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Le roman de la rose - Tome IV

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NATURE A GENIUS

Genius, li bien emparlés,
En l'ost au Dicx d'Amors alés...
Et ge m'en voi endementiers,
Dist Genius, plus que le cors...
(Pages 214 et 220,
vers 20033 et 20126.)

C


Cy est comme dame Nature
Envoye à Amours par grant cure,
Genius pour le salouer,
Et pour maints courages muer[56].


Genius li bien emparlés,
En l'ost au diex d'Amors alés,
Qui moult de moi servir se paine,
Et tant m'aime, g'en sui certaine,
Que par son franc cuer débonnaire
Plus se vuet vers mes euvres traire
Que ne fait fer vers aïmant,
Dites-li que salus li mant

Le prêt fait par un usurier!20277
Mais il est toujours droiturier;
Aussi redoutez sa colère,
Vous à qui la vertu n'est chère!
Sans mentir, sur tous les péchés
Dont ces vilains sont entachés
Je passe; que Dieu s'en arrange,
S'il veut, les punisse et me venge.
Mais de ceux dont Amour se plaint,
Car ce n'est pas certes en vain
Qu'Amour m'adresse sa prière,
Moi-même devant vous, mon père,
Céans autant que je le puis
M'en plains et m'en dois plaindre, puis-
Que le tribut ils me refusent
Que tous m'ont dû (qu'ils ne s'abusent!),
Toujours me doivent et devront,
Mes outils tant qu'ils recevront.

C


Ci voit-on comme vers Amour
Nature délègue ce jour
Génius, pour qu'il le salue
Et tous les courages remue[56b].


Génius, qui si bien parlez,
En l'ost du Dieu d'Amour allez,
Qui moult de me servir se peine
Et tant m'aime, j'en suis certaine,
Que son cœur débonnaire et franc,
Plus que le fer ne fait l'aimant,
Toujours vers mes œuvres se tire.
Adonc vous daignerez lui dire

Et à dame Venus m'amie,20041
Puis à toute la baronnie,
Fors solement à Faus-Semblant,
Por qu'il s'aut jamès assemblant
Avec les felons orguilleus,
Les ypocrites perilleus
Desquex l'escriture recete
Que ce sunt li pseudo-prophete.
Si r'ai-ge moult soupeçonneuse
Astenance d'estre orguilleuse,
Et d'estre à Faus-Semblant semblable,
Tout semble-ele humble et charitable.
Faus-Semblant, se plus est trovés
Avec tiex traïstres provés,
Jà ne soit en ma saluance,
Ne li, ne s'amie Astenance,
Trop sunt tex gens à redouter;
Bien les déust Amors bouter
Hors de son ost, s'il li pléust,
Se certainement ne séust
Qu'il li fussent si nécessaire,
Qu'il ne péust sans eus riens faire;
Mès s'il sunt advocaz por eus
En la cause as fins amoreus,
Dont lor mal soient alegié,
Cist barat lor pardone-gié.
Alés, Amis, au diex d'Amors
Porter mes plains et mes clamors,
Non pas por ce qu'il droit m'en face,
Mès qu'il se conforte et solace
Quant il orra ceste novele
Qui moult li devra estre bele,
Et à nos anemis grevaine,
Et laist ester, ne li soit paine,

Que Nature tous ses saluts20307
Lui mande, et à dame Vénus
En même temps, ma douce amie,
Puis à toute la baronnie,
Fors seulement à Faux-Semblant,
Puisqu'il va toujours s'assemblant
Avec la gent fourbe, envieuse,
Félonne, hypocrite, orgueilleuse,
Ceux qu'appellent nos saints écrits:
Les faux prophètes, les maudits.
Abstinence aussi je soupçonne
D'être orgueilleuse et moult félonne,
Avec son air humble et dolent,
En tout semblable à Faux-Semblant.
Pour eux n'est pas ma révérence,
Ni lui ni sa mie Abstinence,
S'ils sont encor tous deux trouvés
Avec tels mécréants prouvés;
Car telle gent trop je redoute.
J'aimerais mieux qu'Amour sans doute
Les chassât de l'ost sans merci;
Mais je sais trop combien aussi
Lui est ce couple nécessaire,
Puisqu'il ne peut sans eux rien faire.
Mais dès qu'ils soutiennent tous deux
La cause des fins amoureux,
Qui peut par eux devenir bonne,
Toute leur fourbe leur pardonne.
Allez, Ami. Au Dieu d'Amour
Portez mes plaintes sans séjour,
Non pas pour que droit il m'en fasse,
Mais pour que sa douleur s'efface
Quand cette nouvelle ouïra,
Qui moult belle être lui devra

Le souci que mener l'en voi.20075
Dites-li que là vous envoi
Por tous ceus escommenier
Qui nous vuelent contrarier,
Et por assodre les vaillans
Qui de bon cuer sunt travaillans
As rieules droitement ensivre
Qui sunt escrites en mon livre,
Et forment à ce s'estudient
Que lor lignage monteplient,
Et qui pensent de bien amer,
Car ges doi tous amis clamer
Por lor ames metre en délices,
Mès qu'il se gardent bien des vices
Que j'ai ci-devant racontés,
Et qu'il facent toutes bontés.
Pardon qui lor soit soffisans
Lor donnés, non pas de dix ans,
Nel' priseroient ung denier;
Mès à tous jors pardon plenier
De trestout quanque fait auront,
Quant bien confessé se seront.
Et quant en l'ost serés venus
Où vous serés moult chier tenus,
Puis que salués les m'aurois[57],
Si cum saluer les saurois,
Publiés-lor en audience
Cest pardon et ceste sentence
Que ge voil que ci soit escrite.

L'Acteur.

Lors escrit cil, et cele dite,

Et pour ses ennemis fâcheuse,20341
Et qu'il calme sa peine affreuse
Tantôt et son mortel souci.
Dites-lui que vient mon ami
Pour que tous il excommunie
Ceux qui lui font telle avanie
Et pour absoudre les vaillants,
Qui de bon cœur sont travaillants
A droitement les règles suivre
Qui sont écrites en mon livre,
Et ne cessent d'étudier
Leur lignage à multiplier,
A bien aimer toute leur vie.
D'eux je dois me clamer l'amie
Pour mettre en délices leurs cœurs.
Mais qu'ils se gardent des laideurs
Que j'ai ci-devant racontées,
Et soient d'eux les vertus goûtées.
Donnez-leur pardon suffisant,
Non pas de dix ans seulement,
Car ils ne le priseraient guère,
Mais absolution plénière
De tout ce que fait ils auront,
Quand bien confessés se seront.
Puis à l'ost, dès votre arrivée,
Qui sera moult chère trouvée,
Lorsque salués les aurez,
Comme les aurais salués,
Publiez-leur en audience
Le pardon avec la sentence
Que vous allez mettre en écrit.

L'Auteur.

Lors elle dicte et il écrit.

Puis la séelle, et la li baille,20105
Et li prie que tost s'en aille;
Mès qu'ele soit ainçois assoste
De ce que son penser li oste.
Si-tost cum ot esté confesse
Dame Nature la déesse,
Si cum la loi vuet et li us,
Li vaillans prestres Genius
Tantost l'assot, et si li donne
Penitence avenant et bonne
Selonc la grandor du meffait
Qu'il pensoit qu'ele éust forfait:
Enjoint-li qu'ele demorast
Dedens sa forge et laborast,
Si cum ains laborer soloit
Quant de neant ne se doloit,
Et son servise adès féist
Tant qu'autre conseil i méist
Li rois qui tout puet adrecier,
Et tout faire et tout depecier.

Nature.

Sire, dist-ele, volentiers.

Genius.

Et ge m'en voi endementiers,
Dist Genius, plus que le cors,
Por faire as fins amans secors,
Mès que désafublés me soie
De ceste chasuble de soie,
De cest aube et de cest rochet.

L'Acteur.

Lors va tout pendre à ung crochet,

Puis le pli scelle et le lui baille20373
Nature, et dit qu'il s'en aille,
Mais requiert absolution,
S'elle fait quelque omission.
Sitôt qu'eût fini sa confesse
Dame Nature la déesse,
Comme la loi veut et les us,
Le vaillant prêtre Génius
Tantôt l'absout et puis lui donne
Pénitence avenante et bonne,
Selon la grandeur du méfait
Qu'il estime qu'elle a forfait.
Il lui dit qu'elle est toute quitte
Si dans sa forge tout de suite
Elle retourne travailler,
Comme avant, sans plus larmoyer,
Et si toujours fait son service,
Jusqu'à ce que l'en affranchisse
Le roi qui peut tout redresser
Et tout faire et tout dépecer.

Nature.

Moult volontiers, sire, dit-elle.

Génius.

Or je m'en vais à tire d'aile,
Dit Génius, pendant ce temps
Porter secours aux fins amants;
Mais il faut que me désaffuble
De cette soyeuse chasuble,
De cette aube et de ce rochet.

L'Auteur.

Lors va tout pendre à un crochet,

Et vest sa robe seculiere20133
Qui mains encombreuse li ere,
Si cum il alast karoler,
Et prent eles por tost voler.

CI


Comment damoiselle Nature
Se mist pour forgier à grand cure
En sa forge présentement;
Car c'estoit son entendement.


Lors remaint Nature en sa forge,
Prent ses martiaus, et fiert et forge
Trestout ausinc comme devant:
Et Genius plus tost que vent
Ses eles bat, et plus n'atent,
En l'ost s'en est venus atant.
Mès Faus-Semblant n'i trova pas,
Partis s'en iert plus que le pas
Dès-lors que la Vielle fu prise,
Qui m'ovri l'uis de la porprise,
Et tant m'ot fait avant aler,
Qu'à Bel-Acueil me loit parler.
Il n'i volt onques plus atendre,
Ains s'enfoï sans congié prendre.
Mès sans faille, c'est chose atainte,
Il trueve Astenance-Contrainte
Qui de tout son pooir s'apreste
De corre après à si grant heste,
Quant el voit li prestre venir,
Qu'envis la péust-l'en tenir:
Car o prestre ne se méist,
Por quoi nus autres la véist,

Et vêt sa robe séculière,20401
Moult plus commode et moins sévère,
Comme s'il allait karoler,
Et prend des ailes pour voler.

CI

Comment damoiselle Nature
Se mit pour forger à grand' cure
En sa forge présentement,
Car c'était son commandement.


Lors rentre Nature en sa forge,
Prend ses marteaux, et frappe et forge
Avec ardeur, comme devant.
Génius, plus prompt que le vent,
Des ailes bat sans plus attendre
Et dans l'ost est venu descendre.
Mais Faux-Semblant n'y trouva pas
Qui tôt, plus vite que le pas,
S'enfuit, quand la Vieille fut prise,
Qui m'avait ouvert par surprise
L'huis du pourpris et fait aller
A Bel-Accueil pour lui parler;
Oncques n'y voulut plus attendre
Et décampa, sans congé prendre.
Mais céans encore, il paraît,
Contrainte-Abstinence restait,
Qui de tout son pouvoir se hâte
De courre après, en si grand' hâte,
Lorsque voit le prêtre venir,
Qu'à peine on l'eût pu retenir,
Car elle craint d'être aperçue
Par aucun prêtre entretenue,

Genius, sans plus terme metre,
S'est lors, por miex lire la letre
Selon les faiz devant contés,
Sor ung grant eschafaut montés.
(Page 224, vers 20193.)

Qui li donnast quatre besans,20163
Se Faus-Semblant n'i fust présens.
Genius, sans plus de demore
En icele méismes hore,
Si cum il dut, tous les saluë;
Et l'achoison de sa venuë,
Sans riens metre en obli, lor conte.
Ge ne vous quier jà faire conte
De la grant joie qu'il li firent,
Quant ces noveles entendirent,
Ains voil ma parole abregier
Por vos oreilles alegier:
Car maintes fois cis qui préesche,
Quant briefment ne se despéesche,
En fait les auditeurs aler,
Par trop prolixement parler.
Tantost li diex d'Amors afuble
A Genius une chasuble;
Anel li baille, et croce et mitre,
Plus clere que cristal ne vitre;
Ne quieren: autre parement,
Tant ont grant entalentement
D'oïr cele sentence lire.
Venus qui ne cessoit de rire,
Ne ne se pooit tenir coie,
Tant par estoit jolive et gaie,
Por plus enforcier l'anatesme,
Quant il aura finé son tesme,
Li met où poing ung ardant cierge
Qui ne fu pas de cire vierge.
Genius, sans plus terme metre,
S'est lors, por miex lire la letre
Selonc les faiz devant contés,
Sor ung grant eschafaut montés;

Lui donnât-on triple besant,20431
Si Faux-Semblant n'est là présent.
Génius, sans plus de demeure,
Comme il le devait, et sur l'heure,
Les salue avec onction
Et de sa course la raison,
Sans rien mettre en oubli, leur conte.
Je ne veux pas vous faire conte
(Mais veux ma parole abréger
Pour vos oreilles soulager)
Du grand soulas que tous lui firent
Quand ces nouvelles entendirent.
Car pour prolixement parler,
S'en fait les auditeurs aller
Souventes fois celui qui prêche,
Quand brèvement ne se dépêche.
Dieu d'Amours affuble, sans plus,
D'une chasuble Génius;
Anneau lui baille, et crosse et mitre
Plus clairs que cristal ni que vitre,
Sans chercher autre parement,
Tant est grand leur empressement
D'ouïr cette sentence lire.
Vénus, qui ne cesse de rire
Et son corps ne peut tenir coi,
Adorable dans son émoi,
Pour plus renforcer l'anathême,
Quand il aura fini son thême.
Au poing lui met un cierge ardent,
De cire vierge? Non, vraiment.
Génius, sans plus terme mettre,
S'est lors, pour mieux lire la lettre,
Selon ce que vous ai conté,
Sur un grand échafaud monté.

Et li barons sistrent par terre,20197
N'i voldrent autres sieges querre;
Et cil sa chartre lor desploie,
Et sa main entor soi tornoie,
Et fait signe, et dist que se taisent;
Et cil cui les paroles plaisent,
S'entreguignent et s'entreboutent,
Atant se taisent et escoutent;
Et par tex paroles commence
La diffinitive sentence:

CII


Comment presche par très-grant cure
Les commandemens de Nature
Le vaillant prestre Genius,
En l'ost d'Amours, present Venus;
Et leur fait à chascun entendre
Tout ce que Nature veult tendre.


De l'autorité de Nature
Qui de tout le monde a la cure,
Comme vicaire et connestable
A l'emperéor pardurable,
Qui siet en la tor soveraine
De la noble cité mondaine
Dont il fist Nature menistre,
Qui tous les biens i amenistre
Par l'influence des esteles,
Car tout est ordené par eles
Selonc les droiz emperiaus
Dont Nature est officiaus,
Qui toutes choses a fait nestre,
Puis que cis mondes vint en estre,

Les barons à terre s'assoient,20465
Autres sièges quérir n'envoient,
Et lui, sa charte déployant,
La main entour soi tournoyant,
Leur fait signe et dit qu'ils se taisent,
Et la foule à qui ces mots plaisent.
S'entre-guigne et pousse un instant,
Et se tait enfin écoutant.
Or par ces paroles commence
La définitive sentence:

CII


En l'ost d'Amour, devant Vénus,
Oyez ci comment Génius,
Le vaillant prêtre, par grand' cure,
Les commandements de Nature
A chacun prêche et leur apprend
A quelle œuvre Nature tend.


Par l'autorité de Nature
Oui de tout le monde a la cure,
Connétable et grand serviteur
Du sempiternel empereur,
Qui sied en la tour souveraine
De la noble cité mondaine,
Dont Nature ministre il fit,
Qui tout administre et régit
Des étoiles par l'influence
Qui toutes règlent l'ordonnance
Selon le droit impérial
Dont Nature est l'official,
Qui toutes choses a fait naître
Dès que le monde reçut l'être,

Et lor donna terme ensement20227
De grandor et d'acroisement;
N'onques ne fist riens por néant
Sous le ciel qui va tornoiant
Entor la terre sans demore,
Si haut dessouz comme desore;
Ne ne cesse ne nuit, ne jor,
Mès tous jors torne sans sejor:
Soient tuit escommenié
Li desloial, li renié,
Et condampné sans nul respit
Qui les euvres ont en despit,
Soit de grant gent, soit de menuë,
Par qui Nature est sostenuë.
Et cis qui de toute sa force
De Nature garder s'efforce,
Et qui de bien amer se paine,
Sans nule pensée vilaine,
Mès que loiaument i travaille,
Floris en paradis s'en aille,
Mès qu'il se face bien confés,
G'en prens sor moi trestout les fés
De tel pooir cum ge puis prendre,
Jà pardon n'en portera mendre.
Mal lor ait Nature donné
As faus dont j'ai ci sermonné,
Grefes, tables, martiaus, enclumes[58],
Selonc les lois et les coustumes,
Et sos à pointés bien aguës
A l'usage de ses charruës,
Et jachieres non pas perreuses,
Mès plantéives et herbeuses,
Qui d'arer et de cerfoïr
Ont mestier, qui en vuet joïr,

Et limita pareillement20495
Leur grandeur, leur accroissement,
Qui ne fit nulle chose vaine
Dessous le ciel, qui se promène
Entour la terre, nuit et jour,
Et toujours tourne sans séjour,
Et toujours garde sa distance,
Quand dessus ou dessous s'avance:
Que soient tous excommuniés
Les desloyaus, les reniés,
Et condamnés sans pitié vaine,
Qui les œuvres prennent en haine
D'où reçoit Nature soutien,
Soit grands seigneurs, soit gens de rien!
Mais tel qui de toute sa force
De Nature garder s'efforce
Et bien aime, comme il le doit,
S'en aille au paradis tout droit!
Il en aura grâce plénière,
Car, autant que je le puis faire,
S'il observe de Dieu la loi,
De ce jour, je prends tout sur moi.


Que, selon les lois et coutumes,
Poinçons, tables, marteaux, enclumes[58b],
Mais pour leur malheur, soient donnés
Par Nature à ces forcenés,
Et socs à pointes bien aiguës
A l'usage de ses charrues,
Et terrains non pas rocailleux,
Mais plantureusement herbeux,
Qui de culture et d'arrosage
Ont besoin, quand arrive l'âge,

Quant il n'en vuelent laborer,20261
Por li servir et honorer;
Ains vuelent Nature destruire,
Quant ses enclumes vuelent fuire,
Et ses tables et ses jachieres,
Qu'el fist précieuses et chieres,
Por ses choses continuer,
Que mort ne les poïst tuer.
Bien déussent avoir grant honte
Cil desloial dont ge vous conte,
Quant il ne daignent la main metre
Es tables por escrire letre,
Ne por faire emprainte qui pere.
Moult sunt d'entencion amere,
Qu'el devendront toutes mossuës
S'el sunt en oidive tenuës,
Quant sans cop de martel ferir
Lessent les enclumes perir.
Or s'i puet la ruïlle embatre,
Sans oïr marteler, ne batre;
Les jachieres, qui n'i refiche
Le soc, redemorront en friche,
Vis les puisse-l'en enfoïr,
Quant les ostilz osent foïr
Que Diex de sa main entailla,
Quant à ma dame les bailla,
Qui por ce les li volt baillier,
Qu'el séust autiex entaillier,
Por donner estres pardurables
As créatures corrumpables.
Moult euvrent mal, et bien le semble;
Car se tretuit li homme ensemble
Soixante ans foïr les voloient,
Jamès hommes n'engenderroient.

Puisqu'ils ne veulent pas ouvrer20527
Pour la servir et honorer!
Quand ses tables ni ses jachères
Qu'elle fit si belles et chères,
Pour ses œuvres continuer
Que Mort ainsi ne peut tuer,
Quand ses enclumes ils méprisent,
Oui, c'est Nature qu'ils détruisent.
Certe, ils devraient grand' honte avoir,
Ces monstres qu'ici vous fais voir,
Quand ils ne daignent la main mettre
Aux tables, pour écrire lettre,
Ni laisser leur empreinte. Ils sont
Trop amers! Car tôt deviendront
Les enclumes toutes moussues
S'elles sont oisives tenues,
Quand, sans coup de marteau férir,
Ils les laissent ainsi périr.
Les jachères, si l'on n'y fiche
Le soc, demeureront en friche;
De rouille l'enclume bientôt
Rougit, quand se tait le marteau.
Que tout vivants enfouis soient
Tous ceux qui les outils n'emploient
Que Dieu de sa main a taillés,
Et qu'à ma dame il a baillés
Pour donner la vie éternelle
A créature temporelle,
Car il les lui voulut bailler
Pour qu'elle en sût d'autres tailler.
Ceux-là font mal, et bien le semble,
Car si tous les hommes ensemble
Les voulaient laisser soixante ans,
Ils n'engendreraient point d'enfants,

Et se ce plaist à Diex sans faille,20295
Dont vuet-il que le monde faille,
Ou les terres demorront nuës
A pueplier as bestes muës,
S'il noviaus hommes ne faisoit,
Se refaire les li plaisoit,
Ou ceus féist résusciter
Por la terre arriers habiter;
Et se cil virge se tenoient
Soixante ans, de rechief faudroient,
Si que, se ce li devoit plaire,
Tous jors les auroit à refaire.
Et s'il ert qui dire volsist
Que Diex le voloir en tolsist
A l'ung par grace, à l'autre non,
Por ce qu'il a si bon renon,
N'onques ne cessa de bien faire,
Donc li redevroit-il bien plaire,
Que chascuns autretel féist,
Si qu'autel grace en li méist.
Si r'aurai ma conclusion
Que tout aille à perdicion.
Ge ne sai pas à ce respondre,
Se foi n'i vuet créance espondre;
Car Diex en lor commencement
Les ame tous onniement,
Et donne raisonnables ames
Ausinc as hommes cum as fames.
Si croi qu'il voldroit de chascune,
Non pas tant seulement de l'une,
Que le meillor chemin tenist
Par quoi plus-tost à li venist.
S'il vuet donques que virge vive
Aucuns, por ce que miex le sive,

Et les terres resteraient nues20561
A repeupler aux bêtes mues,
Ou bien c'est que Dieu, sans mentir,
Veut laisser le monde périr,
A moins qu'il ne lui plaise faire
Nouveaux hommes naître sur terre
Ou bien les morts ressusciter
Pour la terre encore habiter.
Et si voulaient rester pucelles
Soixante ans toutes les femelles,
Déréchef le monde mourrait,
A refaire toujours serait.
Et si quelqu'un dit que par grâce
Dieu fait que tel vouloir trépasse
Au cœur de l'un, de l'autre non
(Car il a certes bon renom
Et ne cessera de bien faire),
Donc il lui dut sans doute plaire
Que chacun de la sorte agît,
Pourquoi telle grâce en lui mit:
Adonc il me faudra conclure
A perdition de Nature.
Car certes je ne sais comment
Répondre à ce bel argument,
Si la Foi, par bonne sentence,
N'éclaircit pareille croyance.
Car Dieu, dès le commencement,
Les aime tous également
Et donne raisonnables âmes
Aux hommes aussi bien qu'aux femmes,
Et je crois qu'il veut que chacun,
Et non pas tant seulement l'un,
Toujours le meilleur chemin tienne
Par lequel à lui plus tôt vienne.

Des autres por quoi nel' vorra?20329
Quele raison l'en destorra?
Donc semble-il qu'il ne li chausist
Se généracion fausist.
Qui voldra respondre, respoingne[59],
Ge ne sai plus de la besoingne:
Viengnent devin qui en devinent[60],
Qui de ce deviner ne finent.


Mès cil qui des grefes n'escrivent,
Par qui les mortex tous jors vivent,
Es beles tables précieuses
Que Nature, por estre oiseuses,
Ne lor avoit pas aprestées,
Ains lor avoit por ce prestées
Que tuit i fussent escrivans,
Cum tuit et toutes en vivans.
Cil qui les deux martiaux reçoivent,
Et n'en forgent si cum il doivent
Droitement sus la droite enclume;
Cil qui lor peschiés si enfume
Par lor orgoil qui les desroie,
Qu'il despisent la droite voie
Du champ bel et plantéureus,
Et vont comme maléureus
Arer en la terre déserte,
Où lor semence va à perte,
Ne jà n'i tendront droite ruë,
Ains vont bestornant la charruë,
Et conferment lor euvres males
Par excepcions anormales,
Quant Orphéus vuelent ensivre[61],
Qui ne sot arer ne escrivre,

S'il impose aux uns de rester20595
Vierges, pour son los mériter,
Pourquoi pas les autres de même?
Quelle est donc sa raison suprême?
A ce compte, peu lui ferait
Si génération manquait.
Qui voudra répondre réponde;
C'est pour moi chose trop profonde;
Aux devins je laisse le soin[60b],
S'ils peuvent, d'éclaircir ce point.
Mais ceux qui des poinçons n'écrivent,
Par qui les mortels toujours vivent,
Sur les belles tablettes, las!
Que la Nature n'avait pas
Pour rester vierges apprêtées,
Mais leur avait pour ce prêtées
Que tous y fussent écrivants
Et toutes, tant que sont vivants:
Ceux qui les deux marteaux reçoivent
Et n'en forgent pas comme ils doivent
Sur la bonne enclume, tous ceux
Qui masquent leurs vices honteux
D'un vain orgueil qui les dévoie,
Et méprisent la bonne voie
Du terrain bel et plantureux,
Et s'en vont comme malheureux,
De travers tournant la charrue,
Par une abominable rue,
Labourer en terrain désert
Où toute semence se perd,
Et vont souillant leurs œuvres mâles
Par exceptions anormales,
Suivant l'exemple d'Orphéus[61b]
Qui labourer ne voulait plus

Ne forgier en la droite forge,20361
Pendus soit-il parmi la gorge!
Quant tex rieules controva,
Vers Nature mal se prova.
Cil qui tel mestresse despisent,
Quant à rebors ses letres lisent,
Et qui por le droit sans entendre,
Par le bon chief nes vuelent prendre,
Ains parvertissent l'escriture
Quant il viennent à la lecture,
Ont tous l'escommeniement
Qui tous les met à dampnement,
Puis que là se vuelent aerdre;
Ains qu'il muirent, puissent-il perdre
Et l'aumosniere et les estales
Dont il ont signes d'estre mâles!
Perte lor viengne des pendans
A quoi l'aumoniere est pendans!
Les martiaus dedans atachiés
Puissent-il avoir errachiés!
Li grefes lor soient tolu,
Quant escrivre n'en ont volu
Dedens les précieuses tables
Qui lor estoient convenables!
Et des charruës et des sos,
S'il n'en arent à droit, les os
Puissent-il avoir depeciés,
Sans jamès estre redreciés!
Tuit cil qui ceus voldront ensivre,
A grant honte puissent-il vivre!
Li lor pechiés ors et orribles
Lor soit dolereus et penibles,
Qui par tous leus fuster les face,
Si que l'en les voie en la face!

Ni forger en la droite forge,20629
Ceux-là soient pendus par la gorge!
Qui telles règles controuva
Vers Nature vil se prouva!
Oui, que tous ceux qui la méprisent,
Quand à rebours ses lettres lisent,
Et pour entendre vérité
Les prennent du mauvais côté,
Et pervertissent l'écriture
Quand en viennent à la lecture,
Qu'ils aillent à damnation
Par l'excommunication,
Puisqu'en telle œuvre ils se fourvoient!
Avant mourir, que pourrir voient
L'aumônière et l'outil sacré
Signes de leur virilité,
Que les pendants à perte viennent
Qui leur aumônière soutiennent,
Et qu'enfin leur soient arrachés
Les marteaux dedans attachés!
Que le poinçon on leur déchire,
Dont ils ne veulent pas écrire
Dessus les tableaux précieux
Qui pourtant leur convenaient mieux!
Et que des socs et des charrues,
S'ils en font œuvres défendues,
Les os soient à fond dépecés
Sans jamais être redressés!
Et tous ceux qui les voudront suivre
A grand' honte puissent-ils vivre!
Que leur vice sale et hideux
Leur soit pénible et douloureux;
Qu'il soit écrit dessus leur face,
Et partout fustiger les fasse!

Por Dieu, Seignor, vous qui vivés,20395
Gardés que tex gens n'ensivés;
Soiés es euvres natureus
Plus vistes que uns escureus,
Et plus legiers et plus movans
Que ne puet estre oisel ne vans.
Ne perdés pas cest bon pardon,
Trestous vos peschiés vous pardon,
Por tant que bien i travailliés.
Remués-vous, tripés, sailliés,
Ne vous lessiés pas refroidir,
Ne trop vos membres enroidir;
Metés tous vos ostiz en euvre;
Assés s'eschaufe qui bien euvre.

Arés, por Diex, barons, arés...
Secorciés-vous bien par devant...
Levés à deux mains toutes nues
Les mancherons de vos charrues...
Et du soc bouter vous penez
Roidemont en la droite voie...
(Page 238, vers 20413.)

CIII


Ce fort excommuniement
Met Genius sur toute gent
Qui ne se veullent remuer
Pour l'espèce continuer.


Arés por Diex, barons, arés,
Et vos lignages réparés:
Se ne pensés forment d'arer,
N'est riens qui les puist réparer.
Secorciés-vous bien par devant[62]
Aussinc cum por cuillir le vent;
Ou, s'il vous plaist, tout nu soiés.
Mès trop froit, ne trop chaut n'aiés:
Levés à deux mains toutes nuës
Les mancherons de vos charruës;
Forment as bras les sostenés,
Et du soc bouter vous penés

Pour Dieu, seigneurs, vous qui vivez,20663
Telles gens jamais ne suivez;
Soyez en naturelles œuvres,
Plus qu'écureuil en ses manœuvres,
Plus que l'oiseau ni que les vents,
Légers, rapides et mouvants.
Gardez ce pardon que je donne;
Tous vos péchés je vous pardonne,
Pourvu que bien y travailliez,
Remuez-vous, sautez, saillez,
Mettez tous vos outils en œuvre;
Tôt s'échauffe qui bien manœuvre.
Ne vous laissez pas refroidir
Ni trop vos membres enraidir.

CIII


Ci Génius lit sa sentence
Et sur tous l'anathème lance
Qui ne se veulent remuer
Pour l'espèce continuer.

Pour Dieu, barons, vite à l'ouvrage,
Et réparez votre lignage;
Retroussez-vous bien par devant[62b],
Comme pour recueillir le vent,
Car il périra, je vous jure,
Si de labourer n'avez cure.
Voire, au besoin, tout nus soyez,
Mais trop chaud ni trop froid n'ayez;
Levez à deux mains toutes nues
Les mancherons de vos charrues;
Bien fort des bras les soutenez,
Et du soc bouter vous peinez,

Roidement en la droite voie,20425
Por miex afonder en la roie,
Et les chevaus devant alans,
Por Diex ne les lessiés jà lans;
Asprement les esperonnés,
Et les plus grans cops lor donnés
Que vous onques donner porrés,
Quant plus parfont arer vorrés:
Et les bués as testes cornuës
Acoplés as jous des charruës,
Réveilliés les as aguillons,
A nos bienfaiz vous acuillons;
Se bien les piqués et sovent,
Miex en arerés par convent.
Et quant aré aurés assés,
Tant que d'arer serés lassés,
Que la besoingne à ce vendra
Que reposer vous convendra
(Car chose sans reposement
Ne puet pas durer longuement),
Ne ne porrés recommencier
Tantost por l'uevre ravancier;
Du voloir ne soiés pas las.
Cadmus, au dit dame Palas,
De terre ara plus d'ung arpent,
Et sema les dens d'un serpent
Dont chevalier armé saillirent,
Qui tant entr'eus se combatirent,
Que tuit en la place morurent,
Fors cinq qui si compaignon furent,
Et li voldrent secors donner,
Quant il dut les murs maçonner
De Thebes, dont il fut fondierres.
Cis assistrent o li les pierres,

Roidement en la droite sente,20691
Pour mieux enfoncer dans la fente,
Et de devant ne laissez pas
Les chevaux ralentir le pas.
Que votre main les éperonne
Et les plus puissants coups leur donne
Que jamais donner vous pourrez,
Quand plus creux labourer voudrez,
Puis les bœufs aux têtes cornues
Accouplez au joug des charrues;
De l'aiguillon réveillez-les
Pour mériter tous mes bienfaits;
Piquez souvent votre attelage,
Meilleur sera le labourage.
Et lorsque vous aurez assez
Labouré, que serez lassés,
Quand, après besogne si fière,
Le repos sera nécessaire,
Ne pouvant lors recommencer
Pour la besogne à fin pousser
(Car lorsque l'on ne se repose,
Longtemps ne dure aucune chose),
Pour ce ne vous rebutez pas.
Cadmus, au dire de Pallas,
Fouilla plus d'un arpent de terre,
Puis sema la denture entière
D'un serpent, dont guerriers armés,
Soudain nés, se sont escrimés
Si fort, qu'en la place moururent,
Fors cinq qui ses compagnons furent,
Et lui vinrent secours donner,
Quand il dut les murs maçonner
De Thèbes que tous six bâtirent;
Avec lui les pierres assirent

Et li pueplerent sa cité20459
Qui est de grant antiquité.
Moult fist Cadmus bonne semence,
Qui le sien pueple ainsinc avance;
Se vous ausinc-bien commenciés,
Vos lignaiges moult avanciés.
Si r'avés-vous deus avantaiges
Moult grans à sauver vos lignaiges;
Se le tiers estre ne volés,
Moult avés les sens afolés.
Si n'avés c'ung sol nuisement,
Deffendés-vous proeusement:
D'une part iestes assailli,
Trois champions sunt moult failli,
Et bien ont deservi à batre,
S'il ne puéent le quart abatre.
Trois serors sunt, se nel' savés,
Dont les deus à secors avés:
La tierce solement vous grieve,
Qui toutes les vies abrieve.
Sachiés que moult vous reconforte
Cloto, qui la quenoille porte,
Et Lachesis qui les filz tire;
Mès Atropos ront et descire
Quanque ces deus puéent filer:
Atropos vous bée à guiler.
Ceste qui parfont ne forra,
Tous vos lignages enforra,
Et vait espiant vous méismes:
Onc pire beste ne véismes,
N'avés nul anemi greignor.
Seignor merci, merci Seignor;
Souviengne-vous de vos bons peres
Et de vos anciennes meres;

Et lui peuplèrent sa cité20727
Qui est de haute antiquité.
Moult fit ainsi bonne semence
Cadmus, qui le sien peuple avance.
Or donc comme lui commencez,
Et vos lignages avancez;
Car vous avez deux avantages
Moult grands, pour sauver vos lignages;
Si le tiers être ne voulez,
C'est qu'avez les sens affolés.
Vous n'avez qu'un seul adversaire;
Faites-lui résistance fière.
Trop lâches sont, à mon avis,
Trois champions d'un assaillis,
S'ils ne peuvent tous trois l'abattre,
Et bien méritent se voir battre.
Sachez-le donc, il est trois sœurs
Dont deux avez pour défenseurs;
Seule la tierce vous assiége:
C'est celle qui vos jours abrége.
Par sa quenouille tout d'abord
Clytho vous est grand réconfort
Et Lachézis qui les fils tire;
Mais Atropos rompt et déchire
Tout ce que filent ces deux-là.
Jamais elle ne cherchera
Qu'à vous nuire. La douloureuse,
Sans que profondément ne creuse,
Vos lignages enfouira
Et vous-mêmes guette déjà.
Oncques plus détestable bête
On ne vit de sa proie en quête,
Et vous n'avez pire ennemi.
Pitié, seigneurs; seigneurs, merci!

Selonc lor faiz les vos ligniés,20493
Gardés que vous ne forligniés.
Qu'ont-il fait, prenés vous i garde?
S'il est qui lor proece esgarde,
Il se sunt si bien deffendu,
Qu'il vous ont cest estre rendu;
Se ne fust lor chevalerie,
Vous ne fussiés pas or en vie.
Moult orent de vous grant pitié
Par amors et par amitié;
Pensés des autres qui vendront,
Qui vos lignages maintendront,
Ne vous laissiés pas desconfire,
Grefes avés, pensés d'escrire,
N'aiés pas les bras emmoflés.
Martelés, forgiés et soflés,
Aidiés Cloto et Lachesis,
Si que, se des filz cope sis
Atropos qui tant est vilaine,
Il en resaille une douzaine.
Pensés de vous monteplier,
Si porrés ainsinc conchier
La felonnesse, la revesche
Atropos, qui tout empéesche.


Ceste lasse, ceste chetive,
Qui contre les vies estrive,
Et des mors a le cuer si baut,
Norrist Cerberus le ribaut
Qui tant desire lor morie,
Qu'il en frit tout de lecherie,
Et de fain erragié morust,
Se la garce nel' secorust.

Souvenez-vous de vos bons pères20761
Et de vos vénérables mères;
Sur leurs faits les vôtres lignez,
Surtout jamais ne forlignez.
A leurs faits ne prenez-vous garde?
Pour qui leur prouesse regarde,
Leurs jours ils ont tant défendu
Qu'ils vous ont cet être rendu;
Ne fût-ce leur chevalerie,
Vous ne seriez ce jour en vie.
Moult ils eurent de vous pitié
Par amour et par amitié.
Ne vous laissez pas déconfire;
Poinçons avez, pensez d'écrire,
N'ayez les bras emmitouflés;
Martelez, forgez et soufflez.
Songez qu'il faut que d'autres viennent
Et qui vos lignages maintiennent;
Aidez Clotho et Lachézis
Pour que si des fils coupe six
Atropos, qui tant est vilaine,
Il en renaisse une douzaine;
Pensez à vous multiplier,
Et vous pourrez lors défier
La félonnesse, la revêche,
Cette Atropos qui tout empêche.
La lasse et chétive Atropos,
Qui tant s'acharne sur nos os,
Et qui, lorsque la mort nous navre,
Tant rit devant notre cadavre,
Le ribaud Cerbère nourrit
Qui de son côté tant jouit
A chaque nouvelle tuerie,
Qu'il en frémit de lécherie

Car s'el ne fust, il ne péust20525
Jamès trover qui le péust.
Ceste de li pestre ne cesse;
Et por ce que soef le presse[63],
Cist mastins li pent as mameles
Qu'el a tribles, non pas jumeles.
Ses trois groins en son sain li muce,
Et la groignoie et tire et suce.
N'onc ne fu, ne jà n'iert sevrés,
Si ne quiert-il estre abevrés
D'autre let, ne ne li demande
Estre péus d'autre viande,
Fors solement de cors et d'ames;
Et el li giete hommes et fames
A monciaus en sa trible geule.
Ceste là li pest toute seule,
Et tous jors emplir la li cuide,
Mès el la trueve tous jors vuide,
Combien que de l'emplir se paine.
De son relief sunt en grant paine
Les trois ribaudes felonnesses,
Des felonnies vengeresses,
Alecto et Thesiphoné,
Car de chascune le non é.
La tierce ra non Megera
Qui tous, s'el puet, vous mengera.
Ces trois en enfer vous atendent;
Ceus lient, batent, fustent, pendent,
Hurtent, hercent, escorchent, foulent,
Noient, ardent, greillent et boulent
Devant les trois prevoz léans
En plain consistoire séans,
Ceus qui firent les felonnies
Quant il orent ès cors les vies.

Et de faim enragé mourrait20795
Si la garce tant ne l'aidait.
Car nulle, hormis elle peut-être,
Ne trouverait-il pour le paître.
Elle le paît à chaque instant,
Et quand la soif le va pressant,
Lors il se pend à ses mamelles
Qu'elle a triples, non pas jumelles,
Et suce et grogne, et sur son sein
Étale son triple grouin.
Son nourrisson elle ne sevre
Jamais, et pour calmer sa fièvre
Ne lui verse pas d'autre lait
Ni d'autre aliment ne le paît,
Fors seulement de corps et d'âmes.
Elle lui jette hommes et femmes
En sa triple gueule à monceaux,
Car il ne veut autres morceaux;
Toujours emplit la gueule avide,
Mais constamment la trouve vide,
Combien qu'elle s'aille peinant.
Ses reliefs guettent fixement
Les trois ribaudes félonnesses
De tous les crimes vengeresses:
C'est Alecto, Tysiphonè
(Car de chacune le nom sai),
Et la troisième, c'est Mégère
Qui tous vous dévorer espère.
Elles attendent en enfer
Pour fustiger, pendre, étouffer,
Noyer, fouler, écorcher, battre,
Piller, griller, rôtir en l'âtre,
Devant les trois prévôts béants
En plein consistoire séants,

Cil par lor tribulacions20559
Escorcent les confessions
De tous les maus qu'il onques firent
Dès icele ore qu'il nasquirent.
Devant eus tous li pueple tremble.
Si sui-ge trop coars, ce semble,
Se ces prevoz nomer ci n'os:
C'est Radamantus et Minos,
Et le tiers Eacus lor frere.
Jupiter à ces trois fu pere.
Cist trois, si cum l'en les renomme,
Furent au siecle si prodomme,
Et justice si bien maintindrent,
Que juges d'enfer en devindrent.
Tel guerredon lor en rendi
Pluto qui tant les attendi,
Que les ames des cors partirent,
Où tel office déservirent.


Por Diex, seignor, que là n'ailliés,
Contre les vices batailliés,
Que Nature nostre maistresse
Me vint hui conter à ma messe:
Tous les me dist, onc puis ne sis[64].
Vous en troverés vingt et sis
Plus nuisans que vous ne cuidiés;
Et se vous estes bien vuidiés
De l'ordure de tous ces vices,
Vous n'enterrés jamès ès lices
Des trois garces devant nommées
Qui tant ont males renommées,
Ne ne craindrés les jugemens
Des prevos plains de dampnemens.

Ceux qui firent les félonies20829
Durant tout le cours de leurs vies.
Ceux-là, par tribulations,
Arrachent les confessions
De tretous les maux qu'accomplirent
Les humains du jour qu'ils naquirent.
Mais trop couard je semblerais
Si ces prévôts nommer n'osais.
Jupiter des trois fut le père:
C'est Minos des autres le frère,
Eaque et Rhadamante enfin,
Devant qui tout le genre humain
Tremble. Des trois comme on les nomme,
Chacun était si bon prud'homme
Et justice si bien maintint,
Que juge dans l'enfer devint.
Par leurs vertus ils méritèrent,
Quand leurs âmes leurs corps quittèrent,
Que Pluton ce divin mandat
Pour récompense leur donnât.
Pour Dieu, seigneurs, bataille dure,
Livrez aux vices que Nature
A la messe me vint ce jour,
Toute en pleurs, compter sans détour.
Céans je viens de les entendre;
D'horreur c'est à votre cœur fendre!
Vous en trouverez vingt et six,
Mais quand vous vous serez blanchis
De l'ordure de tous les vices,
Vous n'entrerez jamais aux lices
Ni ne craindrez les jugements
Des prévôts pleins de damnements,
Ni des garces devant nommées
Qui tant ont males renommées.

Ces vices conter vous voldroie,20591
Mès d'outrage m'entremetroie;
Assés briefment les vous expose
Li jolis Rommant de la Rose:
S'il vous plaist, là les regardés,
Por ce que d'aus miex vous gardés.
Pensés de mener bonne vie,
Aut chascuns embracier s'amie,
Et son ami chascune embrace,
Et baise, et festoie, et solace;
Et loiaument vous entr'amés,
Jà n'en devés estre blasmés;
Et quant assés aurés joé,
Si cum ge vous ai ci loé,
Pensés de vous bien confessier
Por bien faire, et por mal lessier,
Et reclamés le Roi célestre
Que Nature reclame à mestre.
Cil en la fin vous secorra,
Quant Atropos vous enforra:
Cil est salus de cors et d'ame,
C'est li biau miroer ma dame;
Ja ma dame riens ne séust,
Se ce bel miroer n'éust.
Cil la governe, cil la rieule,
Ma dame n'a point d'autre rieule,
Quanqu'ele set, il li aprist
Quant à chamberiere la prist.
Or voil, Seignor, que ce sermon
Mot à mot, si cum vous sermon,
Et ma dame ainsinc le vous mande,
Que chascuns si bien i entende
(Car l'en n'a pas tous jors son livre,
Si r'est uns grans anuis d'escrivre),

Si trop abuser ne craignais20863
Ces vices je vous conterais;
Mais moult brèvement les expose
Le joli Roman de la Rose.
Là s'il vous plait les regarder,
Vous pourrez d'eux mieux vous garder.
Pensez à mener bonne vie;
Que chacun embrasse sa mie
Et festoie, et pour son amant
Que chaque amie en fasse autant.
Aimez-vous de toute votre âme,
Et jamais vous n'aurez de blâme;
Et quand vous aurez travaillé,
Comme je vous l'ai conseillé,
A confesse implorez le maître
De Nature, Dieu le grand prêtre,
Qui en la fin vous secourra,
Quand Atropos vous détruira.
C'est le salut de corps et d'âme,
C'est le beau miroir de ma dame;
Oncques ma dame n'eût rien su
Si ce beau miroir n'eût tenu,
Qui la gouverne et qui la règle
(Ma dame n'a point d'autre règle).
Ce qu'elle sait il lui apprit
Quand pour chambrière il la prit.
Or pour que chacun bien entende
(Et ma dame aussi le demande),
Seigneurs, mot à mot la leçon
Qu'elle mit en ce beau sermon
(Car livre on ne peut toujours lire,
Et c'est trop grand ennui d'écrire),
Par cœur je veux que l'appreniez
Pour que, n'importe où vous veniez,

Que tout par cuer les retengniés,20625
Si qu'en quel leu que vous vengniés,
Par bors, par chastiaus, par cités,
Et par viles les recités,
Et par yver et par esté,
A ceus qui ci n'ont pas esté.
Bon fait retenir la parole,
Quant ele vient de bonne escole,
Et meillor la fait raconter;
Moult en puet-l'en en pris monter.
Ma parole est moult vertueuse,
Ele est cent tans plus précieuse
Que saphirs, rubis, ne balai.
Biaus seignor, ma dame en sa lai
A bien mestiers de preschéors
Por chastier les pechéors
Qui de ses rigles se desvoient,
Que tenir et garder devroient.
Et se vous ainsinc préeschiés,
Jà ne serés empéeschiés,
Selonc mon dit et mon acort,
Mès que le fait au dit s'acort,
D'entrer où parc du champ joli
Où ses brebis conduit o li
Saillant devant par les herbis
Le fiz de la virge berbis,
O toute sa blanche toison,
En prez qui, non pas à foison,
Mès à compaignie escherie,
Par l'estroite sente serie
Qui toute est florie et herbuë,
Tant est poi marchie et batuë,
S'en vont les berbietes blanches,
Bestes debonnaires et franches,

Par cité, château, bourg ou ville,20897
Les récitiez comme évangile,
Et par hiver, et par été,
A ceux qui ci n'ont pas été.
Bon fait retenir la parole
Quand elle vient de bonne école,
Et meilleure est à raconter,
On en peut moult en prix monter.
Ma parole est moult vertueuse;
Elle est certes plus précieuse
Que saphirs et rubis cent fois.
Beaux seigneurs, ma dame ses lois
A grand besoin que les bons prêchent
Pour châtier tous ceux qui pèchent,
Ses bonnes règles violant,
Que si bon fait garder pourtant.
Et si vous faites bien en sorte
Que, faits et dits, tout se rapporte
En vous, si l'exemple prêchez,
Vous ne serez point empêchés
D'entrer en la gente pâture
Où ses brebis mène à grand'cure
Bondissantes par les herbis,
Le fils de la vierge brebis
A la toison blanche et jolie.
Là-haut, en gente compagnie,
Mais non pas à foison, l'Agneau
Divin conduit son blanc troupeau
A la verdoyante prairie,
Par l'étroite sente fleurie
Couverte d'un gazon touffu,
Tant il est peu des pieds battu;
Là vont les brebiettes blanches,
Bêtes débonnaires et franches,

Qui l'herbete broutent et paissent,20659
Et les floretes qui là naissent.
Mès sachiés qu'il ont là pasture
De si vertueuse nature,
Que les délitables floretes
Qui là naissent fresches et netes,
Que cuillent où printens puceles,
Tant sunt fresches, tant sunt noveles,
Cum esteles reflamboians
Par les herbetes verdoians
Au matinet à la rousée,
Tant ont toute jor ajornée
De lor propres biautés naïves;
Fines colors, fresches et vives
N'i sunt pas au soir enviellies,
Ains i puéent estre cuellies
Itex le soir comme le main,
Qui au cuellir vuet metre main;
N'el ne sunt point, sachiés de certes,
Ne trop closes, ne trop overtes,
Ains flamboient par les herbages
El meillor point de lor aages:
Car li solaus léens luisans,
Qui ne lor est mie nuisans,
Ne ne degaste les rousées
Dont el sunt toutes arousées,
Les tient adés en biautés fines,
Tant lor adoucist les racines.
Si vous di que les berbietes
Ne des herbes, ne des floretes
Jamès tant brouter ne porront,
Cum tous jors brouter les vorront,
Que tous jors nes voient renaistre,
Tant les sachent brouter ne paistre.

L'herbette emmi les fleurs paissant20931
Dans ce bocage ravissant.
Mais sachez qu'elles ont pâture
De si vertueuse nature,
Que toujours les gentils bouquets
Qui partout naissent frais et nets,
Printaniers atours des pucelles,
Ont feuilles fraîches et nouvelles,
Comme étoiles et diamants
Par l'herbe verte scintillants,
Au matinet, à la rosée,
Et sans connaître la vesprée
Gardent leurs natives splendeurs.
Leurs fraîches et vives couleurs
N'y sont pas le soir envieillies,
Mais y peuvent être cueillies
Le soir, tout comme le matin,
Par qui peut y mettre la main;
Oncques n'y sont fleurettes certes
Ni trop closes ni trop ouvertes,
Mais s'étalent par le gazon
Au meilleur point de leur saison;
Car tant adoucit leurs racines,
Que toujours en leur beauté fines
Les tient le soleil bienfaisant,
Qui ne leur est oncques nuisant,
Ni ne vient gâter les rosées
Dont elles sont tout arrosées.
En vain, vous dis-je, brouteront,
Autant comme brouter voudront,
Toutes ces gentes brebiettes
Les tendres herbes et fleurettes;
Elles renaissent à l'instant
Fraîches et belles comme avant.

Plus vous di, nel' tenés à fables,20693
Qu'el ne sunt mie corrumpables,
Combien que les berbis les broutent,
Cui les pastures rien ne coustent:
Car lor piaus ne sunt pas venduës
Au derrenier, ne despenduës
Lor toisons por faire dras langes,
Ne covertoirs à gens estranges,
Jà ne seront d'aus estrangies,
Ne lor chars en la fin mangies,
Ne corrumpuës, ne maumises,
Ne de maladies sorprises;
Mès sans faille, quoi que ge die,
Du bon pastor ne di-ge mie
Qui devant soi paistre les maine,
Qu'il ne soit vestus de lor laine.
Si nes despoille-il, ne ne plume,
Ne lor tolt le pois d'une plume:
Mès il li plest et bon li semble
Que sa robe la lor resemble.
Plus dirai, mès ne vous anuit,
C'onques n'i virent nestre nuit;
Si n'ont-il qu'ung jor solement,
Mès il n'a point d'avesprement,
Ne matin n'i puet commencier,
Tant se sache l'aube avancier.
Car li soirs au matin s'asemble,
Et li matins le soir resemble.
Autel vous di de chascune hore;
Tous jors en ung moment demore
Cis jors qui ne puet anuitier,
Tant sache à li la nuit laitier:
N'il n'a pas temporel mesure
Cis jors tant biaus qui tous jors dure,

Bien plus, ne le tenez, pour fables,20965
Point ne sont-elles corrompables,
Combien que broutent les brebis,
Qui paissent là sans nuls soucis,
Car leurs peaux ne seront vendues
Jamais, ni leurs toisons tondues,
Pour faire draps gros ou légers,
Ni manteaux pour des étrangers;
Jamais n'en seront allégées
Ni leurs chairs en la fin mangées,
Ni ne seront leurs corps battus,
Ni malades, ni corrompus.
Mais toutefois, quoique je die,
Du bon pasteur ne dis-je mie
Qui les mène paître en son pré,
Qu'il ne soit de laine paré.
Il ne les dépouille ni plume,
Ne leur prend le poids d'une plume,
Mais veut être tant seulement
Tout comme elles vêtu de blanc.
Et puis écoutez bien encore.
La nuit oncques ne décolore
Ni l'aube rose du matin
N'éclaircit leur beau ciel serein;
Car le soir au matin s'assemble
Et le matin au soir ressemble;
Elles n'ont qu'un jour seulement
Sans fin et sans commencement,
Et de même il est de chaque heure;
Toujours en un moment demeure
Ce jour qui ne peut anuiter,
Qu'en vain la nuit voudrait lutter;
Ce jour tant beau qui toujours dure
Ne connaît du temps la mesure

Et de clarté présente rit:20727
Il n'a futur ne préterit,
Car qui bien la vérité sent,
Tuit li trois tens i sunt présent,
Liquex présent le jor compasse;
Mès ce n'est pas présent qui passe
En partie por defenir,
Ne dont soit partie à venir;
N'onc preterit present n'i fu,
Et si vous redi que li fu-
Turs n'i aura jamès presence,
Tant est d'estable permanence.
Car li solaus resplandissans
Qui tous jors lor est parissans.
Fait le jor en ung point estable,
Tel cum en printens pardurable:
Si bel ne vit, ne si pur nus,
Néis quant regnoit Saturnus
Qui tenoit les dorés aages,
Cui Jupiter fist tant d'outrages
Son filz, et tant le tormenta,
Que les coilles li sousplenta.
Mès certes, qui le voir en conte,
Moult fait à prodomme grant honte
Et grant damage, qui l'escoille,
Car qui des coilles le despoille,
Jà soit ce néis que ge taise
Sa grant honte et sa grant mesaise,
Au mains de ce ne dout-ge mie,
Li tolt-il l'amor de s'amie,
Jà si bien n'iert à li liés;
Ou s'il iert espoir mariés,
Puis que si mal va ses affaires,
Pert-il, jà tant n'iert débonnaires,

Et d'éternelle clarté rit.20999
Il n'a futur ni prétérit,
Le présent tout le jour compasse;
Mais ce n'est pas présent qui passe
Pour soudain passé devenir
Ni dont soit partie à venir,
Dans le présent qui les rassemble
Les trois temps sont fondus ensemble;
Onc prétérit présent n'y fut,
Et je déclare que le fu-
Tur n'y aura jamais présence,
Tant est de stable permanence.
Car le ciel est resplendissant
Qui toujours leur est paraissant,
Fixe le jour en un point stable,
Comme en printemps inaltérable.
Si beau ni si pur il n'était,
Voire quand Saturne régnait,
Qui maintenait d'or le bel âge,
A qui Jupin fit tant d'outrage,
Son fils, et tant le tourmenta
Que les couilles lui déplanta.
Mais pour qui vérité raconte,
Celui-là certes fait grand' honte
Et dommage par trop affreux,
Quand à prudhomme valeureux
Par malice il tranche la couille.
Car qui des couilles le dépouille,
Sans parler de sa grand' douleur,
De sa grand' honte et sa fureur
(De ceci ne douté-je mie),
Lui ravit l'amour de sa mie
A qui ne sera plus lié
Si bien, et s'il est marié,

L'amor de sa loial moillier.20761
Grans pechiés est d'omme escoillier[65],
Ensorquetout cil qui l'escoille
Ne li tolt pas sans plus la coille[66],
Ne s'amie que tant a chiere,
Dont jamès n'aura bele chiere,
Ne sa moillier, car c'est du mains,
Mès hardement et muers humains
Qui doivent estre es vaillans hommes:
Car escoilliés, certain en sommes,
Sunt coars, pervers, et chenins,
Por ce qu'il ont muers femenins.
Nus escoilliés certainement
N'a point en soi de hardement,
Se n'est espoir en aucun vice,
Por faire aucune grant malice:
Car à faire grans déablies
Sunt toutes fames trop hardies.
Escoillié en ce les resemblent,
Por ce que lor muers s'entresemblent;
Ensor que tout li escoillieres,
Tout ne soit-il murtriers, ne lierres,
Ne n'ait fait nul mortel pechié,
Au mains a-il de tant pechié,
Qu'il a fait grant tort à Nature
De li tolir s'engendréure.
Nes escuser ne l'en sauroit,
Jà si bien pensé n'i auroit,
Au mains ge; car se g'i pensoie,
Et la vérité recensoie,
Ains porroie ma langue user,
Que l'escoilleor escuser
De tel pechié, de tel forfait,
Tant a vers Nature forfait.

Puisque si mal va son affaire,21033
L'Amour de son épouse chère
Il ne gardera pas entier.
C'est grand péché d'homme écouiller[65b],
Car celui qui quelqu'un écouille
Ne lui prend seulement la couille
Ni l'amour de sa mie avec,
Ses caresses et son respect
(A plus forte raison sa femme),
Mais la vertu, la grandeur d'âme,
En un mot, les mœurs des vaillants.
Car couards sont, traîtres, méchants,
Les écouillés, certains en sommes,
Puisqu'ont mœurs de femme et sont hommes.
Nul écouillé, c'est reconnu,
N'a ni courage, ni vertu;
Il n'a que l'audace du vice
Pour faire aucune grand' malice.
Des écouillés femmes sont sœurs,
Puisqu'elles ont les mêmes mœurs,
Or à faire grand' diableries
Sont toutes femmes trop hardies.
En sorte que tout écouilleur,
Ne fût-il meurtrier, voleur,
Eût-il de mortel péché pure
La conscience, qu'à Nature,
Quand sa fécondité ravit,
Trop grande injure et grand tort fit.
Nul n'y saurait trouver excuse;
Car le cœur toujours s'y refuse,
Le mien du moins. J'ai beau penser
Et la vérité recenser,
Nul doute que ma langue n'use
Avant que l'écouilleur n'excuse,

Mès quelcunques pechiés ce soit,20795
Jupiter force n'i faisoit,
Mès que sans plus à ce venist
Que le regne en sa main tenist.
Et quant il fu rois devenus,
Et sires du monde tenus,
Si bailla ses commandemens,
Ses lois, ses establissemens,
Et fist tantost tout à délivre
Por les gens enseignier à vivre,
Son ban crier en audience,
Dont ge vous dirai la sentence.

CIV


Comment Jupiter fist preschier
Que chascun ce qu'avoit plus chier
Prenist, et en fist à son gré
Du tout et à sa voulenté.


Jupiter qui le monde regle
Commande et establit pour regle,
Que chascuns pense d'estre aaise;
Et s'il set chose qui li plaise,
Qu'il la face, s'il la puet faire,
Por solas à son cuer atraire.
Onc autrement ne sarmonna,
Communement abandonna
Que chascuns en droit soi féist
Quanque delitable véist:
Car deliz, si cum il disoit,
Est la meillor chose qui soit,

De tel péché, de tel forfait,21067
Tant vers Nature il a forfait!
Mais combien que fût grand ce crime,
Jupiter n'y fit tant de frime,
Pourvu que sans plus à ce vint,
Que le sceptre en sa main retint;
Et quand du royaume fut maître
Du monde il se fit reconnaître,
Et bailla ses commandements
Ses lois, ses établissements,
Et fit tantôt en audience
Son ban crier dont la sentence
Je vais dire pour enseigner
Aux gens à vivre et besoigner.

CIV

Comment Jupiter nous enseigne
Que chacun s'adjuger ne craigne
Ce qu'il lui plait, selon son gré,
Et tout fasse a sa volonté.


Jupiter qui le monde règle
Commande et pose comme règle
Que chacun vive à son souhait;
Et si quelque chose lui plait
Qu'il la fasse, s'il la peut faire,
Pour son cœur, ses sens satisfaire.
Autrement il ne sermonna,
Communément abandonna
Que chacur fît tout à sa guise
Ce qui flattait sa convoitise.
Car plaisir, disait-il, est droit,
La meilleure chose qui soit,

Et li soverains biens en vie,20823
Dont chascun doit avoir envie;
Et por ce que tuit l'ensivissent,
Et qu'il à ses euvres préissent
Exemple de vivre, faisoit
A son cors quanqu'il li plaisoit
Dant Jupiter li renvoisiés
Par qui delis iert tant proisiés:
Et si cum dist en Géorgiques
Cil qui nous escrit Bucoliques,
(Car ès livres grejois trova
Comment Jupiter se prova):
Avant que Jupiter venist,
N'ert hons qui charuë tenist;
Nus n'avoit onques champ aré,
Ne cerfoï, ne reparé.
N'onques n'avoit assise bonne
La simple gent paisible et bonne:
Communaument entr'eus queroient
Les biens qui de lor gré venoient.
Cil commanda partir la terre
Dont nus sa part ne savoit querre,
Et la devisa par arpens.
Cil mist le venin ès serpens;
Cil aprist les leus à ravir,
Tant fist malice en haut gravir;
Cil les fresnes miéleus trencha,
Les ruissiaus vivens estancha;
Cil fist par tout le feu estaindre,
(Tant semilla por gens destraindre!)
Et le lor fist querir ès pierres,
Tant fut soutis et baretierres.
Cil fist diverses ars noveles,
Cil mist nons et numbre ès esteles;

Le souverain bien de la vie,21097
Dont chacun doit avoir envie.
Et pour que chacun le suivit
Et pour règle ses œuvres prit,
Faisait, pour son corps satisfaire,
Tretout ce qui pouvait lui plaire
Dam Jupin, le galant rusé,
Par qui plaisir fut tant prisé.
Et comme dit en Géorgiques
Celui qui fit les Bucoliques,
Qui dans les livres grecs trouva
Comment Jupiter se prouva:
«Avant de Jupin la venue,
Nul homme ne tenait charrue,
Nul n'avait de champ labouré
Ni retourné, ni réparé,
Onc n'avait nulle borne assise.
La gent simple et sans convoitise,
Et paisible, en commun mettait
Les biens dont le ciel la comblait.
Jupin fit partager la terre,
Dont nul ne se souciait guère,
Et la divisa par arpents,
Donna les venins aux serpents,
Et fit au loup ravir sa proie,
Tant mit le monde en male voie.
Les frais ruisseaux il dessécha,
Les frênes mielleux trancha
Et fit le feu partout éteindre.
L'intrigant! pour les gens contraindre,
Tant il était fourbe et jaloux,
A l'aller tirer des cailloux;
D'arts nouveaux souleva les voiles,
Nomma, puis compta les étoiles,

Cil gluz et laz et rois fist tendre20857
Por les sauvages bestes prendre,
Et lor huia les chiens premiers,
Dont nus n'iert avant coustumiers.
Cil donta les oisiaus de proie
Par malice qui gens asproie;
Assaut mist, haïne et batailles
Entre esperviers, perdris et cailles,
Et fist tornoiement ès nuës
D'ostoirs, de faucons et de gruës,
Et les fist au loirre venir:
Et por lor grace retenir,
Qu'il retornassent à sa main,
Les put-il au soir et au main.
Ainsinc tant fist li damoisiaus,
Est hons sers as felons oisiaus,
Et s'est en lor servage mis
Por ce qu'il ierent anemis,
Comme ravisséors orribles
As autres oisillons paisibles,
Qu'il ne puet par l'air aconsivre;
Ne sans lor char ne voloit vivre,
Ains en voloit estre mengierres,
Tant ert délicieus lechierres,
Tant ot les volatiles chieres.
Cil mist les furez ès tenieres,
Et fist les connins assaillir
Por eus faire ès roisiaus saillir.
Cil fist, tant par ot son cors chier,
Eschauder, rostir, escorchier
Les poissons de mer et de flueves,
Et fist les sauces toutes nueves
D'espices de diverses guises,
Où il a maintes herbes mises.

Siffla, dressa le chien premier,21131
Ce dont nul n'était coutumier,
Et glus, et lacs, et rets fit tendre
Pour les sauvages bêtes prendre.
Ce Dieu, qui toutes gens poursuit[67],
Les oiseaux de proie asservit,
Rancune mit, haine et batailles
Entre éperviers, perdrix et cailles,
Et par le ciel fit grands assauts
D'autours, faucons et maints oiseaux,
Et puis les fit venir au leurre
Et pour leur grâce avoir meilleure,
Pour qu'ils revinssent dans la main,
Les reput du soir au matin.
De ce jour l'homme se déprave
Et d'oiseaux vils se fait l'esclave,
Et s'est en leur servage mis,
Parce qu'ils étaient ennemis,
En tant que ravisseurs horribles,
Aux autres oisillons paisibles
Qu'il ne pouvait suivre dans l'air
Et dont il convoitait la chair,
Tant a les volatiles chères.
Il mit les furets aux tannières
Et fit les lapins assaillir
Pour les faire ès-réseaux saillir.
Telle était sa gloutonnerie,
Raffinement et lécherie,
Qu'il fit, tant avait son corps cher,
Échauder, rôtir, écorcher
Les poissons de mer et des fleuves,
Et fit les sauces toutes neuves
D'épices de divers pays,
Où maintes herbes il a mis.

Ainsinc sunt arz avant venuës,20891
Car toutes choses sunt veincuës
Par travail, par povreté dure,
Par quoi les gens sunt en grant cure:
Car li mal les engins esmuevent,
Par les angoisses qu'il i truevent.
Ainsinc le dist Ovide, qui
Ot assés, tant cum il vesqui,
De bien, de mal, d'onor, de honte,
Si cum il méismes raconte.
Briefment, Jupiter n'entendi,
Quant à terre tenir tendi,
Fors muer l'estat de l'empire
De bien en mal, de mal en pire.
Moult ot en li mal justicier;
Il fist printens apeticier,
Et mist l'an en quatre parties,
Si cum el sunt ores parties;
Esté, printens, autumpne, yvers:
Ce sunt li quatre tens divers
Que tous printens tenir soloit;
Mès Jupiter plus nel' voloit,
Qui quant au regne s'adreça
Les aages d'or depeça,
Et fist les aages d'argent
Qui puis furent d'arain; car gent
Ne finerent puis d'empirier,
Tant se voldrent mal atirier.
Or sunt d'arain en fer changié,
Tant ont lor estat estrangié,
Dont moult sunt liez li diex des sales
Tous jors tenebreuses et sales,
Qui sor les hommes ont envie,
Tant cum il les voient en vie.

Des arts telle est donc la venue,21165
Car est toute chose vaincue
Par dur labeur et pauvreté,
Par pressante nécessité;
Les angoisses qui nous déchirent
De lutter les moyens inspirent.»
Ovide ainsi le dit, qui eut
Lui-même assez, tant qu'il vécut,
De bien, de mal, d'honneur, de honte,
En ses écrits comme il le conte.
Bref, ce Jupiter n'entendit,
Quand la terre avoir prétendit,
Que changer l'état de l'empire
De bien en mal, de mal en pire,
Et se montrer dur justicier;
Le printemps fit modifier,
En quatre parts trancha l'année,
Comme elle est depuis ordonnée,
Hiver, automne, été, printemps.
Or, ces quatre phases du temps
Étaient ensemble confondues.
Jupiter avait d'autres vues,
Et quand son règne commença
Les âges d'or il dépeça
Et les âges d'argent fit poindre,
Puis ceux d'airain; car pire et moindre
Allait toujours l'humanité
Par sa grande perversité.
Elle est d'airain en fer changée,
Plus que jamais au mal plongée,
Dont sont moult satisfaits les dieux
Des séjours sales, ténébreux,
Qui sur les hommes ont envie,
Et les guettent toute leur vie.

Cist r'ont en lor rais atachies,20925
Dont jamès n'ierent relachies,
Les noires berbis dolereuses,
Lasses, chetives, morineuses,
Qui ne voldrent aler la sente
Que li biaus aignelés presente,
Par quoi toutes fussent franchies,
Et lor noires toisons blanchies,
Quant le grant chemin ample tindrent,
Par quoi là herbergier se vindrent
A compaignie si planiere,
Qu'el tenoit toute la charriere.
Mès jà beste qui léans aille,
N'i portera toison qui vaille,
Ne dont l'en puist néis drap faire,
Se n'est aucune orrible haire
Qui plus est aguë et poignans,
Quant ele est as costes joignans,
Que ne seroit uns peliçons
De piaus de velus heriçons.
Mès qui voldroit charpir la laine,
Tant est mole et soef et plaine,
Por qu'il en éust tel foison
De faire dras de la toison
Qui seroit prinse ès blanches bestes,
Bien s'en vestiroient as festes
Emperéor, ou roi, voire ange,
S'il se vestoient de dras lange.
Por quoi, bien le poés savoir,
Qui tex robes porroit avoir,
Moult seroit vestus noblement,
Et por ice méismement
Les devroit-l'en tenir plus chieres,
Car de tex bestes n'i a guieres;

Ils ont attaché dans leurs rets,21199
Pour ne les détacher jamais,
Les noires brebis douloureuses,
Lasses, chétives et galeuses,
Qui désertèrent le chemin
Étroit de l'agnelet divin
Où fussent toutes affranchies
Et leurs noires toisons blanchies,
Pour la large route tenir,
Qui les fit aux bas lieux venir
En si nombreuse compagnie
Que la route en était remplie.
Jamais bête passant par là
Bonne toison n'y portera
Dont on puisse voire drap faire,
Si ce n'est quelque horrible haire,
Qui, plus qu'un velu peliçon
Tout fait de peau de hérisson,
Est aiguë et dure et tranchante
Quand elle est aux côtes joignante.
Des blanches bêtes la toison,
Au contraire, si à foison
On pouvait avoir de leur laine,
Est tant moelleuse et douce et pleine,
Que si la carder on voulait,
Aux fêtes moult s'en vêtirait,
S'il voulait se vêtir de lange[68],
Empereur ou roi, voire archange.
Car, bien le pouvez-vous savoir,
Qui pourrait telle robe avoir
(Qu'on doit d'autant plus tenir chère
Que de ces bêtes n'y a guère),
Moult serait vêtu noblement.
Or, le pasteur également

Ne li pastors qui n'est pas nices,20959
Qui le bestail garde et les lices
En ce biau parc, c'est chose voire,
Ne lerroit entrer beste noire
Por riens qu'en li séust prier,
Tant li plaist les blanches trier,
Qui bien congnoissent lor bergier,
Por ce vont o li herbergier,
Et bien sunt par li congnéuës,
Par quoi miex en sunt recéuës.
Si vous di que le plus piteus,
Li plus biau, li plus deliteus
De toutes les bestes vaillans,
C'est li blans aignelés saillans,
Qui les berbis où parc amaine
Par son travail et par sa paine.
Car bien set se nule en desvoie,
Que li leus solement la voie,
Qui nule autre chose ne trace
Ne mès qu'ele isse de la trace
A l'aignel qui mener les pense,
Qu'il l'emportera sans deffense,
Et la mengera toute vive;
Ne l'en puet garder riens qui vive.
Seignor, cist aigniaus vous atent,
Mès de li nous tairons atant,
Fors que nous prions Diex le pere
Qu'il par la requeste sa mere,
Li doint si les berbis conduire,
Que li leus ne lor puisse nuire;
Et que par pechié ne failliés
Que joer en ce parc n'ailliés,
Qui tant est biaus et delitables,
D'erbes, de flors tant bien flerables,

Son cher bétail et la clôture21233
De ce beau parc, à si grand' cure
Sait protéger, je vous le dis,
Que n'entrerait noire brebis.
En vain on le prie et supplie,
Avec soin les blanches il trie,
Qui bien connaissent leur berger
Et vont avec lui s'héberger,
Et toujours en sont bien reçues,
Car toutes sont de lui connues.
Mais le plus beau, le plus piteux,
Le plus gent, le plus gracieux,
Du troupeau à la blanche laine,
C'est celui qui paître les mène
A grande peine, à travail grand,
Le blanc agnelet bondissant;
Car il sait bien, s'il s'en dévoie
Quelqu'une, et que le loup la voie
Qui toujours guette, le malin,
Si la brebis sort du chemin
Par où l'agneau mener les pense,
Qu'il l'emportera sans défense,
Pour toute vive la manger
Sans que rien l'en puisse empêcher.
Seigneurs, prions donc Dieu le père
Qu'à la requête de sa mère
A l'agneau qui tous nous attend
Et dont nous tairons maintenant,
Il donne brebis à conduire
A qui le loup ne puisse nuire;
Et que ne soyez empêchés
D'aller au parc par vos péchés,
Qui de tretoutes bonnes choses,
De violettes et de roses,

De violetes et de roses,20993
Et de tretoutes bonnes choses.
Car qui du biau jardin quarré,
Clos au petit guichet barré
Où cil amant vit la karole,
Où Déduit o sa gent karole,
A cel biau parc que ge devise,
Tant par est biaus à grant devise,
Faire voldroit comparaison,
Il feroit trop grant mesprison,
S'il ne la fait tele ou semblable
Cum il feroit de voir à fable:
Car qui dedens ce parc seroit,
Aséur jurer oseroit,
Ou méist sans plus l'ueil léans,
Que li jardins seroit néans
Au regard de ceste closture
Qui n'est pas faite en quarréure,
Ains est si ronde et si soutille,
C'onques ne fu beril ne bille
De forme si bien arrondie.
Que volés-vous que ge vous die?
Parlons des choses qu'il vit lores
Et par dedans et par defores,
Et par briés moz nous en passons,
Por ce que trop ne vous lassons:
Il vit dix laides ymagetes
Hors du jardin, ce dit, portraites.
Mès qui dehors ce parc querroit,
Tous figurés i troveroit
Enfer, et tretous les déables
Moult laiz et moult espoentables,
Et tous defauz et tous outrages
Qui font en enfer lor estages;

D'herbes, de fleurs est tout semé,21267
Resplendissant et parfumé.
Car ce beau parc, dont je devise,
Est si beau, de si noble guise,
Que ce serait grand' méprison
De le mettre en comparaison
(A moins de la faire semblable
A vérité contre une fable)
Avec le beau jardin carré
Clos du petit guichet barré,
Où notre Amant vit la karole,
Où de Déduit la gent karole.
Car qui dedans ce parc serait
Ou l'œil sans plus y jetterait,
Ses grands dieux jurerait sur l'heure
Que du beau Déduit la demeure
N'est rien près du parc enchanté,
Qui n'est pas construit en carré,
Mais bien en sphère grandiose;
Il n'est perle, bouton de rose
Aux contours si bien arrondis.
Or céans, faisons, mes amis,
Un parallèle très-rapide,
De peur qu'il ne soit insipide,
De toutes choses qu'il vit lors
Et par dedans et par dehors:
Il vit dix laides imagettes
Hors du jardin, dit-il, pourtraites.
Mais qui hors du parc chercherait
Tout figurés y trouverait
L'enfer peuplé de tous les diables
Moult laids et moult épouvantables,
Tous les damnés, tous les ribauds
Qui d'enfer hantent les suppôts,

Et Cerberus qui tout enserre;21027
Si troveroit toute la terre
O ses richeces anciennes,
Et toutes choses terriennes;
Et verroit proprement la mer,
Et tous poissons qui ont amer,
Et tretoutes choses marines,
Iauës douces, troubles et fines,
Et les choses grans et menuës,
En iauës douces contenuës;
Et l'air et tous les oisillons,
Et mochetes et papillons,
Et tout quanque par l'air resonne;
Et le feu qui tout avironne,
Les muances, les tenemens
De tous les autres élemens.
Si verroit toutes les esteles,
Cleres, et reluisans et beles,
Soient errans, soient fichies,
En lor esperes estachies;
Qui là seroit toutes ces choses
Verroit de ce biau parc encloses,
Ausinc apertement portraites,
Cum proprement aperent faites.


Or au jardin nous en alons,
Et des choses dedens parlons.
Il vit, ce dit, sor l'erbe fresche
Déduit qui demenoit sa tresche,
Et ses gens o li karolans
Sor les floretes bien olans;
Et vit, ce dit li damoisiaus,
Herbes, arbres, bestes, oisiaus,

Et Cerbère qui tout enserre.21301
Il verrait à la fois la terre,
Et d'un bout à l'autre la mer,
Poissons en l'élément amer
Et toutes les choses marines,
Les eaux douces, troubles et fines,
Et tous objets grands et menus
Dans les eaux douces contenus,
La terre et les choses terriennes
Avec ses richesses anciennes,
Et l'air et tous les oisillons,
Les mouches et les papillons,
Tout ce qui parmi l'air résonne
Et le feu qui tout environne,
Le domaine et les changements
De tous les autres éléments.
Puis il verrait toutes sans voiles,
Claires, luisantes, les étoiles,
Les astres fixes, les errants,
Dans l'orbe immense gravitants.
Oui, seigneurs, tretoutes les choses
Qui sont dedans le monde encloses,
Celui-là contempler pourrait
Hors du beau parc, et les verrait
Aussi distinctement pourtraites,
Comme elles nous paraissent faites.
Or au jardin nous en allons,
Et des choses dedans parlons.
Il vit, dit-il, sur l'herbe molle
Déduit qui menait sa karole,
Les fleurettes, les damoiseaux,
Herbes, arbres, bêtes, oiseaux,
Et ruisselets, et fontenelles,
Bruire et frémir sur les gravelles,

Et ruisselez et fonteneles21059
Bruire et fremir par les graveles,
Et la fontaine sous le pin:
Et se vante que puis Pepin
Ne fut tex pin; et la fontaine
R'estoit de trop grant biauté pleine.
Por Diez, seignor, prenés-i garde,
Qui bien la vérité regarde,
Des choses ici contenuës,
Ce sunt truffes et fanfeluës.
Ci n'a chose qui soit estable,
Quanqu'il i vit est corrumpable.
Il vit karoles qui faillirent,
Et faudront tuil cil qui les firent;
Ausinc feront toutes les choses
Qu'il vit par tout léans encloses:
Car la norrice Cerberus,
A cui ne puet riens embler nus
Humains, que tout ne face user,
Quant el velt de sa force user,
Et sans lasser tous jors en use
Atropos qui riens ne refuse,
Par derrier tous les espiot,
Fors les Diex, se nus en i ot:
Car sans faille choses devines
Ne sunt mie à la mort enclines.
Mais or parlons des beles choses
Qui sunt en ce biau parc encloses.
Ge vous en di generaument,
Car taire m'en voil erraument,
Et qui voldroit adroit aler,
N'en sai-ge proprement parler;
Car nus cuers ne porroit penser,
Ne bouche d'omme recenser

Et la fontaine sous le pin,21335
Comme ne fut depuis Pepin
Nul pin, dit-il, et la fontaine
Était de trop grand' beauté pleine.
Pour Dieu, seigneurs, défiez-vous;
Pour qui voit dessus et dessous
Les choses ici contenues,
Ce sont contes et fanfrelues.
Là je ne vois rien d'éternel,
Tout est corrompable et mortel.
Il vit karoles qui finirent,
Et finiront ceux qui les firent,
Comme finiront en leur temps
Toutes choses qu'il vit léans.
Car la nourrice de Cerbère
A qui l'on ne peut rien soustraire
Qu'enfin elle ne fasse user,
Lorsque veut de sa force user
(Et sans cesse toujours en use
Atropos, qui rien ne refuse),
Frappe ici-bas jeunes et vieux,
Par derrière tous, fors les Dieux;
Car seules les choses divines
Ne sunt mie à la mort enclines.


Or, en quelques mots seulement,
Car veux m'en taire incontinent,
Je vais parler des belles choses
Qui sont en ce beau parc encloses.
A vrai dire, pour droit aller,
N'en sais-je dignement parler.
Ces grand' beautés et grand' values
Des choses léans contenues

Les grans biautés, les grans valuës21093
Des choses léans contenuës;
Ne les biaus geus, ne les grans joies
Et pardurables et veroies
Que li karoleors demainent,
Qui dedens la porprise mainent:
Tretoutes choses delitables,
Et veroies et pardurables
Ont cil qui léans se déduisent,
Et bien est drois; car tous bien puisent
A méismes une fontaine
Qui tant est précieuse et saine,
Et bele et clere, et nete et pure,
Qui toute arrouse la closture.
De cui ruissel les bestes boivent
Qui là vuelent entrer et doivent,
Quant des noires sunt desevrées:
Que puis qu'el en sunt abevrées,
Jamès soif avoir ne porront,
Et tant vivront comme eus vorront
Sans estre malades, ne mortes.
De bonne hore entrerent es portes,
De bonne hore l'aignelet virent,
Que par l'estroit sentier sivirent
En la garde au sage bergier,
Qui les volt o li herbergier;
Ne jamès nus hons ne morroit,
Qui boivre une fois en porroit.
Ce n'est pas cele desouz l'arbre
Qu'il vit en la pierre de marbre;
L'en li devroit faire la moë,
Quant il cele fontaine loë.
C'est la fontaine périlleuse,
Tant amére et tant venimeuse,

Nul cerveau ne pourrait penser21367
Ni bouche d'homme recenser
Les jeux, les plaisirs délectables,
Jeux éternels et véritables,
Que démènent les karoleurs
Dedans ce beau pourpris en fleurs;
Car toutes choses délectables,
Eternelles et véritables
Ont ses bienheureux habitants;
Et c'est juste, car tous léans
Puisent à même une fontaine
Qui tant est précieuse et saine,
Et belle et pure et claire aux yeux,
Qui tout arrose ces beaux lieux.
De cette onde les bêtes boivent,
Qui là veulent entrer et doivent
Quand ont laissé le noir troupeau.
Sitôt qu'elles goûtent cette eau,
Jamais plus ne sont altérées
Ni de maux ni de mort navrées
Et vivront tant comme voudront.
Franchi par bonheur elles ont
Les portes et l'agnelet virent,
Que par l'étroit sentier suivirent
En la garde du bon berger
Qui vers lui les veut héberger!
Ce n'est pas celle dessous l'arbre
Qu'il vit en la pierre de marbre;
Car qui boire une fois pourrait
De cette eau, jamais ne mourrait.
Aussi lui devrait-on la moue
Faire, quand la fontaine il loue
Qui le beau Narcisse tua
Quand au dessus il se mira.

Qu'el tua le bel Narcisus,21127
Quant il se miroit iqui sus.
Il méismes n'a pas vergoigne
De recongnoistre, ains le tesmoigne,
Et sa crualté pas ne cele,
Quant perilleus miroir l'apele,
Et dit que quant il s'i mira,
Maintes fois puis en sospira,
Tant s'i trova grief et pesant.
Vez quel douçor en l'iaue sent!
Diex! cum bonne fontaine et sade,
Où li sain deviennent malade,
Et cum il s'i fait bon virer
Por soi dedens l'iauë mirer!
Ele sourt, ce dit, à grans ondes
Par deus doiz crueses et parfondes;
Mès el n'a mie, bien le soi,
Ses doiz, ne ses iaues de soi.
N'est nule chose qu'ele tiengne
Que trestout d'aillors ne li viengne;
Puis si redit que c'est sans fin,
Qu'ele est plus clere qu'argent fin.
Vez de quex trufes il vous plaide,
Ains est voir si troble et si laide,
Que chascuns qui sa teste i boute
Por soi mirer, il n'i voit goute.
Tuit s'i forcenent et s'angoissent,
Por ce que point ne s'i congnoissent.
Au fons, ce dist, a cristaulx doubles,
Que li solaus, qui n'est pas troubles,
Fait luire quant ses rais i giete,
Si cler que cis qui les aguiete,
Voit tous jors la moitié des choses
Qui sunt en cel jardin encloses:

C'est la fontaine périlleuse,21401
Tant amère et tant venimeuse,
Que lui-même il n'hésite pas
A le reconnaître, et plus bas
En rien sa cruauté ne cèle
Quand périlleux miroir l'appelle,
Et dit que quand il s'y mira
Souvent depuis en soupira,
Tant y trouva mésaise et peine.
Voyez quelle douce fontaine!
Et comme il s'y fait bon virer
Pour son visage en l'eau mirer!
Quelle onde bienfaisante et sade
Qui d'homme sain fait un malade!
Puis, dit-il, nuit et jour sans fin
Plus blanche et claire qu'argent fin
On la voit sourdre à grandes ondes
Par deux rigoles moult profondes.
Mais rien n'est à elle, ses eaux,
Bien le sais, ni ses deux canaux;
Nulle chose n'est qu'elle tienne
Qui d'ailleurs toute ne lui vienne.
Voyez quels contes il vous fait!
Ce bassin est si trouble et laid
Que chacun qui sa tête y boute
Pour s'y mirer, il n'y voit goutte;
Tous sont forcenés, angoisseux,
Et trompés leurs cœurs et leurs yeux.
Au fond, dit-il, est cristal double;
Or le soleil, qui n'est pas trouble,
Tant les éclaire de ses feux,
Que si l'on y jette les yeux,
On y lit la moitié des choses
Qui sont en ce jardin encloses,

Et puet le remanant véoir,21161
S'il se vuet d'autre part séoir,
Tant sunt clers, tant sunt vertueus;
Certes ains sunt troble et nueus.
Por quoi ne font-il demonstrance,
Quant li solaus ses rais i lance,
De toutes les choses ensemble?
Par foi qu'il ne puéent, ce semble,
Por l'oscurté qui les obnuble,
Qu'il sunt si troble et si obnuble,
Qu'il ne pueent par eus suffire
A celi qui léans se mire,
Quant lor clarté d'aillors acquierent,
Se li rais du solaus n'i fierent,
Si qu'il les puissent encontrer,
Il n'ont pooir de riens monstrer;
Mès cele que ge vous devise,
C'est fontaine bele à devise.
Or levés ung poi les oreilles,
Si m'en orrés dire merveilles.
Cele fontaine que j'ai dite,
Qui tant est bele et tant profite
Por garir, tant est savorée,
Trestoute beste enlangorée,
Rent tous jors par trois doiz sotives
Iauës douces, cleres et vives.
Si sunt si près, à près chascune,
Que toutes s'asemblent à une,
Si que quant toutes les verrés,
Et une et trois en troverés,
Se volés au conter esbatre,
Ne jà n'en i troverés quatre,
Mès tous jors trois et tous jors une;
C'est lor propriété commune.

Et qu'on peut tout le reste voir21435
Si l'on se va d'autre part seoir,
Tant ils sont puissants et limpides!
Mais ils sont troubles et perfides.
Que ne peuvent-ils refléter,
Quand le soleil s'y vient jeter,
Tretoutes les choses ensemble?
C'est qu'ils ne peuvent, il me semble.
Leur naturelle obscurité
Les rend si vains, en vérité,
Qu'eux-mêmes ne sauraient suffire
A celui qui dedans se mire,
Ils n'ont pouvoir de rien montrer
S'ils ne viennent à rencontrer
Les rais que le soleil y lance;
Étrangère est donc leur puissance.
Mais la fontaine que je dis
Est l'ornement du paradis.
Or levez un peu les oreilles,
Et m'ouïrez dire merveilles.
Cette fontaine oncques ne nuit,
Qui tant est belle, mais guérit,
Tant elle est bonne et savourée,
Tretoute bête enlangorée,
Et toujours par triples canaux
Rend douces, claires, triples eaux,
Qui sont si près à près chacune,
Que toutes s'assemblent en une,
Si bien que qui les trois verrait
Et une et trois en trouverait,
Mais toujours trois et toujours une,
C'est leur propriété commune;
En vain à compter s'ébattrait,
Jamais quatre n'en trouverait.

N'onc tel fontaine ne véismes,21195
Car ele sourt de soi-méismes:
Ce ne font mie autres fontaines
Qui sordent par estranges vaines.
Ceste tout par soi se conduit,
N'a mestier d'estrange conduit,
Et se tient en soi toute vive,
Plus ferme que roche naïve:
N'a mestier de pierre de marbre,
Ne d'avoir coverture d'arbre;
Car d'une sorce vient si haute
L'eve, qu'el ne puet faire faute,
Qu'arbre ne puet si haut ataindre,
Que sa hautece ne soit graindre,
Fors que sans faille en ung pendant,
Si cum el s'en vient descendant,
Là trueve une olivete basse,
Souz qui toute l'iauë s'en passe;
Et quant l'olivete petite
Sent la fontaine que j'ai dite,
Qui li atrempe ses racines
Par ses iauës douces et fines,
Si en prent tel norrissement,
Qu'ele en reçoit acroissement,
Et de foille et de fruit s'encharge:
Si devient si haute et si large,
C'onques li pins qu'il vous conta,
Si haut de terre ne monta,
Ne ses rains si bien n'estendi,
Ne si bel umbre ne rendi.
Ceste olive tout en estant,
Ses rains sor la fontaine estant;
Ainsinc la fontaine s'enumbre,
Et par le roisant du bel umbre

Nul ne vit onc fontaine telle.21469
Car de soi-même coule-t-elle
Et d'elle-même se conduit
Sans chercher étranger conduit,
Ce que ne font autres fontaines
Qui sourdent d'étrangères veines.
Car en soi-même elle a son lit
Creusé, plus ferme que granit;
Besoin n'a de roc ni de marbre,
Ni d'avoir couverture d'arbre,
Car de source si haute sourd
L'onde, que ne manque à nul jour,
Et qu'il n'est arbre qui l'atteigne,
Car sa hauteur tous les dédaigne,
Fors sans mentir en un pendant
Lorsqu'elle coule en descendant.
Là trouve une olivette basse
Sous laquelle toute l'eau passe,
Et quand ce petit olivier
Sent la fontaine en son sentier,
Qui lui détrempe les racines
Par ses ondes douces et fines,
Il en prend tel nourrissement
Qu'il en reçoit accroissement
Et de feuilles, de fruits se charge.
Lors devient si haut et si large
Qu'oncques le pin qu'il vous conta
Si haut de terre ne monta,
Ni de ses grands rameaux sans nombre
Ne rendit oncques si belle ombre;
Debout cet olivier géant
Ses rameaux sur les eaux étend.
Ainsi la fontaine s'enombre,
Et pour l'attrait de la belle ombre

Les besteletes là se mucent21229
Qui les douces rousées sucent,
Que li dous ruissiaus fait espendre
Par les flors et par l'erbe tendre.
Si pendent à l'olive escrites
En ung rolet letres petites
Qui dient à ceus qui les lisent,
Qui souz l'olive en l'ombre gisent:
Ci cort la fontaine de vie
Par desouz l'olive foillie,
Qui porte le fruit de salu.
Quiex fu li pins qui l'a valu?
Si vous di qu'en cele fontaine,
(Ce croiront foles gens à paine,
Et le tendront plusors à fables)
Luit uns charboucles merveillables[69]
Sor toutes merveilleuses pierres,
Trestous réons et à trois quierres,
Et siet emmi si hautement,
Que l'en le voit apertement
Par tout le parc reflamboier;
Ne ses rais ne puet desvoier
Ne vent, ne pluie, ne nublece,
Tant est biaus et de grant noblece:
Et sachiés que chascune quierre,
(Tex est la vertu de la pierre,)
Vaut autant cum les autres deus:
Tex sunt entr'eus les forces d'eus.
Ne les deus ne valent que cele,
Combien que chascune soit bele;
Ne nus ne les puet deviser,
Tant les sache bien aviser,
Ne s'i joindre par avisées,
Qu'il ne les truisse devisées.

Les bêtelettes de venir21503
Les douces perles recueillir
Que le doux ruisseau fait épandre
Emmi les fleurs et l'herbe tendre.
A l'olivier pendent écrits,
Sur un rouleau, signes petits
Qui disent à ceux qui les lisent,
Quand à l'ombre de l'arbre gisent
Que nul pin oncques ne valut:
«Ci, portant le fruit du salut,
S'étend l'olivette fleurie
Dessus la fontaine de vie.»
Or dans la fontaine (et ceci
Folles gens croiront à demi
Et le tiendront plusieurs à fable)
Luit une escarboucle admirable[69b]
Plus que diamants les plus beaux.
Ronde, elle a trois angles égaux
Et sied au milieu, mais si haute
Que toujours on la voit sans faute
Par tout le parc reflamboyer.
Rien ne peut faire dévoyer
Ses rais, vent, nuage ni pluie;
Sa splendeur tretous les défie.
Chaque angle vaut les autres deux,
Si bien sont parfaites entre eux
Proportions et harmonie
(Tant sa vertu est infinie),
Comme les deux ont du premier
La beauté, l'éclat tout entier.
On a beau les joindre en pensée,
Toujours la pierre est divisée,
Et nul ne la peut diviser,
Tant la sache bien aviser.

Mès nus solaus ne l'enlumine,21263
Qu'il est d'une color si fine,
Si clers et si resplendissans,
Que li solaus esclarcissans
En l'autre iauë li cristaus doubles,
Lés li seroit oscurs et troubles.
Briefment, que vous en conteroie?
Autre soleil léans ne roie
Que cil charboucles flamboians;
C'est li solaus qu'il ont léans,
Qui plus de resplendor habonde
Que nus solaus qui soit où monde.
Cis la nuit en exil envoie,
Cis fait le jor que dit avoie
Qui dure pardurablement
Sans fin et sans commencement,
Et se tient en un point de gré,
Sans passer signe ne degré,
Ne minuit, ne quelque partie
Par quoi puisse estre ore partie[70].
Si r'a si merveilleus pooir,
Que cil qui là le vont véoir,
Si-tost cum cele part se virent,
Et lor face en l'iauë remirent,
Tous jors de quelque part qu'il soient,
Toutes les choses du parc voient,
Et les congnoissent proprement,
Et eus-méismes ensement;
Et puis que là se sunt véu,
Jamès ne seront décéu
De nule chose qui puist estre,
Tant i deviennent sage mestre.

Mais nul soleil ne l'enlumine,21537
Car elle est de couleur si fine,
D'un éclat si resplendissant,
Que le soleil ëclaircissant
Là-bas le fameux cristal double
Serait près d'elle obscur et trouble.
Bref, encor que vous conterais?
Nul soleil n'y lance ses rais,
Car plus de resplendeur abonde
Que nul soleil qui soit au monde
L'escarboucle aux rais flamboyants.
C'est le soleil qui luit léans,
Qui la nuit en exil envoie
Et fait le jour qui ne dévoie,
Et qui dure éternellement,
Sans fin et sans commencement,
Et se tient en la même ligne
Sans passer ni degré, ni signe,
Ni minuit, sans un mouvement
Dont on fasse une heure, un moment[70b].
Tant merveilleuse est sa puissance
Que ceux qui sont en sa présence
Et qui là-haut le peuvent voir,
Sitôt que vers ce beau miroir
Leur visage sans plus ils virent
Et dans la fontaine le mirent,
De quelque côté que ce soit,
Tout dans le parc l'œil aperçoit.
Soudain ils savent tout connaître
Jusqu'à leur cœur et tout leur être,
Et depuis qu'ils se seront vus,
Jamais ils ne seront déçus
De nulle chose qui puisse être.
Tant chacun devient sage maître.

Autres merveilles vous dirai:21295
Que de cesti soleil li rai
Ne troublent pas, ne ne retardent
Les yex de ceux qui les regardent,
Ne ne les font essaboïr,
Mès enforcier et resjoïr,
Et ravigorer lor véuë
Por la bele clarté véuë
Plaine d'atrempée chalor,
Qui par merveilleuse valor
Tout le parc d'odor resplenist
Par la grant doçor qui en ist.
Et por ce que trop ne vous tiengne,
D'ung brief mot voil qu'il vous soviengne
Que qui la forme et la matire
Du parc verroit, bien porroit dire
C'oncques en si bel paradis
Ne fu formés Adam jadis.
Por Diex, seignor, donc que vous semble
Du parc et du jardin ensemble?
Donnés-en resnables sentences
Et d'accidens et de sustances:
Dites par vostre loiauté
Liquex est de grignor biauté;
Et regardés des deux fontaines
Laquele rent iauës plus saines,
Plus vertueuses et plus pures,
Et des dois jugiés les natures,
Jugiés des pierres précieuses
Lesqueles sunt plus vertueuses;
Et puis du pin et de l'olive
Qui cuevre la fontaine vive.
Je m'en tieng à vos jugemens,
Se vous, selonc les erremens

Autres merveilles dire vais.21571
C'est que de ce soleil les rais
Ne troublent pas ni ne retardent
Les yeux de ceux qui les regardent,
Ni ne les viennent éblouir,
Mais font renforcer, réjouir,
Voire fortifier la vue,
Par la belle lumière vue
Pleine de suave chaleur
Qui, par merveilleuse valeur,
Tout le parc de parfum inonde,
Tant de grande douceur abonde.
Et pour ne pas trop vous tenir,
Daignez d'un mot vous souvenir:
Qui du parc la forme et l'essence
Saurait, pourrait dire, je pense,
Qu'oncques en si beau paradis
Adam ne fut créé jadis.
Pour Dieu, seigneurs, donc que vous semble
Du parc et du jardin ensemble?
Dites, en toute loyauté,
Lequel est de plus grand' beauté;
Donnez raisonnables sentences
Des accidents et des substances.
Des deux fontaines à vos yeux
Laquelle sourd ses eaux le mieux,
Plus vertueuses et plus pures?
Des canaux jugez les natures,
De l'escarboucle et des cristaux
Jugez les vertus et les maux,
Le pin, et l'olive fleurie
Dessus la fontaine de vie.
Je m'en tiens à vos jugements
Si, suivant les bons errements

Que léu vous ai ça arriere,21329
Donnés sentence droituriere:
Car bien vous di sans flaterie,
Haut et bas ne m'i met-ge mie[71],
Car se tort i voliés faire,
Dire faus, ou vérité taire,
Tantost, jà nel' vous quier celer,
Aillors en vodroie apeler.
Et por nous plustost acorder,
Ge vous voil briefment recorder,
Selonc ce que vous ai conté,
Lor grant vertu, lor grant bonté:
Cele les viz de mort enivre,
Mès ceste fait de mort revivre.
Seignor, sachiés certainement,
Se vous vous menés sagement,
Et faites ce que vous devrés,
De ceste fontaine bevrés.
Et por tout mon enseignement
Retenir plus legierement,
(Car leçon à briez moz léuë
Plus est de legier retenuë).
Ge vous voil ci briément retraire
Tretout quanque vous devés faire.


Pensés de Nature honorer,
Servés la par bien laborer;
Mès comment que la chose aviengne,
De raison vueil qu'il vous soviengne,
Et se de l'autrui riens avés,
Rendez-le, se vous le savés;
Et se vous rendre ne poés
Les biens despendus ou joés,

Que je vous ai tracés arrière,21605
Donnez sentence droiturière.
Mais, sans mentir, je vous promets
Que haut ni bas ne m'y soumets[71b].
Car si tort vous y vouliez faire,
Dire faux ou vérité taire,
Tantôt, à ne vous rien celer,
Ailleurs j'en voudrais appeler.
Pour mieux nous accorder ensemble,
Souffrez qu'en deux mots je rassemble
Selon ce que vous ai conté,
Leur grand' vertu, leur grand' beauté:
L'un les vivants de mort enivre
Et l'autre fait de mort revivre.
Seigneurs, sachez certainement
Que si vous vivez sagement
Et faites ce que devez faire,
Vous boirez à cette dernière.
Et pour tout mon enseignement
Retenir plus facilement
(Car leçon en quelques mots lue
Est plus aisément retenue),
Je veux, avant de vous quitter,
En quelques lignes vous dicter
Et vous dire une fois dernière
Tout ce que prudhomme doit faire.
Pensez de Nature honorer,
Et servez-la par bien ouvrer.
Mais comment que la chose advienne
De Raison veux qu'il vous souvienne.
Quand le bien d'autrui vous avez,
Rendez-le, si vous le savez,
Et si vous ne pouvez le rendre,
S'il vous faut forcément attendre,

Aiés-en bonne volenté,21361
Quant des biens aurés à plenté.
D'occision nus ne s'aprouche,
Netes aiés et mains et bouche;
Soiés loïal, soiés piteus,
Lors irés où champ deliteus
Par trace l'aignelet sivant
En pardurableté vivant,
Boivre de la bele fontaine
Qui tant est doce, et clere et saine,
Que jamès mort ne recevrés,
Si-tost cum de l'iauë bevrés;
Ains irés par joliveté
Chantant en pardurableté
Motez, conduis et chançonnettes
Par l'erbe vert sor les floretes,
Souz l'olivete karolant.
Que vous voi-ge ci flajolant?
Drois est que mon frestel estuie,
Car biau chanter sovent ennuie;
Trop vous porroie huimès tenir,
Ci vous voil mon sermon fenir:
Or i perra que vous ferés,
Quant en haut encroé serés
Por préeschier sus la bretesche.

L'Acteur.

Genius ainsinc lor préesche,
Et les resbaudist et solace;
Lors gete le cierge en la place,
Dont la flame toute enfumée
Par tout le monde est alumée.
N'est dame qui s'en puist deffendre,
Tant la sot bien Venus espandre;

Ayez-en bonne volonté21639
Dès qu'aurez biens en quantité.
Que nul à son prochain ne touche,
Nettes ayez et main et bouche,
Soyez loyaux, soyez piteux;
Lors irez au parc merveilleux
Boire à la très-belle fontaine
Qui tant est douce et claire et saine,
Les pas de l'agnelet suivants
Et dans l'éternité vivants.
Car la mort vers vous sera vaine
Dès que boirez à la fontaine;
Mais irez tout pleins de gaîté,
Chantant pendant l'éternité
Mottets et lais et chansonnettes
Par l'herbe verte et les fleurettes,
Sous l'olivette en karolant.
Mais que vous vais-je flageolant?
Temps est que ma flûte je plie,
Car beau chanter souvent ennuie.
Trop pourrais céans vous tenir,
Ci vous veux mon sermon finir.
Bientôt nous vous verrons à l'œuvre,
Lorsque du prêche à la manœuvre
Franchirez créneaux et talus.

L'Auteur.

Ainsi leur prêche Génius,
Et les transporte et les conquête.
Lors le cierge en la place il jette
Dont le brandon tout enfumé
Par tout le monde est allumé.
Tant sut ce feu Vénus répandre
Que dame ne s'en peut défendre,

Et la cuilli si haut li vens,21393
Que toutes les famés vivans,
Lor cors, lor cuers et lor pensées
Ont de cele odor encensées.
Amors de la chartre léuë
A si la novele espanduë,
Que jamès n'iert lions de vaillance
Qui ne s'acort à la sentence.
Quant Genius ot tout léu,
Li baron de joie esméu,
Car onc mes, si cum il disoient,
Si bon sermon oï n'avoient,
N'onc puis qu'il furent concéu
Si grant pardon n'orent éu,
N'onques n'oïrent ensement
Si droit escommeniement,
Por ce que le pardon ne perdent,
Tuit à la sentence s'aerdent,
Et respondent tost et vias,
Amen, amen, fias, fias.
Si cum la chose ert en ce point,
N'i ot puis de demore point;
Chascuns qui le sermon amot
Le note en son cuer mot à mot:
Car moult lor sembla saluable
Por le bon pardon charitable,
Et moult l'ont volentiers oï.
Et Genius s'esvanoï,
Conques ne sorent qu'il devint,
Dont crient en l'ost plus de vint.
Or à l'assaut sans plus atendre
Qui bien set la sentence entendre!
Moult sunt nostre anemi grevé!
Lors se sunt tuit en piez levé,

Et le vent si haut le cueillit21671
Que tretoute femme qui vit
Son cœur, son corps et ses pensées
A de cette odeur encensées.
Amour du message entendu
La nouvelle a tant répandu,
Qu'il n'est plus homme de vaillance
Qui ne s'accorde à la sentence.
Sitôt qu'eut tout lu Génius,
Lors les barons de joie émus
(Car oncques, disaient-ils, personne
N'entendit sentence si bonne,
Et nul depuis qu'il fut conçu
N'avait si grand pardon reçu;
Nul n'avait pareillement même
Entendu si juste anathême),
Les barons donc répondent tôt:
Amen, amen, bravo, bravo!
Et pour que le pardon lui serve,
Chacun la sentence conserve.
Comme était la chose en ce point
Dès lors n'y eut demeure point;
Car chacun trouvant convenable
Pour le bon pardon charitable
Le serment que moult il aimait
Mot à mot en son cœur le met.
De Génius, la charte ouïe,
L'image s'est évanouie,
Et nul ne sut ce qu'il devint.
Lors en l'ost chantent plus de vingt:
«Or à l'assaut, sans plus attendre,
Qui bien sait la sentence entendre!
Moult sont nos ennemis grevés!»
Lors se sont tous sur pied levés

Près de continuer la guerre21427
Por tout prendre et metre par terre.

CV


Venus se recoursa devant
Ainsi que por cuillir le vent,
Et ala plus-tost que le pas
Au chastel, mais n'i entra pas.


Venus, qui d'assaillir est preste,
Premierement lor amoneste
Qu'il se rendent; et cil que firent?
Honte et Paor li respondirent:

Honte et Paor à Venus.

Certes, Venus, ce est néans,
Jà ne metrés les piez céans;
Non voir, s'il n'i avoit que moi,
Dist Honte, point ne m'en esmoi.

L'Acteur.

Quant la déesse entendi Honte:

Venus.

Vile orde garce, à vous que monte,
Dist-ele, de moi contrester?
Vous verrés jà tout tempester,
Se li chastiaus ne m'est rendus:
Par vous n'iert-il jà deffendus:
Encontre nous le deffendrés!
Par la char Diex vous le rendrés,

Prêts à continuer la guerre21705
Pour tout prendre et mettre par terre.

CV


Vénus par devant se retrousse
Comme pour cueillir vent en housse,
Et vient plus vite que le pas
Au castel, mais n'y entre pas.


Vénus, qui d'assaillir est prête,
Premièrement leur fait requête
Qu'ils se rendent. Avec hauteur
Lors lui répondent Honte et Peur:


Honte et Peur à Vénus.

Vénus, vous perdrez votre peine;
Vous n'entrerez, quoi qu'il advienne.
Non, vraiment, n'y eût-il que moi,
Dit Honte, point n'aurais d'émoi.

L'Auteur.

Lors, oyant Honte, la déesse:

Vénus.

Que vous sert, garce, larronnesse,
Dit-elle, de me résister?
Vous verrez tretout tempêter,
Si la place ne m'est rendue,
Qui plus ne sera défendue.
Contre nous vous la défendrez!
Par la chair Dieu! vous la rendrez!

Ou ge vous ardrai toutes vives,21449
Comme ordes ribaudes chetives;
Tout le porpris voil embraser,
Tors et torneles arraser;
Ge vous eschaufferai les naches;
J'ardrai piliers, murs et estaches[72];
Vostre fossé seront empli,
Je ferai toutes metre en pli
Voz barbacanes là drecies,
Jà si haut nes aurés drecies
Que nes face par terre estendre;
A Bel-Acueil lerroi tout prendre,
Boutons et Roses à bandon,
Une hore en vente, autre hore en don.
Ne vous ne serés jà si fiere
Que tous li mondes ne s'i fiere:
Tuit iront à procession,
Sans faire point d'excepcion,
Par les Rosiers et par les Roses,
Quant j'aurai les lices descloses.
Et por Jalousie bouler,
Ferai-ge par tout defouler
Et les préiaus et les herbages,
Tant eslargirai les passages:
Tuit i coilleront sans delai
Boutons et Roses, clerc et lai,
Religieus et séculer,
N'est nus qui s'en puist reculer;
Tuit i feront lor penitence,
Mès ce n'iert pas sans difference.
Li uns vendront répostement,
Li autre trop apertement;
Mès li répostement venu
Seront à prodomme tenu;

Ou je vous brûle toutes vives21731
Comme ribaudes et chétives.
Tout le pourpris veux embraser
Et tours et tourelles raser;
Je vous échaufferai les fesses,
Mettrai piliers et murs en pièces;
Tous vos fossés seront remplis,
Et je ferai tout mettre en plis
Vos barbacanes là dressées,
Qui ne seront si haut placées
Qu'on ne les fasse choir à bas.
A Bel-Accueil, n'en doutez pas,
Par vente ou don, léans encloses,
Je livrerai boutons et roses.
Tout le monde en procession
Ira, sans faire exception,
Par les rosiers et par les roses,
Quand j'ouvrirai les lices closes;
Fières en vain vous dresserez;
Personne vous n'arrêterez!
Et les préaux et les herbages
(Tant j'élargirai les passages),
A tretous je ferai fouler,
Tant veux Jalousie affoler.
La Rose et le bouton magique
Tous cueilleront, clerc ou laïque;
Religieux ou séculier,
Tous viendront leur dette payer,
Tous y feront leur pénitence;
Mais sera mainte différence.
Les uns viendront secrètement
Et les autres ouvertement.
Mais ceux qui viendront en cachette
Vénus prudhommes les décrète,

Li autre en seront diffamé,21483
Ribaut et bordelier clamé;
Tout n'i aient-il pas tel coupe
Cum ont aucuns que nus n'encoupe.
Si r'est voirs qu'aucuns mauvès homme.
(Que Diex et saint Pere de Romme
Confonde et eus et lor affaire!)
Leront les Roses por pis faire,
Et lor donra chapel d'ortie
Déables qui si les ortie:
Car Génius de par Nature,
Por lor vilté, por lor ordure,
Les a tous en sentence mis
Avec nos autres anemis.
Honte, se ge ne vous engin,
Poi pris mon art et mon engin,
Qu'aillors jà ne m'en clamerai.
Certes, Honte, jà n'amerai
Ne vous, ne Raison vostre mere
Qui tant est as Amans amere.
Qui vostre mere et vous croiroit,
Jamès par amors n'ameroit.

L'Acteur.

Venus à plus dire n'entent,
Que bien li sofisoit atant.
Lors s'est Venus haut secorcie,
Bien sembla fame corrocie,
L'arc tent, et le boujon encoche:
Et quant el l'ot bien mise en coche,
Jusqu'à l'oreille l'arc entoise
Qui n'iert pas plus lons d'une toise;
Puis avise cum bonne archiere,
Par une petitete archiere

Les autres seront diffamés,21765
Ribauds et bordeliers clamés,
Quoique maints autres bien pis fassent
Et qui pour plus honnêtes passent.
Car, c'est vrai, maints en mauvais lieu
(Que le Saint-Père et le bon Dieu
Les confonde, eux et leur affaire!)
Laisseront Roses pour pis faire.
Mais Satan, qui les pousse là,
D'ortie un chapel leur fera;
Car Génius, de par Nature,
Pour leur bassesse et leur ordure,
Les a tous en sentence mis
Avec nos autres ennemis.
Honte, si je ne vous dépèce
Par ma force et par mon adresse,
Ailleurs plus ne me montrerai!
Certes, Honte, je n'aimerai
Ni vous, ni Raison votre mère
Qui tant aux amants est amère.
Qui votre mère et vous croirait,
Jamais par amour n'aimerait.

L'Auteur.

Vénus alors s'est retroussée.
Bien semble femme courroucée,
Et sans prononcer un seul mot
(Car bien assez en dit tantôt),
Tend son arc et sa flèche encoche,
Et quand l'eût bien mise en la coche
A l'oreille amène ses doigts
(D'une toise était l'arc en bois),
Puis vise, comme bonne archère,
Par une étroite meurtrière

Qu'ele vit en la tor reposte21515
Par devant, non pas par encoste,
Que Nature ot par grant maistrise
Entre deux pilerés assise.
Cil dui pilers d'ivire estoient,
Moult gent, et d'argent sostenoient
Une ymagete en leu de chasse,
Qui n'iert trop haute ne trop basse,
Trop grosse, trop gresle non pas,
Mès toute taillie à compas,
De bras, d'espaules et de mains,
Qu'il n'i failloit ne plus ne mains.
Moult ierent gent li autre membre,
Et plus olans que pomme d'embre:
Dedens avoit ung saintuaire
Covert d'ung précieus suaire,
Li plus gentil et li plus noble
Qui fust jusqu'en Constantinoble[73];Voir la note.
[Tel ymage n'ot nus en tor.
Plus avienent miracle entor
Qu'ains n'avint entor Medusa;
Mès ceste trop meillor us a.
Vers Medusa riens ne duroit,
Car en roche transfiguroit
(Tant faisoit felonnesses euvres
Par ses felons crins de coleuvres,)
Trestuit cil qui la regardoient.
Par nul engin ne s'en gardoient,
Fors Perséus, li filz Jovis,
Qui par l'escu la vit où vis,
Que sa suer Pallas li livra.
Par cel escu se delivra,
Par l'escu le chief li toli,
Si l'emporta tous jors o li.

Qu'elle aperçoit incontinent,21797
Non par côté, mais par devant,
Que Nature a, par grand' maîtrise,
Entre deux beaux piliers assise.
Chaque pilier d'ivoire était
Moult gent et d'argent soutenait
Une image, en guise de châsse,
Qui n'était trop haute ni basse,
Trop grosse, trop grêle non pas,
Mais toute taillée au compas,
De mains, de bras et d'encolure,
Rien n'y manquait, je vous assure.
Tous les membres étaient moult gents
Plus que pomme d'ambre odorants.
Dedans était un sanctuaire
Couvert d'un précieux suaire,
Et le plus noble et le plus gent
Qui fut jusque dans l'Orient,
Jusqu'à Constantinople. Et telle
Image, aussi suave et belle
Oncques ne tint nul en sa tour.
Puis se font miracles autour
Moult plus beaux qu'autour de Méduse,
De sa vertu, car mieux elle use.
Vers Méduse rien ne durait,
Puisqu'en roche transfigurait
(Tant faisait felonnesses œuvres
Par ses félons crins de couleuvres)
Tout mortel qui la regardait;
Nul moyen ne l'en préservait,
Fors le fils de Jupin Persée,
Qui par l'écu la tint fixée
Que sa sœur Pallas lui livra.
Cet écu seul le délivra.

Moult le tint chier, moult s'i fiot,21549
En maint estour mestier li ot;
Ses fors anemis en muoit,
Les autres à glaive tuoit.
Mès ne la vit que par l'escu,
Car il n'éust jà puis vescu.
Ses escus li ert miroers,
Car tiex ert où chief li poers,
S'il la regardast face à face,
Roche devenist en la place.
Mès l'ymage dont ci vous conte,
Les vertus Medusa sormonte,
Qu'el ne sert pas de gens tuer,
Ne d'eus faire en roche muer:
Ceste de roche les remue,
En lor forme les continue,
Voire en meillor c'onques ne furent,
Ne c'onques mès avoir ne purent.
Cele nuist, et ceste profite,
Cele occist, ceste resuscite,
Cele les eslevés moult griéve
Et ceste les grevés reliéve:
Car qui de ceste s'aprochast,
Et tout véist, et tout tochast,
S'il fust ains en roche mué,
Ou de son droit sens remué,
Jà puis roche ne le tenist,
En son droit sens s'en revenist;
Si fust-il à tous jors garis
De tous maus et de tous peris.]


Si m'aïst Diex, se ge poïsse,
Volentiers plus près la véisse;

De Méduse il trancha la tête21831
Dont fit depuis mainte conquête;
Toujours avec lui l'emportait,
Moult tenait chère et s'y fiait,
Ses ennemis changeait en pierre
Ou du glaive jetait par terre.
Il ne la vit que par l'écu,
Car jamais après n'eût vécu,
Mais fût resté roche en la place,
Rien que de regarder sa face,
Si terrible était son pouvoir!
L'écu lui tint lieu de miroir.
Mais l'image que je vous conte
En vertus Méduse surmonte;
Car gens ne sait-elle tuer
Ni les faire en roche muer.
Bien plus, de roche elle les mue,
En leur forme et les continue,
Et voire en meilleure vraiment
Que celle qu'ils avaient avant.
L'autre nuit, celle-ci profite;
L'autre occit, elle ressuscite;
L'autre grève les élevés,
Elle relève les grevés.
Qui pourrait approcher l'image,
Toucher, ou voir pas davantage,
Fût-il en roche avant mué
Ou de son droit sens remué,
Plus ne le retiendrait la pierre;
Recouvrant la vertu première,
Il serait à toujours guéri
De tout mal et de tout péril.
Si Dieu daignait en sa justice
Que de plus près l'image visse,

Voire, par Diex, par tout tochasse,21581
Se de si près en aprochasse;
Mès ele est digne et vertueuse,
Tant est de biauté precieuse.
Et se nus usant de raison
Voloit faire comparaison
D'ymage à autre bien portraite,
Autel en puet faire de ceste
A l'ymage Pymalion,
Comme de souris à lion[74].

Pymalions uns entaillieres,
Portraians en fust et en pierres...
Si fist une image d'ivuire...
Qu'el sembloit estre autresi vive
Cum la plus bele riens qui vive.
(Page 310, vers 21593.)

CVI


Cy commence la fiction
De l'ymage Pygmalion.


[Pymalions uns entaillieres[75],Voir la note.
Portraians en fust et en pierres,
En metaus, en os et en cires,
Et en toutes autres matires
Qu'en puet en tex euvres trover,
Por son grant engin esprover
(Car onc de li hons ne l'ot mieudre,
Ausinc cum por grans los acqieudre)
Se volt à portraire deduire.
Si fist une ymage d'ivuire;
Si fist et portret l'ymagete
Si bien compassée et si nete,
Et mist au faire tel entente,
Qu'el fu si plesante et si gente,
Qu'el sembloit estre autresi vive
Cum la plus bele riens qui vive.
N'onques Helaine ne Lavine[76]
Ne furent de color si fine,

De si près je l'approcherais21865
Que partout je la toucherais.
Mais elle est digne et vertueuse.
Tant est de beauté précieuse;
Et si nul, usant de Raison,
Voulait faire comparaison
De quelque autre image avec elle,
Il pourrait mette en parallèle
L'image de Pygmalion,
Comme de souris à lion[74b].

CVI


Ci commence la fiction
De l'image à Pygmalion.

[Pygmalion le statuaire[75b]
Sculptait et le bois et la pierre,
La cire et l'os et le métal,
Toute matière en général
Qu'on voit en telle œuvre fournie.
Or un jour pour son grand génie
Éprouver (car aucun mortel
Depuis n'eut oncques talent tel
Pour acquérir et los et gloire),
Il fit une image d'ivoire.
Tant y mit de soin, de travail,
Jusque dans le moindre détail,
Qu'il fit une image parfaite,
Si bien compassée et si nette,
Qu'elle semblait prête à mouvoir;
Rien de si beau n'eût-on pu voir.
Onc Hélène ni Lavinie[76b]
N'avaient eu sa grâce infinie,

Ne de si bele façon nées,21611
Tant fussent bien enfaçonnées,
Ne de biauté n'orent la disme.
Tout s'esbahit en soi-méisme
Pymalion, quant la regarde;
Es-vos qu'il ne se donne garde
Qu'Amors en ses resiaus l'enlace
Si fort qu'il ne set que il face.
A soi-méismes se complaint,
Mès ne puet estanchier son plaint.
Las! que fai-ge, dist-il, dors-gié?
Maint ymage ai fait et forgié,
Dont nus n'assommeroit le pris,
N'onc d'eus amer ne fui sorpris:
Or sui par ceste mal-baillis,
Par li m'est tous li sens faillis.
Las! dont me vient ceste pensée,
Comment fu cele amor pensée?
J'aime une ymage sorde et muë
Qui ne se crosle ne remuë,
Ne jà de moi merci n'aura:
Tel amor comment me navra?
Il n'est nus qui parler en oie,
Qui trop esbahir ne s'en doie.
Or sui-ge li plus fox du sicle,
Que pui-ge faire en cest article?
Par foi, s'une roïne amasse,
Merci toutevois esperasse,
Por ce que c'est chose possible;
Mès cest amor est si horrible,
Qu'el ne vient mie de Nature,
Trop mauvaisement m'i nature.
Nature en moi mauvès fil a;
Quant me fist, forment s'avila,

Son teint, son port, sa majesté,21895
Ni de sa splendide beauté
Voire la dixième partie.
Tant son âme est lors ébahie,
En la voyant, Pygmalion,
Qu'il ne fait pas attention
Qu'Amour en ses réseaux l'enlace,
En lui ne sait ce qui se passe.
Sans cesse à soi-même il se plaint,
Mais sa souffrance oncques n'éteint:
Las! dit-il, quelle est cette rage?
Rêvé-je? Or j'ai fait mainte image
Dont nul ne connaîtra le prix
Et d'amour onc ne fut surpris.
Et par celle-ci ma pensée
Voilà toute bouleversée
Et mon cœur brisé sans retour.
D'où me vient ce fatal amour?
J'aime une image sourde et mue
Qui ne branle ni ne remue
Et de mes feux pitié n'aura.
Comment tel amour me navra?
Nul n'est qui parler en ouïsse
Qui par trop ne s'en ébahisse.
Une reine encor si j'aimais,
Pitié peut-être espérerais,
Car enfin c'est chose possible.
Mais tant cette amour est horrible
Que c'est crime de s'y livrer;
Nature n'a pu l'inspirer.
En moi mauvais fils a Nature,
Trop suis-je vile créature;
Aussi ne la dois-je blâmer
Si je veux follement aimer.

Si ne l'en doi-ge pas blasmer,21645
Se ge voil folement amer,
Ne m'en doi prendre s'a moi non:
Puis que Pymalion oi non,
Et poi sor mes deus piez aler,
N'oï de tel amor parler.
Si n'aim-ge pas trop folement:
Car, se l'escriture ne ment,
Maint ont plus folement amé.
N'ama jadis où bois ramé,
A la fontaine clere et pure,
Narcissus sa propre figure,
Quant cuida sa soif estanchier?
N'onques ne s'en pot revanchier,
Puis en fu mors, ce dist l'istoire
Qui encor est de grant memoire.
Dont sui-ge mains fox toutevois,
Car, quant je voil, à ceste vois,
Et la prens, et acole et baise,
S'en puis miex soffrir ma mesaise;
Mès cil ne pooit avoir cele
Qu'il véoit en la fontenele.
D'autre part, en maintes contrées
Ont maint maintes dames amées,
Et les servirent quanqu'il porent,
N'onques ung-sol baisier n'en orent,
Si s'en sunt-il forment pené;
Dont m'a miex Amors assené.
Non a: car à quelque doutance
Ont-il toutevois espérance
Et du baisier et d'autre chose;
Mès l'esperance m'est forclose,
Quant au délit que cil entendent
Qui les déduis d'amors atendent:

Il n'est plus fol que moi, je pense.21929
Or que faire en cette occurrence?
Dois-je m'en prendre à d'autre? Non.
Depuis qu'ai Pygmalion nom
Et que sur mes deux pieds chancelle,
Je n'ouïs parler d'amour telle.
Pourtant, à parler franchement,
Est-ce trop aimer follement?
Car, après tout, si l'on peut croire
Ce que nous raconte l'histoire,
Maints ont plus follement aimé.
N'aima-t-il pas au bois ramé,
A la fontaine claire et pure,
Narcisse sa propre figure,
Quand il crut sa soif étancher?
Il ne s'en put onc arracher,
Mais en mourut, nous dit l'histoire,
Qui toujours est de grand' mémoire.
Donc, moins fol suis-je toutefois;
Car lorsque je veux, maintes fois
Je la prends, l'accole et la baise,
Et mieux supporte mon mésaise.
Mais lui, celle avoir ne pouvait
Que dans la fontaine il voyait.
D'autre part, en maintes contrées
Maints ont maintes dames aimées,
Et fins amants à les servir
Sans jamais un baiser cueillir
Se sont peinés toute leur vie;
Donc Amour, malgré ma folie,
M'a frappé moins cruellement.
Mais non. Je m'abuse vraiment;
Car, malgré tout, en leur doutance,
Ils ont toutefois espérance,

Car quant ge me voil aaisier21679
Et d'acoler et de baisier,
Ge truis m'amie autresi froide
Cum est ung pez, et ausi roide;
Que quant ge, por baisier, i touche,
Toute me refroidist la bouche.
Ha! trop ai parlé rudement,
Merci, douce amie, en demant,
Et pri que l'amende en pregniés:
Car de tant cum vous me daingniés
Doucement regarder et rire,
Ce me doit bien, ce croi, soffire.
Car dous regarz et riz piteus
Sunt as Amans moult déliteus.

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