Le saucisson à pattes II: Le plan de Cardeuc
Mais au lieu de conter, le policier se leva vite et sans bruit et souffla au lieutenant:
—Cette fois, j'en suis certain, c'est bien un ronflement que j'entends… et il ne vient pas du vestibule où sont Lambert et Fichet… Tenez, c'est de là!
Ce disant, Meuzelin indiquait une paroi de la chambre.
Les deux hommes gardèrent le silence.
Alors se fit entendre une sorte de roulement à intermittences de calme, sur la nature duquel il était impossible de se tromper. C'était bel et bien un ronflement. Sur la pointe du pied, Meuzelin avait gagné la paroi de la chambre d'où, selon lui, partait le bruit, et il y avait appliqué l'oreille.
Il fit signe à Vasseur de venir bien doucement le rejoindre, et quand il l'eut tout proche, il lui souffla:
—À n'en pas douter, c'est là que se trouve la porte par laquelle notre
Suzanne nous a brûlé la politesse.
—Alors cette porte ouvre sur une cachette sans issue, puisque la fausse comtesse s'y est endormie, avança le lieutenant.
—Oh! fit le policier en souriant, en ce cas, elle aurait de rudes poumons, la gaillarde… Non, c'est un homme et là est le point mystérieux de la chose. Comment se fait-il qu'au lieu d'une femme, ce soit un homme qui se trouve, à cette heure, de l'autre côté de la porte?
Sans doute Meuzelin pensait-il que le meilleur moyen d'avoir la solution de ce problème était de s'adresser au ronfleur lui-même, car il souffla au lieutenant:
—Allez-donc appeler Fichet et Lambert pendant que je vais chercher le secret qui ouvre cette porte.
Quand Vasseur pénétra dans le vestibule où se tenaient ses soldats, Fichet, mécontent de cette longue veillée, exprimait nettement à Lambert sa façon de penser sur les nuits blanches.
—Qu'une nuit sans sommeil, quand on n'a pas la compagnie du sexe enchanteur, elle peut se comparutionner avec un mât de cocagne quant à sa longueur.
Sur un geste de Vasseur qui leur recommandait le silence, les deux soldats suivirent leur chef.
Meuzelin s'était éloigné de la cloison pour pouvoir causer avec les arrivants, qu'il attendait à l'autre bout de la chambre.
Le ronflement grondait toujours, sourd et continu.
À ce bruit, qui se faisait entendre dans une chambre où il ne voyait que Meuzelin parfaitement éveillé, Fichet, qui tombait de sommeil, fut pris d'un soupçon:
—Que serait-ce moi qui ronflerait sans en avoir la doutance? se demanda-t-il.
Cependant Meuzelin disait à l'oreille du lieutenant:
—J'ai découvert le mécanisme. Simple comme bonjour. À appuyer du pied sur une feuille du parquet. Dites à vos hommes de détacher les embrasses des rideaux. Faute de mieux, notre ronfleur nous pardonnera de l'avoir garrotté avec des tresses en soie. À la guerre comme à la guerre.
Cela débité en souriant, il retourna à la cloison, tout prêt à faire jouer le ressort sous son pied dès que Fichet et Lambert seraient en mesure d'attacher le ronfleur, à qui on préparait ce réveil désagréable.
En un clin d'oeil, les embrasses furent aux mains des gendarmes qui, avec Vasseur, se rapprochèrent du policier.
—Attention! sembla commander Meuzelin du regard.
Quand, d'un signe de tête chacun eut répondu à cette invite muette, il leva le pied pour le poser sur le ressort.
Le Beau-François, juste à cette minute, faisait un bien agréable rêve. Grâce aux quatre cent mille francs arrachés à Cardeuc, il se voyait, par avance, dans la maisonnette rêvée. Pendant qu'on guillotinait ses complices, lui, bien tranquille, n'avait d'autre souci que de rentrer ses foins. Quelle existence heureuse! Bonne table! bon vin! Adoré de sa ménagère qui l'engraissait, le dorlotait, le peignait, l'habillait! Pour un rien, elle lui sautait au cou et lui faisait un collier de ses deux bras en lui murmurant: Je t'aime!
En ce moment même de son rêve, le Beau-François sentait sa femme pendue à son cou et elle le serrait si fort tendrement, que cet excès de tendresse, qui menaçait de l'étrangler, réveilla l'heureux époux en sursaut.
Ce réveil fut loin de continuer son rêve.
Il avait bien le cou serré, mais, au lieu que ce fût par les bras blancs et potelés d'une épouse aimante, c'était par une main sèche et vigoureuse.
Et, à la place des mots: «Je t'aime!» il entendit une voix peu caressante qui accentuait sur le ton de la menace:
—Tu es mort si tu résistes!
Résister! Le pouvait-il quand il avait déjà les mains liées par des cordes qu'on achevait de nouer sur ses poignets?
Quand le garrottage fut achevé et parachevé, le policier lâcha le cou du colosse, dont la gorge desserrée laissa passer un juron énergique.
Soulevé par les pieds et les bras, il fut tiré de sa cachette obscure et apporté au milieu de la chambre.
Le jour était venu, pas encore bien clair, mais suffisant pour qu'on pût se reconnaître.
—Eh! c'est ce très cher ami le Beau-François! s'écria Meuzelin goguenard.
Le gredin n'était pas de ces imbéciles qui perdent imprudemment leur salive à pousser dans le premier moment de surprise des exclamations compromettantes. C'était un garçon qui savait que si la parole est d'argent le silence est d'or. Mais s'il était résolu à ne pas desserrer les dents, il se rattrapait sur les réflexions intimes.
—Où ai-je donc vu cet éléphant? se demanda-t-il en regardant Meuzelin.
Le policier lui rafraîchit la mémoire en continuant:
—S'est-on toujours bien porté, Beau-François, depuis certain soir où tu as administré un si vigoureux coup de couteau dans mon dos, qui, par bonheur, était cuirassé, lorsque je gagnais ma barque avec des avirons sur l'épaule?
—Tiens! c'est le Saucisson-à-Pattes! se dit le colosse en se rappelant celui qu'il ne connaissait que comme aubergiste de la Biche-Blanche.
Et dédaignant de répondre à pareil idiot, il détourna son regard pour le reporter sur les voisins du gros homme, qui étaient Lambert et Fichet.
—Deux aides et rien de plus! pensa-t-il après un court examen des soldats qui se tenaient plus raides que des piquets.
Mais il en fut tout autrement lorsque ses yeux virent le quatrième compagnon. Celui-là était de ses connaissances et, même, de ses si pires connaissances qu'à sa seule vue il eut une sueur froide.
—Le cogne Vasseur! Je suis perdu! pensa-t-il en frissonnant au souvenir de sa belle bande d'Orgères conduite à la guillotine ou au bagne par le redoutable lieutenant.
Ce dernier, du reste, ne mit pas de mitaines pour entamer de nouvelles relations avec lui, car, tout brutalement, il articula:
—Dans une heure, le Beau-François, je vais t'expédier, sous bonne escorte à Chartres, où t'attend le bourreau à qui manquait ta tête quand il a exécuté tes complices.
Le goût des voyages—et celui-là particulièrement—avait passé au géant. S'il était une ville qu'il ne tenait pas à revoir, c'était Chartres, surtout avec sa grande place ornée de certaine plate-forme qu'on aurait dressée à son intention.
Aussitôt la langue lui démangea.
Lui qui ne voulait pas d'abord souffler mot, comprit la nécessité urgente de déserrer les dents et, ma foi! il les desserra pour laisser passer cette phrase qui ressemblait fort à un marché proposé:
—Si je vous faisais connaître quel est le gueux qu'on cherche et qui se cache sous le sobriquet de Coupe-et-Tranche?
Mais il lui fallut s'avouer qu'il ne s'était pas levé assez matin, en entendant Meuzelin s'écrier:
—Coupe-et-Tranche, le métayer Cardeuc, autrement dit le Marcassin…
C'est bien celui-là que tu nous proposes de nous faire connaître?…
Trop tard, mon garçon. Tu nous offres une souris quand elle est déjà
dans la souricière.
De quoi donc se mêlait ce stupide Saucisson-à-Pattes? Était-ce là chose du ressort d'un aubergiste. Et le Beau-François s'en étonnait quand il entendit le lieutenant reprendre:
—Oui, trop tard, Beau-François, comme vient de te le dire le citoyen
Meuzelin.
Ce nom entra comme un fer rouge dans l'oreille du colosse. S'il ne connaissait pas le personnage, il n'ignorait pas le nom qui, depuis un mois, se répétait avec terreur parmi les Chauffeurs, comme étant porté par un de leurs ennemis les plus redoutables.
—Vasseur et Meuzelin, se dit-il avec effroi! je puis d'avance me regarder comme guillotiné.
Et sa sueur froide et son frissonnement le reprirent de plus belle.
Chez le policier, il était de principe qu'un criminel pris d'épouvante doit se laisser mariner dans sa peur. Il abandonna donc le bandit pour tirer Vasseur à l'écart et lui souffler:
—Il nous faut, avant de l'envoyer à Chartres, savoir pourquoi et comment il se trouvait derrière cette porte dérobée.
—Peut-être a-t-il aidé à la fuite de Suzanne qui l'aura laissé de planton pour apprendre ce qui suivrait sa fuite? avança le lieutenant.
—À creuser. À creuser, répéta le policier.
Ce disant, il guettait du coin de l'oeil la face effrayée du prisonnier.
—Oh! oh! fit-il, méfions-nous! Le scélérat vient de trouver une idée dont il se réjouit.
En effet, non pas une idée, mais un souvenir était venu brusquement au Beau-François et, en place de l'effroi qui la convulsait, il avait amené une sorte de contentement sur la figure du géant, qui se disait:
—Je suis sauvé!
Puis, tout haut, un peu fanfaron:
—Partons-nous pour Chartres? demanda-t-il.
Il y avait un tel accent de défi railleur dans le ton du Beau-François, paraissant si pressé d'être conduit à Chartres où, pourtant, il se savait attendu par le bourreau, que Meuzelin, flairant un dessous de cartes, demanda en affectant un air surpris:
—As-tu donc si grande hâte d'avoir la tête coupée, gros gourmand?
—Dame! fit le François d'un air résolu, puisqu'il faut que j'y passe, mieux vaut le plus tôt possible. L'attente de la guillotine n'est pas tellement agréable qu'on désire la prolonger.
—Vrai! appuya Meuzelin, il te tarde d'avoir sauté le pas?
—Autant en finir tout de suite, articula le colosse.
Le policier ne croyait pas un mot de tout cet empressement du bandit.
Bien évidemment, il tendait à un but qu'il fallait lui faire avouer.
Meuzelin eut l'air de céder à un bon mouvement, et il s'écria:
—Qu'il en soit donc comme tu le désires, mon Beau-François.
—Ah! je vais partir pour Chartres à l'instant, fit le colosse dont l'oeil trahit l'inquiétude de voir son voeu si bien et si vite exaucé.
—À quoi bon t'envoyer à Chartres? Puisque tu désires en avoir terminé promptement, pourquoi t'imposer la torture d'un lourd voyage? Un jugement bien en règle t'a condamné à mort. Que ce soit à Chartres ou ailleurs que tu passes de vie à trépas, qu'importe à la justice, pourvu qu'elle obtienne satisfaction… En conséquence, pour contenter ta hâte de payer ta dette, nous allons te descendre dans le parc où un peloton de hussards va te fusiller au pied du mur.
Et, en lui faisant la risette:
—Hein! continua-t-il, tu vois que nous sommes gentils et que nous tenons à te contenter. Dans cinq minutes, ton affaire sera bâclée.
S'adressant alors à Fichet et à Lambert:
—Allons! fit-il, du zèle, vous autres. Emportez-moi dans le parc ce gros garçon si impatient d'avoir quitté ce bas monde.
Les deux soldats ramassèrent le bandit sur le parquet et le remirent sur pied. Mais, dans cette position verticale, la figure du Beau-François avait beaucoup perdu de son expression de fermeté. Est-ce que vraiment on allait lui loger douze balles dans le torse? Il s'était plaint d'avoir à avaler une soupe refroidie et vlan! voilà que, pour lui être agréable, on la lui offrait trop brûlante. C'était donc le véritable moment, ou jamais, de démasquer ses batteries cachées. En conséquence, il poussa un soupir à décorner un boeuf.
—Est-ce que tu te regrettes déjà? demanda le policier d'un ton naïf.
Le colosse prit un air attendri et débita d'une voix émue:
—Ce n'est pas sur mon sort que je m'apitoie à cette heure.
—Alors sur le sort de qui donc?
Au lieu de répondre, le géant envoya un second soupir et, à mi-voix, mais de façon à être entendu, il murmura:
—Pauvre Gervaise!
Le gredin s'était rappelé à temps un incident du commencement de la nuit. Lorsqu'il était entré dans la serre en y apportant Gervaise qu'il avait été ramasser sous la fenêtre d'où elle s'était précipitée, n'avait-il pas entendu une voix de femme crier, de cette même fenêtre, à Vasseur:
—Cherche-la, ta Gervaise, ta bien-aimée, Vasseur maudit! et si tu la retrouves, c'est que les bandits n'en auront plus voulu pour leurs amours.
Donc, si Vasseur aimait Gervaise, la jeune fille était un atout dans le jeu du Beau-François, qui pouvait rétablir sa partie compromise. Voilà pourquoi, se sentant à toute extrémité, il venait de jeter le dit atout sur le tapis.
L'effet du nom fut instantané sur Vasseur qui, tout tressaillant d'émotion, s'écria:
—Gervaise! Tu as dit Gervaise?
—Oui, Gervaise, une pauvre jeune fille que, cette nuit, j'ai ramassée mourante au pied du château.
—C'était donc toi! Où l'as-tu transportée? Vit-elle encore? demanda
Vasseur haletant d'angoisse.
À la vue du trouble du lieutenant, une lueur de satisfaction éclaira l'oeil du Beau-François.
—L'animal sait qu'il nous tient et il va nous faire ses conditions. Sacrebleu! il était de bonne prise! Quel malheur d'être forcé de le lâcher, pensa Meuzelin qui avait surpris le regard du colosse.
—Réponds! réponds! répéta fébrilement Vasseur en secouant le
Beau-François qui, maintenant, jugeait utile de garder le silence.
Le brigand n'avait qu'une seule balle à jouer et il tenait à en tirer le meilleur parti possible pour que sa tête lui restât sur les épaules où il la trouvait cent fois mieux placée que dans le panier du bourreau.
Laissant Vasseur s'énerver dans son impatience douloureuse, il haussa les épaules en homme résolu et lâcha:
—Bast! à défaut de moi un autre prendra soin de la jeune fille.
Ensuite, s'adressant à Meuzelin:
—Conduisez-moi à votre peloton de hussards, demanda-t-il.
Et il fit deux pas pour marcher à la fusillade.
—Que ne puis-je te prendre au mot, grand misérable! pensa Meuzelin tout furieux d'avoir à lâcher sa proie pour que le lieutenant retrouvât sa Gervaise.
Vasseur s'était jeté au-devant du géant.
—Écoute, dit-il. Apprends-moi où se trouve Gervaise et je te rends la liberté.
Dire où était la jeune fille qu'il avait perdue dans le souterrain, le
Beau-François en était bien empêché; il répondit d'un ton railleur:
—Ah! ouiche! la liberté, ça se promet; mais une fois que j'aurai parlé, on m'ajoutera une corde de plus. Ce sera tout ce que j'y aurai gagné.
Le lieutenant mit dans sa voix tout son accent persuasif pour répliquer:
—Dès que tu auras parlé, tu seras libre, je t'en donne ma parole d'honneur!
—Oui, oui, gouailla le Chauffeur, libre de faire vingt pas, après lesquels on me poursuivra pour me remettre la main sur le poil.
—Et je m'engage à t'accorder quarante-huit heures pour te laisser prendre le large, ajouta Vasseur, croyant, par cette concession décider son homme.
Mais lui hocha la tête et d'un petit ton tout dégoûté:
—À quoi bon, la liberté? fit-il. À aller trembler dans un coin de la peur d'être repincé. À reprendre une vie coupable dont je suis las!
Le bon larron sur sa croix ne devait pas avoir l'air plus repentant que François en prononçant ces derniers mots. Il paraissait si bien avoir assez de sa vie criminelle, qu'on aurait pu se tromper au ton sincère avec lequel il ajouta:
—Oui, j'accepterais la liberté si, en plus de l'engagement de me laisser tranquille, on m'assurait les moyens d'aller me régénérer au loin, bien au loin.
Meuzelin crevait de rage dans sa peau en voyant le Beau-François imposer ses conditions au lieutenant. Mais il l'avait dit: le bandit les tenait! Aussi quand Vasseur le consulta d'un coup d'oeil qui le suppliait en faveur de Gervaise, il lui répondit par un regard qui disait: Exécutons-nous, mon pauvre amoureux.
Fort de cette approbation de l'ami qui lui sacrifiait son devoir, le lieutenant reprit:
—Je t'offre l'impunité et mille écus si tu veux dire où se trouve
Gervaise.
C'était là le grand hic pour le géant. Bien difficile lui était de dire où se trouvait la jeune fille. Il crut s'en tirer en reprenant:
—À ce prix-là, je veux bien consentir à vous ramener la gentille enfant.
—Eh! eh! fit vivement Meuzelin, ne confondons pas, mon bel homme. Il ne s'agit pas de nous ramener Gervaise. Nous ne t'en demandons pas tant. Indique-nous seulement l'endroit, et quand nous y aurons retrouvé la jeune fille, alors tu auras écus et liberté.
Le chenapan se redressa beau d'indignation en demandant d'une voix sèche:
—Vous n'avez donc pas confiance en moi?
—Pas pour un sou! articula tout nettement le policier.
Douter de lui! il n'avait plus qu'à se draper dans sa dignité blessée et à dire d'un ton froissé:
—Qu'on me conduise devant le peloton.
Et, bien persuadé que le lieutenant allait encore l'arrêter pour accepter ses conditions, il marcha vers la porte.
Mais ce ne fut pas Vasseur qui suspendit sa marche, ce fut l'entrée soudaine d'un grand diable maigre qui se précipita dans la chambre en s'écriant:
—Je vous annonce la visite du général Labor. Toute la nuit j'ai su lui tailler de la besogne; mais, depuis le point du jour, il ne tient plus en place et veut, à toute force, venir prendre des nouvelles de madame de Méralec.
—Mon brave Fil-à-Beurre, la prétendue comtesse nous a filé des mains. À sa place, nous n'avons à lui présenter que le Beau-François, annonça le policier en lui montrant le prisonnier.
—Toi, ton compte ne va pas traîner! dit l'échalas tout gentiment au colosse dont les belles couleurs avaient disparu au nom du général Labor, un brutal qui faisait fusiller les gens par douzaines, pour un peu qu'ils lui fussent suspects. Et le Beau-François savait que son nom le recommandait chaudement au prône. On pouvait juger par sa mine à l'envers que, lui tout à l'heure si chaud à réclamer le peloton à Vasseur, ne se souciait nullement d'adresser la même demande à Labor, un expéditif numéro un, avec lequel il perdrait son latin en lui parlant de Gervaise!
La peur qui lui crispait la face prouvait combien le géant estimait le général une mauvaise connaissance à cultiver. De leur côté, Meuzelin et Vasseur sentaient qu'à mettre le bandit en présence du général, ils perdraient tout moyen de retrouver la jeune fille. Ce fut ce qui dicta cette demande du policier:
—Tiens-tu beaucoup, mon garçon, à ce que nous introduisions le général
Labor en tiers dans notre conférence?
—Non, non, fit le colosse d'une voix étranglée par l'effroi.
—Alors, nous allons te reporter dans ta cachette et, après le départ du général, nous reprendrons notre conversation.
Avec de nouvelles embrasses de rideaux, on augmenta les liens du prisonnier, et bien et dûment ficelé à ne pouvoir faire aucun mouvement, il fut reporté derrière l'issue secrète.
La porte dérobée venait de se refermer quand le général Labor apparut dans la chambre.
VII
Il n'était pas très ferré sur les convenances à l'égard du beau sexe, ce brave général qui se présentait chez une dame au point du jour. Il est vrai qu'il avait pour excuse son inquiétude sur la santé de la comtesse, qu'il avait vue, la veille, perdre connaissance sous le coup de l'émotion, joyeuse ou désagréable, de se trouver tout à coup en présence de son mari revenu.
Dès l'entrée de Labor, le policier avait repris son rôle de mari, en affectant un petit air triste.
—Eh bien, monsieur de Méralec, comment va, ce matin, madame la comtesse? demanda Labor.
—Mal! général, mal! soupira le policier d'un ton dolent; la nuit a été agitée et sans sommeil… Enfin, depuis une heure, elle est endormie.
Et il débita tout apitoyé:
—La secousse d'hier a été violente. La joie de me revoir lui a porté un coup trop fort. J'aurais dû annoncer mon retour, c'est évident, mais pouvais-je savoir être autant adoré de ma femme?… car elle m'adore. Vous avez pu le constater vous-même quand j'ai fait mon apparition.
Le général, qui tenait que nul homme au monde n'était plus irrésistible que lui, fut scandalisé par la fatuité de ce gros homme, cette sorte de monstre, qui prenait des airs penchés en se disant adoré par sa femme.
—Toi, je t'en ferai porter! se promit-il en comparant dans une glace sa carrure d'athlète avec la tournure grotesque de celui qu'il croyait être le comte de Méralec.
Cependant Meuzelin avait continué:
—La comtesse sera sincèrement flattée quand, à son réveil, je lui apprendrai l'intérêt que vous avez témoigné pour sa santé.
Puis, comme il avait hâte de voir Labor lui tourner les talons afin de reprendre l'entretien avec le Beau-François, Meuzelin se leva pour reconduire le visiteur.
Mais le général ne comprit pas cette façon de mettre fin à sa visite.
Loin de penser à sortir, il demeura sur place, en disant:
—En plus du plaisir de voir madame de Méralec rétablie, un autre motif me faisait désirer d'être reçu par elle.
—Puis-je être votre interprète près de ma femme? Est-ce chose si importante qu'il me faille l'éveiller? demanda Meuzelin se sentant inquiet.
Tout désireux de tirer les vers du nez de Labor, il fit d'un clin d'oeil signe à Vasseur et à Fil-à-Beurre de le laisser seul en allant rejoindre dans le vestibule Fichet et Lambert, déjà retournés à leur poste.
—De quoi s'agit-il? reprit le policier après la sortie de ses deux compagnons.
—Oh! ce n'est pas pressé. J'attendrai que votre charmante femme puisse me répondre, dit le général.
—Répondre! Est-ce donc un interrogatoire que vous avez à lui faire subir? avança le policier en affectant de sourire.
—Du tout, du tout, fit le général. Je vous l'ai dit, j'attendrai. Il s'agit d'un simple renseignement à obtenir de madame de Méralec.
—Et que je ne puis vous donner?
—Nullement… attendu que vous, nouveau venu, ne connaissez pas l'individu.
—Bah! qui sait? lâcha Meuzelin, que la curiosité démangeait.
Et revenant à l'assaut:
—Peut-être quand la comtesse se réveillera, ne sera-t-elle pas en état de vous recevoir. Ne puis-je être votre intermédiaire? J'irais vous porter sa réponse sur l'individu en question. Veuillez me dire son nom.
—C'est un nommé Croutot, dit le général.
Le policier maîtrisa un mouvement de surprise à ce nom, et d'une voix qu'il s'efforçait de rendre indifférente, il demanda:
—Et vous lui voulez, à ce Croutot?
Labor prit son air fin.
—Ceci est mon affaire, répondit-il avec un sourire qui raillait la curiosité du questionneur.
Si ce dernier n'en témoigna aucun mécontentement c'est qu'il fut subitement pris d'une violente quinte de toux dont il assourdit le général, tout en disant:
—Ah çà! le Beau-François veut-il vraiment se faire fusiller? Qu'a-t-il donc à se remuer ainsi dans son trou; il est perdu si Labor l'entend.
Quand Meuzelin cessa de tousser, nul bruit ne se faisait plus entendre dans la cachette, et l'oreille du général lui avait faute en cette occasion.
Meuzelin avait compté que le général, devant l'impossibilité de voir la comtesse, qu'on lui disait endormie, allait se retirer, quitte à renouveler sa visite quelques heures plus tard.
Il n'en fut rien. Labor s'installa dans un fauteuil en homme qui se campe pour un bout de temps.
—Pourvu que le Beau-François, dans son trou, ne recommence pas son bruit de tout à l'heure, pensa le policier en voyant le général prendre racine dans le boudoir.
La supposition lui vint que Labor avait l'intention d'attendre, sans bouger de son siège, le réveil de la comtesse. En conséquence, il reprit à titre d'avis:
—Vous ai-je dit, général, que ma femme vient seulement de s'endormir. Vouloir vous demander de patienter ici jusqu'à la fin de son sommeil, n'est-ce pas disposer d'un temps qui vous est précieux?
Mais cette façon polie d'inviter le monde à montrer ses talons demeura stérile avec le soldat qui répondit:
—À défaut de la comtesse, je suis enchanté de vous avoir trouvé, monsieur de Méralec, car j'ai aussi affaire à vous.
Et, sans laisser le policier parler, il continua:
—Le gouvernement, en vous permettant, à vous émigré, de rentrer en France, a cru devoir prendre à votre égard certaines mesures de surveillance. Vous soupçonne-t-on d'être revenu pour comploter quelque coup royaliste contre la République? Cela ne me regarde pas. Mais j'ai reçu l'ordre de vous garder prisonnier dans le château en ne vous réservant que quatre personnes pour votre service.
Et Labor, cela dit, glissa la main sous son uniforme en ajoutant:
—Je vais vous donner lecture de cet ordre.
Or, Meuzelin connaissait l'ordre à fond puisque c'était lui qui l'avait obtenu du ministre de la police afin de pouvoir garder sous sa main la fausse comtesse de Méralec et, au moyen de la garnison de hussards, d'empêcher Coupe-et-Tranche et sa bande de délivrer leur complice.
Mais Suzanne lui avait échappé et, maintenant, il se trouvait pris dans le piège qu'il avait dressé à une autre. Pour pouvoir endosser le personnage du comte de Méralec, il avait cru utile de faire jouer sa propre personnalité à Fil-à-Beurre qui, actuellement, était pour Labor le vrai et seul Meuzelin.
—Comment sortir du pétrin où je me suis fourré? se demandait-il pendant que le général dépliait le papier dont il voulait donner lecture.
Son ordre tout ouvert à la main, Labor, avant de le lire, reprit en guise de préambule:
—Hier, l'ordre de vous tenir prisonnier m'a été remis par l'agent Meuzelin… un grand sec que vous avez pu voir… mais c'était un ordre d'urgence dont il m'était annoncé confirmation par le courrier qui devait m'être directement adressé.
Meuzelin savait de source que, mot pour mot, le second ordre était la répétition du premier, attendu qu'il avait été au ministère copié sous ses yeux. Aussi, bien certain d'une réponse affirmative, il demanda:
—Et ce second ordre vous a confirmé le premier? À sa grande surprise, le général secoua la tête en répondant:
—Pas tout à fait.
—Vraiment! fit le policier qui maîtrisa son étonnement.
—Non pas, reprit le général, que le changement porte sur ce qui vous regarde, car il répète la recommandation de vous tenir prisonnier… à une modification près.
—Ah! il y a une modification! fit Meuzelin dont la surprise croissait.
—Oui, appuya Labor. Le premier ordre m'enjoignait de vous laisser libre d'aller dans le château, tandis que le second m'ordonne de vous tenir sous clef.
—Dans un cachot? s'écria Meuzelin en tressautant.
—Ni plus ni moins, affirma Labor.
Le policier n'en revenait pas. Comment se pouvait-il que le nouvel ordre contînt cette recommandation?
—Est-ce que, par hasard, mon imbécile a reçu un faux ordre? se demanda-t-il.
Labor avait continué d'un ton aimable:
—Mais, comme on dit, il est avec le ciel des accommodements. On se doit des égards entre galants hommes… Le ministre, j'en suis certain, ne m'en voudra pas d'avoir quelque peu enfreint ses recommandations.
Sur ce, il fit une pause et reprit d'un ton grave:
—Le cachot est inutile, du moment, monsieur le comte de Méralec, que vous m'aurez donné votre parole de gentilhomme de ne pas sortir de l'enceinte du château de la Brivière.
Meuzelin n'était pas plus gentilhomme que ses bottes. Mais il lui fallait, avant tout, éviter d'être mis sous clef. Il se redressa aussi majestueux que possible, avança la main et articula ce serment qui, en somme, ne l'engageait guère:
—Aussi vrai que je suis comte de Méralec, je vous en donne ma parole.
Sa prison ainsi esquivée, Meuzelin n'en restait pas moins sous le coup de la surprise qui le tenait à propos du changement introduit. Il y avait là-dessous un coup de Jarnac dont il voulait avoir le mot et qu'il ne pouvait obtenir qu'en lisant l'ordre. Il croyait voir encore l'employé du ministère écrivant sous ses yeux et sa mémoire avait gardé le souvenir de la grosse écriture du bureaucrate. Ce fut pour parvenir à ce que le général lui montrât la lettre qu'il reprit en souriant:
—Savez-vous, général, que dans votre confiance, j'aurais été fort marri de ce cachot que me réservait ce que vous avez appelé une modification de vos premières instructions. Vous aviez grandement raison, quand vous m'annonciez que le second ordre ne confirmait «pas tout à fait» le premier… Tudieu! il s'en faut de beaucoup.
Labor hocha la tête à nouveau, et répliqua:
—Mais, très cher comte, mon «pas tout à fait» ne s'appliquait nullement à ce qui vous concerne. Il avait rapport à une autre personne…
—Une autre personne, répéta Meuzelin à tout hasard.
—Oui, fit Labor en traînant ses mots, un individu sur lequel le ministre me paraissait s'abuser étrangement et que, dans mon premier rapport, j'aurais déshabillé de la belle manière si ce second ordre ne m'avait prouvé que le ministre est enfin revenu de son engouement.
Et le général haussa les épaules, en lâchant:
—C'est étonnant, comme il se crée de fausses réputations! Une fois de plus, j'en ai eu la preuve à propos de Meuzelin.
—L'agent de police? fit Meuzelin sincèrement ahuri en entendant son nom.
—Lui-même, appuya Labor.
—On vante pourtant très fort son habileté, son audace, ses ruses…
Le général eut un sourire dédaigneux:
—On vante, ricana-t-il; mais reste à savoir si on a raison de vanter. Moi, qui suis observateur, cinq minutes m'ont suffi pour percer à jour cette fausse célébrité.
—Alors, selon vous, il est…
—Un parfait imbécile.
—En vérité?
—Aussi incapable qu'il est maigre!
—Diable! ce n'est pas peu dire!
—Un sot, un baudet, un dindon, un balourd, une vraie mâchoire!…
Croyez-en ce que je vous dis.
—Mais je vous crois, général. Vous êtes si fin, si sagace, si finaud, répliqua Meuzelin, répondant par un compliment à chaque épithète injurieuse que lui appliquait le général sans s'en douter.
Après avoir avalé doux comme miel tous ces éloges, Labor, avec une moue de suffisance, continua:
—Aussi me proposais-je d'ouvrir les yeux du ministre sur ce type de nullité quand, de lui-même, il a fini par voir clair.
N'était qu'il y avait, là-dessous, motif pour lui d'une inquiétude sourde, Meuzelin se serait fort amusé de l'épaisse bêtise du soudard posant au dénicheur de merles.
—Et vous dites que le ministre a fini par voir clair sur le compte de son Meuzelin? reprit-il.
—Et, aussi, par lui rendre la seule justice qui lui était due, débita
Labor railleusement.
—Quelle justice lui a-t-il donc rendue?
—Il l'a bel et bien destitué.
—Pas possible! s'écria le policier stupéfait.
—Si possible, qu'il a aussitôt paré au danger qui devait résulter pour moi du conseil qu'il m'avait primitivement donné de m'en rapporter aux avis de cet inepte garçon.
—En quoi faisant a-t-il paré à ce danger?
—En lui nommant un successeur.
—Pas possible! répéta Meuzelin.
Mais, en pensant que c'était une sorte de démenti qu'il donnait aux affirmations du général, il reprit vivement:
—Mon «pas possible» ne comprend nullement à ce que vous me faites l'honneur de me dire. Il est l'expression de ma surprise en apprenant que ce Meuzelin a abusé tant de gens… moi tout le premier… sur sa prétendue capacité.
Puis en sonnant, il continua:
—Mon «pas possible» regarde, surtout, le ministre. N'en est-il pas des hauts fonctionnaires comme des maris trompés qui, toujours, sont les derniers à savoir la vérité. Aussi m'étonne-je que le ministère ait destitué celui qu'il prenait pour un phénix et que vous appelez si justement une vraie machine… Cette destitution me surpasse.
Labor tendit l'ordre en disant:
—Voyez plutôt, mon cher comte.
Un seul coup d'oeil suffit à Meuzelin pour constater que l'ordre n'était pas de l'écriture qui avait été tracée sous ses yeux par l'employé du ministère.
—Mon idiot s'est encore fait enfoncer. L'ordre est archifaux, se dit-il sans que son visage trahît sa pensée.
Tout en lui mettant, d'une main, l'ordre sous les yeux, le général, de l'autre, promena un doigt au bas du papier en disant:
—Non seulement, vous le voyez, le Meuzelin est dégommé, mais le ministre me désigne, pour remplacer l'incapable, la personne à qui je puis, pour tous les renseignements, me confier en toute assurance… Tenez, ici.
L'oeil de Meuzelin se porta curieusement au bout du doigt du général pour y trouver le nom de son successeur.
—Croutot! lut-il sans broncher.
Et pendant que Labor remettait l'ordre dans sa poche, le policier se demanda:
—Quelle satanée manigance ont-ils encore inventée pour berner cet oison à plumet? Après la fausse comtesse de Méralec, voici le Croutot qui arrive. Décidément, Coupe-et-Tranche est un gars d'imagination… Attendons qu'il montre ses nouvelles cartes.
Avec tout autre, qui n'aurait pas eu la vanité stupidement épaisse du général, Meuzelin aurait carrément tout avoué, c'est-à-dire que s'il avait confié son personnage à jouer à un autre, c'était pour pouvoir, sous le faux nom de Méralec, arriver à déjouer les plans de Suzanne, cette espionne placée par Cardeuc près de Labor, pour lui arracher tous les secrets de ses manoeuvres militaires. Mais aller confesser cela au soudard tant infatué de son mérite et de ses capacités qu'il se posait en homme hors ligne, c'était jouer un jeu vraiment trop dangereux. Venir apprendre à ce dindon faisant la roue qu'il avait été la dupe d'une courtisane et que c'était par sa propre faute que les quatre cent mille francs de l'État avaient été volés, il ne pouvait qu'en cuire à qui aurait révélé à Labor cette vérité.
Il ne fait pas bon plaisanter avec les sots vaniteux, et le général en était un de première volée. À connaître qu'il avait été un jouet ridicule, son énorme amour-propre froissé menacerait de le transformer en une brute féroce qui rendrait les autres responsables de sa propre bêtise. Or, au fond de cette province, le général commandait en maître et Paris, où Meuzelin comptait ses protecteurs, était bien loin.
Voilà pourquoi Meuzelin, au lieu d'avouer, garda le silence.
Mais, à ne pas parler, c'était laisser Labor se risquer en de nouvelles fautes qui coûteraient la vie à bon nombre de pauvres soldats qu'il allait faire tomber dans quelque nouveau piège que lui tendait Coupe-et-Tranche.
Devant l'impossibilité de prévenir franchement Labor, le policier tenta de prendre un biais pour lui crier gare. À n'en pas douter, le courrier qui apportait le second ordre avait été pris et tué par les bandits qui, changeant la teneur de l'ordre, l'avaient fait remettre au général par un des leurs, jouant le rôle du courrier.
En conséquence, Meuzelin se mit à secouer la tête d'une façon pleine de défiance.
—Hum! hum! fit-il.
—Qu'avez-vous, mon cher comte? demanda le général, qui achevait de remettre l'ordre en sa poche.
—À votre place, général, je me méfierais.
—À propos de quoi? fit le soldat en ouvrant des yeux étonnés.
—Les campagnes sont si peu sûres qu'il doit être bien rare qu'un courrier parvienne à destination.
—Celui de ce matin est pourtant arrivé.
—Oui, mais êtes-vous bien certain que ce soit le véritable courrier du ministère? L'avez-vous retenu cet homme, pour qu'il emporte à Paris votre premier rapport?
—Non, car il avait un autre message du ministre à porter à Nantes.
Mais, à son retour, il repassera ici pour prendre ce rapport?
—Hum! hum! répéta Meuzelin en branlant la tête de plus belle.
Et après un petit temps, il lâcha avec une hésitation jouée:
—Si c'était un faux courrier?
Le général eut un sourire de pitié indulgente pour celui qui osait avancer que lui, Labor, était un homme à se laisser abuser par un faux courrier.
—Faux courrier, selon vous, supposerait faux message? avança-t-il d'un ton moqueur.
—Vous en tirez vous-même la conséquence.
Le général regarda le policier avec la satisfaction maligne d'un homme qui va mettre son contradicteur au pied du mur:
—Alors, lâcha-t-il, pour être toujours logique dans vos conséquences,
Meuzelin serait donc un faux Meuzelin?
Une seconde, le policier eut le soupçon que Labor s'était aperçu de la substitution. Mais la face du général lui prouva qu'il chassait un autre lièvre. Sur cette certitude, il répondit:
—Pourquoi me dites-vous cela?
—Parce que, hier, Meuzelin, m'a remis un ordre que me confirme le second message. Or, si le porteur de ce matin est un faux courrier qui m'a remis un faux message, il s'ensuit, comme il confirme l'ordre d'hier que c'était un faux ordre présenté par un faux Meuzelin.
Et, satisfait au possible de sa déduction, le soldat éclata de son gros rire, en s'écriant:
—Il n'y a pas à sortir de là!
Meuzelin eut l'air de se rendre.
—Oh! alors, fit-il, si les deux ordres se confirment de point en point.
—Non, non, permettez! Je n'ai pas dit de point en point… puisqu'il y a la modification qui vous regarde, c'est-à-dire la prison remplaçant la liberté relative dans le château, et qu'à la fin il est question de la mise à pied de Meuzelin… Mais j'ai voulu dire que le second message complète si bien, en le répétant à peu près, celui d'hier, que tout homme de bon sens qui accepte le premier doit accepter le second… Et je ne crois nullement me flatter en disant que je suis un homme de bon sens; j'ajouterai même du plus rare bon sens.
Après cet éloge qu'il s'octroyait, Labor, en se rengorgeant, quitta son siège.
—Oui, continua-t-il, je tiens le second ordre pour si authentique que, devant vous, je vais me donner le plaisir d'annoncer au Meuzelin sa destitution.
—Le pauvre garçon! fit le policier en ayant l'air de s'apitoyer.
—Ta! ta! gouailla le général, ne plaignez donc pas ce maroufle incapable.
Le policier se reprit à hocher la tête en disant:
—Moi, si j'étais à votre place, général…
—Que feriez-vous?
—C'est que je ne prétends pas vous donner un conseil, croyez-le.
—Dites toujours.
—Si nul que soit le Meuzelin, il ne doit pas être sans certains renseignements dont un homme adroit et fin comme vous l'êtes, saurait profiter. Si vous lui annoncez qu'il n'a plus que faire ici, tout naturellement il va partir… À votre place, je tiendrais à le garder sous la main.
—C'est une idée! approuva Labor.
—Alors, poursuivit Meuzelin, ménagez-le. Au lieu de le casser net aux gages, changez-le de service. Inventez-lui un emploi qui l'empêche de s'éloigner.
Le général pointa le bout de son nez en l'air en homme qui cherche.
—Un emploi… Oui, mais quel emploi?
—Dame! trouvez-le.
Mais Labor était loin d'être un trouveur. Pour cacher son peu d'ingéniosité, il articula d'un ton méprisant:
—De quel emploi, si minime qu'il soit, ce bélître-là peut-il bien être capable?
—Un rien, une inutilité, mais qui soit un prétexte pour qu'il ne détale pas à Paris.
Labor aurait cherché bien longtemps, si, tout à coup, Meuzelin ne s'était écrié:
—Tiens, j'y pense!
Le général le regarda de ses gros yeux qui l'interrogeaient sur son exclamation.
—Au lieu de m'enfermer dans un cachot, comme il vous a été enjoint, vous avez bien voulu vous contenter de ma parole de ne pas quitter le château.
—Oui. Eh bien?
—Eh bien, feignez de n'avoir pas confiance en ma parole et chargez
Meuzelin de me surveiller adroitement.
—Mais ce n'est pas flatteur pour vous, mon cher monsieur de Méralec.
—Puisque c'est pour vous être agréable.
—Vous allez avoir toujours ce croquant sur vos talons, songez-y bien?
—Qu'importe! Pendant qu'il m'épiera, il ne pensera pas à son remplaçant
Croutot que le ministre Fouché vous recommande d'employer.
—Oh! me recommande! lâcha dédaigneusement Labor, reste à savoir si je tiendrai compte de la recommandation. De moi-même et sans aide, je prétends débarrasser le pays des bandes qui le ravagent. Avant quinze jours, ce sera fini.
Le général, en suite de cette promesse, articula avec une superbe dédaigneuse:
—Je tiens à prouver au ministre et à ses séides, que j'ai su me passer des deux phénomènes sans lesquels on affirmait que je ne saurais venir à bout du brigandage.
—Deux phénomènes? lesquels?
—D'abord l'idiot Meuzelin.
—Bon!… et l'autre?
—L'autre, c'est l'introuvable Vasseur, un lieutenant de gendarmerie…
Quelque nullité sans doute dans le genre du Meuzelin.
Et le général, avant de se retirer, tendit la main au policier en continuant gaiement:
—Puisque, malgré votre parole, mon cher monsieur de Méralec, vous m'autorisez à vous mettre Meuzelin aux trousses, je vais en donner la consigne à ce drôle.
—Vous le trouverez, je crois, dans le vestibule, guettant votre sortie, dit le policier accompagnant jusqu'à la porte le général qui partait en disant:
—En attendant que je puisse lui présenter mes respects, veuillez me rappeler au souvenir de madame la comtesse.
Cinq minutes après le départ du général, Fil-à-Beurre, suivi de Vasseur, faisait sa rentrée dans le boudoir.
—Savez-vous, Meuzelin, ce que le plumet vient de me recommander? demanda-t-il avec un fou rire qui secouait sa maigre carcasse.
—Oui, c'est sur mon conseil, dit le policier qui, devenant sérieux, continua en regardant ses deux amis: Ça se corse pour nous! Nous n'avons jamais été si près d'être sciés entre deux planches… Écoutez ce qui nous arrive.
Pour l'amoureux lieutenant, le plus pressé était de retrouver Gervaise.
Il montra la porte secrète en disant:
—Occupons-nous d'abord du Beau-François.
—C'est vrai, fit Meuzelin, j'avais oublié le gredin qui nous attend, tout ficelé, dans la cachette.
Et tous trois marchèrent vers l'issue dérobée.
VIII
À cette heure même de la nuit où Vasseur était en train de raconter à Meuzelin l'histoire tragique des amours de Suzanne et du malheureux vicomte de Biéleuze, on doit se souvenir que, détaché de son arbre par Suzanne sortant du souterrain, le Marcassin, après avoir étranglé les trois compagnons du Beau-François qui dormaient au lieu de le surveiller, avait regagné sa métairie avec la fausse comtesse de Méralec.
Sombre et tout rêveur, le chef des Chauffeurs avait écouté Suzanne lui
racontant par le menu la scène qui s'était passée entre elle et
Meuzelin, mais, comme précédemment, elle n'avait soufflé mot de
Gervaise.
—Prends garde, Coupe-et-Tranche, disait-elle, Meuzelin est un ennemi redoutable qui sait tout. Il a découvert l'assassinat de la comtesse dont j'avais pris la place. Il sait que c'est toi qui te caches sous le sobriquet de Coupe-et-Tranche… Prends garde, te dis-je!… À présent que je ne vais plus être là pour enjôler le général, cette lourde baderne va bien vite ne plus entendre que par le policier, qui se dépouillera de son personnage de comte de Méralec pour reprendre son nom de Meuzelin qu'il avait prêté à un autre.
—Il faut faire disparaître le mouchard, gronda Cardeuc en serrant ses énormes poings.
—Oui, mais comment? dit Suzanne.
À ce moment, le silence de la nuit fut troublé par le bruit, très lointain, d'un cri de chat-huant qui fit tendre l'oreille à Cardeuc.
—Il y a du nouveau en plaine, annonça-t-il en se levant pour gagner la porte.
Deux fois le cri se renouvela, mais toujours plus fort, car il était répété par des vedettes espacées entre la métairie et la Loire.
Un bandit apparut au seuil de la chambre qui attendit qu'on l'interrogeât.
—Qu'est-ce donc, Sans-Pouce? demanda le chef.
—Depuis sa sortie d'Ingrande, les nôtres signalent l'approche d'un homme.
—Un soldat?
—Non, une sorte de paysan.
—Piéton ou cavalier?
—Il est à cheval… et c'est sa bête qui a donné l'éveil, car c'est un animal de prix. Il doit venir de loin, vu qu'il est épuisé… ce qui a permis à Fend-l'Air de devancer le cavalier et sa monture. Il est là, dans la cour. Voulez-vous le voir?
—Appelle-le.
Un coup de sifflet de Sans-Pouce fit venir un tout jeune gars d'une quinzaine d'années, à la figure hardie et rusée.
—Tu as bien vu ce cavalier? demanda Coupe-et-Tranche.
—J'étais à la porte d'Ingrande quand il en est sorti, accompagné d'un officier, qui est rentré en ville après lui avoir indiqué sa route… Alors j'ai pris l'avance sur l'homme que j'ai laissé appelant le passeur du bac. Moi, j'ai traversé la Loire dans la barque du Grand-Boiteux.
—Quel est ce cavalier? demanda Cardeuc.
—J'ai comme une idée qu'il a affaire au général Labor qu'il comptait trouver à Ingrande. Alors on l'a mis sur la route du château de Brivière, où il va le rejoindre. Ce doit être un courrier, car son cheval n'en peut plus, dit Fend-l'Air.
Cardeuc se tourna vers Sans-Pouce.
—Prends quatre hommes et allez me cueillir ce cavalier à sa descente du bac. Vous l'amènerez ici, commanda-t-il.
Sans-Pouce partit avec Fend-l'Air.
—Vas-tu le faire tuer? demanda Suzanne au métayer quand ils furent seuls.
—Ça dépendra de lui, dit en souriant le chef. Cinq minutes après, la porte se rouvrait pour donner passage à un homme, les bras liés, qu'amenaient les bandits.
Le prisonnier, dans la lutte, avait perdu son chapeau, ce qui permettait de mieux juger de sa figure, un peu pâle mais empreinte d'une remarquable énergie.
—Où allais-tu? demanda Cardeuc après avoir dévisagé en silence l'arrivant.
—Si ça doit dépendre de lui, cet homme-là est mort, pensa Suzanne après avoir vu la froide résolution du prisonnier.
—Où allais-tu? répéta Cardeuc.
—Droit devant moi, dit l'homme.
—Pour t'arrêter où?
—Où il m'aurait plu de ne pas continuer ma route.
—Oh! oh! ricana cruellement le métayer, il paraît, garçon, que tu aimes à rire. Tu es bien tombé avec nous qui inventons des amusements à faire rire aux larmes.
Puis, brusquement:
—Tu es courrier et tu allais rejoindre le général Labor.
—Labor? connais pas, fit le captif.
—Tu lui portes un message, insista Cardeuc.
—Je ne sais ce que tu veux dire.
—Fouillez-le, ordonna le chef à ses compagnons.
Toutes les poches furent visitées sans qu'on découvrît la plus petite lettre. Alors le prisonnier fut entièrement dépouillé de ses vêtements qu'on déchira en pièces pour chercher si une doublure ne recelait pas quelque écrit.
Aucun papier ne fut trouvé.
Coupe-et-Tranche eut une idée.
—Qu'on visite la selle du cheval, dit-il.
—C'est ce que le Notaire est en train de faire, annonça Sans-Pouce.
Il finissait quand entra un vieillard grassouillet, à la mine souriante et rose. C'était lui qui répondait à l'étrange sobriquet du Notaire. En somme, ce surnom lui convenait mieux qu'à personne, car cet homme était un ancien notaire, évadé du bagne de Toulon où l'avait envoyé, pour vingt années, le crime d'avoir altéré des actes déposés entre ses mains.
—Je n'ai pas laissé une poignée de crin sans la visiter. Il n'y a pas le plus petit papier dans la selle, annonça le notaire.
Un mince sourire apparut sur les lèvres du prisonnier à cette déconvenue des bandits.
—À défaut d'un écrit, tu étais chargé d'un message de vive voix, dit le
Marcassin.
—Décidément, tu y tiens, gros entêté! gouailla l'homme en éclatant de rire au nez de Cardeuc.
—Veux-tu avouer? demanda le métayer dont une rage sourde envahissait déjà le cerveau.
—Avouer quoi?
—Me dire le message de vive voix dont tu es chargé pour le général
Labor.
Le prisonnier haussa les épaules.
—Ah! tu m'embêtes, avec ton idée fixe!
—Songe qu'il est des moyens de te délier la langue! gronda
Coupe-et-Tranche, dont l'oeil brillait de férocité!
—Heu! heu! J'en doute! fit l'homme en se redressant, brave et fier devant la menace.
Le Marcassin se tourna vers ses bandits.
—Qu'on le flambe! ordonna-t-il.
Pendant qu'un d'eux courait au fournil pour y chercher une brassée de sarments, les autres couchèrent le prisonnier sur le sol, ses pieds nus tournés vers l'âtre de la cheminée.
Les sarments apportés, on alluma le feu.
—Quel est ton message? demanda le Marcassin au moment où la flamme claire commençait à lécher la plante des pieds du malheureux.
À la première morsure du feu, tout le corps du courrier avait été secoué par un frissonnement de souffrance. Mais son énergie eut raison de l'épouvantable torture, et Cardeuc, au lieu de la réponse attendue, l'entendit qui chantait:
    Veux-tu, me dit un jour Lubin,
    Connaître le plus court chemin,
        Pour aller à l'église?
—Ah çà! vous endormez-vous, les gars? C'est un feu de pauvre que vous lui offrez. Encore du bois! cria le Marcassin pris de rage devant l'impassibilité du torturé.
On entendait grésiller la chair qui se fendait sous l'atteinte du feu.
Mais le courrier continua:
    Il me mène au bois j'ignore où,
    Mais, par malheur, j'y trouve un loup
        Par qui je fus, hou! hou!
        Par qui je fus surprise.
Coupe-et-Tranche écumait de colère. Ses mains se tendaient crispées vers le courrier pour l'étrangler. Mais il les retirait vivement, car il lui fallait faire parler sa victime.
—La fourchette! commanda-t-il d'une voix brisée par la fureur.
Les Chauffeurs avaient inventé cette nouvelle torture, ajoutée à l'autre, de larder avec les dents d'une fourchette la plante des pieds du patient.
—Oh! oh! je n'en connais pas encore auquel ce jeu-là n'ait arraché les paroles du ventre, dit en souriant le doux Notaire qui surveillait le supplice en amateur.
D'une voix qui s'affaiblissait, le courrier, l'oeil toujours plein d'énergie, continua:
    Ma mère, qui nous aperçut.
    Vint nous surprendre, il me fallut
        Confesser ma méprise.
    «Ce chemin-là, je le connais,
    Jadis, je l'appris de Gervais,»
        Me dit-elle, et hou! hou!
        Je fus aussi surprise.
—De l'huile! grinça Coupe-et-Tranche affolé par une indicible exaspération.
On versa de l'huile sur les chairs corrodées et se détachant déjà des os.
Le courrier mourait lentement, tué par la souffrance, mais, de sa voix qui s'éteignait, il murmura encore:
    Ma grand'mère nous entendit,
    Voulut tout savoir et l'apprit.
        La vieille, avec franchise,
    Dit: «Ce sentier est bien charmant,
    Trente fois j'y suivis Clément.»
        Comme vous deux, hou! hou!
        J'en fus pour ma surprise.
En voyant qu'il n'obtiendrait rien de sa victime, la fureur transporta le Marcassin. Il y avait dans un angle de la cheminée une hachette. Il la saisit et en fendit le crâne du courrier.
Le geste avait été plus prompt que la pensée, obscurcie par la colère, chez le Marcassin. Qui sait si cette délivrance par la mort n'était pas venue au moment où le courrier, vaincu par la torture, allait parler?
—Il faut toujours se méfier de son premier mouvement, débita le Notaire en branlant sa vieille tête dont les cheveux blancs lui donnaient l'air d'un vénérable patriarche.
—Jetez cette charogne à la Loire, commanda Cardeuc aux siens en montrant le cadavre.
Il revint à Suzanne qui, sans la moindre émotion, avait assisté à cette scène épouvantable.
Emportant le corps, les Chauffeurs allaient sortir de la chambre quand la porte fut ouverte par quelqu'un qui arrivait du dehors.
C'était le gamin Fend-l'Air.
Il se rangea pour laisser passer le cadavre et, en montrant le mort, il demanda à Sans-Pouce, le premier des porteurs:
—Eh bien?
—Pas bavard du tout, le particulier. Les paroles lui sont restées dans le ventre, dit Sans-Pouce.
—De celui-là, on peut vraiment dire que c'était un dur à cuire! ajouta facétieusement le Notaire, qui ne dédaignait pas le petit mot pour rire.
Et il referma la porte derrière le groupe qui s'éloignait et alla s'asseoir dans un coin de la salle.
Cependant le gamin Fend-l'Air s'était approché de Coupe-et-Tranche.
—Pour lors, on n'a pas fait ses frais avec le messager, dit-il d'un ton railleur.
D'un de ses poings redoutables, le Marcassin, encore furibond, allait aplatir le môme, si ce dernier, bien à temps, ne s'était avisé d'ajouter:
—On ne pense jamais à tout.
—À quoi ai-je donc oublié de penser? dit le métayer arrêtant la descente de son poing.
—Avez-vous songé à vous demander, quand on vous a amené l'homme, pourquoi il arrivait la tête nue? débita lentement le gamin.
—C'est vrai! il est entré tête nue! fit Cardeuc en rappelant ce détail.
Puis, en s'expliquant le fait:
—Quand on a arrêté le courrier, il s'est défendu et, dans la violence de la lutte, son chapeau lui est tombé de la tête.
—Comme vous dites, patron. Seulement, lorsque l'attaque est arrivée, le joli chérubin qui est dans ma peau se trouvait là et, comme il ne mettait pas la main à la pâte, il a pu, tout à son aise, faire une petite remarque. Quand l'homme à cheval s'est vu tout à coup entouré par nos gars, il a compris tout de suite de quoi il allait retourner pour lui… Il devait avoir prévu le cas et préparé d'avance son petit plan. Alors, d'un violent coup de tête, il s'est fait sauter le chapeau de la tête, puis il a enfoncé ses éperons dans les flancs de sa bête, qui a exécuté des cabrioles d'où il a résulté un tohu-bohu qui a fait que nos hommes, tout ardents à désarçonner le courrier, n'ont pas pensé le moins du monde au chapeau qu'ils ont laissé à terre en emportant le prisonnier. J'ai ramassé ce chapeau et je l'ai essayé pour voir s'il m'allait… il m'était trop petit. L'idée m'est venue qu'en arrachant le cuir de la coiffe, j'élargirais le tour.
Ce disant, le gamin, qui avait toujours tenu sa main dans sa poche, l'en sortit, une lettre aux doigts, en disant:
—Et voilà ce que j'ai trouvé en déchirant la coiffe.
—Tonnerre de Dieu! c'est le message! s'écria le chef à la vue du large cachet de cire rouge qui scellait le pli.
Mais, en même temps que Cardeuc, avait bondi le Notaire qui, avant que le chef pût briser ce cachet de l'enveloppe, la lui retira de la main en disant:
—Il peut arriver que nous ayons à nous servir de ce message. Donc il faut respecter le cachet… Laissez-moi faire. Ouvrir et recacheter une lettre sans qu'il y paraisse, ça me connaît de longue date… Je vais dans ma chambre où j'ai tous les ustensiles voulus.
Car le notaire était à demeure chez le métayer. Celui-ci l'avait présenté comme un vieux parent, recueilli par lui, à tous les campagnards des environs, qui s'inclinaient, pleins d'un saint respect, devant cette auguste tête à cheveux plus blancs que neige.
Pendant son absence, le Marcassin congédia le jeune Fend-l'Air.
Cinq minutes après, le vénérable patriarche rentrait avec l'enveloppe ouverte et le cachet intact, ayant déjà pris connaissance de la teneur de la lettre.
—Petite trouvaille, annonça-t-il en faisant une moue dédaigneuse. Ce message ne fait que confirmer au général Labor un premier ordre qui doit lui avoir été précédemment remis par l'agent Meuzelin.
Et, dépliant la lettre, le Notaire se mit à lire d'une voix posée:
«La présente est à seule fin de vous confirmer l'ordre, que doit vous avoir transmis notre agent Meuzelin, concernant le comte de Méralec, émigré rentrant qui vient rejoindre sa femme au château de la Brivière. Pour cause de suspicion, ledit comte sera gardé à vue en son château que vous ferez occuper militairement après l'avoir fait évacuer par son nombreux personnel, sauf quatre domestiques dont le choix sera laissé au comte et à la comtesse de Méralec.»
Puis suivaient d'autres instructions relatives aux besoins des troupes, de nulle importance pour Coupe-et-Tranche.
Suzanne avait écouté en souriant la première partie de la lettre.
—C'est bien cela, dit-elle. Ainsi qu'il s'en est vanté à moi cette nuit, Meuzelin, voulant jouer son rôle de comte de Méralec, a obtenu du ministre, à son passage à Paris, ces deux ordres qui préparaient le traquenard où, un instant, j'ai été prise.
Du moment que ce message, qui avait coûté la vie à son courrier, ne faisait que confirmer des ordres déjà connus par Labor, il n'était qu'une lettre morte entre les mains des Chauffeurs.
—Brûlez ce papier qui ne vaut rien pour nous, commanda Cardeuc au
Notaire.
Mais le patriarche agita vivement le doigt en s'écriant d'un ton presque scandalisé:
—Qui ne vaut rien, dites-vous! Quel blasphème! Un papier qui porte la signature du ministre, l'entête, les cachets et les timbres du ministère ne rien valoir!!! Où avez-vous rêvé cela?
—À quoi peut-il servir? demanda Cardeuc.
Le Notaire, on le sait, avait été condamné au bagne, d'où il s'était évadé, pour avoir altéré des actes publics. Il était donc expert pour répondre:
—En laissant subsister signature ministérielle, timbres et cachets, je puis si bien laver ce papier de son écriture qu'il n'en reste plus qu'une simple feuille blanche sur laquelle, à notre tour, nous pourrions écrire ce qui nous plairait.
—Tu ferais cela, Notaire? s'écria Coupe-et-Tranche, illuminé par une idée subite.
—Quand il vous plaira.
—Tout de suite.
—Bon! alors je retourne encore dans ma chambre où j'ai mes produits chimiques, annonça le beau vieillard dont la chambre, paraît-il, était un arsenal contenant tout ce qui concernait son métier.
Une joie sauvage éclairait les yeux du métayer quand, après le départ du
Notaire, il vint se camper en face de Suzanne pour lui demander:
—Avec ce papier blanchi, sais-tu, ma fille, ce que nous allons pouvoir faire?
—Quoi donc?
—Prendre notre revanche en enfermant Meuzelin dans son propre piège…
Ah! il a voulu être comte de Méralec! Eh bien, il lui en cuira!
Suzanne pouvait parler par expérience, puisqu'elle s'était trouvée aux prises avec le policier.
—Euh! euh! fit-elle sur le ton du doute, Meuzelin est bien adroit, bien retors! il s'en tirera, sois en certain.
—Pas avec un niais de la force de Labor qui ne lui pardonnera pas de l'avoir berné.
—Du moment qu'il se trouvera mal à l'aise dans son rôle de comte de
Méralec, Meuzelin se fera connaître alors sous son vrai nom au général.
—Oui, mais sans profit.
—Parce que?
—Parce qu'il n'aura plus d'autorité, attendu qu'il sera destitué et remplacé.
—Par qui?
—Par Croutot.
Avant que Suzanne pût se faire expliquer le rôle destiné à ce Croutot, le pas du patriarche, qui revenait, se fit entendre. Cardeuc se hâta de dire:
—Le Notaire est une vieille canaille d'excellent conseil.
Consultons-le.
Tout triomphant, le vieillard entra, tenant à la main l'ordre qu'il mit sous les yeux du Marcassin en demandant:
—Dites-moi si ne voilà pas une belle page bien blanche sur laquelle, quand le papier sera sec, on pourra, au-dessus de la signature du ministre que j'ai conservée, écrire ce qu'on voudra?
Cardeuc posa le papier à sécher sur une table, et dit au Notaire en lui montrant Suzanne:
—Écoute ce qu'elle va te conter.
La courtisane fit le récit de tout ce qui s'était passé entre elle et
Meuzelin, qui s'était donné, devant le général, pour le comte de
Méralec.
Et quand Suzanne eut fini, le métayer détailla son idée, d'employer la feuille blanche en faisant écrire par le Notaire un ordre qui, tout en rappelant celui de la veille, ferait mettre le comte de Méralec sous les verrous et destituerait Meuzelin… double moyen d'annuler le policier.
Le vieillard, en approuvant de la tête, avait écouté jusqu'à la fin.
—Pas mal! pas mal! fit-il… Mais il y a mieux encore… Que diriez-vous, par exemple, de faire fusiller Meuzelin par le général Labor… Une idée à moi!!!
Cardeuc et Suzanne se regardèrent ébahis de surprise. En annonçant à la courtisane que le Notaire était une vieille canaille de bon conseil, le métayer ne s'attendait pas à le trouver d'une telle force.
—Tu prétends que tu arriverais à faire fusiller Meuzelin par le général Labor! finit par s'écrier le Marcassin, ayant besoin, pour y croire, que la chose lui fût répétée.
—Ni plus ni moins que si c'était vous, affirma le vieux.
Ensuite, avec un sourire, il ajouta en pesant:
—… Vous surtout.
—Oh! moi, fit Coupe-et-Tranche, si le général me tenait, mon affaire ne traînerait pas.
—Alors l'affaire du mouchard ne traînera pas davantage, appuya le patriarche avec une intention marquée.
—Et comment t'y prendras-tu? reprit vivement Cardeuc.
—Ça, c'est mon petit plan qu'il me faut d'abord mûrir avant de vous en faire part, dit le Notaire refusant de rien préciser encore.
—Et ton plan, une fois fait, tu te chargeras de le mettre tout seul à exécution? insista le Marcassin.
—Non, non, car j'ai besoin d'une personne qui m'est indispensable.
—De qui donc?
—De madame, dit le patriarche en faisant à Suzanne une de ces révérences qu'il devait exécuter au temps jadis, quand il recevait des clientes en son étude.
Après quoi, en montrant le papier lavé, il ajouta:
—Le meilleur moyen d'abattre un lièvre est encore de le tirer au gîte… Qu'on le laisse courir, on a moins de chances pour rouler l'animal. Donc, puisque Meuzelin est notre lièvre, il faut faire en sorte qu'il ne puisse quitter le gîte.
Ce disant, il avait pris plume et encrier posés sur la table et avait mis devant lui le papier devenu sec.
—En conséquence, reprit-il, je vais écrire pour le général Labor un ordre qui, tout en rappelant celui d'hier… ce qui endormira toute défiance du soldat… contiendra l'injonction de claquemurer le comte de Méralec.
Et, s'adressant au métayer:
—C'est bien là votre intention, Cardeuc? demanda-t-il.
—Oui, c'était mon idée première; mais du moment que tu as trouvé mieux, objecta le métayer…
—Toujours faut-il, en tout cas, que le Meuzelin soit coffré. Vous ou moi, nous saurons où aller le prendre, répliqua le Notaire.
De sa plus belle écriture, il écrivit la première moitié de l'ordre. Il s'arrêta pour demander:
—Nous disons donc, Cardeuc, qu'il nous faut dégommer le Meuzelin?
—Oui, pour que s'il se dépouille du personnage de comte de Méralec, il ne puisse retomber sur ses pattes dans le rôle de policier.
—Voilà qui est fait, annonça le patriarche après avoir tracé quatre nouvelles lignes.
—Désigne à présent son successeur, dit Coupe-et-Tranche.
—Qui ça? demanda le Notaire, reprenant la plume.
—Croutot, prononça le Marcassin.
Au lieu de tracer ce nom, le Notaire fit une grimace et lâcha un «hum!» plein de méfiance.
—Croutot te déplaît-il? demanda le métayer en riant.
—Je ne confierais pas même ma bourse vide à ce garçon-là, avoua le vieillard.
Puis, s'ébahissant tout à coup, il s'écria:
—Mais, au fait, j'y pense, ce Croutot n'est pas des nôtres.
—Bah: qu'en sais-tu? ricana Coupe-et-Tranche avec assurance.
À la bande se rattachaient tant de francs (auxiliaires) qui aidaient le chef dont, seul, ils étaient connus, que le Notaire accepta le dire du Marcassin. Il se contenta de demander:
—Obéira-t-il?
—Je le rendrai plus souple qu'un gant.
—Hum! hum! répéta le patriarche en branlant sa tête vénérable.
—Ah çà, fit Cardeuc étonné, tu le connais donc bien à fond et depuis longtemps, ce Croutot, qui m'a l'air de te puer au nez?
—Oui. Cela date d'une histoire qui s'est passée, il y a deux ans, alors que j'étais encore notaire à Paris, à la suite du suicide d'un certain vicomte de Biéleuze.
—Biéleuze! répéta Suzanne en tressaillant au souvenir de son ancien amant.
Le vieillard se trompa sur le sens de l'intonation de la courtisane. Il attribua l'exclamation à une curiosité féminine.
—S'il vous plaît de savoir cette histoire, je vous la conterai au premier moment, dit-il à Suzanne.
Il revint à son écrit. Mais, bien décidément, il lui répugnait de tracer le nom de Croutot: car il demanda encore:
—Est-il prévenu de ce qu'il devra faire?
—Non; mais je vais lui faire dire de venir me parler.
Croutot, membre conseiller de la section de Beaupréau, bourgeois riche de la localité, était un si important personnage, que le Notaire ne put croire à l'obéissance que Cardeuc se vantait d'obtenir d'un tel gros bonnet.
—Oui, lâcha le vieillard incrédule; mais viendra-t-il?
—Rien qu'avec une seule phrase, je lui ferai mettre ses jambes à son cou, dit Cardeuc gaiement.
Sur ce, il appela:
—Sans-Pouce!
Le bandit, qui se tenait dans la pièce précédente, apparut sur le seuil à cet appel.
—Fend-l'Air est-il toujours là? demanda le métayer.
—Il dort dans l'étable.
—Envoie-le ici.
Le gamin, les yeux encore gros de sommeil, les cheveux pleins de débris de paille, fit bientôt son entrée.
—Connais-tu, à Beaupréau, le citoyen Croutot? demanda le chef.
—Oui, un cadet si petit qu'il pourrait se loger à l'aise dans une niche à chien.
—Tu vas aller lui dire qu'il vienne tout de suite me parler à la métairie.
—Bien! fit le mioche, qui prit son élan pour partir.
Mais Cardeuc l'arrêta au vol.
—Attends donc! dit-il. Si, par hasard, tu voyais Croutot hésiter le moindrement, tu lui diras, en évitant bien d'être écouté par un autre que lui, que tu viens de la part de «cette pauvre Julie qui aimait tant à aller sur l'eau».
—Tiens! fit brusquement Suzanne en entendant ce nom.
—Ah! bah! lâcha le Notaire surpris.
—Qu'est-ce qui vous prend? demanda le métayer, après avoir refermé la porte derrière le gamin parti.
Suzanne venait de se rappeler combien, avec cette même phrase, elle avait rendu le nabot obéissant lorsqu'il refusait d'être le troisième témoin à signer son constat d'identité de comtesse de Méralec.
Elle répondit donc en riant:
—Parmi les notes que tu m'avais remises, Cardeuc, sur les individus que j'étais appelée à voir en jouant mon rôle de comtesse, se trouvait cette phrase concernant Croutot. Je l'ai employée sans en comprendre un seul mot. L'effet a été magique.
—Il a obéi, n'est-ce pas?
—Il est devenu un vrai toutou, dit Suzanne.
Puis, en montrant le Notaire, elle ajouta:
—Mais lui aussi me paraît connaître la phrase, si j'en crois l'étonnement qu'il vient de montrer.
—La phrase, non je ne la connais pas, dit le patriarche; mais cette Julie qu'elle concerne, oui. Il me souvient de cette fille. C'est à cause d'elle que je me suis trouvé en rapport avec Croutot, lors de cette histoire dont je vous parlais tout à l'heure, arrivée il y a deux ans, quand j'étais encore notaire à Paris, à la suite du suicide de M. de Biéleuze.
Et le vieillard, qui aimait à jouer de la langue, demanda:
—Voulez-vous que je vous la conte?
Mais Cardeuc lui montra le jour qui commençait à poindre:
—Plus tard, dit-il. Au plus pressé, mon vieux. Achève ton message pour le général, auquel nous le ferons porter par Sans-Pouce, sur le cheval du courrier.
Le Notaire ne devait pas avoir abjuré toute méfiance à l'égard du nain, car il y eut un accent de résignation dans sa voix quand il reprit la plume, en disant:
—Va pour Croutot, puisque vous y tenez tant.
Et, à la suite de la nomination de Croutot, en remplacement de Meuzelin, il ajouta les diverses instructions qu'avait contenues la dépêche lavée et qui, par leur caractère tout particulier, devaient donner pleine confiance à Labor sur l'authenticité de la missive.
Un quart d'heure après, Sans-Pouce, sur le cheval du malheureux courrier, s'en allait, porteur de la lettre remise dans l'enveloppe dont le large cachet de cire rouge, par les soins du notaire, apparaissait intact.
—Avant une heure, Meuzelin fera laide grimace entre les quatre murs où va l'enfermer le général, s'écria Coupe-et-Tranche éclatant de rire.
Cette certitude n'était pas partagée par Suzanne, qui répéta son appel à la prudence.
—Prends garde, Cardeuc! Je te l'ai dit: Meuzelin est bien adroit, bien retors… Prends garde!
Le patriarche appuya en ajoutant:
—Il faudra en arriver à ma gentille idée de faire fusiller Meuzelin par l'ordre du général. Avec douze bonnes balles dans le ventre, ce garçon-là finirait par nous laisser tranquilles…
Agacé par cette sorte de contradiction, Coupe-et-Tranche s'écria:
—Et comment t'y prendrais-tu pour arriver à faire fusiller l'agent par
Labor?
—Oh! d'une façon bien simple. Le général, n'est-ce pas, est un fort mordeur à la grappe?
—Oui, quand la grappe lui est présentée par une jolie femme.
—Une jolie femme comme madame? dit le Notaire en adressant son plus aimable sourire à Suzanne.
—Sans l'arrivée du policier maudit, j'eusse mené loin ce vaniteux auquel il suffit de se regarder dans une glace pour se donner les violons, dit la courtisane.
—Vous êtes bien certaine que vous auriez un tel empire?
Pour toute réponse, Suzanne se redressa, faisant saillir toutes les richesses de son buste et tenant haut son beau visage auquel ses yeux amoureusement alanguis donnaient un charme irrésistible.
—Bigre! lâcha le Notaire émerveillé. Alors, écoutez mon petit plan.
Il allait parler, quand apparut le gamin Fend-l'Air qui annonça:
—Le Croutot s'est fait d'abord tirer, un peu l'oreille, mais quand j'ai eu débagoulé la fameuse phrase, il m'a dit qu'il serait ici un quart d'heure après moi.
—Bien, décampe! ordonna Cardeuc, congédiant le môme.
Et on attendit.
Mais, au bout de trois heures, Croutot n'avait pas encore paru.
Ce qui rendait difficile cette destruction du brigandage, dont la tâche avait été confiée au général Labor, c'était que, le jour venu, on ne trouvait plus à qui s'attaquer. Un peu avant chaque aurore, les Chauffeurs dont, à de bien rares exceptions, toutes les expéditions étaient nocturnes, s'éparpillaient pour devenir, jusqu'à la nuit prochaine, de bons et naïfs campagnards auxquels on eût donné, comme on le dit, le bon Dieu sans confession.
À cette heure, la métairie, débarrassée des gens qui l'entouraient pendant la nuit, avait retrouvé son apparence tranquille. Sauf les gens employés à l'exploitation, tous bandits du reste, au nombre desquels comptaient Sans-Pouce et Fend-l'Air, on n'eût trouvé à l'intérieur et autour de la ferme aucun visage suspect.
D'une des fenêtres de la salle basse où se tenaient Cardeuc, Suzanne et le Notaire, on apercevait, se déroulant au loin, la route menant de Beaupréau à la Loire, sur laquelle venait se brancher l'avenue, bordée d'ormes séculaires, conduisant au château de la Brivière.
Les trois heures de retard de Croutot faisaient triompher le Notaire, qui n'avait pas caché la méfiance que lui inspirait le nabot.
—N'empêche que votre avorton ne montre pas le bout de son nez, dit-il en riant après un dernier regard jeté sur la route, où ne se voyait poindre au loin nul voyageur arrivant de Beaupréau.
L'impatience rongeait Cardeuc qui courut à la porte de la cour sur laquelle, à gauche, ouvrait un vaste hangar où Sans-Pouce, devenu à la lumière du soleil, un honnête batteur en grange, jouait du fléau à tour de bras.
À la voix de son maître, le coquin quitta son travail et vint rejoindre le métayer.
—Tu as bien remis la dépêche au général?
—En mains propres. Après quoi j'ai filé sans demander mon reste, en disant qu'à mon retour de Nantes, où j'avais aussi une dépêche à porter, je repasserais par la Brivière pour prendre le rapport que le général veut envoyer à Paris.
—Es-tu revenu directement ici?
—Non pas. À bonne distance du château, je me suis posté en observation.
Sans-Pouce venait de lui-même au but que se proposait le métayer, c'est-à-dire de savoir si le général, après lecture de l'ordre, n'avait pas immédiatement envoyé chercher Croutot. S'il en était ainsi, le retard de l'avorton à se rendre à la métairie était expliqué.
—De ton affût as-tu vu sortir quelqu'un du château?
—Une demi-heure après, j'ai vu un hussard qui, au galop, se dirigeait vers Beaupréau.
—C'est cela. Labor envoyait chercher Croutot, pensa le Marcassin.
—Et puis? reprit-il tout haut.
—Et puis, une heure plus tard, j'ai vu revenir le hussard dont le cheval, blanc d'écume, attestait qu'il avait fait diligence.
—Il revenait seul?
—Tout seul.
—Ensuite? fit Cardeuc impatient.
—Alors, comme il faisait grand jour et qu'il y aurait eu imprudence de ma part à rester là plus longtemps, je suis parti après avoir cédé ma place à Fend-l'Air, qui venait d'arriver, menant paître ses moutons. Il a aussitôt installé son troupeau dans un communal voisin et à continué mon guet.
—Fais-lui le signal de revenir, commanda Coupe-et-Tranche.
Ce signal consistait à attacher sur la route, devant la porte de la métairie, une vache qui semblait attendre qu'on la menât aux champs. Dix minutes après, Fend-l'Air rentrait avec ses moutons.
—Ce Croutot, que tu as été prévenir à la fin de la nuit de venir à la métairie, l'as-tu vu entrer au château depuis que tu as remplacé Sans-Pouce? demanda le chef.
—Non, affirma l'affreux gamin.
Alors qu'était donc devenu Croutot, s'il n'était pas au château? Que signifiait ce retard de trois heures quand la fameuse phrase «sur Julie» aurait dû lui donner des ailes?
—Voyons, reprit le métayer inquiet, rappelle tes souvenirs, môme. Il faisait encore pleine nuit quand tu as réveillé Croutot, n'est-ce pas?
—Pleine nuit, oui. Réveillé, non. Attendu que le nain, qui est venu m'ouvrir immédiatement à mon signal, n'aurait pas eu le temps de se vêtir et que je l'ai trouvé habillé de la tête aux pieds.
—À une pareille heure!
—Ou il rentrait ou il allait sortir. J'ai dû le surprendre. La preuve en est qu'il a fait un nez long d'une aune, lorsque je lui ai transmis votre ordre. Ça le contrariait fort, et c'est en sentant qu'il allait regimber que je lui ai débité votre phrase qui, aussitôt, a versé de l'huile sur sa raideur. Il a un peu pâli, puis après une bien courte hésitation, il m'a dit de venir annoncer qu'il me suivait.
Cardeuc avait paisiblement écouté en cherchant à découvrir ce qui en était. Est-ce que le nabot, avant de se rendre à la métairie, ne serait pas d'abord allé à cet endroit inconnu pour lequel, de si bon matin, il allait partir quand la visite de Fend-l'Air l'avait surpris?
Quel était cet endroit?
Croutot avait-il été s'y cacher pour ne pas obéir à l'ordre? Ou bien, une fois entré en cet endroit, quelque cause imprévue l'avait-elle empêché d'en sortir? Un fait était bien évident. C'était que, derrière le gamin, Croutot avait quitté son domicile où le hussard expédié par le général Labor, avait trouvé visage de bois.
—Retourne à ton pâturage et guette bien si notre homme n'arrive pas au château. Vite, tu viendras m'en avertir, commanda Coupe-et-Tranche au jeune vaurien.
—Ah! à propos, fit le gamin, il se passe du nouveau au château.
—Quoi donc?
—Tout à l'heure, quand vous m'avez rappelé, j'ai vu par la grille d'honneur, tous les hussards rassemblés dans la grande cour, en selle et sabre au poing.
—Sans doute qu'ils allaient passer l'inspection du général, supposa
Cardeuc, qui se préoccupait surtout de la disparition de Croutot.
Et il rentra dans la salle où il ne trouva plus que le Notaire. Suzanne, excédée de fatigue, avait été se jeter sur le lit d'une chambre voisine.
—Eh bien, ce Croutot? demanda le patriarche toujours narquois.
—Il a dû lui arriver quelque fâcheuse aventure à laquelle il ne s'attendait pas, expliqua Cardeuc.
Croire que l'absence de l'avorton était involontaire n'était pas le fait du patriarche, qui le flairait véreux en diable.
—Avec votre idée d'employer ce polichinelle, j'ai bien peur, Cardeuc, que notre affaire s'en aille en brouet d'andouille.
Il devait y avoir une vieille rancune qui couvait dans le cerveau du patriarche, car il ajouta avec un rire méchant:
—Il a pourtant son prix, ce Croutot!
—Enfin! tu lui rends donc justice! s'écria Cardeuc, se trompant au sens de la phrase.
—Oh! fit le vieillard railleur, je n'ai jamais refusé d'avouer que le nain vaut ses cent mille écus au bas mot.
Pour Cardeuc, le nabot était un garçon qui vivait chichement de quelques économies faites au temps où il était en condition et qui l'auraient laissé quelque peu sur la paille, s'il n'avait complété ses ressources avec ce que lui rapportait son affiliation à la bande à laquelle, en sa qualité de franc, il avait indiqué de bons coups.
Le chef haussa donc les épaules.
—Croutot valant ses cent mille écus! Où vas-tu pêcher cela? fit-il en riant.
—Oui, cent mille écus, appuya le Notaire, et je ne jurerais pas qu'avec un bon feu sous les pieds et en employant ce jeu de la fourchette dont cette nuit, on s'est servi avec le courrier, Croutot n'arriverait point à augmenter le chiffre de quarante à cinquante mille livres.
—Tu radotes, vieux! fit Coupe-et-Tranche toujours incrédule.
Le Notaire regarda le métayer et quand il se fut assuré de sa sincérité, il demanda avec surprise:
—Ah çà! qu'entendez-vous donc avec votre histoire de la Julie «qui aimait tant à aller sur l'eau», avec laquelle vous prétendez faire marcher Croutot?
—Ne m'as-tu pas affirmé la connaître du temps où tu étais notaire?
—Oui, oui, mais dites toujours.
—Julie était la maîtresse de Croutot, commença Cardeuc.
—Première erreur, dit le patriarche en remuant la tête. Jamais Julie n'a appartenu à ce singe manqué… Mais admettons-le. Après?
—Un beau jour, il s'en est débarrassé en la jetant à l'eau, parce qu'il en avait assez.
Le patriarche avait toujours branlé la tête avec un sourire moqueur.
—Et ensuite? insista-t-il.
—C'est tout… Trouves-tu donc que ce passé de Croutot, que je connais, ne soit pas suffisant pour le faire obéir?
Le vieillard se renversa sur son siège en se pâmant de rire. Au milieu des spasmes de cette gaieté il parvint à bégayer:
—Et dire que voilà comment on écrit l'histoire! Enfin, redevenu sérieux:
—Vous ignorez donc ce que cette noyade a rapporté à Croutot?
Avant que Cardeuc pût lui répondre, il reprit:
—Je vais vous conter la véritable histoire de Julie, car, comme je vous l'ai dit, elle date du temps où j'étais notaire.
Mais il était écrit que le patriarche ne conterait rien. À cet instant éclata une sonnerie militaire qui, avec Cardeuc, le fit courir à la fenêtre.
De l'avenue du château sortaient, trompettes sonnant, les hussards du général qui, au milieu de ses officiers, marchait en tête du premier des deux escadrons.
—Quelque promenade militaire, sans doute, pour dégourdir les chevaux, avança le métayer au Notaire qui, tout soucieux, regardait s'approcher les cavaliers.
—Non, fit le vieillard.
Tout à coup il éclate de rire en s'écriant:
—J'y suis! Ah! ma foi! nous avons plus de chance que d'honnêtes gens!… Bon! voilà le bouquet!!!
Cette dernière exclamation lui était arrachée par la vue du général. Labor venait de sortir du rang et, laissant ses hussards continuer leur route, il avait mis son cheval au trot et piquait droit sur la métairie.
—Si Meuzelin n'est pas fusillé avant ce soir, c'est que nous n'aurons été que de francs imbéciles, déclara le Notaire.
Le métayer, faute d'avoir encore rien deviné, ne partageait pas l'assurance joviale du Notaire.
—Que peut signifier cette sortie des hussards? dit-il avec une inquiétude réelle dans la voix.
—Sortie qui n'aura pas de rentrée au château, car les escadrons abandonnent la Brivière pour retourner à leur campement d'Ingrande, affirma le Notaire.
—Pourquoi? fit Cardeuc en cherchant à comprendre.
—Mais parce que notre fausse dépêche a porté coup et qu'à cette heure Meuzelin, ou plutôt le comte de Méralec, doit, suivant l'ordre, être enfermé en son cachot. Tant qu'il fallait surveiller le comte allant et venant où bon lui semblait dans le château, les hussards étaient nécessaires pour le garder dans la Brivière. À présent que le prisonnier est sous clef, les escadrons, sauf quelques hommes de surveillance, ne sont plus utiles et le général les renvoie à Ingrande.
—Mais alors, nous allons pouvoir entrer au château, dit vivement
Coupe-et-Tranche.
—Comme dans du beurre.
—Et aller étrangler Meuzelin dans son cachot. Morte la bête, mort le venin, grogna joyeusement Cardeuc à la pensée d'être débarrassée de son ennemi.
—Heu! heu! ricana le patriarche; étrangler, certes, le moyen est bon, mais, avant de l'employer, il faudrait savoir deux choses.
—Lesquelles?
—D'abord, ce qu'est devenu notre introuvable Croutot.
—Et ensuite?
—Connaître ce que vient faire ici celui qui nous arrive.
Ce disant, le vieillard montrait du doigt le général Labor se rapprochant de la métairie.
Le général avait grand air à cheval. Haut de buste, bien campé en selle, il semblait avoir hâte d'atteindre vite la métairie, car, à mi-chemin, il avait piqué de l'éperon pour activer l'allure de sa bête.
Ce fut ce redoublement de vitesse qui fit demander par le métayer anxieux:
—Vient-il en ennemi?
—En tout cas, il vient seul, appuya le Notaire. S'il lui prend la fantaisie d'aboyer, nous sommes assez de monde à la ferme pour le prier de se taire.
Et cette bonne canaille de Notaire se frotta les mains en disant tout guilleret:
—Eh! eh! ce serait un joli coup de dé à jouer que de garder le général comme otage.
Avec Coupe-et-Tranche, pareil avis ne tombait pas dans l'oreille d'un sourd.
—Alors, jouons la partie.
Le Notaire aurait dû être flatté de voir son idée si bien accueillie. Il branla pourtant la tête avec hésitation et lâcha.
—Oui, mais…
—Mais quoi? fit le métayer étonné de sa reculade.
—Il faudrait, avant tout, savoir ce qu'est devenu Croutot, dit lentement le patriarche.
—Décidément, tu n'as pas l'avorton en odeur de sainteté, débita moqueusement le Marcassin, toujours incrédule à cette méfiance persistante.
Le général approchait. Le temps n'était pas aux longs discours.
—Qui vivra verra! débita le patriarche.
Au lieu d'attendre le danger, mieux valait marcher bravement à sa rencontre.
—Je vais aller recevoir le général à la porte, proposa le métayer. À ses premières paroles je saurai de quoi il retourne. Sans-Pouce et les gars de la ferme sont dans les communs. À mon premier appel, ils m'aideront à m'emparer de Labor.
Mais le Notaire l'arrêta en disant:
—Moi, je ferais mieux.
—Quoi donc?
—Un glouton de jolies femmes, ce Labor, pas vrai? fit le Notaire en souriant.
—Sans sa passion pour le cotillon, nous n'aurions pas de pire ennemi.
—Eh bien, moi, je le ferais recevoir par celle qui est là, dit le patriarche en montrant la chambre où dormait Suzanne.
L'idée séduisit immédiatement Coupe-et-Tranche qui, tout aussitôt, changea de direction en disant:
—Je vais l'éveiller.
Encore une fois, le vieillard l'arrêta.
—À quoi bon? fit-il. Elle est bien belle, la Suzanne, lorsqu'elle est éveillée; mais elle doit être dix fois plus séduisante quand elle dort.
—Mais si nous ne l'éveillons pas, il nous faut recevoir nous-mêmes le général, objecta le métayer.
—Nullement. Que le général ne trouve personne ici, et je parie qu'en bon chien de chasse qu'il est, il flairera le gibier et ira tout droit à son gîte.
—Et nous?
—Nous? Nous nous enfermerons dans ma chambre d'où peut s'entendre tout ce qui se dit dans la pièce voisine, proposa le patriarche.
Il fallait se décider, car Labor venait d'entrer dans la cour de la métairie où retentit sa voix, qui criait:
—Eh! là-bas, le batteur en grange! viens tenir mon cheval.
L'appel avait été adressé à Sans-Pouce, car ce fut lui qui répondit tout empressé:
—Voici, citoyen général.
Après un petit temps, pendant lequel, sans doute, Labor avait mis pied à terre, il reprit:
—Trouverai-je, à la métairie, ton maître Cardeuc, ce loyal serviteur de madame de Méralec?
En plus de la phrase, la voix sonore du général était calme, presque affectueuse, prouvant qu'il ne se présentait nullement en ennemi.
—Oui, citoyen général, notre maître est à la ferme. Tenez, vous voyez cette porte? Vous allez le trouver là, indiqua l'organe obséquieux de Sans-Pouce.
Aussitôt résonna sur la pierraille de la cour le bruit des grosses bottes, munies d'éperons, du général qui arrivait.
—Il ne sait encore rien du tout. Meuzelin n'a pas parlé. Je vais recevoir moi-même Labor, dit au Notaire Cardeuc tranquillisé.
—Vous avez tort. Vous ratez là une belle balle à jouer. Au fond, ça vous regarde. À le mettre devant Suzanne, nous nous réservions toujours la ressource d'apparaître si besoin en était… Soit, puisque vous le voulez, débita le vieillard d'un ton sec.
Il y avait dans la voix du patriarche un tel accent qui sonnait l'alarme que Cardeuc céda.
—Allons dans ta chambre, dit-il.
Il était temps. À peine venaient-ils de disparaître que le général entrait dans la salle.
Plaqué derrière sa porte qu'il avait fermée à clé pour le cas où Labor aurait eu la fantaisie de l'ouvrir, le Notaire, l'oeil appliqué à un petit trou du panneau, observait le visiteur dont, tout bas, il relatait chaque fait ou geste à Cardeuc.
Le soldat s'était d'abord étonné de ne trouver personne là où il lui avait été annoncé qu'il rencontrerait le métayer. Pensant qu'après une absence momentanée, le maître de la maison ne tarderait pas à paraître, Labor, en examinant chaque détail de l'ameublement grossier, se mit à arpenter la salle d'un pas lourd qui faisait sonner ses éperons.
—Oh! oh! Je crois bien que notre chien a éventé son gibier, chuchota le patriarche dont tout le corps frissonnait du rire qu'il était contraint d'étouffer.
En effet, le général venait d'arrêter tout net sa promenade à certain bruit que son oreille, des plus fines, lui avait révélé.
Un souffle, doux et régulier, se faisait entendre dans la pièce voisine. Il n'y avait pas à se tromper sur la nature de ce souffle. C'était bien la respiration d'une personne qui dort.
—Sacrebleu! pensa Labor, est-ce que pendant que je l'attends ici,
Cardeuc serait à faire un somme dans la pièce à côté?
Pour mieux s'assurer de son fait, il s'approcha de la porte derrière laquelle reposait Suzanne.
À coup sûr, quelqu'un dormait là.
Mais comme il se pouvait que ce ne fût pas Cardeuc, à qui il avait affaire, Labor, pour ne pas réveiller un étranger, fit bien doucement tourner le pêne de la serrure, poussa la porte et regarda.
Il eut un tressaut de surprise énorme.
—Madame de Méralec!!! murmura-t-il, l'oeil enflammé, tout pantelant du brusque désir qui venait de lui incendier le cerveau.
Il se retourna, l'oreille tendue. Nul bruit ne se faisait entendre au dehors qui attestât l'arrivée de quelqu'un. Il était bien seul.
—Il se peut que Cardeuc ne vienne pas, dit-il.
Et, rassuré après avoir encore écouté, le soudard libertin se glissa dans la chambre dont, derrière lui, il referma la porte et poussa le verrou.
—Ah! voici notre chien entré sous bois, annonça en même temps le patriarche à Coupe-et-Tranche.
—Plus moyen de rien voir, dit le métayer en pensant que le trou, occupé par le vieillard, n'espionnait que la salle que venait de quitter Labor.
Le Notaire était un de ces hommes prudents, sans cesse sur le qui-vive, toujours parés à tout et que, bien rarement, on peut trouver sans vert.
—Une souris qui n'a qu'un trou est bientôt prise, dit-il.
Il laissa son observatoire. Sur la pointe du pied, il gagna l'autre paroi de la chambre, d'où il tira une chevillette qui bouchait un nouveau trou. Celui-là donnait dans la chambre de la belle dormeuse.
Quand la courtisane avait précipité sa fuite du château pour échapper à Meuzelin, elle n'était vêtue que d'un léger peignoir. Dans les mouvements de son sommeil, ce vêtement s'était entr'ouvert, laissant exposée au regard une gorge moulée, resplendissante de blancheur.
—Notre chien est en arrêt, souffla le Notaire qui, par son second judas, voyait le général, le regard ardent, penché sur la couche où reposait Suzanne.
IX
Pour la plus grande clarté de notre récit, nous laisserons, bien momentanément, le général contemplant d'un regard enflammé la courtisane endormie, et nous retournerons au château de la Brivière.
Après le départ de Labor qui, au lieu de le faire enfermer, ainsi que la fausse dépêche l'ordonnait, s'était contenté de le garder prisonnier sur parole, Meuzelin, quand il s'était trouvé réuni à Vasseur et à Fil-à-Beurre, avait eu grandement raison de leur dire:
—Ça se corse pour nous, mes amis. Nous n'avons jamais été si près d'être sciés entre deux planches.
Il allait leur expliquer tout le danger dont les menaçait ce faux message, auquel le général s'était niaisement laissé prendre, quand Vasseur, avec l'égoïsme de l'amoureux qui ne pensait qu'à Gervaise, l'avait interrompu, en montrant la porte secrète, par ce rappel:
—Si nous nous occupions d'abord du Beau-François?
Oui, du Beau-François qu'à l'arrivée du général on s'était hâté de refourrer, bien et dûment ficelé, dans la cachette; du coquin qui avait dit savoir où était Gervaise, et s'était fait fort de la rendre contre les mille écus offerts par Vasseur qui, en plus, lui promettait la liberté.
—C'est vrai! dit Meuzelin, j'avais oublié le sacripant qui nous attend dans son trou.
Et, suivi du lieutenant et de Barnabé, il marcha vers l'issue dérobée.
Comme il allait faire jouer le ressort, un fracas de trompettes, éclatant dans la cour du château, les fit, tous trois, courir à une fenêtre.
À la vue des escadrons en ligne et du général qui montait en selle pour se mettre à leur tête, Meuzelin comprit ce qui en était.
—Ça se corse de plus en plus! dit-il.
—Qu'est-ce donc? demanda Fil-à-Beurre.
—Il y a, mon brave Barnabé, que le général, me laissant ici prisonnier sur parole, trouve que ses soldats n'ont plus besoin de garder le château et qu'il les emmène où il sait les employer plus utilement.
—De sorte que? fit l'échalas.
—De sorte que, continua Meuzelin, le château n'étant plus gardé,
Coupe-et-Tranche et sa bande vont avant peu nous y rendre visite.
—Bah! nous sommes cinq! fit insoucieusement l'échalas.
—Et eux seront cent, appuya Meuzelin.
Si Barnabé ne répliqua pas, ce fut qu'à ce moment, le général, qui avait levé les yeux, venait d'apercevoir Meuzelin à la fenêtre.
—Vous voyez que je me fie à la parole donnée, monsieur le comte de
Méralec, cria-t-il.
Après un salut de la main, il mit son cheval en marche. Derrière lui, les escadrons s'ébranlèrent.
—Dire que, pour une pauvre fois que le plumet a fait preuve d'esprit, la fatalité veut qu'elle devienne une bêtise! débita Fil-à-Beurre.
Puis, soudainement, il s'écria:
—J'y pense! nous sommes sans armes!
—Oh! non, dit Meuzelin; dans nos bagages, arrivés hier avec nous, j'ai apporté tout un arsenal. Lambert et Fichet ne vont avoir qu'à ouvrir une des caisses déposées dans le vestibule.
On quitta la fenêtre pour aller montrer aux deux gendarmes la caisse dont ils avaient à tirer les armes.
Bien que le soin de pourvoir à la défense fût des plus urgents, il n'en semblait pas ainsi à l'amoureux lieutenant qui, plusieurs fois déjà, avait répété:
—Le Beau-François!
Meuzelin tendit d'abord l'oreille. On entendait encore claquer, au loin sur le pavé, les fers des chevaux qui s'éloignaient.
—Nous avons bien une heure devant nous avant que les bandits grouillent ici, pensa-t-il.
Alors, prenant pitié de l'angoisse de Vasseur touchant le sort de
Gervaise, il s'écria:
—Allons tirer le géant de son trou.
—Où l'humidité doit l'avoir raccorni, ajouta Fil-à-Beurre en suivant le lieutenant et Meuzelin.
Cette fois, Meuzelin posa le pied sur l'endroit du parquet qui cachait le ressort et fit la pesée.
La porte tourna aussitôt silencieusement sur ses gonds et les compagnons s'avancèrent, en se courbant, pour soulever le prisonnier que ses liens forçaient de rester couché.
Mais, au lieu d'achever l'enlèvement, ils se redressèrent brusquement, chacun d'eux poussant un cri de surprise.
Et il y avait vraiment de quoi.
En admettant, comme Fil-à-Beurre l'avait dit en plaisantant, que l'humidité du souterrain eût raccorni le Beau-François, il fallait avouer qu'elle avait fait prompte et grande besogne; car les trois hommes, à la place de l'immense corps du colosse qu'ils s'apprêtaient à relever, n'avaient vu à terre qu'un corps rabougri, dont la taille ne dépassait pas le tiers de celle du Beau-François.
Lié, comme l'avait été le géant, avec les embrasses en soie des rideaux du boudoir, le prisonnier avait, de plus, la tête couverte d'un mouchoir d'où s'échappaient de sourds et douloureux gloussements, qui prouvaient qu'à la précaution du mouchoir on avait ajouté celle d'un bâillon.
—Que signifie ce sapajou au lieu d'un éléphant? dit Meuzelin qui n'admettait pas un tel phénomène d'humidité.
Dans la demi-obscurité du renfoncement, il était impossible de bien se rendre compte de la métamorphose. Le corps fut donc tiré de la cachette et apporté dans le boudoir.
Quand Barnabé eut retiré le mouchoir qui entourait la tête, on vit une face, aux yeux démesurément ouverts et congestionnés, au teint d'un rouge violacé, et dont la bouche béante contenait un second mouchoir qui y avait été enfoncé en tampon.
L'homme était à demi étouffé par ce bâillon dont ses liens ne lui permettaient pas de se délivrer.
Bien visiblement, ce n'était pas le Beau-François; mais quel était cette grenouille substituée à un boeuf? Dans leur étonnement, les compagnons restaient à dévisager la trouvaille sans penser à lui retirer le mouchoir de la bouche.
—Je ne le connais pas, dit le policier.
—Ni moi non plus, avoua Barnabé.
Quant à Vasseur, après avoir fixé le marmouset en homme qui interroge sa mémoire, il finit par s'écrier:
—Où donc l'ai-je déjà vu?
—C'est ce qu'il va probablement vous apprendre lui-même, quand il pourra parler, dit l'échalas en avançant la main pour retirer le bâillon.
Il touchait déjà le mouchoir quand, tout à coup, dans la lingerie, se fit entendre une voix qui disait avec l'accent de la surprise la plus profonde:
—Comment! Personne! Solitude complète! On ne déjeune donc pas aujourd'hui?
Au son de cette voix, qui annonçait l'approche d'un témoin, il y eut chez les trois compagnons, sans qu'ils s'en rendissent compte, un mouvement spontané qui leur fit enlever brusquement le mirmidon et, sans plus de précaution que s'il eût été un paquet de linge sale, ils le rejetèrent dans la cachette et refermèrent prestement la porte.
L'homme qui avait parlé entra.
C'était le pique-assiette Pitard.
La veille et l'avant-veille, l'ogre avait bâfré au château et, ne voyant pas de raison pour renoncer à une habitude prise, il revenait à l'heure du déjeuner pour donner son coup de fourchette. Complètement ignorant de ce qui s'était passé à la Brivière depuis la veille où, à lui seul, il avait engouffré le dîner de trois personnes, l'affamé s'était senti alarmé, en traversant la salle à manger, de ne pas voir le couvert dressé. Connaissant les êtres de la maison, il s'était dirigé vers la lingerie où il comptait trouver Gervaise devant sa table à ouvrage. Par elle, il espérait être renseigné sur cette circonstance inquiétante que ses narines, qu'il tendait béantes à tous les vents, n'étaient chatouillées par aucun fumet de cuisine.
N'ayant trouvé personne dans la lingerie, Pitard était entré dans le boudoir.
À la vue de ces trois hommes, de lui inconnus, la figure de Pitard, qui aurait dû tout au moins s'étonner, s'épanouit joyeusement. Ce ne pouvait être que trois invités de la comtesse. Or, trois invités faisaient supposer un déjeuner plus plantureux, plus riche en plats fins… bref, un excédent de cuisine qui avait nécessité ce retard à se mettre à table.
À défaut de la maîtresse de la maison qui le présentât à ces convives avec qui il allait jouer des mâchoires, le goinfre résolut de faire lui-même sa propre présentation.
Il salua, en disant de sa voix aimable:
—Pitard, citoyens! Pitard, pour vous servir, s'il en était capable.
—Pitard! répéta vivement Vasseur à ce nom que, subitement, lui rappela sa mémoire.
Et, par un étrange phénomène, cette mémoire qui, tout à l'heure, se montrait rebelle au sujet du pygmée bâillonné, lui rappela bien net en quelle circonstance il avait entendu ce nom de Pitard. N'était-il pas le seul, lorsqu'il avait fait le voyage à Paris pour consulter un grand médecin sur son appétit extraordinaire, le seul que le vicomte de Biéleuze, abandonné par ses parents, avait vu venir de Beaupréau et s'asseoir à sa table?
Or, qui lui avait dit cela? De qui tenait-il ce renseignement? C'était du domestique du vicomte; alors que, devant le cadavre de M. de Biéleuze, il l'interrogeait sur les parents du suicidé, qu'il fallait prévenir du trépas… Et, dans son souvenir, il revit ce domestique qui était tout petit… Et aussi son souvenir lui rappela qu'il se nommait Croutot.
Alors, dans la mémoire du lieutenant, la lumière se fit subitement. Du passé, elle alla au présent, c'est-à-dire à ce petit homme bâillonné.
Sans penser à la présence du pique-assiette, Vasseur s'écria vivement:
—Croutot! le nain de tout à l'heure s'appelle Croutot!!!
—Croutot! fit en tressaillant Meuzelin, qui connaissait à fond l'histoire du nabot sans l'avoir jamais vu.
Quant à Pitard, persévérant dans son erreur, il demanda:
—Mon ami Croutot est donc des convives de notre déjeuner de ce matin?
—Est-ce que vous venez ici pour déjeuner? fit Fil-à-Beurre un peu ébahi de l'erreur du glouton.
Pitard fut empêché de répondre par l'entrée de Fichet, porteur d'une brassée de carabines qu'il déposa dans un coin en disant:
—Que c'est les ustensiles pour se récréer.
Fil-à-Beurre prit une de ces carabines et la glissa dans la main du goulu.
—Si vous êtes venu pour déjeuner, voici votre fourchette, lui dit-il.
En recevant ce nouveau genre de fourchette, Pitard, ses deux mains crispées sur le canon de la carabine, promena de l'un à l'autre des compagnons un regard hébété, accompagné d'un rire niais. Il n'y comprenait rien; mais cette arme, qu'on lui offrait si inopportunément, troublait quelque peu sa conviction intime qu'on allait se mettre à table.
—Savez-vous manier cette fourchette-là? demanda Fil-à-Beurre, gardant son sérieux devant la mine effarée du goinfre désappointé.
—Non, non, pas du tout. Jamais je n'ai touché un fusil, avoua Pitard.
—Vous n'aimez donc pas le gibier?
—Oh! si, si… mais tout cuit, confessa le glouton.
Au fond, peu importait à l'échalas l'adresse de Pitard. L'homme était venu se fourvoyer parmi eux, et il l'enrôlait de force pour faire nombre en cas d'attaque des bandits. Un fusil de plus, si maladroit qu'il fût, pouvait en imposer aux assaillants.
—Vous n'avez jamais fait feu? insista Barnabé.
—Au grand jamais!
L'échalas ouvrit une fenêtre du boudoir donnant sur le parc.
—Il y a commencement à tout, dit-il. Voyons. Essayez-vous. Tirez par là, droit devant vous.
—Pourquoi?
—Pour vous ouvrir l'appétit, débita sérieusement Fil-à-Beurre, qui voulait le familiariser un peu avec le maniement de l'arme.
Pitard savait qu'il existait des boissons pour ouvrir l'appétit, mais il n'avait jamais entendu dire qu'un coup de fusil jouissait d'une propriété apéritive. Et puis, il n'avait pas besoin de s'ouvrir l'appétit. Il était plus qu'ouvert, il était béant.
—Allez donc! commanda Barnabé avec un tel accent impérieux que le pique-assiette, effrayé, dut s'exécuter.
Il épaula au hasard dans la direction des premiers taillis du parc, ferma les yeux et, en tremblant de tous ses membres, déchargea sa carabine.
À la grande surprise des compagnons, un cri de douleur répondit au coup de feu et le taillis qu'avait troué la balle s'agita violemment, sans pourtant laisser rien apparaître derrière son feuillage.
De tous, Pitard était le plus ébahi.
—Je n'ai visé aucun but et j'avais les yeux fermés, bégaya-t-il.
—Vous n'en êtes que plus adroit! Mes compliments sincères! déclara
Fil-à-Beurre.
Restait à savoir quel individu la balle avait touché dans le taillis, qui avait repris son immobilité. Peut-être y avait-il eu mort d'homme?
—C'était sans doute un espion qui nous surveillait en attendant l'arrivée de Coupe-et-Tranche et des siens, avança Vasseur qui, pour savoir à quoi s'en tenir, envoya Lambert et Fichet inspecter les taillis.
Il s'ensuivit un silence pendant lequel le bâfreur, qui s'était laissé tomber sur une chaise après son coup de feu, formula, en geignant, l'angoisse qui l'agitait au sujet du mort ou du blessé.
—Si c'était le cuisinier du château!!!
Après un pareil malheur, Pitard frémissait de la crainte qu'on ne déjeunât pas!
Cependant Lambert et Fichet, la carabine au poing, avaient gagné le taillis, dans lequel ils entrèrent. Les trois compagnons attendirent, silencieux, à la fenêtre, le retour des soldats. Ceux-ci reparurent bientôt indiquant, par leurs gestes, qu'ils avaient, par prudence, renoncé à poursuivre leur recherche trop avant sous le couvert du bois, qui pouvait cacher de nombreux ennemis à l'affût.
Quand ils eurent rejoint les amis, Lambert annonça avoir trouvé, à l'endroit indiqué, des feuilles mortes maculées de sang; mais de blessé ou de mort, point.
À quoi Fichet ajouta:
—Que, sans dubitation, l'incognito il aurait été écorné assez amicalement par la balle pour qu'il saurait pu se substerfuger avec céléritude sans qu'il aurait sollicité son reste.
Il fallait promptement prendre un parti.
Sa parole de «comte de Méralec» de ne pas quitter le château, donnée au général, n'engageait guère Meuzelin. Mais, après être sorti du château, où irait-on, en plein jour, en rase campagne, et rien qu'à cinq… car Pitard ne pouvait compter. L'espion qu'on avait blessé devait avoir prévenu ses complices et en admettant que la bande reculât, suivant son habitude, devant une attaque en plein jour, les environs devaient être surveillés. Derrière chaque haie et chaque talus, il était à craindre que fussent embusqués des bandits dont le coup de fusil, un à un, les abattrait tous les cinq.
Quant à rester sur place et, à cinq, défendre l'immense château, il n'y fallait pas prétendre.
Le mieux était donc d'attendre la nuit dont l'obscurité faciliterait une évasion; mais l'attendre sur le qui-vive et en position de le défendre avec quelque succès si Coupe-et-Tranche se risquait à attaquer en plein jour.
Où trouveraient-ils ce poste, ou plutôt cette tanière, dans laquelle ils se tiendraient tapis jusqu'à la nuit? Ils allaient la chercher dans les communs du château, voire le pigeonnier dont la tour permettait au regard une surveillance circulaire. De là on pouvait faire feu autour de soi.
Le pigeonnier séduisait Fichet qui, pour appuyer le choix, fit cette observation:
—Que, sans compter l'occurrence où le siège qu'il s'allongerait, les pigeons ils nous viendraient dans les mâchoires à l'heure ous'que la faim elle obtempérerait à une satisfaction.
C'était vrai. On pouvait avoir a soutenir un siège qui se prolongerait et il fallait pourvoir aux vivres. Lambert et Fichet allaient donc visiter les offices du château et ils feraient rafle de tout ce qui pouvait se mettre sous la dent.
De tout ce conciliabule, tenu à voix basse, Pitard n'avait pas entendu un mot: il était trop douloureusement occupé à écouter les gémissements de son estomac, qui hurlait famine.
—Oui, pensons aux vivres, dit alors Meuzelin tout haut, en expédiant les deux gendarmes aux provisions.
À ces mots, Pitard se redressa, la figure rutilante de joie, et, toujours sous l'empire de son illusion, il s'écria:
—Enfin, on va passer dans la salle à manger!!!
Puis, un souvenir lui revenant:
—Est-ce que vous n'avez pas parlé de mon ami, le citoyen Croutot, qui doit être des convives du déjeuner? demanda-t-il.
Le nom de Croutot éclata comme une bombe devant les compagnons. Le sentiment du danger terrible qui, tout à coup, était venu planer sur eux, puis l'incident de l'homme blessé par le coup de fusil de l'ogre leur avait momentanément fait oublier Croutot.
—Si on lui faisait prendre un peu l'air? proposa Barnabé, ne pensant plus à la présence de Pitard.
Mais Meuzelin y songea à temps. D'un coup d'oeil, il commanda la prudence à Vasseur et à l'échalas, puis, en s'adressant au pique-assiette:
—Ah! fit-il, Croutot est de vos amis?
Pitard se reprit en faisant la moue:
—Mon ami, n'est pas précisément le mot. J'entendais dire que je le connais depuis longtemps.
Sa mémoire du passé fournit à Vasseur cette question:
—Sans doute du temps où Croutot était domestique de ce vicomte de Biéleuze chez lequel, lors de votre voyage à Paris pour consulter un médecin sur votre appétit, vous alliez si souvent dîner?
—Oh! non. Ma connaissance avec Croutot remonte plus haut. Elle date d'un voyage à Paris que j'avais fait avant celui dont vous parlez.
—Alors Croutot n'était pas encore au service du vicomte de Biéleuze? reprit Vasseur.
Cette fois, Pitard eut un petit sourire de dédain en répondant:
—Non. Il exerçait un autre emploi.
Le sourire avait intrigué Meuzelin, qui demanda:
—Quel emploi?
L'emploi en question ne devait pas être du goût de l'ogre, car il y eut dans sa voix une intonation de mépris quand il fit cette réponse étrange:
—Croutot était Ange gardien chez un notaire à trente sous.
Et, en secouant la tête, il ajouta:
—Une canaille numéro un, ce notaire, du nom de Taugencel, qui, plus tard, a été condamné au bagne.
Croutot n'était pas là pour l'entendre, et Pitard était en veine de franchise. Cela fit qu'il termina par cet aveu:
—Notaire et Ange gardien, du reste, se valaient. Les deux faisaient la paire.
—Ah! le Croutot est un gredin? appuya le policier.
Pendant qu'il était en train, il n'en coûta pas plus à Pitard de répondre:
—La perle des gredins!
Après cette révélation sur la manière dont il appréciait Croutot, on pouvait se risquer avec Pitard. Aussi le policier tendit le doigt vers la boiserie du boudoir en disant:
—Elle est là, cette perle des gredins.
À voir lui indiquer cette boiserie où nulle apparence de porte n'était visible, le pique-assiette aurait dû montrer quelque étonnement. Il n'en fut rien pourtant. D'une voix rieuse, il reprit:
—Ah! bah! il est dans le souterrain?
Les trois compagnons le regardèrent, stupéfaits par la phrase.
—Vous savez donc qu'il existe là l'entrée d'un souterrain? fit Vasseur.
—Oh! il y a belle lurette que cette porte me fut ouverte, pour la première fois, par la personne qui m'a fait apprendre tous les tours et détours de ce long souterrain, débita l'ogre d'une voix devenue triste.
Et, se tournant vers Vasseur, il continua:
—Je le connais si bien, qu'un jour, de mémoire, j'en ai dessiné un plan pour ce même vicomte de Biéleuze, dont vous parliez tout à l'heure.
Le lieutenant tressaillit à ces mots. Ce plan était-il celui qu'il avait trouvé dans les papiers du vicomte, lorsqu'il y cherchait quelque note qui le mît sur la trace de cette Julie, à qui Biéleuze avait adressé la lettre qui avait si étrangement disparu; plan qui, en tête, portait tracé le nom de Julie?
D'une main fébrile, Vasseur prit son portefeuille dans lequel, depuis cette époque, il avait gardé le papier. Il en tira le plan et le présenta à Pitard, en demandant:
—Est-ce celui-ci?
—Oui, fit l'ogre à première vue.
—Alors que signifie cette petite croix placée dans un des nombreux carrés? demanda curieusement Vasseur.
Pitard secoua négativement la tête.
—Ça, dit-il, c'est le secret d'un autre. Sur ma conscience d'honnête homme, je ne puis le révéler.
En affirmant sur sa conscience la voix de Pitard s'était accentuée tellement loyale, que Meuzelin et ses compagnons se sentirent pris d'un intérêt profond pour ce brave homme qu'ils allaient embarquer, sans qu'il s'en doutât, en leur périlleuse aventure.
Le policier lui saisit la main et, spontanément, bien convaincu qu'il pouvait user de franchise avec celui qu'il jugeait incapable de le trahir, il dit à l'ogre:
—En deux mots, Pitard, voici en quelle passe nous sommes.
Puis, après s'être fait connaître, lui et Vasseur, il raconta brièvement au glouton par suite de quels événements ils avaient été conduits en cette situation d'avoir bientôt à défendre leur vie contre les bandits qui allaient venir.
—L'épaisse tour du pigeonnier, bien isolée, nous permettra de soutenir un siège en règle, ajouta-t-il.
Et, sur ce, le policier secoua la main du pique-assiette, en disant pour terminer:
—Ainsi donc, citoyen Pitard, pendant qu'il est encore temps, détalez vite pour n'être pas pris dans la bagarre.
Loin de profiter de l'avis, le pique-assiette était resté sur place et réfléchissant. Après un court silence, il demanda:
—Au lieu du pigeonnier où toute retraite serait coupée, pourquoi pas là?
Et il montra la porte secrète.
—Mais, fit Vasseur, parce que d'autres, mieux que nous, connaissent ces souterrains où ils nous traqueraient trop facilement.
—Mieux que vous, oui; mais pas mieux que moi, dit Pitard en souriant. J'y connais une cachette où je défierais bien tous les bandits de nous dénicher.
—Nous dénicher, répéta Barnabé en appuyant sur le «nous». Est-ce que, citoyen Pitard, vous tenez vraiment à être de la fête?
—Pourquoi pas! Je n'ai rien à faire; ce serait une façon de me distraire. Je suis de ces badauds qui suivent la foule, dit tranquillement l'ogre.
Puis, avec un sourire, il ajouta:
—Pourvu qu'on me nourrisse… et j'avoue que c'est une rude tâche pour qui l'entreprend!
Il achevait, quand Lambert et Fichet reparurent, chacun porteur d'une manne pleine de victuailles. Leur chasse aux comestibles avait été d'autant plus fructueuse que, la veille, lorsque les hussards avaient fait évacuer le nombreux personnel de bandits qui représentait censément la domesticité de la fausse comtesse de Méralec, on allait dîner à l'office, vraie table d'hôte où une trentaine de gredins prenaient place. Arrachés, pour ainsi dire, du bord des plats, ils avaient dû abandonner une boustifaille dont leur appétit s'était promis fête.
C'était sur cette montagne d'aliments que les deux gendarmes avaient fait main basse.
—Oh! oh! oh! lâcha avidement Pitard à la vue de tant de nourriture.
Et, malgré lui, ses mâchoires s'ouvrirent à toute charnière, semblant attendre leur proie.
Barnabé avait vu cette pantomime éloquente. Pendant que Meuzelin et le lieutenant se consultaient sur le parti à prendre, l'échalas marcha vers une des mannes où il cueillit une épaule de mouton que le rissolé de sa peau annonçait être cuite à point, puis il revint à l'ogre auquel il tendit le morceau de viande, qui pouvait bien peser trois livres.
—Acceptez donc cette pastille en attendant un repas sérieux, dit-il.
Comme les deux griffes d'un tigre affamé, les mains de Pitard se crispèrent sur la pastille.
Après ce qu'avait annoncé le pique-assiette, Vasseur et le policier s'étaient décidés pour le souterrain.
—La cachette dont vous nous avez parlé, Pitard, n'est pas une souricière dont, une fois entré, nous ne pourrions plus sortir? demanda Meuzelin.
À travers le mastic de viande qui lui emplissait la bouche, l'ogre parvint à répondre:
—Une issue, que je suis seul à connaître, part de la cachette en question.
—Alors, conduisez-nous? dit Vasseur.
On régla la marche. Pitard marcherait en tête. Barnabé prendrait Croutot sur son dos. Les deux soldats se chargeraient des vivres. Suivraient Vasseur et le policier en portant les armes et les munitions.
On croyait avoir pensé à tout. Ce fut l'ogre qui, entre deux bouchées, signala un oubli des plus sérieux.
—De la lumière, dit-il.
—C'était vrai! Il fallait s'éclairer dans le souterrain et, par conséquent, faire provision de luminaire. Il n'y avait qu'à aller dégarnir le lustre de la salle à manger. L'échalas partit dans cette direction suivi par Vasseur. Cinq minutes après, ils n'étaient pas de retour. Le temps, durait à Meuzelin, impatient, qui courut les rejoindre.
—Que faites-vous donc ainsi perchés? cria-t-il, étonné, en apercevant, les deux hommes qui, montés sur la table pour retirer plus facilement les bougies du lustre, se tenaient un bras en l'air, fixes comme des statues.
Au son de la voix du policier, l'un et l'autre secouèrent la rêverie qui les immobilisait.
Lorsqu'il allait prendre sa première bougie, Fil-à-Beurre avait dit gaiement:
—N'empêche que nous ne savons pas encore comment, là où nous avions laissé le Beau-François, nous avons trouvé le Croutot… cette perle des gredins, au dire de Pitard.
—Le nain nous l'apprendra lui-même, répondit Vasseur.
Et l'un et l'autre, à ce nom de Croutot, avaient été subitement saisis par un souvenir.
Du nabot, la pensée de Vasseur s'était reportée à M. de Biéleuze, du vicomte à la lettre de Julie, de la missive perdue à ce plan qu'il avait découvert dans les papiers du mort et il en était venu à songer à cette petite croix dont, tout à l'heure, Pitard, en reconnaissant le plan pour sien, avait refusé l'explication en alléguant que c'était le secret d'un autre.
—Quel peut bien être ce secret? se demandait Vasseur, oubliant la récolte des bougies.
Quant à Barnabé, le nom de Croutot avait fait dériver sa pensée sur un tout autre point. Sa distraction venait d'une phrase, inintelligible pour lui, prononcée par le pique-assiette, alors qu'il racontait avoir connu l'avorton antérieurement à son entrée au service du vicomte de Biéleuze. En se souvenant de l'emploi que, selon Pitard, occupait alors Croutot, l'échalas, complètement distrait de sa cueillette des bougies de lustre, se demandait:
—Quel singulier métier était-ce donc que celui d'Ange gardien d'un notaire à trente sous?
C'était alors que la voix de Meuzelin était venue les réveiller de leur torpeur.
—Je pensais à Croutot, avoua Fil-à-Beurre en se hâtant de rafler les bougies.
Le nom de Croutot, paraît-il, était destiné à toujours produire un effet quelconque, car Meuzelin, en l'entendant, sursauta.
—Sacrebleu! fit-il. Nous avons oublié de retirer le tampon fourré dans la bouche du coquin. Pourvu que nous ne le trouvions pas étouffé!
Et il secoua la tête en ajoutant à mi-voix, croyant n'être pas entendu:
—Croutot mort, je ne saurais vérifier si la Saute, ma défunte épouse, m'a dit vrai.
Munis de la dépouille du lustre, Vasseur et Barnabé suivirent le policier qui regagnait le boudoir. Le premier soin des compagnons fut de courir à Croutot, qu'on débarrassa du mouchoir qui lui obstruait la bouche.
Il était temps! Le pygmée allait périr étouffé. Après avoir promené ses regards encore hébétés autour de lui, il les arrêta sur Barnabé, en demandant, d'un ton qui prouvait que, encore mal remis, il n'avait pas la tête à lui:
—Vous venez de la part du général Labor? Je dirai tout… mais à une condition… Oui, à la condition qu'on me laissera seul dans le souterrain pendant huit jours, sans personne pour m'épier. Alors je suis certain de trouver après tant de recherches inutiles…
—Décidément, il bat la breloque, souffla Fil-à-Beurre au policier.
—Je trouverai… je trouverai, répéta Croutot, toujours égaré, avec une sorte de rage.
—Crois-tu? prononça Pitard d'une voix ironique.
Le son de cette voix et son accent railleur galvanisèrent Croutot qui, soudainement, retrouva sa présence d'esprit. Il eut conscience d'avoir prononcé quelques paroles imprudentes et il en éprouva un tel saisissement qu'il s'évanouit.
—Il n'en sera que plus facile à porter, dit Barnabé.
Pitard s'approcha du nabot sans connaissance que soutenait Fil-à-Beurre, et après l'avoir examiné en silence, il souffla à Meuzelin:
—Il serait prudent de lui entourer la tête. Il est assez finaud pour feindre l'évanouissement.
—Dans quel but?
Au lieu de répondre, Pitard, l'oeil toujours sur le nain, recula de quelques pas, attirant Meuzelin avec lui, et lorsqu'il se crut assez éloigné, il dit à l'oreille du policier:
—Examinez-le bien. Guettez si quelque mouvement involontaire ne trahira pas sa ruse quand il entendra la phrase que je vais débiter.
Meuzelin concentra toute son attention sur le pygmée immobile et roidi de tous ses membres.
Alors Pitard, à haute voix, prononça:
—L'endroit où je veux vous conduire m'a jadis été indiqué par M. de
Biéleuze, à propos d'une jeune fille qui s'appelait Julie.
—Il n'est pas plus évanoui que moi, pensa aussitôt Meuzelin, dont l'oeil venait de surprendre une brusque contraction nerveuse des mains de Croutot.
À ce moment la voix de Fichet, qui faisait le guet à la fenêtre, annonça:
—Que voilà, dedans le parc, il se fait l'apparition de salapiats dont auxquels la culture de la connaissance elle est urgente à coups de fusil.
En même temps, Lambert qui avait été se poster à une fenêtre de l'autre façade du château, apparut en disant:
—Alerte! voici les gueusards!
À ce double cri d'alarme, Barnabé avait confié à Pitard le soin de soutenir Croutot, qui semblait être toujours évanoui profondément, et il avait rejoint Vasseur qui, encoigné dans une fenêtre du boudoir, surveillait les premiers mouvements de l'ennemi du côté du parc.
Fil-à-Beurre estima leur nombre à vue d'oeil.
—Environ trente, dit-il.
—Et à peu près autant de l'autre côté, annonça Meuzelin qui, par une fenêtre de la salle à manger, venait d'inspecter l'autre façade du château.
—Rien qu'une soixantaine; il me semble que nous devrions risquer le paquet, proposa tranquillement l'échalas.
—À quoi bon, fit Meuzelin, puisque grâce à Pitard, nous pouvons leur échapper?
—J'aurais voulu savoir si, depuis mon dernier coup de fusil, je me suis rouillé l'oeil, annonça Barnabé qui, sur le conseil du policier, se résigna à ne pas tenter l'épreuve.
Absorbés qu'ils étaient par la surveillance des faits et gestes de l'ennemi, les trois compagnons avaient totalement oublié Pitard et leur prisonnier Croutot.
Pitard, lassé de maintenir debout le nabot, qu'il était convaincu jouer la syncope, le laissa tomber en travers du divan afin de pouvoir, lui aussi aller donner son coup d'oeil à la fenêtre. Il s'éloignait quand Croutot ouvrit l'oeil.
—Pitard, souffla-t-il, écoute un peu.
—Quoi? fit l'ogre qui revint au prisonnier.
—Est-ce vrai ce que tu as dit tout à l'heure, quand tu as parlé de certain endroit du souterrain où tu veux les conduire?
—Il paraît que l'évanouissement ne t'empêche pas d'entendre, dit l'ogre en souriant. Du reste, comme je ne veux pas te prendre en traître, je dois t'avertir que ta ruse a été inutile; tu t'es trahi. En m'écoutant, tu n'as pas pensé à maîtriser le mouvement nerveux de tes mains.
—Est-ce bien possible? fit le nabot d'une voix émue.
—Tes mains se sont si bien crochées que c'était à croire que tu te figurais empoigner ce que tu cherches depuis si longtemps, appuya railleusement l'ogre.
Sa phrase dut toucher fort l'avorton; car il poussa un soupir désolé.
Puis il reprit en hésitant:
—Et, vrai! tu connais l'endroit?
—J'irais les yeux fermés.
Nouveau soupir désolé de Croutot dont la voix se fit suppliante pour ajouter:
—Ne les y conduis pas, mon Pitard… Garde ce secret pour moi, je t'en conjure.
Et avec un effort qui attestait, de sa part, un sacrifice des plus pénibles, il bégaya:
—Fais cela, Pitard, et nous partagerons.
Ensuite, croyant avoir ville gagnée:
—Hein! fit-il, tu vois que je suis gentil?
Mais Pitard secoua la tête en homme peu touché par cette gentillesse et lâcha en gouaillant:
—Heu! heu, tu ne l'as pas toujours été.
—Peux-tu dire! lâcha le pygmée, feignant l'étonnement, mais dont le regard anxieux se fixa sur le pique-assiette.
—Il paraît que tu as la mémoire courte s'il ne te souvient plus que j'ai, avec toi, une vieille revanche à prendre, débita Pitard dont l'oeil s'assombrit.
—Une vieille revanche? répéta le nain, ayant vraiment l'air d'ignorer le motif de cette revanche.
—Oui, appuya Pitard; cela date du temps où tu étais ange gardien d'un notaire à trente sous.
Comme la figure de Croutot exprimait l'ébahissement de quelqu'un entendant parler d'un fait de lui parfaitement ignoré, Pitard ajouta moqueusement:
—Est-ce que tu as oublié le notaire… cette parfaite canaille qui s'appelait Taugencel? Diable! ce serait une noire ingratitude de ta part, mon petit; car il t'a rendu un fameux service, le mécréant… Il est vrai que tu n'as pu en profiter.
Pendant ce dialogue à voix basse entre l'ogre et son prisonnier, Meuzelin et ses deux amis n'avaient cessé d'observer les bandits dont la conduite les surprenait au possible.
Sans témoigner aucune hâte d'entrer dans le château, ils se tenaient groupés près de la lisière du parc, entourant un des leurs, qu'ils semblaient interroger.
—Tiens! fit brusquement Fil-à-Beurre, est-ce qu'ils vont s'en aller, sans nous avoir fait la politesse de s'occuper de nous?
Il y avait, en effet, matière à être surpris. Bonne moitié des bandits s'était divisée en petits groupes de cinq ou six hommes, sur différents points du taillis, et ils avaient disparu sous le couvert des arbres séculaires du parc.
—Où vont-ils? demanda Fil-à-Beurre.
À côté de lui se tenait l'imperturbable Fichet, qui répondit:
—Que j'ai la dubitance d'avoir perpétré la vérité ous'qu'ils s'en iront actuellement. Que c'est pour la trouvaille de l'individuel que le Pitard il a incommodé d'une balle qu'elle la fait braire en l'acceptant.
—C'est bien possible! dit Vasseur en se souvenant du cri entendu dans le taillis quand l'ogre, sur l'invitation de l'échalas, avait déchargé son fusil par la fenêtre. Oui, ils vont à la recherche de celui qui nous espionnait en attendant leur arrivée.
—Et que Lambert et Fichet n'ont pu retrouver, acheva Meuzelin.
Il parut que les bandits avaient été plus heureux que les deux gendarmes, car un cri de chat-huant se fit bientôt entendre un peu loin sous bois. Ceux de la bande restés sur place vinrent se ranger sur la lisière du parc, semblant attendre le retour des autres. Un à un, prévenus par le cri de n'avoir pas à continuer leurs recherches, reparurent les pelotons de cinq ou six hommes qui s'étaient mis en quête.
—Ont-ils ramassé un mort ou un blessé? dit Fil-à-Beurre.
—C'est ce que nous allons apprendre par le retour de ceux qui n'ont pas encore paru, répondit Vasseur.
Un mouvement des Chauffeurs qui se massèrent avec empressement indiqua qu'ils voyaient arriver les retardataires.
En effet, du taillis qui s'écarta, sortirent les derniers Chauffeurs soutenant un homme à la marche chancelante qui, tout aussitôt, fut entouré par la bande entière.
S'il eût été de taille ordinaire, ce blessé, ainsi englobé dans la masse, aurait échappé aux regards de Vasseur et de ses amis. Mais il était d'une stature telle, que sa tête dépassait de toute sa hauteur celles de ses camarades.
—Le Beau-François! firent les trois compagnons ébahis.
Oui, c'était bien le colosse que, deux heures auparavant, ils avaient tenu prisonnier et qui, de si étrange façon, avait trouvé le moyen de leur échapper en laissant à sa place le nabot, tout aussi bien garrotté qu'il l'avait été lui-même…
Des trois amis, le policier était demeuré le plus étonné, car l'apparition du Beau-François déconcertait toutes ses idées.
—Je n'y comprends plus rien! s'écria-t-il.
Et, pour répondre à Vasseur et à l'échalas, dont le regard étonné lui demandait compte de cette exclamation, il continua:
—Comment se fait-il quand nous devrions avoir sur le dos la bande de
Coupe-et-Tranche, que ce soit celle du Beau-François qui nous arrive?
Puis il resta pensif à se creuser la cervelle à la recherche d'un pourquoi, après avoir murmuré:
—Ce doit être un tour du Marcassin. Il vise tout à la fois et nous et le Beau-François, qui a osé venir bêtement chasser sur ses terres.
Cependant, au fond du boudoir et toujours à voix basse, s'était poursuivi le dialogue entre Pitard et Croutot.
—Vrai! disait Pitard, tu as la mémoire si courte que tu ne te souviens pas du notaire Taugencel dont tu as été l'ange gardien?
—Nullement! affirma Croutot à qui ce retour sur son passé semblait être à tel point désagréable qu'il jugeait utile de nier effrontément.
—Et tu ne l'as jamais revu? insista Pitard ne tenant aucun compte de la négation. Tant pis! tant pis!
—Pourquoi ce tant pis?
—Parce que tu m'aurais évité une corvée, débita Pitard d'un air sincèrement ennuyé. Du moment que ta mémoire te trahit à ce point que tu ne te rappelles plus le notaire Taugencel, me voilà obligé de raconter moi-même ta vie à ceux au pouvoir de qui tu es tombé.
—Pitard, tu ne feras pas cela! supplia le nabot d'une voix étranglée par la peur.
—Impossible d'agir autrement. À toi, la langue se fige; à moi, elle me démange. Il faut que je parle quand même; car mes souvenirs sont restés vivaces, au contraire de toi qui as tout oublié… Du moment qu'il ne te souvient plus de Taugencel, il serait oiseux, j'en suis certain, de vouloir t'interroger sur d'autres personnages du passé.
Croutot crut comprendre un but caché sous les paroles de l'ogre.
—Sur qui veux-tu m'interroger? demanda-t-il.
—Mais non, mais non, fit Pitard. Avec ta pauvre mémoire, à quoi bon tenter une épreuve inutile?
Maintenant Croutot était décidé à faire preuve de mémoire.
—Parle, dit-il, peut-être que je me souviendrai.
Pitard demanda lentement:
—Alors, dis-moi donc ce qu'est devenue la soeur de Julie?
—Césarine Faublin? dit Croutot avec une hésitation craintive.
—Oui, insista l'ogre, Césarine Faublin qui, plus tard, a été surnommée la Saute.
Le pygmée aurait-il répondu? Si oui, il en fut empêché par Meuzelin, qui arriva suivi de ses amis et des deux soldats.
—Pitard, conduisez-nous à votre cachette! commanda-t-il.
En même temps, Fil-à-Beurre, de ses grands bras, saisissait le nabot qu'il chargea sur son dos en disant:
—Vous êtes de la partie, mon bel homme.
Puis, s'adressant à Fichet, il ajouta:
—Enveloppez-lui la tête de peur des courants d'air.
X
Il avait le regard diantrement émerillonné, le passionné général Labor, que nous avions laissé dans la chambre dont il avait poussé le verrou; contemplant, endormie sur sa couche, celle qu'il prenait pour la vraie dame de Méralec.
Aussi, l'oeil à son trou, le Notaire, qui l'observait de la pièce voisine, se faisait-il une pinte de bon sang à la vue du soldat dont la mine pleine de convoitise rappelait celle du chat qui tient une souris sous sa patte.
Cardeuc, à côté du patriarche, attendait que celui-ci le renseignât sur ce qu'il voyait par son trou.
—Eh bien! que fait notre homme? demanda-t-il tout bas avec impatience.
—Les mouvements du sommeil ont découvert la gorge de la dormeuse et notre gaillard s'en rince l'oeil, annonça trivialement le patriarche.
Immédiatement, il reprit:
—Eh! eh! quand je dis «la dormeuse», je crois bien que je me trompe. J'ai comme une idée que la Suzanne est loin de dormir. La finaude doit avoir été éveillée par le bruit des lourdes bottes éperonnées du général quand il se promenait dans la salle à côté et, à tout hasard, lorsqu'elle l'a entendu tourner la clé, elle s'est mise au port d'armes.
Et le patriarche qui, de son temps, avait dû être un fin connaisseur, ajouta d'un ton de louange:
—Pristi, il est des plus affriolants, son port d'armes.
En effet, étudiée ou non, la pose de Suzanne eût fait succomber saint
Antoine en personne.
Couchée qu'elle était un peu sur le flanc droit, cette position faisait saillir, puissante et voluptueuse sa hanche gauche et accentuait tout le modelé de la cuisse et de la jambe dont l'oeil suivait les contours jusqu'au point où le peignoir relevé laissait découvert un bas de jambe irréprochable. Un de ses bras, replié sur son visage et cachant les yeux, montrait sa blancheur nacrée, sortant à nu de la manche retroussée. À défaut des yeux on pouvait admirer la bouche mignonne qui, légèrement ouverte, expirait le souffle doux et régulier du sommeil entre deux rangées de dents, vraies perles enchâssées dans le corail rose des gencives. Ferme, moulée, la gorge dressait ses rondeurs entre l'ouverture béante du devant du peignoir.
Quand saint Antoine, on le répète, eût succombé à la tentation, le général, qui ne comptait pas précisément dans les cadets transis, était donc bien excusable de se montrer tout haletant d'une luxure qui le faisait frissonner.
—Il souffle comme un phoque, annonça le Notaire au Marcassin. Il souffle tellement fort que, maintenant, j'ai la conviction que la Suzanne joue le sommeil. De pareilles bouffées de vent que, comme elle, il recevrait dans le nez, réveilleraient un mort.
Tout à coup, le patriarche se trémoussa joyeusement et souffla vite à
Coupe-et-Tranche:
—Oh! oh! je crois que nous allons avoir du neuf. Voilà la belle chatte qui se décide.
Pantelant d'une passion brutale, Labor, plusieurs fois, s'était penché sur la dormeuse, étendant ses bras pour saisir ce beau corps en une étreinte ardente.
Mais chaque fois, au moment de ceindre sa proie, il avait hésité. Il venait de se relever quand, à son tour, Suzanne, s'agitant sur sa couche, découvrit son visage du bras qui le cachait en partie. Comme si une agréable vision venait de la visiter en son sommeil, son visage trahit une sorte d'extase, et en même temps que ces deux bras s'étendaient comme pour un enlacement, de ses lèvres qui frémissaient sortirent ces paroles voluptueusement murmurées:
—Mon beau Labor!
Elle rêvait de lui!!!
Puis, plus bas, d'une voix chaude d'amour:
—Je t'aime, mon vaillant soldat, je t'aime!
À cette révélation, le soldat n'y alla pas en écolier timide. Tout bonnement, il se pencha sur ce visage qui lui souriait en rêve et il appliqua sa bouche aux grosses moustaches sur les lèvres qui venaient de trahir ce secret d'amour.
Sous le brasier brûlant, Suzanne se réveilla, vit ce visage qui frôlait le sien et, avant que l'embrasseur pût la retenir, elle lui glissa entre les mains avec la souplesse d'une couleuvre en poussant un cri de pudeur effarouchée et bondit dans un coin de la chambre.
—Où suis-je? bégaya-t-elle, encore sous le coup du sommeil, en réparant le désordre de son peignoir.
Le Notaire, à son trou, étranglait du rire qu'il lui fallait comprimer.
—Qu'y a-t-il donc? demanda le métayer.
—Voici la comédie qui commence. Comme les paroles vont succéder aux gestes, vous n'aurez qu'à prêter l'oreille, conseilla le patriarche.
—Où suis-je donc? répétait Suzanne.
Puis, en personne dont le cerveau vient de se dégager du dernier engourdissement du sommeil, elle poussa un cri de joie immense à la vue du général, dont l'air penaud rappelait celui du renard qui a manqué sa poule, et elle s'écria d'une voix heureuse:
—Ah! général! c'est le ciel qui vous envoie!
Elle avait vraiment l'air de n'avoir nulle conscience du baiser qu'elle avait reçu. Si le général devait la posséder, il fallait qu'il attendît que sonnât pour lui une autre heure du berger. Aucune apparence ne s'offrait qui lui permît de croire que, pour le moment, il renouerait l'entretien sur le thème si gentiment entamé, mais si brusquement interrompu.
Du reste, il l'aurait voulu que le temps lui aurait manqué; car celle qu'il prenait pour la comtesse de Méralec s'était hâtée de compléter son exclamation:
—Oui, c'est le ciel qui vous envoie pour me défendre.
—Vous défendre! Contre qui, madame la comtesse? demanda le général ébaubi.
—Ne vous étonnez-vous donc pas de me trouver sous cet humble toit? poursuivit Suzanne.
Étonné, oui, il l'avait été tout d'abord. Mais l'occasion, qui fait le larron, en lui offrant la belle dame endormie, lui avait fait rengaîner son étonnement pour penser à plus agréable façon d'employer le temps. Aussi, faute de mieux, son étonnement lui revint-il profond.
—C'est vrai! avoua-t-il, comment se fait-il que je vous rencontre en cette métairie quand je vous croyais au château de la Brivière où, il y a une heure au plus, M. de Méralec, que j'ai eu l'honneur de voir et d'interroger sur les suites de votre évanouissement d'hier, m'a affirmé que vous veniez de vous endormir après une longue nuit d'agitation?
Madame de Méralec leva au ciel ses beaux yeux et balbutia d'une voix effrayée:
—Oh! oui, elle a été longue et agitée, cette terrible nuit! Les minutes m'ont paru des siècles tant que j'ai été en présence de celui qui, en votre présence, est venu réclamer ses droits d'époux.
Labor n'alla pas chercher, sous cette phrase, midi à quatorze heures.
—Elle ne peut sentir son mari, pensa-t-il naïvement.
Sa fatuité énorme lui fit s'expliquer ce dégoût.
—Au fait, puisqu'elle m'adore, se dit-il, en se rappelant l'aveu échappé à la comtesse pendant son sommeil.
Il la revoyait encore étendant ses bras pour l'étreindre en l'appelant son beau Labor aimé.
—Enfin, j'ai pu fuir et me réfugier sous le toit de Cardeuc, mon fidèle serviteur, qui me défendra, général, si vous me refusez votre protection, car je me jette dans vos bras, continua Suzanne.
En entendant la dernière phrase, Labor fut amené à se faire cette réflexion fort logique:
—Elle se jette dans mes bras! Pourquoi diable! alors, n'y est-elle pas restée tout à l'heure quand elle y était?
Il n'en dit pas moins tout haut et fort empressé:
—Ma protection, madame la comtesse, elle vous est tout acquise… Seulement, veuillez m'apprendre contre qui je suis appelé à vous protéger.
La comtesse attacha sur lui son regard surpris et d'une voix où se retrouvait le même étonnement:
—Ne l'avez-vous donc pas deviné?
Le général, on le sait, n'était pas un devineur. De la meilleure foi du monde, il répondit:
—Nullement.
À voix lente et en frissonnant de terreur au souvenir de celui dont elle parlait, la jolie femme articula:
—Contre celui qui, hier, devant vous, s'est présenté comme comte de
Méralec, mon époux.
Le général tomba vraiment des plus nues.
—Il n'est donc pas votre mari? s'écria-t-il de sa voix qui tonna comme s'il eût fait manoeuvrer ses troupes.
La fausse comtesse répondit avec un mouvement d'horreur profonde:
—Non.
—Mais alors, à l'arrivée de cet homme, pourquoi, devant moi, n'avez-vous pas protesté? objecta Labor.
—Ne vous souvient-il plus que j'ai aussitôt perdu connaissance?
Puisque le général était en train de poser des questions, une de plus ne pouvait pas nuire.
—Quel motif a causé votre évanouissement?
À cette demande, la comtesse répondit d'une voix émue:
—J'ai été saisie d'épouvante à la pensée du danger terrible qui menaçait une personne qui m'est chère.
—Une personne qui vous est chère? répéta le soldat qui se redressa en coq jaloux.
Et il accentua d'un ton sec:
—Peut-on la connaître?
À ces mots, la comtesse se troubla. Baissant les yeux, elle répondit d'une voix embarrassée:
—Vous êtes le seul, général, à qui je ne puisse avouer ce doux secret de mon coeur.
Le coq jaloux se transforma aussitôt en coq superbe et triomphant. Ce secret du coeur ne le connaissait-il pas? Le sommeil de la jolie femme le lui avait révélé. N'était-il pas «le beau Labor aimé» qu'elle voyait en ses rêves?
Ce fut donc d'une voix pleine de suffisance heureuse qu'il reprit, le sourire aux lèvres:
—Mais quel danger menaçait donc cette personne qui vous est chère?
—Vous le comprendrez quand je vous aurai appris le vrai nom de celui qui s'introduisait dans le château en se faisant passer pour comte de Méralec.
—Dites ce nom.
—Il s'appelle Coupe-et-Tranche, déclara Suzanne, dont la voix trembla de peur au nom du bandit redoutable.
À ce nom, de l'autre côté de la cloison où il était aux écoutes, le
Notaire fut secoué par un élan d'admiration.
—Bravo! pensa-t-il, l'adroite mâtine lui attache une ficelle de rude longueur!!!
En somme, le patriarche n'était qu'un auteur applaudissant sa propre pièce, puisque l'idée de faire passer Meuzelin pour le fameux chef des Chauffeurs était de lui. Mais comme il n'est défendu à personne de se trouver plus d'esprit qu'à quiconque, il reprit en se frottant les mains:
—Oui, elle a attaché une jolie ficelle à son pantin. Reste à savoir comment elle saura le faire danser. Si elle s'y prend bien, le général, avant une heure, aura fait loger douze balles dans le ventre du policier… Pas moyen que le gueux en réchappe!
—D'autant mieux qu'il est sous clef. On n'aura qu'à le retirer de la prison où Labor l'a fait enfermer après la fausse dépêche qui lui en intimait l'ordre, ajouta Cardeuc qui partageait la satisfaction du Notaire.
Les deux coquins étaient dans la joie de leur âme à la pensée de la prochaine exécution du policier. Ils croyaient déjà l'entendre protestant de toutes ses forces devant le peloton qui, malgré tout et suivant la consigne, coucherait le condamné sur le carreau.
—Son affaire sera toisée, en dépit de tout ce qu'il pourra dire, si, au moment de la fusillade, Labor ne se trouve pas sur le terrain de l'exécution pour se laisser embobiner par ses jérémiades, avança Cardeuc.
—Suzanne, espérons-le, saura retenir le général, riposta le Notaire.
Il achevait quand, tout à coup, il dressa l'oreille en disant avec surprise:
—Qu'a-t-il donc à brailler ainsi, notre militaire? Est-ce qu'il a avalé un clou?
Labor, en effet, menait beau tapage.
En apprenant que celui qu'il avait pris pour le comte de Méralec et avec lequel, une heure auparavant il causait encore, n'était autre que Coupe-et-Tranche, le général était d'abord resté abasourdi.
Puis, au souvenir de ce qui s'était passé, il était devenu furieux. Piétinant sur place avec ses grosses bottes, il bégayait d'une voix que la rage étranglait dans sa gorge:
—Cent millions de tonnerres!… Plus bête qu'un âne!… La dépêche ordonnait… moi, parole donnée! Je tenais ce sacripant! je l'avais sous la main!… et maintenant, va te faire lanlaire!!!
Et, en proie à une crise de colère bleue, il répéta comme un insensé:
—Plus bête qu'un âne!
À la vue du général se démenant de la sorte et piaillant de si étrange façon, Suzanne avait senti un fou rire lui monter aux lèvres. Elle parvint à le dominer et, donnant à son visage un air douloureusement étonné, elle demanda d'une voix inquiète:
—Qu'avez-vous donc, général?
—J'ai que je suis plus bête qu'un âne, redit-il.
Puis, jugeant que son explication était insuffisante, il fit un effort pour retrouver son sang-froid et débita d'une haleine:
—Apprenez que je viens de commettre une bêtise énorme!
—Vous m'étonnez! fit Suzanne, comme si on lui avançait une chose incroyable.
—Oui, continua le général, une bêtise monstrueuse! Ce matin, j'ai reçu de Paris une dépêche qui m'ordonnait de flanquer mon gueusard dans un cachot… Devinez ce que j'ai fait!
—Vous avez obéi, dit la comtesse d'un ton hésitant, car elle pressentait quelque anicroche.
—Obéi? Ah! ouiche! fit Labor, se reprenant de colère… Non, j'ai joué aux belles manières! Croyant m'adresser à un vrai comte de Méralec, je me suis contenté de lui demander sa parole de gentilhomme de ne pas quitter le château… Gentilhomme! Quel fichu imbécile j'ai dû lui sembler être quand il m'a donné sa parole, le bon apôtre!
À la pensée qu'il avait été dupe, Labor, se remettant à rager, hurla son antienne:
—Plus bête qu'un âne!!!
Si quelqu'un partageait complètement l'opinion que le général émettait sur son propre compte, c'était bien le Notaire qui, en entendant parler de la parole donnée, avait regardé tout penaud Cardeuc, en lui murmurant:
—Patatras! Notre manigance a fait long feu.
—Et Meuzelin, qui a dû prendre la clé des champs, va nous tomber sur les reins, plus ardent que jamais, répondit le Marcassin.
Cependant, Suzanne, cachant sa déconvenue, avait repris:
—Vous avez commis là une bien grave imprudence, mon ami.
C'était jeter de l'huile sur le feu que d'appuyer sur la faute du soldat:
—Et dire que j'ai renvoyé mes hussards à leur campement! lâcha-t-il désespéré.
Suzanne, à ces mots, vit un joint dont il fallait profiter pour savoir ce qui avait attiré le général à la métairie.
—Et vous allez rejoindre vos troupes à Ingrande pour ne plus revenir au château? Ce sont sans doute vos adieux que vous m'apportez ici? avança-t-elle à tout hasard.
—Mes adieux? non pas, comtesse. Pouvais-je m'attendre à vous rencontrer ici, vous que je croyais dormant au château, comme venait de me l'annoncer le drôle qui se prétendait votre époux.
—Alors, quelle cause vous a conduit ici?
Le général arrondit les bras, fit ses yeux en coulisse et modula sur l'accent galantin:
—Votre pensée, comtesse. Je m'en allais à la tête de mes escadrons quand, à la vue de la métairie, l'idée m'est venue de charger Cardeuc d'une commission pour vous, à qui votre sommeil m'avait empêché, au départ, de présenter mes respects.
—Quelle était cette commission?
—Je voulais vous faire avertir par votre métayer que la parole donnée par celui qui se disait comte de Méralec ne concernait que lui et n'entravait en rien votre liberté. Vous demeuriez maîtresse de sortir du château pour aller où bon vous semblerait.
Et, persuadé qu'il parlait à une femme folle de lui, Labor fit la roue en disant avec son énorme fatuité:
—Même à Ingrande, si le coeur vous disait.
Peu à peu il s'était rapproché de Suzanne. Aux paroles, il joignit le geste en passant prestement le bras autour de la taille de la jolie femme qu'il attira sur sa poitrine en répétant, le regard langoureux et la voix tendre:
—Si le coeur vous disait!
Dame! il se rappelait le «mon beau Labor, je t'aime!» murmuré en rêve et il y allait bon jeu bon argent.
Le Notaire, l'oeil à son trou, n'avait cessé d'observer la scène. Il souffla vivement à Marcassin:
—Il faut aller délivrer Suzanne. La porte est fermée au verrou, et il tient la belle de façon à ce qu'elle ne puisse se dégager. Il est temps de retirer au toutou le morceau de sucre qu'il veut dévorer.
Cardeuc hésita. Avant d'agir, il voulait décider avec le patriarche quelque parti à prendre au sujet de Meuzelin. Mais le Notaire le poussa vers la porte en insistant d'une voix pressée:
—Sauvons d'abord le morceau de sucre. Notre chien sautera tant qu'il ne l'aura pas croqué.
Et, après le départ de Coupe-et-Tranche, il se remit à son trou, en murmurant fort alarmé.
—Est-ce que Suzanne serait assez bête pour lâcher la friandise à cet idiot?
Mais il calomniait Suzanne.
Dans ces bras dont elle avait senti qu'elle ne pouvait s'échapper, elle s'était redressée noble et fière, le regard étincelant d'une indignation de femme vertueuse:
—Vous m'insultez, général! lâcha-t-elle.
Le bel homme s'attendait si peu à cette apostrophe que, bien involontairement, il desserra sa prise.
D'un bond, Suzanne fut à l'autre bout de la chambre, et, toujours farouche de vertu:
—Oubliez-vous que je suis comtesse de Méralec? demanda-t-elle d'un ton sec.
Comme Labor ahuri la regardait en baudet à qui on a retiré son picotin, elle poursuivit:
—Que je suis de ces femmes qui n'appartiennent qu'à un époux?
Le lourd amoureux répondit avec bêtise:
—Mais puisque cet homme n'est pas votre époux.
Madame de Méralec tourna vers lui son visage convulsé par un désespoir suprême; puis elle éclata en sanglots et, à travers ses mains dont elle se voilait la face pour cacher le feu d'une pudeur qui s'avoue vaincue, elle murmura:
—L'ingrat! il ne me comprend pas.
À coup sûr, la langue dut fourcher au général, mais dans son transport de joyeuse fatuité qui triomphe, il s'écria:
—Vous demandez ma main!!!
Et il tomba aux genoux de Suzanne dont il couvrit les mains de baisers moustachus.
Au même moment, la porte résonna sous le doigt du métayer qui frappait.
Suzanne montra au général le verrou fermé et murmura d'une voix doucement émue:
—Allez ouvrir, mon beau Labor; il ne faut pas compromettre celle qui aura bientôt l'honneur de porter votre nom.
Cette voix retentit si délicieusement aux oreilles du vainqueur, qu'il se crut en droit d'exiger une première concession de la pauvre créature qu'il avait subjuguée.
—Appelez-moi Mathieu, exigea-t-il.
Avec un ineffable sourire de tendresse, madame de Méralec répéta le petit nom imposé.
—Mathieu, allez ouvrir, dit-elle.
Quant au Notaire, qui n'avait perdu ni un mot ni un geste, il étouffait de son rire comprimé de l'autre côté de la cloison en se disant:
—Azor n'a pas eu son sucre!
De son côté, Labor allait ouvrir en pensant:
—Archi-folle de moi! J'en ferai tout ce que je voudrai quand elle sera ma femme!
Quand Labor eut tiré les verrous et ouvert la porte, il se vit en face de Cardeuc qui, tout respectueux, se hâta de dire:
—Un de mes batteurs en grange vient de m'annoncer que vous me demandiez. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, général. J'ai été porter mon grain au marché d'Ingrande d'où je reviens à l'instant… J'ai même rencontré sur la route, à mon retour, vos hussards qui regagnaient la ville.
Le Marcassin était venu si à propos frapper à la porte, que Suzanne ne pouvait douter que, de quelque manière, il n'eût assisté, de l'oreille ou des yeux, à ce qui s'était passé avec le général. Ce dernier était pour elle un tonton qu'elle se faisait fort de faire tourner à sa guise; mais il fallait que Cardeuc lui indiquât dans quel sens.
Ce fut pour arriver à ce début, sous le nez du général, qu'elle débita d'une voix dolente:
—Te voici, mon brave Cardeuc, obligé de me donner pour longtemps l'hospitalité sous ton toit, car, maintenant que les troupes ont quitté le château, je n'y retournerai pas. J'aurais trop peur de retomber aux mains de Coupe-et-Tranche qui, à cette heure, est maître de la Brivière.
—Et où il ne tardera pas à introduire sa bande… Il y aurait un beau coup à faire pour qui voudrait prendre toute la nichée, appuya le métayer.
Il n'y avait pas à s'y tromper pour Suzanne. Le Marcassin lui indiquait qu'il fallait faire revenir la garnison. Si elle restait à la métairie, on aurait toujours Labor sur le dos. Il gênerait la bande, dont la ferme était le quartier général. Au château, elle tiendrait mieux son soupirant sous sa coupe, sans compter que la troupe qui s'immobiliserait à la Brivière serait autant de distrait des forces dont disposait le général.
Pour mieux se faire comprendre à demi-mot de Suzanne, Coupe-et-Tranche insista:
—Oui, les soldats, en revenant, feraient une jolie rafle des
Chauffeurs.
—Crois-tu? fit Labor, mordant à l'hameçon.
Il eût été bien difficile de deviner que la courtisane venait à la rescousse du métayer, quand elle dit d'une voix résignée:
—À quoi bon? Ne serait-ce pas déplacer inutilement vos troupes?
Pensez-vous que Coupe-et-Tranche aura attendu leur retour?
—Pourquoi pas? Le gredin qui me croit toujours sa dupe, se figure que je vais le laisser libre à perpétuité dans le château sur sa parole de comte de Méralec.
Suzanne secoua sa tête charmante en femme que cette raison ne persuadait pas.
—Il aura dû s'enfuir. L'ordre de ce matin, m'avez-vous dit, commandait d'enfermer le comte de Méralec. Il aura jugé bon de ne pas attendre une nouvelle dépêche qui lui apporterait plus mauvais encore, et il a décampé.
—Alors, s'il est parti, vous pouvez rentrer à la Brivière, objecta logiquement le général.
—Oui, mais je tomberais dans les mains du scélérat une belle nuit qu'il se serait introduit dans le château que les soldats ont abandonné.
—Donc, laissez-moi y ramener une garnison, articula Labor en retournant l'argument.
Le meilleur moyen de se faire arracher un oui était de dire non. Suzanne ne s'en fit pas faute.
—Non, non, fit-elle. Laissez vos soldats à leur cantonnement d'Ingrande. N'ai-je pas pris le parti le plus prudent en venant me réfugier sous le toit de mon fidèle serviteur? Je n'ai pas ici toutes mes aises, il est vrai; mais à la guerre comme à la guerre!… Je prendrai mon mal en patience jusqu'à ce que vous ayez fait fusiller le drôle qui a osé se jouer de vous en se disant mon époux.
—Ce ne sera pas long! gronda le soldat dont la bile se remua au souvenir qu'il avait été berné.
—Oh! pas long? répéta Suzanne, il faudrait d'abord tenir votre homme qui, à cette heure, court les champs. Je crois bien qu'il vous faudra aller le chercher maintenant au milieu de sa bande.
—Cette bande, un habile homme me l'amènera sous la main. Il m'a été désigné par la dépêche que j'ai reçue ce matin, affirma Labor avec une assurance dédaigneuse.
Suzanne et le métayer, en entendant parler de la dépêche, avaient échangé un coup d'oeil. Il ne pouvait s'agir que de Croutot dont ils avaient écrit le nom dans la missive.
—Ah! fit la courtisane, un habile homme, dites-vous? Il vient sans doute de Paris?
—Non, il est du pays. C'est un nommé Croutot.
Il y eut entre la courtisane et Cardeuc un nouveau coup d'oeil joyeux.
L'affaire était dans le sac.
—Ce matin, j'ai expédié à Beaupréau, où demeure cet homme, un hussard qui, malheureusement, ne l'a pas trouvé. Il venait de sortir, a annoncé une voisine.
En écoutant le général, Cardeuc n'avait pas bronché, mais la colère lui était montée au cerveau.
—Le Notaire avait raison. Croutot est un traître que je tuerai, pensa-t-il.
Mais pour tuer Croutot, il fallait le tenir. Qu'était-il devenu? Parti de son domicile, il n'avait pas paru au château et on l'attendait toujours à la métairie.
Comme si elle eût compris la pensée du métayer, Suzanne demanda:
—Voulez-vous, général, que, de la métairie, on expédie un nouveau messager à Beaupréau, qui, s'il parvient à retrouver Croutot, l'envoie vous rejoindre à Ingrande?
—Pourquoi à Ingrande et non pas au château? fit Labor revenant à ses moutons.
—Mais; parce que vous retournez à vos cantonnements.
—Vous me refusez donc de rentrer à la Brivière?
—Je ne m'y croirais pas en sûreté.
—Même si je vous y ramenais une garnison?
—Vous pouvez mieux employer vos soldats, croyez-moi.
Le général se rapprocha de Suzanne et baissant la voix pour ne pas compromettre la noble dame de Méralec devant le paysan Cardeuc, il lui demanda:
—Ainsi donc, belle adorée, vous avez la cruauté de me refuser la douce joie de vous protéger? Celui qui doit être bientôt votre époux n'a-t-il pas le droit de veiller à l'avance sur son bien?
Puis, comme elle résistait encore, l'homme aimé fronça la bouche en cul de poule, fit des yeux de chat qui s'oublie sur la cendre, et d'une voix qu'il crut langoureuse:
—Ma belle Clotilde, ne suis-je donc pas à tout jamais votre Mathieu? demanda-t-il.
Au lieu de répondre, Suzanne se précipita brusquement sur le sein de son
Mathieu.
En sentant le buste de son idole se trémousser entre ses bras, Labor crut qu'elle sanglotait d'une joie pudique.
Pas du tout, elle pouffait de rire.
Alors, avec un large sourire plein d'indulgence pour tant d'amour et d'une voix sévère:
—Allons, ma jolie entêtée, dit-il, permettez-moi de vous ramener dans le château de vos ancêtres.
Le général allait déposer sur son front un baiser d'époux, quand il tourna brusquement la tête au bruit d'un pas qu'il entendit derrière lui.
À côté du métayer Cardeuc, il aperçut un beau vieillard à la chevelure d'un blanc de neige, à l'air vénérable et calme de ces justes qui vont bientôt toucher aux vérités éternelles; bref, une de ces têtes qui commandent le respect et appellent presque une génuflexion.
L'imposant vieillard, les deux mains étendues comme s'il bénissait le général, prononça d'une voix lente et calme, pleine d'une conviction sincère:
—Heureux ceux qui s'aiment d'amour pur, car le Seigneur est avec eux!
C'était cette canaille de Notaire qui venait de quitter sa retraite pour faire son entrée en scène.
—Un saint descendu de son cadre! pensa le général à la vue de ce patriarche.
Et le vénérable vieillard, levant un doigt au ciel, continua:
—L'Écriture a dit: «Que le lion superbe défende la faible brebis imprudente.» En conséquence, général, faites votre devoir en ramenant vos soldats.
—Oui, mon père! lâcha Labor subjugué par tant de majesté.
Une minute après, remonté à cheval, il courait à franc étrier sur la route d'Ingrande.
Il venait de partir quand entra Sans-Pouce pour dire au métayer:
—Court-Talon est arrivé et il demande à vous parler au sujet du
Beau-François.
Court-Talon, Chauffeur émérite, qui, dans le jour, se transformait en tireur de sable des bords de la Loire, était un gars rusé qui mangeait à deux râteliers ou, pour mieux dire, qui, faisant déjà partie de la bande de Coupe-et-Tranche, s'était, sur l'ordre de ce dernier, enrôlé dans la troupe du Beau-François. Il était l'espion du Marcassin qui, s'étant juré de se débarrasser du colosse, assez osé pour venir chasser sur son domaine, avait besoin d'être informé de tous les pas de son rival.
—Qu'y a-t-il donc? demanda-t-il à Court-Talon, qu'il interrogea en présence du Notaire.
—Il y a que le Beau-François a disparu. Hier soir, il est parti en aventure avec trois gars, annonçant qu'il serait de retour vers le milieu de la nuit. Ce matin, il n'a pas reparu. Alors on s'est mis à sa recherche…
—Oh! oh! interrompit Cardeuc en ricanant; quels dévoués que les hommes du Beau-François, pour s'alarmer ainsi!
—Ah! je vais vous dire, fit Court-Talon en souriant à son tour: ce n'est pas du dévouement qu'ils éprouvent pour lui, c'est bel et bien de la méfiance. Ils ont dans l'idée que le géant s'apprête à lever le pied en emportant le magot et en les abandonnant dans le gâchis.
—On s'est donc mis à sa recherche? répéta le métayer pour le ramener à son sujet.
—Comme je vous le disais et on a rapporté de drôles de nouvelles, allez! Figurez-vous que, sous un petit couvert de bois, le long du mur d'enceinte du parc de la Brivière, on a retrouvé les hommes, partis avec le Beau-François, tous les trois étranglés. Couchés sur l'herbe, ils ont dû être surpris quand ils dormaient. Ah! celui qui leur a serré le gaviot peut se vanter d'avoir une rude poigne! ils avaient le gosier aplati!
Sans s'arrêter à cet éloge qui, indirectement s'adressait à lui, puisque c'était lui qui, la nuit dernière, avait expédié les trois drôles, Coupe-et-Tranche reprit:
—Et le Beau-François?
—Voilà où est le mystère, de lui, nulle trace.
Mieux que personne, Cardeuc savait ce qu'était devenu le colosse, puisque, lorsqu'il était attaché à l'arbre, il avait vu le Beau-François se glisser dans l'ouverture du souterrain et qu'il savait, par Suzanne, que son ennemi, perdu dans l'obscurité et les méandres des couloirs, devait, à cette heure, y pester de rage et de faim; mais la pensée lui était brusquement venue de profiter de la circonstance qui s'offrait pour anéantir la bande de son rival.
Aussi lâcha-t-il en traînant cette phrase:
—Oh! le Beau-François doit être loin, s'il court encore depuis qu'il a fait son coup.
—Quel coup? demanda Court-Talon étonné.
—Comment, niais, tu n'as rien deviné? Tu n'as pas compris que le Beau-François avait trouvé un coup à faire au château de la Brivière… et même un coup si fructueux qu'en pensant qu'il lui faudrait partager avec ses trois hommes, il a réglé leur compte en les étranglant?
—Il est bien assez canaille pour ça! fit Court-Talon, acceptant tout d'abord cette version.
Mais la réflexion lui en fit rabattre.
—Un coup, redit-il, quel coup le Beau-François pouvait-il avoir la hardiesse de tenter dans le château de la Brivière, tout bondé de hussards?
—Erreur! mon garçon, il n'y a plus un soldat au château. Tu peux aller sans crainte t'en assurer, affirma Cardeuc.
Dans la persuasion que Meuzelin, tout heureux d'avoir été laissé libre par le général, devait avoir détalé au plus vite, avec les siens, de la Brivière, le métayer continua:
—Non seulement les soldats ne sont plus au château, mais je doute qu'à cette heure, il s'y trouve âme qui vive.
Court-Talon ouvrit des yeux tout grands de surprise joyeuse.
—Mais alors, fit-il, on peut donc dévaliser le château?
—Tout à l'aise, appuya Coupe-et-Tranche.
La surprise du gars changea de nature à cette réponse.
—Et vous ne profitez pas de l'occasion? demanda-t-il avec un léger accent de reproche.
—Oh! moi, dit dédaigneusement le chef, j'ai en vue un plus gros gibier à chasser… Encore un envoi du gouvernement à intercepter comme l'avant-dernière nuit.
Court-Talon, on l'a dit, mangeait à deux râteliers; c'est-à-dire qu'il avait part au butin des deux bandes. Il se demanda aussitôt pourquoi ce dont on ne voulait point à droite n'irait pas à gauche. Seulement, il lui fallait le consentement de Coupe-et-Tranche, son vrai chef.
—Puisque vous n'en voulez pas, est-ce qu'on ne pourrait pas souffler un petit mot du pillage de la Brivière à la bande du Beau-François? Ça la consolerait un peu de la disparition du géant.
Cardeuc prit son air bon enfant.
—Pourquoi pas? dit-il. Je ne suis pas égoïste, moi. Mon avis est qu'il faut que tout le monde vive.
Le gars prit ses jambes à son cou.
Le Notaire avait assisté à la scène sans souffler mot. Sitôt Court-Talon décampé, il secoua la tête d'un air approbateur en disant:
—Pas mal imaginé! Vraiment pas mal! La troupe que le général va ramener au Château y trouvera les hommes du Beau-François et leur taillera des croupières.
—Et alors, le géant imbécile, si je le rattrape quand il sera privé de sa bande, réglera son compte avec moi, gronda Cardeuc avec l'accent d'une rancune féroce.
Cependant Court-Talon avait continué sa course dans la direction du château. C'était un cadet fort intéressé, mais prudent aussi, à la façon des chats qui, avant d'entamer la pâtée, la tâtent dix fois de la patte par peur de l'avaler trop chaude. En conséquence, il avait décidé de vérifier si la Brivière était réellement aussi déserte que le chef l'avait annoncé.
Il rôda devant la grille d'honneur. La solitude de la cour et, dans les communs qui la bordaient, les portes des écuries tout ouvertes lui prouvèrent le départ des troupes.
Mais ce silence n'était-il pas un piège pour attirer des visiteurs incongrus à qui on ménageait un accueil par trop rude? Ne se pouvait-il pas que les soldats fussent massés dans le parc, attendant l'heure d'exercer l'hospitalité à coups de fusil?
Il résolut d'inspecter le parc en y pénétrant par quelque brèche de la clôture et, en conséquence, il suivit la muraille en quête d'un point d'escalade.
Au bout d'un quart d'heure de marche il s'arrêta devant une lézarde dont les pierres saillantes formaient une sorte d'échelle pour grimper. Il fut bien vite de l'autre côté du mur, et, marchant avec précaution, l'oeil au guet, l'oreille, en éveil. À son centième pas, il tomba en arrêt et se tint immobile.
D'un taillis touffu qui se dressait sur sa gauche, sortait une voix assourdie qui grognait hargneusement:
—Ce n'est pas grave, mais il faudrait bander la plaie pour arrêter le sang… Et j'ai laissé mon mouchoir dans le bec du Croutot dont j'ai aussi entouré la tête avec ma cravate.
Et la voix enfila une kyrielle de jurons de douleur et de colère.
—C'est l'organe du Beau-François se dit Court-Talon.
D'aller droit au chef il se garda bien. Tout au contraire, dépassant le taillis, il s'avança toujours, mais négligeant ses précautions de prudence, pour que le colosse, en l'entendant, crût l'avoir aperçu le premier.
—Court-Talon! appela aussitôt le géant.
Le gars marcha au taillis et s'ébahit de surprise feinte à la vue du colosse.
—Que fais-tu par ici? demanda François.
—Tout à l'heure en passant devant le château, j'ai vu que la garnison était partie. Alors l'idée m'est arrivée qu'il y avait peut-être à frire pour nous et je venais, par le parc, afin d'étudier les lieux avant de vous faire mon rapport, répondit Court-Talon se donnant les gants d'une démarche dont il eût été trop dangereux pour lui de faire remonter l'initiative à Coupe-et-Tranche.
Le Beau-François ne voulut pas avoir été devancé par un de ses hommes.
—Trop tard, fiston! Tu vois que je t'avais prévenu, dit-il en gouaillant.
—Je vois aussi que vous êtes blessé, fit le gars en regardant la cuisse ensanglantée du géant.
—Un simple accident. En passant dans une coupe du parc; une glissade m'a fait tomber sur un chicot, déclara le Beau-François, jugeant inutile d'avouer un coup de fusil.
Ensuite il reprit:
—Tu n'es pas assez fort pour m'aider à sortir d'ici… Prête-moi ta cravate pour bander la plaie, puis tu iras chercher les camarades; car, comme tu l'as dit, il y a gras à frire au château.