Le saucisson à pattes II: Le plan de Cardeuc
The Project Gutenberg eBook of Le saucisson à pattes II
Title: Le saucisson à pattes II
Author: Eugène Chavette
Release date: October 1, 2006 [eBook #19431]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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EUGÈNE CHAVETTE
LE
Saucisson à Pattes
II
LE PLAN DE CARDEUC
PARIS
C. MARPON ET E. FLAMMARION ÉDITEURS 26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON.
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LE SAUCISSON À PATTES
PAR EUGÈNE CHAVETTE
II
LE PLAN DE CARDEUC
PARIS G. MARPON ET E. FLAMMARION, ÉDITEURS RUE RACINE, 26, PRÈS L'ODÉON
Tous droits réservés.
LE SAUCISSON À PATTES
DEUXIÈME PARTIE
LE PLAN DE CARDEUC
I
Qu'était devenu Fil-à-Beurre depuis le moment où il avait échappé au général jusqu'à celui où il reparaissait, amenant deux escadrons de hussards au château de Brivière?
Lorsque Labor, voulant quand même qu'il fût Meuzelin, l'avait emmené avec lui afin de l'interroger loin de la comtesse, l'échalas l'avait suivi d'assez bonne grâce. Mais, pendant que le général donnait ses instructions à son cavalier d'ordonnance, qui allait porter aux hussards, battant la plaine, l'ordre de marcher sur la ferme de la Cornouailles, maître Barnabé avait pris ses jambes à son cou.—Et on sait quelles jambes! Quand Labor s'était retourné, il avait vu son homme déjà bien loin, lancé comme une flèche, dans la direction de la métairie du Marcassin.
De cette fuite, avait été témoin le métayer qui, on s'en souvient, avait quitté la comtesse, pour savoir ce qu'il allait advenir de celui à qui, en mettant à profit l'entêtement du général à vouloir que l'échalas fût Meuzelin, il avait conseillé d'accepter ce rôle.
En voyant le fuyard gagner sa métairie au pas de course, le Marcassin avait souri en se disant:
—Pas trop bête, le maigriot! Le voici qui file chez moi, où il va attendre que j'arrive pour le styler sur ce qu'il aura à faire.
Laissant donc le général s'égosiller inutilement à rappeler son fugitif, le Marcassin avait piqué droit sur sa ferme où il avait retrouvé Barnabé qui s'était écrié:
—Hein! As-tu vu ce général qui persiste à vouloir que je sois un nommé Meuzelin? Toi aussi, du reste, et que le diable m'emporte si je devine pourquoi!… Et, d'abord, qu'est-ce que ce Meuzelin?
—Un célèbre agent de police.
—Pouah! pouah! un état dans lequel je n'ai jamais travaillé! lâcha
Barnabé en faisant la moue.
Puis il poussa le «ouf!» de soulagement d'un homme qui croit en être quitte et reprit:
—Si j'ai dit oui au général, c'était parce que cela paraissait te faire plaisir. À présent que je me suis débarrassé de ce têtu à grosses bottes, c'est fini. N'en parlons plus.
—Mais au contraire, mon garçon, parlons-en, car c'est loin d'être fini, dit le Marcassin.
Barnabé tressauta. Ses yeux s'ouvrirent larges de surprise et tout regimbant à la proposition:
—Ah! mais non, mais non, fit-il avec répugnance. Je ne tiens pas à jouer le mouchard, moi. J'y serais trop inhabile! Là, vrai! je ne saurais que dire et que faire.
—Puisque je te conseillerais, avança le Marcassin.
Fil-à-Beurre le regarda tout ahuri.
—Mais, dit-il, quel intérêt, citoyen Cardeuc, peux-tu donc avoir à ce que je prenne la place de ce Meuzelin?
Le Marcassin s'attendait à la question et il avait préparé son thème suivant ce que lui avait conté Barnabé à son arrivée, en lui ramenant sa charrette et le pot, plein d'or, de Doublet.
—Oh! ce n'est pas mon intérêt que je consulte, dit-il, c'est le tien, garçon.
—Le mien! fit Barnabé dont la voix eut un accent de surprise sincère.
—Oui. Est-ce que tu ne m'as pas parlé, tantôt, d'une jeune fille, nommée Gervaise, disparue du village de Mégin où tu l'as connue et à qui, m'as-tu dit, tu as voué l'attachement le plus profond?
—Pour elle je donnerais ma vie!
Croyant apprendre du neuf à Barnabé, Marcassin continua:
—Sache donc que cette fille est ma nièce. Je la ramenais du village de Mégin quand tu m'as rencontré à l'auberge de la Biche-Blanche. Elle est ici, ou plutôt au château de Brivière; car elle est attachée au service de la comtesse.
Si quelqu'un avait bien vraiment l'air de tomber des nues, c'était l'échalas, tant sa figure exprimait un joyeux étonnement en apprenant ce qu'était devenue Gervaise. C'était à croire qu'il n'en savait rien de rien.
—Tu aimes ma nièce, mon gars, poursuivit le métayer. Après l'acte de probité de me rapporter mon or, je t'ai jugé digne de Gervaise, et je ne demande pas mieux que de te la donner pour femme… Seulement, il faut savoir la conquérir… ou, pour mieux dire, la défendre.
—La défendre contre qui?
—Contre le général qui en tient pour elle.
Son mensonge lancé, le Marcassin échafauda dessus les raisons qui devaient faire accepter à Fil-à-Beurre le rôle de Meuzelin.
—Tu vois donc bien, reprit-il, que, sous le nom de ce policier, tu auras tes entrées au château. Ainsi attaché à la personne de Labor par ton rôle, il te sera facile de surveiller et, surtout, de déjouer les menées amoureuses de ce gros plumet. Si tu aimes sincèrement Gervaise, tu dois me comprendre.
Tout en écoutant, avec une figure assombrie par une jalousie feinte,
Barnabé était en train de se dire:
—Tiens! tiens! mais ce n'est pas trop maladroit ce qu'invente ce vilain ours, pour me faire avaler son hameçon!
Puis, tout haut, en hésitant:
—Très bien! mais que j'accepte le rôle, j'en suis toujours pour ce que j'ai dit; je ne saurais m'en tirer.
—Puisque, je le répète, je te conseillerai… Ainsi, par exemple, veux-tu que je t'apprenne ce que tu devrais faire dans la circonstance présente? proposa le métayer.
—Oui, dites.
—Je tâcherais de rejoindre les hussards qui vont cerner la ferme de la Cornouailles et, après l'expédition finie, au lieu de leur laisser regagner leurs postes sur la route de Laval où ils perdent leur temps à surveiller la plaine, je ferais en sorte qu'ils rentrent dans le cantonnement d'Ingrande.
—C'est dit! s'écria Barnabé, avec un empressement qui témoignait de son zèle à vouloir préserver Gervaise des entreprises amoureuses du général. J'y vais!
À son troisième pas, il arrêta son élan pour dire, avec une sorte de crainte:
—Ne va pas me laisser dans l'embarras! Il est bien convenu, n'est-ce pas, que je puis compter sur tes conseils?
—Sois tranquille, promit Cardeuc.
Cette fois, le squelette partit à toute volée dans la direction d'Ingrande, suivi des yeux par le Marcassin, qui, en souriant, murmurait:
—Il a cru à Gervaise courtisée par le général. Grâce à cet imbécile, la plaine va être délivrée des hussards. Cette nuit, les quatre cent mille francs seront cachés ici.
Pendant que Cardeuc se donnait cette espérance, il ne se doutait guère que celui qu'il traitait d'imbécile était, tout en courant, en train de se dire:
—Ah! gredin, tu as voulu à toute force me faire entrer dans la peau de Meuzelin! Eh bien, j'y suis, ours stupide, et tu verras avant peu qu'il t'en cuira.
Et, tout guilleret, il ajouta:
—Meuzelin, tout de même, va être bien étonné quand il apprendra combien j'ai eu peu de peine à endosser son personnage, puisque c'est, pour ainsi dire, le général et le Marcassin qui me l'ont appliqué de force.
Puis en réfléchissant, mais sans rien perdre de sa vitesse:
—Oui, fit-il, mais il faut rendre à Meuzelin cette justice d'avouer que si ma tâche a été facile avec le général, c'est grâce à son idée de me faire écrire le billet sur Hercule et Omphale, qu'il a envoyé à cette culotte de peau. La ressemblance d'écriture du billet et de l'ordre a fait merveille.
Pendant qu'il était en veine de gaieté, l'échalas s'en donna à coeur joie, car il poussa un énorme éclat de rire qu'il fit suivre de cette réflexion:
—Ce n'est pas encore pour cette fois que je risque de me faire scier entre deux planches, comme Meuzelin m'en a fait entrevoir la douce espérance.
Quand Barnabé arriva au bac qui servait à traverser la Loire, il y rejoignit l'ordonnance du général, porteur de l'ordre, qui, pour franchir le fleuve, attendait qu'il plût au passeur, attardé dans un cabaret sur l'autre rive, de ramener son bateau.
—Nous allons faire route ensemble, camarade, lui annonça Barnabé.
Le hussard le reconnut.
—C'est toi, citoyen, dit-il, qui, à mon départ, détalais si fort pendant que le général gueulait pour te rappeler. Saperlotte! il avait l'air de fièrement tenir à toi, le grand chef!
—Tant et si bien, camarade, que quand je suis revenu un peu plus tard, il m'a chargé de te rejoindre pour aller surveiller l'expédition, annonça Barnabé avec aplomb.
—Quand nous serons sur l'autre rive, je te prendrai en croupe, proposa l'ordonnance.
—Sans refus, camarade.
Cinq heures plus tard, Fil-à-Beurre, à la tête de deux escadrons de hussards, trompettes sonnant, reparaissait au domaine de la Brivière, et quand Labor, en fureur, demandait qui avait ordonné aux soldats de venir le retrouver au château, répondait:
—C'est moi.
Et tout aussitôt, il ajoutait:
—C'est que l'expédition, général, n'a pas donné le résultat que vous en attendiez.
—La bande avait donc quitté la ferme de la Cornouaille? vous avez fait chou blanc? supposa Labor.
—Pas tout à fait; car nous y avons surpris quatre hommes qui, du reste, n'ont fait aucune résistance. Je vous amène ces prisonniers.
—La consigne est de ne pas faire de prisonniers; il fallait fusiller ces sacripants, dit sévèrement le général.
—Oui, mais ils ne sont pas des sacripants. Leur chef m'a fait un récit tellement embrouillé que j'ai cru bon de le conduire ici pour que vous l'interrogiez.
Sur ce, Barnabé ouvrit la fenêtre sur la cour et cria:
—Faites monter les prisonniers.
Sans doute que ceux des hussards qui amenaient les prisonniers s'y prenaient, à leur égard, un peu brutalement, car on entendit une voix mécontente qui disait:
—Que c'est une futilité outrecuidante de me manipulationner comme un paquet de linge sale!
Les prisonniers venaient de s'arrêter dans la pièce voisine où leur escorte attendit l'ordre de les introduire. Depuis l'arrivée des escadrons au château, Labor n'avait encore fait que jurer et rager; son sang-froid, qui lui revint, lui fit comprendre le besoin de s'enquérir un peu, au préalable, sur le compte de ceux qu'il allait interroger. Donc, il s'adressa à celui qu'il persistait à prendre pour Meuzelin.
—Avant que je les fasse entrer…
Au lieu de continuer, il se tourna vers madame de Méralec, que la curiosité avait fait rester en place.
—Mille pardons! comtesse, dit-il. Vous devez être déjà fort mécontente de l'envahissement de votre château par mes soldats. Je n'y joindrai pas l'ennui de vous faire assister à l'interrogatoire de ces hommes. Je vais donc aller les questionner dans la pièce où ils viennent d'être conduits.
Mais cela ne faisait pas l'affaire de la veuve, qui se hâta de dire, avec l'accent d'un reproche amical:
—Ah! général, vous oubliez nos conventions! N'a-t-il pas été convenu une fois pour toutes que, chez moi, vous vous regarderiez comme chez vous?
À cette réponse, Labor crut bon de lâcher un nouveau «hélas!» qui faisait allusion à la confidence que lui avait faite la veuve sur son impossibilité de convoler en secondes noces.
Il revint à Fil-à-Beurre et reprit sa phrase commencée:
—Avant que je les fasse entrer, apprends-moi d'abord comment tu as fait ces prisonniers?
—Ai-je dit prisonniers? demanda Barnabé d'un air étonné. En ce cas, la langue m'a fourché. Je ne puis vraiment pas, en bonne conscience, appeler prisonniers des gens qui, d'eux-mêmes, m'ont demandé à être conduits au château de Brivière.
Puis, laissant ce sujet pour en aborder un autre, l'échalas s'écria vivement:
—Ah! d'abord, pour en finir avec les Chauffeurs que nous allions surprendre, je dois vous dire qu'à notre arrivée à la Cornouailles, nous avons trouvé la ferme complètement évacuée par les bandits.
—Ils ne perdront pas pour attendre! grogna le général.
—Vos soldats et moi, reprit Barnabé, nous allions quitter la Cornouailles quand un paysan m'apprit que quatre hommes se trouvaient réunis dans le cabaret du village. Le soupçon me vint que ce pouvait être des retardaires de la bande. Je fis cerner le cabaret.
—Et tu les a surpris sur la défensive? demanda Labor, avançant ce motif à faire fusiller les prisonniers.
—Euh! euh! fit Barnabé. Est-ce bien trouver les gens sur la défensive que de les surprendre en train de manger du pain et du fromage et de vider une potée de vin en braves voyageurs qui réparent leurs forces et qui ont leurs papiers parfaitement en règle.
Le général tressauta de colère à cette réponse.
—Ah! ça! beugla-t-il, puisqu'il en était ainsi, pourquoi, paquet de cornichons! les as-tu amenés ici?
—Attendez donc, général, attendez donc un petit brin.
—Abrège, bavard!
—Comme je lui rendais ses papiers, celui qui me paraissait être le chef des autres, un gros et même un très gros, me demanda si la route était encore longue jusqu'au château de la Brivière qui, disait-il, était le but de son voyage.
Mollement renversée sur le dos de son siège, madame de Méralec avait écouté en souriant. Aux derniers mots de Barnabé, elle se redressa lentement, muette, mais attachant sur l'échalas un regard inquiet.
—Pourquoi ce gros homme vient-il au château? demanda le général.
—Telle a été ma question. C'est alors qu'il m'a fait je ne sais quelle histoire.
—Comment, âne bâté, tu ne sais quelle histoire! Voyons! conte-la-moi en deux mots, ordonna Labor d'un ton sec.
—Ma foi, non! fit carrément Barnabé. Qu'il vous la conte lui-même.
J'aime mieux, général, vous laisser tout le plaisir de la surprise.
Cela dit, Barnabé se tourna vers madame de Méralec, et ajouta:
—Et à vous aussi, madame la comtesse.
—À moi! dit la veuve.
L'accent de la voix de la jolie femme trahissait si bien la crainte, que
Fil-à-Beurre se hâta de s'écrier:
—Oh! rassurez-vous, madame, il ne s'agit, pour vous, que d'une émotion douce, très douce.
Tout en parlant, Barnabé faisait une gentille petite risette à la veuve, pour calmer son inquiétude.
Mais, pâle et avec un frisson à fleur de peau, comme si elle pressentait un danger, madame de Méralec pensait à cette phrase de l'ami du soupirant de Gervaise et se répétait:
—En maîtres! en maîtres!
Quant au général, il n'y voyait pas plus loin que le bout de son nez, et à ce nez monta la moutarde quand il s'écria, pour faire un peu sa cour à la veuve:
—Alors, sextuple idiot! puisque ce voyageur est un ami de madame la comtesse, pourquoi as-tu commis la maladresse de l'arrêter!!! Et quand je pense que, pour une pareille ânerie, il t'a fallu deux escadrons de hussards… Deux escadrons pour un homme!
—D'abord, général, ils sont quatre, allégua Barnabé pour sa défense. Il est vrai que les trois autres ont tout l'air d'être au service du gros citoyen.
—Deux escadrons pour un homme! Mille tonnerres! C'est pour arriver à ce résultat que j'ai retiré mes hussards de la route de Laval où, peut-être, ils auraient eu la chance de reconquérir les quatre cent mille francs de l'État! gronda Labor qui se montait.
Le faux Meuzelin se révolta contre ce débordement de colère.
—Dame! écoutez donc, général. La prudence m'a guidé, articula-t-il d'un ton sec. Admettons que ce que le gros m'a conté soit faux, que cet homme soit quelque chef dangereux, Coupe-et-Tranche par exemple, qui cherche à se glisser dans le château pour y introduire plus tard ses complices, est-ce que je n'aurais pas été cent fois coupable en le laissant échapper? Qui m'assure qu'en se voyant pincé tantôt, il ne m'a pas inventé un conte pour n'être pas retenu? Moi, je l'ai pris au mot. «Tu dis vouloir aller au château de la Brivière, mon gaillard, ai-je pensé; eh bien! je vais t'y conduire, moi, et je l'ai amené ici.»
Puis avec un accent flatteur:
—Et, continua l'échalas, je me suis dit: Supposons que j'aie mis la main sur Coupe-et-Tranche voulant ouvrir le château à ses bandits, le général Labor, qui est si fin, si perspicace, si subtil, aura bien vite fait de lever le masque du coquin, et non seulement il me félicitera sur ma capture, mais encore il me remerciera de ma sage précaution d'avoir amené ses soldats pour défendre le château en cas d'attaque de la bande voulant délivrer son chef.
—C'est avec cette arrière-pensée que tu t'es fait suivre des deux escadrons? demanda Labor calmé par les louanges.
—Pas dans un autre but.
—Et tu ne veux pas me répéter ce que t'a dit ce gros homme?
—Non, fit résolument Barnabé. Je vous le répète, je ne veux pas, si l'homme a dit vrai, vous retirer le plaisir de la surprise ou le mérite de l'avoir démasqué s'il m'a menti.
—Alors, Meuzelin, fais entrer ces quatre hommes, commanda Labor, tout pressé de prouver cette fameuse perspicacité que lui prêtait l'échalas.
—Pourquoi les quatre? objecta Barnabé. Le gros seul est à interroger. Les trois autres, j'en suis certain, sont sous ses ordres… ou des serviteurs ou des bandits.
—Va donc chercher le gros, dit le général cédant au conseil.
—À vos ordres, fit l'échalas qui, gagnant la sortie, disparut après avoir soigneusement refermé la porte derrière lui.
Mais si court qu'eût été le temps mis par Barnabé à ouvrir et clore la porte, cette phrase put se faire entendre:
—Que nous allons toujours croquer le marmot en faisant le pied de grue avec le bec dans l'eau comme l'oiseau sur la branche?
De plus en plus secouée par le frisson, la comtesse était pâle comme une morte et son regard, sombre et anxieux, s'attachait sur cette porte par laquelle un pressentiment lui disait qu'un danger redoutable allait entrer.
Enfin la porte s'ouvrit, et, sur son seuil, apparut un homme d'un embonpoint formidable. Après lui, entra Barnabé qui alla se placer derrière le général.
À la vue de l'arrivant, l'effroi de la veuve se détendit brusquement et un soupir de soulagement dégonfla sa poitrine oppressée.
Elle ne connaissait pas cet homme.
Mais son apaisement fut de courte durée. Sa terreur revint terrible, lui figeant le sang dans les veines, lui faisant froid dans les moelles.
Pourtant rien ne justifiait cette épouvante.
L'inconnu arrivait à elle, lentement, doucement ému, l'oeil plein de tendresse, un sourire de bonheur aux lèvres.
Quand il fut près d'elle, il lui prit brusquement la tête entre ses mains et la couvrit de baisers frénétiques en disant avec l'accent d'une joie immense:
—Clotilde! ma Clotilde bien-aimée!
Il fallait voir la mine archi-penaude du général à ce spectacle. Quoi? il convoitait cette jolie femme et un autre la lui embrassait devant le nez! Il n'y mettait pas de ménagements, cet embrasseur. Car, après la première série de baisers, il en entama une seconde aussi ardente, aussi passionnée, qu'il entrecoupait de ces mots prononcés d'une voix chaude d'amour:
—Enfin je te revois, mon adorée Clotilde.
Décidément, Labor leur tenait la chandelle.
—Hum! hum! fit-il vigoureusement pour rappeler sa présence à l'embrasseur.
Au bruit, le gros homme fit volte-face et, la main de la veuve dans la sienne, il prononça en souriant de bonheur:
—Excusez-moi, général, mon nom vous apprendra tout: je suis le comte de
Mélarec.
Se tournant vers la comtesse, il demanda:
—Clotilde, veux-tu affirmer au général que je suis ton mari?
Pantelante de tout son être, madame de Méralec le fixa de ses yeux fous de terreur et au prix d'un immense effort:
—Oui, dit-elle.
Et elle tomba évanouie.
—On a raison de prétendre que la joie fait peur; souffla Fil-à-Beurre au général.
À la chute de la comtesse évanouie, Labor s'était élancé pour la secourir; mais déjà elle avait été relevée par son mari qui la replaçait sur son siège en disant:
—À présent que tout malentendu a cessé entre nous, permettez-vous, général, que je dispose de mes gens, trois dévoués serviteurs que je ramène de l'émigration?
La tête un peu perdue par ce coup de théâtre, Labor, sans parler, fit un signe à Fil-à-Beurre qui, aussitôt, courant à la porte, l'ouvrit et cria:
—Laissez libres les gens du comte de Méralec.
Et, en lui-même, l'échalas pensa:
—Enfoncé le général! Nous voici dans la place! Maintenant, nous allons rire.
Derrière lui, trois hommes étaient entrés.
—Fichet et Lambert, ordonna le comte, soulevez doucement ce fauteuil et transportez la malade dans ses appartements.
Mais, son ordre donné, il adressa au général et à Fil-à-Beurre un regard qui demandait qu'on lui apprît, étranger qu'il était aux êtres du château, où se trouvaient situés les appartements de sa femme.
Du doigt, le général lui indiqua une porte de dégagement, par laquelle disparurent les quatre hommes emportant la comtesse.
Labor et Barnabé restèrent face à face, ce dernier souriant, l'autre faisant un nez long de deux aunes en pensant à la dégringolade de ses projets amoureux, causée par le retour de ce mari tant aimé de sa femme qu'elle s'évanouissait de joie à sa vue. En cette occurrence, le général n'était pas tenu à faire montre d'une énorme sympathie pour l'époux reparu. Il le prouva en grommelant avec une humeur de dogue:
—Il n'est donc pas mort, ce marsouin-là? Trois coups de feu dans le corps et il en revient!!!
—Il faut même croire que les blessures lui profitent, car il en est revenu avec une bien belle santé, appuya sérieusement Barnabé.
—Il faut décamper d'ici! soupira Labor.
—Pourquoi, général? fit l'échalas affectant la surprise.
—Puisque le mari est de retour, lâcha le général, sans penser qu'il avouait tout naïvement ses intentions de Lovelace.
Fil-à-Beurre croisa les mains, eut l'air de tomber des nues et répliqua avec une sorte d'indignation:
—Oh! général! Vous, un si bel homme, céder le pas à une espèce d'éléphant!… Ce serait à désespérer du bon goût des femmes!
—Crois-tu, Meuzelin? fit Labor dont la fatuité se réveilla.
—Ne renoncez pas.
—Tu as cependant vu qu'à l'aspect de son hippopotame, elle s'est évanouie de joie.
—Euh! euh! qui vous dit que ce n'est pas plutôt de regret? On rêvait bel homme et v'lan! il vous tombe un monstre. Le coup est assez dur pour s'évanouir.
—Tu crois, Meuzelin? répéta le général, glissant sur la pente de sa stupide suffisance.
Puis il hocha la tête, en ajoutant:
—Oui, mais je n'ai pas de prétexte pour demeurer au château.
Et, prenant son parti:
—Il ne me reste plus qu'à remonter à cheval en emmenant les deux escadrons de hussards que tu as si niaisement conduits ici.
—Oh! oh! général, il y a vraiment cruauté de votre part à abandonner cette pauvre femme. Est-ce sa faute si vous avez le don de plaire? débita l'échalas d'un ton navré.
—Puisque je te répète que je manque d'un prétexte. Trouve-m'en un et tu verras si je ne me cramponne pas au château.
—Et si je vous trouvais mieux qu'un prétexte, général?
—Quoi donc?
—Un ordre, fit carrément l'échalas.
Ce disant, il avait fouillé dans sa poche dont il tira un papier qu'il tendit au général en disant:
—Dans le paquet du ministère que j'ai reçu ce matin, par voie secrète, voici ce que j'ai cueilli pour vous.
Sur ce papier, revêtu de tous les timbres, signatures et signes de reconnaissance qui en garantissaient l'authenticité, Labor lut ce qui suit:
«Par l'entremise de Meuzelin, ordre est donné au général Labor de surveiller en son château et de l'y tenir isolé de toutes communications le comte de Méralec, émigré rentrant. On ne devra laisser près du prisonnier que sa femme et quatre serviteurs dont le choix lui aura été laissé.—Le ministre de la police générale: FOUCHÉ.»
—Là! voici vos deux escadrons logés au château! articula gaiement Fil-à-Beurre quand le général eut quitté des yeux cet ordre qui lui arrivait, on peut le dire, comme marée en carême.
L'envie qu'avait Labor de posséder madame de Méralec ne put que bien imparfaitement apaiser l'amour-propre du général, froissé de recevoir cet ordre par l'entremise d'un policier auquel il semblait être subordonné.
—Vous recevrez confirmation de cet ordre par votre prochain courrier.
Libre à vous d'en suspendre l'exécution jusqu'à ce moment, annonça
Barnabé qui, tout en pansant la vanité blessée du soldat, donnait un
coup d'éperon à son zèle.
—Ouais! fit Labor, suspendre l'exécution de l'ordre pour laisser au
Méralec le loisir de filer… Oh! que non pas!
Il se remit à lire l'ordre en disant:
—Quatre serviteurs à son choix… À coup sûr, il choisira les trois hommes qu'il a amenés. Quel sera le quatrième?
—Ça regarde le comte, répondit Barnabé avec indifférence.
Mais, brusquement, il se frappa le front.
—J'y pense! s'écria-t-il. Du moment que la comtesse reste auprès de son mari, il faut au moins une femme pour la servir. Notre quatrième se prendra dans le personnel féminin du château.
Le souvenir revint au général de la jolie jeune fille blonde qu'il avait vue dans la journée près de madame de Méralec, et son idée de courir deux lièvres à la fois lui chatouilla plus fort l'imagination.
—La comtesse a une femme de chambre à laquelle, tantôt, elle m'a paru tenir… une nommée Gervaise, je crois, répondit-il.
—Va donc pour cette Gervaise, dit Barnabé d'un ton dénotant qu'il se souciait peu que ce fût cette femme de chambre ou une autre qui eût la place.
Dans sa hâte de tenir les deux femmes sous sa coupe, le général avança cette proposition:
—Si tu allais, Meuzelin, communiquer l'ordre au comte et lui demander de faire le choix en question?
—Y pensez-vous? quand il est en train de soigner sa femme! Attendons un peu, proposa Barnabé.
Mais Labor tint bon.
—C'est que, vois-tu, un ordre ne se donne pas sans un motif. Le mieux est de l'exécuter au plus vite. Aussi me tarde-t-il de faire déguerpir le personnel du château, de fermer les portes et d'installer mes soldats. Une fois le local clos, personne, je te le jure, n'y entrera ou n'en sortira.
—Pas même les deux femmes, gouailla Fil-à-Beurre.
Labor redressa son torse, cligna de l'oeil, frisa sa moustache et répondit avec un sourire vainqueur:
—Oh! les femmes, j'aime à croire qu'il ne faudra pas user de violence pour les retenir.
À cette énormité, Barnabé parut transporté d'admiration.
—Général, s'écria-t-il, voulez-vous me permettre, à moi qui ne suis pas flatteur de ma nature, de confesser une vérité qui m'étouffe?
—Confesse, Meuzelin.
—Eh bien, si j'étais femme, je serais folle de vous… archi-folle! Vous appelez aussi invinciblement l'amour que le printemps appelle la verdure!
Labor répondit avec un petit ton de modestie effarouchée:
—Tu exagères, mon bon Meuzelin. Tu exagères. À te croire, je deviendrais presque fat.
Ensuite, revenant à son idée:
—Va donc trouver M. de Méralec, pour lui faire connaître l'ordre et savoir son choix.
—J'obéis, dit Fil-à-Beurre.
Cinq minutes après, il était de retour.
—La comtesse a repris connaissance, annonça-t-il. J'ai trouvé le mari causant auprès du lit de repos de sa femme. Quand je lui ai fait part de la mesure qui le concerne, il a fait laide grimace. Notre homme doit être rentré en France pour manigancer quelque complot royaliste contre la République. J'ai deviné ça tout de suite et je me suis expliqué la mesure qui va le tenir ici comme dans une souricière.
—Après sa grimace, il n'a rien soufflé?
—Si, il a dit que si quelque chose pouvait le consoler de la marque de méfiance dont il était l'objet, c'était d'avoir à jouir de la société du général Labor, que la comtesse lui avait annoncé être le plus séduisant des hommes.
—Séduisant! la comtesse lui a dit séduisant? fit Labor en se rengorgeant.
—Parbleu! encore une que la vérité étouffe. Il faut que ça lui parte! affirma Barnabé, superbe d'aplomb.
—A-t-il fait son choix?
—Ah! vous avez un rude nez, général, et vous flairez juste… laissez-moi vous le dire sans basse flagornerie… il a précisément choisi ceux que vous aviez devinés. Les trois serviteurs venus avec lui et la Gervaise.
—Alors je puis expulser du château tout le reste du personnel?
—Quand vous voudrez.
Une heure après, le château de la Brivière était sous la garde des hussards. Ils en avaient fait sortir les nombreux domestiques qui, à l'arrivée de madame de Méralec, avaient été choisis par son fidèle métayer.
Au moment où ceux-ci s'éloignaient par la grande porte du château, le Marcassin se présentait à une poterne de service qui lui était habituelle.
—Au large! lui cria le hussard démonté, qui était de faction à cette issue.
Cardeuc s'arrêta net sur place sans rien demander, son regard sombre et cruel fixé sur le soldat. Puis, devinant qu'à toute porte où il se présenterait il trouverait pareil accueil, il s'éloigna de son pas lent et lourd en murmurant:
—Labor a-t-il éventé la mèche?
II
Transportée par Lambert et Fichet sur le fauteuil où elle était évanouie, la comtesse avait été couchée, dans le boudoir, sur un long sopha, servant de lit de repos.
En plus de la porte ouvrant sur un large vestibule, le boudoir était desservi par une autre porte que le comte de Méralec se hâta d'aller ouvrir. Elle donnait sur une chambre, entourée d'armoires, qui servait de lingerie. Une chaise et une petite table à ouvrage, placées près d'une fenêtre, attestaient que c'était là que, tout en se livrant à des travaux d'aiguille, la dame de compagnie de la comtesse devait se tenir aux ordres de sa maîtresse.
Son inspection faite, le comte revint à Lambert et Fichet en leur disant:
—J'ai à causer avec la chère comtesse; vous allez donc, mes braves, vous installer dans le vestibule, avec la consigne de ne laisser entrer personne, sauf l'ami Fil-à-Beurre. Si quelqu'un, le général Labor par exemple, se présentait, vous répondriez que la comtesse, remise de son émotion, a demandé qu'on la laissât un peu reposer… Vous me comprenez?
—Que je n'ai pas la compréhension obstruée, répliqua Fichet, qui s'en alla suivi de Lambert.
Le comte, alors, s'adressant au troisième de ses compagnons:
—Vous, mon cher lieutenant, dit-il, soyez assez bon pour vous établir dans la lingerie. Si la faction doit être longue, j'espère qu'elle ne vous sera pas désagréable, car certaine petite table que je viens de voir dans cette pièce, me prouve que vous ne tarderez pas à y recevoir une gentille visite.
Ce disant, le comte, dont les yeux étaient fixés sur sa femme, guettant si elle reprenait ses sens, avait pris le bras du lieutenant pour le pousser doucement vers la lingerie. En sentant une résistance à sa pression, il leva la vue sur son compagnon.
—Qu'avez-vous donc, Vasseur? Vous êtes pâle comme un mort! dit-il vivement.
En effet, Vasseur, le regard braqué sur la comtesse évanouie, les traits contractés, les lèvres frémissantes, était en proie à une violente émotion.
—Meuzelin, balbutia-t-il avec effort, je connais cette femme. Sa vue évoque en moi de bien terribles souvenirs.
—Chut! chut! souffla Meuzelin; alors, c'est une raison pour qu'elle ne vous voie pas devant elle quand elle retrouvera ses sens. Tout vient à point, lieutenant. Plus tard, vous me conterez votre histoire.
Tout en conduisant Vasseur vers la porte de la lingerie, il continua:
—Il est important que je me trouve seul avec madame de Méralec. Vous n'apparaîtrez qu'à mon appel.
Quand il eut refermé la porte sur le lieutenant, Meuzelin vint s'asseoir auprès du lit de repos et, bien tranquillement, il attendit que la comtesse eût retrouvé ses esprits.
L'attente, du reste, ne fut pas longue. Bientôt un faible mouvement annonça le retour de la comtesse à la vie. Deux minutes après, elle se releva péniblement sur son séant. En même temps qu'elle cherchait à rassembler ses idées indécises, elle promena autour d'elle un regard encore vague.
Alors ses yeux s'emplirent brusquement d'épouvante lorsqu'ils s'arrêtèrent sur le gros homme assis près d'elle, dont la vue lui rappela ce qui s'était passé.
—Eh bien, ma chère Clotilde, vous vous trouvez donc mieux? dit la voix railleuse de Meuzelin.
Les dents claquantes, frissonnante de tout son corps, elle resta muette, anéantie par la terreur.
—Tudieu! reprit Meuzelin toujours gouailleur, savez-vous, douce amie, que vous faites très piteux accueil à votre mari bien-aimé?
Cette voix mordante et ironique galvanisa la femme terrifiée, qui bégaya péniblement:
—Vous n'êtes pas mon mari!
—Alors, ma toute belle, pourquoi m'avez-vous donc, devant cette brute de Labor, reconnu pour le comte de Méralec?
—Non, vous n'êtes pas le comte de Méralec! prononça la comtesse avec une sorte de rage.
—Parce que? fit Meuzelin.
—Vous le savez bien.
—Dites toujours, ma bonne Clotilde.
Elle hésita et, enfin, exaspérée par un ricanement sardonique du gros homme, elle répondit:
—Vous n'êtes pas M. de Méralec, puisque vous me reconnaissez pour votre femme.
—Oh! oh! lâcha Meuzelin; savez-vous, ma charmante, que vous avez l'air d'avouer tout bonnement que vous n'êtes pas plus comtesse que je ne suis comte?
Après un petit silence pendant lequel il attendit inutilement que
Clotilde répondît, le policier reprit:
—Alors que suis-je donc? Pouvez-vous me l'apprendre?
Elle remua négativement la tête.
—Voulez-vous que je vous aide à trouver? proposa Meuzelin. J'ai, pour donner des idées aux gens, un procédé infaillible et bien simple. Je leur conte une histoire.
Semblable à la bête faute qui, prise dans un piège, cesse de rugir pour ne pas attirer l'ennemi, madame de Méralec garda le silence, semblant guetter un mot qui lui donnât barre sur le personnage qui la persiflait.
—Qui ne dit mot consent. Je vois que vous avez envie d'entendre mon histoire. Alors, je m'exécute, dit le policier.
Et, aussitôt il commença:
—Il y avait un jour un scélérat cruel et impitoyable qui se faisait surnommer Coupe-et-Tranche…
Il s'arrêta et, se ravisant:
—Non, non, dit-il, je débute mal dans mon récit. Je mets, comme on dit, la charrue devant les boeufs.
Il parut se recueillir pour mieux préparer le commencement de sa narration, puis il reprit:
—Il y avait une fois un général idiot, sorte de Lovelace de bas étage, en arrêt devant tous les jupons de femmes, dont la fatuité pyramidale faisait un splendide gobe-mouche, qui… que…
Une seconde fois, Meuzelin interrompit sa phrase pour s'écrier:
—Non, non, je me trompe encore. Mon nouveau début manque d'intérêt.
Il se cacha le visage dans ses mains en homme qui cherche à coordonner ses idées.
—Ah! ah! fit-il, enfin j'ai mon vrai point de départ! Écoutez-moi ça, comtesse.
Et, d'une voix posée, il poursuivit:
—Il y avait une fois un métayer nommé Cardeuc, à qui son extérieur, des moins séduisants, avait valu le sobriquet de Marcassin.
Elle était déjà bien pâle, la jolie dame de Méralec. Au nom de Cardeuc, sa pâleur s'accentua pourtant encore. Sans paraître avoir remarqué l'effet produit, Meuzelin avait continué:
—Depuis deux cents ans, de père en fils, les Cardeuc avaient été les métayers des seigneurs de Brivière. Quand le dernier marquis du nom s'en alla en émigration, rejoindre sa jeune fille qui l'avait précédé en Allemagne, c'était le Cardeuc, le Marcassin, qui exploitait la métairie. Aimait-il beaucoup ses maîtres, ce descendant de tant de dévoués serviteurs des Brivière? La suite nous le dira.
Peu à peu la comtesse s'était relevée de dessus sa couche et, maintenant, assise au bord de sopha, elle écoutait, immobile comme une statue, son regard fixe et plein d'angoisse, dardé sur le conteur.
—Ce n'est pas encore bien intéressant, comtesse; mais attendez, la suite vous dédommagera, dit Meuzelin, feignant de prendre son attitude pour une pose d'ennui.
Et il continua:
—Les années se passèrent sans que Cardeuc fît montre du dévouement profond qu'il avait gardé à ses anciens maîtres dont il ignorait le sort. Enfin, un jour, il leva le masque. Il venait de recevoir d'Allemagne une lettre qui lui apprit ce qu'il était advenu des de Brivière. La fille seule survivait et son isolement était double, car, après s'être mariée, elle était devenue veuve du comte de Méralec, tué au pont de Constance.
Tout souriant, Meuzelin s'interrompit encore pour demander:
—C'est bien là votre histoire que je vous conte, n'est-ce pas, comtesse? Dans votre lettre à Cardeuc, vous lui annonciez qu'ayant obtenu votre radiation de la liste des émigrés, vous alliez rentrer sous le toit de vos pères.
Vous dire quelle fut la joie du brave Marcassin me serait impossible. Son ravissement fut plein d'un égoïsme remarquable, car, oubliant que le pays était ravagé par des bandes de Chauffeurs, il alla faire éclater sa joie bruyante partout, s'étonnant qu'elle ne fût pas partagée par tous ces malheureux qui avaient un bien autre martel en tête, car ils mouraient de peur.
Une seconde lettre arriva qui précisait à Cardeuc le jour et l'heure où le château de la Brivière recevrait la survivante de la famille. Ce retour que le Marcassin alla encore trompeter à tous venants, fut appris avec moins d'indifférence par les habitants, à qui une bonne nouvelle, venue en même temps, avait rendu un peu de tranquillité d'esprit. On affirmait que le gouvernement avait enfin résolu d'en finir avec les bandits, et on ajoutait que le général Labor allait se transporter de Nantes à Ingrande, pour diriger d'un point plus central l'expédition qui devait purger la contrée de Coupe-et-Tranche et de sa bande.
Il advint en tout comme il avait été dit. Lorsque le général Labor arriva à Ingrande, il apprit que depuis trois semaines le château de la Brivière était habité par une fort jolie châtelaine.
À ce point, Meuzelin fit une pause en regardant la comtesse.
—Seulement, dit-il en traînant ses mots, seulement la gracieuse et jolie châtelaine n'était pas madame de Méralec, attendu que la vraie comtesse, le jour même de son arrivée au pays, avait été assassinée par les bandits de Coupe-et-Tranche, qui avaient fait disparaître la tête de leur victime pour que rien ne pût révéler la substitution qui allait résulter de ce meurtre.
Et Meuzelin, venant se mettre en face de celle qui l'écoutait, articula d'une voix grave:
—J'ai tenu dans mes mains la tête de la vraie comtesse de Méralec.
Le paroxysme de l'épouvante triompha du mutisme obstiné de la comtesse.
Elle se dressa debout en s'écriant:
—Vous mentez! Je suis madame de Méralec!
À ce démenti, Meuzelin opposa une moue moqueuse.
—En êtes-vous bien certaine? ricana-t-il.
—Alors, qui suis-je? fit-elle d'un ton d'arrogance.
—Ça, dit le policier en haussant les épaules, je n'en sais absolument rien.
Puis, en la regardant dans les yeux, et d'un ton sec:
—Mais, articula-t-il, ce dont je puis pleinement répondre; c'est que tu es la dernière des misérables.
D'un geste impérieux il lui fit signe de se rasseoir en disant:
—Écoute la suite, ma fille.
Et il continua:
—Devant cette tête coupée un soupçon étrange m'était venu à l'esprit. Il devint une certitude quand j'eus entendu l'aveu du maréchal de Monciel, un des quatre assassins de la victime. J'acquis la preuve qu'il m'avait dit la vérité, à Angers, au bureau de poste, où n'avait pas été inscrite, sur le livre des départs, la femme qui, à ce relai, avait pris place, dans le coupé, à côté de l'autre voyageuse qui s'y trouvait depuis Paris.
Avec mes compagnons, je suis parti pour l'Allemagne pendant que tu trônais ici en comtesse. Nous avons, trois semaines durant, battu le pays, relevant à la trace les différents endroits que madame de Méralec avait successivement habités. Enfin, à Vienne, dans une famille où elle l'avait laissé pour se rappeler au souvenir d'amis qu'elle avait quittés, j'ai retrouvé son portrait. C'était bien le même visage que celui de la tête coupée.
La voix de Meuzelin, qui s'était émue aux dernières phrases, retrouva son accent ironique et mordant pour reprendre:
—Tu me demandais tout à l'heure de te dire qui tu es. Je puis te répondre en partie, fausse comtesse. Tu es l'instrument et la complice de Coupe-et-Tranche, ou, pour mieux dire, de Cardeuc-le-Marcassin, ce métayer qui a fait assassiner sa maîtresse pour te faire endosser son personnage. De connivence avec le maître de poste d'Angers, un affilié de la bande, qui ne t'a pas inscrite sur son livre pour dérouter ta piste, tu es montée dans le coupé à Angers, à côté de celle qui, tu le savais, allait bientôt mourir. L'assassinat accompli, tu n'as eu qu'à laisser faire Cardeuc, qui, deux lieues plus loin, avec d'autres paysans de bonne foi, attendait, au passage, la diligence qui lui amenait sa bonne maîtresse, la dame de Méralec. Devant tous, il t'a reconnue et ces braves gens qui, dans la femme faite, ne pouvaient se retracer la bambine partie jadis, ont cru aux transports de Cardeuc et t'ont fait cortège jusqu'au château de la Brivière.
Et Meuzelin, regardant encore en face celle qu'il venait de démasquer, ajouta:
—Ose me démentir!
Elle haussa les épaules et d'une voix dédaigneuse:
—Puisque tu es en train d'inventer, dit-elle, il te faudrait, en même temps, imaginer le motif de cette substitution. Ce gros drame de ton imagination manque par la base.
Le policier fit entendre son rire gouailleur.
—Diable! reprit-il, je vois, ma fille, qu'il est besoin de te mettre les points sur les i. Allons, soit! ne parlons pas de la fortune de la défunte que, tôt ou tard, Cardeuc avait l'intention d'accaparer… après, je suppose, t'en avoir adjugé ta part. Laissons cette fortune de côté pour ne nous occuper que du présent, car c'est ce présent, qui le menace, que Coupe-et-Tranche a voulu conjurer.
En promenant son regard railleur sur toute la personne de la femme,
Meuzelin continua:
—Ah! il s'y entend, maître Coupe-et-Tranche, quand il s'agit d'engluer un ardent coureur de femmes de la force du général Labor. Il sait choisir la proie à offrir aux appétits de luxure d'un pareil fouailleur… car, ma fille, tu es une bien appétissante créature, une magnifique Circé à laquelle Labor ne pouvait résister, lui, aussi bête que libertin. Donc, Coupe-et-Tranche avait parfaitement raisonné quand il s'était dit que le général, venu pour combattre les bandits, une fois qu'il serait tombé sous ton joug, n'aurait plus de secrets pour toi… Ton début à jouer du général a été heureux, ma fille, et je t'en félicite. Les dix mots qu'il t'a dits hier, ont suffi pour voler, la nuit dernière, quatre cent mille francs à l'État.
Et, tout moqueur, il répéta:
—Je t'en félicite. Tu tiens vraiment le général sous ta coupe; il ne voit plus que par toi.
En entendant son ennemi prôner l'empire qu'elle avait sur le général, le courage revint à la femme qui releva la tête et accentua sur un ton de défi:
—Le général, qui ne croira pas tes calomnies, saura me débarrasser de toi.
Meuzelin prit un air des plus étonnés.
—Que tu es bête, ma fille, ricana-t-il. À quoi bon irais-je faire des confidences à cette culotte de peau, quand, si tu le veux, nous pouvons, entre nous, si bien nous entendre.
L'effet produit par ces mots fut immédiat. La peur qui anéantissait la fausse comtesse disparut aussitôt. Celui devant qui elle tremblait depuis une heure n'était donc, ses paroles le prouvaient, qu'un hardi fripon qui, instruit de son secret, venait lui demander sa part du gâteau?
Aussi, emportée par une satisfaction qui l'empêcha de réfléchir, elle joua cartes sur table.
—Quelle somme veux-tu? demanda-t-elle en venant au policier.
Mais lui secoua la tête et répliqua d'un ton amicalement grondeur:
—Tu verses du mauvais côté, ma belle. Je vois que nous ne nous entendons pas le moins du monde. Je ne veux pas de ton argent.
Un autre espoir se présenta brusquement à l'esprit de la fausse comtesse. Ne lui avait-il pas dit, tout à l'heure, qu'elle était une bien appétissante créature? Était-ce la femme qu'il désirait?
Au sourire voluptueux qui apparut sur ses lèvres, Meuzelin comprit sa pensée. Il se remit à hocher la tête en disant:
—Nous nous entendons de moins en moins, ma jolie Putiphar. Je suis un vrai Joseph. Tu perds ton temps. Je vais bien t'expliquer ta situation. Ta peur première t'a fait commettre une faute, celle de me reconnaître pour ton mari devant Labor. Après cet aveu, que peux-tu aller lui conter sur moi sans exciter sa défiance? Et puis, moi, est-ce que je n'ai pas aussi une langue pour dévider mon petit chapelet… avec preuves à l'appui?
En prononçant avec lenteur il répéta:
—Oui, ma fille, avec preuves à l'appui.
Un nuage passa sur le front de la fausse comtesse en entendant ces mots menaçants. Quelles étaient ces preuves?
—Ah! à propos, fit Meuzelin, j'ai une demande à t'adresser. En prenant la place de madame de Méralec, tu as aussi pris ses malles, coffres et caisses. En as-tu fait le compte, ma fille? As-tu tout le bagage au grand complet?
Cette question rappela à la châtelaine la visite que, quelques heures auparavant, lui avait faite Croutot pour la prévenir qu'une caisse avait disparu du bureau de poste d'Angers.
Cependant Meuzelin avait continué:
—Si, par hasard, tu t'étais aperçue qu'il te manque une caisse, je pourrais t'en donner des nouvelles. Elle renfermait de bien précieux papiers de la comtesse défunte… Une vraie mine de ce que j'appelle des preuves à l'appui.
Cela dit, et sans même voir l'effet produit, Meuzelin poursuivit:
—Revenons au général. Il ne faut pas beaucoup compter sur lui, et je te conseille même de le faire sortir de ton jeu, car il branle dans le manche. En revenant de Vienne, j'ai passé par Paris où j'ai prévenu qui de droit des boulettes que son coeur tendre peut faire commettre à ce guerrier doué de trop de tempérament… Donc, ma belle, je te le répète, sors le général de ton jeu et ne fais aucun fonds sur lui pour te délivrer de moi.
Après une pause il ajouta:
—Reste Coupe-et-Tranche…
Il fit une moue, en continuant:
—Ne compte pas non plus trop sur lui.
Au nom du bandit redoutable, une lueur d'espoir avait brillé dans l'oeil de la femme en même temps que, sur ses lèvres, un sourire de dédain semblait ne pas prendre au sérieux ce qui lui était dit sur son complice.
Le policier comprit le sourire.
—Tiens, fit-il vivement, à propos de Cardeuc… non du Marcassin… non, de Coupe-et-Tranche, car je m'embrouille dans tous les noms de ce coquin, je m'aperçois que j'ai oublié de te faire part d'un changement qui s'est opéré dans le château pendant ton évanouissement… Tous tes domestiques, qui n'étaient autres qu'une collection de ses chenapans, que Cardeuc avait mis en garnison ici pour te défendre, ont été expulsés et remplacés par des hussards, qui font bonne garde pour le cas où il plairait à Coupe-et-Tranche de venir, avec sa bande, t'enlever à mon aimable compagnie.
À ces mots, qui lui retiraient sa dernière espérance, la femme eut un tressaillement de rage.
L'agent s'installa dans un fauteuil devant elle, se renversa sur le dossier, allongea ses jambes, posa ses mains sur son ventre en homme qui prend ses aises pour passer un bon quart d'heure, puis, tout gaiement, il prononça:
—J'écoute.
Elle resta muette.
—Est-ce que tu ne m'as pas compris, ma brune? reprit le policier.
J'avais toujours entendu dire qu'une politesse en vaut une autre. Je
t'ai conté ma petite histoire. À ton tour de me narrer la tienne…
Tiens! je ferme les yeux pour mieux écouter.
Et, la tête renversée sur le haut dossier de son siège, le nez en l'air, il ferma les yeux et attendit.
Au lieu de parler, la femme se leva doucement. Mais elle avait compté sans le bruissement de sa robe, qui arriva aux oreilles du policier. Sans faire un mouvement pour la retenir, sans ouvrir les yeux, il se contenta de dire tranquillement:
—Ah! je dois te prévenir, la belle, que, s'il te prenait la fantaisie de décamper, les deux portes sont gardées. Il y a surtout dans le vestibule un nommé Fichet, dont les nerfs sont tellement agacés, qu'il serait capable de t'étrangler.
Comme le même bruissement d'étoffe lui prouva que la femme, tenant compte de son avis, venait de se rasseoir, il reprit:
—Voyons, ma fille, un peu de courage à la langue; dis-moi qui tu es.
La fausse comtesse gardant le silence, il continua en appuyant:
—Note bien que si j'insiste, c'est pour te laisser le mérite de la franchise, attendu que rien ne m'est plus facile que de savoir ton individualité.
Ce disant, il avait rouvert les yeux, ce qui lui permit de voir poindre sur les lèvres de la femme un sourire qui semblait le défier de prouver son dire.
Il se redressa lentement et quand il se fut remis d'aplomb sur son siège, il continua:
—Oui, rien ne me serait plus facile, car il y a ici, pas bien loin, quelqu'un qui te connaît.
La fausse comtesse crut à une ruse.
—Alors fais venir ce quelqu'un, dit-elle d'un ton bref.
—Bah! bah! fit Meuzelin avec insouciance, à quoi bon déranger un brave garçon qui, en ce moment, je le gagerais, doit être agréablement occupé à compter fleurette à une jolie fille que le ciel lui aura envoyée pour charmer sa faction… Et puis, je te l'ai dit, je veux te laisser le mérite de la franchise.
—M'as-tu dis, toi, qui tu es? ricana la femme qui, devant ce refus de faire venir l'individu en question croyait avoir déjà remporté une victoire.
Meuzelin eut un tressaut d'étonnement honteux.
—Ma foi! c'est vrai, fit-il d'une voix piteuse; j'ai manqué à la règle de la galanterie exigeant qu'un homme, qui veut savoir le nom d'une femme, se soit nommé le premier. Donc, je vais te dire mon nom.
Au moment de se nommer, il s'arrêta:
—Tiens-tu bien à le savoir? insista-t-il. Tu sais, il y a quelquefois des noms qui portent sur les nerfs, débita le policier d'un ton tout amicalement craintif.
Sans comprendre qu'il s'amusait avec elle comme le chat joue avec la souris avant de lui faire sentir les dents, la femme prit cette hésitation feinte pour une reculade et éclata d'un rire de bravade insolente.
—Eh bien, ma fille, je me nomme Meuzelin, déclara l'agent.
Puis, sans lui laisser le temps de prononcer un seul mot, il continua:
—Oui, oui, je sais ce que tu vas dire. Pour toi, Meuzelin est ce grand maigriot qui était ici tout à l'heure. Grosse erreur de ta part, ma belle. Il est Meuzelin comme tu es comtesse de Méralec. C'est un joyeux gars qui, avec ma permission, a joué le rôle que je lui avais commandé pour pouvoir m'introduire en ce château… Mais le vrai Meuzelin, c'est moi.
Alors se dressant de sa hauteur, il lui posa sa main sur la tête en disant d'une voix dure:
—Le Meuzelin qui te fera couper le cou. Entends-tu bien, la gueuse, toi la complice de Coupe-et-Tranche, toi qui a pris la place de celle qu'on a assassinée?
À ces paroles et, surtout, au contact de cette main qui lui pesait sur la tête comme pour lui faire comprendre que, bientôt, elle serait remplacée par celle du bourreau, un immense frissonnement secoua la femme qui ne douta plus.
—Oui, continua le policier, je te tiens sous ma griffe qui ne te lâchera plus qu'au pied de l'échafaud, si tu refuses de faire ce que je vais te commander.
La terreur étranglait trop la misérable, pour qu'elle pût parler; mais, aux derniers mots de l'agent qui lui offraient une espérance de pouvoir échapper à la guillotine, son oeil s'attacha sur Meuzelin, semblant demander ce qu'il exigeait d'elle.
Jouissant de son triomphe, le policier la tint un moment palpitante sous son regard menaçant. Il s'ensuivit un silence. Et pendant ce silence, contraste étrange avec la scène terrible qui se passait, on entendit, bien faible, le bruit d'un baiser dans la pièce voisine.
Meuzelin reprit:
—Ton rôle t'avait été tracé par Coupe-et-Tranche. Asservissant sous ta beauté fatale Labor, que tu aurais laissé languir après tes faveurs, tu te serais faite l'espionne des mécréants qui, avertis par toi de tous les projets du général, auraient échappé à la destruction qui les menace. Est-ce bien là le rôle que tu avais à remplir?
La femme, encore incapable de parler, inclina affirmativement la tête.
—Écoute donc, continua le policier. Labor, quand il a la visière nette de tout jupon, est un bon et habile soldat; il en aura vite fini avec tous les brigands qui infestent le pays… surtout si tu lui facilites la tâche par des avis mensongers que tu feras parvenir à Coupe-et-Tranche.
La fausse comtesse parut hésiter.
Pour la décider, Meuzelin continua:
—Abandonne Coupe-et-Tranche, ma fille, c'est un bon conseil que je te donne, car il est perdu. Sans toi, si tu refuses de nous aider, le général, qui ne t'aura plus à ses côtés pour le trahir, en viendra tout de même à bout. Ce ne sera qu'une affaire de temps… C'est ce temps que tu peux abréger en nous servant. On réussira sans toi. On réussira plus vite avec toi, voilà la seule différence. C'est ce temps économisé qui sauvera ta tête.
Et Meuzelin, après une petite pause pour laisser la femme se décider, répéta:
—Crois-moi, abandonne Coupe-et-Tranche, car il est perdu.
Le chef de bande la tenait-il par la peur, ou la reconnaissance, ou quelque autre sentiment qui liait son dévouement? C'était à supposer, car elle hésita toujours.
Meuzelin revint à l'assaut.
—Ce qui faisait l'impunité de Coupe-et-Tranche, c'était qu'on ignorait quel individu s'abritait sous ce surnom et qu'on ne savait où aller le prendre. Aujourd'hui, Cardeuc est découvert, et rien n'est plus facile que le livrer à la justice. Si on n'arrête pas le chenapan, c'est qu'il y aurait inhabileté à le faire, car on veut la destruction du brigandage. Privés de leurs chefs, les bandits, à la vérité, ne sauront plus que faire; mais il est à craindre qu'ils s'éparpillent pour aller renforcer les bandes des départements voisins. En leur laissant leur chef, on peut arriver à les rassembler en masse pour en finir avec eux d'un seul coup.
Il s'arrêta, fit encore une pause et, croyant avoir persuadé la femme, demanda:
—Veux-tu, par tes avis, amener toute la bande sous la main du général?
Elle garda son mutisme. Devant cette obstination, l'impatience gagna l'agent.
—Ta résistance vient-elle de ce que j'ignore qui tu es, ribaude? Prends garde! Je t'ai dis que je pouvais te faire arracher ton masque par quelqu'un qui te connaît, gronda-t-il.
Il montra du doigt la porte de la lingerie.
—Il est là. Veux-tu que je l'appelle?
Tout à l'heure, quand le policier lui avait parlé d'un individu qui la connaissait, elle avait cru à une invention de son ennemi. Devant ce geste, qui lui indiquait la lingerie, elle dut s'avouer que cette pièce n'était pas déserte, puisque le bruit d'un baiser s'y était fait entendre.
Et, en même temps que le souvenir du baiser, lui revint aussi en mémoire la phrase de Meuzelin lui annonçant que le personnage en question devait être agréablement occupé à conter fleurette à une jolie fille.
Cependant le policier lui répétait:
—Veux-tu que je l'appelle? Il te connaît, te dis-je… Et peut-être aussi le connais-tu? Je puis te le nommer.
D'un regard elle le défia de citer le nom.
—Vasseur, prononça Meuzelin.
L'effet de ce nom fut pareil à celui d'un coup de foudre. Elle fut d'un bond sur pied, convulsive, menaçante, le visage contracté par une jalousie terrible. Elle poussa un cri de tigresse et, avant que Meuzelin pût l'arrêter, elle s'élança vers la porte, l'ouvrit et se précipita dans la lingerie.
Agenouillé devant Gervaise, le lieutenant était en train de couvrir de baisers brûlants les mains de la jeune fille, tout en murmurant:
—Je t'aime, Gervaise, je t'aime!
À la vue de ce spectacle et, surtout, en entendant ces mots d'amour, la femme fut prise d'une folie furieuse qui lui fit oublier qu'elle n'était plus comtesse de Méralec et que, partant, elle n'avait plus le droit de commander.
Elle s'élança vers Gervaise en grinçant d'une voix brisée par la rage:
—Va-t'en, fille de guillotiné!!!
III
Meuzelin avait deviné juste quand, après avoir visité la lingerie, il y avait fait entrer Vasseur en lui disant que certaine petite table à ouvrage annonçait qu'il lui serait bientôt fait une gentille visite.
Tout d'abord, Vasseur, seul dans la lingerie où il était mis de planton, avait pensé à cette femme évanouie qu'il venait de voir et que, en proie à une émotion violente, il avait révélé à Meuzelin avoir connue jadis.
Il fallait que cette évocation de son passé, où cette créature avait joué un rôle, lui rappelât des souvenirs bien pénibles, car il était tombé en une sombre rêverie.
Un petit cri, bien doux, bien timide, l'arracha subitement à sa méditation. Ce cri avait été poussé par Gervaise qui, plus rouge qu'une pivoine et n'osant avancer ni reculer, lui apparaissait sur le seuil de la lingerie, ouvrant sur un escalier de service.
Elle avait bien raison d'être grandement émue, la gracieuse enfant qui, de façon si inattendue, se trouvait tout à coup en présence de celui dont la pensée faisait battre doucement son coeur.
Gervaise avait obtenu, dans un coin du parc, un petit carré de terrain où elle avait planté des fleurs. C'était son petit jardin à elle et dont, seule, elle avait prétendu prendre soin. Le matin, alors que sa maîtresse dormait encore, et le soir, après le dîner, elle venait soigner son jardinet. Après l'une et l'autre de ces visites, elle montait à la lingerie pour y attendre, suivant l'heure, que la comtesse l'appelât ou pour l'aider à sortir du lit ou pour assister à son coucher.
Le parterre de Gervaise était fort éloigné du château. La jeune fille en revenait donc sans avoir nulle connaissance des événements qui s'étaient produits à la Brivière pendant qu'elle arrosait ses fleurs à l'autre bout du parc. Suivant son habitude, elle avait, par l'escalier de service, gagné la lingerie.
Et voilà qu'elle se trouvait en présence de celui qu'elle aimait! Il y avait vraiment motif, on le voit, à pousser ce petit cri d'effarouchement qui avait tiré le lieutenant de sa préoccupation lugubre.
Vasseur alla à elle, lui prit la main, sans parler, de peur de la voir s'enfuir et, bien doucement, les yeux dans les yeux, il l'attira vers la chaise placée près de la fenêtre ouverte.
Il y eut bien un peu de résistance, mais si peu, si peu!… et quand Gervaise, après la première surprise, eut la velléité, contre laquelle protestait son coeur, de s'enfuir au plus vite, il était trop tard. La retraite lui était coupée par Vasseur qui, tout suppliant qu'elle restât, venait de se mettre à ses genoux.
Que se dirent-ils? Ils se récitèrent le catéchisme des amoureux, cet éternel livret des niaiseries charmantes que, sans l'avoir appris, se répètent ceux qui s'aiment.
En dix minutes, Gervaise sut le nom et l'état de celui dont la voix chaude et caressante lui promettait toute une vie de dévouement et d'affection profonde. À toutes ces promesses d'avenir heureux, elle répondait en inclinant sa tête charmante, car elle était palpitante d'une émotion qui, tout à la fois, la rendait muette et paralysait sa volonté à ce point qu'elle ne songeait pas à soustraire ses mains aux baisers dont les couvrait le jeune homme.
Devant sa gracieuse Gervaise, qu'il avait enfin retrouvée, Vasseur avait totalement oublié la femme dont, tout à l'heure, la vue l'avait fait frémir.
Et c'était au milieu de cette extase ravissante que, tout à coup, semblable à une furie, était apparue celle qui avait crié à la jeune fille:
—Va-t'en, fille de guillotiné!
En une seconde, Vasseur fut sur pied, frémissant de peur à cette terrible révélation qui allait foudroyer sa bien-aimée.
Il y eut d'abord un moment de stupeur indicible chez Gervaise en entendant l'insulte. Ses yeux, tout égarés d'étonnement, s'arrêtèrent sur Vasseur, semblant solliciter de lui l'explication des mots «fille de guillotiné». Puis, avant que le lieutenant pût dire un mot, la vérité se dévoila brusquement à son esprit. En une seconde, elle pensa à son père si subitement disparu et dont pas une nouvelle, pas une lettre n'était venu révéler qu'il vécût encore.
Elle comprit l'horrible vérité!
Comment son père avait-il mérité l'échafaud? Gervaise ne songea pas à se le demander. Elle n'eut qu'une seule pensée, pensée de honte et de désespoir, c'est que la mort ignominieuse de son père venait de lui être reprochée devant celui qu'elle aimait, et elle ne se dit pas que, peut-être, Vasseur, sachant tout, l'avait aimée quand même.
Alors, affolée par une désespérance suprême, Gervaise vit, grande ouverte, la fenêtre près de laquelle elle était assise, et avant que Meuzelin, arrivé derrière la femme, et Vasseur pussent prévenir son dessein, elle se précipita dans le vide.
Vasseur s'élança trop tard, pour la retenir. Quand il arriva à la fenêtre, il vit le corps s'abattre sur le sol et le bruit du coup sourd de la chute monta jusqu'à lui.
Gervaise gisait, immobile, brisée.
Il s'élança vers l'escalier, suivi par Meuzelin, si bien terrifié par l'épouvantable catastrophe, qu'il oublia la créature dont les paroles avaient tué Gervaise.
Suivant une habitude de chaque soir, la jeune fille, quand elle revenait du parc par l'escalier de service, refermait la porte dont elle gardait la clef dans sa poche jusqu'au lendemain à l'heure où elle allait faire sa visite matinale à son jardinet.
En arrivant à cette porte, les deux hommes la trouvèrent donc fermée à double tour.
—Enfonçons-la, dit Meuzelin qui venait de remarquer qu'elle développait en dehors.
Adossés au bois, ils se raidirent sur leurs jambes.
La porte était solide. Elle résista à cette pesée.
Le désir ardent de secourir Gervaise, si elle ne s'était pas tuée sur le coup, décuplait leurs forces.
Enfin la porte céda, mais, à l'enfoncer, ils avaient perdu cinq minutes.
Alors ils coururent vers l'endroit où ils savaient trouver la jeune fille étendue sur le sol.
Ils poussèrent un cri de surprise immense!
Il n'y avait plus rien à terre! Le corps avait disparu.
Tandis que, muets de stupéfaction, les deux hommes se regardaient, au-dessus d'eux éclata un rire strident, moqueur, vibrant d'une joie sauvage, qui leur fit relever les yeux. La fausse comtesse était à la fenêtre d'où s'était élancée Gervaise. Elle cria au lieutenant d'une voix haineuse:
—Cherche-la, ta Gervaise, ta bien-aimée, Vasseur maudit, et si tu la retrouves, c'est que les bandits n'en auront plus voulu pour leurs amours.
Ensuite, s'adressant au policier:
—Au revoir, Meuzelin! dit-elle.
Et elle disparut de la fenêtre.
—Tonnerre de Dieu! je l'avais oubliée, cette gueuse-là! jura le policier qui s'élança vers l'escalier pour regagner la lingerie.
Il était bien certain de la rejoindre là-haut. L'appartement n'avait que deux issues. Elle ne pouvait fuir par l'escalier qu'il était en train de remonter. Quant au vestibule, Fichet et Lambert y faisaient bonne garde.
Dans la lingerie, personne!
Personne non plus dans le boudoir.
—Je vais la trouver dans le vestibule, parlementant avec Fichet qui lui barre le passage, pensa-t-il.
Brusquement, il ouvrit la porte qui séparait le boudoir du vestibule et un homme, les quatre fers en l'air, lui déboula immédiatement entre les jambes.
—Que c'est donc un frémissement de terre ou une astuce de plaisanterie qui m'a trébuché! gronda l'homme qui se ramassait.
C'était Fichet. Pour qu'on ne pût sortir à son insu du boudoir, le soldat avait renversé le dossier de la chaise sur laquelle il était assis et l'avait appuyée, ne portant plus que sur deux pieds, contre la porte. L'idée était bonne, mais elle avait un mauvais côté que Fichet venait de reconnaître par expérience.
L'accident du soldat prouvait amplement à Meuzelin que la fugitive n'était pas sortie par le vestibule. Il demanda néanmoins:
—La femme? Où est la femme?
—Pas plus que dans mon oeil, affirma Fichet.
Meuzelin referma la porte et revint dans la lingerie où, à son tour, le lieutenant arrivait par le petit escalier. Le pauvre Vasseur était livide, le désespoir lui convulsait la face, il flageolait sur ses jambes; mais, dans ses yeux, brillait une colère qui annonçait l'intention arrêtée, dût-il employer la torture, de faire avouer à la femme, que Meuzelin devait avoir retrouvée, ce qu'était devenu le corps de la malheureuse Gervaise.
L'agent devina et prévint la question qu'il allait lui adresser.
—La tarpiaude m'a glissé entre les doigts, annonça-t-il. À coup sûr, cet appartement possède une issue secrète par laquelle la mâtine a gagné le large.
—Pendant que nous enfoncions la porte, elle, de la fenêtre, a dû voir emporter le corps de Gervaise. Il faut, à toute force, que nous la rattrapions, dit le lieutenant d'une voix fébrile.
—Heu! heu! fit le policier. En pleine nuit, c'est impossible. Mieux vaut attendre à demain. Au jour, nous relèverons probablement quelques traces dans le parc et je vous jure que tout ce dont je suis capable, je le tenterai pour vous.
Le lieutenant, résigné à attendre, se laissa tomber sur une chaise, en disant d'une voix brisée:
—En admettant que Gervaise vive encore, elle est perdue si elle est rejointe par Suzanne.
—Tiens! fit le policier, la catin s'appelle Suzanne? Puis, après un petit silence, il demanda:
—Pour tuer le temps, jusqu'à demain matin, si vous me contiez l'histoire de votre Suzanne?
—Écoutez-la donc, dit le lieutenant.
IV
—Le général a-t-il éventé la mèche? s'était demandé Cardeuc, on doit s'en souvenir, quand, venu pour entrer au château de la Brivière, il l'avait trouvé gardé par les hussards qui lui avaient crié de passer au large.
Il était parti de son pas lourd et traînant. Mais si, chez lui, l'allure était paisible, il n'en était pas de même du moral. Une rage froide s'était emparée du métayer. Un plan si bien combiné avait-il échoué? Le général Labor, qu'il croyait fasciné par la sirène qu'il avait mise à la place de la vraie comtesse de Méralec, s'était-il donc dépêtré du charme qui devait l'asservir?
Le début, pourtant, avait été heureux. Les quatre cent mille livres de l'État, pillées sur la route de Laval, le prouvaient et, la nuit prochaine, elles allaient lui être apportées par ses hommes, qu'il avait su délivrer des hussards qui, dans la journée, leur barraient la plaine.
Quand le Marcassin s'était présenté à la porte du château, la nuit arrivait. Elle s'était faite profonde depuis qu'il s'était remis en marche.
Curieux de savoir si, sur tous les points, le château était gardé, le métayer suivait le chemin de ronde qui, en grande partie à travers bois, contournait extérieurement le parc de la Brivière. De l'autre côté du mur se faisait entendre le pas des factionnaires qui veillaient pour prévenir une escalade.
Cette vigilance fit hausser les épaules à Cardeuc, qui murmura avec un sourire de dédain.
—Malgré vous, j'entrerai dans le château quand il me plaira.
Il continua sa marche sous bois jusqu'à ce qu'il fût arrivé à un point d'où se découvrait une des façades du château, en ce moment éclairé par la lune.
Soudain il s'arrêta.
Son oreille, exercée au plus minime bruit par cette guerre de ruse et d'ambuscade qu'il menait depuis des années, avait pris l'éveil à un certain craquement de branche morte qu'il croyait avoir entendu derrière lui.
—Est-ce qu'on me suit? se demanda-t-il.
Aussitôt, plaqué au tronc d'un gros arbre, immobile comme une statue, il se tint aux écoutes. Il avait dû se tromper, car le bruit qui l'avait inquiété ne se répéta pas. Tout en écoutant ainsi sans bouger, sa pensée n'en agissait pas moins.
—Qu'est devenue Suzanne? Est-elle compromise dans ce qui est arrivé au château? se demandait-il.
Puis, en se rassurant:
—Une fine mouche qui en remontrerait au diable. Elle aura su s'en tirer, ajouta-t-il.
Mais si grande que fût sa confiance en l'habileté de Suzanne, il finit par se sentir pris d'une anxiété curieuse.
—Il me faut savoir ce qui s'est passé au château, pensa-t-il.
Rassuré, par le profond silence, contre la présence d'un ennemi le surveillant, Cardeuc quitta son affût et reprit sa marche. Cent pas plus loin, il s'arrêta devant un petit massif de rochers, comme il s'en trouvait de semblables en de nombreux points du bois. Avec sa force herculéenne, le métayer déplaça un des rochers de la base du massif, et, devant lui, s'ouvrit l'entrée d'un trou, en étroit boyau, qui s'enfonça en terre.
La Brivière, vieille construction féodale qui datait de plusieurs siècles, était bâtie sur le modèle de tous les châteaux du moyen âge qui, par de longs souterrains, avaient des issues secrètes, quelquefois bien loin dans la campagne, par où, en cas de siège, se ravitaillaient ou s'enfuyaient les assiégés.
Avant de s'engager dans l'ouverture où il allait pénétrer en rampant, Coupe-et-Tranche écouta encore. Il était bien seul et pouvait se risquer dans ce passage que les Cardeuc, vieux serviteurs du château, avaient, de tout temps, été toujours les seuls du pays à connaître.
Il se coucha donc à terre et, les bras en avant, il se glissa dans ce boyau, dont l'étroitesse allait enserrer son torse énorme.
Cardeuc n'était encore entré qu'à mi-corps quand, tout à coup, il se sentit saisi aux jambes. Malgré sa vigueur extraordinaire, pris qu'il était dans le trou, la résistance lui était impossible. Immédiatement, ses jambes furent garrottées aux pieds et aux genoux, puis on le tira en arrière et, incapable de se relever pour tenter la lutte, en une seconde, il eut les bras liés.
Quatre hommes étaient devant lui. L'obscurité l'empêchait de les reconnaître, mais la voix de l'un d'eux lui apprit à qui il avait affaire.
—Eh! eh! Marcassin, ricanait la voix, je prends ma revanche du jour où tu m'as jeté dans la cave de l'auberge de la Biche-Blanche.
C'était le Beau-François.
Cardeuc se sentait aux mains d'un ennemi implacable, qui allait lui faire payer cher l'affront qu'il rappelait; il attendit sans mot dire.
Cependant le Beau-François s'était adressé à ses trois hommes:
—Avec mon cher ami le Marcassin, dit-il, le luxe de précautions n'est pas inutile. Si bien ficelé qu'il soit, vous allez encore l'attacher par la ceinture à un arbre, puis vous vous éloignerez pour nous laisser faire la causette.
Quand ils eurent obéi, le Beau-François, resté seul en face de Cardeuc, prit un petit air dolent, poussa un gros soupir et lâcha sur le ton de la confidence:
—Pendant que nous somme seuls, mon excellent ami, avouons que nous menons une existence bien triste. Toujours traqués, sans cesse sur le qui-vive, jamais sûrs du lendemain et, tout cela, pour arriver, tôt ou tard, à se faire faucher le cou! Quelle vie! Pour ma part, j'en ai par-dessus les yeux, débita-t-il.
Si quelqu'un ne s'attendait pas à un pareil début, c'était le Marcassin. Était-ce donc pour lui réciter de telles inepties que son ennemi l'avait fait si solidement garrotter. Mais il connaissait trop son homme pour ne pas savoir qu'il y avait sous roche quelque anguille qui ne tarderait pas à montrer sa tête.
Le Beau-François avait continué:
—Au lieu de cette vie d'alarmes perpétuelles, qu'il serait donc doux de filer des jours paisibles dans une maisonnette à soi, près d'une compagne fidèle, entouré d'enfants pour qui vous seriez un modèle de toutes les vertus, sans souci du lendemain dont le pain serait assuré.
—Dis donc tout de suite ce que tu veux exiger de moi, au lieu de me conter tes absurdités, interrompit Cardeuc.
—Absurdités! fit François d'un ton tout navré; alors, si tu traites d'absurdités ces espérances d'une existence de repentir, je vois qu'il me faut renoncer au beau rêve que j'avais fait en pensant à toi.
L'anguille allait montrer sa tête. Le Marcassin n'en pouvait douter. Si grand détour qu'il eût pris pour y arriver, le Beau-François avait atteint le but qu'il se proposait.
—Ah! tu as pensé à moi? fit Cardeuc, et à quel propos?
—Mais à propos de ce que je viens de te dire. J'ai compté que tu m'aiderais à réaliser mes souhaits. Je me suis dit: «Le Marcassin, qui ne doit pas aimer à être scié entre deux planches, ne demandera pas mieux que de me faciliter le retour à l'honnêteté. Il a de l'or à ne savoir qu'en faire et je suis certain qu'au premier mot de ma confidence, il se hâtera d'écouter son bon coeur et de me dire: «J'ai, la nuit dernière, enlevé quatre cent mille francs à l'État. Prends cette somme, mon cher François, et contente tes goûts vertueux.» Voilà ce que je m'étais dit. Tu vois que je ne souhaite pas l'impossible.
—Ouais! lâcha Cardeuc, et si je refuse?
—Alors je penserai que tu as une envie que j'étais loin de te supposer.
—Quelle envie?
—Celle d'être scié entre deux planches. Ça me désolera, mais, moi qui suis bon camarade, je ne puis résister au plaisir d'aider un ami à se passer une fantaisie.
Le Beau-François, sur cette menace, attendit un peu et comme Cardeuc ne répondait pas, il demanda:
—Hein! c'est dit?
—Quoi?
—Tu m'offres les quatre cent mille francs qui assureront mon bonheur futur.
Sans attendre la réponse, il crut, pour la rendre favorable, bon d'appuyer sur la chanterelle en continuant:
—Note bien que tout en accomplissant une bonne action, tu feras en même temps une excellente affaire. Tu t'imagines bien que je ne vais pas emmener ma bande pour lui faire partager ma vie vertueuse. Voici donc une trentaine de lurons décidés qui vont se trouver sur le pavé. Je te les offre pour renforcer ta troupe. Hein! coup double pour toi, puisque, tout à la fois, tu obliges un camarade et tu te débarrasses d'un concurrent.
Sur ce, croyant avoir décidé son prisonnier, le Beau-François reprit en riant:
—C'est bien dit, cette fois, n'est-ce pas? Je vais appeler mes trois hommes et, sans te donner l'ennui d'être délivré de tes cordes, nous t'emporterons jusqu'à l'endroit où tu caches ton or. Tu n'auras que la peine de nous indiquer le chemin de ta cachette.
—François, tu es aussi stupide que tu es grand, si tu comptes que je te dévoilerai ma cache, ricana le Marcassin.
—Oh! je suis certain que si on t'en priait en te mettant une mèche allumée entre les doigts, tu bavarderais… Tiens! j'en ai justement une dans ma poche, dit le Beau-François en montrant cet engin dont les Chauffeurs se servaient pour faire parler leurs victimes.
—Essaye donc de ta mèche, répondit Cardeuc avec un accent de défi.
Mais au lieu de se mettre en mesure d'exécuter sa menace, le Beau-François resta cloué en place par une idée qui venait de lui traverser le cerveau.
Il éclata de rire en s'écriant:
—Parbleu! oui, je suis stupide de n'avoir pas deviné tout de suite où tu enfouis ton trésor.
Il se retourna, montrant du doigt le trou béant d'où il avait tiré
Coupe-et-Tranche.
—Que faisais-tu donc là, mon vieux, le corps à moitié enfoui quand nous t'avons cueilli par les pattes? Est-ce que tu n'allais pas compter tes écus? La voici, ta cachette.
Il salua ironiquement Cardeuc:
—… Et je vais me donner le plaisir de la visiter… Tu permets? acheva-t-il.
Il appela ses trois hommes qui se tenaient à l'écart, leur recommanda de surveiller le prisonnier jusqu'à son retour, puis il marcha vers le trou, s'étendit à terre et, en rampant, s'engagea dans cette sorte de terrier.
Ce fut avec le sourire aux lèvres que Cardeuc le vit disparaître.
Après s'être un peu traîné dans l'étroit conduit, le Beau-François se sentit les flancs dégagés des parois qui l'enserraient. Il leva la main au-dessus de lui et trouva le vide. Alors il se dressa lentement de toute sa taille sans que sa tête se heurtât. Puis ses bras s'étendirent de droite et de gauche sans rencontrer un obstacle.
—Je suis dans un caveau, se dit-il.
Ce caveau était-il petit ou grand? La profonde obscurité qui régnait ne lui permettait pas d'en juger. Mais le Beau-François avait remis en sa poche la mèche que, tout à l'heure, il menaçait le Marcassin de lui allumer entre les doigts pour le faire parler. Il battit donc le briquet, et bientôt eut de la lumière. Alors, avec un cri de joie, il promena ses regards autour de lui, s'attendant à trouver dans un coin le trésor de Cardeuc. Mais le caveau n'offrit à ses yeux que des murailles nues.
—Est-ce donc plus loin? se demanda-t-il à la vue d'un couloir qui débouchait dans le caveau.
Il s'y engagea. Au bout de vingt pas, le couloir bifurquait en deux galeries et, à tout hasard, le chercheur prit à droite.
Sa mèche ne lui donnait qu'une lueur de courte portée. Aussi le Beau-François trébucha-t-il contre un obstacle qu'avait rencontré son pied. Il baissa sa lumière et reconnut la première marche d'un escalier.
—Ouais! fit-il avec satisfaction, d'une pierre deux coups.
Il venait de se rendre compte de l'endroit où il se trouvait. À n'en pas douter, c'était une des issues secrètes du château. Non seulement il allait dénicher le trésor de Coupe-et-Tranche, mais encore, par cette communication découverte, il pénétrerait, une belle nuit, dans le château avec ses compagnons, et trouverait à y rafler un joli butin. Voilà les deux coups qu'il comptait tirer d'une seule pierre.
À sa dixième marche montée, la tête du géant se heurta contre un obstacle que sa mèche lui permit d'examiner. C'était une dalle en pierre.
—À moins qu'elle ne soit chargée d'une montagne, j'arriverai bien à la soulever, pensa-t-il.
Il monta encore une marche, ce qui le contraignit à se ramasser sur ses jambes, appuya le haut de sa tête sous la dalle et, prenant ressort sur ses jarrets repliés, il se redressa par un effort puissant.
La dalle se souleva de ses feuillures en le couvrant d'une pluie de sable.
—Pas de chance! gronda le colosse, fort penaud quand, après avoir passé par l'ouverture, il reconnut l'endroit dans lequel il avait pénétré.
Il se trouvait dans une petite serre dont le sol était couvert d'une épaisse couche de sable qui, étendu sur la dalle, en cachait l'existence.
Dame! oui, il était volé, le Beau-François qui, après avoir compté déboucher dans une cave du château, n'était arrivé qu'à pénétrer dans le parc dans lequel s'ouvrait la serre.
Mais sa mauvaise humeur se dissipa vite au souvenir que le couloir souterrain bifurquait en deux galeries; il avait pris la mauvaise, voilà tout. L'autre, par laquelle il allait tenter l'aventure, le conduirait infailliblement à bon port, c'est-à-dire sous le château.
Il se dirigea donc vers le trou de la dalle pour redescendre. Au moment de poser le pied sur la première marche, il songea à reconnaître en quel endroit du parc s'élevait la serre; il se pouvait que, plus tard, il eût besoin de ce renseignement.
Grâce à la devanture vitrée, l'examen des lieux lui fut facile. Devant lui s'étalait un parterre et, sur sa gauche, se profilait la façade du château dont, en ce moment, une fenêtre ouverte apparaissait éclairée.
—Bon! fit-il, content de son examen.
Il allait se retirer quand, tout à coup, dans l'encadrement lumineux de la fenêtre, il vit apparaître, se détachant en noir, la silhouette d'une femme qui se lança dans l'espace.
—Tiens! il pleut des femmes! se dit le colosse sans la plus petite émotion en regardant le corps qui venait de tomber à dix pas de la serre.
À ce moment, la lune se dégageant d'un nuage, éclaira le visage de la femme étendue.
—Mille diables! c'est la Gervaise, se dit le géant. En une seconde, sa pensée se rendit compte de la situation. Bien certainement il s'était trompé en croyant qu'il allait trouver le trésor de Coupe-et-Tranche. Quand il avait pincé son ennemi à demi entré dans le trou, ce dernier allait faire ce que lui-même était en train d'accomplir, c'est-à-dire une exploration de cette issue secrète du château, en vue de s'y introduire plus tard avec ses compagnons pour le dévaliser. Devant cette certitude d'avoir fait fiasco quant au trésor de Cardeuc, le colosse s'offrit une espérance.
—Si la Gervaise ne s'est pas tuée et que je puisse la remettre sur pied, elle me fournirait un bon moyen pour forcer son oncle, le Marcassin, à me cracher ses écus.
En se faisant ce raisonnement, le Beau-François était demeuré le regard fixé sur le visage de la jeune fille, dont la lune éclairait les traits immobiles, de sorte qu'il n'avait pu voir les deux têtes effarées de Meuzelin et de Vasseur, qui s'étaient avancées en dehors de la fenêtre pour juger du résultat de la chute.
Quand le Beau-François releva les yeux vers la fenêtre, personne n'y apparaissait. Il s'expliqua l'acte de désespoir par un suicide, dont il ne se donna pas la peine de chercher la cause.
—La donzelle a profité de ce qu'elle était seule pour se casser la margoulette, se dit-il.
Et il sortit de la serre, sans se douter qu'à dix pas de lui, deux hommes s'épuisaient en efforts pour enfoncer une porte et courir au secours de Gervaise.
Il se pencha sur le corps et l'enleva de terre entre ses bras robustes en disant:
—Si tu en reviens, la mijaurée, il n'en sera pas comme la première fois. Je jure bien que je ne te laisserai plus m'échapper.
Chargé de son fardeau, qui ne pesait guère à sa force, il regagna la serre sans s'être aperçu, lorsqu'il avait soulevé Gervaise, qu'une tête de femme s'était montrée à la fenêtre et l'avait vu emportant sa proie.
Sitôt dans la serre, le Beau-François avait appliqué son oreille sur la poitrine de la jeune fille.
—Elle vit! se dit-il en entendant battre le coeur. Elle est de la nature des jeunes chats. Une chute ne leur est jamais mortelle.
Et, emportant Gervaise, il gagna le trou de la dalle et s'engagea sur l'escalier qui descendait à la galerie souterraine. Il n'était encore entré que jusqu'aux épaules quand un craquement se fit entendre.
—Qu'est-ce cela? se demanda-t-il en arrêtant sa descente.
C'étaient Vasseur et Meuzelin qui, après avoir enfoncé la porte, s'élançaient pour secourir Gervaise.
Ayant la tête au niveau du sol, le Beau-François ne pouvait plus voir ce qui se passait au dehors de la serre, mais il pouvait encore entendre. Alors arriva à ses oreilles une voix de femme, mordante et railleuse, qui disait:
—Cherche-la, ta Gervaise, ta bien-aimée, Vasseur maudit! et si tu la retrouves, c'est que les bandits n'en auront plus voulu pour leurs amours.
Puis la voix de femme ajouta:
—Au revoir, Meuzelin!
La première pensée qui vint à l'esprit du Beau-François, après avoir écouté, fut celle-ci:
—Cette femme m'a vu emporter la pimbêche, mais elle n'a pas dit par où j'ai filé. J'ai le temps de décamper.
Il acheva de descendre.
Arrivé dans la galerie, il voulut rallumer sa mèche et, après avoir étendu sur le sol le corps de Gervaise, il prit son briquet. Au moment de faire jaillir l'étincelle, sa main resta en l'air et le colosse demeura pétrifié sur place. C'était que, tout foudroyant, le nom de Vasseur, prononcé par la femme, venait de se dresser dans sa mémoire.
—Il n'a donc pas été tué dans l'explosion de la Saunerie? se demanda-t-il.
Comme si un pressentiment l'avertissait que cet ennemi ressuscité lui serait funeste, le bandit, en pensant à Vasseur, se sentit secoué par un frisson de peur.
—Qu'est-ce que ce Meuzelin? se dit-il ensuite. Il interrogea ses souvenirs.
—Connais pas, finit-il par murmurer sans se douter que celui qui portait ce nom, ennemi tout aussi redoutable pour lui que Vasseur, était le grotesque personnage qu'il avait connu sous le nom de Saucisson-à-Pattes, le mari de la Saute.
Ne s'arrêtant donc pas sur le nom de Meuzelin, le Beau-François, effaré, se répétait celui de Vasseur, tout en tâtant ses poches pour retrouver sa mèche qu'il voulait rallumer.
Mais elle était introuvable.
Il était bien certain de l'avoir éteinte sous son pied à son entrée dans la serre et de l'avoir remise en sa poche. Il fallait donc qu'il l'eût perdue. Où? Peut-être que son mouvement violent pour enlever Gervaise avait fait tomber la mèche de la poche de sa veste.
—Bah! je me retrouverai bien dans l'obscurité, pensa le colosse qui ne se souciait pas d'aller chercher sa mèche là où il supposait l'avoir perdue.
Tenant d'un seul bras le corps serré contre lui, il partit, tâtant de sa main libre la muraille de la galerie. Il arriva ainsi à la bifurcation.
—C'est à droite, se dit-il.
Et il prit à droite. À son soixantième pas, il s'arrêta. La sortie ne pouvait pas être si éloignée. Il avait dû se tromper. Il revint sur ses pas. Il sentit un tournant. Celui de la bifurcation assurément. Cette fois il prit à gauche et il marcha devant lui.
—Mille potences! je me suis perdu! jura-t-il en s'arrêtant au bout de cent pas, en pleine obscurité.
Soudain, il tendit l'oreille. Un bruit de pas se faisait entendre au bout de la galerie en même temps qu'un point lumineux piquetait au loin dans les ténèbres. Peu à peu la lumière s'approcha. Alors le Beau-François put reconnaître une femme qui arrivait, portant une lanterne qu'elle tenait élevée à la hauteur de son front pour s'éclairer de plus loin. La lueur de la lanterne lui donnait en plein visage.
—Tonnerre de Dieu! la jolie femme! pensa le bandit émerveillé.
De fait, elle était resplendissante de beauté, cette Suzanne, fausse comtesse de Méralec, qui arrivait, offrant à l'admiration du bandit, sous la lumière de sa lanterne, son visage un peu pâle, dont les grands yeux noirs brillaient de la fièvre que lui avait donnée le danger auquel elle venait d'échapper en disparaissant, comme l'avait pensé Meuzelin, par une issue secrète de l'appartement.
Mais, après la beauté de la femme, un détail attira aussi l'attention du Beau-François. C'étaient deux points lumineux qui, de chaque côté de la tête de Suzanne, étincelaient de feux à couleurs changeantes.
—Oh! oh! la gaillarde porte de bien chères sonnettes aux oreilles, pensa le Chauffeur qui, ne détestant pas que l'utile se joignît à l'agréable, venait de reconnaître avec satisfaction que l'arrivante avait de magnifiques diamants aux oreilles.
Avant l'utile et l'agréable, le Beau-François faisait d'abord passer l'indispensable. Or, pour lui, dans la situation présente, l'indispensable était cette lanterne dont s'éclairait Suzanne. Que la lumière s'éteignît ou que la femme la soufflât, le coquin se retrouverait dans une obscurité où il continuerait à s'égarer dans les méandres des souterrains du château.
Encore une fois, il déposa sur le sol le corps de Gervaise toujours inanimée et, se plaquant à la muraille, il attendit la main en l'air pour saisir la lanterne au passage de la femme.
—Une fois sa lumière confisquée, nous causerons, se dit-il.
En étendant à terre le corps de Gervaise, il avait sans doute fait quelque bruit qui avait dû éveiller la défiance de Suzanne, car elle s'arrêta sur place, alors qu'elle n'était plus qu'à vingt pas du bandit.
La lumière ne pouvait dissiper les ténèbres à la distance où le
Chauffeur se tenait immobile.
—Est-ce toi Cardeuc? demanda-t-elle, attendant une réponse avant d'aller plus loin.
—Tiens! elle connaît Cardeuc, la particulière aux diamants, pensa le
Beau-François étonné.
Comme ne pas bouger ne l'empêchait pas d'être tout yeux, il remarqua que la femme tenait de sa main libre un petit coffret.
—Est-ce qu'elle met là dedans ses boucles d'oreilles de rechange? se demanda-t-il.
Retenant sa respiration, il guetta sa proie, avide et plein d'impatience en se disant:
—Approche donc, la belle femelle!
Après avoir attendu une réponse, Suzanne fut rassurée par le silence profond. Elle crut s'être trompée et avoir, à faux, pris l'éveil. Elle fit un mouvement pour se remettre en marche; mais, à son premier pas, un gémissement se fit entendre.
C'était Gervaise qui revenait à la vie.
—Satanée pécore! hurla le Beau-François, pris d'une colère qui lui fit oublier la prudence.
Et, dans son transport de rage, il leva un pied pour écraser sous sa lourde chaussure ferrée la tête de Gervaise étendue devant lui.
Ce qui l'empêcha d'achever fut que l'obscurité se fit subitement.
Suzanne venait de souffler sa lumière.
Immédiatement, le Beau-François oublia la jeune fille pour ne plus penser qu'à l'autre femme devenue invisible et, insensé de colère, il se lança dans les ténèbres pour fondre sur elle.
La furie lui avait si bien fait perdre la raison, qu'il ne calcula pas la distance. Ce ne fut qu'à son cinquantième pas dans le vide qu'il s'arrêta.
—Je l'ai dépassée. Elle a dû se plaquer contre la muraille à mon passage, se dit-il.
Alors, étendant les bras en croix pour toucher de ses mains chaque paroi du conduit souterrain, il revint vivement sur ses pas avec l'espoir que, d'un côté ou de l'autre, il happerait la femme collée au mur.
Au bout d'une certaine distance parcourue, la crainte le figea sur place. Après le chemin qu'il venait de suivre au retour, il aurait dû, sinon retrouver la femme qui avait pu s'éloigner, tout au moins rencontrer sous ses pas le corps de Gervaise.
Une petite sueur froide mouilla les tempes du chenapan stupéfait.
—Quand je me suis retourné pour revenir, j'aurai mal exécuté mon demi-tour et je me suis lancé encore dans une autre galerie, se dit-il.
Puis, repris d'un nouvel accès de colère, il gronda en serrant les poings:
—Ah çà! est-ce que je vais crever de faim dans ce terrier de malheur où je suis perdu?
Et le Beau-François sentit la sueur froide, qui, d'abord, n'avait fait que lui humecter les tempes, lui ruisseler maintenant en plein dos.
Et il s'arracha les cheveux en se voyant pris dans ce traquenard où, bêtement, il était entré.
Pourtant un espoir lui vint.
Dans sa hâte de fuir, la femme, loin de secourir Gervaise, avait dû l'abandonner. Peut-être même, dans les ténèbres où elle décampait, son pied n'avait-il pas heurté le corps gisant à terre. Alors, elle était partie sans même se douter que son assaillant n'était pas seul.
Quand il s'était arrêté à attendre la femme aux diamants, il était déjà perdu, mais il n'était pas encore fort avancé dans les détours du souterrain. S'il pouvait se retrouver à cette même place, il aurait peut-être quelque chance de regagner l'entrée.
—Sans le gémissement qu'a poussé cette poupée, j'étais sauvé, pensa le
Beau-François. C'était son retour à la vie. Pourquoi ne gémit-elle plus?
Cela me guiderait pour regagner l'endroit où je l'ai laissée.
Il tendit l'oreille pour saisir quelque plainte que la souffrance arracherait à la jeune fille.
Mais le silence demeura profond.
—La chienne est crevée sur place, se dit le gredin, après une longue et inutile attente.
Alors, il se sentit devenir fou.
Avec de sourds rauquements, il se lança éperdu dans cette obscurité, se heurtant aux murailles qui, tout à coup, lui barraient la route, revenant sur ses pas, s'engageant dans toutes les issues qui s'ouvraient sous ses mains tâtant les murs, ayant conscience qu'il s'égarait de plus en plus, ou qu'il reprenait une piste déjà suivie; mais marchant toujours, marchant quand même, poussé par la démence de l'épouvante.
Soudain, il s'arrêta haletant d'une joie immense. Son pied venait de heurter une marche.
—Me voici revenu à l'escalier de la serre, pensa-t-il en retrouvant son sang-froid.
Il allait remonter dans la serre, il entrerait dans le parc et, là, ce ne serait plus que l'affaire d'un mur à escalader.—Il était sauvé!!!
Avant de s'engager sur l'escalier, il leva la tête pour voir, par le trou de la dalle retirée, les étoiles scintillant au-dessus du vitrage de la serre.
L'obscurité était toujours aussi opaque.
—La femme a filé par cette sortie, et elle a replacé la dalle, s'expliqua-t-il.
Il en serait quitte pour soulever une seconde fois la pierre. Mais comme il se pouvait que la femme n'eût pas quitté la serre et qu'il tenait à la surprendre, le Beau-François retira ses souliers, les laissa sur la première marche, où il comptait revenir bientôt les prendre et pieds nus, c'est-à-dire sans bruit, il monta l'escalier, une main en l'air à la rencontre de la dalle.
—Oh! oh! me suis-je trompé? se dit-il brusquement alarmé.
Il lui semblait que les marches qu'il venait de gravir étaient beaucoup plus nombreuses que celles de l'escalier de la serre. Néanmoins, il continua son ascension en redoublant de prudence. Son pied, qui cherchait une marche, trouva le vide. Il était arrivé au haut de l'escalier.
—Où suis-je? se demanda-t-il, immobile, toujours en pleine obscurité.
Les mains tendues en avant, il fit un pas en avant pour continuer sa route à tâtons.
Il s'arrêta tout à coup.
Il venait d'entendre, tout proche, une voix qui disait:
—Pour tuer le temps jusqu'à demain matin, si vous me contiez l'histoire de votre Suzanne?
Et une autre voix répondit:
—Écoutez-la donc.
Le hasard avait amené le Beau-François de l'autre côté de la porte secrète par laquelle la fausse comtesse s'était soustraite à la griffe de Meuzelin.
V
Quand, après sa lumière éteinte, Suzanne avait échappé au Beau-François, qui avait bondi à sa rencontre dans la galerie souterraine, c'était à l'aide d'une ruse bien simple. Au moment où elle soufflait sa lanterne, elle avait pu voir qu'à l'endroit précis du couloir où elle s'était arrêtée, s'ouvrait à sa droite l'entrée d'une autre galerie. Elle n'avait eu qu'à faire deux pas de côté pour éviter son ennemi qui courait dans l'ombre.
Elle l'entendit passer à trois pieds d'elle, frôlant son refuge, quand il la croyait toujours devant lui.
Immobile, elle avait écouté le pas toujours s'affaiblissant au loin du Beau-François, qui en croyant revenir sur sa route, était en train de se perdre dans le dédale obscur.
Alors, certaine que son ennemi ne pourrait la retrouver elle avait battu le briquet dont elle était munie, avait rallumé sa lanterne et était rentrée dans la galerie, qu'elle suivait quand elle avait rencontré le Beau-François.
À peine en marche, un nouveau gémissement, qui se fit entendre à ses pieds, l'arrêta.
—La Gervaise! murmura-t-elle avec une joie haineuse, lorsqu'à la clarté de sa lanterne abaissée, elle eut reconnu la jeune fille qui reprenait ses sens.
Un hasard heureux avait voulu que, dans sa chute, Gervaise ne se brisât aucun membre. La force du coup l'avait fait s'évanouir, et elle revenait à elle, courbattue dans tout son être, mais sauve de toute fracture.
—Je te tiens donc en mon pouvoir, chipie exécrée qui m'as volé l'amour de Vasseur, murmura-t-elle avec un sourire de férocité implacable.
Elle s'était agenouillée près du corps, le courant de son regard impitoyable.
—Qu'il vienne donc te sauver maintenant, ton beau vainqueur, continua-t-elle. Ah! tu étais ma rivale aimée! «Je t'aime! je t'aime!» te répétait-il tout à l'heure quand je l'ai surpris à tes genoux. Ces paroles sont ta condamnation à mort, car je vais t'achever.
Étendant les mains, elle saisit le cou de Gervaise entre ses doigts pour l'étrangler.
Mais sa haine ne pouvait se contenter d'une aussi prompte vengeance.
—Non, dit-elle, non, tu ne souffrirais pas assez. Je veux que ta mort soit lente, terrible, désespérée.
Quand Cardeuc avait donné à Suzanne son rôle de comtesse de Méralec, en même temps qu'il lui avait fourni tout un cahier de notes et de renseignements sur les personnes qui devaient entrer dans sa vie, il s'était dit qu'en cas d'insuccès, il fallait aussi penser à la fuite. En conséquence, il lui avait remis un plan détaillé de la partie souterraine du château, avec ses entrées et ses sorties. Suzanne, ce plan en main, était venue, pendant deux nuits, en vérifier l'exactitude. Elle connaissait donc bien à fond tous les détours de ces galeries sur lesquelles s'ouvraient une série de caveaux qui, jadis, avaient servi, ou de prisons aux victimes des sires de Méralec, ou de dépôts pour des provisions de toutes sortes, en vue d'un siège.
Suzanne souleva Gervaise dans ses bras et n'eut que quelques pas à faire pour trouver un de ces caveaux, dans lequel elle coucha la jeune fille à terre.
—Maintenant, tu peux penser tout à l'aise à ton Vasseur, cela te tiendra lieu de repas, dit-elle avec un ricanement sinistre.
Elle refermait la porte qu'allait assujettir un énorme verrou, quand Gervaise ouvrit les yeux. La lumière de la lanterne lui permit, par la porte encore entre-bâillée, de reconnaître celle qui l'abandonnait:
—La comtesse, murmura-t-elle.
Pour elle, qui ignorait les événements survenus, Suzanne était toujours madame de Méralec; mais elle était aussi la femme furieuse qui, devant Vasseur, lui avait lancé l'insulte de fille de guillotiné.
En retrouvant Suzanne devant elle, alors qu'elle revenait à la vie, Gervaise fut saisie d'une telle horreur qu'elle reperdit aussitôt connaissance.
Puis le silence et l'obscurité revinrent dans cette sorte de tombe où la jeune fille allait mourir, torturée par l'épouvantable supplice de la faim.
Cependant Suzanne, d'un pas sûr, s'était éloignée dans ce labyrinthe, dont elle connaissait tous les détours. Quand elle parvint à l'étroit conduit qui servait de sortie, elle tendit, avant de s'y engager, une oreille prudente aux bruits du dehors. Rien ne vint lui donner l'alarme.
Alors elle se glissa dans le trou, et bientôt sa tête dépassa l'ouverture. Une fois encore elle écouta.
La lune, qui brillait en son plein, éclairait la clairière du bois silencieux.
À ce moment, bien doux, tout discret, se fit entendre un petit sifflement qui semblait commander la prudence.
—C'est Cardeuc, il m'a vue, pensa Suzanne, qui connaissait ce signal.
Mais le sifflement était à ce point circonspect qu'elle ajouta:
—Ou pour lui ou pour moi, il y a danger.
Elle rentra aussitôt la tête.
Le sifflement se répéta.
—C'est lui qui est en danger et il m'appelle à l'aide, se dit-elle.
Et elle sortit du trou. Lentement, elle se releva et, alors, elle jeta les yeux autour d'elle.
À la bordure de la clairière, elle aperçut Coupe-et-Tranche attaché à un arbre. Il la regardait sans un mot d'appel, secouant doucement la tête.
Elle comprit aussitôt.
—Il est surveillé, se dit-elle.
Courbée, étouffant le bruit de ses pas, elle traversa la clairière, atteignit Cardeuc et, se dressant le long du prisonnier, elle tendit l'oreille à la hauteur de ses lèvres.
—Ils sont là trois qui dorment. Prends mon couteau dans ma poche et coupe mes cordes, murmura-t-il.
En effet, à cinq pas, Suzanne pouvait entendre maintenant le souffle des trois compagnons endormis. Au fait, pourquoi ces bons garçons ne se seraient-ils pas régalé de sommeil? La nuit était douce; personne, à cette heure, ne pouvait venir dans le bois et leur prisonnier était solidement attaché. C'était donc le meilleur moyen de tuer le temps jusqu'au retour du Beau-François.
Suzanne coupa les cordes.
—Bon! souffla Cardeuc devenu libre; à présent ne bouge pas. C'est mon tour d'agir.
Il plaça son couteau entre ses dents, se coucha sur le sol et se mit à ramper dans la direction des trois dormeurs. Ils disparut dans l'ombre du bois.
Suzanne écouta. Rien ne vint l'avertir du drame qui s'accomplissait à quelques pas.
Quand Cardeuc reparut, il n'avait pas eu à se servir de son couteau qu'il serrait encore entre ses dents.
Il le retira pour dire, de sa voix rauque, qui ne trahissait aucune émotion:
—J'ai préféré les étrangler. C'est meilleur pour empêcher les cris.
Cardeuc n'aimait probablement pas les comptes qui traînent; car, tout aussitôt, en crispant son énorme poing sur le manche de son couteau, il ajouta:
—À présent, au Beau-François.
Et il fit un pas dans la direction de l'entrée du souterrain. Il était si pressé de régler sa dette avec le géant, qu'il ne pensait pas à s'étonner de la présence de Suzanne, en plein bois, à cette heure de nuit où elle aurait dû dormir dans le lit de la comtesse de Méralec.
—Laisse le Beau-François et écoute, dit-elle d'une voix brève.
Et elle lui conta tout. Le château gardé par les hussards, le général
Labor soustrait à son influence par Meuzelin se donnant pour comte de
Méralec et ayant découvert quelle était la femme assassinée à l'attaque
de la diligence et, enfin, comment elle s'était esquivée des mains dudit
Meuzelin.
—Mais celui-là, le vrai Meuzelin, et non pas ce grand escogriffe maigre qui, tantôt, jouait le rôle de policier, dit-elle en appuyant.
Bref, elle lui narra par le menu tout ce qui concernait le policier; mais de Vasseur et de Gervaise, elle ne souffla mot.
Puis, elle demanda:
—L'individu que j'ai rencontré dans le souterrain est donc le
Beau-François?
Et, après que Cardeuc lui eut fait le récit du guet-apens où l'avait pris le géant, elle lui apprit l'attaque, qu'elle avait évitée, du Beau-François qui, en ce moment, perdu dans l'obscurité et les détours du souterrain, était en passe d'y mourir de faim.
Mais de Gervaise, elle n'ouvrit pas encore la bouche.
Ensuite, revenant à sujet plus sérieux:
—Ton plan, à propos de Labor, ensorcelé par moi, est à vau-l'eau. Il va te poursuivre l'épée dans les reins. Mieux vaudrait passer dans un autre département, avança-t-elle.
À cette proposition, Cardeuc haussa les épaules en disant:
—Le général Labor n'en est pas quitte. À défaut de toi, j'ai un autre personnage à mettre en avant.
—Qui donc? fit Suzanne curieuse.
—Croutot, dit laconiquement le Marcassin.
Et, immédiatement:
—Nous avons encore trois heures de nuit. Viens, le temps presse, ajouta-t-il.
Elle avait été prise un peu de court par Meuzelin, la jolie fausse comtesse qui avait été forcée de fuir en pantoufles. Ses pieds mignons allaient se mal trouver de suivre Coupe-et-Tranche.
—Je te porterai, offrit-il.
Elle ne pesait pas plus qu'une plume aux bras vigoureux de Cardeuc, qui partit au pas de course.
Ils n'étaient pas à plus de cent toises de la métairie quand le
Marcassin la sentit tressaillir.
—Qu'as-tu? demanda-t-il.
—Rien. Un peu de fatigue.
Elle venait de s'apercevoir qu'elle n'avait plus ce petit coffret qui avait fait que le Beau-François, lorsqu'il l'avait vu, s'était demandé si c'était là dedans qu'elle mettait ses boucles d'oreilles de rechange.
—Je l'ai laissé à terre, dans le cachot de Gervaise, se rappela-t-elle.
VI
Cependant Vasseur, sans se douter qu'il était entendu par le
Beau-François, aux écoutes derrière la porte dérobée, avait commencé,
pour Meuzelin, le récit de son passé où avait pris place la belle
Suzanne.
—Il y a deux ans, commença-t-il, j'avais obtenu de passer des hussards dans la gendarmerie. De la Vendée, j'avais à me rendre au pays chartrain, où m'appelaient mes nouvelles fonctions. Mais, avant de rejoindre, il m'avait été accordé un congé de huit jours que j'avais résolu d'employer à Paris. Quand j'arrivai dans la capitale, le soir même je me rendis à Frascati.
—Oh! oh! interrompit Meuzelin sincèrement étonné, vous à Frascati, lieutenant!!! Vous, un homme sage, vous alliez en ce lieu de débauche qui s'appelle Frascati!!!
—Je voulais connaître cet établissement fameux dont la réputation scandaleuse était venue éveiller ma curiosité au fin fond de la province, répondit Vasseur pour s'excuser.
—Je vous écoute, fit Meuzelin, l'invitant à reprendre son récit.
—Je venais de monter le grand escalier qui conduit au vestibule sur lequel s'ouvre, à droite, le vestiaire où les joueurs trouvent à louer masques et dominos.
Comme je franchissais la dernière marche, une femme sortait de ce vestiaire, revêtue d'un domino, le visage caché sous un masque qui, privé de sa barbe de dentelle, laissait à découvert une bouche petite, meublée de vraies perles.
Rien qu'à la bouche, au menton et au cou potelé dont le domino, encore mal fermé, laissait voir la peau blanche et fraîche, n'eût pas été grand devin qui aurait affirmé que cette femme était jeune.
En m'apercevant, elle vint vivement à ma rencontre, et d'une voix au timbre mélodieux, elle s'écria:
—Comment, c'est toi!
C'était la première fois que je venais à Paris, où je ne connaissais aucune femme. Fort évidemment, elle se trompait en m'abordant de la sorte.
—Je crois bien, citoyenne, que tu fais erreur, lui dis-je.
En même temps qu'elle secouait la tête, un sourire charmant apparut sur ses lèvres, puis elle passa sous mon bras sa mignonne main et m'attira en répliquant:
—Et moi, je suis sûre de mon fait. Allons, conduis-moi dans les salons.
Puisqu'elle persistait à s'entêter dans son erreur, il eût été niais de ma part de n'en pas profiter. Je me laissai donc entraîner par elle.
—Ah! mon gaillard! fit Meuzelin avec un sourire de félicitation moqueuse.
Vasseur secoua tristement la tête et répondit d'un ton grave:
—Attendez la fin, mon ami. Au plus acharné de mes ennemis, je ne souhaiterais pas une bonne fortune de ce genre-là!
Derrière la porte qui le cachait, le Beau-François s'était tout doucement assis sur la dernière marche de l'escalier. Au fond, il se souciait peu de l'histoire et n'avait qu'un but:
—Quand ces deux bavards auront fini, il est probable qu'ils quitteront la chambre. Alors je tenterai de sortir par cette porte, se promettait-il.
Vasseur avait continué:
—Quand nous arrivâmes dans le premier salon, la foule était énorme. On piétinait sur place. Malgré cette presque impossibilité d'avancer, il me sembla que ma compagne m'entraînait dans un sens déterminé. Enfin, elle s'arrêta. Le hasard nous avait amenés derrière un jeune homme de vingt-cinq à Vingt-huit ans qui, appuyé contre le chambranle d'une porte, regardait dans l'autre salon.
Alors je m'aperçus que, de la personne de cette femme, se dégageait une senteur d'eau de Hongrie, le parfum à la mode, que la chaleur de la salle rendait plus subtil. L'odorat du jeune homme en fut sans doute frappé, car, comme s'il eût compris qu'une femme était derrière lui, il se retourna vivement pour lui céder le passage.
À la vue de ma compagne, dont l'absence de dentelle au bas du masque laissait à découvert la partie inférieure du visage, il me sembla lire sur les traits du jeune homme une brusque surprise, mêlée pourtant d'hésitation, comme si un doute combattait sa certitude de connaître la femme.
Ma compagne me sembla ne faire aucune attention au jeune homme. Elle appuya sa petite main sur mon bras en me disant d'une voix qui, à mon grand étonnement, se fit caressante au possible:
—Retournons sur nos pas, veux-tu, cher ami?
Nous nous dégageâmes de la foule sans qu'elle eût remarqué le jeune homme qu'il m'avait semblé voir, au son de la voix de la femme, tressaillir soudainement.
Nous allions sortir du salon quand une mauvaise curiosité me fit tourner la tête. À son tour, le jeune homme s'était tiré de la foule et, fixé sur place, pâle comme un mort, il nous regardait nous éloigner. Alors je crus avoir conscience du rôle que j'avais joué. J'avais servi à une vengeance féminine. Amant de paille, on m'avait offert à la jalousie d'un amant véritable.
Cependant nous étions revenus dans le vestibule où mon inconnue me demanda:
—Es-tu joueur?
Au lieu de répondre, je protestai encore.
—Je ne te connais pas, dis-je.
—En tout cas, je suis bonne à connaître. Tiens! regarde, répliqua-t-elle.
Ce disant, elle avait porté la main à son masque qu'elle arracha pour me montrer son visage. Je demeurai émerveillé de sa beauté splendide. Mais je n'en avais pas moins raison. Cette superbe créature m'étais complètement inconnue. Elle comprit, que j'allais encore me récuser. Tout en rattachant son masque, elle reprit railleusement:
—Est-ce que, pour se connaître, il est nécessaire, à Frascati, d'avoir été présenté par les grands-parents?
Elle disait vrai. N'étais-je pas à Frascati, ce lieu des amours faciles où la morale n'avait rien à voir, le temple où se nouaient les liaisons d'un jour? J'étais donc ridicule à vouloir faire mon Joseph. J'avais vingt six ans et une jolie femme s'offrait à moi pour charmer les quelques jours de mon congé à Paris. J'aurais été cent fois stupide en refusant la charmante aubaine qui m'était offerte.
Donc, tout enthousiasmé par le visage qui m'avait été démasqué, je me hâtai de répondre cette banalité galante:
—Mais je ne demande pas mieux que de faire connaissance.
—À la bonne heure! dit-elle en riant.
Puis elle me répéta:
—Es-tu joueur?
—Je l'ignore absolument, pour cette excellente raison que je n'ai jamais joué, répondis-je.
—Il faut savoir à quoi t'en tenir.
À cette invite à tenter la chance, je tapai sur mes poches en demandant gaiement:
—Avec quoi? J'ai tout juste de quoi t'offrir à souper.
—Ne t'inquiète de rien, dit-elle.
Et elle me poussa vers le vestiaire en continuant:
—Commence par mettre le domino et le masque exigés par le règlement de
Frascati pour tout joueur.
Je me laissai faire, tout heureux que j'étais d'obéir à une si jolie femme. En ce moment, je ne pensais plus du tout au jeune homme que j'avais vu pâlir au son de voix de ma compagne… J'étais pris!
Pendant que j'endossais mon domino, elle avait changé son masque contre un autre dont le bas, garni d'un épais satin noir, non seulement lui couvrait la bouche, mais encore cachait son cou gracieux et blanc.
Elle m'entraîna vers la salle de jeu, qui s'ouvrait à gauche du vestiaire. Au moment d'en franchir le seuil, elle s'arrêta et me glissa une bourse dans la main, en me disant:
—Écoute… Je suis superstitieuse. Pour moi, le jeu est une façon de consulter le destin. J'ai un projet en tête, mais j'hésite. La chance du jeu dictera ma résolution. Tu vas jouer pour moi.
Je faisais, en l'écoutant, fort piteuse mine. Ainsi donc le but de toutes ces prévenances était de me transformer en machine à jouer. Mon amour-propre froissé se rebiffait devant ce rôle. Elle lut ma déconvenue sur mon visage et partit d'un petit rire mélodieux et argentin en ajoutant:
—Je joue à qui perd gagne, répondit-elle.
—S'il en est ainsi, tu peux être assurée d'une décision favorable, car mon inexpérience à tous les jeux me fera perdre jusqu'au dernier écu de ta bourse… C'est bien cela que tu souhaites, n'est-ce pas?
—Tu feras mon bonheur.
—Et moi? demandai-je en la regardant d'un air suppliant.
Elle n'y alla pas par quatre chemins.
—Toi, fit-elle, tu passeras par-dessus le marché.
—Foi de qui? insistai-je.
—Foi de Suzanne! dit-elle.
Notre dialogue s'était tenu dans le vestibule, à la porte du salon de jeu. Comme je relevais mes yeux tout ravi de la promesse qui venait de m'être faite, j'aperçus, sortant du vestiaire et revêtu d'un domino, le jeune homme de tout à l'heure.
Toujours pâle, le visage morne, il traversa le vestibule, étirant les cordons du masque qu'il allait s'appliquer sur la figure. Derrière le groupe qui nous abritait, il ne pouvait nous voir et, du reste, nous eût-il vus, il n'aurait su nous reconnaître, moi masqué et costumé maintenant, Suzanne cachée sous le nouveau masque qui ne laissait rien voir de son visage.
—Entrons! commanda Suzanne qui me parut n'avoir pas remarqué l'arrivant.
Nous marchâmes pour ainsi dire sur les talons du jeune homme, qui avait achevé de se masquer.
Il fit quelques pas dans la salle de jeu, cherchant à quelle table il se placerait. Puis il alla s'asseoir devant un tapis vert où, en ce moment, n'était attablé qu'un seul joueur. Il prit un siège et attendit.
Aussitôt la voix d'un surveillant des jeux, cria:
—Un troisième au creps!
C'était un appel à tout joueur qui voudrait prendre part à la partie qui allait s'engager.
—Joue à cette table, me souffla aussitôt Suzanne.
Du creps, je ne savais qu'une chose, c'était que ce jeu, sévèrement prohibé partout ailleurs qu'à Frascati, se jouait à l'aide de trois dés et d'un cornet. Ce n'était donc pas la mer à boire pour moi, du moment que je n'avais qu'à perdre.
J'allai donc m'asseoir en face du jeune homme.
L'appel du croupier avait fait accourir d'autres amateurs de creps, qui prirent place autour du tapis. Puis, en un instant, la table fut entourée d'un cercle épais de curieux, hommes et femmes, debout, surveillant les coups. Au milieu de tous ces spectateurs en domino et masqués, il m'était impossible maintenant de reconnaître Suzanne.
Après que le croupier eut pris dans sa main, examiné et soupesé les dés, il les présenta au premier joueur arrivé. Celui-ci tira pour avoir le dé à jouer, et, de son coup de cornet, jeta impair. Il ramassa les dés et les présenta au jeune homme, qui les versa dans son cornet.
Il amena pair, ce qui lui accordait le dé à jouer, c'est-à-dire la tenue contre les autres joueurs.
—Donnez le point de chance! prononça le croupier.
—Neuf! dit le jeune homme.
Sans savoir pourquoi, je me sentis pris d'intérêt pour ce jeune homme. À présent que je n'étais plus fasciné par la voix et les beaux yeux de Suzanne, le sang-froid me revint et, avec lui, le souvenir. Je le revis la face pâle, regardant avec des yeux désespérés Suzanne s'éloignant à mon bras, et je ne sais quel pressentiment lugubre m'avertit que j'étais entré dans la vie de ce pauvre garçon qui, la conviction m'en vint, devait souffrir d'une cruelle torture morale.
Quand, après avoir versé ses dés dans le cornet, il l'agita, je crus voir sa main trembler. Tout en secouant le cornet, son regard se promenait autour de la table sur la haie de curieux, comme si, sous tous ces masques, il cherchait à reconnaître certain visage. À travers les trous de son masque, ses yeux brillaient fiévreux et égarés.
Enfin il jeta les dés.
—Dix-huit! accusa le croupier à haute voix. Dix-huit, c'est-à-dire un composé de neuf qui était le point de chance. Le joueur avait donc gagné!
Je me rappelais les traits du jeune homme. Sa figure, quand je l'avais vue sans masque, affirmait une nature droite, fière, loyale, exempte de bas et vils instincts. Aussi fus-je profondément étonné quand, après son coup gagné, je le vis ramasser l'enjeu des joueurs. Sa main se crispait fébrilement sur les pièces d'or et les attirait devant lui avec un empressement rapace.
—Au tapis! articula le croupier, suivant la formule de Frascati pour inviter les joueurs à verser une mise nouvelle.
Les louis d'or plurent devant le jeune homme qui, ayant gagné, devait, suivant l'usage, toujours tenir le dé.
Il agita son cornet à nouveau et, cette fois encore, j'observai son maintien. Je le vis jeter autour de lui ce même coup d'oeil plein d'une angoisse désespérée. C'était à croire qu'il implorait une grâce, tant son regard exprimait une supplication.
Et toujours aussi sa main, agitant le cornet, tremblait à ce point que mon voisin de tapis, un vieux joueur endurci, me murmura en souriant:
—Voici un particulier qui doit en être à ses débuts de jeu, car il ne sait pas encore commander à son émotion. J'ai été comme cela, mais il y a longtemps.
Le jeune homme, après son regard, se raidit pour maîtriser son trouble et lança les dés.
—Vingt-sept, annonça le croupier.
Ce chiffre, un composé de neuf, le point de chance, faisait encore gagner le trembleur.
Il montra le même empressement cupide à ramasser son gain. Nous étions au grand creps, c'est-à-dire que, des trois tables où se jouait ce jeu, la nôtre était celle où, d'habitude, s'engageaient les plus fortes parties. En ces deux coups heureux, le jeune homme venait de gagner une dizaine de mille francs.
—Au tapis! répéta le croupier.
Les enjeux, par cela que les perdants voulaient rattraper leur argent, montèrent à une très forte somme.
Étant donnée la rapacité dont le jeune homme avait fait preuve, il semblait que la vue de ce gain à conquérir aurait dû exciter sa convoitise. Bien au contraire, il sembla pris d'un ardent désir de quitter la partie. Mais la règle du jeu était là pour lui défendre la retraite. Il devait tenir le dé tant qu'il n'aurait pas perdu.
Je vois encore le mouvement nerveux de sa main quand elle remit les dés dans le cornet pour ce troisième coup.
D'un coup sec, il vida le cornet.
—Encore dix-huit! cria le croupier.
Une sorte de délire d'avidité alluma le cerveau du gagnant. Ce gain, qui s'offrait à nouveau, avait brusquement fait disparaître son hésitation de tout à l'heure.
De droite et de gauche, il étendit brusquement la main pour faire rafle des enjeux.
Mais, avant qu'il eût achevé son mouvement, se fit entendre, claire et vibrante, une voix de femme qui criait:
—Cet homme est un voleur! Qu'on saisisse les dés dont il se sert. Ils sont pipés!
À cette accusation terrible, il y eut, parmi les assistants, un silence de stupeur.
Moi, en écoutant ces mots, j'avais senti un frisson me courir dans le dos, car j'avais reconnu la voix qui les avait prononcés. C'était celle de Suzanne.
Elle venait de perdre cet homme froidement, sans s'exposer en rien, car, au milieu de tout ce monde masqué, il était impossible de préciser qui avait lancé l'accusation, surtout après le tohu-bohu qui s'était produit dans la foule. En quelques pas, elle avait pu se confondre dans la masse des femmes masquées, toutes vêtues d'un domino pareil.
Ainsi je n'avais pas été trompé par le pressentiment que j'allais me trouver mêlé au sort de ce jeune homme. Je le sentais, mon rôle ne faisait encore que commencer.
Cependant le croupier s'était avancé jusqu'à la table, ayant le sourire d'un homme bien persuadé d'une fausse accusation et qui croit devoir en donner la preuve à la galerie. Au début de partie, n'avait-il pas, suivant l'usage, examiné les dés avant de les remettre aux joueurs? Il était donc bien certain qu'ils n'étaient nullement pipés.
Il étendit la main et prit les dés.
Au premier contact, la figure du croupier révéla un étonnement profond.
—C'est la vérité! avoua-t-il.
Le voleur s'était dressé debout, tout convulsif et, soit qu'il étouffât, soit qu'il voulût braver la foule, il avait brusquement arraché son masque. Son visage apparaissait livide, contracté par un désespoir incommensurable. Ses deux grands yeux, à demi fous, fixaient le vide comme s'il eût mesuré la profondeur du gouffre d'infamie qui s'ouvrait devant lui.
Je ne pouvais me nier que ce malheureux eût triché; mais j'avais la conviction qu'il était la victime d'une de ces terribles machinations qu'on appelle vengeance de femme. À n'en pas douter, il savait d'où lui venait le coup qui lui coûtait l'honneur. Mais c'était une femme et il dédaignait de se venger. Du reste, le flagrant délit n'était-il pas là pour lui interdire toute parole de défense.
À la vue de cet homme foudroyé par une fatalité contre laquelle, j'en étais convaincu, il avait dû combattre énergiquement avant de succomber, je sentis naître en mon coeur une profonde pitié pour le malheureux.
Alors j'eus la folie d'une idée généreuse.
Parmi tous ces spectateurs que le masque lui faisaient inconnus et qui allaient répandre par la ville la nouvelle de son ignominie, je voulus lui prouver qu'il comptait, sinon un ami, tout au moins un juge indulgent.
Je retirai mon masque.
Par malheur, il en fut autrement que je l'avais espéré, et j'eus la preuve que c'était bien Suzanne qu'il rendait responsable de son malheur. En voyant mon visage, il me reconnut pour l'homme au bras duquel, il y avait vingt minutes, s'appuyait la jolie femme.
Il crut à une bravade de ma part. Mon action généreuse lui sembla une sorte d'avis, par moi donné, que, devant la femme, il y avait un homme qui saurait la défendre contre toutes représailles.
Il poussa un bref cri de joie en trouvant à qui s'attaquer. Alors, il se pencha sur la table pour se rapprocher de moi, et il me cracha à la face.
Son insulte excita un tumulte d'indignation dans la salle. En un clin d'oeil, il fut saisi, enlevé et jeté à la porte.
À Frascati, les tricheries au jeu étaient trop fréquentes pour qu'on en tourmentât la police qui ne demandait qu'à fermer les yeux et ouvrir la main. On se contentait donc d'expulser les escrocs.
Dans ma fureur, à l'affront reçu, j'avais voulu m'élancer à sa poursuite. Je fus contenu par les spectateurs dont bon nombre qui connaissaient mon insulteur, avaient mis son nom sur son visage quand il avait retiré son masque. Parmi eux était le vieux joueur, mon voisin de tapis vert.
—J'aime à croire que vous ne vous battrez pas avec un voleur, me dit-il.
Puis en secouant la tête de façon triste:
—Voilà où conduit la débauche… la passion immodérée des femmes. On commence par dévorer une grande fortune. Après quoi, pour se procurer des ressources, on vole au jeu. C'est l'histoire du vicomte de Biéleuze.
J'étais trop en colère pour prêter grande attention à ces réflexions du vieux joueur, mais je m'accrochai au nom qu'il venait de prononcer.
—Où retrouverai-je ce Biéleuze? demandai-je les dents serrées.
J'étais tombé sur un amateur de plaies et bosses, grand curieux des querelles des autres.
—Tenez-vous donc bien à vous rencontrer avec le vicomte? Si cela peut vous faire plaisir, lâcha-t-il avec empressement, je serai heureux de me mettre à votre disposition en cette circonstance… moi et un de mes amis que je trouverai.
Il tombait à point pour m'éviter l'embarras de chercher des témoins.
—Accepté! m'écriai-je.
—Venez demain matin chez moi sur les huit heures, tout sera convenu, on n'aura plus qu'à aller sur le pré, me dit le vieux avec un empressement qui prouvait que, dans son bon temps, il avait été un friand de la lame.
Et il me donna sa carte qui, au-dessus de l'adresse, portait ce nom:
«Marquis de Coméran».
Il me tardait d'avoir quitté ce lieu maudit. J'allai au vestiaire rendre domino et masque. Puis, dans ma hâte de fuir, je me dirigeai vers l'escalier. J'allais l'atteindre quand une petite main se posa sur mon bras en même temps qu'une voix mélodieuse me demandait:
—Où vas-tu, bel empressé?
C'était Suzanne que, depuis vingt minutes, j'avais complètement oubliée. Comme moi, elle avait quitté la salle de jeu et, partant, elle n'avait plus ni domino ni masque. Son visage m'apparaissait dans toute sa beauté radieuse et son costume en gaze transparente qui, suivant la mode des merveilleuses, la laissait presque nue, me laissait admirer des formes à faire se damner un saint.
Avec un séduisant sourire, elle reprit:
—Sais-tu, mon cher, que tu es un créancier charmant? Tu ne presses pas tes débiteurs de solder ce qui t'est dû… Moi, je suis de celles qui savent que les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures.
Elle s'offrait à moi!!!
Était-ce vraiment qu'elle voulait me récompenser de ce service, que je lui avais rendu sans pouvoir encore bien le comprendre? Était-ce qu'elle visait à m'empêcher de retrouver le vicomte de Biéleuze? Je ne saurais le dire. Mais le fait est qu'à la vue de cette créature splendide qui, en quelque sorte, me conviait à une nuit d'amour, les brûlants désirs qui m'incendièrent le cerveau, éteignirent en moi toute prudence.
—J'attendais dans le salon de danse que tu vinsses me rejoindre, ajouta-t-elle.
—Tu avais donc quitté la salle de jeu?
—Aussitôt que tu t'étais assis devant la table de creps.
Elle mentait, j'en avais la conviction. C'était bien elle, j'avais encore le son de sa voix à l'oreille, qui avait lancé l'accusation des dés pipés. Je tentai une épreuve pour mieux m'assurer de son mensonge.
—Alors, tu ignores ce qui s'est passé au jeu après ton départ? demandai-je en la regardant en face.
—Quoi donc? fit-elle en ouvrant des yeux pleins de curiosité.
—Un certain vicomte de Biéleuze s'est fait surprendre trichant au jeu.
Le nom ne la troubla pas. Bien au contraire, elle se mit à rire en disant:
—Les escrocs ne sont pas fleurs rares à Frascati. Il n'est semaine qu'on n'en pince.
Puis, en prenant sa bourse que je lui rendis, elle me demanda:
—Alors, à tenir contre un tricheur, tu as naturellement perdu?
—Si ta superstition faisait dépendre la réussite du projet que tu as en tête, de ta perte au jeu, comme tu me l'as dit, tu peux avoir pleine confiance en ton projet, car, par mes mains, tu as vraiment joué à qui perd gagne.
Je crois encore l'entendre quand elle me répondit, ses yeux sur les miens:
—Ma superstition de joueuse concernait un proverbe.
—Lequel? demandai-je.
—«Malheureux au jeu, heureux en amour.»
Et, après un regard brûlant qui me fit frissonner de luxure, elle ajouta:
—Partons-nous?
—Oh! fis-je avec franchise, amour de peu de durée; car je ne suis à
Paris que pour une semaine.
Elle passa sa main sur mon bras, me lança encore un regard de flamme et me dit:
—Que sait-on? Aujourd'hui est à nous. Demain n'est à personne.
J'étais jeune et elle était idéalement belle, je le répète. Je fus enivré par les chauds effluves émanant de ce corps de Vénus qui se pressait contre moi.
Quand nous arrivâmes sur le boulevard, elle vit que j'allais héler une voiture.
—À quoi bon? dit-elle, je demeure à deux pas, rue de la
Grange-Batelière.
Il faisait petit jour. C'était une matinée de juillet. Au sortir des salons suréchauffés de Frascati, la transition était agréable. Elle aspira avec plaisir l'air pur en me disant:
—Allons doucement. Il fait bon respirer un peu en quittant cette fournaise.
Et, tous deux muets, nous partîmes, elle se pressant amoureusement à mon bras, moi frémissant d'impatience à la pensée qu'elle allait m'appartenir. Nous mîmes bien un gros quart d'heure à atteindre sa demeure.
* * * * *
À ce moment de son récit, Vasseur s'interrompit pour faire entendre un rire amer dont Meuzelin ne comprit pas l'intonation, car il demanda:
—Il paraît que le reste de la nuit vous a laissé de joyeux souvenirs?
Quant au Beau-François qui, pour sortir de sa cachette, avait hâte que l'histoire fût terminée, il maugréa en lui-même:
—De quoi? de quoi? il a couché avec elle? Voilà-t-il pas une belle poussée! Comme ces deux bavards-là feraient bien mieux de quitter cette chambre pour que je puisse filer!
* * * * *
Le lieutenant reprit son récit.
—Non, dit-il; si je ris, c'est de la bêtise profonde avec laquelle j'interprétai le court dialogue qui fut échangé entre Suzanne et une vieille camériste qui était venue nous ouvrir la porte de l'appartement.
—Eh bien? demanda la bonne à première vue de sa maîtresse.
—C'est fait, dit Suzanne.
Comme ce disant, elle me regardait avec un sourire, je crus que la bonne faisait allusion à moi, cet amant tiré aux dés à Frascati.
—Alors, c'est fini? reprit la servante.
Cette fois, ce fut à mon tour de sourire, m'imaginant que par son «C'est fini?» la soubrette demandait si nous avions été prendre un acompte sur nos amours, dans une de ces fameuses loges à deux personnes de l'ignoble Théâtre de la Nature, qui se trouvait à Frascati.
Ce qui me maintint dans cette interprétation du «C'est fini?» fut que Suzanne vint me faire un collier de ses beaux bras autour du cou et me regarda de ses grands yeux luisants de chaudes promesses en répondant:
—Non, pas encore, mais bientôt.
Ensuite, elle me conduisit vers une porte qu'elle ouvrit et elle me poussa doucement dans une pièce, en me murmurant ce mot unique, tout gros d'une félicité prochaine:
—Attends!
J'étais dans sa chambre à coucher.
À la lueur d'une veilleuse, dont l'opale trahissait une douce clarté, j'examinai ce nid d'amour. Alors, je vous le jure, j'avais complètement oublié le vicomte de Biéleuze et son insulte.
Je crus avoir attendu un siècle, et, pourtant, dix minutes seules s'étaient écoulées quand reparut Suzanne, en toilette de nuit. Je bondis vers elle, les bras ouverts, pour l'étreindre sur mon coeur.
Elle sut m'esquiver et, toute pudique, elle se réfugia dans un angle de la chambre en s'écriant d'une voix émue:
—Oh! le vilain! qui n'a pas la patience d'attendre que la pudeur d'une femme ait cessé sa dernière résistance.
—Tu es si belle, Suzanne! m'écriai-je transporté d'amour.
—Je le serai tout autant tout à l'heure, me répondit-elle avec un sourire reparu sur ses lèvres.
Elle jura qu'elle ne quitterait pas sa retraite que je ne me fusses engagé à la laisser maîtresse du oui de mon triomphe.
Sur ma promesse, elle gagna un petit sopha, sur lequel elle se plaça et, me montrant le tapis à ses pieds, elle me dit:
—Venez ici, monsieur l'empressé, là, à mes genoux. Au moins faut-il que je vous connaisse.
Et quand je me fus agenouillé:
—Contez-moi votre vie! commanda-t-elle.
Elle était bien courte à conter, ma vie de militaire. Beaucoup de misères et bien peu de joies. Si brève qu'elle fût à dire, je l'abrégeai pourtant, car la passion me dévorait. Je me sentais le cerveau en feu et il me fallait un énergique effort de volonté pour ne pas prendre en mes bras cette créature cent fois plus provocante sous ce costume de nuit, qui la voilait entièrement, que dans cette toilette de Frascati, qui me l'avait montrée à demi nue.
Enfin, je ne pus tenir plus longtemps, je me dressai sur pied, répétant d'une voix haletante d'amour:
—Suzanne! Suzanne!
Elle aussi se leva, prête à se soustraire encore, et son premier mouvement fut pour repousser mes mains qui se tendaient vers elle.
Soudainement, elle changea de maintien. Au lieu de résister, elle me saisit les mains, les écarta pour me faire ouvrir les bras, et se jeta sur mon coeur, en murmurant d'une voix qui vibrait de désirs:
—Prends-moi! Je t'appartiens!
Mes bras se refermèrent sur son beau corps qui s'abandonnait, et ma bouche alla chercher ses lèvres pour confondre nos âmes en un baiser.
À ce moment, le bruit de la porte qui s'ouvrait se fit entendre derrière moi. Sans quitter Suzanne que j'avais soulevée de terre, je me retournai.
Au seuil de la chambre à coucher se tenait le vicomte de Biéleuze, plus pâle que jamais, la figure convulsée par un mépris indicible, s'accrochant au chambranle de la porte d'une main raidie comme si la force lui manquait pour se tenir debout.
Moitié par rage de le voir paraître en pareil instant, moitié par fureur de l'insulte qu'il m'avait faite, la tentation terrible me vint de tuer cet homme.
Suzanne avait glissé de mes bras avec la souplesse d'une couleuvre et s'était réfugiée à l'autre extrémité de la chambre.
Je bondis vers M. de Biéleuze. La colère me rendait fou. Et pourtant mon transport tomba brusquement devant le regard tout à la fois suppliant et doux que m'adressa cet homme qui, sans bouger, me voyait arriver à lui.
Je m'arrêtai sur place.
Alors d'une voix lente:
—Monsieur, dit-il, sachez que, pour parvenir jusqu'à vous, j'ai trouvé toutes les portes complaisamment ouvertes.
Puis il tendit le doigt vers Suzanne et continua:
—Cette misérable, un vraie monstre, était bien certaine que j'allais venir, et elle a voulu me faciliter l'entrée de son appartement.
Et il tomba à mes pieds en ajoutant:
—Monsieur, à deux genoux, je vous demande pardon de l'insulte que je vous ai faite… Je vous prenais pour un complice quand vous n'étiez qu'une dupe de cette coquine.
J'étais demeuré muet de stupéfaction devant cet homme courbé devant moi et dont la voix m'allait au coeur, bien qu'il accusât Suzanne.
Je me retournai vers cette dernière, que je m'attendais à voir indignée par ces dures et injustes paroles. Bien au contraire, son visage rayonnait de cette joie féroce du sauvage contemplant le cadavre de l'ennemi qu'il vient d'abattre.
Alors s'opéra en moi un changement complet. En une seconde, j'eus conscience de ce qu'était cette créature. J'oubliai sa beauté et un sentiment de dégoût monta à mes lèvres, naguère si avides de baisers.
Lui s'était relevé.
—Défends-moi! me cria-t-elle en voyant le vicomte marcher vers elle.
Il y avait en M. de Biéleuze une sorte de majesté du malheur qui m'imposa. Je ne bougeai point.
Devant mon immobilité à son appel, Suzanne fut prise d'épouvante et le regarda s'approcher en tremblant de tous ses membres.
—Oh! ne crains rien, vipère! lui dit-il. Tu m'as perdu! Tant pis pour moi, qui n'ai pas su secouer l'amour infernal que tu m'avais inspiré.
En me montrant il continua:
—… Mais je ne veux pas qu'il en soit de même de monsieur à qui, ce soir, bien à son insu, tu as fait jouer un rôle dans le drame qui me tue… Tu vas t'asseoir sur ce sopha et si tu interromps une seule fois ce que je vais lui dire pour qu'il apprenne à te connaître, je te jure, par le peu d'honneur que tu as laissé sur le nom de Biéleuze, que je te fais sauter le crâne.
En parlant, il avait tiré de sa poche un pistolet qu'il arma.
Quand Suzanne eut obéi, le vicomte, d'une parole brève et hâtée, comme s'il avait eu peur de n'avoir pas le temps d'achever son récit, commença:
—Comment ai-je possédé cette femme? Sans grand'peine, car elle s'est pour ainsi dire jetée dans mes bras. Deux heures après notre première rencontre, elle était à moi. Mon triomphe fut si prompt que je m'en étonnai, car elle avait eu à choisir parmi vingt de mes rivaux qui la poursuivaient des offres les plus brillantes; mais elle me répéta tant que l'amour commande et ne compte pas que je me crus sincèrement aimé. Alors, reconnaissant du sacrifice qui m'avait été fait, je m'endormis plein de confiance en mon bonheur et, peu à peu, je me laissai prendre dans tous les replis d'une de ces passions profondes qui asservissent les sens, le coeur, la raison et dont rien ne peut plus délivrer celui qu'elles étreignent… non, rien, sauf la folie ou le suicide.
Vous dire que j'ai jamais hésité à satisfaire un seul des ruineux caprices de cette femme, vous ne le croiriez pas. Ma grande fortune y passa en deux ans, années pendant lesquelles ma maîtresse ne me donna pas, un instant, à douter de son amour toujours ardent, dévoué et fidèle comme au premier jour. Que m'importait la ruine puisque j'étais aimé comme au temps de ma richesse.
Ce fut donc avec la conviction intime que son dévouement accepterait la situation nouvelle que je vins, le sourire aux lèvres, lui annoncer ma ruine complète.
—Oh! oh! fit-elle en riant, tu as bien encore quelque héritage sur la planche.
—Aucun, dis-je, en voyant dans sa gaîté et sa demande qu'elle se résignait déjà à attendre des temps meilleurs.
—Bien vrai? insista-t-elle.
—Je n'ai plus à t'offrir que mon amour.
Alors, froidement, d'une voix impitoyable, elle me montra la porte en disant:
—En ce cas, vicomte, voici la porte pour t'en aller. Tu n'as plus le sou, donc bon voyage!
La stupeur me rendit muet.
Ensuite je l'entendis qui ajoutait en scandant ses mots:
—Je ne t'ai jamais aimé!
Foudroyé par cette révélation, je tombai inanimé sur le tapis.
Quand je revins à moi, j'étais étendu sur le carré où elle et sa camériste m'avaient traîné, devant cette porte, à toujours fermée pour moi, et que, pendant deux années, j'avais tant de fois franchie avec une si douce émotion.
Je mis quinze jours à me relever de la congestion cérébrale qui m'avait terrassé. Mieux eût valu mourir, car, avec la santé, vinrent toutes les effroyables tortures du terrible amour que cette femme m'avait inspiré. Jour et nuit, je pensais à elle, rien qu'à elle, toujours à elle. Je me sentais devenir fou au souvenir des ardentes caresses qu'elle m'avait prodiguées et, en me les rappelant, je me répétais qu'il était impossible qu'elle n'eût pas menti en disant ne m'avoir jamais aimé.
Je voulus m'enfuir bien loin de la redoutable sirène qui m'avait envoûté. Je reconnus que, comme l'air qu'on respire, elle était devenue indispensable à mon existence. Je me sentais méprisable à ne pouvoir secouer cette passion, mais elle me rendait lâche. Ma raison ne pouvait lutter contre mes sens brûlés par la ressouvenance incessante de tant de nuits voluptueuses. Incapable de me soustraire à ma destinée, qui m'avait rivé à cette femme, je revins donc frapper à sa porte, bien certain pourtant qu'elle me serait refusée.
Contre mon attente, je fus reçu.
—À quoi bon revenir, puisque tu n'as plus le sou? me dit-elle brutalement.
Et comme j'exprimais l'espoir de sortir de ma misère et de reconquérir une fortune, elle éclata d'un rire moqueur.
—Reconquérir une fortune, continua-t-elle; avec quoi, vicomte? Tu ne sais faire oeuvre de tes dix doigts. Ne me débite donc pas de balivernes.
—Je travaillerai.
—Ta! ta! ta! fit-elle avec un redoublement de gaieté. Est-ce que, dans la noble race des Biéleuze, on sait travailler à quoi que ce soit? Vous êtes créés et mis au monde pour faire sauter l'argent. Le jour où il vous fait faute, vous ne valez pas même un maçon. Dépenser les écus, c'est votre lot. Mais en gagner, à d'autres!
Et, toujours avec une insolence gouailleuse:
—Un Biéleuze gagner de l'argent! Ah! la bonne bourde! Comment, diable, s'y prendrait-il?
Alors elle me regarda et, en ricanant, elle articula:
—À moins que ce ne soit en trichant au jeu. À mon avis, c'est la ressource d'un Biéleuze.
Il fallait que je fusse bien ensorcelé par la maudite pour ne pas m'être révolté en l'entendant ainsi parler.
Elle me congédia.
Mais le lendemain, je revenais encore.
—Ah çà! fit-elle, tu ne comptes pas que, jusqu'au jugement dernier, je vais te répéter le même refrain. As-tu de l'argent? Non, n'est-ce pas? Alors laisse de bonne grâce la place à un autre. Il me faut la vie luxueuse. J'offre ma beauté à qui me la paye. Va-t'en donc, puisque tu ne peux plus fournir aux frais.
À son cynisme, je ne pouvais qu'opposer ma passion profonde, sincère, dévouée.
—Oui, oui, railla-t-elle, une chaumière et un coeur. Je connais cela par ouï-dire. Il paraît que ce n'est pas sans charme. Mais si j'en essaie jamais, ce ne sera pas avec toi.
—Doutes-tu de mon amour? m'écriai-je, en voyant, sous ses paroles, poindre une espérance.
—Non, dit-elle, je te crois pincé pour moi et de la belle manière… Ce n'est pas ce motif qui me ferait refuser.
—Quoi donc alors?
—Ce qui s'est passé l'autre jour, quand je t'ai invité à prendre la porte… Que, demain, je consente à partager ta misère, cela ira bien pendant quelque temps… mettons deux ans… puis ton amour se refroidira. Tu sais? tout casse, passe ou lasse… Alors, tu te rappelleras l'affront reçu et, en te redressant sur tes ergots des Biéleuze, tu me rendras ma politesse. Et qui aura le nez cassé, si ce n'est Suzanne, laquelle aura bêtement donné gratis deux de ses plus belles années? Voilà pourquoi, vicomte, je ne te suivrai pas dans ta chaumière.
Puis, en s'écriant:
—Ah! si j'étais certaine de ne jamais être quittée, peut-être hésiterais-je à dire non, lança-t-elle.
Je voulus me confondre en serments; elle me coupa la parole.
—Oui, oui, continua-t-elle moqueusement, je sais la chanson que tu veux me chanter. Tu vas m'offrir ta vie, ta tête, ton sang, un tas de choses dont une femme n'a que faire et que les hommes ne sont pas chiches de proposer pour affirmer leur dévouement… Avec ça que j'y crois au dévouement des hommes!
—Mets le mien à l'épreuve! m'écriai-je en tombant à ses genoux.
Tout en me repoussant, elle poursuivit:
—«Prends ma tête! Veux-tu ma tête!» vous geignent les hommes. Le jour où vous répondez: «Garde ta tête qui fait vivre les chapeliers et les coiffeurs, et puisque tu tiens à me prouver la sincérité de ton amour, fais ceci ou cela,» alors ils beuglent: «Jamais! ce serait une infamie!»
Sur ces derniers mots, elle secoua la tête en disant d'une voix devenue grave:
—Ils sont rares les hommes qui, sur un mot de leur maîtresse, tuent ou volent… Je comprends qu'on aime celui qui, pour vous plaire, n'a pas reculé devant un crime.
—Suzanne, je t'en supplie, rends-moi ton amour, balbutiai-je, toujours à ses genoux.
—Tiens! fit-elle brusquement, puisque tu me demandes une épreuve, ce que nous avons dit hier me donne une idée.
Elle fit une pause, puis me dit:
—Pour moi, triche au jeu.
D'un bond je fus sur pied.
Avant que je pusse parler, elle éclata de rire en s'écriant:
—Oh! je te prie, évite-moi le «Jamais! ce serait une infamie!» Hein! tu vois, je t'y ai pris!… Tu es comme les autres.
Sur ce, elle se leva et marcha vers sa glace et, tout en rajustant quelques boucles de sa coiffure, elle ajouta d'un ton sec:
—Assez plaisanté. Comme je te l'ai dit, vicomte, va-t'en offrir à une autre ta chaumière et ton coeur.
«Assez plaisanté», avait-elle dit. Donc sa proposition n'était pas sérieuse. Je vins doucement derrière elle et, en lui prenant la taille, je répétai de ma voix la plus suppliante:
—Suzanne, rends-moi ton amour.
Elle retourna la tête sur son épaule. En plongeant dans mes yeux un regard brûlant qui me fit frissonner, elle étendit les doigts vers une coupe de la cheminée et y prit quelque chose qu'elle me mit dans la main en disant:
—Alors gagne-le.
C'étaient des dés pipés!!!
En sentant les dés, j'étais demeuré anéanti par une surprise douloureusement désespérée.
Suzanne aussitôt me fit face. Elle serra ma main dans la sienne pour empêcher mes doigts de lâcher prise et me dit d'une voix impérieuse:
—Je veux que tu me sacrifies ton honneur, vicomte. Je croirai seulement que tu m'aimes quand une ignominie t'aura fait descendre à mon niveau.
Après avoir un peu attendu une réponse que ma langue paralysée ne pouvait faire, elle m'ouvrit la main, y prit les dés et les rejeta dans la coupe en ricanant:
—Alors n'aille au bois l'imbécile qui a peur des feuilles.
Immédiatement, d'un ton impitoyable et en me montrant la porte:
—Sors d'ici, vicomte, ajouta-t-elle.
Je m'en allai à demi fou de douleur.
Je tins deux jours mon serment de ne plus retourner chez ce démon; mais il me fallut céder à mon indigne passion.
En me voyant reparaître, avant que j'eusse dit un mot, elle tendit la main vers la coupe de la cheminée où étaient les dés et redit:
—Je veux le sacrifice de ton honneur.
Puis, à mon signe de tête négatif, elle ajouta:
—Débarrasse-moi de ta présence.
Trois jours de suite je revins et trois fois elle répéta geste et phrase.
Le quatrième jour, j'étais vaincu. Pâle et chancelant comme le condamné allant au supplice, je marchai vers la coupe et j'y pris les dés.
* * * * *
—Je ne comprends plus rien à votre histoire du vicomte, mon cher lieutenant, interrompit Meuzelin étonné.
Vasseur arrêta son récit.
—Oui, reprit le policier, puisque le pauvre Biéleuze trichait à Frascati pour obéir à Suzanne, pourquoi la bougresse l'a-t-elle dénoncé en pleine salle de jeu?
—Vous allez le savoir, promit le lieutenant.
—Continuez donc.
Quelqu'un qui ne s'intéressait guère à l'histoire, c'était le
Beau-François dans sa cachette.
—Est-ce qu'il va en conter pendant huit jours, ce bavard exécrable? pensait-il en étouffant un bâillement.
Car, avant cette nuit blanche, la journée avait été rude pour le colosse, qui sentait venir le sommeil.
* * * * *
Vasseur reprit:
Pendant que M. de Biéleuze parlait, plusieurs fois j'avais examiné Suzanne. Assise sur le sopha où l'avait clouée la menace du vicomte de lui faire sauter le crâne à sa première interruption, elle écoutait, vraiment belle et provocante dans sa toilette de nuit. Mais le charme était rompu pour moi, dont le dégoût et l'horreur avaient glacé les sens.
Après avoir essuyé avec son mouchoir la sueur glacée qui lui perlait au front, le vicomte de Biéleuze continua:
—Avoir pris les dés, c'était accepter le marché. Six jours de suite j'allai à Frascati m'attabler au creps; mais toujours, au moment de substituer, dans le cornet, les faux dés aux vrais, le courage me manqua. Impatientée par mes hésitations, Suzanne, hier, me donna la nuit prochaine pour dernier délai, en ajoutant qu'elle viendrait à Frascati au bras de celui à qui elle offrirait ce que je n'aurais pas su gagner.
Elle tint parole. J'étais ce soir à Frascati quand le son de sa voix me fit retourner. C'était elle, s'appuyant à votre bras, vous souriant de la bouche, des yeux, du doux son de sa voix caressante. Vous étiez le rival qui aurait ces baisers que je refusais de conquérir au prix de mon déshonneur.
Encore une fois, Vasseur fut interrompu par un petit rire du policier.
—Eh! eh! fit Meuzelin, vous avez joué le rôle de l'appât qui fait mordre le goujon à l'hameçon.
—Oui, car le vicomte, ignorant que je fusse un cavalier de rencontre que, sans le connaître, sa maîtresse venait d'aborder à son arrivée, vit en moi un soupirant de longue date. La jalousie étouffa la dernière résistance de son honneur. Il alla aussitôt prendre un masque et vint s'asseoir au creps. Vous savez le reste.
—Non pas, non pas, dit vivement Meuzelin, je l'ignore ce reste, surtout en deux points qui m'intriguent. Premier point, qui se rapporte à ma demande de tout à l'heure et que je vous répète: Puisque le vicomte trichait à Frascati pour obéir à Suzanne, pourquoi l'a-t-elle fait pincer avec les dés pipés en main? Pourquoi encore, au moment même où Suzanne, dans vos bras, allait vous appartenir, le vicomte est-il si soudainement apparu dans la chambre à coucher?
—Parce que Suzanne ne m'avait dit: «Je suis à toi» qu'après avoir entendu le pas de Biéleuze qui approchait.
Meuzelin perdit patience.
—Je n'en sortirai jamais, dit-il, si chacun de mes pourquoi en appelle un autre. Je continue mes questions. Comment se fait-il que le vicomte, à l'heure où l'on est enfermé chez soi, surtout à deux, ait pu venir vous surprendre?
—Parce que, comme il me l'avait dit, il avait trouvé toutes portes ouvertes. Parce que Suzanne savait qu'il allait venir, attendu que quand nous sommes partis de Frascati, elle amoureusement pressée à mon bras, me faisant marcher à petits pas sous prétexte de respirer un peu l'air pur du matin avant de rentrer à son domicile, Suzanne était certaine que nous étions suivis par le vicomte qui avait dû guetter notre sortie de Frascati pour s'assurer si le reste de la nuit m'appartiendrait. Enfin parce que, à notre arrivée, quand sa vieille camériste, qui était dans le secret, lui avait demandé: «Est-ce fini?» et que Suzanne avait répondu: «Non, pas encore, mais bientôt…» deux phrases que j'avais si bêtement interprétées… cela voulait dire qu'une jalousie poignante allait amener le vicomte, auquel il fallait réserver la torture de voir la femme qu'il adorait s'abandonnant aux caresses d'un autre.—Et, effectivement, alors que j'étais enfermé dans la chambre à coucher, attendant qu'elle eût fait sa toilette de nuit, Suzanne avait donné à la vieille l'ordre de tout ouvrir; puis elle était venue me rejoindre, l'oreille tendue au bruit du pas de Biéleuze, qui lui indiquerait le moment de se jeter dans mes bras et de s'y faire surprendre par le malheureux, fou d'amour.
Cela dit, Vasseur demanda au policier.
—Tous mes «parce que» vous ont-ils enfin satisfait, mon cher ami?
—Oui et non, fit Meuzelin; car il me reste toujours à connaître le motif qui poussait Suzanne à perdre et à faire souffrir le vicomte.
—La vengeance.
—Elle lui en voulait?
—Elle en voulait surtout au nom des Biéleuze, et sa haine remontait plus haut que le vicomte.
Meuzelin prit un air de supplication comique, en disant:
—Au lieu de me tourner et retourner sur le gril de la curiosité, je vous prie, achevez votre histoire.
Si le policier était avide de savoir le dénouement, il n'en était pas de même du Beau-François qui, maintenant, n'écoutait plus. Le bandit n'avait plus qu'un grave souci: celui de combattre le sommeil qui lui arrivait impérieux. Il sentait la nécessité de marcher. Mais le pouvait-il? À redescendre dans le souterrain, il allait infailliblement se perdre encore dans les détours obscurs. Mieux valait ne pas s'éloigner de cette porte qui lui offrait la chance de s'évader du traquenard où il était pris.
—Tonnerre! Est-ce que je vais m'endormir? Ce n'est pas le moment, se disait-il.
* * * * *
Le Lieutenant s'était remis à conter.
—À mesure que M. de Biéleuze m'avait détaillé ses souffrances, la physionomie de Suzanne avait changé. La peur, que lui avait donnée la menace du vicomte de lui brûler la cervelle, s'était peu à peu dissipée. Une lueur de joie sinistre brillait dans le regard qu'elle attachait sur sa victime et sur ses lèvres apparaissait un sourire de cruauté satisfaite.
Ce sourire fut surpris par le jeune homme qui marcha vers elle.
—Depuis deux années que tu t'es livrée à moi, dit-il d'une voix fébrile, quel but poursuivais-tu donc, créature maudite, en me donnant cette fatale passion qui a fait de moi un voleur au jeu? Quand j'obéissais à ton ordre, quand je te faisais le sacrifice de mon honneur que tu avais exigé, quel infernal motif t'a poussée à rendre ma honte publique?
Suzanne, à cette question, se redressa lentement et, d'une voix dont je n'oublierai jamais l'intonation féroce:
—Je voulais voir le nom des Biéleuze tomber dans la boue, répondit-elle.
La surprise du vicomte le rendit muet. La courtisane put poursuivre:
—Oui, j'avais à me venger… non de toi, qui ne m'as jamais rien fait… mais d'un autre que sa mort m'a empêché d'atteindre. Je m'en suis prise au fils à défaut du père… de ton père, lui si fier de son nom, qu'il en couvrait toutes ses infamies.
Elle éclata d'un rire strident qui vibrait de haine et s'écria:
—Que n'est-il là, ton père, pour ramasser son nom dans le ruisseau où je l'ai fait tomber!
Sa voix se fit âpre et mordante pour continuer.
—Il se croyait tout permis, ce très haut seigneur de Biéleuze. Pour lui, tout était jeu, quand il s'en prenait aux manants qui devaient s'estimer fort honorés qu'il eût daigné violer leur fille, une innocente enfant qu'il avait attirée en un guet-apens. Et quand sa victime vint lui demander de réparer son crime, il se redressa de toute la hauteur de son nom de Biéleuze, en riant de la naïveté de celle qui lui demandait ce nom. Et cette prétention de la jeune fille déshonorée le mit en si belle humeur qu'il ouvrit la porte de l'antichambre, où se tenaient ses laquais, et qu'il poussa vers eux la malheureuse en leur criant: «Tenez! amusez-vous!»
—Tu mens! Jamais mon père n'a pu commettre cette infamie! cria le vicomte.
À ce démenti, Suzanne le regarda dans les yeux et répondit:
—Cette fille, dont M. de Biéleuze avait bien voulu s'amuser un instant, était ma mère.
Après cet aveu, Suzanne continua d'un ton farouche:
—À ce nom de Biéleuze, que ton père trouvait si grand, si illustre, qu'il refusait de l'avilir en le donnant à celle qu'il avait perdue, moi j'avais juré une haine implacable. Je le voulais descendu si bas qu'il fût devenu un terme de mépris. Mon arme de combat était ma beauté. À défaut de ton père, c'est toi qui es venu t'offrir. Tu portais ce nombre abhorré. Pendant deux longues années, je me suis efforcée à te sourire, à t'enlacer dans mille liens, à te verser dans les veines cette passion qui t'a fait mon esclave, a éteint ta volonté et endormi ton honneur. Puis enfin le jour de mon triomphe est arrivé. Aujourd'hui, le beau nom des Biéleuze ne sert plus qu'à désigner un voleur!
Quand elle lança ces derniers mots, Suzanne était d'une splendide beauté, mais d'une beauté qui épouvante: la beauté fatale, qui porte malheur.
J'aurais cru que tout amour avait disparu du coeur de M. de Biéleuze après cette confession. Il n'en était rien; car, se rattachant encore à une dernière espérance, il demanda d'une voix douce:
—Suzanne, veux-tu le porter, ce nom de Biéleuze refusé jadis à ta mère?
En descendant à ce dernier degré d'avilissement, l'insensé avait compté sans la haine implacable de la courtisane, qui s'écria avec une intonation de mépris:
—Le nom des Biéleuze, mais la dernière des mendiantes le refuserait à cette heure!
Le vicomte chancela sous cette insulte suprême; mais il ne souffla mot. Il marcha vers la porte pour s'en aller. Seulement, avant d'en franchir le seuil, il se retourna et, d'un long regard désolé, il contempla une dernière fois cette chambre à coucher où il avait, deux années durant, vécu si heureux.
J'étais ému au plus profond de mes entrailles. Moi, militaire, auquel il avait fait une insulte si grave, je ne me sentais pour lui que pitié et pardon. Je n'y pus résister. Au moment où il allait sortir, je lui tendis la main en disant:
—Monsieur le vicomte, tenez comme sans but la visite que vous fera ce matin mon témoin, le marquis de Coméran.
Un sourire de tristesse parut sur ses lèvres, et il prononça à mi-voix, semblant se parler:
—C'est vrai, j'avais aussi ce moyen d'en finir!
Et tout en serrant ma main dans la sienne, moite d'une sueur glacée, il me dit:
—Merci, monsieur, pour votre pardon généreux.
Puis, sans un mot, sans un regard pour celle qui l'avait perdu, il quitta la chambre.
Suzanne et moi nous restâmes en présence, muets tous deux, écoutant le bruit du pas lent du vicomte qui traversait l'appartement.
Il ne s'entendait déjà plus que nous n'avions pas encore retrouvé la parole. Mes yeux étaient tournés vers Suzanne, mais je ne la voyais pas. À mon regard apparaissait toujours ce jeune homme qui venait de me quitter.
Tout à coup, une détonation retentit dans la rue, au pied de la maison.
Je courus à la fenêtre.
M. de Biéleuze venait de se tirer un coup de pistolet sous les croisées de la courtisane.
Saisi d'horreur, je me retournai vers Suzanne, qui avait dû comprendre la catastrophe, m'attendant à trouver sur son visage quelque marque de remords et de commisération.
Jugez de ma surprise inouïe.
Elle venait de retirer son peignoir. Sous sa chemise de linon transparent, elle se montrait à moi dans sa splendide nudité de la plus belle des statues.
Elle me sourit et, en m'ouvrant ses bras elle me dit, d'une voix chaude des plus luxurieuses promesses:
—Toi, je t'aime. Viens!
À la vue de cette fille sans coeur qui, pour ainsi dire, s'offrait à moi sur le cadavre de son amant, je sentis mon coeur déborder d'un insurmontable dégoût. Pour qu'elle comprît bien le sentiment qu'elle m'inspirait, je bondis vers elle, et comme elle tendait son visage à mes baisers, je lui rendis l'insulte que j'avais reçue du vicomte.
Je lui crachai à la face.
Puis je m'enfuis plein d'horreur pour cette épouvantable créature.
Quand j'arrivai dans la rue, des passants ramassaient le vicomte. La blessure était mortelle, mais elle n'avait pas tué le jeune homme sur le coup. Il lui restait encore quelques heures à vivre et il avait gardé sa connaissance.
Il me reconnut quand je me penchai sur lui.
—Là, chez moi, au numéro 6, dans la rue, me souffla-t-il péniblement.
Nous le transportâmes à son domicile, dont la porte nous fut ouverte par un domestique à la mine rusée et de très petite taille.
Au moment où nous retendions sur son lit, le blessé aperçut son domestique qui s'empressait à nous aider.
—Il va falloir te chercher un autre maître, mon brave Croutot, lui dit-il avec un sourire de mourant.
À ce nom de Croutot prononcé par le lieutenant, Meuzelin tressauta de surprise.
—Croutot! Croutot! répéta-t-il vivement, et vous dites que cet homme était de petite taille?
—Un vrai nabot.
—Eh! eh! ricana le policier en se frottant les mains, votre Croutot doit être le mien… Comme ça se trouve!
En voyant Vasseur qui attendait une explication, il se hâta de dire:
—Continuez, cher ami, continuez. Tout vient à point. Moi aussi j'aurai mon histoire à vous conter.
Et il se renversa sur son fauteuil en répétant:
—Continuez, continuez.
Soudainement, il se redressa, la face étonnée, l'oreille tendue.
—Avez-vous entendu? demanda-t-il.
—Qui donc?
—Je ne sais quel bruit sourd… Comme un ronflement.
—Sans doute un de mes soldats, Fichet ou Lambert, qui dort dans le vestibule, avança le lieutenant.
—Tiens! c'est vrai! je les avais oubliés, vos deux braves, dit le policier.
Et, s'en tenant à cette explication, il reprit sa pose allongée sur le fauteuil en redisant: Continuez.
Vasseur poursuivit:
—Dès qu'il était sorti de Frascati, le vicomte avait résolu son suicide, et il était rentré directement chez lui. Là, il avait écrit les quelques lettres d'adieu ou d'affaires que je voyais posées sur une petite table de la chambre à coucher.
Au moment de se tuer, il avait voulu revoir encore une dernière fois celle qui l'avait conduit au suicide, et il était reparti pour aller guetter, à la porte de Frascati, la sortie de Suzanne. En la voyant rentrer chez elle à mon bras, la jalousie avait poussé le fou à pénétrer chez la courtisane d'où je le rapportais mourant.
—Croutot, laisse-nous, commanda-t-il à son domestique.
Le valet obéit, mais avec une visible hésitation que j'attribuai à son chagrin de ne pouvoir rester pour prodiguer ses soins au blessé.
Pour adoucir la peine que, comme moi, il supposait causer par cet ordre à son valet, M. de Biéleuze lui dit quand il s'éloignait:
—J'ai pensé à toi, Croutot.
À cette affirmation d'une générosité posthume, le petit homme jeta involontairement un regard sur la table où étaient placés des lettres, puis il se cacha la tête dans ses mains pour pleurer et, après un sourd sanglot, il quitta la chambre.
—Oui, j'ai pensé à lui… et à d'autres, que cette femme m'a fait trop longtemps oublier, prononça-t-il d'une voix triste en tournant les yeux vers les lettres.
Et de ses lèvres que sa mort prochaine blêmissait déjà, j'entendis sortir ces deux mots:
—Pauvre Julie!
Puis revenant à moi, il reprit:
—Vous êtes bon, monsieur. À cette heure, je me rends compte du sentiment qui, au creps, lorsque j'étais sous le coup du mépris général, vous a fait retirer votre masque. Vous avez voulu me montrer un visage ami.
Peu à peu, sa voix s'était affaiblie et lui était devenue difficile, saccadée qu'elle était par les premiers hoquets de l'agonie.
Il rassembla ses forces pour continuer:
—C'est donc à votre bonté que je m'adresse pour vous prier d'être en quelque sorte mon exécuteur testamentaire, en faisant parvenir en mains propres ces lettres que vous voyez.
Il s'arrêta. Le sang l'étouffait; il attendit un peu pour reprendre son souffle, puis, bien faiblement, il ajouta:
—Je vous recommande surtout la lettre que je laisse pour Julie…
Il allait prononcer le nom de famille, quand la porte fut ouverte par Croutot qui amenait le médecin qu'à tout hasard on avait été chercher dans le voisinage.
Distrait par cette apparition du docteur, je fus tout à l'arrêt qu'il allait prononcer. Croutot, à quelques pas derrière moi, était resté pour l'entendre.
—Dans cinq minutes il sera mort, me souffla le médecin.
L'agonie était commencée quand, tout à coup, le vicomte ouvrit ses yeux grands qu'il fixa sur moi. Il me sembla qu'il demandait à me faire une recommandation dernière et je me penchai sur sa couche.
À peine perceptible, sa voix prononça:
—Surtout la lettre à Julie…
Je ne devais pas apprendre de lui ce nom de famille, car le vicomte se raidit en une dernière convulsion.
—C'est fini annonça le docteur qui repartit aussitôt, reconduit par
Croutot.
Resté seul, je ramassai les lettres dont je me mis à lire les suscriptions avant de les renfermer dans mon portefeuille, voulant mettre à part celle adressée à cette Julie dont j'allais apprendre le nom de la famille.
Il n'en était aucune au nom de Julie!!!
Peut-être cette lettre était-elle tombée à terre. Je regardai sous la table et sous les meubles voisins. Rien! Je soulevai des papiers et des livres placés sur la table dans l'espoir qu'ils recouvriraient la lettre adressée à Julie l'inconnue. Toujours rien! Le vicomte m'avait si fort recommandé cette missive que la pensée me vint qu'il avait pu la distraire des autres. Je fouillai sous l'oreiller du mort. Pas de lettre!
J'achevais ma recherche quand le bruit de la porte qui s'ouvrait me fit lever les yeux dans cette direction. C'était le domestique Croutot qui venait de reconduire le docteur.
Était-ce la préoccupation de cette lettre disparue qui me tenait par trop, mais il me sembla que le premier regard de l'avorton, en entrant, était tombé sur la table, où tout à l'heure étaient les lettres, actuellement dans mon portefeuille.
Ce regard, pourtant, n'eut que la durée de l'éclair. Il se dirigea aussitôt sur le cadavre du vicomte. Je vis alors des larmes briller dans les yeux du valet qui gémit d'un ton désolé:
—Mon pauvre maître!
Éclatant en sanglots, il vint au lit, et, pieusement, prit le soin, que j'avais omis, de fermer les yeux du défunt.
Malgré cette affection profonde témoignée par le nabot, le soupçon me vint que c'était lui qui, peut-être, avait fait disparaître la lettre de Julie. La crainte, en me trompant, de froisser le dévouement de celui que M. de Biéleuze m'avait paru estimer comme un fidèle serviteur, me fit prendre un biais pour arriver à mon but.
—Il faudrait, pour l'enterrement, prévenir la famille, dis-je au domestique.
—La famille? répéta-t-il. Était-ce qu'une indigne liaison faisait négliger sa famille à M. le vicomte? ou était-ce que sa famille le repoussait à cause de cette même liaison? Je l'ignore. Mais le fait est que, depuis bientôt deux ans que je suis entré à son service, je n'ai jamais vu entrer ici quelqu'un se disant de sa famille.
—D'où était le vicomte?
—Des environs de Beaupréau, en Loire. Toutes ses terres, qu'il a vendues à la file, confinaient au domaine d'un de ses oncles, le marquis de Brivière, parti en émigration.
—La succession de cet oncle ne pouvait-elle pas lui revenir un jour?
—Non, car le marquis de Brivière avait une fille. Il n'y a pas même longtemps que j'ai entendu dire à mon défunt maître que cette fille, sa cousine, s'était mariée à l'étranger, où elle a épousé un émigré, le comte de Méralec.
Et Croutot se résuma en disant:
—Bref, je le répète, je n'ai jamais vu venir ici un parent de M. le vicomte. Jamais personne n'est arrivé de Beaupréau pour lui rendre visite.
Il se ravisa vivement pour s'écrier:
—Ah! si, si, je me trompe. Il s'est présenté quelqu'un… mais ce quelqu'un n'était nullement de sa famille… C'était un pays, tanneur à Beaupréau, qui avait fait le voyage pour venir consulter un médecin célèbre de Paris au sujet d'une bien extraordinaire maladie dont il souffrait… Figurez-vous que ce Pitard, c'est son nom, était affligé d'une faim d'ogre que rien ne pouvait rassasier. Tout le temps qu'il a passé à Paris, il s'est assis à la table de mon maître qui riait comme un fou de le voir dévorer.
L'idée me vint de rattacher Julie l'inconnue à l'existence de ce vorace
Pitard.
—Est-ce qu'il n'était pas venu à Paris avec sa fille? demandai-je.
—Une fille? fit Croutot surpris, quelle fille?
—N'avait-il pas une fille nommée Julie?
—Pas le moins du monde, attendu qu'il était célibataire.
Je regardai l'avorton bien en face pour étudier son visage et je lui demandai:
—Fille de Pitard ou non, tu n'as jamais vu entrer chez ton maître une femme portant le prénom de Julie?
—Jamais! affirma Croutot dont la figure exprima l'ignorance la plus sincère.
Il confirma son dire en continuant d'un ton désolé:
—Mon pauvre maître, malheureusement pour lui, était trop accaparé par certaine gourgandine pour penser à recevoir une autre femme.
En somme, je ne pouvais insister. Ce qui concernait cette Julie était le secret du vicomte, secret qu'il avait malheureusement emporté dans la tombe, et, à en vouloir trop parler, je risquais de donner l'éveil au valet.
—Va déclarer le décès à la section, commandai-je au nabot, qui partit sans hésitation.
Pendant son absence, je fouillai meubles et armoires, non pour retrouver la lettre disparue, mais avec l'espérance de découvrir dans les papiers du mort quelque note qui me renseignât sur cette mystérieuse Julie.
Ils n'étaient pas nombreux, les papiers de l'infortuné Biéleuze. Des actes de procureur attestant la vente successive de toutes les propriétés dont le prix avait été jeté aux caprices de Suzanne; une trentaine de lettres de cette fille; puis quelques papiers de famille.
Comme je feuilletais ces derniers, un carré de papier détaché m'apparut au milieu d'une liasse de titres et, en haut de ce papier, je lus, écrit en grosses lettres, le nom de Julie.
Mais, hélas! ma trouvaille ne pouvait m'être d'aucune utilité, car elle s'offrait à moi comme une énigme indéchiffrable. Au-dessous du nom, se voyait une série de traits se bifurquant en zigzags, s'entremêlant et, de droite et de gauche, divisés en branchements, au bout desquels se montraient de petits carrés. De ces carrés, il en était un pointé d'une croix. À coup sûr, c'était un plan; mais, pour s'en servir, il fallait d'abord connaître sa raison d'être.
À tout hasard, je glissai ce papier dans mon portefeuille.
Une heure après, avec Croutot, qui fondait en larmes, je suivis les porteurs qui, le brancard sur l'épaule, emportaient le corps du vicomte au cimetière.
Après un court silence, Vasseur reprit:
Le soir, la curiosité de revoir l'endroit où avait commencé le drame me ramena à Frascati. La première femme que j'y rencontrai fut Suzanne, qui devait guetter mon arrivée. Elle vint à moi, plus splendidement belle que jamais, et, d'une voix émue:
—Je t'aime, me dit-elle, veux-tu de moi?
—Non, je te méprise.
Elle pâlit à cette réponse et, certaine de sa condamnation, elle partit d'un pas chancelant. Par quel étrange retour du sort, cette femme qui exécrait le vicomte fou d'elle, s'était-elle éprise de moi qui n'éprouvais, à sa vue, qu'un dégoût profond?
Trois jours après, je quittai Paris.
—Et vous n'avez jamais pu découvrir ce qu'était Julie? demanda
Meuzelin.
—Jamais! mais j'ai toujours gardé cette espèce de plan qui porte son nom.
Et en secouant la tête, Vasseur ajouta:
—J'ai toujours eu le doute que Croutot avait volé la lettre pendant que j'étais distrait par le docteur qu'il avait amené près du mourant.
Meuzelin eut un sourire en répliquant:
—Votre doute peut, sans crainte, se transformer en certitude, car c'était bien le nabot qui avait fait le vol. C'est un rude gredin que ce Croutot! Je vous ai dit que je sais son histoire… Écoutez-moi, je vais vous la conter.