Oui, j'ai ton courroux mérité,
Trop l'ai servie en vérité.
Je m'en repens et te conjure
De me pardonner mon injure
Et m'octroyer par ta pitié,
Ta douceur et ton amitié,
Que devienne ma douce amie
Et de femme ait corps, âme et vie,
La belle qui m'a pris mon cœur
Et qui d'ivoire a la pâleur.
Délivre-moi, bonne déesse,
Et si Chasteté je ne laisse,
Que je sois exilé, pendu,
A grand' haches tout pourfendu,
Qu'en sa triple gueule me noie,
Tout vif m'engloutisse et me broie,
Me lie et me charge de fers
Cerbérus le portier d'enfers!

L'Auteur.

Or Vénus, la requête ouïe
Du varlet, s'est moult éjouïe,
De ce que Chasteté laissait
Et d'elle servir s'empressait,

Cum hons de bonne repentance,21901
Prest de faire sa pénitance
Tous nus entre les bras s'amie,
S'il la puet jà bailler en vie.
Por joïr et por faire chief
Au Valet de son grant meschief,
A l'ymage envoia lors ame.
Si devint si très-bele dame,
C'onques mès en nule contrée
N'avoit-l'en si bele encontrée:
N'est plus au temple séjornés,
A son ymage est retornés
Pymalion à moult grant heste,
Puis qu'il ot faite sa requeste;
Car plus ne se pooit tarder
De li tenir et regarder.
A li s'en cort les sauts menus,
Tant qu'il est jusques-là venus.
Du miracle riens ne savoit,
Mès ès Diex grant fiance avoit;
Et quant de plus près la regarde,
Plus art son cuer, et frit et larde:
Lors voit qu'ele ert vive et charnuë,
Si li debaille la char nuë,
Et voit ses biaus crins blondoians,
Comme undes ensemble ondoians;
Et sent les os, et sent les vaines
Qui de sanc ierent toutes plaines,
Et le pouz debatre et movoir.
Ne set se c'est mençonge ou voir:
Arrier se trait, ne set que faire,
Ne s'ose mès près de li traire,
Qu'il a paor d'estre enchantés.

Tout plein de bonne repentance22191
Et prêt à faire pénitence
Dans les bras de son cher objet
Si vivant oncques le tenait.
Pour mettre fin à sa souffrance
Lors Vénus, en grand' jouissance,
Une âme en l'image conçut
Qui si très-belle femme fut,
Que jamais, en nulle contrée,
Si belle on n'avait rencontrée.
Plus n'est au temple séjourné
Et vers sa mie est rétourné
Pygmalion, et ne s'arrête,
Une fois faite sa requête;
Car plus ne se pouvait tarder
De la tenir et regarder.
Lors à grands pas il s'évertue
Tant qu'il ait sa belle revue.
Rien du miracle il ne savait,
Mais en Dieu grand' fiance avait,
Et quand de plus près la regarde,
Plus son cœur fremit, saute et arde;
Il voit les cheveux blondoyants
Comme ondes ensemble ondoyants,
Et voit qu'elle est vive et charnue;
Il entrebaille sa chair nue
Et sent le pouls battre et mouvoir.
Est-ce mensonge ou fol espoir?
Il sent les os, il sent les veines,
Qui de sang étaient toutes pleines,
Puis se recule épouvanté,
Car il a peur d'être enchanté
Et n'ose plus s'approcher d'elle.

Pygmalion.

Qu'est-ce? dit-il, sui-ge tentés?21934
Veillé-ge pas? Nennil; ains songe,
Mès onc ne vi si apert songe.
Songe! par foi non fais, ains veille.
Dont vient donques ceste merveille?
Est-ce fantosme ou anemis
Qui s'est en mon ymage mis?

L'Amant.

Lors li respondi la pucele
Qui tant iert avenant et bele,
Et tant avoit blonde la cosme:

L'Ymage à Pygmalion.

Ce n'est anemis, ne fantosme,
Dous amis, ains sui vostre amie
Preste de vostre compaignie
Recevoir, et m'amor vous offre,
S'il vous plaist recevoir tel offre.

L'Amant.

Cil ot que la chose est acertes,
Et voit les miracles apertes;
Si se trait près, et s'asséure
Por ce que c'est chose séure:
A li s'otroie volentiers,
Cum cil qui ert siens tous entiers.
A ces paroles s'entr'alient,
De lor amors s'entremercient:
N'est joie qu'il ne s'entrefacent,
Par grant amor lor s'entr'embracent,

Pygmalion.

Quelle est donc cette erreur nouvelle?22224
Veillé-je? Non. Un songe, hélas!
Telle évidence n'aurait pas.
Un songe? Eh bien, non, je veille.
D'où peut venir telle merveille?
Est-ce fantômes ennemis
Qui se sont en l'image mis?

L'Amant.

Lors lui répondit la pucelle
Soudain, l'avenante, la belle,
Aux cheveux ondoyants et blonds:

L'Image à Pygmalion.

Ce n'est ennemis ni démons,
Doux ami, mais c'est votre amie;
Donnez-moi votre compagnie,
Et je vous offre mon amour
Céans, s'il vous plaît, en retour.

L'Amant.

Quand certaine la chose entend
Et voit le miracle évident,
Alors il s'avance et s'assure
A nouveau si c'est chose sûre,
Et moult lui donne volontiers
Son corps et son cœur tout entiers.
A ces mots tous deux s'entr'allient,
De leur amour s'entre-mercient;
Comme deux tendres colombeaux,
N'est nulle joie et doux assauts

Cum deus colombiaus s'entrebaisent;21959
Moult s'entr'aiment, moult s'entreplaisent.
As Diex ambdui graces rendirent,
Qui tel cortoisie lor firent,
Especiaument à Venus
Qui lor ot aidié miex que nus.


Or est Pymalions aaise,
Or n'est-il riens qui li desplaise,
Car riens qu'il voil el ne refuse;
S'il opose, el se rent concluse;
S'ele commande, il obéist,
Por riens ne la contredéist
D'acomplir-li tout son desir.
Or puet o s'amie gesir,
Qu'el n'en fait ne dangier ne plainte.
Tant ont joé, qu'ele est ençainte
De Paphus, dont dit renomée
Que l'isle en fu Paphos nomée,
Dont li rois Cyniras nasqui.
Prodons fu, fors en ung cas, qui
Tous bons éurs éust éus,
S'il n'éust été décéus
Par Mirra sa fille la blonde:
Que la Vielle (que Diex confonde!)
Qui de pechié doutance n'a,
Par nuit en son lit li mena.
La roïne ert à une feste,
La pucele se sit en heste
Lez li rois, sans que mot séust
Qu'o sa fille gesir déust.
Ci ot trop estrange semille,
Li rois let gesir o sa fille;

Qu'alors tous deux ne s'entrefassent.22249
En longs transports ils s'entr'embrassent
Et s'entrebaisent tout le jour
Et se témoignent leur amour.
Aux Dieux tous deux grâces rendirent
Qui pour eux tel miracle firent,
Et par dessus tous à Vénus
Qui les avait aidés le plus.
Or est Pygmalion bien aise,
Or n'est-il rien qui lui déplaise.
Elle ne lui refuse rien,
Ce qu'il veut, elle le veut bien,
Lui de même obéit et prie,
Il fait toute sa fantaisie,
Et pour rien ne la contredit.
Il la mène enfin dans son lit,
De bon vouloir et sans contrainte.
Tant ont joué, qu'elle est enceinte
De Paphus qui donna son nom
A l'île de Paphos, dit-on,
Et jour à Cyniras, roi sage,
Fors seulement en un passage.
Parfait bonheur il aurait eu
S'il n'eût un jour été déçu
Par Myrrha, sa fille, la blonde,
Que la Vieille (Dieu la confonde!),
Qui de péché nulle peur n'a,
La nuit dans son lit amena.
La Reine était à une fête;
La pucele, l'amour en tête,
Se mit près du roi sans qu'il sût
Qu'avec sa fille coucher dût.
Or donc, cette horrible chenille
Le Roi coucher avec sa fille

Quant les ot ensemble aünés,21991
Li biaus Adonis en fu nés,
Puis fu-ele en arbre muée,
Car ses peres l'éust tuée,
Quant il aparçut le tripot.
Mais onques avenir n'i pot,
Quant ot fait aporter le cierge;
Car cele, qui n'ere mès vierge,
Eschapa par isnele fuite,
Qu'il l'éust autrement destruite.
Mais c'est trop loing de ma matire,
Por ce est bien drois qu'arriers m'en tire:
Bien orrés que ce signifie
Ains que cest euvre soit fenie.]
Ne vous voil or ci plus tenir,
A mon propos m'estuet venir,
Qu'autre champ me convient arer.
Qui voldroit donques comparer
De ces deus ymages ensemble
Les biautés, si cum il me semble,
Tel similitude i puet prendre,
Qu'autant cum la soris est mendre
Que li lions, et mains cremuë
De cors, de force, et de valuë,
Autant, sachiés, en loiauté,
Ot cele ymage mains biauté
Que n'a cele que tant ci pris.
Bien avisa dame Cypris
Cele ymage que ge devise
Entre deus pilerez assise,
Ens en la tor droit où mileu:
Onques encores ne vi leu
Que si volentiers regardasse,
Voire agenouillons l'aorasse;

Laissa durant toute une nuit,22283
D'où le bel Adonis naquit.
La mère en arbre fut muée,
Car son père l'aurait tuée
Lorsque l'intrigue il découvrit.
Mais oncques il n'y réussit,
Car ayant approché le cierge,
Celle-ci, qui n'était plus vierge.
Par prompte fuite s'échappa,
Et le Roi point ne la brûla.
Mais trop loin suis de ma matière,
Droit est que je retourne arrière.
Tout comprendrez moult clairement
Avant la fin de ce Roman.]
Peur n'ayez que plus je vous tienne;
Droit est qu'à mon propos revienne
Pour un autre champ labourer.
Or donc, qui voudrait comparer
Les beautés de ces deux images
Son temps perdrait en verbiages.
Car de même, je vous le dis,
Qu'est toujours moindre une souris
De corps, de force et de courage,
Qu'un lion et moins porte ombrage,
De même, en toute loyauté,
Oncques n'eut si fière beauté
De Pygmalion la statue
Que celle qui m'est apparue,
Et qui tant a pour moi de prix.
Or bien vise dame Cypris
Cette image dont je devise
Entre ses deux piliers assise
Dans la tour, et droit au milieu.
Oncques encor je ne vis lieu

Et le saintuaire et l'archiere22025
Jà ne lessasse por l'archiere,
Ne por l'arc, ne por le brandon,
Que ge n'i entrasse à bandon.
Mon pooir au mains en féisse,
A quelque chief que g'en venisse,
Se trovasse qui le m'offrist,
Ou sans plus qui le me soffrist.
Si m'i sui-ge par Diex voés
As reliques que vous oés,
Ou, se Diex plaist, ges requerrai,
Si-tost cum tens et leu verrai,
D'escherpe et de bordon garnis.
Que Diex me gart d'estre escharnis
Et destorbés par nule chose,
Que ne joïsse de la Rose!


Venus n'i va plus atendant;
Le brandon plain de feu ardant
Tout empené lesse voler
Por ceus du chastel afoler;
Mais sachiés qu'ains nule ne nus,
Tant le trait sotilment Venus,
Ne l'orent pooir de choisir,
Tant i gardassent par loisir.

Que si volontiers regardasse,22317
Voire à deux genoux adorasse.
Pour seulement y entrer, non,
Jamais pour l'arc ni le brandon
Ne laisserais, ni pour l'archère,
Ce délicieux sanctuaire.
Si je trouvais qui me l'offrît,
Ou qui, sans plus, me le souffrit,
Je ferais tout, sans aucun doute,
Pour m'en frayer tantôt la route.
Aussi, je veux, s'il plaît à Dieu,
Aller prier en temps et lieu
Aux pieds de ces reliques saintes
Que je vous ai céans dépeintes,
D'écharpe et de bourdon garni.
Me garde Dieu d'être honni
Ou détourné par nulle chose
De jouir enfin de la Rose!
Vénus ne va plus attendant;
Plein de feu, le brandon ardent
Tout empenné part, siffle et vole,
Et tous ceux du castel affole.
Or, tire tant subtilement
Vénus, que nuls assurément,
Tant garde y prissent à grand' cure,
Ne découvriraient la blessure.

Comment ceulx du chastel yssirent
Hors, aussi-tost comme ilz sentirent
La chaleur du brandon Venus,
Dont aucuns joustérent tous nudz.
(Page 340, vers 22049.)

CVIII


Comment ceulx du chastel yssirent22049
Hors, aussi-tost comme ilz sentirent
La chaleur du brandon Venus,
Dont aucuns jousterent tous nudz.


Quant li brandons s'en fu volés,
Es-vos ceus dedens afolés,
Li feus porprent tout le porpris;
Bien se durent tenir por pris.
N'est nus qui le feu rescossist,
Et bien rescorre le vossist.
Tuit s'escrient: Trahi! trahi!
Tuit sommes morts! ahi, ahi!
Foïr nous estuet du païs;
Chascuns giete ses clefz laïs.
Dangiers, li orribles maufés,
Quant il se senti eschaufés,
S'enfuit plus tost que cerf en lande.
N'i a nul d'aus qui l'autre atende:
Chascuns les pans à la ceinture
Met au foïr toute sa cure.
Fuit-s'en Paor, Honte s'eslesse,
Tout embrasé le chastel lesse,
N'onc puis ne volt riens metre à pris,
Que Raison li éust apris.
Estes-vous venir Cortoisie
La preus, la bele, la proisie;
Quant el vit la desconfiture,
Por son filz geter de l'ardure,
Avec li Pitié et Franchise
Saillirent dedens la porprise,

CVIII


Comment ceux du castel sortirent22343
Dehors, aussitôt qu'ils sentirent
Le feu du brandon de Vénus,
Dont aucuns joutèrent tout nus.


Aussitôt que le brandon vole,
Tout le monde aussitôt s'affole.
Le feu prend partout le pourpris,
Et tous soudain se sentent pris.
En vain ils s'efforcent d'éteindre
La flamme, ils n'y peuvent atteindre.
Lors de crier: Trahi! trahi!
Tous sommes morts, ahi! ahi!
Hors du pays gagnons le large!
Chacun de ses clefs se décharge.
Danger, cet horrible démon,
Quand se sent chauffé du brandon,
Plus vite court que cerf en lande;
Nul on ne voit qui l'autre attende.
Les pans à la ceinture, tous
De s'enfuir tôt comme des fous.
Peur s'enfuit, Honte aussi se presse,
Tout embrasé le castel laisse
Et n'estime plus aucun prix
Ce qu'elle a de Raison appris.
Lors voici venir Courtoisie
La prudente, belle et chérie.
La déconfiture voyant,
Pour sauver son fils elle prend
Pitié avec elle et Franchise,
Et parmi le feu, sans remise,

N'onc por l'ardure ne lessierent,22097
Jusqu'à Bel-Acueil ne cessierent.
Cortoisie prent la parole,
Premier à Bel-Acueil parole,
Car de bien dire n'ert pas lente:

Courtoisie à Bel-Acueil.

Biau fiz, moult ai esté dolente,
Moult ai au cuer tristece éuë
Dont tant avés prison tenuë.
Mal-feus et male-flambe l'arde,
Qui vous avoit mis en tel garde!
Or estes, Dieu merci, délivres,
Car là fors, o ses Normans yvres,
En ces fossés est mors gisans
Male-Bouche li mesdisans;
Véoir ne puet ne escouter.
Jalousie n'estuet douter;
L'en ne doit pas por Jalousie
Lessier à mener bonne vie,
N'à solacier méismement
O son ami privéement,
Quant à ce vient qu'el n'a pooir
De la chose oïr, ne véoir:
N'il n'est qui dire la li puisse,
N'el n'a pooir que ci vous truisse.
Et li autre desconseillié
Foïs s'en sunt tuit essillié,
Li félon, li outrecuidié
Trestous ont le porpris vuidié.
Biau très-douz filz, por Diex merci,
Ne vous lessiés pas brusler ci:
Nous vous prions par amitié,
Et ge, et Franchise, et Pitié,

Dans le pourpris court jusqu'au seuil22373
De la prison de Bel-Accueil.
Prend la parole Courtoisie
Et de sa voix la plus jolie
Tout d'abord dit à Bel-Accueil:

Courtoisie à Bel-Accueil.

Beau fils, j'ai senti moult grand deuil,
Au cœur j'ai moult grand' tristesse eue
Que tant ayez prison tenue.
Celui-là brûle de mal feu
Qui vous avait mis en tel lieu!
Vous pouvez, Dieu merci, nous suivre;
Car avec toute sa bande ivre
Dans les fossés est là gisant
Malebouche le médisant,
Et ne peut nous écouter mie.
Ne redoutez plus Jalousie;
Pour elle certe on ne doit pas
Se priver de tout bon soulas
Ni de mener très-douce vie
De son amant en compagnie,
Surtout lorsqu'elle n'a pouvoir
De la chose entendre ni voir.
Elle n'a nul qui le lui dise
Et ne vous prendra par surprise,
Car les autres de tous côtés
Se sont enfuis épouvantés;
Tretous ces félons pleins d'audace
Ont vidé du pourpris la place.
Beau très-doux fils, pour Dieu, merci!
Ne vous laissez brûler ici:
Toutes trois, moi, Pitié, Franchise,
Nous vous prions que, sans remise,

Que vous à ce loial Amant22111
Otroiés ce qu'il vous demant,
Qui por vous a lonc tens mal trait,
N'onques ne vous fist ung faus trait.
Li frans qui onques ne guila,
Recevés le et quanqu'il a;
Voire l'ame néis vous offre:
Por Diex, ne refusés tel offre,
Biau dous filz, ains le recevés,
Par la foi que vous me devés,
Et par Amors qui s'en efforce,
Qui moult i a mise grant force.
Biau filz, Amors vainc toutes choses,
Toutes sunt souz sa clef encloses.
Virgile néis le conferme
Par sentence esprovée et ferme,
Quant Bucoliques cercherés,
Amors vainc tout, i troverés[81],
Et nous la devons recevoir.
Certes il dist bien de ce voir;
En ung sol vers tout ce nous conte,
Ne péust conter meillor conte.
Biau filz, secorez cel Amant,
Que Diex ambedeus vous amant,
Otroiés-li la Rose en don.

Bel-Acueil.

Dame, ge la li abandon,
Fet Bel-Acueil, moult volentiers,
Coillir la puet endementiers
Que nous ne sommes ci que dui,
Pieçà que recevoir le dui:
Car bien voi qu'il aime sans guile.

Daigniez à ce loyal amant22405
Octroyer ce qu'il aime tant.
Dès longtemps pour vous il endure
Grands maux sans le moindre parjure.
Recevez, et tout ce qu'il a,
Le franc qui jamais ne trompa.
Voyez, jusqu'à son âme il offre;
Pour Dieu, ne refusez telle offre,
Beau doux fils, mais le recevez,
Par la foi que vous me devez
Et par Amour qui s'en efforce
Et qui moult y a mis grand' force.
Toute chose Amour vainc, beau fils,
Tous les cœurs sous sa clef tient pris.
Virgile de même s'exprime
Par sentence fine et sublime.
Aux Bucoliques vous verrez
Qu'Amour vainc tout, si vous cherchez[81].
En un seul vers tient sa sentence,
Et plus belle n'est, sans doutance.
Aussi doit-il être écouté,
Car il a dit la vérité.
Pour cet amant (Dieu vous amende!),
Beau fils, secours je vous demande:
La Rose en don octroyez-lui.

Bel-Accueil.

Ma dame, fait Bel-Accueil, oui,
De bon cœur je lui abandonne;
Ses longs ennuis qu'il me pardonne
Et qu'il vienne ici la cueillir,
A nous deux seuls, tout à loisir,
Car il aime sans tricherie.

L'Amant.

Ge qui l'en rens mercis cent mile,22142
Tantost comme bons pelerins,
Hatis, fervens et enterins
De cuer, comme fins amoreus,
Après cest otroi savoreus,
Vers l'archiere acueil mon voiage
Por fornir mon pelerinage;
Et port o moi par grant effort
Escherpe et bordon grant et fort,
Tel qu'il n'a mestier de ferrer
Por jornoier, ne por errer.
L'escherpe est de bonne feture,
D'une pel souple sans cousture;
Mès sachiés qu'ele n'est pas vuide:
Deus martelez par grant estuide
Que mis i ot, si cum moi semble,
Diligemment tretout ensemble
Nature, qui la me bailla,
Dès lors que premiers la tailla,
Sotilment forgiés li avoit,
Cum cele qui forgier savoit
Miex c'onques Dedalus ne sot.
Si croi que por ce fait les ot,
Qu'el pensoit que g'en ferreroie
Mes palefrois quant g'erreroie.
Si ferai-ge certainement,
Se g'en puis avoir l'aisement;
Car, Diex merci, bien forgier sai.
Si vous di bien que plus chier ai
Mes deus martelez et m'escherpe
Que ma citole ne ma herpe.

L'Amant.

Moi qui cent fois l'en remercie,22436
Aussitôt, en fin amoureux,
Après cet octroi savoureux,
Pour fournir mon pèlerinage,
Je pousse au but de mon voyage,
Au sanctuaire; à grand effort
Écharpe et bourdon grand et fort,
Qui n'a pas besoin de ferrure
Pour voyager, je vous assure,
Je portais en bon pèlerin,
Loyal, de cœur fervent et fin.
L'écharpe est de bonne tournure,
D'une peau souple sans couture;
Mais sachez que vide n'était,
Car, en fille qui bien forgeait,
Deux petits marteaux, à grand' cure,
Subtilement dame Nature
Y mit, lorsque me la bailla.
Car c'est elle qui la tailla
Quand je naquis, comme il me semble,
Pour qu'ils fussent toujours ensemble.
Oncques si belle œuvre ne fit
Dédale; et crois qu'elle les fit
Pour que ferrer pusse sans doute
Mon palefroi, quand ferais route.
Ainsi ferai-je assurément
Si je n'ai pas d'empêchement.
Car plus que ma lyre et ma harpe,
Mes deux marteaux et mon écharpe,
Croyez-moi, j'aime et j'aimerai,
Et, Dieu merci, bien forger sai.

Moult me fist grant honor Nature,22173
Quant m'arma de tel arméure,
Et m'en enseigna si l'usage,
Qu'el m'en fist bon ovrier et sage:
Ele-méismes le bordon
M'avoit appareillié por don,
Et volt au doler la main metre,
Ains que je fusse mis à letre.
Mès du ferrer ne li chalut,
N'onques por ce mains n'en valut;
Et puis que ge l'oi recéu,
Près de moi l'ai tous jors éu,
Si que nel' perdi onques puis,
Ne nel' perdrai jà se ge puis:
Car n'en voldroie estre délivres
Por cincq cens fois cent mile livres.
Biau don me fist, por ce le gart;
Et moult sui liés quant le regart,
Et la merci de son présent
Liés et jolis, quant ge le sent[82].Voir la note.
[Maintes fois m'a puis conforté
En mainz leus où ge l'ai porté;
Bien me sert, et savés de quoi,
Quant sui en aucun leu requoi,
Et ge chemine, ge le boute
Es fosses où ge ne vois goute,
Ausinc cum por les guez tenter;
Si que ge me puis bien venter
Que n'i ai garde de naier,
Tant sai bien les gués essaier,
Et fier par rives et par fons:
Mès g'en retruis de si parfons,
Et qui tant ont larges les rives,
Qu'il me greveroit mains deus lives

Moult m'en fit grand honneur Nature22467
Quand m'arma de si belle armure,
Et si bien l'usage m'apprit
Que savant ouvrier m'en fit.
Elle-même, quand je dus naître,
A la doloire voulut mettre
La main, pour faire le bourdon
Précieux, et puis m'en fit don,
Mais n'y voulut mettre ferrure.
Il n'en est pas moins bon, je jure,
Et depuis que je l'ai reçu,
Avec moi je l'ai toujours eu
Et ne voudrais, comme gens ivres,
Pour cinq cent fois cent mille livres
Le perdre, et point ne le perdis
Ni ne perdrai, si je le puis.
C'est un beau don, et je le garde;
Moult suis content quand le regarde,
Et du présent lui dis merci
Quand je le sens vif et joli[82].
[Maintes fois il me réconforte
Par tous les lieux où je le porte;
Bien me sert vous savez à quoi,
Quand suis en lieu paisible et coi.
Quand je chemine, je le boute
Ès-fosses où je ne vois goutte
Pour les gués souder et tenter.
Aussi, je puis bien me vanter
Qu'il n'est crainte que je me noie,
Si bien des gués et de la voie
Je sonde rives et bas-fonds.
Mais j'en trouve de si profonds
Et qui tant larges ont les rives
Que mieux ferais sur les mers vives

Sor la marine esbanoier,22207
Et le rivage costoier;
Et mains m'i porroie lasser,
Que si perilleus gué passer.
Car trop grans les ai essaiés,
Et si n'i sui-ge pas naiés:
Car si-tost cum ge les tentoie
Et d'entrer ens m'entremetoie,
Et tex les avoie esprovés,
Que jamès fons n'i fust trovés
Par perche, ne par aviron,
Ge m'en aloie à l'environ,
Et près des rives me tenoie,
Tant que hors en la fin venoie;
Mès jamais issir n'en péusse,
Se les arméures n'éusse,
Que Nature m'avoit données.
Mès or lessons ces voies lées
A ceus qui là vont volentiers;
Et nous les deduisans sentiers,
Non pas les chemins as charretes,
Mès les jolives senteletes,
Joli et renvoisié tenons,
Qui les jolivetés menons.
Si rest plus de gaaing-rentiers
Viez chemins que noviaus sentiers,
Et plus i trueve-l'en d'avoir
Dont l'en puet grand profit avoir.
Juvenaus méismes afiche
Que qui se met en vielle riche,
S'il vuet à grant estat venir,
Ne puet plus bref chemin tenir;
S'el prent son service de gré,
Tantost le boute en haut degré[83].

Plus d'une lieue en louvoyant,22501
Et le rivage côtoyant,
Car crainte n'est que je m'y lasse
Comme en si périlleuse passe.
Grâce a lui j'en pus essayer,
De moult trop grands sans m'y noyer;
Car sitôt que plongeais ma sonde
En leur abîme si profonde,
Lorsque j'avais bien éprouvé
Que jamais fond n'y fut trouvé
Par perche, aviron ni mâture,
Je m'en allais à l'aventure,
Et près des rives me tenais
Tant que hors à la fin venais.
Mais jamais sorti ge n'en fusse
Si les très-belles armes n'eusse
Que de Nature je reçus.
Mais laissons ces larges talus
A ceux qui volontiers les suivent,
Et nous, comme gens qui bien vivent,
Nous qui fins amours cultivons,
Les séduisants sentiers suivons
Et les gentilles sentelettes
Et non les chemins aux charrettes.
Meilleur rapport donne au rentier
Vieux chemin que nouveau sentier
Pourtant; plus y passe de monde,
Plus grand profit au maître abonde.
Qui veut en grand état venir
Ne peut meilleur chemin choisir
Qu'épouser une riche vieille;
Juvénal même le conseille;
S'elle prend son service à gré
Tantôt le pousse en haut degré[83b].

Ovides méismes aferme22241
Par sentence esprovée et ferme,
Que qui se vuet à vielle prendre,
Moult en puet grant loier atendre[84];
Tantost est grant richece aquise
Por mener tel marchéandise.
Mès bien se gart qui vielle prie,
Qu'il ne face riens, ne ne die
Qui jà puist aguet resembler,
Quant il li vuet s'amor embler,
Ou loiaument néis aquerre,
Quant amors en ses laz l'enserre:
Car les dures vielles chenuës,
Qui de jonesce sunt venuës
Où jadis ont esté flatées,
Et sorprises et baratées,
Quant plus ont esté décéuës,
Plus-tost se sunt aparcéuës
Des bareteresses faveles,
Que ne font les tendres puceles
Qui des aguez pas ne se doutent,
Quant les fléutéors escoutent;
Ains croient que barat et guile
Soit ausinc voir cum Evangile:
Car onc n'en furent eschaudées.
Mès les dures vielles ridées,
Malicieuses et recuites,
Sunt en l'art de barat si duites,
Dont eus ont toute la science
Par tens et par expérience,
Que quant li flajoléors viennent,
Qui par faveles les détiennent,
Et as oreilles lor taborent,
Quant de lor grace avoir laborent

La même chose Ovide avance22535
En ferme et subtile sentence:
«Oui, qui veut vieille courtiser
Grand avantage en peut puiser[84b];
Tantôt est grand' richesse acquise
A courir telle marchandise.
Mais surtout qu'il se garde bien
De dire ni de faire rien.
Fut-il loyalement sincère
Si dans ses lacs Amour l'enserre,
Qui puisse à ruse ressembler,
S'il veut son cœur ensorceler.
Car des dures vieilles chenues,
De leur jeunesse revenues,
Maints adorateurs ont jadis
Les cœurs flattés, trompés, surpris;
Et comme elles furent déçues,
Plutôt se seront aperçues
Des mensonges et trahisons
Que ne feraient simples tendrons,
Qui des pièges point ne se doutent,
Lorsque leurs séducteurs écoutent,
Et comme d'évangiles mots
Acceptent tout, sincère ou faux,
Car onc ne furent échaudées.
Mais les dures vieilles ridées
Sont moult savantes de longtemps
Dans l'art de tromper les amants,
Et des tours ont telle science
Par le temps et l'expérience,
Qu'elles se moquent des flatteurs
Qui leur content mille douceurs
Et devant elles s'humilient,
Et jointes mains merci leur crient,

Et soplient et s'umilient,22275
Joignent lor mains et merci crient,
Et s'enclinent et s'agenoillent,
Et plorent si que tuit se moillent,
Et devant eus se crucefient
Por ce que plus en eus se fient,
Et lor prometent par faintise
Cuer et cors, avoir et servise,
Et lor fiancent et lor jurent
Les sains qui sunt, seront et furent,
Et les vont ainsinc decevant
Par parole où il n'a que vent:
Ainsinc cum fait li oiselierres
Qui tent à l'oisel, comme lierres,
Et l'apele par dous sonnés,
Muciés entre les buissonnés,
Por li faire à son brai venir,
Tant que pris le puisse tenir;
Li fox oisiaus de li s'aprime,
Qui ne set respondre au sophime
Qui l'a mis en décepcion
Par figure de diccion;
Si cum fait li cailliers la caille,
Por ce que dedans la rois saille;
Et la caille le son escoute,
Si s'en apresse, et puis se boute
Sous la rois que cil a tenduë
Sor l'erbe en printens fresche et druë;
Se n'est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille,
Tant est eschaudée et batuë,
Qu'ele a bien autre rois véuë
Dont el s'ert espoir eschapée,
Quant ele i dut estre hapée

Et leur déchirent le tympan22569
Quand leurs grâces vont implorant,
Qui s'inclinent et s'agenouillent
Et pleurent tant que tout se mouillent,
Qui leur promettent, les menteurs,
Services, âmes, corps et cœurs,
Et dans leurs grands serments adjurent
Les saints qui sont, seront et furent,
Et les vont ainsi décevant
Par grands mots où n'y a que vent.
A les croire ils se crucifient,
Et tretous en elles se fient.
Ainsi voyons-nous l'oiseleur
Guetter l'oiseau comme un voleur;
Par douces notes il l'appelle
Sous un buissonnet qui le cèle
Pour le faire à sa glu venir
Tant qu'il le puisse pris tenir;
Le fol oiseau vient aux rets fondre
Qui ne sait au menteur répondre
Qui l'a mis en déception
Par sa traîtresse diction.
Ainsi fait le cailler la caille
Pour que dans ses rets elle saille;
Et la caille écoute le son
Et s'approche sans nul soupçon,
Et tombe en la maille tendue
Sous l'herbe au printemps fraîche et drue.
Mais vieille caille nul ne voit
Qui s'en vienne au cailler tout droit,
Tant fut échaudée et battue,
Tant a mainte résille vue
Qui la devait aussi happer,
Mais dont elle put s'échapper

Par entre les herbes petites.22309
Ainsinc les vielles devant dites,
Qui jadis ont esté requises,
Et des requeréors sorprises
Par les paroles qu'eles oient,
Et les contenances que voient,
De loing lor aguez aparçoivent,
Par quoi plus envis les reçoivent;
Où s'ils le font néis acertes
Por avoir d'amor les desertes,
Comme cil qui sunt pris es las,
Dont tant sunt plesant li solas,
Et li travail tant delitable
Que riens ne lor est si gréable
Cum est ceste esperance grieve
Qui tant lor plest et tant lor grieve,
Sunt-eles en grant sospeçon
D'estre prises à l'ameçon,
Et oreillent et estuidient
Se cil voir ou fable lor dient,
Et vont paroles sospesant,
Tant redotent barat presant,
Por ceus qu'el ont jadis passés
Dont il lor membre encore assés.
Tous jors cuide chascune vielle,
Que chascun decevoir la vuelle.
Et s'il vous plest à ce flechir
Vos cuers por plus-tost enrichir,
Ou vous qui délit i savés,
Se regart au délit avés,
Bien poés ce chemin tracier
Por vous déduire et solacier.
Et vous qui les jones volés,
Que par moi ne soiés bolés,

A travers les herbes petites.22603
Ainsi les vieilles devant dites,
Si jamais elles ont été
Surprises, durant leur été,
Par les paroles séduisantes
Et les postures suppliantes,
De loin découvrent le panneau
Et plus n'y tombent à nouveau.
Si même soupirants sincères,
Dans l'espoir des douceurs si chères
D'Amour, sont vraiment pris aux lacs
Dont si plaisants sont les soulas
Et le travail si délectable
Qu'ils ne trouvent rien d'agréable
Comme ce dur et fol espoir
Qui tant est rose et tant est noir,
Elles écoutent et devisent
Si c'est fable ou vrai ce qu'ils disent,
Et toujours sont en grand soupçon
D'être prises à l'hameçon,
Et vont soupesant les paroles,
Tant les craignent fausses et folles
Pour tous les mensonges passés
Dont leur souvient encore assez;
Car toujours croit chacune vieille
Qu'on la veut décevoir et veille.
Et, s'il vous plaît à ce fléchir
Votre cœur, pour vous enrichir,
Vous aussi qui, sans répugnance,
Cherchez là votre jouissance,
Bien pouvez ce chemin hanter
Pour vous ébattre et contenter.
Mais vous qui cherchez la jeunesse,
De mon maître et de sa sagesse

Que que mes mestres me commant,22343
(Si sunt moult bel tuit si commant)
Bien vous redi por chose voire,
(Croie-m'en qui m'en voldra croire),
Qu'il fait bon de tout essaier
Por soi miex ès biens esgaier,
Ausinc cum fait li bon lechierres
Qui des morsiaus est congnoissierres
Et de plusors viandes taste,
En pot, en rost, en soust, en paste,
En friture et en galentine,
Quant entrer puet en la cuisine;
Et set loer et set blasmer
Liquex sunt dous, liquex amer,
Car de plusors en a goustés.
Ausinc sachiés, et n'en doutés,
Que qui mal essaié n'aura,
Jà du bien gaires ne saura;
Et qui ne set d'honor que monte,
Jà ne saura congnoistre honte;
N'onc nus ne sot quel chose est aise,
S'il n'ot avant apris mesaise;
Ne n'est pas digne d'aise avoir,
Qui ne vuet mésaise savoir;
Et qui bien ne la set soffrir,
Nus ne li devroit aise offrir.
Ainsinc va des contraires choses,
Les unes sunt des autres gloses,
Et qui l'une en vuet definir,
De l'autre li doit sovenir;
Ou jà par nule entencion
N'i metra diffinicion:
Car qui des deus n'a congnoissance,
Jà n'i congnoistra difference,

Écoutez le commandement22637
(Car toujours parle sagement).
Il nous affirme, et c'est notoire
(Me croira qui voudra me croire),
Qu'il est bon de tout essayer
Pour aux plaisirs mieux s'égayer.
Tel aussi de plusieurs mets tâte,
En pot, en rôt, en sauce, en pâte,
Le vrai gourmand, le fin lécheur,
Qui des morceaux est connaisseur;
Quand peut entrer en la cuisine,
Friture il tâte et galantine,
Et sait louer et sait blâmer
Ce qu'il sent doux ou bien amer,
Car de plusieurs choses il goûte:
Ainsi, sachez-le, sans nul doute,
Qui du mal essayé n'aura,
Du bien peu de chose saura,
Et qui ne sait où l'honneur monte
Ne pourra connaître la honte,
Et n'est pas digne d'aise avoir
Qui ne veut mésaise savoir,
Et ne saurait estimer aise
S'il n'a souffert quelque mésaise;
Donc nul ne devrait aise offrir
A qui n'a su devant souffrir.
Ainsi va des contraires choses.
Les unes sont des autres gloses;
Qui voudrait l'une définir,
De l'autre il lui doit souvenir.
Car qui des deux n'a connaissance
N'y verra nulle différence;
Jamais par nulle intention
N'en fera définition.]

Sans quoi ne puet venir en place22377
Diffinicion que l'en face.]
Tout mon harnois tel que le port,
Se porter le puis à bon port,
Voldrai as reliques touchier,
Se je l'en puis tant aprouchier.
Lors ai tant fait et tant erré
A tout mon bordon defferré,
Qu'entre les deus biaus pilerés,
Cum viguereus et legerés,
M'agenoillai sans demorer,
Car moult oi grant fain d'aorer
Li biau saintuaire honorable
De cuer dévost et pitéable:
Car tout iert jà tumbé à terre,
Qu'au feu ne puet riens tenir guerre,
Que tout par terre mis n'éust,
Sans ce que de riens m'i n'éust.
Trais en sus ung poi la cortine
Qui les reliques encortine:
De l'ymage lors m'apressai
Que du saintuaire près sai;
Moult le baisai dévotement,
Et pour estuier sainement,
Voil mon bordon metre en l'archiere
Où l'escherpe pendoit derriere.
Bien le cuidai lancier de bout,
Mais il resort, et ge rebout,
Mès riens n'i vaut, tous jors recule,
Entrer n'i pot por chose nule,
Car ung palis dedans trovoi,
Que ge bien sens, et pas nel' voi,
Dont l'archiere iert dedans hordée.
Dès-lors qu'el fu primes fondée,

Tout mon harnais tel que le porte,22671
A bon port si je le transporte,
Je veux aux reliques toucher
Si les puis assez approcher.
Enfin tout le long de la route,
J'ai tant sondé, de rude joûte,
Avec mon bourdon déferré,
J'ai tant fait et j'ai tant erré,
Qu'entre les deux piliers d'ivoire,
Vigoureux, fier de ma victoire,
M'agenouillai sans demeurer,
Car moult ai grand' faim d'adorer
De cœur dévot et pitoyable
Le beau sanctuaire honorable.
Or tout à terre était tombé,
Car tant avait le feu flambé,
Qu'il avait jeté tout par terre,
Sans pourtant aucun mal me faire.
Le rideau j'écarte un petit
Qui les reliques garantit,
Et de l'image je m'approche
Qui du sanctuaire est tout proche.
Moult la baise dévotement
Et veux mettre, en pieux servant,
Mon bourdon dans la meurtrière
Où pend l'écharpe par derrière.
Bien je le crus lancer de bout
Mais il ressort aussitôt tout;
Il repart, mais toujours recule,
Entrer n'y peut pour chose nulle,
Car un obstacle est en dedans,
Que pas ne vois, mais que je sens,

Auques près de la bordéure22411
S'en iert plus fort et plus séure.
Forment m'i convint assaillir,
Sovent hurter, sovent faillir.
Se behorder m'i véissiés,
Por quoi bien garde i préissiés,
D'Ercules vous péust membrer,
Quant il volt Cacus desmembrer.
Trois fois a la porte assailli,
Trois fois hurta, trois fois failli,
Trois fois s'assist en la valée
Tout las por avoir s'alenée,
Tant ot soffert paine et travail:
Et ge qui ci tant me travail,
Que trestout en tressu d'angoisse,
Quant cest palis tantost ne froisse,
Sui bien, ce cuit, autant lassés
Cum Hercules, et plus assés.
Tant ai hurté, que toutevoie
M'aparçui d'une estroite voie
Par où bien cuit outrepasser,
Mès convint le palis casser.


Par la sentele que j'ai dite,
Qui tant iert estroite et petite,
Par où le passage quis ai,
Le palis au bordon brisai.
Sui moi dedens l'archiere mis,
Mès ge n'i entrai pas demis.
Pesoit moi que plus n'i entroie,
Mès outre pooir ne pooie;
Mès por nule riens ne lessasse
Que le bordon tout n'i passasse.

Dont on barra la meurtrière22703
Quand on la construisit naguère.
Il était tout auprès du bord
Qu'il rend ainsi plus sûr et fort.
Déréchef ardent je l'assaille,
Souvent heurte, en vain me travaille.
Si vous eussiez pu assister
Au combat et me voir joûter,
Il vous fût souvenu d'Hercule
De Cacus forçant la cellule.
Trois fois la porte il assaillit,
Trois fois heurta, trois fois faillit,
Trois fois fut s'asseoir dans la plaine
Épuisé et tout hors d'haleine,
Tant de peine il avait souffert.
Et moi, tout mon travail se perd,
Tant que tretout je fonds d'angoisse
De ce que l'obstacle ne froisse,
Et suis autant, je crois, lassé
Qu'Hercule même et plus assé.
Tant heurtai, qu'enfin à grand' joie
J'aperçus une étroite voie
Par où je pense outre-passer;
Mais le barrage il faut casser.
Par cette sente que j'ai dite,
Étroite certes et petite,
Par où le passage avisai,
Du bourdon l'obstacle brisai.
Lors me mis en la meurtrière,
Mais n'entrai plus d'à moitié guère.
De n'entrer mieux je gémissais,
Mais passer outre ne pouvais;
Mais, croyez-moi, pour rien au monde,
Combien me peine et me morfonde,

Outre le passai sans demore,22443
Mès l'escherpe dehors demore
O les martelez rebillans
Qui dehors erent pendillans.
Et si m'en mis en grant destroit,
Tant trovai le passage estroit;
Car largement ne fu-ce pas
Que ge trespassasse le pas;
Et se bien l'estre du pas sé,
Nus n'i avoit onques passé:
Car j'i passai tout li premiers,
N'encor n'ierent pas coustumiers
Li liex de recevoir passage.
Ne sai s'il fist puis avantage
Autant as autres cum à moi,
Mès bien vous di que tant l'amoi,
Que ge ne le poi onques croire,
Néis se ce fust chose voire;
Car nus de legier chose amée
Ne mescroit, tant soit diffamée,
Ne si ne le croi pas encores;
Mès au mains sai-ge bien que lores
N'iert-il ne froés ne batus,
Et por ce m'i sui embatus,
Que d'autre entrée n'i a point
Por le bouton cuillir à point.
Si saurés cum ge m'i contins,
Tant qu'à mon gré le bouton tins.
Le fait orrés et la maniere,
Por ce que se mestier vous iere,
Quant la douce saison vendra,
Seignors Valets, qu'il convendra
Que vous ailliés cuillir les Roses,
Ou les ouvertes, ou les closes,

Je ne laisserais le combat22737
Que le bourdon tout n'y passât.
Je le passe outre sans demeure,
Mais l'écharpe dehors demeure
Avec les marteaux sautillants
Qui dehors étaient pendillants.
Et je m'en mis en grand ouvrage,
Tant étroit trouvai le passage,
Car largement ne fût-ce pas
Que je franchis ce dernier pas,
Et si je connais ce passage.
Nul avant n'y passa, je gage,
Et j'y passai tout le premier,
Car n'était certes coutumier
Ce lieu de recevoir passage,
Je ne sais s'il fit d'avantage,
Autant à d'autre comme à moi
Depuis; mais tant l'aimais, ma foi,
Que jamais ne le pourrai croire
Quand ce serait chose notoire.
Nul ne croit de l'objet aimé
Le mal dit, tant soit diffamé,
Et je ne le crois pas encore.
Mais alors, ceci point n'ignore,
Il n'était battu ni tracé,
Aussi m'y suis-je tôt glissé;
Car il n'y a d'autre fissure
Pour cueillir à point la fleur mûre.
Or sachez comme m'y contins,
Tant qu'à mon gré le bouton tins.
Le fait oyez et la manière,
La leçon vous est nécessaire;
Car la douce saison viendra,
Seigneurs varlets, où il faudra

Que si sagement i ailliés,22477
Que vous au cuillir ne failliés.
Faites si cum vous m'orrés faire,
Se miex n'en savés à chief traire;
Car se vous plus largetement,
Ou miex, ou plus sotivement
Poés le passage passer,
Sans vous destraindre ne lasser,
Si le passés à vostre guise,
Quant vous aurés la voie aprise.
Tant aurés au mains d'avantaige,
Que ge vous aprens mon usaige
Sans riens prendre de vostre avoir:
Si m'en devés bon gré savoir.


Quant g'iere ilec si empressiés,
Tant fui du Rosier apressiés,
Qu'à mon voloir poi la main tendre
As rainsiaus por le bouton prendre.
Bel-Acueil por Diex me prioit
Que nul outrage fait n'i oit;
Et ge li mis moult en convent,
Por ce qu'il m'en prioit sovent,
Que jà nule riens n'i feroie
Fors sa volenté et la moie.

Que vous alliez cueillir les Roses,22771
Ou les ouvertes, ou les closes,
Et sagement devrez agir
Pour au moment ne pas faillir.
Faites comme me verrez faire,
A moins que meilleure manière
N'ayez, car si plus largement
Ou mieux, ou plus subtilement
Vous pouvez franchir le passage
Sans vous lasser ni mettre en nage,
A votre guise le passez.
Quand la route bien connaîtrez,
Vous aurez au moins l'avantage
Que je vous apprends mon usage
Sans rien prendre de votre avoir,
Et m'en devrez bon gré savoir.
Or oyez la leçon présente:
Lorsque dans cette étroite sente
J'eus un petitet chevauché,
Tant du rosier je m'approchai
Qu'à mon vouloir pus la main tendre
Aux rameaux, pour le bouton prendre.
Bel-Accueil pour Dieu me priait
Que nul outrage n'y fut fait.
Je me rendis à sa prière
Et lui promis lors, pour lui plaire,
Que jamais je ne ferais rien
Hormis son vouloir et le mien.

La conclusion du Rommant
Est, que vous voyez cy l'Amant
Qui prent la Rose à son plaisir.
En qui estoit tout son désir.
(Page 368, vers 22501.)

CIX


La conclusion du Rommant22501
Est, que vous voyez cy l'Amant
Qui prent la Rose à son plaisir,
En qui estoit tout son desir.


Par les rains saisi le Rosier[85],
Qui plus est frans que nul osier,
Et quant à deus mains m'i poi joindre,
Tretout soavet sans moi poindre,
Le bouton pris à eslochier,
Qu'envis l'éusse sans hochier.
Toutes en fis par estovoir
Les branches croler et movoir,
Sans jà nul des rains depecier,
Car n'i voloie riens blecier:
Et si m'en convint-il à force
Entamer ung poi de l'escorce,
Qu'autrement avoir ne savoie
Ce dont si grant desir avoie.
En la parfin tant vous en di,
Un poi de graine i espandi,
Quant j'oi le bouton eslochié,
Ce fu quant dedens l'oi tochié,
Por les foilletes reverchier,
Car ge voloie tout cerchier
Jusques au fond du boutonet,
Si cum moi semble que bon est.
Si fis lors si meller les graines,
Que se desmellassent à paines,
Si que tout le boutonet tendre
En fis eslargir et estendre.

CIX


La conclusion du Roman22799
Est que vous voyez ci l'Amant
A son plaisir cueillir la Rose
Où toute est son amour enclose.


Lors j'embrassai le beau rosier[85b]
Qui est plus franc que nul osier,
Et quand mes deux mains je pus joindre,
Tout doux, sans la piqûre moindre,
Le bouton me pris à férir,
Sans quoi ne l'eusse pu cueillir,
Et j'imprimai par la secousse
Aux branches émotion douce,
Mais sans aucune dépecer,
Car rien je ne voulais blesser:
Mais il me fallut bien à force
Entamer un peu de l'écorce,
Puisqu'autrement je ne pouvais
Avoir ce que tant désirais.
En la fin, pour tout vous apprendre,
Un peu de graine dus épandre
Quand j'eus le bouton agité;
Ce fut quand dedans l'eus touché
Au travers des feuillettes closes,
Car voulais chercher toutes choses
Jusques au fond du boutonnet,
Car il me semble que bon est.
Je fis lors tant mêler la graine
Qu'on l'eût démêlée à grand' peine,
Et que le tendre boutonnet
Fis élargir un petitet;

Vez ci tout quanque g'i forfis;22531
Mais de tant fui-ge bien lors fis[86],
C'onques nul mal gré ne m'en sot
Li dous, que nul mal n'i pensot:
Ains me consent et sueffre à faire
Quanqu'il set qui me doie plaire.
Si m'appelle-il deconvenant,
Que li fais grant desavenant,
Et sui trop outrageus, ce dit;
Si n'i met-il nul contredit,
Que ne prengne, debaille, et coille
Rosiers et Rose, flors et foille.


Quant en si haut degré me vi,
Que j'oi si noblement chevi,
Que mes procès n'ert mès dotable,
Por ce que fins et agréable
Fusse vers tous mes bienfaitors,
Si cum doit faire bons detors:
Car moult estoie à eus tenus,
Quant par eus iere devenus
Si riches, que por voir afiche,
Richece n'estoit pas si riche:
Au Diex d'Amors et à Venus
Qui m'orent aidié miex que nus,
Puis à tous les barons de l'ost,
Dont ge pri Diex que jà nes ost
Des secors as fins amoreus,
Entre les baisiers savoreus,
Rendi graces dix fois ou vint;
Mès de Raison ne me sovint
Qui tant en moi gasta de paine,
Maugré Richece la vilaine

C'est tout ce qu'il m'advint forfaire.22829
Mais j'allais d'une ardeur si fière[86b],
Que nul mauvais gré ne m'en sut
Le doux qui nul mal n'y conçut,
Et moult joyeux me laisse faire
Tout ce qu'il sait devoir me plaire.
Il m'appelle bien, il est vrai,
D'un ton sérieux et doucet,
Inconvenant et sans usage:
Vous me faites trop grand outrage
Vraiment, dit-il; mais, ceci dit,
Il ne met plus nul contredit
Que je ne prenne, entr'ouvre et cueille
Rosier et rose, fleur et feuille.
Quand me vis en si haut degré,
Quand j'eus si noblement ouvré
Que mon procès n'est plus doutable,
Alors pour fin et agréable
Être envers tous mes bienfaiteurs,
Comme doivent bons débiteurs
(Car à haute voix je l'affiche,
Plus que Richesse j'étais riche,
Et partant moult vers eux tenu
Moi par eux riche devenu),
Au Dieu d'Amours et à sa mère,
Qui plus que tous m'aida naguère,
Ainsi qu'aux barons valeureux
(Dieu les laisse au fin amoureux
Venir, à l'appel de ses plaintes!)
En mes amoureuses étreintes
Rendis grâces dix fois ou vingt.
Mais de Raison ne me souvint
Qui tant jadis me fit de peine,
Ni de Richesse la vilaine

Qui onques de pitié n'usa,22563
Quant l'entrée me refusa
Du senteret qu'ele gardoit;
De cesti pas ne se gardoit
Par où ge sui céans venus
Repostement les saus menus,
Maugré mes mortex anemis
Qui tant m'orent arriere mis,
Especiaument Jalousie
O tout son chapel de soussie,
Qui des Amans les Roses garde:
Moult en fait ores bonne garde.
Ains que d'ilec me remuasse,
(A mon voil encor demorasse)
Par grant joliveté coilli
La flor du biau Rosier foilli:
Ainsinc oi la Rose vermeille,
Atant fu jor, et ge m'esveille[87].


Et puis que ge fui esveillié
Du songe qui m'a traveillié
Et moult i ai éu à faire
Ains que ge péusse à chief traire
De ce que j'avoie entrepris:
Mès toutevois si ai-ge pris
Le bouton que tant desiroie,
Combien que traveillié m'i soie,
Et tout le solas de ma vie,
Maugré Dangier et Jalousie,
Et maugré Raison ensement
Qui tant me ledengea forment;
Mès Amors m'avoit bien promis,
Et ausinc me le dist Amis,

Qui de nulle pitié n'usa22863
Lorsque l'accès me refusa
Du joli sentier qu'elle garde.
Mais elle n'avait pas pris garde,
La chétive, au sentier menu,
Par où pourtant je suis venu
A bon port, en grand' recelée.
Or par là j'ai pris ma volée
Malgré mes mortels ennemis
Qui tant m'avaient arrière mis,
Principalement Jalousie,
La tête de soucis fleurie,
Qui Roses garde des amants
Et fait bonne garde en tous temps.
Avant de sortir de l'enceinte
(Où je fusse resté, sans feinte,
Encor), radieux j'ai cueilli
Le bouton du rosier joli.
Ainsi j'eus la Rose vermeille;
Il était jour, et je m'éveille[87b].
Et puis quand je fus éveillé,
Je me sentis émerveillé,
Je vous assure, du beau songe
Que j'ai vu, surtout quand je songe
A tretout le mal qui m'advint
Avant de toucher à la fin
De mon amoureuse entreprise.
Mais toutefois fut de moi prise
La Rose que tant désirais,
Pour qui tant je me travaillais,
Et tout le bonheur de ma vie,
Malgré Danger et Jalousie,
Malgré Raison pareillement
Qui me gourmanda tant et tant.

Se ge servoie loiaument,22595
Que j'auroie prochainement
Ma volenté toute acomplie.
Folz est qui en Dieu ne se fie;
Et quiconques blasme les songes,
Et dist que ce sunt des mençonges,
De cestui ne le di-ge mie,
Car ge tesmoingne et certefie
Que tout quanque j'ai récité,
Est fine et pure vérité.


Explicit li Rommans la Rose
Où l'art d'Amours est toute enclose:
Nature rit, si com moi semble,
Quant hic et hec joingnent ensemble22608

Mais Amour m'avait fait promesse,22897
Ainsi qu'Ami, dans ma détresse,
Si je servais loyalement,
Que je verrais prochainement
Ma volonté toute accomplie.
Fol est en Dieu qui ne se fie
Et qui veut les songe blâmer
Et pour mensonges les clamer.
Quant à celui-ci, je le nie;
Car je témoigne et certifie
Que tout ce que j'ai récité
Est fine et pure vérité.

Fin du beau Roman de la Rose
Où l'art d'Amour est toute enclose.
Nature rit, comme il me semble,
Quand hic et hæc joignent ensemble.22912


LES FIGURES SONT REPRODUITES D'APRÈS L'ÉDITION DU ROMAN DE LA ROSE PUBLIÉ À PARIS PAR JEAN DUPRÉ VERS 1493 — M.D.


[p.376]

FAUTES A CORRIGER.

[Les fautes (errata) sont corrigées—restent quelques remarques de M. Pierre Marteau. — M.D.]

DANS LA TRADUCTION:

Vers 19742-19744.—Variante:

Et sent comme les bêtes mues.
Encore peut-il plus, en tant
Comme les anges qu'il comprend.

Vers 20006, page 199. Le sens de ce vers doit être interprété: Vers 20006, page 199. Le sens de ce vers doit être interprété:
Avec (comme) les anges il comprend, comme le
prouve le mot entendement cinq vers plus bas.

Vers 20949, page 255.—Variante:

Point n'y sont les fleurettes certes.


[p.377]

NOTES

DU QUATRIÈME VOLUME.

Note 1, pages 2-3.

Vers 16566-16766. Tout ce passage, du vers 16566-16766 au vers 16918-17124, a été évidemment ajouté après coup. Mais peut-être le passage intercalé ne commençait-il qu'au vers 16611-16811.

Note 2, pages 4-5.

Vers 16578-16778. M. Fr. Michel traduit conceper par concevoir; c'est une erreur. Conceper (cum capere) veut dire «saisir ensemble, d'un seul coup.» C'est bien la même racine; mais aujourd'hui concevoir, comme comprendre, n'est plus employé qu'au figuré.

Note 3, pages 6-7.

Vers 16625-16825. Hippocrate, médecin célèbre, vivoit 400 ans avant J.-C. Il y a apparence que ce médecin croyoit que le commerce des vieilles femmes abrégeoit les jours des jeunes gens, puisqu'un de ses [p.378] malades lui dit un jour: Vetulam non cognovi, cur morior? Comme si, évitant cet écueil, il eût dû parvenir à l'immortalité. (Lantin de Damerey.)

Sinon lui, sa naïveté au moins devait être immortelle. (P.M.)

Gallien, médecin célèbre, qui vécut sous les empereurs Trajan et Adrien; il mourut âgé de soixante-dix ans. On dit qu'il composa deux cents volumes. (Lantin de Damerey.)

Note 4, pages 6-7.

Vers 16627-16827. Razis, médecin arabe, connu sous le nom d'Almanzor ou d'Abubreke-al-Razi. Il vivoit dans le dixième siècle, et, selon d'autres, dans le neuvième. Il vécut cent vingt ans, dont il employa quatre-vingts à l'étude de la médecine.

Constantin, médecin grec. C'est le premier qui ait parlé de la petite vérole. Il naquit à Carthage vers 1020 et mourut en 1087, au monastère du Mont-Cassin, après avoir été secrétaire de Robert Guiscard.

Avicenne, philosophe et médecin arabe du XIe siècle, célèbre par plusieurs ouvrages de médecine. On a prétendu que le sultan Cabous l'avoit employé dans le ministère en qualité de vizir. (Lantin de Damerey.)

Note 5, pages 12-13.

Vers 16716-16912. Valeton, diminutif de varlet. Ce nom de varlet n'étoit pas, comme à présent, [p.379] affecté aux domestiques; on le donnoit aux fils de rois ou d'empereurs. Au livre II de Ville-Hardouin, édition de 1583, on lit ces paroles: «Et après une autre quinzaine revindrent li messages d'Alemaigne qui estoient al roi Phelippe et al valet de Constantinople.» Ce valet étoit fils de l'empereur Isaac, qu'Alexis avoit détrôné après lui avoir fait crever les yeux.

Il y a lieu de croire que les valets de nos jeux de cartes dévoient tenir un rang plus considérable que celui qu'on leur assigne, puisque les noms qu'on leur a donnés prouvent assez que c'étoient ceux des plus fameux héros de la Grèce et de la monarchie françoise; tels sont les noms d'Hector, d'Ogier le Danois et de La Hire: le premier étoit le fils de Priam; l'autre, connu par le roman qui porte son nom et par ses démêlés avec Charlemagne; et le dernier étoit ce brave Jean de Vignolles, dit La Hire, un des grands capitaines de Charles VII. On croit même que le jeu de cartes fut inventé par La Hire, dont le valet de cœur porte le nom, en 1392, pour divertir le roi Charles VI. La haute noblesse est représentée par les valets, l'état ecclésiastique par les cœurs, les gens de guerre par les piques, la bourgeoisie par les carreaux, les laboureurs et les gens de campagne par les trèfles; et l'on fit trouver dans ce jeu l'abrégé de toute la constitution d'un État, savoir les rois, les reines et les dames titrées, qu'on peut y avoir ajoutés sous Anne de Bretagne, Charles VIII et Louis XII. (Voyez la note 27 de la Dissertation sur la noblesse françoise, par M. de Boullainvilliers.)

Les Picards disent encore varlet et varleton. Ce nom étoit donné au jeune enfant qui entroit dans l'adolescence, de quelque condition qu'il fût, qui [p.380] n'avoit point d'état, qui ne jouissoit point de ses droits, qui étoit encore sous la domination de son père ou autres personnes chargées de sa conduite. (Lantin de Damerey.)

Voyez au Glossaire Bacheler et Varlet.

Note 6, pages 18-19.

Vers 16837-17043. Platon, célèbre philosophe grec, fondateur de l'Académie, naquit vers 430 avant J.-C. et mourut vers 347. Ses écrits sont, avec ceux d'Aristote, le plus important monument qui nous reste de la philosophie antique. Sa réputation de sagesse étoit si grande, que plusieurs peuples lui demandèrent des lois. (Lantin de Damerey.)

Aristote, le plus célèbre, le prince des philosophes grecs, fondateur de la secte des péripatéticiens, élève de Platon, précepteur d'Alexandre le Grand, naquit en Macédoine, à Stagyre, en 384 avant J.-C., et mourut à Chalcis, en Eubée, en 322. Aristote est le plus vaste génie de l'antiquité. Il est le véritable fondateur de la science positive et le premier qui ait abandonné les errements de l'idéalisme grec. (P.M.)

Euclides, mathématicien célèbre, qui vivoit sous Ptolémée Lagus, en la CXXe olympiade, l'an 450 de Rome. Il a composé un ouvrage des Éléments, en quinze livres; mais on attribue les deux derniers à Hipsicle d'Alexandrie, qui a écrit des commentaires sur la Géométrie. (Lantin de Damerey.)

Ptolémée, astronome grec, naquit à Ptolémaïs, en Thébaïde, vers 104 après Jésus-Christ, et mourut vers 168. Son principal ouvrage est l'Almageste. (Voyez note 54, t. II.)

[p.381] Note 7, pages 20-21.

Vers 16845-17051. Parrhasius étoit d'Ephèse; d'autres auteurs le font natif d'Athènes. Il fut l'antagoniste du peintre Zeuxis: celui-ci ayant peint des raisins, les oiseaux, trompés par la ressemblance, vinrent pour les becqueter. Parrhasius, à son tour, peignit un rideau avec tant d'art, que Zeuxis en fut la dupe et demanda qu'on le tirât, afin de voir la peinture qu'il croyoit être dessous. Confus de son erreur, il céda la victoire à son rival, en disant qu'il falloit moins d'adresse pour tromper des oiseaux que pour en imposer à un homme tel que lui. (Lantin de Damerey.)

Appellès, peintre célèbre, florissait vers 332 avant J.-C. C'était un travailleur infatigable. Il vécut à la cour d'Alexandre-le-Grand, dont il fut le peintre favori. Ce monarque ne voulut qu'aucun autre peintre ne fit son portrait, et avait conçu pour lui une amitié si vive qu'il consentit à lui céder la belle Campaspe, sa maîtresse, dont Apellès était devenu éperdument amoureux.

Note 8, page 20.

Vers 16846. Appelés est une licence pour rimer avec Appellès. Lisez appelle ou appellerai.

Note 9, pages 20-21.

Vers 16849-17055. Mirrhon, excellent statuaire, qui vivoit sous la LXXXIVe olympiade, 310 ans [p.382] avant la fondation de Rome. Une vache qu'il représenta en cuivre le rendit très-célèbre et donna lieu à plusieurs épigrammes grecques qui sont au livre IV de l'Anthologie.

Polyclète, sculpteur habile, vivoit sous la LXXXIIe olympiade. Son plus bel ouvrage est une statue où il rencontra si heureusement toutes les proportions du corps humain, qu'elle fut appelée la Règle par excellence. Il fit aussi un groupe de personnes qui jouoient aux dés, qui fut fort estimé. (Lantin de Damerey.)

Note 10, pages 20-21.

Vers 16855-17061. Zeuxis d'Héraclée vivoit sous la XCVe olympiade. Ce fut un peintre célèbre qui fit mentir un proverbe assez commun: Gueux comme un peintre. Il amassa des richesses immenses, et, croyant ses ouvrages au-dessus de tout le prix qu'on y pouvoit mettre, il voulut qu'après sa mort ils fussent donnés pour rien. Il eut pour rivaux de sa gloire Timanthès, Androcidès, Eupompus et Parrhasius. On dit que Zeuxis mourut à force de rire, en considérant le portrait d'une vieille qu'il venait de faire. (Lantin de Damerey.)

Note 11, pages 30-31.

Vers 16998-17206. Tout le passage, du vers 16999-17207 au vers 17384-17702, a été évidemment ajouté après coup, ou, tout au moins, du vers 17021-17229.

[p.383] Note 12, pages 32-33.

Vers 17023-17263. Cope la gueule. Le peuple dit encore: couper le sifflet.

Note 13, pages 34-35.

Vers 17063-17273. Ce titre est assez obscur. Cy dit donne a sous-entendre l'auteur.

Note 14, pages 46-47.

Vers 17261-17476. Nous avons dit, à la note 11, que ce passage avait été intercalé après coup. Ce vers le prouve surabondamment, car cette interpellation: «Beaux seigneurs,» au milieu d'un discours de Génius à Nature, est au moins singulier.

Note 15, pages 48-49.

Vers 17275-17491.

Qui legitis flores et humi nascentia fraga
Frigidus, ô pueri, fugite hinc, latet anguis in herbâ.
(Virgile, Egl. III, vers 92.)

Note 16, page 50.

Vers 17308 et suivants. Au lieu de vestés, servés, laborés, honorés, il faudrait vestiés, serviés, laboriés, honoriés, puisque ces quatre verbes sont au subjonctif.

[p.384] Note 17, page 52.

Vers 17344. Taisiés. Ce vers prouve que, pour l'impératif, au début, la forme du subjonctif était au moins aussi usitée que celle de l'indicatif. Le verbe être, avec son impératif sois, soyons, soyez, en est une preuve irréfutable. Nous ajouterons même que ce mode était plus rationnel, car il faut sous-entendre: «Je veux que ...» Ainsi, pour la troisième personne, emploie-t-on le subjonctif: qu'il fasse, qu'ils aillent.

Note 18, pages 54-55.

Vers 17380-17598. Qui custodit os suum, et linguam suam, custodit ab angustiis animam suam.
(Proverb., cap XXI, vers. 23.)

Note 19, pages 60-61.

Vers 17468-17686. Connestable. Ce n'étoit autrefois que le surintendant de tous les domestiques qui avoient soin des écuries du roi. On appeloit cet officier comes stabuli; c'est sous ce titre qu'Aimon, au livre IV de son Histoire, parle d'un Geilon, comte d'Estable de Charlemagne, et au livre III, parlant d'un Lendegisile, qui étoit comte d'Estable de Gontran, roi d'Orléans, dit: Landegisilus, regalium præpositus equorum, quem vulgo vocant comistabilem, d'où est venu le nom de connétable.

Leur autorité s'accrut au point que, sous Hugues Capet, on ne signoit aucunes lettres-patentes auxquelles [p.385] ne fût requise la présence du connétable, ce qui eut lieu sous les rois Robert, Henri Ier, Philippe Ier, Louis-le-Gros et Louis-le-Jeune.

Les connétables ne se bornèrent point à la surintendance des écuries; ils devinrent par leur valeur les lieutenans-généraux de l'armée de nos rois. Le premier qui se distingua le plus dans cette charge fut Matthieu de Montmorency qui, en 1214, contribua beaucoup au gain de la bataille de Bovines. Depuis cette fameuse journée, la charge de connétable devint la première charge de la couronne, et ceux que l'on en honora dans la suite furent regardés comme les lieutenans-généraux de nos rois.

C'est sur cette idée que Nature, dans le Roman de la Rose, se qualifie vicaire et lieutenant du seigneur.

La charge de connétable fut supprimée en 1627, après la mort de François de Bonne, duc de Lesdiguières.

Les empereurs romains eurent des connétables, ou plutôt des préfets du prétoire, à qui nos maires du palais, et après eux nos connétables, ressembloient assez pour le crédit.

On lit dans le panégyrique de l'empereur Trajan qu'après qu'il eut choisi pour son connétable Licinius Sura, il lui dit: Accipito hunc ensem, ut siquidem rectè de republicâ imperatorem, pro me, sin secùs, in me utaris. Ce qui ne se disoit pas sérieusement de la part de ce prince; ce n'étoit qu'un bon mot, ou qu'une vaine formalité de style, qui n'engage jamais.

Jacques VI, roi d'Ecosse, qui avoit peut-être lu ce passage, fit mettre sur le revers de sa monnoie une épée nue avec cette légende: Pro me, si mereor in me. Connétable a été pris aussi pour un maître [p.386] d'hôtel, dapifer. La charge de connétable s'appeloit connétablie. Ce titre se donnoit quelquefois à des officiers qui ne commandoient qu'à un certain nombre de soldats: ces compagnies se nommoient connétablies. (Lantin de Damerey.)

Note 20, pages 60-61.

Vers 17472-17690. Chaîne dorée. Homère a feint que tout l'univers étoit suspendu à cette chaîne. (Iliade, liv. VIII.) (Lantin de Damerey.)

Note 21, pages 60-61.

Vers 17486-17704. La suite naturelle de ce passage semble se trouver au vers 19715-19977:

Ai-ge por home laboré....

où reparaît la suite de cette idée, après un hors-d'œuvre de 2,400 vers qui aurait été intercalé par l'auteur au milieu de son poème.

Note 22, pages 62-63.

Vers 17502-17722. Macrobe, qui avoit mieux examiné le cours des astres que Jean de Meung, dit, dans son Commentaire sur le songe de Scipion, que les planètes et toutes les étoiles retournent au bout de quinze mille ans au point d'où elles étoient parties, et que cette révolution doit véritablement être appelée année.

Cicéron a fixé le cours des astres au jour de la mort [p.387] de Romulus, l'an 32 de Rome, et il prétend que quinze mille ans après ils retourneront d'où ils sont partis. (Macrobius, in Somnium Scipionis, lib. II, cap IX.) (Lantin de Damerey.)

Note 23, pages 62-63.

Vers 17528-17748. Espaisse, épaisse, signifie mat, contraire de limpide; mat, mas, maz, que nous retrouvons plusieurs fois, dans le cours du roman, employé au figuré, signifiait: lourd, épais, abattu, ahuri. On dit encore du pain mat, pour épais, lourd.

Note 24, page 62.

Vers 17530. L'original porte qu'el. Ce mot ne signifie rien ici. Nous l'avons remplacé par que. M. Francisque Michel a, bien entendu, reproduit l'erreur.

Note 25, pages 66-67.

Vers 17584-17806. Les douze maisons du ciel, les douze degrés de la sphère, ce sont les douze signes du Zodiaque.

Note 26, pages 70-71.

Vers 17635-17859. Platon et les autres philosophes ont cru que les astres, dans leur révolution, faisoient un bruit pareil à celui de notre musique, et que le son étant un effet de la répercussion de l'air, par la [p.388] règle qui veut que de la collision violente de deux corps il en résulte un son, il est plus ou moins agréable, selon l'ordre qui est observé dans la percussion de l'air; et comme rien ne se fait tumultuairement dans le ciel, on infère de là que les astres, en faisant leur cours, forment une espèce de concert, parce que le mouvement violent produit nécessairement un son. Ce qui nous empêche de l'entendre, c'est que le son est trop fort. En effet, si les peuples qui habitent le long du Nil n'entendent pas le bruit que fait ce fleuve en roulant ses eaux, il ne faut point être surpris si le bruit que cause la révolution de la sphère est au-dessus de la portée de notre ouïe.

Platon a prétendu que la musique des astres étoit diatonique, parce que, dit-il, il y a trois genres de musique: l'enharmonique, le chromatique et le diatonique. Le chant du premier procède par quarts de tons; les Grecs s'en servoient anciennement, surtout dans le récitatif. Mais la difficulté qu'il y avoit à trouver ces quarts de tons en a fait perdre l'usage, d'autant plus que cette musique ne pouvoit avoir lieu dans l'harmonie. La musique chromatique est une modulation qui procède par le mélange des semi-tons, tant majeurs que mineurs, marqués accidentellement par des dièzes ou par des bémols. On la pratique dans la musique moderne, soit dans la mélodie, soit dans l'harmonie.

La musique diatonique est celle qui procède par des tons pleins, justes et naturels, dont les moindres intervalles sont des semi-tons majeurs, comme il est facile de l'observer dans l'intonation de l'étendue de l'octave, en commençant par la note ut.

La définition de Platon est plus succincte, car il [p.389] se contentoit de dire que le genre enharmonique n'est pas en usage, à cause de son extrême difficulté; que le chromatique a été regardé comme infâme à cause de sa mollesse, d'où il conclut que la musique des astres est diatonique. (Lantin de Damerey.)

Note 27, pages 70-71.

Vers 17661-17885. Nous avons émis l'opinion, à la note 21, qu'il y avait de fortes raisons de croire à l'intercalation postérieure de tout le passage du vers 17486-17705 au vers 19713-19977. Tous ces hors-d'œuvre n'étaient pas toujours éclos d'un seul jet, et l'auteur intercalait souvent de nouvelles inspirations au travers des premières. Tel est le passage compris entre le vers 17661-17885 et le vers 19661-19921:

Ne ne me plaing des élémens.

Note 28, page 74.

Vers 17718.

Vaincuz par mors si meschéans.

M. Francisque Michel, qui traduit cors par cours, partout, sans s'inquiéter si ce mot désigne les cours du ciel, c'est-à-dire les astres errants, ou simplement les corps dispersés dans la nature, comme au vers 17649, par exemple, ne se donne pas plus de peine pour traduire mors. Mais alors il traduit au hasard, selon sa fantaisie, tantôt par mort, tantôt par mœurs, et quand l'orthographe le [p.390] gêne, il la change. Ce n'est pas plus difficile que cela.

Mors veut dire ici mœurs, en latin mores. Mors, en tant que régime, ne peut signifier que morts ou mœurs. Or, l'épithète de meschéans, qu'il traduit par méchante, ne pouvant qualifier que la mort personnifiée, il fallait absolument à M. Francisque Michel un singulier. Donc, au lieu de mors, il écrit mort, meschéant, et, comme conséquence, il change la rime précédente; mais alors, pourquoi n'écrit-il pas chétif et récréant, et laisse-t-il chetis au pluriel et récréant au singulier?

De plus, mort était du féminin, mœurs était encore du masculin, de même qu'en latin, comme le prouve, entre autres, le vers 17744. Il est vrai qu'ici meschéans peut s'appliquer aux deux mots, puisque les participes présents n'avaient pas de féminin au XIIIe siècle; mais meschéant, participe de meschéoir, signifiait: qui a de fâcheuses conséquences, fatal, mauvais, et ce n'est que plus tard qu'il signifia cruel, doué de mauvais instincts. D'un autre côté, au vers 17748, le doute ne devait pas être permis: Tex mors destinées, en dehors du sens, qui est indiscutable, indique que mors, féminin, signifie morts, de sorte que le vers suivant:

Qui tel éur lor ont méu,

se rapporte à destinées. Mais M. Francisque Michel ne s'embarrasse pas pour si peu, et il traduit mors par mœurs, commettant ici un deuxième contre-sens.

Est-il besoin enfin de critiquer la traduction de récréant par cessant d'agir? Récréant, participe de recrere, avait le même sens que recréu. Il signifiait: qui se rend, rendu, abattu.

[p.391] Note 29, pages 76-77.

Vers 17727-17953. Empédocles, philosophe et poëte, de la ville d'Agrigente, en Sicile, désirant qu'on crût qu'il tenoit de la déité et qu'on le tînt comme un dieu après sa mort, quitta adroitement la compagnie avec laquelle il étoit allé sur le mont Etna, le remonta et se précipita dans le volcan. On ne s'aperçut de cet acte de folie que parce qu'on trouva ses pantoufles qui avoient été rejetées à plus de cinquante pas par l'effet d'une irruption. (Lantin de Damerey.)

Note 30, pages 76-77.

Vers 17740-17966. Origènes naquit à Alexandrie, l'an 185 de J.-C, et mourut à Tyr l'an 256. D'autres historiens placent sa mort en l'an 254 ou 252. Il enseigna la théologie aux hommes et aux femmes, et, pour se mettre à l'abri de la calomnie, à cause de sa fréquentation avec le sexe, il se rendit eunuque, prenant trop à la lettre ce qu'a dit J.-C. dans son Évangile, au sujet des eunuques volontaires pour le royaume des cieux. On dit qu'il composa six mille volumes, c'est-à-dire six mille rouleaux. Ce travail immense devoit lui attirer le surnom d'entrailles de fer, à plus juste titre qu'au grammairien Didymus, qui n'avoit fait que trois mille cinq cens volumes. (Lantin de Damerey.)

[p.392] Note 31, pages 80-81.

Vers 17790-18018. Prédestination, terme de théologie. C'est un dessein que Dieu a eu de toute éternité de donner la gloire éternelle à ceux qu'il a choisis. Il y a une prédestination à la grâce qui est toute gratuite; il y en a une à la gloire. Se fait-elle indépendamment des mérites acquis par la grâce, ou n'est-ce que dépendamment de ces mérites? Ce doute partage les théologiens, et chacun s'appuie de l'autorité des Pères, et même de l'Écriture. (Lantin de Damerey.)

Note 32, pages 82-83.

Vers 17927-18054. Fomes. M. Francisque Michel traduit encore ici fomes par fûmes; c'est une grosse erreur. Fûmes ne signifierait absolument rien ici, tandis que faisons s'explique parfaitement. Fomes est mis ici pour faimes. (Voir l'introduction au Glossaire.)

Note 33, page 116.

Vers 18396. L'original est écrit fait. Destrempance veut dire intempérance, trouble, et semble signifier ici plus particulièrement: mauvaise influence, persécution. Aussi n'avons-nous pas hésité à lire fuit, qui nous semble plus rationnel.

[p.393] Note 34, pages 120-123.

Vers 18487-18725. L'original porte recongnoissant. C'est évidemment une erreur, comme le prouvent les deux vers 18550-51—18790-91:

Mès voirs est que ceste ignorance
Lor vient de lor propre nature.

Note 35, page 134.

Vers 18695. M. Francisque Michel sépare desvans en deux mots, et traduit vans par vanneaux. Nous préférons y voir le participe présent de desver, enrager, être furieux, fou. On dit encore dans nos campagnes: faire endéver, pour: faire enrager.

Note 36, pages 136 et 137.

Vers 18724-18968. Alhacen, savant arabe, a écrit sur les crépuscules et fait un traité d'optique. Il vécut vers le XIe siècle. Il est appelé par quelques-uns Alhazon, Alhacen. Il y a encore un autre Alacenus ou Alhazenus, Anglais, dont on a deux traités, l'un De Perspectivâ, et l'autre De Ascensu nubium. Il y a beaucoup d'apparence que c'est de l'Arabe que Jean de Meun fait ici mention. (Lantin de Damerey.)

Note 37, pages 150-151.

Vers 18946-19194. Virent est ici l'indicatif de virer.

[p.394] Note 38, page 152.

Vers 18989. Nous sommes de l'avis de M. Francisque Michel. Il faut lire ici anuieuses, et non anvieuses.

Note 39, page 153

Vers 19250. Le lecteur nous pardonnera d'avoir maintenu sarpes pour serpes.

Note 40, page 154.

Vers 19042. Il faut traduire: «Non autrement que nous dîmes.»

Note 41, pages 158-159.

Vers 19090-19338. Cette réflexion, qui n'a aucun sens dans la bouche de Nature, prouve bien ce que nous disions à la note 21, que ce passage était une intercalation.

Note 42, pages 160-161.

Vers 19117-19367. Habonde; lisez: abunde. C'est le nom d'une fée en qui le peuple avoit eu autrefois beaucoup de confiance. Ce nom lui avoit été donné à cause de l'abondance qu'elle procuroit aux maisons où elle se retiroit. Un passage tiré des œuvres de Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, mettra mieux le lecteur au fait de toutes ces prétendues fées:

[p.395] Nominationes dœmonum ex malignitatis operibus eorundem sumptæ sunt; sicut Lares, ab eo quod laribus præssent; et Penates, eo quod horreis vel penitioribus domorum partibus; Fauni vero, à fatuitate; Satyri, à saltationibus; Joculatores, à jocis; Incubi, à concubitu mulierum, et Succubi, eo quod sub specie mulieris viris se supponunt; Nymphæ vero, fontium deæ; Striges seu Lamiæ, à stridore et laniatione, quia parvulos laniant, et lacessere putabantur, et adhuc putantur à vetulis insanissimis: sic et Dœmon, qui pretextu mulieris, cum aliis de nocte domos et cellaria dicitur frequentare, et vocant eam Satiam, è satietate; et dominam Abundiam, pro abundantia quam eam præstare dicunt domibus quas frequentaverit: hujusmodi etiam dœmones, quas Dominas vocant vetulæ, penès quas error iste remansit, et à quibus solis creditur et somniatur. Dicunt has Dominas edere et bibere de escis et potibus quos in domibus inveniunt, nec tamen consumptionem aut imminutionem eas facere escarum et potuum, maximè si vasa escarum sint discooperta, et vasa poculorum non obstructa eis in nocte relinquantur. Si vero operta vel clausa inveniunt, seu obstructa inde nec comedunt nec bibunt, propter quod infaustas et infortunatas relinquunt, nec satietatem, nec abundantiam eis prætantes. (Voyez Guillaume d'Auvergne, Paris, 1674, t. I, p. 1036, col. 2.) (Lantin de Damerey.)

Note 43, pages 162-163.

Vers 19150-19400. M. Francisque Michel traduit convent par couvent. Evidemment il a traduit le mot sans lire la phrase.

[p.396] Note 44, pages 166-167.

Vers 19228-19480, Comète, espèce de planète qui est au-dessus de la lune, dans la région des planètes. Son corps est solide; elle tire sa splendeur de la lumière du soleil, qu'elle réfléchit. (B. DE C.)

La comète a cela de particulier, qu'elle est accompagnée d'une longue traînée et de certains rayons de lumière toujours opposés au soleil, et qui s'affoiblissent en s'éloignant. Ces rayons sont apparemment réfléchis par le corps de la comète.

Il y a trois sortes de comètes: la barbue, qui est orientale au soleil; la comète à longue queue, qui est occidentale et paroît après le soleil couché; la chevelue, qui se montre lorsque le soleil et la comète sont diamétralement opposés et que la terre est entre deux.

Il y en a une autre qui est sublunaire, et qui n'est qu'un météore et une inflammation de l'air grossier.

Les Romains regardoient les comètes comme les présages des événements sinistres.

Si vero cœlestes minæ terroresve, aut letra renunciarentur prodigia formidinesque vel si terribilis species, aut quid novum et inopinatum oblatum esset, ut cùm duo visi soles, facesve ne cœlo colluxissent, aut crinita sidera insigni novitate vel igneus turbo: his avertendis terroribus piacularibus sacrificiis factis ad placandas iras feriæ indicebantur.

Bayle a solidement réfuté les vains préjugés du peuple à cet égard, et a démontré parfaitement combien est mal fondée la vanité de l'homme, qui s'imagine qu'il ne sauroit mourir sans troubler toute [p.397][p.397] la nature, et sans obliger le ciel à se meure en frais pour éclairer la pompe de ses funérailles. (Pensées diverses sur les comètes.)

Vespasien ne pensoit pas comme le peuple sur cet article. On parloit devant ce prince d'une comète qui paroissoit; il répondit: «Ce phénomène ne me regarde point, moi qui suis chauve, mais plutôt le roi des Parthes.» (Dion, in Vespasio.)

Le cardinal Mazarin, qui avoit l'esprit ferme, fit une réponse plus jolie. Quelqu'un étant veau dire à cette Eminence, qui étoit malade, que l'on avoit aperçu une comète qui faisoit appréhender pour ses jours, il répondit en souriant: La comète me fait trop d'honneur, ce qui revient à la pensée de Jean de Meun:

Ne li princes ne sunt pas dignes
Que li cors du ciel doignent signes
De lor mort plus que d'un autre homme.
(Lantin de Damerey.)

Note 45, pages 176-177

Vers 19395-19653. Robert II, comte d'Artois, surnommé le Bon et le Noble, fut fait chevalier par le roi saint Louis; il mourut à la bataille de Courtray, percé de trente coups de pique, l'an 1302. (Lantin de Damerey.)

Nous ne reproduisons cette note que pour signaler une erreur du savant commentateur. Il s'agit ici de Robert Ier, dit le Vaillant, frère de saint Louis, tué a la bataille de Mansourah. en 1250. (P. M.)

[p.398] Note 46, pages 178-179.

Vers 19418-19676. Il y a longtemps que les poëtes ont acquis ie droit de regretter ces marques utiles de la considération où ils étoient autrefois parmi les grands. Aux termes d'Ovide, on croiroit que le soin de récompenser les poëtes étoit l'objet principal du ministère.

Cura ducum fuerant olim, regnumque poetæ:
Præmiaque antiqui magna tulere chori.
Sanctaque majestas, et erat venerabile nomen,
Vatibus et largæ sæpe dabantur opes.
(De Arte amandi, lib. III, carm. 405.)
(Lantin de Damerey.)

Note 47, pages 178-179.

Vers 10423-19681. Nom d'un ancien château qui a donné le nom aux seigneurs de Lavardin. Il étoit situé près de Vendôme, sur le bord du Loir, vis-à-vis Montoire. Ce mot est mis ici pour la rime, comme beaucoup d'autres dans ce roman. (Lantin de Damerey.)

Note 48, pages 178-179.

Vers 19425-19683. Ennius. Voici l'extrait de la vie de ce poëte par Jérôme Columna: Precipuos vero amicos habuit vicinum duum Galbam, cum quo et deambulare, et frequenter esse consueverat, et M. Fulvium nobiliorem, à cujus filio jam patris instituto studio litteratum [p.399] dedito, ut in Bruto ait Cicero, fuit civitate donatus, cum Triumvir coloniam deduxisset. Sed in oratione pro Archia videtur tanquam de Romana Republica bene meritum in civium numerum adsciri meruisse....

Ad cujus (Ennii) senectutem cum etiam ingens paupertatis malum accessisset, ex animi fortitudine utriusque incommoda sustinebat, ut iis penè oblectari videretur.

Ceci est bien opposé à ce que dit l'auteur du roman.

Note 49, pages 198-199.

Vers 19769-20033. La triple temporalité, c'est-à-dire les trois divisions du temps, le présent, le passé et l'avenir. Cette sublime pensée est rendue avec autant d'énergie que de grandeur. Dieu, dit Jean de Meung, embrasse d'un seul coup d'œil ce qui fut, est et sera, et tout cela n'est pour lui qu'un éclair dans l'éternité.

Note 50, pages 200-201.

Vers 19794-20059. L'original de Méon et la reproduction de M. Francisque Michel portent nostre. C'est évidemment une erreur. Ce mot ne serait dans la bouche du dieu des dieux qu'un non sens.

Note 51, page 204.

Vers 19860. Apaiens est mis ici pour apaions.

[p.400] Note 52, pages 204-205

Vers 19866-20130.

Jam nova progenies cœlo dimittitur alto
Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum
Desinet, ac toto sirget gens aurea mundo.
(Virgile, Eclog. IV, carm. 7.)

Note 53, pages 204-205.

Vers 19871-20135. Albumazar ou Aboazar, Arabe renommé par sa science, vivoit dans le IXe siècle ou dans le Xe. Son livre de la révolution des années l'a fait regarder comme un des grands astrologues de son temps. (Lantin de Damerey.)

Note 54, pages 212-213.

Vers 19997-20263. Ce sont les Belides ou Danaïdes. Elles étoient cinquante sœurs, toutes filles de Danaüs, qui épousèrent leurs cinquante cousins germains, fils d'Egyptus, frère de Danaüs. Ces cruelles femmes, par ordre de leur père qui craignoit d'être détrôné par un gendre, égorgèrent leurs maris la première nuit de leurs noces. La seule Hypermnestre sauva la vie à Lyncée, son époux. Le supplice de ces détestables femmes est de travailler continuellement à remplir une cuve qui n'a point de fond. (Lantin de Damerey.)

[p.401] Note 55, page 214

Vers 20025. Treu, tribut. On disoit aussi tru et treuage, qu'o s'appeloit aussi truage, c'est-à-dire: imposition, subside; et parce que les tributs excessifs qu'on mettoit quelquefois sur les peuples les réduisoient à la mendicité, on appeloit truant celui qui demandoit l'aumône. Faux-SEmblant appelle ainsi les mendiants:

Quant ge voi tous nus ces truans
Trembler sor ces femiers puant.

Les Normands étant plus charges d'impôts que les autres peuples, on disoit: Qui fit Normand, il fit truant. Truander signifie demander l'aumône par pure fainéantise. Trucher, en terme d'argot, signifie la même chose, et trucheur se prend pour truant, et truandaille pour geux ou vaurien. On trouve ce mot employé dans la vieille Bible des Noëls:

Vous me semblez de truandaille
Vous ne logerez point céans.

Qu'il me soit encore permis d'avancer une de ces vérités que l'on regarde comme des paradoxes. C'est que les plus grands impôts sont ceux dont nous supportons volontairement les charges; tels sont ceux inventés par la mode, par la vanité, par le luxe et par la sensualité, les quatre plus grands fléaux du genre humain, dont les lois somptuaires des Romains, et celles que le même esprit de sagesse a dictées à nos rois, n'ont jamais pu réprimer les abus, qui renversent le bon ordre, corrompent les mœurs, ruinent enfin le commerce des Etats les mieux policés. (Lantin de Damerey.)

[p.402] Cet estimable savant, que je me représente affublé dans la robe de son bisaïeul, ne paraît pas comprendre la nature humaine, et son système économique ne fera jamais école, bien certainement. Quant à l'étymologie de trèu, voyez ce mot au Glossaire. (P. M.)

Note 56, pages 214-215.

Vers 20032-20298. M. Francisque Michel traduit ce vers par:

Et pour changer maints caractères.

Pourquoi tant se torturer l'imagination? Cette version ne signifie absolument rien. Muer le corage signifiait: changer le courage, le cœur, et se prenait en bonne et en mauvaise part. Il signifie ici: relever le courage des assaillants et, par contre, jeter l'épouvante parmi les assiégés.

Note 57, page 218.

Vers 20099.

Puis que salués les m'aurois....

Traduction littérale: Lorsque vous me les aurez salués, c'est-à-dire: «Lorsque vous les aurez salués pour moi.» Aurois est mis ici pour la rime au lieu d'aurés.

Note 58, pages 228-229.

Vers 20253-20518. Tables. Ce sont les tablettes sur lesquelles les anciens écrivaient avec un poinçon.[p.403] On dit au figuré et proverbialement: «C'est bien; je l'inscris sur mes tablettes.»

Note 59, page 234.

Vers 20333. Pour la deuxième fois, nous voyons le verbe respondre affecter la conjugaison de répondre. Nous avons déjà signalé cette licence. Toutefois, il nous vient un scrupule. Nous avons pu constater souvent combien maître Jehan de Meung se laissait entraîner à jouer sur les mots. Le calembourg, passez-moi le mot, était son péché mignon. Nous sommes donc revenu de notre opinion première, et nous croyons qu'il ne faut voir dans responnez, au vers 15802, et dans respoigne, autre chose que le subjonctif de respondre, non dans le sens de répliquer, mais d'exposer, expliquer. Ce dernier verbe ne viendrait pas de respondere, mais de re exponere, et sa conjugaison serait identique à celle de répondre, dérivé de re et ponere. Ces trois verbes se confondirent en une seule et même conjugaison par la suite, comme le prouvent nos verbes modernes pondre et répondre. (Voyez l'introduction au Glossaire.)

Note 60, pages 234-235.

Vers 20335-20603. Devin. Nous avons conservé ce mot pour laisser au vers sa physionomie originale et subsister le jeu de mots; mais aujourd'hui le sens nous échappe. C'est encore une malice de Jehan de Meung et même, jusqu'à un certain point, une satire virulente contre la subtilité du clergé en matière de dogmes. N'oublions pas que devin signifiait[p.404] à la fois devin, dans le sens qu'il a conservé, et théologien. (Voyez la note 23, tome III.) Le véritable sens de ce passage, voilé sous une fine ironie, serait plutôt: «Je laisse les théologiens s'user à débrouiller cette énigme, s'ils le peuvent, car ils s'épuisent en vains efforts.» Aussi avions-nous traduit tout d'abord:

A l'Église laissons le soin,
S'elle peut, d'éclaircir ce point.

Toute réflexion faite, nous avons conservé le mot devin.

Note 61, pages 234-235.

Vers 20359-20627. Orphéus, fils d'Apollon et de Calliope, ou, selon d'autres mythologistes, d'Æagre, fleuve de Thrace, et de la muse Polymnie. Après la perte de sa chère Eurydice, qu'une curiosité déplacée empêcha de revoir la lumière, grâce singulière que les talens de son mari avoient obtenue de Pluton et de Proserpine, Orphée conçut pour le sexe un si grand dégoût, qu'il ne voulut plus entendre parler des femmes. On dit que ce fut lui qui apprit aux peuples de Thrace à mépriser les femmes pour les garçons, et qu'il fut le premier auteur d'un amour si détestable. Les Bacchantes, piquées du mépris qu'Orphée avoit inspiré pour elles aux hommes, le déchirèrent de leurs propres mains. Bacchus, en l'honneur de qui ce poëte avoit célébré plusieurs orgies, ne laissa point ce crime impuni: il changea en arbres ces femmes parricides. (Lantin de Damerey.)

[p.405] Note 62, pages 238-239.

Vers 20417-20683. M. Francisque Michel traduit secorciez par secouez. C'est une erreur d'inadvertance. (Voyez le Glossaire.)

Note 63, page 246.

Vers 20528. M. Francisque Michel traduit soef par doucement. C'est une erreur. Soef n'est pas adverbe ici, mais subtantif. Il signifie la soif.

Note 64, page 248.

Vers 20581.

Tous les me dist, onc puis ne sis....

Traduction littérale: Tous elle nie les dit et depuis ne restai pas assis, c'est-à-dire: «Je n'y tins plus, et j'accourus.»

Note 65, pages 260-261.

Vers 20762-21036. Grant péchiê, etc.... L'Amant de la Rose nous dit, au vers 22188, et nous devons l'en croire, que

Por cincq cenz fois cent mile livres

il n'aurait pas voulu souffrir une opération semblable à celle que le chanoine Fulbert fit éprouver au mari d'Héloise. On trouve peu de personnes qui entendent raillerie sur cet article; tous ceux cependant à qui ce malheur est arrivé n'en ont pas été dédommagés [p.406] aussi avantageusement qu'auroit voulu l'être notre amant.

La loi des Lombards, livre I, titre 7, article 18, s'explique ainsi sur les dommages que peut prétendre un pauvre mutilé:

Si quis alium præsumptivè suâ sponte castraverit, et ei ambos testiculos amputaverit, juxtà conditionem componat, si virgam absciderit similiter.

Par la loi des Allemands, on payoit pour l'opération entière quarante sous, et vingt sous pour la moitié.

Les Anglois, au titre 5 de leurs lois, condamnoient, à proportion de la qualité de la personne mutilée, le criminel à quatre cents sous ou à cent sous.

Les Juifs punissoient ce crime par la peine du talion.

Ce que fait dire Jehan de Meun à Genius touchant les défauts de ceux qui ont souffert cette mutilation, soit par la malice des hommes, ou par un zèle mal entendu de leur part, se trouve bien combattu par les exemples d'Origène et de Photius, d'Abelard et de Combalus, chez lesquels cet accident n'a fait aucun préjudice aux dons naturels de l'âme. (Dict. de Bayle, art. de Henri IV.) (Lantin de Damerey.)

Note 66, page 260.

Vers 20764. Je n'ai trouvé ces vers que dans un manuscrit portant la date de 1330.

Si m'aïst Diex et saint Yvurtre,
Je le prise poi mains de murtre,
Car cis n'ocist qu'une personne
D'un cop mortel qui plus n'en donne,
[p.407] Mès li fel qui les coilles trenche,
L'engendrement d'enfans estanche,
Dont les ames sont si perdues
Que ne puéent estre rendues
Ne par miracle, ne par pene.
Ceste perte est par trop vilene,
Et est si vilainne l'injure,
Que tant cum li escoillés dure,
Tous jors mès procurra haïne
Au massecrier et ataïne,
Ne ne puet de cuer pardonner,
Ains desire guerredonner:
Si l'estuet en pechié morir,
Et en enfer l'ame corir.
(MÉON.)

Note 67, page 267.

Vers 21135. Toutes gens ne doit pas être pris dans le sens restreint qu'il possède aujourd'hui. Toutes gens signifie à la fois la gent humaine et la gent animale, en un mot tous les êtres.

Note 68, page 271.

Vers 21225. Drap lange. Nous avons cru pouvoir conserver à ce mot son sens primitif: Drap de laine.

Note 69, pages 288-289.

Vers 21244-21518. Charboucle, pierre précieuse qu'on dit être aussi brillante qu'un charbon allumé. C'est le piropus des Latins; Ovide ne l'a point oublié dans la belle description qu'il fait du palais du soleil, au livre II des Métamorphoses.

[p.408] Pline, au livre XXXVII, chap. 7, de son Histoire naturelle, quoiqu'il donne volontiers dans le merveilleux, prétend que ce que l'on dit de l'escarboucle est fabuleux, et que ce n'est autre chose qu'un gros rubis ou grenat rouge, brun et foncé, tirant sur le sang de bœuf.

On croyoit autrefois que l'escarboucle venoit d'un dragon.

Un historien a écrit que le roi de Pégu n'avoit d'autre lumière pendant la nuit que son escarboucle, qui rendoit un éclat aussi vif que celui du soleil. (Lantin de Damerey.)

Note 70, pages 290-291.

Vers 21282-21556.

..... Ne quelque partie
Par quoi puist estre ore partie.

Traduction littérale: «.....Ni quelque partie (de temps ou d'espace) par quoi puisse être une heure partagée.» C'est-à-dire: «Sans qu'on puisse diviser ce jour en heures ni en minutes ou fractions d'heures, puisqu'il est éternel.»

Or, M. Francisque Michel traduit ore par maintenant. Il a probablement traduit le mot sans lire la phrase, car il nous a été impossible d'y adapter une interprétation acceptable.

Note 71, pages 294-295.

Vers 21332-21608. Voyez la note 98 du tome III. Ici c'est Dieu qui serait le juge suprême au tribunal d'appel.

[p.409] Note 72, page 302.

Vers 21454. Estaches, poteaux, pieux servant à faire clôture. Il vient du latin estacha ou stacha: postis, palus, paxillus, pieu.

Guillaume Guiard en parle dans son Histoire de France:

A douloüeres et à hasches
Vont desrompant piex et estaches.

Estachamentum étoit l'enceinte fermée de pieux; c'est de là que vient estacade, qui est une palissade faite avec des pieux enfoncés dans la terre, particulièrement dans des eaux, pour empêcher le passage ou pour fermer l'entrée d'un pont. (Lantin de Damerey.)

Le lecteur est prié de se reporter au Glossaire.

Note 73, page 306.

Vers 21532. Il est probable que le passage compris entre crochets, du vers 21533 au vers 21578, est une addition postérieure, assez mauvaise du reste.

Note 74, pages 310-311.

Vers 21590-21874. Tout le passage suivant, placé entre crochets, du vers 21591-21875 au vers 22004-22296, a été évidemment intercalé après coup.

Note 75, pages 310-311.

Vers 21593-21877. Pygmalion, Apollodore, Arnobe [p.410] et M. Bayle en font un roi de Cypre, qui fut fondateur de la ville de Carpasia.

D'autres auteurs le confondent avec Pygmalion, qui tua Sichée, mari de Didon, pour avoir les trésors que ce prince avoit amassés.

Ces mêmes auteurs ajoutent que la débauche des Propétides lui ayant inspiré du dégoût pour toutes les femmes, il se retira dans une solitude où il s'occupa à la sculpture.

Que le fondateur de Carpasia soit le même que le meurtrier de Sichée, ou que ces deux princes soient des personnes différentes, cela fait peu pour notre roman. Quoi qu'il en soit, Pygmalion, dégoûté des femmes, résolut de passer ses jours dans le célibat; mais, ayant taillé une statue d'ivoire d'une beauté parfaite, il devint amoureux de son ouvrage. Vénus, touchée des feux du statuaire, anima cette figure insensible, dont il eut dans la suite un fils appelé Paphus, qui donna son nom à l'isle de Paphos. (Ovid., Métamorph., lib. 10.) (Lantin de Damerey.)

Note 76, pages 310-311.

Vers 21609-21893. Lavinie, femme d'Enée.

Note 77, pages 318-319.

Vers 21726-22014. Vair, fém. vaire. C'étoit une fourrure blanche et bleue, dont les rois usoient en France. Les présidents en mettoient sur leurs manteaux et les conseillers sur leurs robes, ce qui a eu lieu jusqu'au XVe siècle. Cette fourrure étoit faite de [p.411] la peau d'une espèce d'écureuil que l'on appeloit aussi vair et en latin sciurus. Cette peau étoit blanche par dessous et colombine par dessus. On la diversifioit en grands et en petits carreaux, qu'on appeloit grand vair et petit ou menu vair. On lui avoit donné le nom de penne ou panne, parce que ces fourrures étoient composées de plusieurs pièces ou peaux cousues ensemble, comme les pans d'un habit.

Quelques auteurs ont prétendu que le vair n'étoit que la seconde fourrure, ou peau et penne, dont on doubloit les habits des grands seigneurs. On l'appelle vair, à variis coloribus. L'hermine étoit la première des fourrures.

Vair, en terme de blason, est une fourrure faite de plusieurs petites pièces d'argent et d'azur, à peu près comme une cloche de melon ou comme un U. Cependant les armes de la maison de Bauffremont sont vairées d'or et de gueule.

Le vair est ordinairement de quatre tires ou rangées, et le menu vair est de six. (Lantin de Damerey.)

Voir la note 16 du tome I.

Note 78, page 318.

Vers 21729. Cendaus, pluriel de cendal. C'étoit une étoffe fort estimée chez les anciens: on en faisoit les bannières. Le cendal étoit une espèce de camelot; il y en avoit du rouge et du blanc; il y avoit aussi des cendaux de soie, qui étoient la même chose que nos taffetas.(Lantin de Damerey.)

[p.412] Note 79, pages 322-323.

Vers 21777-22067. Houzeaux, espèces de bottines. Les unes avoient la tige simple; d'autres avoient un soulier qui étoit quelquefois à poulaine, avec un long bec recourbé en haut. On appeloit aussi houseaux des heuses, qui étoient des surbottes.

Il y a apparence que les houseaux étoient la chaussure des Parisiens, par ce que Jean de Meung dit ici de la manière dont Pygmalion habilla sa statue.

On disoit quitter les houseaux, pour faire entendre qu'une personne étoit morte. Aux Chroniques de Moustrelet, tome I, pour l'année 1422, on lit: «que lorsque Henri V, roi d'Angleterre, qui mourut à Paris, eut été enterré à Abbeville, Messire Sarrazin d'Arly, oncle maison, s'il ne sçavoit rien de la mort du roy d'Angleterre. Il dit que oui, et qu'il l'avoit veu en Abbeville, en l'église de St-Offram, et lui raconta comment il étoit habillé. Adonc Messire Sarrazin lui demanda par sa foi s'il l'avoit bien advisé; et répondit que oui. Or, me dis par ton serment s'il avoit point ses houzeaux chaussez?—Ah! Monseigneur, ce dit-il, nenny.—Par ma foy, ce dit Messire Sarrazin, beaulx amis, jamais ne me croyez s'il ne les a laissez en France.» Au lieu de: quitter les houseaux, l'on dit proverbialement quitter la perruque, pour: mourir. (Lantin de Damerey.)

Note 80, pages 324-325.

Vers 21835-22125. Cornouaille. C'est, selon Barbazan, [p.413] le cornouiller, arbre dont on faisoit des chalumeaux et autres instrumens de musique:

Li chalemel de cornouaille.
(Ovide, manuscrit cité par Borel.)

Je ne sais si c'est bien entendre le passage du Roman de la Rose que de prendre cornouaille pour un arbre, plutôt que pour la province d'Angleterre qui porte ce nom, ou pour la ville de Cornouaille, aujourd'hui Quimper-Corentin, qui est en basse Bretagne. Comme les Bretons sont fort renommés pour leurs danses, peut-être faisoit-on chez eux des instrumens pour les exciter à danser.

Ceux qui ont fait mention du cornouiller n'en parlent que comme d'un bois propre à faire des armes.

Et bena bello cornus,

dit Virgile au livre II des Géorgiques.

Les javelots des Romains étoient faits de cornouiller, dont le bois est fort dur. Apparemment que ceux des Grecs étoient de la même matière, puisqu'Homère, dans l'ode qu'il adresse à Mercure, lui dit: Oui, par ce dard fait de cornouiller, je publierai vos louanges. (Lantin de Damerey.)

Note 81, pages 344-345.

Vers 22128-22422.

Omnia vincit amor, et no cœdamus amori.
(Virgil., Éclog. X, carm. 69.)

[p.414] Note 82, pages 348-349.

Vers 22192-22486. Tout le passage suivant, entre crochets, du vers 22193-22487 au vers 22378-22670, doit être considéré comme une intercalation, assez inutile du reste, voire même ridicule.

Note 83, pages 350-351.

Vers 22240-22534.

Quum le submoveant, qui testamenta merentur
Noctibus, in cœlum quos evehit optimia summi
Nunc via processus, vetulæ vesîta beatæ?
Unciolam Proculeius habet, sed Gillo deuncem,
Partes quisque suas, ad mensuram inguinis heres.
(D. Juvenal, Sat. I, v. 37.)
(Francisque Michel.)

Note 84, pages 352-353.

Vers 22244-22538. On chercherait vainement, dans la collection des œuvres d'Ovide, le passage auquel Jean de Meung fait ici allusion. Il appartient au livre II d'un poème faussement attribué au chantre des Métamorphoses et publié, sous le titre de Vetula, par Goldast, dans un volume intitulé: Ovidii Nasonis Pelignensis erotica et amatoria opuscula, etc. Franfurti, typis Wolffrangi Richteri ... anno MDCX, in 80. Voyez liv. II, chap. XXXI-XLI, pag. 152-161. Le lecteur curieux de savoir à qui l'on peut attribuer cette composition, dont il existe un manuscrit du XIIe siècle à la bibliothèque de Montpellier (fonds [p.415] Bouhier, E, 56), trouvera tous les renseignements désirables dans la notice littéraire sur Ovide, tome VIII, pages 380-382, des œuvres complètes de ce poète publiées dans la collection Lemaire. (Francisque Michel.)

Note 85, pages 368-369.

Vers 22505-22803. Il nous a été impossible de reproduire ici le double sens de rains, qui veut dire à la fois reins et rameaux.

Note 86, pages 370-371.

Vers 22552-22830. Fis veut dire ici: assuré, fidèle, pluriel de fit ou fid, dérivé de fidum. On peut donc traduire ce vers de deux façons: 1° mais j'étais alors si assuré, j'y allais de si grand cœur; 2° mais je lui avais été jusqu'alors si fidèle. Enfin nous devons noter la version de Méon, que nous n'avons pas cru devoir conserver. Il écrit le vers ainsi:

Mais de tant fui-ge bien; lors fis
C'onques nul mal gré ne m'en sot....

que l'on peut traduire ainsi:

Mais bien m'en trouvai; je sus faire
Que nul mauvais gré ne m'en sût....

Enfin nous parlerons une dernière fois de l'édition de M. Francisque Michel. Il adopte la version que nous avons suivie pour notre traduction, et met deux points après lors fis. Le sens se terminant à la fin de ce vers, force à traduire à peu près: Mais je n'y pris point garde.

[p.416]Nous n'aurions, à la rigueur, aucune objection à faire si l'éditeur ou l'imprimeur n'avait supprimé 40 vers, par inadvertance, car comment expliquer:

Mès de tant fui-ge bien lors fis:
Qui des amans les roses garde,
Moult en fait ores bone garde.

Évidemment c'est l'imprimeur qui a passé toute une page par mégarde; mais nous ne nous expliquons pas la légèreté de l'éditeur qui laisse subsister de pareilles négligences. Nous en sommes à nous demander s'il relisait ses épreuves, car ce n'est pas malheureusement la seule faute de ce genre que nous ayons relevée dans le cours de l'ouvrage.

Et, chose singulière, l'erreur se produit toujours de la même façon. Les vers passés sont rajoutés plus loin. Ici la faute est impardonnable, car ce sont les 40 vers oubliés qui viennent terminer le Roman d'une manière aussi ridicule qu'imprévue.

Note 87, pages 372-373.

Vers 22580-22882. Ici se termine, dans la plupart des manuscrits, le Roman de la Rose. Le passage suivant est évidemment postérieur.


[p.417]

TABLE DES MATIERES

CHAPITRE XCI.—Du vers 16553 au vers 16850.2

Comment Nature la subtille
Forge toujours ou filz ou fille,
Affin que l'humaine lignye
Par son deffaut ne faille mye.

CHAPITRE XCII.—Du vers 16851 au vers 16954.20

Comment le bon paintre Zeuxis
Fut de contrefaire pensis
La très-grant beaulté de Nature,
Et à la paindre mist grant cure.

CHAPITRE XCIII.—Du vers 16955 au vers 17062.26

Comment Nature la déesse
A son bon prestre se confesse,
Qui moult doulcement luy enhorte
Que de plus plourer se déporte.

CHAPITRE XCIV.—Du vers 17063 au vers 17220.34

Cy dit, à mon intention,
La meilleure introduction
Que l'en peut aux hommes apprendre,
Pour eulx bien garder et deffendre
Que nulles femmes leurs maistresses
Ne soyent quant sont jangleresses.

[p.418] CHAPITRE XCV.—Du vers 17221 au vers 17412.44

Comment le fol Mary couart
Se met dedans son col la hart,
Quant son secret dit à sa Fame,
Dont pert son corps, et elle s'ame.

CHAPITRE XCVI.—Du vers 17413 au vers 17724.56

Entendez icy par grant cure
La confession de Nature.

CHAPITRE XCVII.—Du vers 17725 au vers 18300.76

Comment Nature se plaint cy
Des deuils qu'ils firent contre luy.

CHAPITRE XVCIII.—Du vers 18301 au vers 19296.110

Comment, par le conseil Themis,
Deucalion tous ses amis,
Luy et Pyrra la bonne dame,
Fit revenir en corps et ame.

CHAPITRE XCIX.—Du vers 19297 au vers 20028.170

Comment Nature proprement
Devise bien certainement
La vérité, dont gentillesse
Vient et en enseigne l'adresse.

CHAPITRE C.—Du vers 20029 au vers 20136.214

Cy est comme dame Nature
Envoye à Amours par grant cure,
Genius pour le salouer,
Et pour maints courages muer.

CHAPITRE CI.—Du vers 20137 au vers 20206.222

Comment damoiselle Nature
Se mist pour forgier à grand cure
En sa forge présentement;
Car c'estoit son entendement.

[p.419] CHAPITRE CII—Du vers 20207 au vers 20408.226

Comment presche par très-grant cure
Les commandemens de Nature
Le vaillant prestre Genius,
En l'ost d'Amours, present Venus;
Et leur fait à chascun entendre
Tout ce que Nature veult tendre.

CHAPITRE CIII—Du vers 20409 au vers 20811.228

Ce fort excommuniement
Met Genius sur toute gent
Qui ne se veullent remuer
Pour l'espece continuer.

CHAPITRE CIV.—Du vers 20812 au vers 21428.262

Comment Jupiter fist preschier
Que chascun ce qu'avoit plus chier
Prenist, et en fist à son grè
Du tout et à sa voulenté.

CHAPITRE CV.—Du vers 21429 au vers 21590.300

Venus se recoursa devant
Ainsi que por cuillir le vent,
Et ala plus-tost que le pas
Au chastel, mais n'i entra pas.

CHAPITRE CVI.—Du vers 21591 au vers 21692.310

Cy commence la fiction
De l'ymage Pygmalion.

CHAPITRE CVII.—Du vers 21693 au vers 22048.316

Comment Pygmalion demande
Pardon, en présentant l'amande
A son ymage, des paroles
Qu'il dit d'elle, qui sont trop foles.

[p.420] CHAPITRE CVIII.—Du vers 22049 au vers 22500.340

Comment ceulx du chastel yssirent
Hors, aussi-tost comme ils sentirent
La chaleur du brandon Venus,
Dont aucuns jousterent tous nudz.

CHAPITRE XIC.—Du vers 22501 au vers 22608.368

La conclusion du Rommant
Est, que vous voyez cy l'Amant
Qui prent la Rose à son plaisir,
En qui estoit tout son désir.

FAUTES A CORRIGER376

NOTES377

[p.421]


FIN DU TOME QUATRIÈME

DU

ROMAN DE LA ROSE

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