Le saucisson à pattes II: Le plan de Cardeuc
XI
Comment se faisait-il que le lieutenant Vasseur, au moment où nous le retrouvons, était aux genoux de sa gentille Gervaise? C'est ce que nous nous réservons d'apprendre, en même temps que nous dirons par quel chemin nos héros avaient pénétré dans le souterrain où, à cette heure, ils étaient tous réunis.
Il faut croire que l'amour emplit tout à la fois le coeur et l'estomac, car les deux amoureux, sans penser à manger, se tenaient à l'écart de leurs compagnons qui, assis sur le sol, étaient en train, à la lueur de deux bougies, de faire fête aux provisions apportées par Lambert et Fichet dans cette retraite.
Des os et quelques miettes de croûte qui jonchaient la terre devant Pitard, restaient pour témoigner qu'un monstrueux pâté et qu'un carré de côtelettes avaient passé entre les dents du dévorant.
Croutot, délivré de ses liens, avait été admis au repas, où il faisait fort laide grimace, n'ouvrant la bouche ni pour parler ni pour manger. En plus de ce qu'il ne pouvait s'échapper du caveau, où il avait été amené la tête couverte, le nabot se tenait d'autant plus coi qu'il était assis entre Meuzelin et Fichet qui, l'un et l'autre, avaient eu la précaution de lui faire une recommandation:
—Si tu tentes la moindre rébellion, je t'étrangle, avait dit le policier.
—Que si vous auriez l'incongruité d'un atome de gesticulade superflue, je serais dans l'affliction de vous insinuer Bec-Fin fils à travers votre personnalité, avait soufflé Fichet au nabot.
Car il était dans la joie de son coeur, ce brave sabreur de Fichet, qui mettait l'arme blanche à vingt coudées au-dessus de l'arme à feu. Dans la caisse aux armes, il avait trouvé un sabre! une lame solide, d'excellente trempe, bien à sa main, qui lui avait si fort rappelé le regretté Bec-Fin, son sabre d'ordonnance, qu'il l'avait aussitôt surnommé Bec-Fin fils.
Or, si le glouton Pitard avait eu le dernier mot avec un pâté et un carré de côtelettes, c'était que le repas n'en était pas à son début et que, partant, la conversation avait déjà roulé… Roulé sur quoi?… Précisément sur Croutot, car, s'il montrait mine si penaude, c'était en grande partie parce que Pitard était en train, pendant un entr'acte de ses mâchoires, de conter à quelle époque et en quelle circonstance il avait eu ses premiers rapports avec l'avorton.
Le petit homme avait d'abord interrompu en niant avec une rageuse énergie; mais, pour calmer son emportement, cette phrase de Fichet lui était arrivée comme une douche d'eau froide:
—Que si vous suspenderez derechef l'orateur, Bec-Fin fils il vous intercalera dans le galoubet.
Et Croutot se l'était tenu pour dit.
Pitard avait donc pu poursuivre son récit:
—C'était, continua-t-il, à l'époque où, comme je vous l'ai annoncé,
Croutot était ange gardien d'un notaire à trente sous.
—Ah! sacrebleu! je vais donc savoir ce qu'était ce métier-là! s'écria Fil-à-Beurre tout impatient d'avoir l'explication de la phrase qui, depuis deux heures, lui trottait dans la tête.
Pour la rapidité du récit, au lieu de laisser la parole à Pitard, mieux vaut succinctement dire, entre parenthèses, ce que signifiait cette expression en 1793, c'est-à-dire sept années avant les faits dont traite notre histoire.
À cette époque où la Banque de France n'existait pas encore et où les fortunes ne se divisaient pas en ces mille actions que l'industrie émet aujourd'hui, les fonctions de notaire étaient fort importantes. Il plaçait, administrait et faisait fructifier pour ses clients cette fortune, alors en numéraire, que l'on peut porter aujourd'hui en portefeuille.
Jouissant d'une confiance illimitée, due à une réputation irréprochable que la banqueroute n'était jamais venue ternir, la corporation des notaires était dépositaire de capitaux énormes qui dormaient dans les études en attendant un placement. Quand le souffle révolutionnaire s'était fait sentir, beaucoup de nobles, devinant l'avenir, s'étaient hâtés de vendre et de réaliser leurs biens. Ne pouvant, dans leur fuite précipitée, emporter d'un seul coup ces sommes, ils en avaient fait le dépôt chez les notaires, qui devaient les leur expédier hors de France.
La République, en rendant difficiles et dangereuses les communications avec les émigrés, avait donc forcément retenu cet argent chez les tabellions, et, dans leurs études, se trouvaient des millions que la nation voulut récolter.
Les notaires ne pouvaient donc éviter de tomber sous la loi des suspects, convaincus de correspondre avec les ennemis de la France. Pour sauver la fortune de leurs clients, plusieurs d'entre eux eurent un dévouement énergique. Gibert aîné, Étienne et Girardin, aussitôt pris, se tuèrent dans la prison, avant que leur condamnation autorisât la confiscation.
Voyant que les millions lui échapperaient si tous les notaires imitaient cette manière d'éviter une saisie, force fut à la Convention de décréter aussitôt que «les biens de tout suspect, lequel arrêté ou craignant de l'être, s'ôterait la vie, seraient acquis et confisqués au profit de la nation, comme s'il avait été condamné».
Après ces trois suicidés, quatorze notaires (sur les cent treize que possédait Paris), dûment convaincus de connivence coupable avec l'étranger, furent condamnés à mort.
Outre ces dix-sept membres morts, le notariat de Paris en compta bientôt soixante-quatre en prison, attendant une condamnation.
Sur les trente-deux restés libres, vingt-trois ne jouissaient que d'une liberté relative, car on leur avait adjoint ce qu'on appelait alors comiquement un ange gardien, c'est-à-dire un surveillant qui, jour et nuit, ne quittait pas le notaire, mangeait à sa table, couchait dans sa chambre, l'accompagnait à tous les actes qu'il allait passer en ville.
Donc, quatre-vingt-une études de notaire se trouvèrent sans leurs patrons, morts ou incarcérés.
Ce fut pour procéder à la liquidation de ces études que, sur la proposition d'un nommé Lachevardière, on eut l'idée de mettre ces études au concours.
Quelques clercs de notaire se présentèrent; mais une majorité de gens qui ne savaient pas le premier mot du métier composa la foule des candidats à ce concours, qui se tint, pendant quatre jours, au Palais de Justice.
Presque tous les concurrents furent élus.
Ce furent ces nouveaux notaires, ainsi fabriqués à la hâte, qu'on appela les notaires à trente sous, parce que, pour obtenir des études qui valaient cent cinquante ou deux cent mille livres, prix énorme pour l'époque, ils n'avaient eu à dépenser que les trente sous de la feuille de papier timbré sur laquelle ils avaient griffonné l'acte que le concours leur avait donné à rédiger pour prouver leur savoir-faire.
Après cet exposé rapide, fait en vue d'abréger le récit de Pitard, on peut fermer la parenthèse.
* * * * *
—Dire que j'aurais pu être notaire! s'écria Fil-à-Beurre, en interrompant Pitard.
Meuzelin ramena l'ogre à son histoire.
—Vous disiez donc que ce Taugencel était du nombre des notaires à trente sous? demanda-t-il.
—Oui. Il n'y avait pas plus de six mois qu'il occupait son étude, que déjà, tant il semblait louche en tout, on lui avait nommé un ange gardien.
—Le Croutot ici présent? appuya Fil-à-Beurre, en désignant le nabot.
—Lui-même, fit l'ogre.
L'avorton, à cette affirmation, ouvrit la bouche pour nier, mais à la vue de Fichet qui, en le regardant, caressait Bec-Fin fils, il ravala sa salive.
Bien que le pique-assiette ne fut pas de ces causeurs qui, dans un récit, introduisent des pauses pour mieux tenir leurs auditeurs en haleine, il arriva au même résultat en s'interrompant pour puiser dans une des mannes aux provisions un bout de saucisson à contenter trois appétits ordinaires. Il s'en suivit donc un silence pendant lequel on entendit là-bas, dans le coin des amoureux, Vasseur qui disait à sa bien-aimée:
—Ainsi, Gervaise, après votre chute par la fenêtre, qui vous a fait perdre connaissance, vous ignorez par qui vous avez été apportée dans le souterrain?
—Oui. Quand je revins à moi, ce fut pour voir, à la lueur d'une lanterne qu'elle tenait, une femme qui refermait la porte de mon caveau et cette femme était madame de Méralec, répondit Gervaise.
À ce moment, l'ogre venait de mâcher la dernière pelure du saucisson. Il ne fallait pas lui laisser le temps d'étendre la main vers le panier aux vivres. Meuzelin se hâta donc de demander:
—Quel motif vous avait conduit chez le notaire Taugencel, dont Croutot était l'ange gardien?
—Un motif des plus simples et, certes, j'étais loin de m'attendre à l'aventure dans laquelle j'allais me trouver englobé, répondit Pitard. Oh! non, redit-il, quand je partis pour mon premier voyage à Paris, je ne me doutais guère du drame auquel j'allais prendre part.
—Nous vous écoutons, dit Meuzelin.
L'ogre commença:
—Il y a huit ans, au plus fort de la Révolution, j'étais maître tanneur à Beaupréau, quand j'entendis dire qu'à Paris, on venait d'inventer un moyen de tanner chimiquement le cuir. En trois mois, on obtenait un résultat que moi, avec mes fosses de tan, je mettais trois ans à obtenir. Cette découverte menaçait mon métier. Je voulus en avoir le coeur net et je partis pour Paris.
J'enfourchai donc mon bidet qui, mon portemanteau en croupe, me conduisit jusqu'à Laval, ma première étape, où je mis pied à terre à l'auberge du «Grand-Chêne». J'étais fatigué et j'avais hâte d'avoir soupé pour gagner mon lit.
J'en étais à mes premières bouchées quand, à la porte de l'auberge, s'arrêta une chaise de poste d'où je vis descendre une dame de haute prestance, âgée d'une quarantaine d'années.
Elle voyageait seule. Comme moi, elle allait passer la nuit à Laval. Elle demanda une chambre, où une servante se hâta de la conduire, pendant que la chaise allait se remiser dans la cour de l'auberge.
J'avais continué mon souper sans plus penser à la dame, qui m'était parfaitement inconnue, quand son cocher, après avoir installé ses chevaux à l'écurie, entra dans la salle pour manger un morceau et vint s'attabler devant moi.
—Tiens! c'est toi, Garnier! dis-je en reconnaissant, en lui, un de mes anciens ouvriers qui, l'année précédente, avait quitté ma tannerie pour aller ailleurs chercher un métier plus lucratif.
—En personne, patron.
—Te voici donc cocher à présent?
—Vous venez de voir passer ma maîtresse.
—Elle a l'air d'être bien malade?
—Aussi va-t-elle à Paris pour se faire soigner… Qu'elle aille à Paris ou à Pékin, son affaire est toisée.
—Qu'en sais-tu?
—Je l'ai entendu dire, derrière elle bien entendu, par son médecin, le citoyen Branchon.
—Branchon! fis-je étonné, car c'était le nom d'un médecin de mes amis.
Ta maîtresse est donc de Beaupréau.
—Non, mais des environs. C'est la comtesse de Biéleuze.
La comtesse de Biéleuze, restée veuve avec un fils, était propriétaire d'un immense domaine qui s'étendait entre Beaupréau et les terres et château du marquis de la Brivière qui, depuis deux ans, était parti pour l'émigration où il s'était fait précéder par sa fille, une gamine de douze ans.
Jadis, on avait raconté dans le pays que la veuve de Biéleuze et le veuf de la Brivière avaient projeté d'unir leurs enfants l'un à l'autre. À ce premier cancan, les mauvaises langues en avaient ajouté un autre. Elles prétendaient que le veuf et la veuve, à force de parler de leurs enfants, avaient fini par si bien se regarder dans le blanc des yeux que, de part et d'autre, le veuvage avait été lettre morte. Mais les curieux les plus malveillants, qui s'étaient mis à les épier, n'y avaient vu que du feu. Le marquis de la Brivière qui, sans doute, avait eu vent des calomnies qui, à cause de lui, entachaient la réputation de la comtesse de Biéleuze, avait cessé toutes visites à la veuve qui, elle, n'avait plus remis le pied hors de son domaine… Où et comment auraient-ils pu se rencontrer?
Excepté de vue, je connaissais donc la comtesse de Biéleuze.
—Et tu dis qu'elle est perdue? demandai-je à Garnier.
—Pas moi, mais le docteur Branchon. Une maladie de coeur. Suivant le médecin, elle en a encore pour quatre ou cinq mois; comme il se peut que, tout à coup, à la suite d'une violente émotion, par exemple, crac! elle trépasse étouffée.
Nous en étions là, quand redescendit la servante d'auberge qui avait conduit la comtesse à sa chambre. Je l'entendis dire à son patron:
—Cette comtesse m'a demandé si on ne lui a pas adressé ici une lettre qui devait l'attendre à son passage.
—C'est vrai, dit l'aubergiste, la lettre est arrivée depuis cinq jours.
La voici!
Ce disant, il retira la lettre des feuillets de son registre des voyageurs, où il l'avait insérée, et la présenta à la fille, qui la prit en disant:
—Comme me l'a recommandé la comtesse, je vais la lui glisser sous la porte.
Elle mit l'écrit dans la poche de son tablier; mais au lieu de la porter tout de suite, elle courut servir une nombreuse bande de jeunes gens, déjà un peu avinés, qui venaient de faire irruption dans la salle en réclamant à boire.
—Où me logez-vous pour cette nuit? demandai-je à l'hôtelier quand, sous ma dictée, il eut enregistré la déclaration de mes noms et qualité.
—Chambre nº 4, me dit-il.
Ensuite, en riant:
—Et vous savez, reprit-il, si, par hasard, votre voisine la comtesse a peur d'être seule la nuit, il ne tiendra qu'à vous de faire cesser son isolement, car les deux chambres ont une porte de communication.
Je pris la clé et le bougeoir qu'il m'offrait, puis je gagnai ma chambre dans laquelle je m'introduisis le plus doucement possible pour ne pas effrayer la comtesse malade. À quoi bon lui donner l'inquiétude de savoir qu'il y avait un homme de l'autre côté de cette porte de communication qu'un verrou, à la vérité, condamnait dans chaque chambre, mais qui n'aurait pas résisté au plus petit coup d'épaule?
Je venais de retirer ma veste quand j'entendis marcher dans le couloir. C'était la servante qui, après ses clients d'en bas servis, venait glisser la lettre sous la porte. Elle frappa un petit coup en disant:
—Il y avait une lettre, madame la comtesse, et je vous l'apporte.
Faut-il vous la passer sous la porte?
—Vous m'obligerez, mon enfant, répondit madame de Biéleuze qui, sans doute, occupée à sa toilette de nuit, ne voulait pas ouvrir.
Le pas lourd et pressé de la servante qui s'éloignait alla en s'affaiblissant, puis j'entendis la comtesse s'approcher de la porte pour ramasser le pli.
Si mince était la porte de communication que mon oreille perçut le faible bruit du papier de l'enveloppe déchirée par madame de Biéleuze.
Il y eut un silence. Elle lisait l'écrit.
Soudain, je tressaillis de terreur.
Dans la chambre voisine venait de bruire sourdement une sorte de rauquement douloureux, le souffle saccadé d'une personne qui étouffe.
Alors me revint mot à mot à la mémoire la phrase de Garnier, me répétant le dire du médecin Branchon sur sa cliente, atteinte d'une maladie de coeur:
«Elle en a encore pour quatre ou cinq mois; comme il se peut aussi que, tout à coup, à la suite d'une violente émotion, par exemple, crac! elle trépasse étouffé.»
Cette violente émotion, madame de Biéleuze venait-elle de l'éprouver en lisant la lettre, qu'au lieu de se faire adresser directement à son domaine, elle était venue chercher en un endroit convenu!
Et le souffle sinistre continuait.
Je n'y pus tenir et je m'élançai contre la porte de communication, qui céda à ma poussée.
Une main posée sur son coeur qui allait se rompre, la comtesse, à demi déshabillée, se tenait debout, en s'appuyant, de son autre main qui se crispait au bord d'une table, sur laquelle se voyait un petit portefeuille gonflé de papiers.
Elle comprit que je venais à son secours et, dans son horrible angoisse, elle sut encore me sourire.
Je voulais retendre sur son lit, puis appeler à l'aide. Elle me résista et, de sa voix haletante, hachée, rauque, elle me dit lentement, avec d'effrayantes pauses, causées par les effroyables élancements du mal.
—Non, personne, personne… Vous seul! Fasse le ciel que vous soyez un honnête homme… Mon fils sait la vérité pour Julie… Enfoui le tout pavillon rustique… Ils sont là… aller voir successeur d'Aubert.
La mort ne lui accordait plus que quelques mots à dire dont il fallait profiter. Elle me montra sur la table le portefeuille plein de papiers.
—Vous lirez et comprendrez tout, bégaya-t-elle.
Elle se redressa, les deux mains sur son coeur.
—Mon fils! ma Julie! souffla-t-elle encore.
Si je ne l'avais soutenue, elle serait tombée. Son coeur venait de se rompre. Elle était morte.
Je l'étendis sur sa couche.
En revenant à la table, je vis à terre la lettre que la comtesse avait laissée échapper de sa main.
À coup sûr, c'était cet écrit qui avait tué madame de Biéleuze. Je le ramassai pour le lire.
Il ne contenait que cette seule ligne:
Aubert a été guillotiné ce matin.
Et c'était signé: Un clerc.
Une dernière fois, j'allai tâter les mains de la comtesse. Elles étaient glacées et nul souffle n'expirait de ses lèvres déjà décolorées.
Madame de Biéleuze était bien morte!
Je pris sur la table le petit portefeuille qu'elle m'avait indiqué; j'y enfermai la lettre dont la teneur tragique lui avait donné le coup de la mort et, après un dernier regard sur le cadavre de celle qui, pour ainsi dire, m'avait nommé son exécuteur testamentaire, je rentrai dans ma chambre, après avoir pris soin de rajuster, tant bien que mal, la porte de communication.
Le lendemain, au petit jour, je descendis pour seller mon bidet et continuer ma route.
Le premier que je rencontrai dans la cour fut l'aubergiste qui, en m'apercevant, eut un souvenir:
—Ah! à propos! hier soir, quand vous étiez monté à votre chambre, Garnier, le cocher de la comtesse, m'a chargé, si je vous voyais avant lui, à votre départ, de vous transmettre une commission qu'il avait oubliée de vous donner… celle, puisque vous serez arrivé à Paris avant lui, attendu que sa maîtresse malade voyage à petites journées, d'aller prévenir son cousin Croutot de sa très prochaine visite… Croutot, vous rappellerez-vous ce nom?…
—D'autant mieux que je connais l'individu. Un tout petit homme qui est de Beaupréau, où je l'ai vu traîner la savate avant son départ pour la capitale… Seulement, Paris est grand. Où le cocher a-t-il dit que je trouverais son cousin?
—Il ne m'en a pas soufflé mot, avoua l'aubergiste.
Il eut un moment la velléité d'aller réveiller Garnier, mais il se ravisa:
—Bast! bast! fit-il, partez tout de même. Tant pis pour lui! Hier, quand il m'a parlé de son cousin, il était déjà si ivre qu'il ne se souviendrait pas de m'avoir donné la commission.
Trois jours après, j'arrivai à Paris où je descendis rue Salle-au-Comte, à l'auberge de l'Âne-d'Or.
Vous comprenez que j'avais un peu oublié le but premier de mon voyage, celui de m'informer de la récente invention du tannage des cuirs par les procédés chimiques qui menaçait mon industrie. Je ne pensais qu'à madame de Biéleuze et à ses étranges et à peu près inintelligibles dernières volontés que la mort m'avait empêché de m'expliquer.
La comtesse venait-elle bien à Paris pour le soin de sa santé? Je le supposais, mais en même temps, j'étais convaincu que son voyage avait un double but. Elle arrivait aussi pour voir le notaire Aubert à qui la liait un intérêt mystérieux et de telle importance, qu'elle avait été frappée à mort par la nouvelle de l'exécution du tabellion.
Le portefeuille, que j'avais consulté, m'avait vaguement éclairé. Évidemment, un mot m'eût suffi pour deviner tout; mais ce mot me manquait et il me fallait le chercher.
De ces dernières paroles que la comtesse avait balbutiées en sa crise suprême, bon nombre se dressaient en énigme devant ma mémoire.
«Mon fils sait tout au sujet de Julie… Le pavillon rustique… Enfoui là…» Tout cela était de l'hébreu pour moi.
Je savais, par ouï-dire à Beaupréau, que le fils de madame de Biéleuze habitait Paris où, ajoutait-on, il menait folle vie.—Mais j'ignorais l'adresse du jeune homme.
Je ne trouvais de bien compréhensible qu'une seule des dernières recommandations de la morte.
«Allez voir le successeur d'Aubert,» m'avait-elle dit.
Oui, j'étais tout disposé à aller le voir, mais que pourrais-je lui dire? N'y aurait-il pas imprudence à raconter toutes les circonstances de la mort de la comtesse? Ne fallait-il pas tout d'abord tâter le terrain pour m'assurer si ce successeur était au fait du mystère concernant la comtesse et le précédent propriétaire de l'étude?
Il m'était nécessaire aussi d'inventer un prétexte pour rendre visite au nouveau tabellion; mais, sur ce point, je ne fus pas longtemps embarrassé. Les rapports qui avaient existé entre Aubert et la comtesse me persuadaient que je pouvais m'adresser en meilleur endroit qu'à cette étude pour avoir l'adresse du jeune vicomte de Biéleuze.
Je m'enquis auprès de mon aubergiste parisien de l'Âne-d'Or.
—Oh! oh! fit-il, on leur rend le métier dur aux notaires en ce moment.
Et quand je lui eus nommé Aubert.
—C'est un notaire à trente sous, un nommé Taugencel, qui occupe la place. Si vous avez affaire en cette étude, vous n'aurez pas loin à aller: c'est là tout près, à deux pas, dans la rue Françoise, m'indiqua-t-il.
Je m'y rendis aussitôt.
Quand j'atteignis la maison, un jeune homme, arrêté devant la loge, écoutait le portier qui était en train de lui dire:
—Inutile de monter, citoyen. Si c'est personnellement au notaire que vous avez à faire, vous ne le trouverez pas, il est à un inventaire.
En apprenant ainsi par ricochet l'absence du tabellion, j'allais donc me retirer, quand j'entendis le jeune homme, qui, semblait contrarié du retard, demander encore, afin de ne pas renouveler une démarche inutile.
—Demain, n'est-ce pas, je puis être sûr de rencontrer Me Taugencel?
—Oui, très sûr.
—À quelle heure la visite de ses clients laisse-t-elle le plus de chance de le trouver seul dans son cabinet, insista le jeune homme.
Le portier le regarda comme s'il entendait une demande saugrenue, puis il secoua la tête en disant:
—Me Taugencel n'est jamais seul.
Le questionneur prit cette réponse pour une exagération du zèle du portier à vanter le tabellion, son locataire. Il eut un sourire en répliquant:
—Si grande que soit l'affluence de ses clients, j'aime à croire qu'il est seul quand il dîne.
—Jamais seul! répéta le portier.
Le jeune homme ne voulut pas avoir le dernier mot et il reprit en raillant:
—Même quand il dort?
—Jamais seul! appuya le portier.
Puis il articula cette laconique explication à l'appui de son dire:
—Attendu que Me Taugencel est soumis à un ange gardien.
—Ah! vraiment? fit le questionneur que cette réponse, inintelligible pour moi, parut convaincre et qui s'en alla sans plus insister.
Après son départ, je demandai au portier, alléguant mon ignorance de provincial, de m'apprendre ce qu'était un ange gardien. Quand je le sus, je regagnai mon auberge, fort désappointé en songeant combien ce que j'avais à dire au notaire n'avait pas besoin de tomber dans l'oreille d'un tiers.
Je n'avais plus mon libre arbitre. Cette grave et triste mission qui m'était échue si inopinément m'obsédait. Elle était ma préoccupation de tous les instants. Il me tardait, d'une façon ou d'une autre, d'en avoir fini. Bien qu'un pressentiment m'avertît qu'il y avait danger à m'en remettre trop franchement à ce notaire Taugencel, je n'y pus tenir et, au bout de deux jours, je repris le chemin de l'étude.
Cette fois, le portier m'assura que je trouverais le patron en son étude.
En entrant dans l'étude, je pris mon tour d'attente après quelques clients qui m'avaient précédé. Un à un, avant moi, le notaire devait leur donner audience dans son cabinet où, en ce moment, il recevait le premier arrivé.
Comme je venais de m'asseoir, ce premier client sortit du cabinet du notaire, accompagné par ce dernier qui, traversant l'étude à son côté, le reconduisit jusqu'à la sortie.
Après avoir fermé la porte derrière le partant, quand le notaire se retourna, je me sentis plein de confiance à la vue de sa tête respectable, aux cheveux presque blancs, car il approchait de la vieillesse.
Mon examen fut interrompu par un incident qui détourna brusquement mon attention. Derrière le tabellion et le client, était sorti du cabinet une sorte de nain qui marchait sur les talons de Taugencel. Il s'était arrêté en même temps qu'eux à la porte, écoutant les adieux; puis, lorsque le notaire avait rebroussé vers son cabinet, où s'était déjà installé celui des clients dont c'était le tour, le petit homme avait aussitôt emboîté le pas au tabellion et, derrière lui, il était rentré dans le cabinet dont la porte s'était refermée sur eux. Ce fut seulement à la rentrée dans le cabinet, lorsqu'il referma la porte derrière Taugencel, que je pus entrevoir son visage.
—C'est Croutot! me dis-je, fort étonné, en reconnaissant le vaurien que j'avais vu jadis traînant ses allures louches dans les rues de Beaupréau et pour qui son cousin Garnier, à Laval, m'avait fait transmettre, par l'aubergiste, la commission de le prévenir de sa prochaine arrivée à Paris, mais en oubliant de me donner l'adresse du pygmée.
Ainsi donc Croutot était ce qu'on nommait l'ange gardien de Taugencel, chargé de ne jamais le quitter d'un pas. Il exécutait sa consigne avec une conscience et une ténacité hors ligne. Dix clients défilèrent avant moi et, dix fois, je vis le nain escortant le tabellion à chacune de ses sorties du cabinet. Taugencel n'aurait pas eu le temps de dire: flûte! sans être entendu par celui que la loi attachait à sa personne.
Enfin mon tour arriva!
Je croyais n'avoir pas été reconnu par le nain qui, à toutes ses allées et venues par l'étude à la suite du notaire, ne m'avait fait aucun signe.
Pourtant, à peine fus-je assis dans le cabinet que ce fut lui qui, avant que Taugencel pût parler, m'adressa la parole:
—Comment va le citoyen Pitard?
Alors il me montra le notaire, en ajoutant d'une voix qui semblait peser sur les mots:
—Le citoyen est établi à Beaupréau.
—À Beaupréau! répéta Taugencel avec une sorte de vivacité qui m'étonna à ce point que je me retournai vers Croutot pour lui demander, du regard, compte de cette intonation étrange.
Mon mouvement avait été si rapide que je surpris un clignement d'oeil par lequel Croutot rappelait le tabellion à la prudence.
Il est des circonstances, dit-on, où un rien vous met sur le qui-vive. Il en fut ainsi pour moi qui, en une seconde, fus éclairé par une remarque soudaine.
Il aurait dû arriver que Taugencel, irrité par cet espion qui, de jour et de nuit, était attaché à sa vie, eût pour lui une haine sourde qui lui rendît sa présence odieuse. Pas du tout! Rien qu'à ce clin d'oeil de Croutot, ma méfiance me les montra s'entendant comme deux larrons en foire.
Tout à l'heure, j'avais été, de prime abord, séduit par l'air vénérable de Taugencel. À présent, que la prudence aiguisait mon observation, je relevai son air faux et ses yeux rusés.
—En quoi puis-je vous être utile, citoyen Pitard? me demanda-t-il d'un air doucereux.
Je trouvai immédiatement mon thème.
—Je viens pour vous demander une adresse.
—Tout à votre service, si je connais la personne que vous cherchez. De qui s'agit-il?
—Du vicomte de Biéleuze.
Rien qu'à sa physionomie, je devinai que Taugencel allait me donner cette adresse sans aucune difficulté. Mais, au moment de parler, son regard rencontra Croutot. Le petit homme dut lui adresser quelque signe imperceptible. Tout aussitôt son visage se fit contrarié et avec un accent qui s'excusait:
—Je regrette de ne pouvoir vous satisfaire, dit-il; mais la personne en question m'est complètement inconnue.
Je me levai en disant:
—J'en serai quitte alors pour ne pas remplir ma commission.
—Ah! fit-il, avec hésitation, une commission donnée à Beaupréau sans doute?
—À Beaupréau même, dis-je en reculant ma chaise pour m'éloigner.
Je voyais bien que mon prompt départ le contrariait et qu'il avait à me tirer des vers du nez. Il chercha à me retenir, en me demandant:
—Puis-je savoir ce qui vous a incité à croire que vous trouveriez cette adresse en mon étude?
—La personne qui m'a donné la commission supposait que le vicomte devait être de vos clients.
Taugencel hésita plus fort cette fois. Il parut se tâter avant de poursuivre. Enfin, il finit par dire:
—Cette personne, n'est-elle pas sa mère?
J'aurais bien répondu oui, puisqu'on somme c'était la volonté dernière de madame de Biéleuze qui m'avait fait venir chez le tabellion, mais je ne sais quel instinct de prudence me retint.
—Je ne connais pas la mère du vicomte de Biéleuze, affirmai-je.
Et je fis un pas vers la porte.
Décidément, le notaire tenait à m'arracher un nom, car il reprit en insistant:
—Sans doute alors quelque message d'amour?
Je n'avais pu pénétrer le secret de madame de Biéleuze, et je sentais qu'en ce moment, les questions du notaire tâtaient un terrain qui m'était inconnu. Ma conviction s'était faite subite et profonde sur Taugencel. Cet homme était un coquin. J'avais conscience que me fier à lui serait contraire aux intérêts de la morte. Je répondis donc sèchement:
—La personne qui veut avoir l'adresse ne m'a pas autorisé à la nommer.
Je me dirigeai vers la porte de sortie.
Ce mouvement me mit en face d'une glace qui me montrait le notaire et
Croutot derrière moi.
J'aperçus le nabot faire au tabellion un geste de main qui l'invitait à lui céder la parole. Comme j'avançais la main vers le bouton de la porte, j'entendis Croutot s'écrier:
—Comment, Pitard, vous vous en allez ainsi?
Et quand je me fus retourné, il continua:
—Que maître Taugencel n'ait pu vous procurer l'adresse que vous cherchez, c'est un malheur. Mais est-ce une raison pour m'en punir? Vous vous en allez sans me donner une pauvre petite nouvelle de notre ville de Beaupréau que je n'ai pas vue depuis deux ans… Je suis certain que j'en aurais pour plus de deux heures à vous questionner sur tous ceux que j'ai laissés là-bas?
L'idée me vint que j'apprendrais quelque chose par Croutot en le séparant du notaire.
—Qu'à cela ne tienne, dis-je. Je suis descendu à l'auberge de l'Âne-d'Or; venez, aujourd'hui m'y demander à dîner et nous causerons tout à l'aise.
—Hélas! impossible! soupira-t-il.
Il me montra le notaire et continua:
—Ignorez-vous que mes fonctions m'interdisent de quitter le citoyen Taugencel d'une semelle et pendant une seconde? Où qu'il aille, il me faut le suivre.
Il éclata de rire en poursuivant:
—Tenez! Quiconque l'invite à dîner en ville, doit aussi préparer mon couvert.
C'était me dire indirectement d'inviter Taugencel. Mon but étant de séparer les deux hommes, je feignis de ne pas comprendre.
—Alors interrogez-moi tout de suite et je vais vous répondre ici même, proposai-je.
—Et mes clients qui attendent leur tour d'entrer dans mon cabinet, objecta le notaire en souriant.
—Croutot et moi, nous passerons dans une pièce voisine, avançai-je.
Là-dessus Croutot secoua la tête tristement et répéta:
—Mes fonctions m'interdisent de quitter monsieur d'une semelle.
Je voyais qu'ils me jouaient une comédie et j'en attendais le un mot. Ce fut Taugencel qui me le donna.
—Je vous propose un moyen, dit-il. Mon ange gardien doit même partager mes repas. Asseyez-vous aujourd'hui à ma table, citoyen Pitard. En dînant, vous causerez de Beaupréau.
Immédiatement je devinai le but que visaient les deux renards en me proposant de m'asseoir à la table du notaire. Ils voulaient me tenir à l'écart, loin de témoins importuns.
Évidemment ils me croyaient instruit de ce mystère qui concernait le nom de Biéleuze. En me voyant m'enquérir de l'adresse du fils de la comtesse, j'avais, sans savoir en quoi, éveillé leurs soupçons, et ils avaient l'espoir de me soutirer une révélation.
Comme vous le comprenez, leur curiosité irritait la mienne. Dans l'ignorance où je me trouvais, un mot, un fait, une question suffisait pour me mettre sur la trace, et je pouvais l'attendre de ces deux hommes qui, en voulant me faire parler, m'éclaireraient la voie que je cherchais.
Avec une joie que je me gardai bien de laisser voir, j'acceptai l'invitation du notaire.
—Je reviendrai donc à l'heure de votre dîner, dis-je à Taugencel, en me préparant, cette fois sérieusement, à quitter le cabinet.
—Je compte donc sur vous à cinq heures, appuya le notaire.
—À cinq heures, sur le point, je mettrai le pied dans l'étude, promis-je.
Mon dernier mot lui rappela une recommandation à me faire.
—Non, non, dit-il vivement, n'arrivez pas par l'étude qui, à cette heure, après le départ des clercs, sera fermée. Vous monterez par le petit escalier particulier qui dessert mon appartement.
Sur cette recommandation, il m'ouvrit la porte du cabinet, me céda le pas et, comme il l'avait fait pour les clients qui m'avaient précédé, m'accompagna jusqu'à la sortie de l'étude. Ainsi que je l'avais déjà vu pour les autres visiteurs, Croutot marchait aux trousses du tabellion.
Jusqu'à cinq heures, je fus dévoré par l'impatience de me retrouver en présence de ces compères. Qui savait si, en voulant me sonder,—et ils y perdraient leur latin puisque j'ignorais tout,—la curiosité ne leur ferait pas lâcher quelque parole imprudente qui serait pour moi un trait de lumière?
À l'heure dite, je revins chez le notaire et, comme il me l'avait recommandé, je pris le petit escalier.
Le tabellion demeurait au second étage.
Comme je sonnais à la porte de l'appartement, j'entendis quelqu'un qui s'engageait sur l'escalier que je venais de gravir.
La porte, qu'une servante m'ouvrit, détourna mon attention de ce fait et, tout aussitôt, je fus accaparé par le notaire et Croutot qui, à mon coup de sonnette, étaient accourus à ma rencontre dans l'antichambre.
—Voici ce qu'on peut appeler un homme exact, s'écria Croutot.
—Et qui mérite qu'on ne fasse pas languir son appétit, ajouta gaiement
Taugencel.
Sur ce, il s'adressa à la servante qui, étonnée de cette chaude réception, oubliait de refermer la porte d'entrée, qu'elle m'avait ouverte.
—Sers-nous vite, ma fille, commanda-t-il.
Comme s'ils craignaient que leur proie s'échappât, l'un et l'autre me prirent le bras, puis, avec un joyeux empressement, ils m'entraînèrent dans la salle à manger où Croutot me poussa sur un siège, devant un des trois couverts mis, en me disant:
—On vous a fait préparer un petit repas fin dont vous vous vanterez à
Beaupréau, citoyen Pitard.
—Croutot m'a annoncé que vous étiez un homme d'esprit. Or, comme tous les gens d'esprit sont gourmands, j'ai commandé mon menu en conséquence, me lança Taugencel, dont la face jubilait d'une satisfaction énorme.
Par malheur, chaque médaille a son revers. Cette face si contente, je la vis soudainement se contracter et pâlir de la plus complète façon.
Tout frissonnants, les deux hommes échangèrent un regard plein d'épouvante.
C'était que, dans l'antichambre, se faisait entendre une voix sonore, qui demandait à la servante:
—Qu'est-ce qui te prenait donc ma belle, de me refermer la porte sur le nez? Est-ce que tu ne me voyais pas monter?
—Tu viens pour dîner, citoyen représentant? demanda la servante.
—Oui, et j'aime à croire que j'arrive à temps.
Et, dans le pas lourd qui se dirigea vers la salle à manger, je reconnus celui que j'avais entendu monter l'escalier derrière moi.
Il ne se passa pas dix secondes avant l'apparition de ce convive; mais elles suffirent pour que Croutot pût me souffler à l'oreille d'une voix qui tremblait de peur:
—Dites que vous êtes mon frère!
Costumé de la façon théâtrale alors à la mode, le membre de la Convention fit son entrée. C'était un homme grand et maigre, au visage sévère, à l'oeil dur.
Taugencel, domptant sa terreur, s'était élancé vers lui en s'écriant d'un ton enchanté:
—Ah! que c'est donc aimable à toi, citoyen représentant, d'arriver me surprendre à pareille heure!… Car tu viens pour dîner, n'est-ce pas?
—Oui, pour dîner et causer, dit le membre de la Convention d'une voix bourrue.
Et il me sembla que son organe s'accentuait menaçant lorsqu'il ajouta:
—Surtout pour causer.
Alors il m'aperçut. Son regard s'attacha sur moi plein de méfiance et, sans mot dire, il m'examina. Ma présence à la table du tabellion devait n'être pas réglementaire, car, dédaignant de s'adresser à moi, il demanda à Croutot, fort cavalièrement:
—Dis-moi donc un peu, l'ange gardien, ce que ce pierrot-là fiche ici?
—C'est mon frère, déclara le nain. Il est arrivé il y a deux jours de Beaupréau, notre ville, pour m'apporter des nouvelles de la famille. Comme mon devoir m'attache à chaque seconde au citoyen Taugencel, je n'aurais pu causer avec lui, si l'idée ne m'était venue de le faire dîner à la table de mon surveillé. Pendant que le citoyen notaire mange sous mes yeux, j'ai cru qu'il m'était permis de bavarder du pays avec mon frère.
Le conventionnel, il me fut donné d'en juger, n'était pas de ces timides qui craignent de formuler carrément ce qu'ils ont à dire, car il répondit tout net:
—Ah! tu es le frère de Croutot, toi, tant mieux! Il n'y a pas de mal à ce que tu entendes ce que j'ai à dire… quand ce ne serait que pour que tu puisses faire comprendre à ton frère qu'il est en train de filer un mauvais coton.
Cela dit bien en face à Croutot, le conventionnel se tourna vers le notaire en achevant ainsi sa phrase:
—… et d'en faire filer un tout aussi mauvais à certain autre qui n'est pas loin d'ici.
Tabellion et ange gardien, chacun avait sa part de cet avis qui devait contenir une sérieuse menace, car tous les deux pâlirent un peu plus.
Ils protestèrent néanmoins:
—J'ai fait mon devoir! affirma Taugencel.
—Pas tant que ça, puisqu'il a fallu te donner un ange gardien, gouailla le membre de la Convention.
—Pas un instant, je ne me suis relâché de ma surveillance, soutint
Croutot.
Le représentant eut un mauvais rire en répondant:
—Toi, mon bout d'homme, j'ai la conviction que tu triches. On t'a mis près de Taugencel pour l'empêcher de chiper certain morceau dont il se régalerait volontiers et je suis persuadé qu'au lieu de lui dire: «Ne touche pas,» tu lui souffles: «Part à deux!»
Après avoir ainsi rivé le clou de chacun, le conventionnel se résuma en prononçant d'une voix sèche:
—Bref, vous jouez à vous faire couper le cou dans un mois.
Et, tout lentement, avec son même mauvais rire, il articula:
—Car je ne vous accorde plus qu'un mois pour dénicher les millions d'Aubert.
En plus de la frayeur que leur inspirait la parole du membre de la Convention qui m'avait l'air de ne pas plaisanter tous les jours, j'avais remarqué encore chez Taugencel et Croutot, à mon égard, une étrange appréhension. Chaque fois que le redoutable conventionnel avait pris la parole, tous deux m'avaient lancé un regard rapide et anxieux pour juger de mon attention, comme s'ils redoutaient que, de la bouche du représentant, sortît une phrase que je ne devais pas entendre.
Quand ce dernier parla des «millions d'Aubert», leurs yeux se tournèrent involontairement et tout brusquement vers moi, pleins d'une consternation rageuse.
Il était indubitable pour moi qu'ils eussent payé cher pour qu'il n'eût pas été question, en ma présence, des millions du prédécesseur de Taugencel.
Je ne bronchai pas. Quand le conventionnel avait parlé, j'étais en train de boire. J'achevai de vider mon verre que je reposai sur la table en faisant claquer ma langue sur mon palais, en homme qui vient d'être uniquement distrait par le plaisir de déguster un bon vin.
Et, pourtant, le coeur me battait ferme.
Car la phrase du membre de la Convention venait de m'apporter la clef du secret qui avait lié la comtesse de Biéleuze au tabellion guillottiné.
En une seconde, le jour s'était fait dans mon esprit et, alors, bien claires, bien compréhensibles, étaient devenues pour moi ces instructions données par la comtesse mourante, qui, tout à l'heure encore étaient inintelligibles.
—Je te jure que, dans les papiers de mon prédécesseur Aubert, que j'ai lus un à un et jusqu'au dernier mot, il n'existe rien qui atteste un dépôt de plusieurs millions dans l'étude, affirma vivement Taugencel.
—À d'autres! fit d'un ton sec le conventionnel. Aubert faisait les placements d'un tas d'aristocrates qui lui ont laissé leurs écus en partant pour l'émigration. Qu'est devenu cet argent? C'était à toi de le découvrir pour le compte de la Nation. On t'en a averti en te donnant l'étude.
—À défaut d'une seule ligne d'écriture qui m'indiquât où je trouverais ce trésor, j'ai fouillé toute la maison et fouillé les caves. J'en suis arrivé à croire que ces millions n'existent pas, débita le tabellion de la voix désolée d'un homme qui s'afflige qu'on lui ait donne à chercher un merle blanc.
Mais le conventionnel ne se payait pas de raisons pareilles. Tout ironique, il répliqua:
—Ah! vraiment, tu en es arrivé à croire! Eh bien, mon bonhomme, je t'engage à changer de croyance avant la fin du mois, que je t'accorde! car au terme du délai, si tu n'as pas trouvé le magot, je te jure que je te ferai guillotiner.
Taugencel protesta en désespéré.
—Oui, oui, répéta-t-il en geignant, oui, je le soutiens: quand Aubert a été arrêté, il ne possédait pas un sou de ces prétendus millions.
—Ça, c'est possible, accorda le conventionnel. Aubert était un malin. Prévoyant son sort, il a eu la même prudence que ceux de ses confrères qui, comme lui, ont passé sous le rasoir national. Il s'était avisé de confier son magot à un sous-détenteur.
Taugencel souleva une objection:
—Qui sait, dit-il, si Aubert, avant d'être arrêté, n'avait pas eu le moyen et le temps de faire sortir l'argent de France et de l'envoyer aux émigrés à qui il appartenait.
—Aubert n'a rien fait sortir de France. Il a tout remis à une personne de confiance, affirma le membre de la Convention, qui me sembla s'impatienter un peu des si et des mais de Taugencel.
Ce dernier avait beau protester de toutes ses forces, ce qu'il disait sonnait faux à mon oreille. J'avais la conviction, comme l'avait dit le représentant de la Convention, qu'il trichait. Certes oui, il était désolé de n'avoir pu dénicher les écus, mais c'était parce que, malgré le danger qu'il courait à jouer le coup, il les aurait tout bonnement gardés.
—J'en suis pour ce que j'ai dit, reprit-il, Aubert avait déjà fait sortir l'argent de France.
—Et moi je te soutiens qu'il y a un sous-détenteur.
—Rien ne le prouve.
—Si, une preuve existe. Aubert à été condamné pour connivence avec l'étranger à la suite d'une de ses correspondances qu'on a interceptée. Dans le paquet se trouvait une lettre adressée à certain duc de Valmois, contenant cette phrase: «J'ai pris mes précautions pour mettre tout hors de la portée de griffes trop rapaces. Si je ne suis plus là quand vous rentrerez en France, votre bien vous sera remis par la personne en qui j'ai mis ma confiance entière.» Voilà ce qu'avait écrit Aubert. C'est cette phrase, dont il a refusé l'explication, qui lui a valu l'échafaud. Quel est ce tiers? Où se trouve-t-il? En quel endroit a-t-il caché les millions? C'est ce que je te donne à avoir trouvé dans un mois.
Cela dit, le conventionnel fendit l'air du coupant de sa main, en ajoutant:
—Ou sinon, psssit!
Le «psssit!» était si éloquent que je vis frissonner le notaire.
Le représentant s'était retourné vers Croutot qui, pendant le dialogue précédent, s'était tenu le nez dans son assiette.
—Écoute bien, toi, l'ange gardien, dit-il. Quand on a suspecté
Taugencel de n'être pas franc du collier, on t'a attaché à sa personne.
—Crois bien, citoyen représentant, que je surveille, débita le nain d'un ton à faire croire que le tabellion avait Argus en personne attaché à ses talons.
Mais le citoyen représentant éclata de rire, et reprit d'une voix railleuse:
—Tu surveilles! dis-tu, moucheron… Oui, mais de la manière dont surveille un voleur pendant que son camarade crochette une porte. Vilaine besogne, mon drôle, que je t'engage à ne pas continuer. À vouloir fourrer la tête dans le même bonnet que Taugencel, on ne te la laissera pas le temps de la retirer le jour où on lui fauchera le cou, et tu profiteras de l'occasion.
Et il répéta son geste de main et son Pssit!
En plus qu'il avait la plaisanterie sinistre, il n'en était pas avare, car il m'en offrit ma part:
—Toi, le provincial, attends encore à Paris un mois et tu pourras emporter la tête de ton frère dans ta malle.
Là-dessus, il se leva de table.
—Comment, tu n'achèves pas de dîner! s'écria Taugencel, avec une surprise qui semblait navrée.
Au lieu de répondre, il s'adressa à moi.
—Veux-tu un bon conseil! me demanda-t-il d'un ton un peu moins bourru. Crois-moi, ne reste pas où tu n'as que faire… Détale d'ici au plus vite; laisse ces deux cadets-là méditer en paix ce que je viens de leur annoncer.
Sans me laisser le temps de dire un mot, il me fit passer devant lui dans l'antichambre et, au moment de franchir le seuil de la salle à manger, il se retourna pour dire aux deux hommes qui le reconduisaient obséquieusement:
—Toi, notaire, trouve le dépositaire. Toi, l'ange gardien, file droit… Vous êtes avertis. J'aurai l'oeil sur vous. La Convention m'a délégué ce soin.
Et sans se soucier d'être accompagné plus loin par eux, il leur referma sur le nez la porte de la salle à manger.
Quand nous arrivâmes dans la rue, le conventionnel me regarda dans les yeux:
—Tu n'es pas plus le frère de Croutot que mes bottes, me dit-il sous le nez. N'oublie pas mon conseil: Évite bien de retourner là!
Je revins à mon auberge de l'Âne-d'Or où je me remis à lire les lettres contenues dans le petit portefeuille qui me venait de la comtesse de Biéleuze. Maintenant que j'avais connaissance des millions que défunt Aubert avait fait disparaître, ces lettres, toutes écrites à mots couverts dont il fallait avoir la clef, me semblaient claires et compréhensibles sous leur sens mystérieux.
C'était madame de Biéleuze qui était la dépositaire de ces millions dont il n'était plus trouvé trace dans l'étude d'Aubert par son successeur Taugencel.
Et, ce trésor, je savais où le retrouver, car je n'avais qu'à me souvenir de deux des phrases murmurées par la comtesse soupirante:
«Pavillon rustique!… Enfoui là!» avait-elle dit.
Venant d'apprendre qu'Aubert avait été exécuté, et sentant qu'elle-même allait mourir, elle avait voulu que ces millions fussent connus de quelqu'un qui, plus tard, pût les rendre à leurs propriétaires légitimes. Voilà pourquoi, avant de me faire ces confidences, que la souffrance de l'approche de la mort avait rendues si brèves, madame de Biéleuze avait balbutié:
—Fasse le ciel que vous soyez un honnête homme!
J'en étais là de mes réflexions, quand on frappa à la porte de ma chambre. Je crus que c'était quelque garçon de l'auberge et je criai d'entrer.
Alors je vis apparaître Croutot dont, immédiatement, le regard s'arrêta sur le portefeuille de la comtesse que je tenais encore à la main.
Le regard de Croutot sur ce portefeuille, dont le cuir portait le blason des Biéleuze, n'eut que la durée de l'éclair, mais je l'aperçus et, involontairement, je me sentis inquiet. Je me hâtai de faire disparaître le portefeuille dans ma poche, en regardant s'approcher le petit homme.
—Je viens vous chercher, me dit-il en souriant.
—Pourquoi?
—Pour achever notre soirée au théâtre de la Cité, où le notaire et moi nous avions décidé de vous conduire après notre dîner si malencontreusement troublé par ce matamore que vous avez vu.
—Euh! euh! matamore! fis-je en raillant cette épithète, donnée derrière son dos, à celui qui, de face, l'avait fait si fort trembler.
Il eut un air d'étonnement:
—Vrai! dit-il, vous avez pris au sérieux les menaces de cet homme qui vise à l'important personnage, quand il n'a aucune autorité?… Une vraie mouche du coche qui me fait hausser les épaules de pitié.
—Alors, pourquoi donc ne les avez-vous pas haussées les épaules à son arrivée, au lieu de me supplier, tout pâle et la voix tremblante, de passer pour votre frère?
Croutot laissa tomber mon observation en s'empressant de reprendre d'un ton convaincu:
—On se soucie peu des menaces quand, comme moi, on accomplit strictement son devoir.
—Êtes-vous bien certain, Croutot, de faire strictement votre devoir? demandai-je en riant d'un aplomb pareil.
—Je ne crois pas avoir été une minute, une seule minute en faute, affirma-t-il.
À cette réponse, je promenai mon regard autour de la chambre, puis sous les meubles.
—Que cherchez-vous donc? me demanda-t-il avec surprise.
—Parbleu! je cherche le notaire que vous commande de ne jamais quitter d'un pas, ce même devoir qui, dites-vous, ne vous a pas trouvé une seule minute en faute.
Croutot demeura un peu ahuri, mais reprenant vite son assurance, il riposta d'une voix amicalement grondeuse:
—Oui, j'ai laissé Taugencel chez lui. Mais est-ce bien à un ami de me reprocher une peccadille dont il est la cause première, puisque je ne suis venu que pour vous faire achever votre soirée au théâtre?
J'affectai la plus grave inquiétude, en répliquant d'un ton alarmé:
—Songez-y donc, Croutot, si, pendant votre absence, le tabellion allait faire disparaître les millions dont votre consigne est d'empêcher le départ?
—Oh! les millions! lâcha-t-il en haussant les épaules avec dédain.
—Est-ce que vous ne croyez pas du tout à leur existence, Croutot?
—Si, parfaitement.
—Eh bien, alors?
—Mais je suis convaincu qu'il y a déjà belle lurette qu'ils se sont envolés de l'étude. Quand Aubert a été arrêté, il avait lâché ses oiseaux.
—Où ont-ils bien pu aller?
Croutot, involontairement, jeta un regard sur la poche où j'avais placé le portefeuille de madame de Biéleuze, puis il répondit:
—Je l'ignore.
—Et, comme l'a affirmé Taugencel, en dînant, au membre de la Convention, rien, dans la visite des papiers de l'étude, n'a mis sur la trace du secret d'Aubert?
—Rien! prononça Croutot d'un ton qu'il affectait de rendre indifférent. Un instant, nous avons cru pourtant avoir flairé la piste à propos d'un nom… ou plutôt, un prénom de femme.
—Lequel?
—Julie.
En prononçant ce prénom, Croutot avait plongé son regard dans mes yeux comme s'il y cherchait l'indice d'une émotion subite.
—Est-ce que le misérable se doute de quelque chose? me demandai-je en imposant à mon visage un air d'indifférence.
* * * * *
Pitard, à cet endroit de son récit, fut interrompu par Meuzelin qui l'arrêta d'un geste de main en disant:
—Écoutez donc!
Tous tendirent l'oreille. Des coups très sourds, très affaiblis arrivaient dans les profondeurs du souterrain.
—On dirait des détonations de fusil. On se bat donc là-haut! avança
Fil-à-Beurre.
—Est-ce que la bande du Beau-François, que nous avons laissée maîtresse des lieux, aurait maille à partir avec celle de Coupe-et-Tranche, arrivée plus tard au pillage du château dégarni de troupes, supposa Meuzelin.
—Si j'allais aux nouvelles? proposa Barnabé.
—Tu te perdrais dans les méandres du souterrain. Mieux vaudrait y envoyer Pitard qui les connaît à s'y retrouver sans lumière, objecta le policier.
—Accepté, prononça l'ogre sans hésiter. Dès qu'il se fut levé de terre, il dit:
—Il faut reficeler Croutot.
—Pourquoi? il se tient pourtant bien sage, fit Barnabé, plaidant pour le prisonnier.
Le fait était que Croutot, pendant le récit de Pitard, avait été d'une conduite exemplaire. Il n'avait ni plus parlé, ni plus bougé qu'une statue. Guéri du besoin d'interrompre par Fichet, qui avait promis de «lui intercaler Bec-Fin fils dedans son individualité», l'avorton était demeuré aussi impassible que s'il n'eût pas été un des héros de l'histoire du pique-assiette.
Seulement, alors que les autres écoutaient, lui n'avait cessé d'étudier des yeux la partie des murailles et de la voûte du caveau que la lueur des deux bougies faisaient sortir de l'obscurité.
Et son regard avait brillé d'une joie vive quand Barnabé avait proposé d'aller aux nouvelles; car, en sortant du caveau, l'échalas allait lui apprendre un mystère qui l'intriguait depuis qu'à l'arrivée dans leur retraite, on lui avait dégagé la tête de l'étoffe qui l'entourait.
—Il faut reficeler Croutot, répéta Pitard en insistant.
—Soit! accorda Meuzelin qui fit signe à Lambert et Fichet de procéder à l'opération.
L'oeil toujours joyeux, l'avorton se laissa faire sans mot dire et sans opposer la plus faible résistance.
—Que vous pouvez avoir la superbité de vous congratuler qu'un roi il ne serait pas plus mieux dans sa ligature, lui débita Fichet après avoir serré son dernier noeud.
Sitôt le nain rattaché, Pitard demanda:
—Vous avez des briquets?
—Oui, dirent Meuzelin, l'échalas et les deux soldats qui, croyant à un emprunt, portèrent chacun la main à sa poche pour offrir l'instrument demandé.
—Non, non, gardez… Vous allez comprendre le but de ma question, dit vivement Pitard.
Sur ce, il se baissa et souffla les deux bougies qui éclairaient les compagnons. Alors, dans la profonde obscurité survenue, il ajouta:
—Il est inutile que Croutot sache comment on sort de ce caveau et on y rentre… et c'est pourquoi je vous prie de ne pas rallumer avant mon retour.
L'ogre avait deviné juste. Ce qui avait rendu Croutot joyeux, c'était d'apprendre la façon de pénétrer dans le caveau où ne se découvrait aucune issue.
Telle fut sa rage d'être dans l'impossibilité de rien savoir, que l'avorton ne put retenir un grondement sourd qui, aussitôt, lui fit demander par Fichet:
—Que c'est des araignées qu'elles folâtrent sur votre figure? Disez-le sans timidité, et avec le coupant de Bec-Fin fils, je me chargerai de vous les hacher de dessus la peau, nonobstant que l'obscurité elle manque de clarté.
Cette offre, qui sonnait comme une menace sérieuse, ne tenta nullement
Croutot. Il se tint muet et immobile.
Il y eut un silence pendant lequel on entendit le craquement d'un ressort qui jouait, puis Pitard prononça dans l'ombre, à peu de distance:
—À bientôt.
Quelque trappe devait être ouverte qui laissait arriver plus distincts les bruits extérieurs.
—Ce sont certainement des coups de fusil, dit l'échalas en reconnaissant, bien incontestables, les détonations qui crépitaient rapides et nombreuses.
—Pitard! fit vivement le policier pour arrêter celui qui allait s'éloigner.
—Qu'est-ce? demanda l'ogre.
—Assurez-vous donc, en partant, si l'appât est toujours à l'hameçon? recommanda Meuzelin en riant.
À cette phrase énigmatique, Pitard répondit:
—Soyez tranquille, il est solidement fixé. Sitôt le ressort fermé, le piège se retrouvera tendu.
—Très bien! approuva Meuzelin sans plus insister.
Un nouveau craquement du ressort qui, cette fois, se refermait, annonça que le pique-assiette était sorti du caveau.
On aurait pu rallumer les bougies, mais c'était s'exposer, si l'absent rentrait en pleine lumière, à apprendre à Croutot le secret de l'issue du caveau. Mieux valait donc, comme l'avait recommandé Pitard attendre son retour pour jouer du briquet.
—Que la noirceur de l'obscurité ténébreuse elle ne surexcite pas à des colloques, avança Fichet au bout de quelques instants de silence.
—Alors, citoyen Fichet, contez-nous vos amours, proposa Barnabé.
Fichet était un homme de moeurs sévères qui répondit:
—Que les amours, sans que je crachasse dessus, je les succède à d'autres qu'ils s'en délectent le tempérament avec le sexe enchanteur.
Tant il est vrai qu'une idée en amène une autre, Fil-à-Beurre, au lieu de persister dans son idée de faire chanter ses amours à Fichet, s'écria vivement:
—Est-ce que ce ne serait pas le véritable quart d'heure pour demander à
Croutot pourquoi et comment nous l'avons trouvé à la place du
Beau-François, notre prisonnier?… Allons! citoyen Croutot, jouez de la
langue. Nous sommes tout oreilles.
L'avorton refusa de jouer de la langue.
Alors, à défaut de langue, il joua du gosier en poussant, tout à coup, un cri de douleur.
—Fichet, que viens-tu donc de lui faire? demanda Meuzelin, suspectant le soldat d'être pour quelque chose dans ce cri.
—Que j'ai l'innocence de ne pas lui avoir insufflé la moindre fichaise. Que c'est lui, au contraire, qu'il a eu la méchanceté de vouloir, avec sa fesse, casser la pointe de Bec-Fin fils, déclara Fichet, qui était beaucoup trop modeste pour se faire gloriole de son idée d'éveiller l'éloquence de Croutot en lui lardant le derrière.
Cette façon d'encourager, chez Croutot, la soif des confidences, n'obtint pas l'assentiment de Meuzelin.
—Laisse-le en paix, Fichet, ordonna-t-il.
Puis, s'adressant au nain:
—Tu refuses positivement de nous dire comment il s'est fait que nous t'avons trouvé à la place du Beau-François? demanda-t-il d'un ton sec. Prends garde à toi, mon drôle; j'en sais au moins autant, si ce n'est plus, que Pitard sur ton passé… car j'ai connu Césarine Faublin, celle qu'on avait surnommée la Saute.
—La Saute, répéta Croutot dont on entendit trembler la voix.
—Oui, celle qui fut ta complice dans la mort de la pauvre Julie, dont la justice ne t'a pas encore demandé compte, continua Meuzelin.
Il parut que dès qu'on le menaçait de le mettre en présence de la justice, l'avenir, pour Croutot, ne se teignait pas positivement en rose, car il répondit enfin:
—Je parlerai; mais à une condition que je dirai à Pitard.
—Attendons alors son retour, concéda le policier.
—Et vous n'avez plus à l'attendre, prononça en ce moment une voix qui n'était autre que celle du pique-assiette, revenu sans qu'on y eût pris attention.
Puis on entendit claquer le ressort de cette ouverture secrète qu'aurait tant voulu connaître le nabot.
—Alors, nous pouvons rallumer les bougies? demanda Barnabé.
—Oui, fit Pitard.
Puis, d'une voix prudente:
—Mais, chut! fit-il, écoutez plutôt.
En effet, la sonorité du souterrain leur apportait le bruit de pas pressés et nombreux.
—Qu'est-ce? demanda Meuzelin.
—Par une entrée, qui ouvre sur la campagne, une troupe de gens a pénétré dans le souterrain.
—Quels gens?
—Je l'ignore. Peu s'en est fallu que le passage me fût barré lorsque je revenais vers vous. Ils allaient tourner l'angle d'une galerie quand la lumière dont ils s'éclairaient m'a révélé leur approche. Je n'ai eu que tout juste le temps de faire jouer le ressort et de rentrer.
—Peuvent-ils découvrir notre retraite? souffla Meuzelin, imitant l'ogre qui avait parlé à voix basse.
—Ils passeront vingt fois à côté de notre cachette sans soupçonner son existence.
Et, riant, Pitard ajouta:
—Demandez plutôt à ce cher Croutot qui, dans les nombreuses recherches qu'il a faites en ce labyrinthe, n'a jamais pu arriver à la trouver… et cependant c'était la seule chose qu'il cherchait… N'est-ce pas, Croutot?
Mais ledit avorton qui, tout à l'heure, moyennant condition, semblait disposé à parler, devait être revenu sur sa détermination, car il garda le silence.
L'oreille tendue, il écoutait le bruit des pas qui s'entendaient au-dessus de sa tête et sans doute qu'ils lui apportaient une révélation, car il se dit:
—Nous sommes donc plus bas que les galeries?
—Chut! chut! répéta Pitard tout bas au policier, s'il leur est impossible de nous découvrir, ils peuvent tout au moins nous entendre.
—À charge de revanche, pensa Meuzelin qui, pour ne pas donner l'alarme à ses compagnons, souffla dans l'oreille du pique-assiette:
—Courons-nous un danger sérieux?
—Oui, si nous étions pour rester ici.
—Malgré l'envahissement des galeries, pouvez-vous donc nous faire sortir d'ici?
—Avez-vous oublié que je vous ai dit, avant de vous conduire en ce caveau, qu'il possède une sortie particulière?
—Alors, filons tout de suite, proposa le policier.
—Non. Il faut attendre la nuit comme nous en étions convenu.
—Parce que?
—Parce que, dans l'excursion que je viens de faire, le danger s'est révélé plus terrible pour vous que jamais.
Ce disant, Pitard avait tourné les yeux vers Croutot. Il vit une sorte de joie briller dans le regard du nabot, qui écoutait toujours attentivement les allées et venues de ceux qui, au-dessus de lui, parcouraient les galeries. Dans ce regard, l'ogre crut deviner une pensée secrète du nain, car, tout aussitôt, il murmura au policier:
—Vite! vite! bâillonnez Croutot… Le misérable, j'en suis certain, va se mettre à crier.
Meuzelin se pencha à l'oreille de Fichet et lui souffla l'ordre.
Le pygmée avait encore les yeux tournés vers la voûte, quand il sentit les deux mains de Fichet se nouer autour de son cou avec une telle force qu'il en fut presque étranglé. Pour retrouver un peu de sa respiration, il ouvrit une bouche énorme dans laquelle Meuzelin tamponna son mouchoir.
—Que s'il vous plaît de n'être pas identique à une bûche pour l'immobilité, je vous délivrerai de l'existence jusqu'à le terme de vos jours, lui annonça Fichet qui, d'un revers de la main, l'étendit, d'assis qu'il était sur le sol, couché tout de son long.
La précaution demandée par Pitard n'était, à coup sûr, pas inutile, car, à peine le nabot était-il dans l'impossibilité de crier, qu'on entendit, dans la galerie supérieure, une voix qui disait:
—Mes enfants, il s'agit de retrouver le moucheron qui s'appelle
Croutot.
XII
Avant qu'il soit dit quelle était cette voix qui, en ordonnant de rechercher Croutot, se faisait entendre au-dessus de leurs têtes aux compagnons réfugiés dans la retraite où les avait conduits Pitard, il est utile de savoir comment ils y étaient entrés.
Comme on le sait, Barnabé portant le nain sur son dos, Lambert et Fichet munis des masses de provisions, Meuzelin et Vasseur chargés des armes, avaient pris la file derrière Pitard qui s'éclairait d'une bougie. Au bout d'une centaine de pas à travers les nombreux circuits du dédale, dans lesquels Pitard s'était engagé sans la moindre hésitation, il s'était arrêté devant la porte d'un caveau latéral.
—Comment cette porte est-elle fermée? s'était demandé tout haut l'ogre, fort étonné à la vue de la porte plaquée en ses feuillures.
—Ne l'est-elle pas d'habitude? avait demandé Vasseur.
—Pas plus que celles des autres caveaux qui, n'étant utilisés à rien, restent béants. Il faut que quelqu'un soit venu ici qui ait eu à cacher quelque chose dans ce caveau.
La fermeture, du reste, n'offrait aucune difficulté à vaincre. Elle consistait en un lourd verrou qu'il suffisait de tirer de sa gâche. Au moment d'y porter la main, Pitard s'arrêta.
—Oh! oh! fit-il étonné.
Et, au lieu d'ouvrir, il se retourna en disant à Fil-à-Beurre qui le suivait immédiatement, chargé de Croutot.
—M'est avis qu'il faudrait, par prudence, mettre l'avorton à l'écart.
—Par prudence? avait répondu Fil-à-Beurre surpris. En quoi le bonhomme est-il dangereux? Avec ses liens et sa tête enveloppée, il ne peut remuer ni voir.
—Oui, mais il peut entendre.
Sur cette observation, on avait rebroussé chemin jusqu'à l'entrée d'un autre des nombreux caveaux ouvrant sur les galeries. Barnabé y avait déposé son fardeau et avait fermé et verrouillé la porte en disant:
—Faites un petit somme, aimable Croutot.
Le nain pouvait si bien entendre qu'il n'avait pas perdu un mot de cette détermination de le mettre à l'écart. Seulement, il avait pris ce «à l'écart» dans son plus terrible sens. Au bruit du verrou qui se refermait sur lui, il se crut abandonné à tout jamais dans cette espèce de tombe et, de terreur, il s'évanouit.
Cependant, Pitard et les autres avaient regagné la porte du premier caveau.
—Pourquoi, avant d'ouvrir, cette hésitation qui vous a fait éloigner l'avorton? avait demandé Vasseur à l'ogre, comme ils arrivaient au but.
—Parce qu'il m'a paru inutile que Croutot sût que quelqu'un est enfermé dans ce caveau, annonça Pitard.
Comme tous s'étonnaient de son dire, il leur imposa silence d'un geste de main en ajoutant:
—Écoutez!
En effet, de l'autre côté de la porte s'entendait une voix plaintive et faible.
—Comme j'allais ouvrir tout à l'heure, ce gémissement avait frappé mon oreille. De là m'est venue la pensée d'éloigner Croutot, continua le pique-assiette qui, ce disant, avait fait jouer le verrou et poussé la porte.
Derrière lui, les autres entrèrent.
—Une femme! fit Meuzelin qui, à la faible lueur de la bougie de Pitard, venait d'apercevoir un corps étendu sur le sol.
Et quand l'ogre eut baissé sa lumière près du visage de cette femme, ce fut au tour de Vasseur de s'écrier d'une voix brisée par une émotion douloureuse:
—Gervaise! c'est Gervaise!
C'était bien la pauvre jeune fille. Immobilisée sur les dalles qui recouvraient le sol par l'endolorissement de tout son corps, résultant de la chute qui, par bonheur, n'avait causé aucune fracture, elle gémissait depuis douze heures dans cette prison où l'avait enfermée la courtisane jalouse pour qu'elle y mourût de faim.
La minute n'était pas aux attendrissements.
—Le temps presse. Là où nous allons descendre, vous pourrez prodiguer vos soins à cette jeune fille. Mais, en ce moment, le danger nous commande d'agir, déclara Pitard.
Sur ce, s'éloignant vers un coin du caveau, il promena sa lumière sur la paroi d'une muraille:
—Voici la pierre, dit-il, en levant la main pour faire une pesée.
Mais, avant d'appuyer, il se retourna, et s'adressant à Barnabé planté au beau milieu du caveau:
—Éloignez-vous. Reculez vers une des murailles, lui commanda-t-il.
Fil-à-Beurre comprit que le sol allait s'ouvrir sous lui et fit vivement deux pas en arrière; mais son talon rencontra un obstacle qui le fit tomber les quatre fers en l'air à la renverse.
—Voici sur quoi j'ai trébuché, annonça-t-il quand, en se relevant, ses mains, qui tâtaient le sol, eurent rencontré un petit corps de forme carrée.
L'incident de la chute avait arrêté le mouvement de Pitard qui s'approcha tendant sa lumière pour que Barnabé pût examiner sa trouvaille.
C'était un petit coffret d'ébène, fermé par deux agrafes en argent.
Et quand Fil-à-Beurre l'eut ouvert, la lumière de la bougie fit scintiller de mille feux les diamants dont ce coffret était rempli.
Comment ce coffret, au contenu si splendide, pouvait-il se trouver dans le caveau? Son bois, que n'altérait aucune humidité, attestait qu'il n'y avait pas encore fait long séjour.
Il ne pouvait appartenir à Gervaise. Donc, il devait avoir été apporté là par celui ou celle qui avait enfermé la jeune fille dans cette sorte d'in-pace. Avait-on déposé volontairement ces bijoux en cette retraite avec l'intention de les reprendre? Y avait-on oublié le coffret? Là était la question?
Et quand Gervaise, qui revenait complètement à la vie et à l'espérance entre les bras de Vasseur, fut interrogée à ce sujet, elle ne put répondre sur qui l'avait amenée dans le souterrain. Entièrement privée de connaissance quand elle y avait été descendue par le Beau-François, il lui était impossible de rien révéler sur ce point. Mais, ce qu'elle pouvait assurer, c'était par qui elle avait été abandonnée dans cette tombe anticipée, puisqu'elle était sortie de son évanouissement juste à temps pour reconnaître madame de Méralec, à la lueur de la lanterne qu'elle portait, refermant la porte du caveau.
Au nom de la fausse comtesse, Meuzelin devina tout.
—J'y suis, dit-il. La mâtine, quand elle nous a échappé en s'enfuyant par l'issue secrète du boudoir était si loin d'avoir perdu la carte que, désespérant de retrouver la position d'où j'étais venu la débusquer, elle a voulu emporter une poire pour la soif. En conséquence, comme épave sauvée de son naufrage, elle a décampé en volant les diamants de la vraie comtesse.
Et il conclut en ajoutant:
—Donc, qu'elle ait laissé volontairement le coffret ou qu'elle l'ait oublié ici, elle reviendra inévitablement en ce caveau pour le reprendre.
—Et elle retombera en nos mains, dit Vasseur, plein de haine pour celle qui avait condamné Gervaise à mourir de faim.
—Attendons-la donc, proposa l'échalas.
Ils furent rappelés à la prudence par Pitard, qui secoua la tête en disant:
—Attendre ici, où nous ne serions pas en sûreté, oh! que non pas! Je m'y oppose formellement.
—Il faut pourtant que nous nous emparions de cette misérable femme, argua Meuzelin.
—Eh bien, moi, je me charge de vous la faire tomber entre les bras et, peut-être même sur la tête, prononça Pitard en riant.
Et alors, pour expliquer sa promesse étrange, il porta la main à cette pierre qu'il avait tout à l'heure cherchée sur une paroi du caveau, et il y appuya en disant:
—Regardez!
Sous sa pression, le craquement d'un ressort qui joue se fit entendre et, aussitôt, la plus large des dalles qui recouvrait le sol, faisant bascule, découvrit béante l'entrée d'un autre caveau creusé sous le premier.
—Nous allons descendre là dedans, annonça-t-il.
—Hum! hum! fit Meuzelin, et une fois là dedans, comment en sortirons-nous? Si nos ennemis nous ferment cette dalle, nous serons entrés sous un véritable éteignoir.
—Soyez sans crainte, affirma Pitard. Notre retraite possède une autre sortie.
Vasseur pensa à Gervaise qui allait les suivre et demanda:
—Une sortie facile pour une femme?
—Un vrai chemin d'amoureux, affirma Pitard qui, en riant, ajouta: Et ce que je vous ai dit là est au pied de la lettre.
—Alors descendons! décida le policier.
—Oui, mais comment? demanda Vasseur qui, à l'ouverture du trou, ne voyait apparaître aucun escalier ni pointer nul extrémité d'échelle.
Sans mot dire, Pitard disparut dans le trou. Se suspendant à bout de bras au bord de l'ouverture, il se laissa tomber. On l'entendit bientôt annoncer:
—L'échelle est toujours là.
Et les compagnons virent apparaître à l'orifice du trou les deux bouts des montants d'une petite échelle en fer, que Pitard, du fond du second caveau, venait de dresser.
Presque aussitôt, dépassa la tête du pique-assiette venant les rejoindre afin de vérifier, sous son poids, la solidité des barreaux dont le fer avait été rongé par la rouille.
—On peut se risquer, annonça-t-il. Elle ne date pas d'hier, cette échelle. Mais, depuis vingt ans, je suis le seul qui s'en soit servi.
—Qui donc s'en servait il y à vingt ans? demanda Barnabé curieux.
Ou Pitard n'avait pas entendu ou il ne voulait pas en dire plus, mais à peine remonté dans le caveau supérieur, au lieu de répondre, il reprit:
—Occupons-nous de préparer le traquenard pour la fausse Méralec quand elle viendra chercher son coffret à diamants.
À l'aide d'un de ses cordons de soulier, par une des petites poignées latérales du coffret, il l'attacha tout à l'extrême coin d'un des angles de la dalle à bascule. Puis il fit jouer cette dalle sur ses pivots pour qu'elle revînt fermer l'ouverture, et quand il se fut assuré que grâce au lien qui le fixait, le coffret n'avait pas été déplacé par cette oscillation, il poursuivit:
—Vous comprenez? Une fois descendus en bas, nous ramènerons la dalle en place. Seulement, nous négligerons de faire revenir le cliquet de l'autre détente inférieure qui doit la retenir immobile. Notre gaillarde aux bijoux arrive, elle voit son coffret, s'avance pour le prendre, s'engage sur la dalle qui, n'étant pas arrêtée, fait bascule sous son poids et, comme je vous l'ai promis, vous l'envoie sur la tête ou dans les bras.
Fil-à-Beurre se pencha à l'oreille de Fichet et lui murmura:
—Qu'il vous souvienne de ce piège, mon brave, pour prendre vos puces.
Son trébuchet ainsi tendu et expliqué, Pitard ajouta:
—Maintenant, descendons attendre en bas qu'il plaise à la voleuse de diamants de venir faire la culbute.
Vasseur descendit le premier, portant dans ses bras Gervaise bien affaiblie, puis Meuzelin que suivit Fil-à-Beurre. En touchant terre, ce dernier eut un souvenir.
—N'oublions pas Croutot, dit-il. Le coquin est dangereux à laisser traîner derrière nous.
Lambert et Fichet allèrent chercher le nabot dans le caveau où il avait été déposé, pendant que Pitard, à son tour, descendait l'échelle.
—Par où diable sortirons-nous d'ici? demanda Meuzelin qui, une lumière à la main, venait de visiter leur nouvelle retraite.
—C'est ce que je vous montrerai quand il en sera temps, répondit l'ogre gravement.
—Pourquoi pas tout de suite?
—Parce que, comme je vous l'ai déjà dit, c'est le secret d'un autre, que je ne puis vous révéler qu'à la dernière extrémité.
Cette réponse fut suivie d'un appel de Fichet qui, de l'ouverture supérieure, leur demandait:
—Que c'est qu'il faut que je vous précipitasse le Croutot?
—Non aide-le à descendre, commanda le policier.
—Que c'est qu'il est comme une carpe qu'elle n'aurait plus notion de soi-même, annonça le soldat, qui rapportait le nain toujours évanoui.
À bras, on descendit le petit homme. Lambert et Fichet vinrent rejoindre, après avoir passé à Fil-à-Beurre les paniers de provisions.
Tout le monde réuni, Pitard, éclairé par Meuzelin, alla dans un angle du caveau pousser une pierre en saillie qui, comme en haut, faisait jouer le ressort de la dalle.
—La voici fermée, annonça-t-il.
—Mais, alors, la bascule ne jouera plus sous le poids de la courtisane quand elle viendra chercher le coffret, objecta Meuzelin.
—Oh! fit Pitard, sur ce point, vous pouvez être rassuré. Une bien étrange particularité de l'écho fait que le plus petit bruit qui se produit là-haut résonne ici. Tant léger que soit le pas de cette créature, il ne pourra nous échapper. Alors, nous tendrons le traquenard.
Son explication donnée, Pitard retira l'échelle. Pendant qu'il la couchait sur le sol dans un coin du caveau que l'éloignement des bougies laissait obscur, on entendit Fichet qui, occupé avec Lambert à faire reprendre connaissance à Croutot, proposait à son camarade ce moyen ingénieux de remplacer le vinaigre sous les narines:
—Que si nous lui bourrions le nez avec de la poudre dont à laquelle on communiquerait le feu, ça lui secouerait son cerveau qu'il est avachi?
Au bout de dix minutes, Croutot s'agita faiblement.
—Que le voilà qu'il est de retour dedans son intellectuel, annonça Fichet à Meuzelin. Que vous pouvez percevoir qu'il renifle avec véhémence.
Oui, s'entendait un vigoureux reniflement, mais Fichet commettait une erreur en l'attribuant à Croutot. Il était bel et bien le fait de Pitard qui, campé devant les paniers aux vivres, aspirait à plein nez l'arôme des victuailles amoncelées devant lui.
—Si nous mangions? proposa enfin l'ogre d'un petit ton suppliant.
Voilà comment, assis sur le sol, les compagnons avaient commencé ce repas dont Croutot, délié et la tête dégagée de son enveloppe, avait refusé de prendre sa part; repas auquel n'avait pas participé Vasseur, trop occupé à couvrir de baisers les mains de Gervaise dans le coin où il se tenait avec la jeune fille; repas enfin pendant lequel Pitard avait commencé le récit de la mort de madame de Biéleuze et de ses premières relations avec le nabot alors que ce dernier était l'ange gardien du notaire Taugencel.
Et ce récit avait été interrompu par de sourdes détonations d'armes à feu, qui avaient été cause que Pitard, coutumier de tous les méandres du souterrain, avait été envoyé aux nouvelles. Ces nouvelles, on le sait, Pitard n'avait pas eu le loisir de les dire; car, après avoir failli, en revenant, se faire surprendre par une troupe qui venait d'envahir le souterrain, il n'avait eu que bien juste le temps de faire rattacher et bâillonner Croutot, dont un cri aurait pu donner l'éveil.
Ce que Pitard avait avancé sur la particularité de l'écho qui ramenait dans ce caveau le plus faible bruit du souterrain était de toute vérité, puisque Croutot, à peine bâillonné, avait retenti, au-dessus des compagnons, une voix qui disait:
—Mes enfants, il s'agit de retrouver le moucheron qui s'appelle
Croutot.
Et, sur cet ordre, des pas nombreux s'étaient fait entendre, s'éloignant dans toutes les directions du labyrinthe.
—C'est Coupe-et-Tranche, souffla Meuzelin, qui avait reconnu la voix.
—Et, en ce moment, il est dans la galerie, juste devant l'entrée du caveau qui surplombe le nôtre, annonça Pitard.
—Alors, s'il y entre, il va voir le coffret et voudra le prendre. Allez donc faire jouer le ressort qui rétablira le jeu de bascule de la dalle. À défaut de la courtisane, ce bandit de Cardeuc est encore d'une excellente prise pour nous, commanda le policier.
Le pique-assiette se levait quand une autre voix demanda:
—Retrouver Croutot est-il donc le plus pressé pour nous?
Meuzelin, à ces mots, arrêta vivement Pitard, qui allait toucher le mécanisme de la dalle.
—Non, c'est inutile pour le moment, dit-il. C'est la Suzanne qui vient de parler. Elle doit vouloir reprendre ses diamants et elle saura empêcher le Marcassin d'entrer dans le caveau, où il ferait main basse sur le coffret. Mieux vaut attendre encore et écouter.
On juge de l'attention avec laquelle chacun des compagnons prêta l'oreille aux paroles que la sonorité du souterrain leur amenait d'en haut, aussi claires et nettes que si elles eussent été prononcées dans leur refuge.
Aussi la voix rude et hargneuse de Cardeuc leur arriva-t-elle, bien distincte, quand il répondit à la courtisane, qui venait de lui demander si le plus pressé, pour le moment, était de retrouver Croutot:
—N'as-tu pas compris, la belle, que la partie est perdue pour nous? Le général Labor s'est dépêtré du piège à ne jamais y retomber. Tes beaux yeux et tes promesses ne sauraient plus le ramener sous notre coupe.
À ces paroles, les écouteurs se regardèrent avec surprise. Qu'était-il donc arrivé qui eût ouvert les yeux de Labor?
—Oui, avait continué le métayer avec colère, c'est bien fini pour nous des beaux coups à faire. Voilà les deux tiers de mes hommes sur le carreau, et le reste va être traqué sans pitié ni merci.
Après une courte pause, il prononça:
—Tiens! écoute ces détonations.
Non plus comme tout à l'heure, les coups de fusil ne crépitaient nombreux et pressés, annonçant un combat engagé. C'étaient des brusques explosions, plus fortes et plus espacées.
—Eh bien? demanda la femme, après qu'une nouvelle détonation eut retenti.
—C'est Labor qui fait fusiller ses prisonniers! gronda Cardeuc.
Et, avec une intonation féroce, il prononça ensuite:
—Il me faut retrouver Croutot… Dussé-je lui arracher la chair par lambeaux avec des tenailles rougies au feu, je le forcerai bien à parler.
Meuzelin, après ces mots, se pencha vers le nabot qui, lié et garrotté, n'en avait pas moins les oreilles à même d'avoir entendu ce qu'avait dit Cardeuc sur l'avenir qu'il lui ménageait.
—Eh! eh! fit le policier, que penses-tu, mon bon Croutot, de l'affection que te porte ton ami Coupe-et-Tranche?
Puis, s'adressant à Fichet:
—Retire-lui son bâillon, commanda-t-il. Je le crois guéri de l'envie d'appeler le Marcassin à son aide.
Croutot, à peine put-il parler, se hâta de bégayer en tremblant:
—Je vous livrerai Coupe-et-Tranche.
—Trop tard, nabot, ricana Meuzelin. Tu as attendu, pour nous proposer ta trahison, que Cardeuc soit vaincu, comme il vient de l'avouer… Que le diable m'emporte, par exemple, si je devine comment il a pu arriver là.
Au-dessus d'eux, le dialogue avait continué:
—Faire parler Croutot? reprit Suzanne, ne comprenant pas, le pygmée a-t-il donc quelque moyen de remettre le général Labor sous notre puissance?
—Que la peste soit du général qui a tout éventé et qui fait fusiller mes hommes! En ce moment, la troupe occupe ma métairie et m'empêche d'y aller rien prendre des sommes que j'y avais enfouies… Le plus vite que j'aurai quitté le pays sera le meilleur pour moi… Mais le quitter les mains vides! Tonnerre de Dieu!
—Croutot pouvait-il donc te faire rentrer dans l'argent caché à la métairie?
—Non! Mais il pouvait me dédommager au centuple de ce que je viens de perdre… Par lui, d'un seul coup, je m'emparerais d'un butin que vingt années de pillage n'auraient su me donner.
Et, d'une voix étranglée par la fureur et la cupidité déçue:
—Par Croutot, j'avais des millions.
Alors, s'adressant à un tiers qui, jusqu'à ce moment, était demeuré muet, il demanda:
—N'est-ce pas, Notaire?
—Oui, des millions, appuya la voix de Taugencel.
—Des millions! répéta avidement la courtisane. Où sont-ils donc?
—Dans ce souterrain.
—Cachés par Croutot?
—Non, mais enfouis par madame la comtesse de Biéleuze, qui les avait reçus en dépôt du notaire Aubert pour les rendre plus tard à leurs propriétaires légitimes. Il y a huit ans que la comtesse est morte subitement… Donc, les millions ne peuvent avoir été déplacés.
—Et Croutot est convaincu qu'ils sont cachés ici? insista Suzanne qui se voyait déjà admise au partage du trésor déterré.
—Oui, fit Taugencel, et moi aussi. Madame de Biéleuze, surprise par la mort dans une auberge de Laval, n'a pas eu le temps de compléter sa confidence à celui qu'un hasard avait fait le témoin de son agonie… Elle n'a pu que prononcer quelques mots et remettre un portefeuille à ce témoin… C'est Croutot qui, plus tard, en faisant causer cet homme, a su deviner ce que n'avait pu comprendre ce franc imbécile.
Fil-à-Beurre se pencha vers Pitard et lui souffla:
—Franc imbécile! ce compliment m'a tout l'air d'être à votre adresse.
—À imbécile, imbécile et demi, riposta l'ogre en souriant.
Et il secoua la tête en murmurant:
—Ah! ouiche! les millions. Cherchez-les donc, mes finauds!
Cependant la courtisane avait continué d'interroger le Notaire.
—Ainsi Croutot a tout deviné?
—Beaucoup aidé par moi, qui devais partager avec lui, répondit Taugencel. Il s'était chargé de découvrir l'endroit du dépôt en ce souterrain, et voici huit ans que, prétend-t-il toujours, il le cherche sans pouvoir en trouver la trace… À coup sûr, il a mis la main dessus; mais il n'en souffle mot pour éviter le partage.
Suzanne avait réfléchi.
—Peut-être Croutot dit-il la vérité, avança-t-elle, car comment pourrait-il se faire que madame de Biéleuze eût caché les millions dans les souterrains d'un château qui appartenait au marquis de la Brivière?
—Par une excellente raison, dit en ricanant le Notaire. Madame de Biéleuze, restée veuve avec un fils, était devenue la maîtresse du marquis de la Brivière dont elle eut une fille appelée Julie.
En entendant le Notaire révéler que la comtesse de Biéleuze avait été la maîtresse du marquis de la Brivière, Pitard avait éprouvé un soubresaut de surprise.
—Est-ce que le vieux gredin a découvert le secret? murmura-t-il assez haut pour être entendu du policier, son voisin.
—Quel secret? souffla Meuzelin.
—Celui de la dalle à bascule par laquelle nous sommes entrés et celui…
Mais avant qu'il pût achever, il fut interrompu par le bruit de pas nombreux. C'étaient les hommes de Coupe-et-Tranche qui, après avoir parcouru tous les circuits du souterrain à la recherche de Croutot, venaient annoncer l'inutilité de leurs perquisitions.
—D'abord, étais-tu bien certain que le nabot fût entré dans le souterrain? demanda Suzanne à Cardeuc.
—C'est le Beau-François qui me l'a appris.
—Ah bah! fit le Notaire avec surprise, le Beau-François et toi, vous êtes donc maintenant devenus une paire d'amis?
—Au moment de l'attaque de Labor, le danger commun nous a réconciliés, prononça le métayer.
Tout ce qui se disait en haut était du neuf pour le policier et ses amis. Comment le général avait-il enfin vu clair et avait-il eu raison des bandits, à ce point que Coupe-et-Tranche et sa bande, réduite à une dizaine d'hommes, en étaient réduits à se cacher pendant qu'on fusillait leurs camarades faits prisonniers?
Alors, puisqu'ils n'avaient plus rien à craindre des Chauffeurs, ils pouvaient donc quitter leur retraite pour aller retrouver le général Labor qui, enfin éclairé sur leur compte, les accueillerait à bras ouverts.
Ce fut ce que comprit l'ogre Pitard, qui fit à Meuzelin cette proposition:
—S'il vous plaît que nous nous en allions, je vais vous révéler la sortie dont je vous ai parlé.
—Et que tu ne voulais nous apprendre qu'à la dernière extrémité, sous prétexte que c'était le secret d'un autre.
—Oh! le secret d'un autre, répéta tristement Pitard. D'après le peu que vient de dire ce gredin de Taugencel, je vois que je ne suis pas seul à le connaître.
—Tu veux parler des amours de madame de Biéleuze et du marquis de la
Brivière?
—Oui. Or, si Taugencel connaît cette liaison, il doit savoir comment les deux amants se réunissaient et, par conséquent, il n'ignore pas l'existence de la dalle à bascule… Alors que le marquis était l'amant de la comtesse, pour sauver la réputation de cette dernière que les mauvaises langues commençaient à entamer, il fit venir de bien loin des ouvriers qui, sous les caves du château, creusèrent le caveau où nous sommes et le relièrent par une galerie à un pavillon rustique, situé dans le parc mitoyen qui était celui de madame de Biéleuze. Pendant que les curieux du pays perdaient leur temps à épier les démarches des amants que, dès ce jour, on ne vit plus se rencontrer, ceux-ci purent continuer leurs relations, qui durèrent jusqu'au départ du marquis pour l'émigration.
—Où il s'en alla en laissant à la comtesse cette fille nommée Julie? appuya le policier.
Il répugnait probablement à Pitard d'en dire plus long sur la comtesse de Biéleuze, car il rompit les chiens en demandant:
—Partons-nous?
—Bah! fit le policier. On apprend toujours à écouter. Restons encore à savourer la conversation de nos chenapans de là-haut.
Quand ses hommes étaient venus lui annoncer qu'ils n'avaient pu retrouver Croutot, Coupe-et-Tranche avait répliqué:
—Alors, les gars, allez attendre à la sortie sur la campagne; mais n'avancez pas le nez hors du trou si vous tenez à votre peau. Tuez le temps en prenant un acompte de sommeil, car la nuit prochaine, il faudra jouer des jambes pour détaler prestement de ce pays où il fait trop chaud pour nous.
Et quand ses hommes se furent éloignés, le Marcassin, revenu à son sujet, gronda avec fureur:
—Si nous ne retrouvons pas Croutot, les millions de la Biéleuze nous échappent!… Mille tonnerres! C'était là pourtant, pour nous, une jolie fiche de consolation!!!
—Oui, à ce prix, nous aurions gaiement oublié nos quilles abattues par les ruades du général, approuva Taugencel d'un ton plein du plus sincère regret.
À la pensée de ces millions auxquels, faute de Croutot, il lui fallait renoncer, Cardeuc fut secoué par une rage bleue:
—Oh! si je le tenais, le crapaud! grinça-t-il. J'arracherais sa chair par lambeaux pour lui faire livrer le trésor.
—Par malheur, on ne le tient pas, gémit piteusement le patriarche qui secoua sa tête vénérable.
—Comment n'est-il plus dans le souterrain? grinça le métayer exaspéré.
Ce à quoi, Suzanne, croyant à une naïveté de sa part, répondit railleusement:
—Mais parce qu'il en est sorti.
—Impossible! Le Beau-François m'a dit l'avoir laissé lié de tous ses membres et bâillonné.
—Il aura su se débarrasser de ses liens et il a décampé, reprit la courtisane qui, ne tenant pas pour le merveilleux, allait au plus simple.
—Il a décampé! répéta Cardeuc en gouaillant; alors il n'aura pas été loin. Le Beau-François le guette à la sortie pour l'étrangler et le général Labor le fait chercher partout pour qu'on le fusille.
Si quelqu'un, de tous les écouteurs du caveau, avait été ému par cette phrase, c'était, à coup sûr, le nabot dont on entendit les dents claquer d'épouvante.
Aussi Fil-à-Beurre, en guise de consolation et de conseil, s'empressa-t-il de lui dire amicalement:
—L'un veut vous arracher la chair par lambeaux, l'autre désire vous étrangler, un troisième demande à vous voir fusiller. Moi, si j'étais à votre place, j'irais me noyer afin de ne pas faire de jaloux.
«On ne peut contenter tout le monde et son père», dit un proverbe que Croutot, paraît-il, n'avait observé d'aucune manière puisqu'il n'avait contenté personne. La preuve en était que chacun voulait le happer pour lui faire un mauvais parti.
Ce fut Suzanne qui, en se raillant, revint sur le compte de l'avorton.
—Comment? le général Labor Veut faire fusiller ce bout d'homme! Lui qui, ce matin, avait tant hâte de le retrouver pour la mettre à la place de Meuzelin.
—Oui, lorsque Labor croyait à la fausse dépêche que nous lui avions expédiée. Mais, à cette heure, il n'en est plus de même. Le général jure les cinq cents diables de n'avoir pas son pygmée sous la main pour lui régler son affaire, dit Cardeuc.
—Pourquoi? insista Suzanne.
—Toujours les millions de la comtesse de Biéleuze dont il a appris l'existence, il y a une heure, par suite du mauvais tour que le Beau-François a joué à Croutot… une vieille rancune qui date du temps où le colosse avait pour maîtresse une certaine Césarine Faublin, surnommée la Saute, débita le Notaire.
—Et vous connaissez, vous, Taugencel, la cause de cette rancune?
Apprenez-la-moi, dit curieusement la courtisane.
—Mieux serait de vous conter tout au long l'histoire du nain, en remontant à l'époque où il était mon ange gardien.
—Allez, Cardeuc et moi nous vous écoutons.
—Et nous aussi, pensèrent tous à la fois Meuzelin et ses compagnons.
XIII
Le notaire Taugencel commença:
—Quand je fus nommé notaire à trente sous, et que l'étude d'Aubert m'eut été adjugée, mon prédécesseur passait pour avoir reçu des millions et, après son exécution, la confiscation de ses biens n'en avait trouvé nulle trace. On était certain qu'Aubert avait confié ses fonds à un sous-détenteur, car une lettre de lui, qui avait été interceptée, avait trahi sa ruse.
Donc, lorsque la Commune m'installa dans mes fonctions, ordre me fut donné d'avoir à fouiller tous les papiers de l'étude pour découvrir quelque écrit indiquant le détenteur. J'eus beau tourner et retourner toutes les paperasses d'Aubert, je n'avais pas encore trouvé au bout de six mois.
En me voyant faire buisson creux, la Convention prit méfiance et, me flairant capable d'un mauvais tour, m'adjoignit un ange gardien pour me surveiller. Ce fut Croutot.
Il faut vous dire qu'une semaine avant l'arrivée de ce crapoussin, j'avais pris une cuisinière du nom de Césarine Faublin, grande et belle fille, effrontée, libertine, voleuse, un modèle de tous les vices! Elle était du pays de Maine-et-Loire.
Ce fut elle qui alla ouvrir la porte à Croutot le jour où il se présenta chez moi pour s'y installer. Je me trouvais, à ce moment, dans ma salle à manger et, par la porte entr'ouverte, je pouvais entendre ce qui se disait dans l'antichambre.
À première vue de l'arrivant, Césarine, qui s'attribua la cause de sa visite, s'écria avec surprise:
—Tiens! c'est toi, Bas-des-Reins! Est-ce que tu m'apportes des nouvelles du pays?
—Chut! chut! fit vivement Croutot.
Et il lui souffla je ne sais quoi tout bas qu'il dut accompagner de gestes, car la fille reprit aussitôt d'un ton sec:
—À bas les pattes, Criquet! Tu vas donc recommencer tes singeries anciennes? Puisque je t'ai déjà dit que tu aurais beau te monter sur tes épaules, tu n'arriverais pas encore à la taille d'un homme comme je les aime.
Croutot flûta d'un ton désolé:
—Toujours inflexible, belle inhumaine! Que te faut-il donc pour t'attendrir?
—Ton poids d'or, dit Césarine en riant.
Elle éclata encore plus fort quand, après avoir cru demander l'impossible, elle entendit le nabot lui répondre, avec le plus beau sérieux:
—Eh! eh! je ne dis pas non.
Aussi reprit-elle en gouaillant:
—Tu as donc déniché un trésor depuis peu, traîne-savate?
—Non, mais je le dénicherai peut-être bientôt, appuya le nain.
—Alors, va le dénicher tout de suite en détalant sur l'heure; car je ne tiens point à passer ma vie à causer avec toi sur le carré… mon maître n'aurait qu'à nous surprendre.
—Mais c'est justement à ton maître que j'ai affaire, riposta Croutot.
—Affaire, comme client? fit la Faublin, railleuse.
—Non… comme ange gardien.
Et il se mit à lui expliquer quel genre de fonctions allait l'attacher à ma personne. Je compris que ma servante ne tarderait pas à me l'amener. En conséquence, pour paraître n'avoir rien entendu, je quittai la salle à manger sur la pointe du pied, et je fus m'enfermer dans mon cabinet pour l'attendre.
Bientôt la Faublin entra dans mon cabinet, m'amenant Croutot qui arrivait tout au plus à la hanche de la belle et plantureuse créature. La manière dont elle me le présenta fut des moins révérencieuses.
—Patron, m'annonça-t-elle, je vous amène un pierrot qui dit qu'il est un ange.
Puis, sans respect pour celui que, tout à l'heure, je l'avais entendue traiter de traîne-savate, de criquet et de chafouin, elle partit en ricanant:
—Oh! oh! un ange! quel bas-des-reins, ce bel ange.
Je feignais de ne pas m'apercevoir de la mine furibonde de Croutot à cette façon d'être présenté. C'était un mauvais début pour lui qui voulait être pris au sérieux, et qui avait compté, du haut de ses fonctions et dès le commencement, me traiter de Turc à More. Il chercha à regagner la haute main en me disant d'un ton rogue:
—La plus importante recommandation qui m'ait été faite, en m'attachant à votre personne, a été de coopérer à la recherche de millions d'émigrés que recèle l'étude, affirme-t-on.
Impossible de vous rendre le ton d'importance que mit le marmouset en prononçant cette phrase. J'eus l'air de n'y avoir prêté aucune attention. Seulement, je relevai le «affirme-t-on» sur lequel il avait pesé.
—Oh! fis-je, ceux qui affirment devraient bien venir en personne chercher ces millions, car moi j'y perds mon latin… Rien ne trahit un dépôt, et surtout rien ne peut faire soupçonner un sous-détenteur qui l'aurait reçu du précédent maître de l'étude.
Ce disant, j'examinais la mine de Croutot, dont, en m'écoutant, le front s'était assombri.
À son tour, il plongea son regard dans mes yeux, en me demandant d'une voix qui doutait:
—Vrai de vrai? Vous avez bien cherché partout? Aucun papier ne vous a échappé?
Mon affirmation semblait lui crever le coeur. S'il s'était léché d'avance les babines d'avoir part à la curée, il lui fallait démarquer. Mais comme il lui tardait de savoir à quoi s'en tenir, avec moi, il me jeta un plomb de sonde en me répliquant sur le ton de la plaisanterie:
—On vous aurait promis moitié de la trouvaille que, j'en suis certain, vous auriez encore mieux cherché.
Immédiatement, je lui envoyai la réponse du berger à la bergère par cette riposte, aussi en plaisantant:
—Supposez qu'à vous-même cette moitié du trésor vous ait été offerte et mettez-vous à fureter dans toutes les paperasses, je gage bien que vous ne serez pas plus heureux que moi.
S'il était seulement la moitié canaille de ce qu'annonçait son visage, il devait me comprendre. Canaille il était et, en plus, canaille intelligente, car, après avoir examiné mon visage et y avoir lu qu'il pouvait traiter de pair à compagnon, il me lâcha en clignant de l'oeil:
—Est-ce dit?
—C'est dit, répondis-je.
Nous nous étions compris à demi-mot. Pas une parole ne fut ajoutée à cette convention que, si nous trouvions les écus, nous nous les partagerions.
Quand arriva l'heure du dîner, mon ange gardien se mit à ma table et ce fut Césarine Faublin qui nous servit.
En voyant le roquet attablé devant moi, ma servante, quand elle apporta le potage, éclata de rire.
—Ça me fait drôle tout de même de te voir là, Bas-des-Reins! dégoisa-t-elle de sa voix triviale et narquoise.
Je crus devoir faire acte d'autorité pour la rappeler au respect de mon convive; mais je m'en tirai de façon à jeter de l'huile sur le feu.
—Césarine, dis-je sévèrement, n'oubliez pas que le citoyen Croutot occupe ici un poste de confiance.
Le Bas-des-Reins devait se faire de la bile; mais comme il avait intérêt à ménager la belle fille, il répondit en se tournant vers moi:
—Césarine et moi nous sommes de Saint-Florent-le-Vieil, près Beaupréau.
Ensuite, feignant de se souvenir:
—Ah! à propos! la maman Faublin m'a chargé, Césarine, si je te rencontrais à Paris, de te dire de revenir au pays, et qu'elle te pardonnerait tout.
À ces mots, Césarine se redressa vivement, l'oeil en feu, la figure contractée et, en parlant de sa mère, elle répliqua, d'une voix haineuse:
—De quoi! de quoi! qu'est-ce qu'elle me pardonnera donc, la vieille sorcière? Est-ce de m'avoir rendue plus malheureuse que les pierres? À moi les taloches, les fatigues, la nourriture que nos cochons refusaient; tandis que pour l'autre, elle n'avait que risettes, bons morceaux et caresses…
Elle s'interrompit pour faire entendre un rire amer et strident, puis elle ajouta cette phrase inattendue:
—Était-ce de ma faute si elle avait fait le père Faublin cocu par-dessus la tête?
Ensuite, à titre d'explication, elle continua:
—Sitôt le père mort, elle a été chercher, où elle l'avait cachée, la fille qu'elle s'était fait faire par je ne sais qui et elle l'a amenée chez nous. Alors je n'ai plus été bonne à jeter aux chiens. Il n'y en a plus eu que pour la Julie… sa Julie… sa bâtarde! À elle les oeufs. À moi les coquilles! Un beau soir, j'ai eu assez de cette vie de récolteuse de claques et d'épluchures. J'ai décampé en la laissant avec sa Julie de malheur. Qu'elle la mijote à son aise, sa Julie.
Je ne saurais dire l'intonation de rancune féroce qui accentua la voix de Césarine, quand elle termina en montrant le poing:
—Qu'un beau jour je la tienne, cette poupée de Julie, et nous compterons ensemble.
Sur cette menace, elle nous quitta pour retourner à sa cuisine.
—Bigre! fis-je, elle semble avoir une rude dent contre sa soeur. Elle ne peut pardonner à la bâtarde d'être venue lui prendre sa place légitime.
—Euh! euh! fit Croutot en secouant la tête, bâtarde est bien vite dit. Moi, je ne crois pas que la mère Faublin en ait planté jamais à son mari. Le fait est qu'elle a attendu la mort de son homme pour amener Julie chez elle, mais il y a du pour et du contre, et je pense qu'il existe un dessous de cartes qui n'a jamais été bien étudié.
Si naturellement que m'eût répondu le nain, je devinai qu'il n'en voulait pas dire plus.
—Et puis, reprit-il, Césarine reviendrait chez la mère Faublin qu'elle n'aurait plus lieu d'être jalouse, attendu qu'elle ne retrouverait plus Julie. Elle a été prise en affection par une riche veuve du pays qui l'a demandée à la maman pour lui tenir compagnie. Si la petite sait lui plaire, la veuve lui fera un sort.
—Une veuve sans enfant?
—Non. Elle a un fils qui court la prétentaine et laisse sa mère dans une solitude qu'elle a voulu égayer en prenant Julie. Je le répète, la jeune fille trouvera une position en sachant bien s'y prendre avec la comtesse de Biéleuze.
—Biéleuze? répétai-je; il me semble avoir lu plusieurs fois ce nom quand j'ai visité les papiers de l'étude. La famille des Biéleuze doit avoir compté dans la clientèle de mon prédécesseur Aubert.
Quand vint le soir, il fallut, comme l'ordonnait le décret qui avait créé les anges gardiens, qu'on dressât un lit pour le mien dans ma chambre à coucher.
—Demain, nous recommencerons ensemble la visite des papiers de l'étude, m'annonça Croutot quand il eut la tête sur l'oreiller.
—Alors puissiez-vous réussir, lui répondis-je à demi-mot.
—Et vous aussi, dit-il en me renvoyant mon sous entendu.
Décidément, nous étions bien d'accord. Millions trouvés, millions partagés. Quant à la nation, qui comptait sur notre trouvaille, allez voir s'ils viennent, Jean.
Je ne faisais que de m'endormir, quand un bruit dans la chambre m'éveilla.
En même temps qu'il était ordonné que l'ange couchât dans la même pièce que le notaire, il était enjoint aussi, pour faciliter la surveillance, que, toute la nuit, une lumière éclairât la chambre.
Cette lumière me permit donc de voir Croutot qui, sorti du lit, décampait sur la pointe du pied.
—Il va voir Césarine, pensai-je.
Et, sans m'inquiéter plus de la caravane nocturne du roquet, je me rendormis.
XIV
Le lendemain matin, ce fut Croutot qui me réveilla. Son expédition nocturne et amoureuse avait-elle réussi? C'était à jurer que non, car sa mine renfrognée était loin d'attester une victoire. Feignant d'ignorer qu'il eût couru le guilledou, je m'informai comment il avait passé la nuit.
—Je n'ai fait qu'un somme, m'annonça-t-il avec aplomb.
Dès que je fus habillé, le nabot témoigna la plus grande impatience de gagner l'étude.
—Nous allons tout de suite nous mettre à l'oeuvre pour la nouvelle visite des papiers, dit-il.
—Oh! oh! fis-je, pas avant que, suivant ma coutume de chaque matin, je n'aie avalé la tasse de café au lait que Césarine va m'apporter.
—Ah! Césarine va venir? dit vivement le nain, dont la mine se fit plus morose.
Il achevait quand ma cuisinière entra, portant ce premier déjeuner sur un plateau où se trouvaient deux tasses.
—J'ai pensé que tu ne serais pas fâché de te rincer aussi le bec avec du café, et j'ai doublé la ration à ton intention, Bas-des-Reins, débita-t-elle.
—C'est bien, lâcha tout sec Croutot.
—La Faublin se rebiffa à pareil ton, et, de sa voix narquoise et canaille:
—Tiens! lâcha-t-elle, est-ce que je t'ai vendu des haricots qui n'ont pas cuit, puceron! Fais-moi donc l'amitié d'exhiber un museau plus gracieux… Et, tu sais? que je ne te le dise pas deux fois. Je n'aime un petit chien que quand il fait le beau.
J'aurais dû m'interposer en rabattant le ton de ma servante. Je n'en fis rien, et quand Césarine fut partie, je pris un ton doucereux pour dire au nabot, qui était resté muet devant l'algarade de cette fille:
—J'ai eu besoin de me souvenir de la vieille amitié qui vous lie à
Césarine pour ne pas la rappeler au respect qui vous est dû.
Je supposais qu'il allait me répliquer. À mon étonnement, il abandonna ce sujet pour dire:
—Vite aux papiers de l'étude.
Que s'était-il donc passé, cette nuit entre la Faublin et l'avorton qui les rendît, elle si haute de verbe, lui si souple d'échine?
—Soit! passons dans mon cabinet, dis-je après avoir vidé ma tasse.
Je me dirigeais vers la porte de communication quand, de l'autre côté, rentra Césarine, qui avança la main en disant:
—Voici ce que vous avez perdu.
Et elle me remit un trousseau de clefs que d'habitude, je plaçais dans la poche de mon gilet. J'étais si sûr de les y retrouver encore que, tout machinalement, je portais la main à cette poche. Elle était bien vide. Pourtant, je me souvenais que, la veille, en me déshabillant, mes doigts avaient encore palpé ces clefs sous l'étoffe.
—Où as-tu ramassé ce trousseau? demandai-je avec une vive surprise en regardant la Faublin.
Ses lèvres se remuèrent pour une réponse; mais avant d'en lâcher le premier mot, Césarine tourna vers le nabot un regard qui, immédiatement, appela mes yeux sur le bout d'homme. Il était un peu pâle, et d'une mine suppliante au possible, il invoquait la discrétion de ma servante.
—J'ai trouvé ce paquet sur votre descente de lit. Il a probablement glissé de votre vêtement lorsque vous vous êtes déshabillé hier ou habillé ce matin, déclara-t-elle.
Cela dit et après un mince sourire moqueur à l'adresse de Croutot, elle regagna sa cuisine en ajoutant:
—Le meilleur moyen de ne pas perdre ses clefs, c'est encore, le soir, en se couchant, de les fourrer sous son traversin.
Était-ce un conseil qu'elle me donnait? Je n'aurais pu l'affirmer; mais j'eus la certitude que mes clefs m'avaient été volées par Croutot qui les avait perdues en je ne savais quel endroit que la Faublin, au dernier moment, n'avait pas voulu m'avouer. La veille, quand je m'étais réveillé pour voir le marmouset s'évader de la chambre, il venait indubitablement de retirer les clefs de mon gilet.
Je passai dans mon cabinet, suivi par mon ange gardien qui fredonnait comme s'il était étranger à la scène qui avait eu lieu.
Le trousseau, en plus des clefs de quelques meubles de mon logis, comprenait celles de mon bureau et de ma caisse.
—Est-il venu visiter nuitamment mon bureau? me demandai-je en l'ouvrant devant Croutot dont le regard s'attachait sur moi tout inquiet comme s'il eût craint le résultat de mes investigations.
C'était un bureau à cylindre. Quand le mouvement de rotation eut découvert et avancé devant moi la tablette d'appui, un seul coup d'oeil jeté sur les papiers qui s'y étalaient la veille me suffit pour m'apprendre la vérité. Mon bureau avait été ouvert. Une main avait bouleversé mes papiers qu'elle avait négligé de remettre bien en place.
Rien, sur mon visage, n'avait bronché qui pût révéler le résultat de mon examen à Croutot dont je sentais le regard peser sur moi. Quand je levai les yeux vers lui, je le vis en proie à une sorte d'angoisse qui se traduisit par cette question:
—Eh bien?
Son «Eh bien?» voulait demander si je m'étais aperçu qu'on eût ouvert mon bureau. Mais il comprit toute l'imprudence de son interrogation et il se hâta de compléter sa phrase en ajoutant:
—Eh bien? Par quoi commençons-nous la journée?
—Mais, d'abord, mon brave Croutot, par recevoir les clients qui attendent, répondis-je de mon ton le plus bonhomme.
Avant qu'il pût me poser une nouvelle question, je donnai le coup de sonnette par lequel, chaque matin, je prévenais mes clercs que j'étais visible pour les clients qui attendaient dans l'étude. Puis je lui indiquai près de moi, la place que, suivant son devoir d'ange gardien, il allait occuper pendant les consultations de ma clientèle…
Pour moi, il était avéré que Croutot m'avait volé mes clefs pour visiter mon bureau pendant la nuit. Mais qu'est-ce qu'il y avait trouvé et pris? Une autre question se dressait aussi dans mon esprit. Après sa fouille, quand le nain aurait dû remettre le trousseau dans la poche de mon gilet, comment se faisait-il qu'il m'avait été rapporté par Césarine!
Les clients se succédèrent dans mon cabinet, nombreux et bavards. Ce ne fut qu'au bout de longues heures que je me retrouvai en tête-à-tête avec le nain.
Alors je n'y pus tenir. Mon impatience, énervée par ces heures de contrainte, éclata sans préambules. Du reste, avec Croutot, tel que je le jugeais, il ne fallait pas mettre de mitaines. Comme, avant de le refermer, je jetais un dernier coup d'oeil sur les tablettes de mon bureau, l'avorton, mis en éveil par cette inspection, me demanda:
—Que cherchez-vous donc?
Je saisis la balle au bond en lui répliquant à brûle-pourpoint:
—Je cherche à deviner dans quel but vous êtes venu fouiller dans mon bureau cette nuit après m'avoir volé mon trousseau de clefs.
Au lieu de nier, ainsi que je m'y attendais, le pygmée me répondit carrément:
—Oui, c'est vrai! je vous ai pris votre trousseau dans cette intention,
Seulement, je n'ai pas mis mon projet à exécution… c'est un autre.
—De vos amis? dis-je moqueusement.
—Ah! fichtre! non, par exemple! lâcha le nabot en bondissant de colère.
—Quel est cet autre? demandai-je vivement.
—L'amant de Césarine Faublin. Un grand diable du nom de François, avec lequel je me suis rencontré cette nuit.
—Où? fis-je.
Il hésita un peu, puis il y alla bon jeu bon argent en me disant tout net:
—Mieux vaut que je vous confesse la chose carrément. Écoutez donc. L'idée m'était venue que votre bureau, qui a été celui d'Aubert, devait contenir des compartiments secrets où votre prédécesseur pouvait avoir caché quelques notes ou pièces compromettantes. Il a été si brusquement arrêté et si vite emmené d'ici, qu'il n'est pas impossible que le temps lui ait manqué pour retirer de leur cachette et brûler ces papiers.
Je vous dérobai donc vos clefs pendant que vous dormiez, et je me glissai hors de la chambre, pour gagner votre cabinet.
Me réservant de n'allumer une bougie que quand je serais arrivé dans le cabinet, je suivais donc le couloir de dégagement sur la pointe du pied et en pleine obscurité, lorsque, en longeant une porte, je vis une lueur filtrer sous cette porte.
C'était la chambre de Césarine qui, cette lumière me le prouvait, ne dormait pas encore à cette heure avancée de la nuit.
Ma main, qui tâtait, rencontra la clef sur la serrure. À ce contact, le diable me tenta et je fis jouer la clef. Par malheur, j'opérai à contresens et je donnai le double tour. Il me fallut donc tourner à l'inverse. Ces deux mouvements n'avaient duré que vingt secondes, mais ils avaient évité une surprise à Césarine ou, pour mieux dire, à l'amant qu'elle avait reçu dans sa chambre.
Quand enfin je poussai la porte, la Faublin, qui s'était jetée à bas du lit, avait déjà fait trois pas à ma rencontre.
—Tiens, c'est toi, Bas-des-Reins? dit-elle à mi-voix. Est-ce que tu viens me demander quel vent souffle en Suisse?
Puis, aussitôt:
—Qu'as-tu donc à la main? demanda-t-elle, le regard subitement attiré par le reflet lumineux que la lueur de la bougie donnait à l'acier poli des clefs du trousseau que je tenais, un doigt passé dans l'anneau.
Un coup d'oeil lui suffit pour ne pas attendre ma réponse.
—Ah ça, reprît-elle, on dirait les clefs du patron. Et, en riant, elle débita:
—Est-ce que, parmi tes fonctions d'ange gardien, il en est une qui consiste à aller visiter la caisse du patron pendant qu'il ronfle?
Tout en me parlant, elle avait reculé de quatre ou cinq pas dans la chambre et j'avais avancé d'autant, de sorte que j'avais dépassé la bougie, posée sur le somno, qui, à ce moment, m'éclairait le dos, envoyant mon ombre sur la muraille.
Tout à coup, au-dessus de ma silhouette, je vis se dresser une autre ombre gigantesque. Un homme de la plus haute taille avait surgi derrière moi.
Je n'eus pas le temps de faire volte-face. Un bras venait de se nouer autour de mon cou avec une telle vigueur que je fus presque suffoqué. Puis une énorme main, aussi large qu'une éclanche de mouton, emmanchée à un autre bras, vint me retirer le trousseau des doigts.
—Césarine, ouvre le placard, commanda une voix rauque.
Quand la Faublin eut obéi, je fus soulevé de terre tout aussi facilement qu'une plume, par ces deux mains terribles qui, en paralysant si bien mes mouvements qu'il m'était impossible de me retourner pour voir mon enleveur, me portèrent dans le placard, la face contre la muraille. Avant que je pusse tourner la tête, la porte s'était refermée, la serrure avait joué et je me trouvais claquemuré dans la plus complète obscurité.
De celui qui venait de me jouer ce mauvais tour, je ne connaissais que sa haute silhouette, vue sur la muraille, qui m'avait appris que c'était un géant.
Dans mon trou, j'entendis quelques chuchotements, puis la porte s'ouvrit et, si grand soin qu'il prît d'assourdir sa marche, il me fut facile de deviner que le géant s'éloignait.
—Il va se servir des clefs, me dis-je.
La Faublin était restée dans la chambre. Une petite toux me trahit sa présence.
Je frappai doucement à la porte en disant d'une voix suppliante:
—Césarine, ouvre, laisse-moi m'en aller.
—Oh! oh! fit-elle en goguenardant, comme c'est peu galant de ta part, Bas-des-Reins! Tu m'as tracassée toute la journée pour venir cette nuit dans ma chambre et, à cette heure, à peine y es-tu entré que tu veux décamper. Vrai! ce n'est pas galant.
Sa raillerie m'exaspéra. Je frappai du poing contre la porte à plusieurs reprises.
—J'ai oublié de te donner un avis, reprit-elle d'un ton alarmé par ce tapage. François m'a chargé de te prévenir que si tu ne te tenais pas gentil dans ta boîte, il t'étranglerait à son retour.
Sauf de savoir que le colosse, amant de Césarine, se nommait François, je n'avais rien gagné à ma tentative. Je restai donc muet et immobile.
Au bout d'une longue demi-heure, j'entendis le géant rentrer. Cette fois, ils furent moins prudents qu'au début où ils avaient chuchoté. Bien qu'il baissât la voix, le mécontentement fit oublier au colosse de mieux la surveiller, car je l'entendis qui disait:
—Pas un sou dans la caisse! C'est un vrai raffalé, ton notaire. Dans le bureau, pas un liard.
—Le meuble ne possède-t-il pas de cachette?
—Si, deux. Avec mon expérience d'ancien ébéniste, je n'ai pas été long à les trouver. Elles ne contenaient rien autre qu'un méchant chiffon de papier que je t'apporte… Le voici.
—La belle avance! Je ne sais pas lire? grogna la Faublin hargneusement.
—Je te le lirai la prochaine fois.
—Pourquoi pas tout de suite?
—Parce que voici le jour et que j'ai tout juste le temps de détaler.
Et il partit après cette recommandation dernière:
—Attends au moins un bon quart d'heure avant d'ouvrir la cage à ton oiseau et préviens-le que s'il ouvre le bec, je lui tordrai le cou.
Suivant sa consigne, la Faublin laissa passer dix bonnes minutes avant de me délivrer de mon placard.
—Allons! ouste! retourne à ton lit… et, tu sais? dans ton intérêt, motus devant le patron, me recommanda-t-elle en me poussant vers la sortie de la chambre.
Un souvenir me fit résister.
—Et mon trousseau de clefs? dis-je.
—C'est, ma foi vrai! François l'a emporté sans y penser, fit-elle un peu ébahie.
À ce moment, un sifflement, modulé prudemment, monta de la rue sous la fenêtre. Césarine, à ce signal, se hâta de me dire:
—C'est lui qui revient. Il se sera aperçu de son oubli et il rapporte les clefs. Attends un peu. Je vais descendre pour aller te les chercher.
Et elle s'éloigna. Sitôt seul, mon premier soin fut de chercher si, dans la chambre, je n'apercevrais pas ce bout de papier que le géant avait trouvé dans la cachette du bureau et qu'il avait remis à Césarine en renvoyant à plus tard de lui en faire la lecture.
Au lieu de le mettre en poche, la Faublin l'avait déposé sur le somno, au pied du bougeoir.
Je m'élançai vers lui pour le lire.
C'était bien, comme l'avait dit François, un chiffon de papier, car c'était un fragment de lettre. Peut-être que ce coin de papier, retenu par quelque obstacle du compartiment, s'était déchiré de la lettre quand Aubert, probablement à la hâte, avait vidé la cachette des papiers qu'elle contenait, pour les anéantir.
Voici ce que je lus sur ce fragment de lettre:
«… Si je venais à mourir, le marquis de la Brivière, que j'en ai averti, ou mon fils, qui sait tout, vous indiquerait le caveau où j'ai tout enfoui, avec les trois cent mille livres que je destine à ma Julie et dont, comme nous en sommes convenus, vous…»
Là s'arrêtait la teneur du papier dont le verso était blanc.
J'eus le temps de lire ces lignes deux fois pour mieux me les mettre en mémoire avant la rentrée de Césarine, qui reparut tenant en main le trousseau de clefs.
—C'était bien pour les clefs, que François était revenu sur ses pas, m'annonça-t-elle.
—Alors, donne-les-moi, dis-je, en avançant la main.
—Pas de ça! pas de ça! mon roquet, fit-elle moqueusement. Je veux t'éviter la tentation d'aller fourrer ton nez dans la caisse de Taugencel. Je les rendrai au patron lui-même demain matin, en lui disant les avoir trouvées sur sa descente de lit où elles seront tombées d'une poche de son gilet.
J'aurais dû lui répondre qu'après la visite du François je n'avais plus que faire au bureau ou à la caisse, mais c'eût été lui apprendre que, du fond de mon placard, j'avais tout entendu de leur conversation, si bas qu'ils eussent baissé le ton.
—Soit, fis-je simplement.
—Ouste! ouste, retourne à ton chenil, roquet, dit-elle en me poussant alors hors de sa chambre dont elle referma la porte.
XV
Du fond de leur caveau, Meuzelin, Fil-à-Beurre, Pitard avaient écouté attentivement le récit que, là-haut, le notaire Taugencel faisait au Marcassin et à Suzanne des exploits de Croutot.
Les sourdes détonations d'armes à feu avaient cessé, ce qui témoignait que le général Labor avait fini de fusiller ses prisonniers et qu'il devait s'être mis à la recherche de ceux des bandits qui lui avaient échappé.
Bien que maintenant, et puisque Pitard s'était fait fort de les faire sortir de leur retraite, Meuzelin pût aller retrouver sans crainte le général, il lui tardait sans doute moins de savoir comment Labor s'était tiré d'affaire que de connaître la fin de l'histoire de Croutot, car, après avoir consulté sa montre, il murmura à son voisin Fil-à-Beurre:
—Si nos coquins de là-haut attendent la nuit pour se soustraire au général, il s'en faut encore de cinq heures. Le Notaire a le temps de filer un long chapelet sur le compte de Croutot. Écoutons toujours.
* * * * *
Cependant, Taugencel, dans le caveau supérieur, avait continué sans se douter du supplément d'auditoire à l'affût de ses paroles:
—Vous devinez avec quelle attention j'avais écouté mon ange gardien me racontant son aventure de la nuit.
Ces quelques lignes, lues par Croutot, sur ce fragment de lettre trouvée par François dans le compartiment secret du bureau ne nous mettaient-elles pas sur un commencement de trace du trésor?
Du moment que l'existence du compartiment secret nous était révélée nous n'eûmes pas de peine, à le trouver et à en découvrir le mécanisme.
Il était bien vide!
Au dernier moment, peut-être bien même quand ceux qui venaient l'arrêter frappaient à sa porte, Aubert, pour les jeter au feu, en avait retiré les papiers compromettants et, dans sa précipitation, il n'avait pas vu, déchiré probablement par une ferrure du mécanisme, ce lambeau de lettre que le colosse avait apporté à sa maîtresse Césarine.
—Par qui cette lettre peut-elle avoir été écrite? m'écriai-je quand Croutot, une seconde fois, m'eut récité le passage qu'il avait retenu en sa mémoire.
Tout à coup la figure du nabot s'illumina d'une joie immense. Il demeura l'oeil fixe, rêveur et murmurant de souvenir:
—Marquis de la Brivière… mon fils… caveau où j'ai tout enfoui… trois cent mille livres de Julie.
Et, brusquement, la lumière s'était faite en son esprit; il bégaya d'une voix brisée par une satisfaction indicible:
—Les millions d'Aubert ont été remis à madame de Biéleuze, l'ex-maîtresse du marquis de la Brivière, dont elle a eu, disent les mauvaises langues de Beaupréau, cette Julie dont elle a confié la première enfance à la vieille Faublin, la mère de Césarine.
Et, avec une conviction profonde, il ajouta:
—Oui, c'est madame de Biéleuze qui tient en dépôt les millions d'Aubert.
Alors je secouai la tête en disant:
—Le malheur est que Césarine connaîtra ce secret aussitôt qu'elle saura le contenu de ces lignes que son amant a promis de lui lire à leur premier rendez-vous.
—Nenni! nenni! lâcha Croutot triomphant le grand butor en sera fort empêché, attendu que j'ai volé le papier… tenez, le voici.
—Oui, mais le François, lui, doit l'avoir lu, objectai-je en prenant l'écrit qu'il me tendait.
—S'il en avait connu la teneur, il aurait eu tout aussi court de l'apprendre à sa maîtresse que d'en renvoyer la lecture à plus tard, me répliqua Croutot.
Il avait raison. Nous en conclûmes que le colosse, comme sa maîtresse, devait ignorer le contenu de ce fragment de lettre.
Nous étions donc à peu près certains qu'Aubert avait confié ses millions à la comtesse de Biéleuze mais cela ne nous faisait guère une plus belle jambe. Notre devoir était d'aller dénoncer la dépositaire à la Commune. Or, la Commune aurait fait couper le cou à la comtesse et confisquer le magot, qui nous aurait passé sous le nez.
—Il faudrait pouvoir attirer la comtesse à Paris. À défaut d'un aveu que nous n'aurions pu obtenir adroitement, nous le lui arracherions par la peur, en la menaçant d'une dénonciation, proposai-je.
Oui, comment faire accourir la comtesse du fond de son pays sans exciter sa défiance? Aubert seul aurait eu ce pouvoir.
Un bienheureux hasard nous vint tout à coup en aide.
Le lendemain, je reçus de province une lettre adressée à mon prédécesseur Aubert. La difficulté des communications faisait alors que les événements de Paris… quand une chance extraordinaire les faisait connaître dans les départements… n'y étaient appris que deux, voire trois mois plus tard. Donc celui qui avait écrit à Aubert ignorait encore que celui-ci était mort depuis six semaines.
Jugez de notre joie quand, après avoir ouvert cette missive, nous la vîmes signée de madame de Biéleuze. Je vous en résume le contenu. La comtesse écrivait au tabellion de vouloir mettre ordre à ses affaires et elle annonçait son intention de venir à Paris. Puis elle ajoutait cette phrase: «À moins qu'il ne règne à Paris, comme on me l'assure, quelque maladie pernicieuse qui m'en rendrait le séjour dangereux. En ce cas, veuillez m'en avertir par un mot qui m'attendrait à l'auberge du Grand-Chêne, à Laval, où je dois très prochainement aller. Si votre lettre m'annonce que je peux me risquer sans crainte, je profiterai, alors du chemin fait et je continuerai ma route jusqu'à la capitale.»
—Ça, c'est une phrase à lire entre les lignes, dit Croutot, après en avoir pris connaissance. La comtesse, sachant qu'Aubert est surveillé, veut simplement lui dire: «Afin d'éviter les soupçons, pour vous comme pour moi, est-il imprudent que j'aille à Paris? Voilà le vrai sens.
—Et elle va aller attendre la réponse à l'auberge du Grand-Chêne de Laval… où elle l'attendra longtemps, si c'est défunt Aubert qui doit jamais la lui faire, ajoutai-je en riant.
—Aussi faut-il la faire nous-mêmes, proposa l'avorton.
Il prit une feuille de papier sur laquelle il écrivit ces quelques mots: Aubert a été guillotiné! et signa: Un clerc.
—Diable! fis-je après avoir lu, cela n'encouragera pas la comtesse à venir à Paris.
—Bien au contraire. Une terrible inquiétude la torturera à ce point que, coûte que coûte, elle voudra savoir à quoi s'en tenir. Si prudent qu'elle ait connu Aubert, elle n'en craindra pas moins qu'un papier, non détruit par le défunt, la compromette et vous la verrez accourir ici, ne fût-ce que pour voir en quelles mains est tombée l'étude.
Nous fîmes partir la lettre et, rongés par l'impatience, nous comptâmes les jours.
Il faut vous dire que le lendemain de l'aventure nocturne du nabot avec Césarine, cette dernière, au moment du dîner, m'avait annoncé qu'elle quittait mon service.
—Je retourne au pays. Tu n'as rien à faire dire à Beaupréau, Bas-des-Reins? demanda-t-elle à Croutot en attachant sur lui un mauvais regard.
—Non, rien, dit le petit homme.
Le soir même, elle avait quitté la maison. Le nain, au lieu d'en être satisfait, me sembla craintif.
—C'est drôle, fit-il. Césarine a dû s'apercevoir de la disparition du papier que je lui ai volé et elle ne m'en a soufflé mot aux quatre ou cinq fois que je me suis trouvé seul avec elle avant son départ.
Deux semaines s'étaient écoulées depuis que nous avions expédié la lettre à l'auberge de Laval, et madame de Biéleuze n'avait pas encore fait son apparition dans l'étude.
Enfin, un matin, à l'heure où je recevais des clients dans mon cabinet, entra un homme que mon ange gardien reconnut aussitôt. C'était un de ses pays, nommé Pitard, établi tanneur à Beaupréau. Il se présentait, disait-il, pour savoir de moi l'adresse de M. de Biéleuze, le fils de la comtesse.
À Croutot comme à moi vint immédiatement le soupçon que madame de Biéleuze, avant de s'aventurer à Paris, avait envoyé ce Pitard pour tâter le terrain.
Nous demander l'adresse du fils, c'était bien clairement indiquer qu'il était l'agent de la comtesse. Croutot sut si bien s'y prendre que, le soir même, le tanneur de Beaupréau accepta le dîner à ma table.
Fourchette ou verre en main, nous nous promettions de tirer les vers du nez de notre homme, quand un trouble-fête vint s'asseoir à notre repas. C'était le membre de la Convention chargé de nous surveiller dans notre recherche des millions. Tout en dînant, le butor parla si bien du magot à dénicher et de la guillotine qui nous attendait si, dans un mois, nous n'avions rien découvert, qu'il donna l'éveil au Pitard, lequel, avant la fin du dîner, leva le siège pour partir avec le conventionnel.
Une heure après, Croutot allait le relancer à son auberge, sous prétexte de le conduire au théâtre pour y finir cette journée que le représentant était venus si malencontreusement interrompre. Quand le nabot entra dans sa chambre, Pitard tenait en main un portefeuille qu'il se hâta de faire disparaître dans sa poche, mais pas assez vite pourtant pour que Croutot ne pût reconnaître, imprimées en or sur une des faces, les armes des Biéleuze.
Il me l'amena au théâtre de la Cité, et si le Pitard qui, pour la première fois de sa vie, mettait le pied dans un théâtre, n'avait été profondément accaparé par la pièce, il se serait aperçu que Croutot lui volait son portefeuille.
À l'entr'acte, l'avorton sortit pour aller lire le contenu de son vol pendant que je m'évertuais si bien à distraire le tanneur qu'à la rentrée de Croutot, qui lui remit le portefeuille en place, il aurait juré que, jamais, l'objet n'avait quitté sa poche.
Quand, après avoir reconduit le tanneur à son auberge, nous revînmes à mon domicile, la conviction de Croutot était complète.
—Oui, me dit-il, toutes les lettres du portefeuille prouvent que madame de Biéleuze est la dépositaire des millions qu'elle a enfouis dans un caveau.
—Un caveau de son château? appuyai-je.
—Oh! non, fit le nabot après avoir un peu réfléchi. Elle est trop avisée pour ne pas s'être précautionnée contre une perquisition à son domicile. M'est avis qu'elle a dû songer au domaine de son ancien amant, le marquis de la Brivière, aujourd'hui émigré. C'est un ancien château fort où les souterrains sont si vastes qu'il faudrait une année entière pour les fouiller à fond… Comment a-t-elle pu y pénétrer, par exemple? Je n'en sais rien. Mais qu'importe pour nous; c'est un détail… L'important nous est de savoir que le trésor est à la Brivière et de l'y chercher.
C'était bel à dire, mais, surveillés comme nous l'étions, il y allait de notre tête à vouloir quitter Paris et puis, comme le prétendait Croutot, ne fallait-il pas une année entière pour fouiller l'immense labyrinthe qui s'étendait sous le château?
Le seul moyen de tomber juste au bon endroit eût été d'arracher son secret à la comtesse. Oui, mais pour ce, il eût fallu tenir madame de Biéleuze en notre pouvoir.
Devant notre impossibilité d'agir, nous pestions depuis quatre jours, n'ayant même plus la ressource d'interroger le tanneur Pitard, qui avait quitté Paris pour retourner à Beaupréau, quand, un matin, nous vîmes apparaître, plus soûl qu'un cent de grives, un cousin de Croutot qui arrivait du pays pour chercher fortune dans la capitale.
Au milieu des divagations de l'ivresse, ce garçon nous apprit que le dernier emploi qu'il avait exercé avait été celui de cocher de madame de Biéleuze. Il ajouta qu'il l'amenait à Paris, quand, à Laval, à l'auberge du Grand-Chêne, elle était morte subitement, en pleine nuit, sans personne pour la secourir.
Ainsi la comtesse était morte! et le trésor était toujours enfoui sans personne pour le surveiller.
—Oh! personne, personne, répéta moqueusement Croutot pour éteindre ma joie, en admettant que Pitard n'ait pas reçu les révélations de la comtesse mourante, n'oubliez pas que le papier nous a appris que le fils de madame de Biéleuze sait tout.
Vous dire ce que nous enragions de ne pouvoir aller là-bas chercher le magot!!! Mais notre surveillant le conventionnel était toujours sur notre dos, nous promettant sans cesse la guillotine. Par bonheur, le coup de Thermidor arriva, qui emporta Robespierre et les siens au nombre desquels était notre conventionnel.
Enfin nous étions libres! La surveillance avait cessé! Nous comptions pouvoir bientôt aller à la Brivière!
—Au lieu de perdre notre temps en longues recherches, ne serait-il pas plus court de savoir l'endroit précis en tâchant de surprendre le secret de M. de Biéleuze, qui le tient de sa mère? proposa Croutot.
—Et quand vous saurez la vérité, nous partagerons toujours? demandai-je au nabot.
—En loyaux associés, promit-il.
Au bout d'une semaine, l'avorton avait su entrer, comme valet de chambre, au service de M. de Biéleuze.
Il me fallait donc patienter. Pour tuer le temps, il me prit l'idée de profiter du désarroi apporté dans toutes les affaires par la révolution de Thermidor, pour tenter une petite opération en réclamant le remboursement d'une fourniture faite aux armées que je prouvais pièces en main… pièces fausses, depuis la première jusqu'à la dernière.—Hélas! l'homme n'est pas parfait. La vanité me perdît en me poussant à vouloir faire apprécier par Croutot mon joli de talent de faussaire.
Le roquet ne rata pas une si belle occasion de se débarrasser de l'associé avec lequel il lui faudrait partager le magot de la Brivière. Une bonne petite dénonciation anonyme me fit arrêter, juger et condamner aux travaux forcés à perpétuité.
J'aurais bien pu rendre sa politesse au roquet en racontant à qui de droit l'aventure des millions. C'eût été stupide! Mieux valait laisser au raton tout le temps de me tirer les marrons du feu, et, à la belle heure, en maître Bertrand, m'échapper du bagne pour venir les lui croquer sous la patte.
Je m'en allai donc bien tranquillement faire mon petit tour au bagne de
Rochefort, laissant Croutot, je le répète, me tirer les marrons du feu.
J'étais comme un gros propriétaire qui part aux eaux après avoir confié
à son intendant le soin de ses intérêts.
Le moucheron resta deux années au service du vicomte de Biéleuze à se manger la bile. Il avait beau épier son maître, comptant surprendre le fameux secret, il y perdit sa ruse. Le jeune homme menait la vie à grandes guides, affolé qu'il était d'une fort jolie femme dont Suzanne, ici présente, pourrait nous donner les plus fraîches nouvelles.
—Passez! dit d'un ton sec la courtisane, qui s'impatientait à entendre parler de l'ancien amant qu'elle avait conduit à la ruine, au déshonneur et au suicide.
Certain matin, on rapporta au logis mourant le vicomte qui venait de se tirer un coup de pistolet sous les fenêtres de sa maîtresse. C'était bien un suicide prémédité, car, avant d'exécuter ce beau coup-là, il avait écrit quelques lettres qui, après sa mort, devaient être adressées aux destinataires.
Au nombre de ces lettres, s'en trouvait une pour une demoiselle Julie.
Rien qu'à la suscription, Croutot comprit que c'était Julie, la bâtarde de madame de Biéleuze, la Julie dont il était question sur le fragment de lettre trouvé dans le compartiment de mon bureau; bref, cette Julie qui était mêlée au mystère du trésor sur lequel, disait le papier, elle avait droit à une somme de trois cent mille francs.
Trompant la surveillance de celui qui avait ramassé M. de Biéleuze dans la rue et l'avait rapporté au logis, un homme à tournure militaire, Croutot vola adroitement la lettre adressée à Julie.
Une heure après le vicomte enterré, le nain se mit en route pour le château de la Brivière. Ce ne fut qu'à quelques lieues de Paris qu'il ouvrit la lettre, et de prime abord, sa lecture le fit capot.
Voici ce qu'elle contenait:
«Quand tu liras ces lignes, ma bonne Julie, je me serai tué. Un démon fatal a traversé ma vie, et tant que la passion folle qu'il m'avait inspiré m'a dominé, je n'avais pas conscience de mon infamie. À cette heure, qu'un honteux amour ne m'aveugle plus, je comprends que je ne puis plus vivre. Celui qui va mourir te supplie de lui pardonner son indigne conduite à ton égard, et de garder, au plus profond de ton âme, le secret qu'il t'a confié.»
Oui, l'avorton demeura grandement capot après avoir lu cette lettre, qui ne contenait aucun mot des fameux millions. Il la relut dix fois en y cherchant la petite bête et finit par demeurer en arrêt devant la dernière phrase du vicomte suppliant Julie de lui garder, au plus profond de son âme, le secret qu'il lui avait confié.
Quel était ce secret?
Et comme, d'habitude, on arrive à croire à la réalité de ce qu'on espère, Croutot en vint à se dire:
—Parbleu, il s'agit des millions d'Aubert. Madame de Biéleuze, la première dépositaire, avait chargé son fils de remettre plus tard leurs écus aux légitimes propriétaires revenus de l'émigration. Au moment de sauter le pas, mon vicomte a repassé la commission à Julie.
Sur ce raisonnement, Croutot conclut:
—Donc, la donzelle sait où est enterré l'agréable magot.
Quand il arriva au village de Saint-Florent-le-Vieil, il se dirigea tout droit vers la cabane de la mère Faublin.
Après la mort de madame de Biéleuze, qui l'avait recueillie, la Julie, privée de sa protectrice, avait dû retourner près de la bonne femme qui avait eu soin de sa première enfance.
—Tiens! c'est toi, Bas-des-Reins! s'écria la personne qui ouvrit la chaumière au nain.
C'était la Césarine Faublin.
—Eh bien, quoi? fit-elle de sa voix trivialement railleuse, quand tu me regarderas comme une savate trouvée dans la soupe. Qu'y a-t-il d'extraordinaire à ce que je t'ouvre cette porte qui est la mienne? Est-ce que je ne suis pas chez moi depuis que la mère Faublin est morte?
Croutot profita du biais qui lui était offert pour s'informer de Julie.
—Chez toi, chez toi, répéta-t-il, et un peu aussi chez ta soeur, car elle ne doit pas être morte aussi, celle que tu appelais la bâtarde de maman Faublin.
Au lieu de relever le propos, Césarine le regarda dans les yeux et lui demanda:
—Est-ce que c'est à Julie que tu as affaire?
—Du tout, affirma le nabot, je connais fort peu la jeune fille. J'arrive au pays. J'ai pensé à toi et je suis venu pour toi… uniquement pour toi.
Pour amener la conversation sur un autre terrain, le marmouset débita galamment:
—Pour toi que je retrouve plus belle encore et, assurément, toujours aussi inhumaine.
—Ah ça! tu en tiens donc toujours? ricana Césarine.
—Toujours! appuya Croutot.
—Comme à l'époque où, te demandant ton pesant d'or pour t'écouter, tu me répondis que ce n'était pas impossible à trouver… Est-ce que tu me l'apportes, ton pesant d'or!
Et la Césarine éclata d'un rire railleur qui témoignait de son peu de confiance en la promesse du moucheron.
—Tu as tort de rire, prononça gravement le nain qui hocha la tête. Ce pesant d'or, je puis l'avoir bientôt. Cela dépend de toi.
—En quoi?
—Tu me prêteras ton aide.
—Pour?
C'eût été bien long à expliquer. Croutot concentra sa réponse en cette seule question:
—Qu'est devenue Julie?
Une lueur de haine brilla dans le regard de Césarine, dont la voix s'accentua féroce pour demander:
—Tu en veux donc à la pimbêche? C'est que, vois-tu, sur ce point-là, je ne renâclerai pas pour te prêter l'aide que tu réclames.
—Est-ce dit? demanda le nain vivement.
Césarine, avant de répondre, posa cette étrange condition:
—Y aura-t-il des oeufs cassés… du grabuge pour la mijaurée?
Croutot répondit d'un signe de tête affirmatif.
—Alors, c'est dit, Bas-des-Reins, prononça la Faublin avec un sourire cruel.
Puis, se faisant tout à coup prévenante et empressée, elle dégagea le seuil de la chaumière qu'elle barrait au marmouset, en disant d'une voix gaie:
—Mais entre donc, mon petit; tu ne comptes pas que je vais couronner ta flamme sur le pas de la porte?
Au moment où Croutot passait devant Césarine qui s'était effacée pour lui livrer passage, elle lui souffla vite:
—Tu vas rencontrer quelqu'un de ta connaissance. En sa présence, pas un mot sur la Julie.
En effet, Croutot, à son sixième pas dans la chaumière, vit se dresser devant lui un homme de taille colossale qui, à son aspect, s'écria en riant:
—Eh! mais c'est l'oiseau que j'ai, jadis, logé dans un placard!
De son côté, Croutot devina dans ce géant le nommé François, cet amant que Césarine recevait autrefois la nuit chez Taugencel.
Bien qu'on fût au fin fond de la province, le colosse parut être au courant des nouvelles de Paris, car il ajouta:
—Ils l'ont fourré au bagne, cet excellent notaire. Un rude finaud, tout de même! Si jamais il s'échappe de Rochefort, il n'a qu'à venir à moi, je lui trouverai de l'ouvrage dans ma troupe.
—Sa troupe? pensa Croutot, ce doit être un directeur de saltimbanques.
XVI
Quand Croutot était venu frapper à la chaumière, Césarine et son amant étaient sur le point de se mettre à table.
—Allons, la belle, une assiette pour ton visiteur, commanda le colosse en montrant la table où se trouvaient trois couverts déjà mis.
—Le troisième couvert doit être pour Julie, pensa le nain, s'attendant à la voir apparaître.
Mais cet espoir lui fut enlevé par François qui s'attabla avec empressement tout en disant:
—Fais vite, Césarine, il faut que dans une heure je sois en route, si je ne veux pas manquer le passage du coche d'eau qui me remontera jusqu'à Angers.
La Faublin l'examina une seconde au visage d'un oeil défiant, puis demanda:
—Alors nous n'attendons pas Julie?
—Au diable la retardaire! Je ne puis rester plus longtemps. J'en serai quitte pour ne pas lui faire mes adieux, dit le colosse sans y mettre malice.
—À moins qu'elle ne soit embusquée sur la route pour les recevoir sans témoins, tes adieux, accentua Césarine d'un ton hargneux.
Le colosse, à ces mots, abattit son lourd poing sur la table en grondant avec impatience:
—Est-ce que tu vas recommencer ta scène de jalousie stupide? Je t'ai dit que je ne songe pas à elle.
—Ce qui ne t'a pas empêché, pendant ces trois jours que tu as passés ici, de chercher à la pincer toujours dans un coin. Que pouvais-tu donc avoir à lui conter, à cette chipie maudite?
—Ça, c'est mon affaire, avoua François, mais il ne s'agissait pas de ce que tu crois.
Et supposant s'être amplement justifié, le géant commanda d'une voix pressée:
—Vite, la soupe, ma fille, il me tarde de partir.
—Dis donc qu'il te tarde d'aller la rejoindre au rendez-vous où elle t'attend, débita rageusement la Faublin.
Encore une fois, le colosse frappa du poing sur la table, en s'écriant d'un ton menaçant:
—Tu sais? toi… il y a des claques dans l'air. Prends garde de te trouver sous l'averse.
La Faublin devait connaître son homme et savoir bien juste jusqu'où on pouvait appuyer sur la chanterelle, car, elle se le tint pour dit et s'en alla chercher la soupe dans la cuisine.
—Est-ce que vous allez loin en partant d'ici? demanda Croutot à
François pendant qu'ils étaient seuls.
—Jusqu'au pays chartrain où j'exerce mon industrie, répondit le colosse en souriant.
—Quel genre d'industrie?
—Viens-y voir, appuya François d'un ton goguenard.
Le dîner se passa gourmé et rapide. La Faublin boudait. Son amant mangeait en homme qui se garnit la panse pour une longue route. Entre eux deux, Croutot se tint neutre, évitant tout mot qui pût rappeler la querelle assoupie.
Enfin, le géant se leva, prit un énorme gourdin dans un coin de la chambre, et vint à la Faublin, en disant:
—Adieu, la belle, je pars! Il est bien entendu que, dans un mois, tu me rejoindras à Chartres.
—Aussitôt ma cabane vendue, promit Césarine.
—Pour me retrouver, tu t'adresseras à Doublet qui tient l'auberge du Bon-Repos.
Avant de l'embrasser, la Faublin demanda avec hésitation:
—Tu n'as plus rien à me recommander?
—Non, fit le colosse après avoir paru consulter sa mémoire.
—Est-ce qu'il ne va plus lui parler de Julie? Hum! hum! c'est suspect! l'un et l'autre ne jouent pas franc jeu, pensa le nabot, qui, silencieux dans son coin, écoutait les adieux.
Était-ce que le Beau-François ne pensait vraiment pas à l'absente Julie? Était-ce aussi qu'il évitait de prononcer le nom pour ne pas réveiller au dernier moment la jalousie de sa maîtresse? Toujours est-il qu'après avoir encore réfléchi, il reprit:
—Non, je n'oublie rien.
—Alors, adieu, dit Césarine, dont le regard, en même temps qu'elle l'embrassait, s'alluma d'une colère sombre.
Le nain vit le regard.
—À ne pas parler du tout de Julie, le colosse a dépassé le but. Un si complet oubli n'a fait qu'exciter les soupçons de la Faublin. Elle étouffe de colère et de jalousie, la mâtine! se dit Croutot.
Au seuil de la porte, François se retourna vers l'avorton.
—Sans adieu, clampin. J'ai comme une idée qu'un jour ou l'autre, nous nous reverrons, dit-il en riant.
Il partit de son pas lourd qui résonnait sur le gravier de la route. Derrière lui, la Faublin avait refermé la porte, mais au lieu de s'avancer dans la salle, elle était restée derrière le panneau, l'oreille tendue au bruit de la marche du géant qui s'éloignait.
—Il va droit à la Loire par le chemin creux, murmura-t-elle d'un ton sec, qui frémissait de rage.
Ensuite, elle se retourna vers Croutot.
—Attends-moi là, Bas-des-Reins. Dans un instant je serai de retour, lui dit-elle.
Et, après avoir retiré ses sabots, elle s'élança pieds nus sur les traces de François.
—En voilà une qui, à tort ou à raison, a voué une haine solide à la
Julie, pensa le nain resté seul.
Au bout de dix minutes, il lui sembla qu'un cri de douleur venait de retentir au loin.
Puis, bientôt, il vit rentrer Césarine, livide, la face contractée, les dents serrées, à demi aveuglée par le sang qui lui dégouttait d'une blessure au front.
Elle vint se placer devant Croutot, et d'une voix qui grinçait de furie:
—Je lui ai réglé son compte, à la bâtarde qui, après m'avoir jadis privée des caresses de ma mère, voulait encore me voler l'amour de mon homme, bégaya-t-elle.
Tout en essuyant son front ensanglanté, elle éclata d'un rire de joie féroce, puis elle reprit.
—Je guettais la gothon. J'étais certaine qu'elle irait se poster sur le passage de François à son départ… Ça n'a pas raté! Quand je suis entrée dans le chemin creux, je l'ai aperçue à l'autre extrémité qui faisait sa bouche en coeur avec mon homme. J'ai attendu, car François eût été capable de me rosser pour défendre la chipie. Après leur séparation, comme elle revenait, je l'ai happée au passage d'un bond si violent, qu'en roulant avec elle dans le sentier, je me suis ouvert le front sur un caillou du sol… Oh! alors, des pieds, des mains, des dents, je lui ai payé d'un seul coup le présent et le passé… Elle avait beau faire sa voix douce et suppliante, la gaupe, j'ai réglé nos comptes.
Elle frémissait d'une satisfaction terrible qu'elle ponctua d'un nouveau ricanement sinistre; puis elle ajouta railleusement:
—Tu sais, Bas-des-Reins, si tu es venu ici pour parler à la Julie, tu la trouveras dans le chemin creux, mais hâte-toi, mon bonhomme, car je crois bien qu'elle va tourner de l'oeil.
Croutot, sans mot dire, partit en courant.
À gauche de la chaumière s'ouvrait le chemin creux, sorte de crevasse qui conduisait à la Loire. La nuit claire permettait de voir à vingt pas.
—La voici, pensa le nain quand, au bout de cinq minutes de marche, il aperçut une masse noire étendue sur le sol en travers du sentier.
C'était le corps de Julie.
Le premier mouvement du pygmée fut bon, car il se précipita sur la jeune fille pour la secourir et put aussitôt constater son état. Morte, il s'en fallait. Elle avait seulement perdu connaissance.
Il allait soulever l'évanouie, quand il s'arrêta pour tendre l'oreille. Il lui avait semblé entendre un caillou rouler sur un des talus qui encaissaient le sentier. Était-ce que quelqu'un le guettait derrière les broussailles qui bordaient la crête de la pente? Était-ce Césarine qui, de là-haut, épiait ce qu'il allait advenir de sa victime?
Le nain eut beau écouter, le bruit ne se répéta plus. Ce devait être le résultat d'un affaissement de la terre du talus détrempée par la pluie des jours précédents.
Le nabot rassuré revint à Julie.
—Si violemment, maltraitée qu'elle ait été, il n'y a pas encore danger de mort. Avec de longs soins, la jeune fille peut en revenir, se dit-il.
Après cette réflexion, il eût été à croire que Croutot allait secourir Julie. Pas du tout; il se redressa lentement et, les yeux attachés sur le corps couché à ses pieds, il répéta tout rêveur:
—En revenir.
Après la comtesse de Biéleuze morte et son fils suicidé, cette Julie n'était-elle pas la dernière à laquelle eût été transmis le secret des millions? Et Croutot se rappela ces derniers mots de la lettre, volée par lui, que le vicomte, avant de se tuer, avait écrits à la jeune fille: «Celui qui va mourir te supplie de garder, au plus profond de ton âme, le secret qu'il t'a confié.»
Donc elle connaissait ce mystérieux trésor dont lui et Taugencel savaient aussi l'existence.
Taugencel était au bagne où il crèverait. De lui, le nain ne se souciait plus.
Restaient donc Julie et lui.
Pourquoi ne serait-il pas seul?
Croutot se posa deux fois cette question, puis il se pencha vers Julie, souleva le corps et, faisant appel à toutes ses forces, il le chargea sur ses épaules. Alors, suant et soufflant sous son fardeau, il suivit le sentier dans la direction de la Loire. Au bord du fleuve, se trouvaient amarrées quelques embarcations, d'habitants de Saint-Florent-le-Vieil. Il en détacha une, après y avoir déposé la jeune fille dont de sourds gémissements annonçaient le retour à la vie. Avec les avirons trouvés dans la barque, le nain gagna le milieu de la Loire. Quand il fut en plein courant, il souleva encore Julie et, bien doucement, la fit glisser dans l'eau.
À ce point de son récit, le notaire fut interrompu par Suzanne qui demandait anxieusement:
—Comme j'aime à croire que Croutot ne s'est jamais vanté de cet exploit, comment, diable! Taugencel en avez-vous eu connaissance?
—Parce que j'en ai été témoin. Je venais de m'évader du bagne de Rochefort. J'avais gagné la Loire et je battais le pays en quête de la demeure du Marcassin, à qui la franc-maçonnerie du bagne m'avait adressé. C'était moi qui, sous mon pied, alors que j'étais caché dans les broussailles, avais fait involontairement rouler, sur le talus du sentier, cette pierre qui avait donné l'éveil au moucheron. Le beau fait de Croutot était le troisième acte du drame auquel j'avais assisté dans mes broussailles. J'étais déjà là quand le Beau-François, qui partait, s'était rencontré avec Julie. Puis j'avais vu l'assommade de la jeune fille par Césarine, jalouse. Enfin Croutot avait terminé la représentation.
La curiosité de la courtisane la fit revenir à la charge avec une nouvelle question:
—Puisque vous avez surpris l'entretien de Julie avec le Beau-François, vous savez si le géant en contait à la donzelle. En un mot, Césarine Faublin avait-elle raison d'être jalouse?
—Pas le moins du monde.
—Alors pourquoi ces poursuites qui avaient irrité Césarine?
—Parce que le Beau-François chassait le même lièvre que Croutot, attendu que lui aussi connaissait l'existence du trésor d'Aubert. La nuit où il avait enfermé le nain dans le placard de la chambre de Césarine pour venir, avec mon trousseau de clefs, pris au nabot, qui me l'avait volé, fouiller la caisse et le bureau de mon cabinet notarial, le colosse avait bel et bien menti. Quand il avait affirmé à Césarine, qui ne savait pas lire, n'avoir pas eu le temps de prendre connaissance du fragment de lettre trouvé par lui dans le compartiment secret du bureau, le géant avait avancé un énorme mensonge. Lorsqu'il l'avait rapporté à sa maîtresse, il avait tant lu et relu la teneur de sa trouvaille, qu'il aurait pu réciter de mémoire ces lignes écrites par madame de Biéleuze: «… Si je venais à mourir, le marquis de Brivière, que j'en ai averti, ou mon fils, qui sait tout, vous indiquerait où j'ai tout enfoui, avec les trois cent mille livres que je destine à ma Julie et dont, comme nous en sommes convenus, vous…»
En conséquence, le Beau-François avait jugé parfaitement inutile d'avertir sa maîtresse de la révélation que contenaient ces lignes, se disant que si un bon lopin en devait résulter, mieux était qu'il fût seul à le rafler.
Aussi, à sa visite suivante, quand il avait voulu retirer le papier des mains de Césarine pour qu'elle ne pût s'en faire donner lecture par un autre et que la Faublin, qui l'avait vainement cherché dans sa chambre, lui avait avoué qu'elle soupçonnait Croutot de l'avoir volé, le colosse avait gardé sa discrétion prudente à l'égard de cette fille, tout en se promettant de repincer plus tard l'avorton.
Au bout de deux années écoulées, le Beau-François, devenu chef de la bande d'Orgères, avait eu son temps si bien occupé, qu'il avait négligé de suivre ce qu'il avait appelé «l'affaire Julie». Puis, un beau jour, un revenez-y d'amour l'avait pris pour la Faublin, dont il s'était séparé et qui était retournée en son pays. En plus de la femme qui lui tenait au coeur, le géant avait apprécié, en Césarine, une audace et une rouerie qui en faisaient une auxiliaire des plus émérites pour sa bande et il était venu la relancer en son village de Saint-Florent-le-Vieil.
Alors, il s'était trouvé en présence de Julie et, durant les trois journées de son séjour chez la Faublin, chaque fois qu'il avait pu surprendre la jeune fille à l'écart, il avait cherché à tirer d'elle une révélation sur ce secret dont il n'avait soufflé mot à sa maîtresse.
De ces sortes de conciliabules, auxquels sa répulsion pour le colosse avait poussé Julie à se soustraire, était née la terrible jalousie de Césarine. La fatalité avait voulu que la pauvre fille, rentrant à la chaumière après en avoir cru François parti, le rencontrât dans le chemin creux. De là était résulté le drame dont elle avait été victime, drame commencé par Césarine et achevé par l'aimable Croutot.
Quand, une semaine plus tard, on retrouva le cadavre de Julie, entraîné par le courant de l'eau à plus de trois lieues de l'endroit du crime, il y avait déjà cinq jours que la Faublin, après avoir vendu sa chaumière, était partie pour rejoindre le Beau-François au pays chartrain, qu'il exploitait avec sa bande.
La place restait donc bien nette à Croutot. Nul ne pouvait plus l'inquiéter dans la recherche des millions d'Aubert.
Comment le nabot découvrit-il une des issues extérieures des souterrains du château? Je l'ignore; mais la vérité est que, trente fois, il s'est glissé, la nuit, dans le dédale dont il a interrogé chaque mur, sondé partout le sol sans pouvoir arriver à découvrir l'endroit où devait avoir été enfoui le magot.
Cependant, je m'étais présenté à lui. Inutile de vous dire la fort vilaine figure qu'il fit à celui qu'il croyait encore au bagne de Rochefort et avec lequel, en cas de réussite, il allait falloir partager ces écus qui lui donnaient tant de mal à dénicher.
Il eut pourtant l'air de s'exécuter de bonne grâce:
—Il est toujours bien convenu que nous partagerons, me promit mon ancien ange gardien.
—Oui, fis-je; mais en admettant qu'ils aient été cachés dans le souterrain, êtes-vous certain que les millions n'en aient pas été enlevés?
—Par qui? me demanda Croutot en haussant les épaules en homme plein d'assurance. La comtesse, son fils et Julie qui s'étaient transmis le secret, ne sont-ils pas morts… et bien morts?
—La Julie surtout, appuyai-je en riant.
Et je lui contai comment j'avais assisté à sa petite promenade sur l'eau avec la jeune fille qu'il avait jetée dans la Loire.
—Qui veut la fin veut les moyens, me répondit-il sans chercher à nier.
Il avait vraiment l'air si certain de son affaire que je finis par me laisser reprendre à son espérance.
—Ne vous mêlez de rien, laissez moi faire. J'arriverai à déterrer le magot. Ce n'est plus qu'une affaire de temps me dit le roquet opiniâtre.
Le laisser faire? Au fond, c'est ce que j'avais de mieux à exécuter. Je lui abandonnai donc la bride sur le cou. C'est justice à rendre à ce marmouset qu'il veut bien ce qu'il veut. Il passa un bon tiers de son temps à poursuivre ses fouilles dans le labyrinthe… Ce matin même, pendant que nous l'attendions à la métairie et que, d'un autre côté, il était aussi attendu par le général Labor, qui l'avait envoyé chercher à Beaupréau par un hussard, Croutot était venu chercher encore une dernière fois. Par malheur, il s'est rencontré avec le Beau-François qui, ayant une revanche à prendre à son sujet, lui a joué un mauvais tour.
—Est-ce qu'il l'a assommé? s'informa le Marcassin qui, depuis qu'il s'agissait des faits de la matinée, s'était pris d'un plus vif intérêt pour le récit de Taugencel.
—Non, dit l'ex-notaire en riant. Même s'il avait eu la velléité d'assommer le myrmidon, le Beau-François n'aurait pu donner suite à son désir.
—Pourquoi? fit Suzanne.
—Parce que quand Croutot s'est rencontré ce matin avec le Beau-François dans le souterrain, il a trouvé le colosse solidement lié des quatre pattes, ni plus ni moins qu'un veau qu'on va mener à l'abattoir.
—Et, dans cet état, vous dites, Notaire, que le géant a joué un vilain tour à Croutot? insista la courtisane étonnée.
—La preuve en est qu'un quart d'heure plus tard, c'était le crapoussin qui était ligotté à la place du Beau-François. Une carotte de tabac n'aurait pas été mieux serrée en ses feuilles que l'était notre imbécile de Croutot, répondit Taugencel en riant de tout coeur.
—Mais, interrompit le Marcassin avec surprise, si la scène s'est passée en plein souterrain, comment se fait-il, Notaire, que vous la connaissiez?
—C'est le Beau-François lui-même qui me l'a contée, il y a quelques heures, un peu avant que cet animal de Labor vînt renverser nos quilles.
Cardeuc allait demander au Notaire comment il se faisait qu'il se fût rencontré avec le Beau-François, mais il n'en eut pas le temps car Taugencel poursuivit:
—Figurez-vous que le géant qui, cette nuit, avait pénétré dans le souterrain, s'était perdu si complètement dans ses méandres obscurs qu'il n'avait d'autre perspective que de mourir de faim. En cherchant à tâtons dans les ténèbres, il finit par trouver une issue, mais une issue qui débouchait dans l'intérieur du château, car il entendit, de l'autre côté de la porte, deux individus qui causaient. Quand je dis qu'ils causaient, erreur, attendu que l'un de ces individus faisait à l'autre un long récit. Ce n'était pas le vrai moment pour le colosse de forcer cette porte. Mieux valait attendre que ces hommes eussent quitté la chambre.
François patienta donc.
Mais comme il tombait de fatigue, il finit par s'asseoir sur le sol et tendit l'oreille au bavardage du conteur. Dans le commencement, ça alla bien. Le causeur contait à son compagnon où et dans quelles circonstances il avait connu un certain vicomte de Biéleuze qui, à la suite d'une partie de creps à Frascati, s'était flanqué un coup de pistolet et que lui, le conteur, avait rapporté à son domicile.
Tout cela, le Beau-François l'avait attentivement écouté; mais la fatigue, ou plutôt le sommeil, eut raison de lui. Il eut beau se pincer pour ne pas s'endormir, force lui fut de succomber et il s'assoupit au moment où l'autre venait de conter qu'il soupçonnait un domestique du vicomte, nommé Croutot, véritable nain, d'avoir volé une lettre que M. de Biéleuze, avant de se tuer, avait écrite pour être remise après sa mort, à une demoiselle Julie.
—C'est bon à savoir! pensa le Beau-François, à l'instant où le sommeil triomphait de lui.
Le colosse, paraît-il, a la fâcheuse habitude de ronfler. Cela lui occasionna un réveil désagréable. Quand il fut brutalement tiré de son sommeil, il se vit au pouvoir d'ennemis qui l'avaient ficelé de main de maître, en gens dont c'est le métier; car ils n'étaient autres que le policier Meuzelin, le lieutenant de gendarmerie Vasseur, assistés de deux escogriffes qui, bien que travestis, puaient le gendarme d'une lieue. On aurait donné au colosse à désigner en quelles pires mains il voulait tomber qu'il n'aurait pas mieux choisi.
Meuzelin et Vasseur! Le géant était perdu. Ces deux gars-là ne pouvaient manquer de lui faire une triste fête!
Tout à coup arriva un troisième personnage, plus maigre qu'un paratonnerre, qui leur annonça que le général Labor accourait sur ses talons.
Meuzelin et Vasseur d'un côté, le général Labor de l'autre, c'était pour le Beau-François bonnet blanc et blanc bonnet… guillotine ou fusillade, deux façons de quitter brusquement ce bas monde.
Mais, heureusement pour lui, il paraît que policier et lieutenant trouvaient le colosse de trop bonne prise pour y laisser participer le général. En conséquence, à la hâte, ils le lancèrent, tout ficelé, dans la cachette d'où ils l'avaient tiré, et refermèrent vivement la porte.
La secousse avait été rude pour le prisonnier ainsi jeté à toute volée sur des dalles de granit. Il en fut étourdi. Quand il revint à lui, il comprit combien sa situation, s'était dangereusement compliquée. Il n'avait plus même la ressource de se risquer dans les ténèbres du souterrain, car ses liens l'immobilisaient sur place.
Il riait donc plus que jaune, lorsque, à son immense surprise, il vit, au loin, dans la profonde obscurité, scintiller un point lumineux qui, peu à peu, s'agrandit de telle sorte que le géant comprit que quelqu'un arrivait vers lui, une lumière à la main.
Et ce quelqu'un s'approchait avec une précaution infinie. Son pas lent et des plus légers s'arrêtait par moments, et, au mouvement de la lanterne qui montait et s'abaissait, il était évident que l'arrivant ne hasardait pas un pied devant l'autre avant d'avoir méticuleusement éclairé sa marche. On eût dit qu'il cherchait une épingle.
Dans un de ces mouvements de haut et de bas, la lanterne éclaira le visage de ce marcheur prudent.
—C'est Croutot, se dit le géant qui demeura immobile de peur d'effaroucher son homme dont une trentaine de pas le séparaient encore.
Croutot mit peu de temps à franchir cette distance et, pourtant, si court qu'il fût, ce temps suffit pour que tout un flot de souvenirs remontât à la mémoire du Beau-François.
Il se souvint de ce fragment de papier que le nabot avait jadis volé dans la chambre de Césarine, fragment où il était question des cent mille écus laissés à Julie par madame de Biéleuze. Il se rappela que la Faublin, sa maîtresse, lorsqu'elle était venue le rejoindre à Chartres, lui avait confessé qu'elle suspectait fort le moucheron d'avoir achevé Julie en la noyant. Enfin le souvenir lui arriva qu'une heure auparavant, alors que le sommeil s'emparait de lui, il avait entendu le lieutenant Vasseur, contant la mort du suicidé Biéleuze, parler d'une lettre adressée par le défunt à Julie, qu'il soupçonnait Croutot d'avoir fait disparaître.
—C'est à propos des écus de la Julie qu'il doit être descendu dans le souterrain, se dit le colosse dont, en une seconde, le plan fut dressé.
Cependant Croutot avait atteint l'escalier conduisant à la porte secrète, au bas de laquelle le géant était étendu. Il le monta lentement, sa lanterne au bout de son bras tendu en avant.
Quand la lueur tomba sur le grand corps avachi à ses pieds, le pygmée tressauta de tout son être, puis demeura en quelque sorte pétrifié par la surprise, les yeux écarquillés, la bouche béante. À coup sûr, une terreur subite avait heureusement étranglé dans sa gorge le cri qu'il allait pousser.
Lié et bâillonné, par conséquent incapable de le retenir et de le rassurer, le Beau-François, par crainte qu'il ne prît la fuite, demeura immobile.
Cette immobilité rassura le nabot qui crut être devant un homme mort.
Alors, lentement, il se baissa et promena sa lanterne le long du corps,
remontant des pieds au visage où son regard rencontra les yeux du
Beau-François.
Si jamais le géant avait, de tout son coeur, fait les yeux doux, c'était bien en ce moment où, bâillonné à pleine bouche, le regard était son seul langage. Ce genre d'éloquence obtint succès complet, car le nabot, qui venait de reconnaître l'amant de la Césarine, se pencha à son oreille pour lui souffler:
—Je vais te retirer ton bâillon et nous causerons.
Un malin, ce Croutot. Le colosse débâillonné, n'en restait pas moins ficelé sur toutes les coutures, c'est-à-dire dans l'impossibilité de lui jouer quelque vilain tour.
Il avançait la main vers le bâillon quand il arrêta son mouvement au bruit des voix qui susurrait de l'autre côté de la porte. Soit que les causeurs eussent baissé le ton, soit qu'ils se fussent plus éloignés dans la chambre, leurs paroles n'arrivaient plus distinctes.
Ce voisinage si proche parut inquiéter le nabot qui sembla se demander s'il ne ferait pas mieux de détaler en abandonnant François. Mais la curiosité l'emporta sur la prudence. Il retira le bâillon, et, de sa voix la plus basse, il demanda:
—Quels sont ceux qui causent derrière cette porte?
Avoir la parole libre ne suffisait pas au géant qui voulait rentrer dans la pleine disposition de ses bras et jambes. Seulement, il ne fallait pas brusquer les choses pour ne point éveiller la méfiance du nain. L'habile était de l'amener à ce que, de lui-même, il dénouât les liens et le surhabile, principalement, était de n'en pas trop dire, de peur que l'avorton, au lieu de couper les cordes, n'eût la fantaisie de planter son couteau en pleine gorge de François, histoire de garder pour lui seul ce qui lui aurait été confié et de se débarrasser d'un témoin qui aurait pu attester ses promenades dans le souterrain.
Aussi le géant répondit-il:
—Ceux que tu entends sont mes ennemis et les tiens… surtout les tiens, mon excellent Croutot.
—Les miens? répéta le nain désagréablement étonné.
—Dame! fit le géant, il me semble que les affaires d'une certaine Julie, sur laquelle ils ont voulu me faire causer, te regardent mieux que moi… Il paraît qu'elle est mal trépassée, la Julie? à ce qu'ils disent.
Après ces derniers mots, sur lesquels il avait appuyé, le Beau-François continua:
—Après tout, je crois que ces farceurs-là se soucient moins de la mort de Julie que de certain trésor dont elle avait connaissance et sur lequel ils veulent poser la patte. Aussi m'ont-ils menacé de me livrer au général Labor si je continue à me taire… tandis qu'ils m'offrent la clef des champs si je parle. Et pour que je me décide sur l'une ou l'autre de ces propositions, ils m'ont déposé ici, bien au frais, en me donnant une heure pour réfléchir.
—Et tu as réfléchi?
—Oui, j'ai adopté un parti.
—Lequel?
—Celui d'accepter la clef des champs.
Le roquet n'en avait pas mené large pendant ce dialogue échangé de bouche à oreille. À la dernière réponse du géant, il tressaillit des pieds à la tête et demanda d'une voix que la surprise étranglait:
—Mais, pour avoir ta liberté, ne m'as-tu pas dit qu'il te faut parler du trésor de la Julie?
—Eh bien? fit le colosse d'un petit ton bien naïf.
—Tu sais donc où il est? lâcha le nabot tout frémissant d'une curiosité avide.
—Parbleu! puisque c'est à ce prix que je rachète ma liberté, débita
François d'un ton résigné.
Puis, en bon camarade, il lui souffla:
—L'heure qu'ils m'ont accordée pour réfléchir doit être écoulée. Ils vont venir. File donc vite, mon bonhomme, si tu ne veux pas qu'ils te cueillent aussi.
Filer! Croutot n'y pensait guère! Comment! ce trésor qu'il cherchait depuis si longtemps, le Beau-François connaissait l'endroit où il dormait et, tout à l'heure, il allait l'apprendre à d'autres?
—Mais, dit-il vivement, je puis te rendre la liberté, moi.
—Alors, coupe vite mes liens.
Le nain tira son couteau, l'ouvrit, et en approcha la lame des cordes qui enserraient les jambes du géant.
—Seulement… fit-il en s'arrêtant.
—Seulement, quoi?
—Seulement, ce que tu leur aurais a voué, tu me le révéleras, n'est-ce pas? Tu m'apprendras la cache du trésor de la Julie?
Et, pour faire pencher la balance de son côté, Croutot poursuivit en insistant:
—Note bien qu'avec moi tu partageras, tandis que les autres feraient rafle complète.
Le géant eut l'air de se faire tirer l'oreille. Il donna à sa voix une intonation de regret en répliquant:
—Dire que je laissais l'eau couler sous le pont en attendant le moment propice pour déterrer les écus sans attirer les soupçons… Te donner moitié, c'est dur!
—Moitié à moi vaut encore mieux que tout aux autres, appuya le nabot.
Croyant faire acte de ruse, Croutot remit son couteau dans sa poche en disant:
—Après tout, je ne te force pas. Que les autres te délivrent. Moi je détale ainsi que tu me l'as conseillé.
Sur ce, il ramassa sa lanterne et fit deux pas en s'éloignant.
Comme si cette comédie, en l'effrayant, eût pesé sur sa décision, le colosse se hâta de dire:
—Allons! coupe mes liens et nous partagerons. Ah! tu t'entends à plumer la poule quand tu la tiens!
Et pour retirer toute méfiance sur l'avenir au pygmée, il ajouta d'un ton gaiement résigné:
—Après tout, tu fais bien, mon garçon. Moi, à ta place, j'aurais agi de même.
En une minute, le géant fut délivré de ses cordes qu'il ramassa en soufflant à Croutot:
—File devant avec ta lanterne. Je te suis. Quand nous serons arrivés à la cachette, je t'arrêterai.
Il frémissait d'une vive joie, le charmant marmouset. Il allait enfin connaître le coin tant cherché! Il se voyait palpant le magot!!! À la vérité, il lui faudrait partager avec cette grande brute qui lui marchait sur les talons, mais ne devait-il pas aussi partager avec Taugencel et, au besoin, il eût pareillement promis de partager encore à vingt autres, tant il était convaincu de la vérité de ce proverbe qu'il se répétait en souriant:
—Il y a loin de la coupe aux lèvres!
Et, pour aider un tantinet à la réalisation de ce proverbe au détriment du colosse, il pensait à son couteau qu'il avait remis en poche et que, tout à l'heure, après l'endroit indiqué par l'immense imbécile, il lui planterait entre les deux épaules. Quand d'un seul coup, à la bonne place bien vulnérable, on peut tuer un éléphant, pourquoi n'abattrait-il pas aussi son mastodonte?
Aussi, en songeant à ce coup entre les deux épaules dont il allait caresser le géant, Croutot se répétait-il encore:
—Il y a loin de la coupe aux lèvres!
Le proverbe est si vrai que le nain, qui se voyait déjà en face des millions, crut que le château entier s'écroulait sur sa tête, tant fut lourd le poing du Beau-François qui, tout à coup, s'abattit à toute volée sur son crâne.
Il n'eut pas même le temps de faire: Ouf! avant de rouler à demi assommé sur le sol, ni d'entendre cette épithète dont le géant accompagna son coup de poing.
—Cornichon!!!
Mou comme une chiffe, plus léger qu'une plume entre les mains vigoureuses du Beau-François, cet excellent Croutot, évanoui, ne put juger du talent avec lequel son brutal compagnon le ficelait avec les mêmes liens dont il venait d'être délivré.
—Je vais le porter à ma place. Ça occupera toujours le Meuzelin pendant que je décamperai, pensa le Chauffeur.
Seulement, comme il se dit aussi qu'une mauvaise rencontré le trouverait désarmé, le Beau-François se rappela le solide couteau dont s'était servi son libérateur pour couper ses liens, et il se mit à fouiller les vêtements de sa victime.
De la même poche, il tira le couteau et un papier plié qu'il remit à plus tard d'examiner.
Après quoi, sa lanterne d'une main, portant de l'autre le nain garrotté, bâillonné et évanoui, il alla déposer son fardeau à cette même place qu'il avait occupée.
—Je vois d'ici la figure que fera Meuzelin en trouvant mon remplaçant, pensa-t-il en s'éloignant.
Grâce à la lanterne, il retrouva facilement son chemin dans les circuits du souterrain. Il était si certain d'en sortir qu'il n'attendit même pas d'être dehors pour savoir quel était le papier retiré de la poche du nain.
Il s'arrêta pour l'examiner à la lueur de la lanterne.
C'était une lettre adressée au général Labor.
Du moment qu'il avait le moyen d'éclairer sa marche, le Beau-François ne risquait plus de s'égarer dans le dédale souterrain. Il vagua bien un peu de droite et de gauche et, deux fois, revint sur ses pas, mais il finit par arriver à une des sorties du labyrinthe qui, alors qu'il s'imaginait déboucher en rase campagne, le conduisit dans une serre abandonnée ouvrant sur le parc du château.
D'aller rentrer sous terre pour chercher une autre issue, le colosse n'eut pas la pensée. Il se trouvait en plein air et n'en demandait pas plus. Sortir du parc pour gagner le large lui semblait trop petite besogne pour qu'il s'alarmât de l'endroit où le hasard l'avait fait reparaître sous la calotte du ciel.
En suivant les premiers massifs de verdure qui bordaient le parc, il était certain d'arriver à la muraille qui, dégradée en maints endroits, lui serait d'une escalade facile.
Il faisait petit jour quand il se mit en route derrière le rideau de feuillage qui allait le masquer quand il longerait la façade du château, dont toutes les fenêtres fermées lui parurent suspectes.
—Le château est-il donc abandonné? se demanda-t-il en s'arrêtant pour examiner les alentours de l'immense bâtiment qui, la veille, étaient animés par le va-et-vient des troupes qui y tenaient garnison.
À cette question qu'il se posait, le Beau-François ne tarda pas à recevoir une mauvaise réponse, car, tout aussitôt une fenêtre venant à s'ouvrir, un homme y apparut, tenant un fusil dont il fit feu.
Et François reçut une balle dans la cuisse.
Tout ce qu'il put faire, après avoir commis l'imprudence de ne pas retenir un cri de fureur, fut de gagner à la hâte la partie la plus touffue du parc où il se laissa tomber derrière un épais massif. Bien lui en avait pris de ne pas rester sur place, car deux hommes, sortis immédiatement du château, accoururent sous bois, semblables à des chiens en quête du gibier touché.
Par bonheur, ils n'osèrent se hasarder trop loin. L'un d'eux dit prudemment à son compagnon, dans un langage de perroquet qui a trop bu:
—Que la sagesse intime de la prudence elle m'insuffle qu'il serait inconséquent de s'insinuer plus que davantage sous les bois ous'que des sacripants ils pourraient se prélasser à nous fusiller.
Sur ce conseil, les deux hommes battirent en retraite, sans se douter combien près ils avaient approché de celui qu'ils cherchaient…
À ce nouveau passage de son récit, Taugencel fut encore interrompu par le Marcassin curieux, qui demanda:
—Mais comment se peut-il, Notaire, que tu sois si bien au courant des faits et gestes du Beau-François?
—Je vous l'ai déjà dit. C'est l'imbécile colosse qui, lui-même me l'a appris.
—Quand?
—Ce matin.
—À quel propos et comment?
—Ah! ça, c'est le plus drôle de l'affaire, dit le Notaire d'une voix rieuse. Tenez, vous allez en juger. Écoutez un peu la plaisante chose.
Taugencel allait reprendre son récit quand, soudain, le bruit du pas lourd d'un homme qui accourait troubla l'écho du souterrain et, bientôt, une voix effrayée fit entendre ces mots:
—Cardeuc! Cardeuc! venez vite.
—Où ça, Court-Talon?
—À la sortie sur la campagne, où vous nous avez dit d'attendre au guet.
—Qu'y a-t-il donc? insista le Marcassin.
—Je crois que nous sommes fichus! lâcha Court-Talon.