Le saucisson à pattes II: Le plan de Cardeuc
XVII
Meuzelin, Vasseur, l'échalas, Pitard et les deux soldats avaient écouté en silence la fin du récit de Taugencel, échangeant des regards qui finissaient toujours par converger sur Croutot, dont ils entendaient conter le honteux et sinistre passé. Ces regards, on s'en doute, n'étaient pas à la louange du nain qui, livide et pantelant de peur, s'efforçait par une mine piteuse, d'implorer sa grâce.
La voix de Court-Talon, qui venait chercher Cardeuc à l'aide, sonnait si profondément altérée en annonçant au chef qu'ils étaient «fichus», que Fil-à-Beurre souffla au policier:
—Que diable leur arrive-t-il?
Avant que Meuzelin pût répondre, s'éleva la voix du Marcassin, qui disait à Taugencel:
—Restez là, Notaire, et veillez au salut de Suzanne. En cas de danger, je reviendrai pour vous chercher.
Et l'on entendit le métayer qui s'éloignait à pas précipités, suivi de
Court-Talon.
—Oui, que leur arrive-t-il? reprit l'échalas.
—Allons le savoir, proposa Pitard.
Puis, s'adressant à Meuzelin:
—Car, je vous le répète, je me fais fort de vous faire sortir d'ici sans avoir à remonter par le souterrain supérieur.
Chez Meuzelin, comme chez tous les autres compagnons du reste, trop vive était la curiosité de savoir comment le général Labor avait eu raison de la bande des nombreux bandits dont les quelques survivants s'étaient réfugiés dans le souterrain, pour que la réponse se fît attendre:
—Oui, partons, prononça le policier.
En une seconde, tous furent sur pied, chacun muni de ses armes et prêt à suivre Pitard.
—Mais, fit alors Fil-à-Beurre à ton baissé pour n'être pas entendu par l'avorton, que faisons-nous de Croutot? Faut-il l'emmener?
—Laissons-le ici; nous viendrons plus tard le chercher, décida Vasseur.
À la question de l'échalas, une sorte d'inquiétude s'était lue sur les traits de l'ogre. Après la réponse du lieutenant une lueur de joie brilla dans les yeux de Pitard.
—Oui, nous viendrons plus tard le chercher, répéta-t-il avec empressement à voix basse.
Et, tout haut, il reprit:
—Songeons d'abord à délivrer l'ami Croutot de ses liens, pour qu'il puisse jouer des jambes à nous suivre.
Ce disant, il s'avançait tout souriant vers le nabot.
Seulement, comme il passait devant Fil-à-Beurre, il lui murmura vite:
—Emportez l'échelle.
Et il continua de s'approcher de l'avorton.
À la vue de ces préparatifs de départ de ces gens qui semblaient ne pas s'occuper de lui, immobilisé sur place par les cordes qui le garrottaient, une terreur immense avait convulsé le visage du nain. Allaient-ils donc l'abandonner dans ce caveau?
Sa figure se dérida subitement aux paroles et à l'approche de Pitard, qui arrivait en répétant:
—Songeons d'abord à délivrer l'ami Croutot de ses liens.
Puis, quand il fut enfin près du pygmée devant lequel s'étalaient sur le sol les restes et les ustensiles du repas que les compagnons avaient fait en commun, il se baissa comme pour ramasser un couteau.
—Je tiens mon affaire, dit-il en se relevant.
Il ne fit qu'un brusque geste du bras et, soudainement, Croutot se roula à terre en proie à d'horribles convulsions de souffrance que son bâillon l'empêchait de soulager par des cris.
—L'avez-vous frappé d'un coup de couteau? demanda Meuzelin tout stupéfait par l'action de Pitard, si promptement exécutée qu'il n'avait pu la prévoir ni l'empêcher.
—Non, dit en riant Pitard, je lui ai tout bonnement jeté du poivre dans les yeux, ce qui va l'aveugler pendant que nous filerons par la sortie, que ce gredin n'a pas besoin de connaître.
—Mieux aurait valu souffler la bougie, avança le lieutenant, apitoyé par la torture qu'endurait le nabot.
—Oui, fit Pitard; mais, dans l'obscurité, il m'eût été impossible de retrouver le secret qui ouvre la sortie.
Cela dit, Pitard s'approcha d'une muraille, et, comme il avait opéré dans le caveau supérieur, il appuya sur une pierre. Cette pesée fit rouler sur ses gonds une large dalle qui découvrit un passage.
Vasseur, soutenant Gervaise qu'il avait réveillée, passa le premier, suivi par tous les compagnons.
—Voilà qui est fait, dit Pitard qui referma la dalle derrière
Fil-à-Beurre passé le dernier en emportant l'échelle.
—Où sommes-nous? demanda Meuzelin.
—Dans une ancienne glacière, que surmonte un pavillon rustique, situé dans la propriété de madame de Biéleuze. La communication qui vient de nous servir est celle que la comtesse et le marquis de la Brivière, au temps de leurs amours cachées, firent secrètement percer par des ouvriers, amenés, de Paris et tenus au secret pendant les travaux, pour pouvoir passer de l'un chez l'autre en déroutant la médisance du pays qui les épiait.
Après cette explication, que tous avaient entendue, Pitard ajouta d'un ton goguenard:
—N'empêche que son poivre dans les yeux a empêché Croutot de nous voir sortir.
Et brusquement, avec un éclat de rire:
—Avec ça, fit-il, que je lui conseille de se plaindre, le roquet maudit. Ne l'ai-je pas servi à souhait en lui faisant connaître ce caveau qu'il cherchait vainement depuis tant d'années?… il voulait découvrir la cachette de la comtesse de Biéleuze. Il n'a plus rien à apprendre maintenant.
—Ainsi, c'est dans le caveau que nous venons de quitter que sont enfouis les millions de la comtesse? demanda vivement Meuzelin.
Toute gaieté disparut du visage de Pitard, qui secoua la tête en répondant d'un voix navrée:
—Hélas! ils n'y sont plus! M. le vicomte de Biéleuze a bien fait de se tuer; car il avait abusé du secret que sa mère avait confié à son honneur. Jusqu'au dernier sou, et en y comprenant les trois cent mille livres léguées à la pauvre Julie, il avait mangé le trésor pour subvenir aux caprices de la misérable Suzanne, cette abjecte courtisane, aujourd'hui complice des bandits, dont il s'était malheureusement affolé.
Après la révélation de la honteuse faute commise par le malheureux vicomte, la voix de Pitard redevint railleuse pour continuer:
—Aussi vous comprenez qu'on peut laisser Croutot dans ce caveau qu'il a tant cherché.
—Dans une heure, nous viendrons le reprendre, car le misérable a un compte à régler avec la justice, annonça Meuzelin.
À ces mots, un sourire cruel apparut sur les lèvres de l'ogre.
—Oh! oh! ricana-t-il, je crois bien qu'il est tout réglé, le compte de ce gredin.
Et comme les autres le regardaient sans comprendre, il continua en émiettant ses mots:
—Car j'ai complètement oublié de vous prévenir que, du côté où nous sommes, il me serait impossible de rouvrir la communication. La rouille et le temps ont eu raison du ressort qui s'est brisé. Donc Croutot est là et il y restera.
L'avorton était le dernier des sacripants, mais à la pensée d'abandonner cet homme dans cette tombe anticipée, où la mort lente et terrible par la faim aurait raison de lui, un sentiment de pitié se peignit sur tous les visages. Avant qu'un des compagnons pût protester, Pitard se hâta d'ajouter de sa même voix ironique:
—Sans compter qu'avant peu, maître Croutot ne sera certes pas à plaindre! Bien des gens voudraient avoir l'heureux quart d'heure qui lui est réservé.
—L'heureux quart d'heure? répéta l'échalas tout ébahi de cette façon de qualifier la position du roquet.
—Avez-vous donc oublié? demanda l'ogre.
—Oublié quoi?
—Que, grâce à certaine bascule, Croutot, d'un instant à l'autre, est appelé à se trouver en tête-à-tête avec certaine jolie femme qui va tomber… en sa compagnie. De pareille entrevues, le vicomte de Biéleuze les a payées des millions.
Et, après un nouvel éclat de rire railleur:
—Décidément! prononça Pitard, notre avorton est un heureux drôle!
Il terminait quand l'écho de plusieurs coups de feu lointains rappela la troupe au souvenir de la situation.
—Allons rejoindre le général Labor, dit vivement le policier.
Au sortir de la glacière, dont les portes vermoulues cédèrent au premier effort, les compagnons débouchèrent dans le jardin de l'ex-propriété de madame de Biéleuze dont les murs en ruines leur offrirent bientôt une brèche par laquelle ils purent rentrer dans le parc du château qui lui était mitoyen.
Ces mêmes coups de fusil, qui avaient mis le policier et les siens en marche, avaient eu pour Croutot un autre résultat.
Au moment où la cuisson de ses yeux enflammés par le poivre, venant enfin à se calmer, lui rendait à peu près l'usage de la vue, le pygmée entendit tout à coup un craquement sec retentir au-dessus de lui.
Puis un cri de terreur éclata.
Immédiatement, tomba lourdement sur le sol du caveau un corps humain qui, roulant après sa chute jusqu'à la bougie allumée que les compagnons avaient laissée à terre, amena sous les yeux de Croutot un visage pâle et contracté par la peur, qu'il reconnut aussitôt.
C'était la belle Suzanne, la fausse comtesse de Méralec!
Autour d'elle, la bougie faisait scintiller dans l'ombre les mille feux des diamants qui s'étaient éparpillés en s'échappant du coffret que la courtisane avait lâché dans sa chute.
En une seconde, la belle fille fut sur pied, jetant autour d'elle le regard de la bête féroce tombée au fond d'un piège, cherchant à se rendre compte de sa chute, et avisant déjà au moyen de recouvrer sa liberté.
Ce regard circulaire amena sa vue sur Croutot qui, muet et immobile de par ses liens et son bâillon, attachait sur elle des yeux écarquillés par la surprise, mais dans lesquels l'apparition de cette compagne de captivité avait allumé subitement une lueur d'espoir.
—Déliez-moi, semblaient dire les yeux de l'avorton.
Pour le moment, Suzanne était encore toute à l'effarement du brusque engouffrement qui l'avait précipitée en ce traquenard terrible.
Tout à l'heure elle était là-haut, attendant avec Taugencel le retour de
Cardeuc, parti après l'alarme que lui avait donnée Court-Talon.
Soudain, avait retenti la voix, effrayante et effrayée, du Marcassin qui, comme si le temps ne lui permettait pas de revenir jusqu'à eux, leur criait de l'extrémité du couloir:
—Vite! vite! accourez!
L'intonation commandait une telle hâte que l'ex-notaire s'élança à toutes jambes, sans s'occuper de la courtisane qu'il supposait courant derrière lui et à laquelle il laissait la tâche d'emporter la lanterne qui les avait éclairés pendant le long récit.
Cette lanterne, Suzanne l'avait prise. Tout en comprenant le péril d'un retard, elle avait pourtant laissé Taugencel prendre l'avance. Pour une minute au plus que cela lui coûterait, pouvait-elle se priver de savoir ce qu'était devenue Gervaise, sa rivale, qu'elle avait abandonnée mourante là, tout à côté, dans le caveau le plus voisin, ce même caveau où elle avait oublié le coffret des diamants de la vraie comtesse de Méralec, qu'elle avait volé en vue de se garder une poire pour la soif. Or, les événements l'annonçaient, l'heure de la soif allait sonner où elle serait heureuse d'avoir cette poire.
En trois bonds, sa lanterne en main, Suzanne avait pénétré dans le caveau, cherchant d'abord sa victime.
Gervaise avait disparu!
L'instant n'était pas pour la courtisane à s'abîmer en réflexions à ce sujet. Mieux était de renvoyer à plus tard, de s'expliquer le fait pour ne penser qu'au second motif qui l'avait attirée dans le caveau, c'est-à-dire au coffret de diamants.
La lueur de la lanterne le lui montra à trois pas, sur le dallage du sol, là où elle l'avait oublié.
Frémissante de joie, elle s'élança vers lui et tendit la main pour le saisir. C'était alors que soudain, le sol s'était effondré sous ses pas et qu'elle s'était sentie précipitée dans le vide.
Pareille à la tigresse brusquement emprisonnée, la courtisane fit, avec de sourds cris de fureur, deux ou trois fois le tour de son cachot, cherchant, sur les murailles, une porte qui offrît une chance à sa fuite.
Enfin, elle s'arrêta devant Croutot et, avide de l'interroger, elle lui retira son bâillon.
Entre eux, les phrases s'échangèrent courtes et pressées. Il fallait s'entendre et surtout se comprendre vite; car la bougie laissée par les compagnons en partant touchait à sa fin. Dans une demi-heure au plus, arrivée à bout de mèche, elle les laisserait dans l'obscurité.
En cinquante mots, le nain eut tout dit: dix minutes auparavant, ils étaient là six hommes qui avaient disparu.—Par où?—Il l'ignorait. Le poivre l'avait aveuglé. À coup sûr, par une issue secrète que possédait ce caveau dans lequel ils étaient descendus, à l'aide d'une échelle.
Sur ces renseignements, Suzanne se remit à tourner dans la prison, étudiant avec soin les murailles pour y découvrir une sortie et cherchant l'échelle. Rien! rien!
Et la bougie continuait à s'user!
Une seule ouverture s'offrait pour s'enfuir de ce sépulcre de pierre où il allaient mourir de faim. C'était cette dalle à pivots qui se voyait à la voûte, cette dalle qui avait tourné sous son poids. Mais, pas d'échelle! Comment y atteindre?
Une idée traversa le cerveau de la courtisane qui revint à Croutot en disant d'une voix brève, car les instants leurs étaient comptés:
—Écoute. Je vais te délier. Tu es assez vigoureux pour pouvoir porter mon poids. Tu iras te placer sous cette dalle et, grimpée sur tes épaules, je tâcherai d'arriver à la bascule que je ferai jouer. Fasse la chance que je puisse l'atteindre de mes mains, car, à la force des poignets, je réponds de pouvoir me soulever jusqu'aux bords de la trappe. Alors, en nous aidant des cordes dont je vais te délivrer, je te hisserai de là-haut, hors de notre cachot. Est-ce convenu et bien compris?
—Oui, dit le nain palpitant de joie.
Sur ce, Suzanne le débarrassa de ses cordes qu'elle s'enroula autour de la taille pour les emporter dans son ascension.
Bien campé sur ses jambes, Croutot se tint à l'endroit assigné. En une minute, la femme se dressa sur ses épaules.
Il était de bien petite taille, ce pauvre Croutot! Mais la fille était grande et, par bonheur, le caveau était d'une voûte surbaissée.
—Nous sommes sauvés, annonça la courtisane.
—Tu touches le ressort?
—Oui, tiens bon! Je vais faire basculer la dalle et, aussitôt, je m'enlèverai à bout de bras, promit Suzanne.
Soudain, la bougie usée s'éteignit.
—Tiens bon! répéta encore la fille.
Mais, à cette obscurité qui s'était brusquement faite, une peur folle, irraisonnée, sauvage, s'était emparée du nain. La conviction lui vint que celle dont il favorisait la délivrance, une fois sortie de la trappe, l'abandonnerait complètement dans le caveau.
—C'est fait! Je m'enlève, annonça Suzanne dont le pygmée ne sentit plus les pieds peser sur les épaules.
Mais la rage du désespoir avait éteint toute raison chez le nabot qui, affolé par l'épouvante de rester seul en cette tombe obscure, bondit et, rattrapant les jambes de la courtisane, s'y accrocha de toute la force de ses deux bras en disant d'une voix féroce:
—Non, non, non. Tu partageras mon sort!
Sous les secousses frénétiques du nabot, Suzanne ne put résister. Ses mains lâchèrent prise.
—Non, non, non, répétait avec un rire de démence Croutot en la sentant rouler avec lui sur le sol du caveau, au milieu des ténèbres.
Il était devenu complètement fou.
Dans cette sorte de lutte à terre avec la courtisane, qui cherchait à se délivrer de son étreinte, la main du pygmée rencontra un des couteaux qui avaient servi au repas des compagnons.
—Non, non, non, redit encore le fou en plongeant la lame entière dans la gorge de Suzanne.
XVIII
Cependant Meuzelin, Vasseur et les autres, rentrés par une brèche dans le parc de la Brivière, s'étaient mis en quête du général Labor.
—Mazette! Le général a fièrement travaillé depuis ce matin! lâcha Fil-à-Beurre en montrant, au passage de la cour, les nombreux cadavres des bandits que Labor avait fait passer par les armes, entassés au pied des murs.
—Comment diable! a-t-il fini par y voir clair, le vieux coureur de jupons? se demanda encore Meuzelin qui, à la vue de ces corps, dut s'avouer que le général, pour un peu qu'il s'était attardé à folichonner avec Suzanne, avait largement rattrapé le temps perdu.
Ralentis par Gervaise affaiblie, que soutenait Vasseur, les six hommes s'avançaient lentement.
Au détour d'une allée, ils furent tout à coup cernés par une compagnie de soldats, sortie d'un affût derrière des massifs.
—Encore une nichée de gredins! ricana un caporal.
—Pris les armes à la main. Leur affaire ne pèsera pas lourd.
Conduisons-les au général, ajouta le sergent.
Et, sans les désarmer, pour que le port d'armes fût bien avéré, les soldats entraînèrent Meuzelin et les siens, englobés dans leurs rangs.
Comme le disait Meuzelin, Labor avait fini par y voir clair à propos des Chauffeurs. Mais ne se pouvait-il pas aussi que sa cécité eût persisté à l'endroit du policier et de ses amis et que, confondant tout en un bloc, il ne leur fît partager le destin des Chauffeurs?
—Il a l'humeur expéditive, le vieux plumet. Pourvu qu'il nous laisse le temps de nous expliquer! souffla Fil-à-Beurre au policier.
Si Meuzelin ne répondit pas, c'est que, tout à coup, à l'angle d'un taillis dépassé, ils se trouvèrent brusquement en présence du général qui, entouré d'un groupe d'officiers, examinait de loin une cinquantaine de soldats qu'on apercevait, cachés derrière des buissons, surveillant la sortie d'une serre en ruine.
—Général, encore six vilains oiseaux de pincés! annonça le sergent.
Labor n'était pas de ceux qui tournent sept fois leur langue dans la bouche avant de parler, car, tout aussitôt, il répondit:
—Au pied du mur.
Ce disant, il retourna sa mine renfrognée pour jeter un coup d'oeil sur les «vilains oiseaux» en question.
—Tonnerre de Dieu! ne vous en avisez pas, s'écria-t-il, à la vue du groupe.
De dure et sévère, la mine du général se fit tout à coup souriante. Il vint vivement aux prisonniers et, en s'adressant au policier, il demanda d'une voix joyeuse:
—N'est-ce pas, Meuzelin, que vous m'avez pris pour un fier imbécile?
Du moment que le général l'interpellait par son nom, il était évident pour l'agent que Labor était au courant de tout.
—Un fier imbécile? En quoi donc, général, fit Meuzelin en exhibant son air le plus naïvement étonné.
Mais Labor persista dans son dire:
—Si, si, insista-t-il en riant, je n'ai été qu'un franc imbécile. Où diable! avais-je la jugeote, je vous le demande, quand je vous prenais pour un comte de Méralec?… Quand ce grand sécot-là (ce disant, il désignait Fil-à-Beurre), je voulais qu'il fût vous-même, le célèbre policier?… Quand j'encensais une effrontée gourgandine comme étant une grande et noble dame?… Quand je voyais le phénix des vieux serviteurs dans le métayer Cardeuc qui, en somme, n'était que le bandit Coupe-et-Tranche?
Cela débité, le général marcha vers Vasseur auquel il tendit la main en continuant:
—Enfin, quand j'ai passé à côté de vous, lieutenant, sans que rien m'avertît que vous étiez l'infatigable et brave Vasseur qui a détruit la bande d'Orgères?
Devant cet aveu de ses bourdes que faisait le vieux soldat, Meuzelin se hasarda à demander:
—Et comment, général, êtes-vous parvenu à découvrir la vérité?
—Oh! de bien simple manière, allez! fit le général.
Il allait s'expliquer, quand quelques mots d'un des officiers qui l'entouraient le firent se retourner vivement et jeter les yeux vers l'embuscade que ses soldats tenaient derrière les massifs, à proximité de la vieille serre.
—Est-ce qu'il y a du neuf? demanda-t-il à l'officier en voyant les soldats qui mettaient en joue.
—Regardez, général, voici le gibier qui commence à sortir.
En effet, à travers le vitrage de la serre, on apercevait une dizaine d'hommes semblant attendre pour sortir, le signal de celui qui, passant la tête par l'entre-bâillement de la porte, étudiait d'un oeil méfiant les alentours avant de se risquer dehors.
Bien abrité derrière le feuillage, l'embuscade ne pouvait être aperçue par cet homme, qui n'était autre que Cardeuc. Mais cette trop grande tranquillité, loin de le rassurer, éveilla la défiance du chef Chauffeur qui retira sa tête.
—Oh! oh! maître Coupe-et-Tranche, il faudra pourtant finir par quitter ton trou, ricana doucement le général.
Et, s'adressant à Meuzelin, qui s'était rapproché:
—Figurez-vous, continua-t-il, que quand on m'eut appris l'existence, sous le château, d'un immense souterrain dans lequel devaient s'être réfugiés ceux des rares coquins échappés à mes soldats, l'idée m'est venue, au lieu de risquer la vie de mes hommes à une chasse sous terre, de faire allumer des feux de bois vert à chacune des issues qui m'avaient été indiquées, sauf une seule que je laissais à la fuite des bêtes puantes que j'enfumais dans leur terrier… Comme mes sacripants ne peuvent plus s'évader que par cette serre, il faudra qu'ils passent sous les fusils de mes soldats.
Le général s'interrompit pour se mettre encore à rire.
—Eh! eh! fit-il, il paraît que la fumée les prend à la gorge, car voici le chef qui pointe le nez à l'air.
En effet, le Marcassin venait de rouvrir la porte et d'avancer la tête, étudiant le danger qu'il pouvait y avoir à s'enfuir. Par-dessus son épaule, apparaissait le visage du notaire Taugencel.
En même temps, par l'écartement de la porte, sortaient d'épais flocons de fumée qui témoignaient que le dernier refuge des bandits devenait de moins en moins tenable.
Encore une fois, le Marcassin rentra dans la serre.
—À ton aise, gredin. Nous attendrons ton bon vouloir, ou plutôt que tu ne puisses plus respirer, gouailla le général en voyant disparaître Cardeuc.
Pour couper le temps de l'attente, Labor revenant à ses moutons, reprit:
—Oui, c'est de bien simple manière que j'ai découvert la vérité. C'est le pur hasard qui m'a tout révélé. Écoutez-moi ça: Après avoir renvoyé mes hussards à Ingrande, j'étais allé à franc étrier pour les ramener, afin de protéger en son château cette margot que je prenais bêtement pour une comtesse.
Labor s'arrêta pour pousser un rire amer.
—M'a-t-elle bien roulé, la bougresse! confessa-t-il.
Après quoi il reprit:
—En arrivant à Ingrande, on m'amena un gars portant le sobriquet de Sans-Pouce, qui venait d'être arrêté à la suite d'un coup de couteau administré à un amant de sa femme. Il faut croire que le coeur de l'épouse penchait pour l'amant, car, au lieu de défendre son mari, elle se mit à tant déblatérer sur son compte qu'il me fut évident que ce Sans-Pouce était un de ces insaisissables brigands que je poursuivais. J'ordonnai de le fusiller. Mais au pied du mur, le coeur manqua au vaurien qui marchanda sa vie contre des révélations. Il l'estimait chère, sa vie, car il me fit bonne mesure.
Ce qu'était Cardeuc? Comment ma satanée enjôleuse avait pris le rôle de la vraie comtesse de Méralec assassinée? Quelles couleurs elle m'avait fait avaler pour me faire fusiller un certain faux comte de Méralec, venu comme un chien dans des quilles, lequel n'était autre que le fameux Meuzelin qui, avant de se faire connaître à moi, avait voulu d'abord réunir tous les fils qu'il me mettrait en main?… le Sans-Pouce m'a tout avoué, et à bon escient puisqu'il était un des lieutenants du Marcassin.
Un bonheur n'arrive jamais seul. Depuis un grand mois, on m'avait annoncé votre arrivée et celle du lieutenant Vasseur, l'homme qui avait purgé la Beauce et le Gâtinais de ses Chauffeurs. Vous, je savais maintenant où vous retrouver; mais du lieutenant, pas d'indice. «Il était parti de Chartres pour une expédition secrète avec deux de ses soldats,» m'annonçait la dernière dépêche reçue de cette ville.
Cette dépêche, je l'avais laissée traîner sur une table de mon logis où, tout naturellement, mon soldat d'ordonnance l'avait lue. Sachant d'avance que le service rendu lui ferait pardonner son indiscrétion, ce matin, après l'interrogatoire du Sans-Pouce, que j'avais écouté assis devant la table où se trouvait la dépêche sur le lieutenant, voici mon brosseur qui me demande, en montrant l'écrit:
—Mon général veut retrouver le lieutenant Vasseur?
—Tu le connais donc?
—Nullement. Sauf que je sais qu'il porte au sourcil gauche la cicatrice d'un coup de sabre, pour l'avoir entendu dire par mon oncle, gendarme sous ses ordres et qui ne le quitte jamais. Il doit être un des deux hommes dont parle la dépêche.
—Et comment puis-je, selon toi, retrouver le lieutenant?
—En retrouvant d'abord mon oncle, avança naïvement mon brosseur qui, à l'appui de son moyen, ajouta ce renseignement: Oh! mon oncle est bien facile à retrouver, allez! Il parle un français à faire mugir de jalousie une vache espagnole. Lui s'appelle Fichet et son sabre Bec-Fin.
Ce nom de Fichet je l'avais entendu le matin, quand je m'étais présenté pour offrir mes respects à la prétendue comtesse de Méralec, qui m'avait été annoncée comme dormant encore par celui qui me barrait le passage en me disant:
—Que, vrai comme je m'appelle Fichet, je vous récidive qu'elle n'est pas apercevable à cette heure qu'elle s'avachit dans le sommeil.
J'avais retrouvé mon Fichet, donc j'avais aussi mon lieutenant, car le souvenir me revint de cette cicatrice que j'avais remarquée au front de l'un des compagnons de Meuzelin.
Le général s'interrompit brusquement:
—Ah! je crois que voici mes bandits qui se décident, dit-il en regardant la serre.
La porte, en effet, venait de s'ouvrir, laissant s'échapper plus épais les flocons de fumée. Mais nul n'apparut. Pour pouvoir résister, il fallait que les réfugiés de la serre eussent été bien persuadés par le Marcassin qu'un piège les attendait dehors.
—Ils tiennent à ce que je vous unisse d'abord mon récit, reprit le général, soit! Par les révélations de Sans-Pouce, j'avais appris que Coupe-et-Tranche, après avoir feint d'abandonner à la bande du Beau-François le pillage de la Brivière que j'avais dégarnie de sa garnison, avait à la hâte réuni ses bandits pour surprendre et détruire, avant mon retour avec mes hussards, la troupe du rival qui lui faisait concurrence. Sur ce renseignement, ce ne fut pas avec deux escadrons de cavalerie que je revins d'Ingrande mais avec le plus gros de mes troupes, divisées en trois corps qui, par trois routes différentes, firent une telle diligence que nous étions déjà postés ici avant l'arrivée des deux bandes ennemies.
—Alors, vous n'avez trouvé personne à votre entrée au château? demanda
Meuzelin.
—Personne, sauf un homme qu'on a ramassé dans le parc avec la cuisse éraflée par une balle.
Après ces mots, Labor remis en gaieté, ajouta en riant:
—Encore un, ce garçon, que j'avais demandé à tous les échos, et que mon heureuse veine m'amenait sous la main pour m'aider de ses bons conseils.
—Bah! qui donc? lâcha le policier surpris.
Mais au lieu de répondre, le général prononça vivement:
—Enfin!!!
Son exclamation était motivée par la vue d'une quinzaine d'hommes, qui, Cardeuc et Taugencel en tête, sortaient de la serre. Soit que l'asphyxie les chassât de leur refuge, soit que le calme des alentours les eût rassurés, il se risquaient à tenter la fuite.
Leur groupe allait passer presque à bout portant de l'embuscade qui les attendait.
—Feu! commanda le général.
La fusillade, éclatant comme un coup de tonnerre, coucha tous les misérables sur le sable. Le Notaire et Cardeuc étaient de ceux qui avaient été tués net. Les cinq ou six blessés furent achevés à la baïonnette.
Si dramatique que fût la scène qui venait de se passer, la curiosité irritait trop Meuzelin pour qu'il pût garder plus longtemps la question qui lui brûlait les lèvres.
—Un mot encore, général, dit-il. Quel était donc ce blessé trouvé dans le parc, que vous traitez de pauvre garçon, et qui après s'être longtemps soustrait à vos recherches, s'est trouvé si à propos, comme vous l'affirmez, pour vous aider de ses bons conseils?
—Comment, vous ne devinez pas?
—Non. Qui donc?
—Parbleu! c'est Croutot.
—Croutot! répéta Meuzelin ébahi.
—Oui, Croutot par qui j'ai appris l'existence et toutes les issues des souterrains du château… Croutot qui m'a donné l'idée d'enfumer en leur repaire les derniers coquins que nous venons d'expédier… Croutot, enfin, que les Chauffeurs avaient tenté d'abattre d'un coup de fusil, lorsqu'il accourait ici pour m'éclairer de ses précieuses révélations.
Le policier savait trop bien ce qu'était devenu le nabot pour n'être pas convaincu que le général devait avoir commis encore quelque balourdise énorme.
—Vous êtes bien certain que c'est Croutot? appuya-t-il.
—Si bien Croutot en personne que, dans sa poche, il avait une lettre à mon adresse. Pour le cas où il n'aurait pu me rejoindre, il avait consigné par écrit tout ce qu'il savait sur les deux bandes.
—Bien certain? bien certain? insista le policier.
Loin de se fâcher du doute, Labor proposa gaiement:
—Voulez-vous que je l'envoie chercher? Il est au château, où il attend la récompense que je lui ai promise pour quand l'expédition serait terminée.
—Oui, faites-le venir, accepta Meuzelin.
Sur un signe de Labor, un peloton de soldats partit au pas accéléré.
—Oui, Croutot en personne, reprit le général en raillant, Croutot en chair et en os… Est-ce que vous croyez que j'en suis encore à confondre tout le monde, comme il m'est arrivé pour vous, pour Cardeuc et la fausse comtesse? Ah! non, ce temps-là est passé. Du moment que je vous annonce Croutot, c'est bel et bien lui.
Et, tout moqueur, le général demanda:
—Connaissez-vous seulement Croutot?
—Oui, un vrai nain.
Labor fut saisi d'un fou rire qui lui permit de bégayer à grand'peine:
—Ah! un nain! Si c'est de la sorte que vous connaissez Croutot…
Sachez que c'est un vrai géant.
Puis, tout aussitôt:
—Tenez! fit-il voici qu'on l'amène. Regardez-le et dites si c'est un nain.
Meuzelin et Vasseur se retournèrent vers celui qui arrivait conduit par les soldats.
—Le Beau-François! s'écrièrent-ils.
Oui, c'était bien lui! Empêché de fuir par sa blessure, il avait été pincé par les soldats de Labor qui, en le fouillant, avaient trouvé cette lettre que le géant avait retirée de la poche de Croutot quand il l'avait étourdi, dans le souterrain, d'un si terrible coup de poing.
Le Beau-François avait joué son va-tout en profitant de cette lettre pour avouer au général qu'il était Croutot.
En reconnaissant Vasseur et l'agent, le colosse comprit que c'en était fait de la ruse qui, seul de tous ses complices, l'avait laissé survivre.
Malgré sa blessure, il bondit vers le cheval du général qu'un ordonnance tenait en main à quelques pas du groupe. Après avoir, de son énorme poing, assommé le soldat, il s'élança sur l'animal qu'il enleva à fond de train. Mais, en fuyant, il voulut se venger de celui qui avait anéanti la bande d'Orgères.
Des fontes de la selle de Labor, il tira un pistolet, ajusta Vasseur au passage et fit feu.
Un cri étouffé se fit entendre.
En même temps, Fil-à-Beurre, s'avançant de trois pas en avant du groupe, avait abaissé sa carabine qu'il tenait à la main et mis le fuyard en joue.
Le Beau-François était déjà loin quand l'échalas fit feu. Aussitôt on vit le colosse se renverser sur sa selle, puis perdant les étriers, s'abattre comme une masse sur le sol.
La balle lui avait traversé le crâne.
—Mes compliments! Un beau coup de fusil, Barnabé! s'écria joyeusement
Vasseur en rejoignant le tireur.
Mais, brusquement, d'une voix alarmée:
—Qu'as-tu donc? demanda-t-il à la vue de la figure de l'échalas, livide et convulsée par la souffrance.
—J'ai, mon lieutenant, que j'ai attrapé la balle que ce gueusard vous destinait, balbutia péniblement Fil-à-Beurre en montrant sa blessure en pleine poitrine:
Et il s'affaissa sur le sol, en ajoutant:
—Je suis fichu!
—Non, non, tu vivras, mon bon Barnabé, tu vivras, tu vivras, répéta tout désespéré, le lieutenant qui s'était agenouillé près du mourant.
Un doux sourire apparut sur les lèvres de l'échalas qui répondit d'une voix doucement résignée:
—Mieux vaut que je meure. Voyez-vous, lieutenant, j'étais laid, grotesque, ridicule à faire rire les femmes. La vie eût été pour moi une longue souffrance réservée à mon personnage cocasse, car…
Avant d'achever, il écarta d'un signe de main, ceux qui s'empressaient autour de lui et, approchant ses lèvres de l'oreille du lieutenant, il lui murmura dans son dernier soupir:
—J'aimais Gervaise.
(Juin-Novembre 1883.)
FIN
F. Aureau.—Imprimerie de Lagny.
End of Project Gutenberg's Le saucisson à pattes II, by Eugène Chavette