Le Suicide: Etude de Sociologie
The Project Gutenberg eBook of Le Suicide: Etude de Sociologie
Title: Le Suicide: Etude de Sociologie
Author: Émile Durkheim
Release date: August 12, 2012 [eBook #40489]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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LE SUICIDE
ÉTUDE DE SOCIOLOGIE
PAR
Émile DURKHEIM
Professeur de Sociologie à la Faculté des Lettres de l'Université de
Bordeaux
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
1897
PRÉFACE
Depuis quelque temps, la sociologie est à la mode. Le mot, peu connu et presque décrié il y a une dizaine d'années, est aujourd'hui d'un usage courant. Les vocations se multiplient et il y a dans le public comme un préjugé favorable à la nouvelle science. On en attend beaucoup. Il faut pourtant bien avouer que les résultats obtenus ne sont pas tout à fait en rapport avec le nombre des travaux publiés ni avec l'intérêt qu'on met à les suivre. Les progrès d'une science se reconnaissent à ce signe que les questions dont elle traite ne restent pas stationnaires. On dit qu'elle avance quand des lois sont découvertes qui, jusque-là, étaient ignorées, ou, tout au moins, quand des faits nouveaux, sans imposer encore une solution qui puisse être regardée comme définitive, viennent modifier la manière dont se posaient les problèmes. Or, il y a malheureusement une bonne raison pour que la sociologie ne nous donne pas ce spectacle; c'est que, le plus souvent, elle ne se pose pas de problèmes déterminés. Elle n'a pas encore dépassé l'ère des constructions et des synthèses philosophiques. Au lieu de se donner pour tâche de porter la lumière sur une portion restreinte du champ social, elle recherche de préférence les brillantes généralités où toutes les questions sont passées en revue, sans qu'aucune soit expressément traitée. Cette méthode permet bien de tromper un peu la curiosité du public en lui donnant, comme on dit, des clartés sur toutes sortes de sujets; elle ne saurait aboutir à rien d'objectif. Ce n'est pas avec des examens sommaires et à coup d'intuitions rapides qu'on peut arriver à découvrir les lois d'une réalité aussi complexe. Surtout, des généralisations, à la fois aussi vastes et aussi hâtives, ne sont susceptibles d'aucune sorte de preuve. Tout ce qu'on peut faire, c'est de citer, à l'occasion, quelques exemples favorables qui illustrent l'hypothèse proposée; mais une illustration ne constitue pas une démonstration. D'ailleurs, quand on touche à tant de choses diverses, on n'est compétent pour aucune et l'on ne peut guère employer que des renseignements de rencontre, sans qu'on ait même les moyens d'en faire la critique. Aussi les livres de pure sociologie ne sont-ils guère utilisables pour quiconque s'est fait une règle de n'aborder que des questions définies; car la plupart d'entre eux ne rentrent dans aucun cadre particulier de recherches et, de plus, ils sont trop pauvres en documents de quelque autorité.
Ceux qui croient à l'avenir de notre science doivent avoir à cœur de mettre fin à cet état de choses. S'il durait, la sociologie retomberait vite dans son ancien discrédit et, seuls, les ennemis de la raison pourraient s'en réjouir. Car ce serait pour l'esprit humain un déplorable échec si cette partie du réel, la seule qui lui ait jusqu'à présent résisté, la seule aussi qu'on lui dispute avec passion, venait à lui échapper, ne fût-ce que pour un temps. L'indécision des résultats obtenus n'a rien qui doive décourager. C'est une raison pour faire de nouveaux efforts, non pour abdiquer. Une science, née d'hier, a le droit d'errer et de tâtonner, pourvu qu'elle prenne conscience de ses erreurs et de ses tâtonnements de manière à en prévenir le retour. La sociologie ne doit donc renoncer à aucune de ses ambitions; mais, d'un autre côté, si elle veut répondre aux espérances qu'on a mises en elle, il faut qu'elle aspire à devenir autre chose qu'une forme originale de la littérature philosophique. Que le sociologue, au lieu de se complaire en méditations métaphysiques à propos des choses sociales, prenne pour objets de ses recherches des groupes de faits nettement circonscrits, qui puissent être, en quelque sorte, montrés du doigt, dont on puisse dire où ils commencent et où ils finissent, et qu'il s'y attache fermement! Qu'il interroge avec soin les disciplines auxiliaires, histoire, ethnographie, statistique, sans lesquelles la sociologie ne peut rien! S'il a quelque chose à craindre, c'est que, malgré tout, ses informations ne soient jamais en rapport avec la matière qu'il essaie d'embrasser; car, quelque soin qu'il mette à la délimiter, elle est si riche et si diverse qu'elle contient comme des réserves inépuisables d'imprévu. Mais il n'importe. S'il procède ainsi, alors même que ses inventaires de faits seront incomplets et ses formules trop étroites, il aura, néanmoins, fait un travail utile que l'avenir continuera. Car des conceptions qui ont quelque base objective ne tiennent pas étroitement à la personnalité de leur auteur. Elles ont quelque chose d'impersonnel qui fait que d'autres peuvent les reprendre et les poursuivre; elles sont susceptibles de transmission. Une certaine suite est ainsi rendue possible dans le travail scientifique et cette continuité est la condition du progrès.
C'est dans cet esprit qu'a été conçu l'ouvrage qu'on va lire. Si, parmi les différents sujets que nous avons eu l'occasion d'étudier au cours de notre enseignement, nous avons choisi le suicide pour la présente publication, c'est que, comme il en est peu de plus facilement déterminables, il nous a paru être d'un exemple particulièrement opportun; encore un travail préalable a-t-il été nécessaire pour en bien marquer les contours. Mais aussi, par compensation, quand on se concentre ainsi, on arrive à trouver de véritables lois qui prouvent mieux que n'importe quelle argumentation dialectique la possibilité de la sociologie. On verra celles que nous espérons avoir démontrées. Assurément, il a dû nous arriver plus d'une fois de nous tromper, de dépasser dans nos inductions les faits observés. Mais du moins, chaque proposition est accompagnée de ses preuves, que nous nous sommes efforcé de multiplier autant que possible. Surtout, nous nous sommes appliqués à bien séparer chaque fois tout ce qui est raisonnement et interprétation, des faits interprétés. Le lecteur est ainsi mis en mesure d'apprécier ce qu'il y a de fondé dans les explications qui lui sont soumises, sans que rien trouble son jugement.
Il s'en faut, d'ailleurs, qu'en restreignant ainsi la recherche, on s'interdise nécessairement les vues d'ensemble et les aperçus généraux. Tout au contraire, nous pensons être parvenu à établir un certain nombre de propositions, concernant le mariage, le veuvage, la famille, la société religieuse, etc., qui, si nous ne nous abusons, en apprennent plus que les théories ordinaires des moralistes sur la nature de ces conditions ou de ces institutions. Il se dégagera même de notre étude quelques indications sur les causes du malaise général dont souffrent actuellement les sociétés européennes et sur les remèdes qui peuvent l'atténuer. Car il ne faut pas croire qu'un état général ne puisse être expliqué qu'à l'aide de généralités. Il peut tenir à des causes définies, qui ne sauraient être atteintes si on ne prend soin de les étudier à travers les manifestations, non moins définies, qui les expriment. Or, le suicide, dans l'état où il est aujourd'hui, se trouve justement être une des formes par lesquelles se traduit l'affection collective dont nous souffrons; c'est pourquoi il nous aidera à la comprendre.
Enfin, on retrouvera dans le cours de cet ouvrage, mais sous une forme concrète et appliquée, les principaux problèmes de méthodologie que nous avons posés et examinés plus spécialement ailleurs[1]. Même, parmi ces questions, il en est une à laquelle ce qui suit apporte une contribution trop importante pour que nous ne la signalions pas tout de suite à l'attention du lecteur.
La méthode sociologique, telle que nous la pratiquons, repose tout entière sur ce principe fondamental que les faits sociaux doivent être étudiés comme des choses, c'est-à-dire comme des réalités extérieures à l'individu. Il n'est pas de précepte qui nous ait été plus contesté; il n'en est pas, cependant, de plus fondamental. Car enfin, pour que la sociologie soit possible, il faut avant tout qu'elle ait un objet et qui ne soit qu'à elle. Il faut qu'elle ait à connaître d'une réalité et qui ne ressortisse pas à d'autres sciences. Mais s'il n'y a rien de réel en dehors des consciences particulières, elle s'évanouit faute de matière qui lui soit propre. Le seul objet auquel puisse désormais s'appliquer l'observation, ce sont les états mentaux de l'individu puisqu'il n'existe rien d'autre; or c'est affaire à la psychologie d'en traiter. De ce point de vue, en effet, tout ce qu'il y a de substantiel dans le mariage, par exemple, ou dans la famille, ou dans la religion, ce sont les besoins individuels auxquels sont censées répondre ces institutions: c'est l'amour paternel, l'amour filial, le penchant sexuel, ce qu'on a appelé l'instinct religieux, etc. Quant aux institutions elles-mêmes, avec leurs formes historiques, si variées et si complexes, elles deviennent négligeables et de peu d'intérêt. Expression superficielle et contingente des propriétés générales de la nature individuelle, elles ne sont qu'un aspect de cette dernière et ne réclament pas une investigation spéciale. Sans doute, il peut être curieux, à l'occasion, de chercher comment ces sentiments éternels de l'humanité se sont traduits extérieurement aux différentes époques de l'histoire; mais comme toutes ces traductions sont imparfaites, on ne peut pas y attacher beaucoup d'importance. Même, à certains égards, il convient de les écarter pour pouvoir mieux atteindre ce texte original d'où leur vient tout leur sens et qu'elles dénaturent. C'est ainsi que, sous prétexte d'établir la science sur des assises plus solides en la fondant dans la constitution psychologique de l'individu, on la détourne du seul objet qui lui revienne. On ne s'aperçoit pas qu'il ne peut y avoir de sociologie s'il n'existe pas de sociétés, et qu'il n'existe pas de sociétés s'il n'y a que des individus. Cette conception, d'ailleurs, n'est pas la moindre des causes qui entretiennent en sociologie le goût des vagues généralités. Comment se préoccuperait-on d'exprimer les formes concrètes de la vie sociale quand on ne leur reconnaît qu'une existence d'emprunt?
Or il nous semble difficile que, de chaque page de ce livre, pour ainsi dire, ne se dégage pas, au contraire, l'impression que l'individu est dominé par une réalité morale qui le dépasse: c'est la réalité collective. Quand on verra que chaque peuple a un taux de suicides qui lui est personnel, que ce taux est plus constant que celui de la mortalité générale, que, s'il évolue, c'est suivant un coefficient d'accélération qui est propre à chaque société, que les variations par lesquelles il passe aux différents moments du jour, du mois, de l'année, ne font que reproduire le rythme de la vie sociale; quand on constatera que le mariage, le divorce, la famille, la société religieuse, l'armée etc., l'affectent d'après des lois définies dont quelques-unes peuvent même être exprimées sous forme numérique, on renoncera à voir dans ces états et dans ces institutions je ne sais quels arrangements idéologiques sans vertu et sans efficacité. Mais on sentira que ce sont des forces réelles, vivantes et agissantes, qui, par la manière dont elles déterminent l'individu, témoignent assez qu'elles ne dépendent pas de lui; du moins, s'il entre comme élément dans la combinaison d'où elles résultent, elles s'imposent à lui à mesure qu'elles se forment. Dans ces conditions, on comprendra mieux comment la sociologie peut et doit être objective, puisqu'elle a en face d'elle des réalités aussi définies et aussi résistantes que celles dont traitent le psychologue ou le biologiste[2].
* * * * *
Il nous reste à acquitter une dette de reconnaissance en adressant ici nos remerciements à nos deux anciens élèves, M. Ferrand, professeur à l'École primaire supérieure de Bordeaux, et M. Marcel Mauss, agrégé de philosophie, pour le dévouement avec lequel ils nous ont secondé et pour les services qu'ils nous ont rendus. C'est le premier qui a dressé toutes les cartes contenues dans ce livre; c'est grâce au second qu'il nous a été possible de réunir les éléments nécessaires à rétablissement des tableaux XXI et XXII dont on appréciera plus loin l'importance. Il a fallu pour cela dépouiller les dossiers de 26.000 suicidés environ en vue de relever séparément l'âge, le sexe, l'état civil, la présence ou l'absence d'enfants. C'est M. Mauss qui a fait seul ce travail considérable.
Ces tableaux ont été établis à l'aide de documents que possède le Ministère de la Justice, mais qui ne paraissent pas dans les comptes-rendus annuels. Ils ont été mis à notre disposition avec la plus grande complaisance par M. Tarde, chef du service de la statistique judiciaire. Nous lui en exprimons toute notre gratitude.
LE SUICIDE
INTRODUCTION
I.
Comme le mot de suicide revient sans cesse dans le cours de la conversation, on pourrait croire que le sens en est connu de tout le monde et qu'il est superflu de le définir. Mais, en réalité, les mots de la langue usuelle, comme les concepts qu'ils expriment, sont toujours ambigus et le savant qui les emploierait tels qu'il les reçoit de l'usage et sans leur faire subir d'autre élaboration s'exposerait aux plus graves confusions. Non seulement la compréhension en est si peu circonscrite qu'elle varie d'un cas à l'autre suivant les besoins du discours, mais encore, comme la classification dont ils sont le produit ne procède pas d'une analyse méthodique, mais ne fait que traduire les impressions confuses de la foule, il arrive sans cesse que des catégories de faits très disparates sont réunies indistinctement sous une même rubrique, ou que des réalités de même nature sont appelées de noms différents. Si donc on se laisse guider par l'acception reçue, on risque de distinguer ce qui doit être confondu ou de confondre ce qui doit être distingué, de méconnaître ainsi la véritable parenté des choses et, par suite, de se méprendre sur leur nature. On n'explique qu'en comparant. Une investigation scientifique ne peut donc arriver à sa fin que si elle porte sur des faits comparables et elle a d'autant plus de chances de réussir qu'elle est plus assurée d'avoir réuni tous ceux qui peuvent être utilement comparés. Mais ces affinités naturelles des êtres ne sauraient être atteintes avec quelque sûreté par un examen superficiel comme celui d'où est résultée la terminologie vulgaire; par conséquent, le savant ne peut prendre pour objets de ses recherches les groupes de faits tout constitués auxquels correspondent les mots de la langue courante. Mais il est obligé de constituer lui-même les groupes qu'il veut étudier, afin de leur donner l'homogénéité et la spécificité qui leur sont nécessaires pour pouvoir être traités scientifiquement. C'est ainsi que le botaniste, quand il parle de fleurs ou de fruits, le zoologiste, quand il parle de poissons ou d'insectes, prennent ces différents termes dans des sens qu'ils ont dû préalablement fixer.
Notre première tâche doit donc être de déterminer l'ordre de faits que nous nous proposons d'étudier sous le nom de suicides. Pour cela, nous allons chercher si, parmi les différentes sortes de morts, il en est qui ont en commun des caractères assez objectifs pour pouvoir être reconnus de tout observateur de bonne foi, assez spéciaux pour ne pas se rencontrer ailleurs, mais, en même temps, assez voisins de ceux que l'on met généralement sous le nom de suicides pour que nous puissions, sans faire violence à l'usage, conserver cette même expression. S'il s'en rencontre, nous réunirons sous cette dénomination tous les faits, sans exception, qui présenteront ces caractères distinctifs, et cela sans nous inquiéter si la classe ainsi formée ne comprend pas tous les cas qu'on appelle d'ordinaire ainsi ou, au contraire, en comprend qu'on est habitué à appeler autrement. Car ce qui importe, ce n'est pas d'exprimer avec un peu de précision la notion que la moyenne des intelligences s'est faite du suicide, mais c'est de constituer une catégorie d'objets qui, tout en pouvant être, sans inconvénient, étiquettée sous cette rubrique, soit fondée objectivement, c'est-à-dire corresponde à une nature déterminée de choses.
Or, parmi les diverses espèces de morts, il en est qui présentent ce trait particulier qu'elles sont le fait de la victime elle-même, qu'elles résultent d'un acte dont le patient est l'auteur; et, d'autre part, il est certain que ce même caractère se retrouve à la base même de l'idée qu'on se fait communément du suicide. Peu importe, d'ailleurs, la nature intrinsèque des actes qui produisent ce résultat. Quoique, en général, on se représente le suicide comme une action positive et violente qui implique un certain déploiement de force musculaire, il peut se faire qu'une attitude purement négative ou une simple abstention aient la même conséquence. On se tue tout aussi bien en refusant de se nourrir qu'en se détruisant par le fer ou le feu. Il n'est même pas nécessaire que l'acte émané du patient ait été l'antécédent immédiat de la mort pour qu'elle en puisse être regardée comme l'effet; le rapport de causalité peut être indirect, le phénomène ne change pas, pour cela, de nature. L'iconoclaste qui, pour conquérir les palmes du martyre, commet un crime de lèse-majesté qu'il sait être capital, et qui meurt de la main du bourreau, est tout aussi bien l'auteur de sa propre fin que s'il s'était porté lui-même le coup mortel; du moins, il n'y a pas lieu de classer dans des genres différents ces deux variétés de morts volontaires, puisqu'il n'y a de différences entre elles que dans les détails matériels de l'exécution. Nous arrivons donc à cette première formule: On appelle suicide toute mort qui résulte médiatement ou immédiatement d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même.
Mais cette définition est incomplète; elle ne distingue pas entre deux sortes de morts très différentes. On ne saurait ranger dans la même classe et traiter de la même manière la mort de l'halluciné qui se précipite d'une fenêtre élevée parce qu'il la croit de plain-pied avec le sol, et celle de l'homme, sain d'esprit, qui se frappe en sachant ce qu'il fait. Même, en un sens, il y a bien peu de dénouements mortels qui ne soient la conséquence ou prochaine ou lointaine de quelque démarche du patient. Les causes de mort sont situées hors de nous beaucoup plus qu'en nous et elles ne nous atteignent que si nous nous aventurons dans leur sphère d'action.
Dirons-nous qu'il n'y a suicide que si l'acte d'où la mort résulte a été accompli par la victime en vue de ce résultat? Que celui-là seul se tue véritablement qui a voulu se tuer et que le suicide est un homicide intentionnel de soi-même? Mais d'abord, ce serait définir le suicide par un caractère qui, quels qu'en puissent être l'intérêt et l'importance, aurait, tout au moins, le tort de n'être pas facilement reconnaissable parce qu'il n'est pas facile à observer. Comment savoir quel mobile a déterminé l'agent et si, quand il a pris sa résolution, c'est la mort même qu'il voulait ou s'il avait quelque autre but? L'intention est chose trop intime pour pouvoir être atteinte du dehors autrement que par de grossières approximations. Elle se dérobe même à l'observation intérieure. Que de fois nous nous méprenons sur les raisons véritables qui nous font agir! Sans cesse, nous expliquons par des passions généreuses ou des considérations élevées des démarches que nous ont inspirées de petits sentiments ou une aveugle routine.
D'ailleurs, d'une manière générale, un acte ne peut être défini par la fin que poursuit l'agent, car un même système de mouvements, sans changer de nature, peut-être ajusté à trop de fins différentes. Et en effet, s'il n'y avait suicide que là où il y a intention de se tuer, il faudrait refuser cette dénomination à des faits qui, malgré des dissemblances apparentes, sont, au fond, identiques à ceux que tout le monde appelle ainsi, et qu'on ne peut appeler autrement à moins de laisser le terme sans emploi. Le soldat qui court au devant d'une mort certaine pour sauver son régiment ne veut pas mourir, et pourtant n'est-il pas l'auteur de sa propre mort au même titre que l'industriel ou le commerçant qui se tuent pour échapper aux hontes de la faillite? On en peut dire autant du martyr qui meurt pour sa foi, de la mère qui se sacrifie pour son enfant, etc. Que la mort soit simplement acceptée comme une condition regrettable, mais inévitable, du but où l'on tend, ou bien qu'elle soit expressément voulue et recherchée pour elle-même, le sujet, dans un cas comme dans l'autre, renonce à l'existence, et les différentes manières d'y renoncer ne peuvent être que des variétés d'une même classe. Il y a entre elles trop de ressemblances fondamentales pour qu'on ne les réunisse pas sous la même expression générique, sauf à distinguer ensuite des espèces dans le genre ainsi constitué. Sans doute, vulgairement, le suicide est, avant tout, l'acte de désespoir d'un homme qui ne tient plus à vivre. Mais, en réalité, parce qu'on est encore attaché à la vie au moment où on la quitte, on ne laisse pas d'en faire l'abandon; et, entre tous les actes par lesquels un être vivant abandonne ainsi celui de tous ses biens qui passe pour le plus précieux, il y a des traits communs qui sont évidemment essentiels. Au contraire, la diversité des mobiles qui peuvent avoir dicté ces résolutions ne saurait donner naissance qu'à des différences secondaires. Quand donc le dévouement va jusqu'au sacrifice certain de la vie, c'est scientifiquement un suicide; nous verrons plus tard de quelle sorte.
Ce qui est commun à toutes les formes possibles de ce renoncement suprême, c'est que l'acte qui le consacre est accompli en connaissance de cause; c'est que la victime, au moment d'agir, sait ce qui doit résulter de sa conduite, quelque raison d'ailleurs qui l'ait amenée à se conduire ainsi. Tous les faits de mort qui présentent cette particularité caractéristique se distinguent nettement de tous les autres où le patient ou bien n'est pas l'agent de son propre décès, ou bien n'en est que l'agent inconscient. Ils s'en distinguent par un caractère facile à reconnaître, car ce n'est pas un problème insoluble que de savoir si l'individu connaissait ou non par avance les suites naturelles de son action. Ils forment donc un groupe défini, homogène, discernable de tout autre et qui, par conséquent, doit être désigné par un mot spécial. Celui de suicide lui convient et il n'y a pas lieu d'en créer un autre; car la très grande généralité des faits qu'on appelle quotidiennement ainsi en fait partie. Nous disons donc définitivement: On appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce résultat. La tentative, c'est l'acte ainsi défini, mais arrêté avant que la mort en soit résultée.
Cette définition suffit à exclure de notre recherche tout ce qui concerne les suicides d'animaux. En effet, ce que nous savons de l'intelligence animale ne nous permet pas d'attribuer aux bêtes une représentation anticipée de leur mort, ni surtout des moyens capables de la produire. On en voit, il est vrai, qui refusent de pénétrer dans un local où d'autres ont été tuées; on dirait qu'elles pressentent leur sort. Mais, en réalité, l'odeur du sang suffit à déterminer ce mouvement instinctif de recul. Tous les cas un peu authentiques que l'on cite et où l'on veut voir des suicides proprement dits peuvent s'expliquer tout autrement. Si le scorpion irrité se perce lui-même de son dard (ce qui, d'ailleurs, n'est pas certain), c'est probablement en vertu d'une réaction automatique et irréfléchie. L'énergie motrice, soulevée par son état d'irritation, se décharge au hasard, comme elle peut; il se trouve que l'animal en est la victime, sans qu'on puisse dire qu'il se soit représenté par avance la conséquence de son mouvement. Inversement, s'il est des chiens qui refusent de se nourrir quand ils ont perdu leur maître, c'est que la tristesse, dans laquelle ils étaient plongés, a supprimé mécaniquement l'appétit; la mort en est résultée, mais sans qu'elle ait été prévue. Ni le jeûne dans ce cas, ni la blessure dans l'autre n'ont été employés comme des moyens dont l'effet était connu. Les caractères distinctifs du suicide, tels que nous l'avons défini, font donc défaut. C'est pourquoi, dans ce qui suivra, nous n'aurons à nous occuper que du suicide humain[3].
Mais cette définition n'a pas seulement l'avantage de prévenir les rapprochements trompeurs ou les exclusions arbitraires; elle nous donne dès maintenant une idée de la place que les suicides occupent dans l'ensemble de la vie morale. Elle nous montre, en effet, qu'ils ne constituent pas, comme on pourrait le croire, un groupe tout à fait à part, une classe isolée de phénomènes monstrueux, sans rapport avec les autres modes de la conduite, mais, au contraire, qu'ils s'y relient par une série continue d'intermédiaires. Ils ne sont que la forme exagérée de pratiques usuelles. En effet, il y a, disons-nous, suicide quand la victime, au moment où elle commet l'acte qui doit mettre fin à ses jours, sait de toute certitude ce qui doit normalement en résulter. Mais cette certitude peut être plus ou moins forte. Nuancez-la de quelques doutes, et vous aurez un fait nouveau, qui n'est plus le suicide, mais qui en est proche parent puisqu'il n'existe entre eux que des différences de degrés. Un homme qui s'expose sciemment pour autrui, mais sans qu'un dénouement mortel soit certain, n'est pas, sans doute, un suicidé, même s'il arrive qu'il succombe, non puis que l'imprudent qui joue de parti pris avec la mort tout en cherchant à l'éviter, ou que l'apathique qui, ne tenant vivement à rien, ne se donne pas la peine de soigner sa santé et la compromet par sa négligence. Et pourtant, ces différentes manières d'agir ne se distinguent pas radicalement des suicides proprement dits. Elles procèdent d'états d'esprit analogues, puisqu'elles entraînent également des risques mortels qui ne sont pas ignorés de l'agent, et que la perspective de ces risques ne l'arrête pas; toute la différence, c'est que les chances de mort sont moindres. Aussi n'est-ce pas sans quelque fondement qu'on dit couramment du savant qui s'est épuisé en veilles, qu'il s'est tué lui-même. Tous ces faits constituent donc des sortes de suicides embryonnaires, et, s'il n'est pas d'une bonne méthode de les confondre avec le suicide complet et développé, il ne faut pas davantage perdre de vue les rapports de parenté qu'ils soutiennent avec ce dernier. Car il apparaît sous un tout autre aspect, une fois qu'on a reconnu qu'il se rattache sans solution de continuité aux actes de courage et de dévouement, d'une part, et, de l'autre, aux actes d'imprudence et de simple négligence. On verra mieux dans la suite ce que ces rapprochements ont d'instructif.
II.
Mais le fait ainsi défini intéresse-t-il le sociologue? Puisque le suicide est un acte de l'individu qui n'affecte que l'individu, il semble qu'il doive exclusivement dépendre de facteurs individuels et qu'il ressortisse, par conséquent, à la seule psychologie. En fait, n'est-ce pas par le tempérament du suicidé, par son caractère, par ses antécédents, par les événements de son histoire privée que l'on explique d'ordinaire sa résolution?
Nous n'avons pas à rechercher pour l'instant dans quelle mesure et sous quelles conditions il est légitime d'étudier ainsi les suicides, mais ce qui est certain, c'est qu'ils peuvent être envisagés sous un tout autre aspect. En effet, si, au lieu de n'y voir que des événements particuliers, isolés les uns des autres et qui demandent à être examinés chacun à part, on considère l'ensemble des suicides commis dans une société donnée pendant une unité de temps donnée, on constate que le total ainsi obtenu n'est pas une simple somme d'unités indépendantes, un tout de collection, mais qu'il constitue par lui-même un fait nouveau et sui generis, qui a son unité et son individualité, sa nature propre par conséquent, et que, de plus, cette nature est éminemment sociale. En effet, pour une même société, tant que l'observation ne porte pas sur une période trop étendue, ce chiffre est à peu près invariable, comme le prouve le tableau I (V. ci-dessous). C'est que, d'une année à la suivante, les circonstances au milieu desquelles se développe la vie des peuples restent sensiblement les mêmes. Il se produit bien parfois des variations plus importantes; mais elles sont tout à fait l'exception. On peut voir, d'ailleurs, qu'elles sont toujours contemporaines de quelque crise qui affecte passagèrement l'état social[4].
/* TABLEAU I
Constance du suicide dans les principaux pays d'Europe (Chiffres absolus).
+————+————-+————-+————+———-+—————+—————-+ | | | | | | | | | ANNÉES.| FRANCE. | PRUSSE. | ANGLE- | SAXE. | BAVIÈRE. | DANEMARK. | | | | | TERRE | | | | +————+————-+————-+————+———-+—————+—————-+ | | | | | | | | | 1841 | 2.814 | 1.630 | | 290 | | 337 | | 1842 | 2.866 | 1.598 | | 318 | | 317 | | 1843 | 3.020 | 1.720 | | 420 | | 301 | | 1844 | 2.973 | 1.575 | | 335 | 244 | 285 | | 1845 | 3.082 | 1.700 | | 338 | 250 | 290 | | 1846 | 3.102 | 1.707 | | 373 | 220 | 376 | | 1847 | (3.647) | (1.852) | | 377 | 217 | 345 | | 1848 | (3.301) | (1.649) | | 398 | 215 | (305) | | 1849 | 3.583 | (1.527) | | (328) | (189) | 337 | | 1850 | 3.596 | 1.736 | | 390 | 250 | 340 | | 1851 | 3.598 | 1.809 | | 402 | 260 | 401 | | 1852 | 3.676 | 2.073 | | 530 | 226 | 426 | | 1853 | 3.415 | 1.942 | | 431 | 263 | 419 | | 1854 | 3.700 | 2.198 | | 547 | 318 | 363 | | 1855 | 3.810 | 2.351 | | 568 | 307 | 399 | | 1856 | 4.189 | 2.377 | | 550 | 318 | 426 | | 1857 | 3.967 | 2.038 | 1.349 | 485 | 286 | 427 | | 1858 | 3.903 | 2.126 | 1.275 | 491 | 329 | 457 | | 1859 | 3.899 | 2.146 | 1.248 | 507 | 387 | 451 | | 1860 | 4.050 | 2.105 | 1.365 | 548 | 339 | 468 | | 1861 | 4.454 | 2.185 | 1.347 | (643) | | | | 1862 | 4.770 | 2.112 | 1.317 | 557 | | | | 1863 | 4.613 | 2.374 | 1.315 | 643 | | | | 1864 | 4.521 | 2.203 | 1.340 | (545) | | 411 | | 1865 | 4.946 | 2.361 | 1.392 | 619 | | 451 | | 1866 | 5.119 | 2.485 | 1.329 | 704 | 410 | 443 | | 1867 | 5.011 | 3.625 | 1.316 | 752 | 471 | 469 | | 1868 | (5.547) | 3.658 | 1.508 | 800 | 453 | 498 | | 1869 | 5.114 | 3.544 | 1.588 | 710 | 425 | 462 | | 1870 | | 3.270 | 1.554 | | | 486 | | 1871 | | 3.135 | 1.495 | | | | | 1872 | | 3.467 | 1.514 | | | | | | | | | | | | +——————————————————————————————————+ */
C'est ainsi qu'en 1848 une baisse brusque a eu lieu dans tous les États européens.
Si l'on considère un plus long intervalle de temps, on constate des changements plus graves. Mais alors ils deviennent chroniques; ils témoignent donc simplement que les caractères constitutionnels de la société ont subi, au même moment, de profondes modifications. Il est intéressant de remarquer qu'ils ne se produisent pas avec l'extrême lenteur que leur ont attribuée un assez grand nombre d'observateurs; mais ils sont à la fois brusques et progressifs. Tout à coup, après une série d'années où les chiffres ont oscillé entre des limites très rapprochées, une hausse se manifeste qui, après des hésitations en sens contraires, s'affirme, s'accentue et enfin se fixe. C'est que toute rupture de l'équilibre social, si elle éclate soudainement, met toujours du temps à produire toutes ses conséquences. L'évolution du suicide est ainsi composée d'ondes de mouvement, distinctes et successives, qui ont lieu par poussées, se développent pendant un temps, puis s'arrêtent pour recommencer ensuite. On peut voir sur le tableau précédent qu'une de ces ondes s'est formée presque dans toute l'Europe au lendemain des événements de 1848, c'est-à-dire vers les années 1850-1853 selon les pays; une autre a commencé en Allemagne après la guerre de 1866, en France un peu plus tôt, vers 1860, à l'époque qui marque l'apogée du gouvernement impérial, en Angleterre vers 1868, c'est-à-dire après la révolution commerciale que déterminèrent alors les traités de commerce. Peut-être est-ce à la même cause qu'est due la nouvelle recrudescence que l'on constate chez nous vers 1865. Enfin, après la guerre de 1870 un nouveau mouvement en avant a commencé qui dure encore et qui est à peu près général en Europe[5].
Chaque société a donc, à chaque moment de son histoire, une aptitude définie pour le suicide. On mesure l'intensité relative de cette aptitude en prenant le rapport entre le chiffre global des morts volontaires et la population de tout âge et de tout sexe. Nous appellerons cette donnée numérique taux de la mortalité-suicide propre à la société considérée. On le calcule généralement par rapport à un million ou à cent mille habitants.
Non seulement ce taux est constant pendant de longues périodes de temps, mais l'invariabilité en est même plus grande que celle des principaux phénomènes démographiques. La mortalité générale, notamment, varie beaucoup plus souvent d'une année à l'autre et les variations par lesquelles elle passe sont beaucoup plus importantes. Pour s'en assurer, il suffit de comparer, pendant plusieurs périodes, la manière dont évoluent l'un et l'autre phénomène. C'est ce que nous avons fait au tableau II (V. ci-dessous). Pour faciliter le rapprochement, nous avons, tant pour les décès que pour les suicides, exprimé le taux de chaque année en fonction du taux moyen de la période, ramené à 100. Les écarts d'une année à l'autre ou par rapport au taux moyen sont ainsi rendus comparables dans les deux colonnes. Or, il résulte de cette comparaison qu'à chaque période l'ampleur des variations est beaucoup plus considérable du côté de la mortalité générale que du côté des suicides; elle est, en moyenne, deux fois plus grande. Seul, l'écart minimum entre deux années consécutives est sensiblement de même importance de part et d'autre pendant les deux dernières périodes. Seulement, ce minimum est une exception dans la colonne des décès, alors qu'au contraire les variations annuelles des suicides ne s'en écartent qu'exceptionnellement. On s'en aperçoit en comparant les écarts moyens[6].
Tableau II
Variations comparées du taux de la mortalité-suicide et du taux de la mortalité générale.
/* +——————————————————————————————————+ | A.—Chiffres absolus. | +——————————————————————————————————+ |PÉRIODE|SUICIDES|DÉCÈS|PÉRIODE|SUICIDES|DÉCÈS|PÉRIODE|SUICIDES|DÉCÈS| |1841-46|par |par |1849-55|par |par |1856-60|par |par | | |100.000 |1.000| |100.000 |1.000| |100.000 |1.000| | |hab. |hab. | |hab. |hab. | |hab. |hab. | +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1841 | 8,2 | 23,2| 1849 | 10,0 | 27,3| 1856 | 11,6 | 23,1| +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1842 | 8,3 | 24,0| 1850 | 10,1 | 21,4| 1857 | 10,9 | 23,7| +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1843 | 8,7 | 23,1| 1851 | 10,0 | 22,3| 1858 | 10,7 | 24,1| +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1844 | 8,5 | 22,1| 1852 | 10,5 | 22,5| 1859 | 11,1 | 26,8| +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1845 | 8,8 | 21,2| 1853 | 9,4 | 22,0| 1860 | 11,9 | 21,4| +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1846 | 8,7 | 23,2| 1854 | 10,2 | 27,4| | | | +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | | | | 1855 | 10,5 | 25,9| | | | +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | Moy. | 8,5 | 22,8| Moy. | 10,1 | 24,1| Moy. | 11,2 | 23,8| +——————————————————————————————————+ | B.—Taux de chaque année exprimé en fonction de la moyenne | | ramenée à 100. | +——————————————————————————————————+ | 1841 | 96 |101,7| 1849 | 98,9 |113,2| 1856 | 103,5 | 97 | +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1842 | 97 |105,2| 1850 | 100 | 88,7| 1857 | 97,3 | 99,3| +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1843 | 102 |101,3| 1851 | 98,9 | 92,5| 1858 | 95,5 |101,2| +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1844 | 100 | 96,9| 1852 | 103,8 | 93,3| 1859 | 99,1 |112,6| +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1845 | 103,5 | 92,9| 1853 | 93 | 91,2| 1860 | 106,0 | 89,9| +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | 1846 | 102,3 |101,7| 1854 | 100,9 |113,6| | | | +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | | | | 1855 | 103 |107,4| | | | +———-+————+——-+———-+————+——-+———-+————+——-+ | Moy. | 100 |100 | Moy. | 100 | 100| Moy. | 100 |100 | +——————————————————————————————————+ | C.—Grandeur de l'écart. | +——————————————————————————————————+ | | ENTRE DEUX ANNÉES |AU-DESSUS et au-dessous | | | consécutives. | de la moyenne. | +——————————————————————————————————+ | |Ecart |Ecart |Ecart | Maximum | Maximum | | |maximum|minimum|moyen | au-dessous.| au-dessus.| +——————————————————————————————————+ | PÉRIODE 1841-46. | +——————————————————————————————————+ |Mortalité générale| 8,8 | 2,5 | 4,9 | 7,1 | 4,0 | +—————————+———-+———-+————+——————+—————-+ |Taux des suicides | 5,0 | 1 | 2,5 | 4 | 2,8 | +—————————+———-+———-+————+——————+—————-+ | PÉRIODE 1849-55. | +—————————+———-+———-+————+——————+—————-+ |Mortalité générale| 24,5 | 0,8 | 10,6 | 13,6 | 11,3 | +—————————+———-+———-+————+——————+—————-+ |Taux des suicides | 10,8 | 1,1 | 4,48 | 3,8 | 7,0 | +—————————+———-+———-+————+——————+—————-+ | PÉRIODE 1856-60. | +—————————+———-+———-+————+——————+—————-+ |Mortalité générale| 22,7 | 1,9 | 9,57 | 12,6 | 10,1 | +—————————+———-+———-+————+——————+—————-+ |Taux des suicides | 6,9 | 1,8 | 4,82 | 6,0 | 4,5 | +——————————————————————————————————+ */
Il est vrai que, si l'on compare, non plus les années successives d'une même période, mais les moyennes de périodes différentes, les variations que l'on observe dans le taux de la mortalité deviennent presque insignifiantes. Les changements en sens contraires qui ont lieu d'une année à l'autre et qui sont dus à l'action de causes passagères et accidentelles, se neutralisent mutuellement quand on prend pour base du calcul une unité de temps plus étendue; ils disparaissent donc du chiffre moyen qui, par suite de cette élimination, présente une assez grande invariabilité. Ainsi, en France, de 1841 à 1870, il a été successivement pour chaque période décennale, 23,18; 23,72; 22,87. Mais d'abord, c'est déjà un fait remarquable que le suicide ait, d'une année à la suivante, un degré de constance au moins égal, sinon supérieur, à celui que la mortalité générale ne manifeste que de période à période. De plus, le taux moyen de la mortalité n'atteint à cette régularité qu'en devenant quelque chose de général et d'impersonnel qui ne peut servir que très imparfaitement à caractériser une société déterminée. En effet, il est sensiblement le même pour tous les peuples qui sont parvenus à peu près à la même civilisation; du moins, les différences sont très faibles. Ainsi, en France, comme nous venons de le voir, il oscille, de 1841 à 1870, autour de 23 décès pour 1.000 habitants; pendant le même temps, il a été successivement en Belgique de 23,93, de 22,5, de 24,04; en Angleterre de 22,32, de 22,21, de 22,68; en Danemark de 22,65 (1845-49), de 20,44 (1855-59), de 20,4 (1861-68). Si l'on fait abstraction de la Russie qui n'est encore européenne que géographiquement, les seuls grands pays d'Europe où la dîme mortuaire s'écarte d'une manière un peu marquée des chiffres précédents sont l'Italie où elle s'élevait encore de 1861 à 1867 jusqu'à 30,6 et l'Autriche où elle était plus considérable encore (32,52)[7]. Au contraire le taux des suicides, en même temps qu'il n'accuse que de faibles changements annuels, varie suivant les sociétés du simple au double, au triple, au quadruple et même davantage (V. Tableau III, ci-dessous). Il est donc, à un bien plus haut degré que le taux de la mortalité, personnel à chaque groupe social dont il peut être regardé comme un indice caractéristique. Il est même si étroitement lié à ce qu'il y a de plus profondément constitutionnel dans chaque tempérament national, que l'ordre dans lequel se classent, sous ce rapport, les différentes sociétés reste presque rigoureusement le même à des époques très différentes. C'est ce que prouve l'examen de ce même tableau. Au cours des trois périodes qui y sont comparées, le suicide s'est partout accru; mais, dans cette marche en avant, les divers peuples ont gardé leurs distances respectives. Chacun a son coefficient d'accélération qui lui est propre.
Tableau III
Taux des suicides par million d'habitants dans les différents pays d'Europe.
/* +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ | |PÉRIODE|1871-75|1874-78|NUMÉROS D'ORDRE À LA | | |1866-70| | |1e pér. |2e pér. |3e pér. | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Italie | 30 | 35 | 38 | 1 | 1 | 1 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Belgique | 66 | 69 | 78 | 2 | 3 | 4 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Angleterre | 67 | 66 | 69 | 3 | 2 | 2 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Norwège | 76 | 73 | 71 | 4 | 4 | 3 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Autriche | 78 | 94 | 130 | 5 | 7 | 7 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Suède | 85 | 81 | 91 | 6 | 5 | 5 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Bavière | 90 | 91 | 100 | 7 | 6 | 6 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |France | 135 | 150 | 160 | 8 | 9 | 9 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Prusse | 142 | 134 | 152 | 9 | 8 | 8 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Danemark | 277 | 258| 255 | 10 | 10 | 10 | +————————-+———-+———-+———-+————+————+————+ |Saxe | 293 | 267 | 334 | 11 | 11 | 11 | +——————————————————————————————————+ */
Le taux des suicides constitue donc un ordre de faits un et déterminé; c'est ce que démontrent, à la fois, sa permanence et sa variabilité. Car cette permanence serait inexplicable s'il ne tenait pas à un ensemble de caractères distinctifs, solidaires les uns des autres, qui, malgré la diversité des circonstances ambiantes, s'affirment simultanément; et cette variabilité témoigne de la nature individuelle et concrète de ces mêmes caractères, puisqu'ils varient comme l'individualité sociale elle-même. En somme, ce qu'expriment ces données statistiques, c'est la tendance au suicide dont chaque société est collectivement affligée. Nous n'avons pas à dire actuellement en quoi consiste cette tendance, si elle est un état sui generis de l'âme collective[8], ayant sa réalité propre, ou si elle ne représente qu'une somme d'états individuels. Bien que les considérations qui précèdent soient difficilement conciliables avec cette dernière hypothèse, nous réservons le problème qui sera traité au cours de cet ouvrage[9]. Quoi qu'on pense à ce sujet, toujours est-il que cette tendance existe soit à un titre soit à l'autre. Chaque société est prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires. Cette prédisposition peut donc être l'objet d'une étude spéciale et qui ressortit à la sociologie. C'est cette étude que nous allons entreprendre.
Notre intention n'est donc pas de faire un inventaire aussi complet que possible de toutes les conditions qui peuvent entrer dans la genèse des suicides particuliers, mais seulement de rechercher celles dont dépend ce fait défini que nous avons appelé le taux social des suicides. On conçoit que les deux questions sont très distinctes, quelque rapport qu'il puisse, par ailleurs, y avoir entre elles. En effet, parmi les conditions individuelles, il y en a certainement beaucoup qui ne sont pas assez générales pour affecter le rapport entre le nombre total des morts volontaires et la population. Elles peuvent faire, peut-être, que tel ou tel individu isolé se tue, non que la société in globo ait pour le suicide un penchant plus ou moins intense. De même qu'elles ne tiennent pas à un certain état de l'organisation sociale, elles n'ont pas de contre-coups sociaux. Par suite, elles intéressent le psychologue, non le sociologue. Ce que recherche ce dernier, ce sont les causes par l'intermédiaire desquelles il est possible d'agir, non sur les individus isolément, mais sur le groupe. Par conséquent, parmi les facteurs des suicides, les seuls qui le concernent sont ceux qui font sentir leur action sur l'ensemble de la société. Le taux des suicides est le produit de ces facteurs. C'est pourquoi nous devons nous y tenir.
Tel est l'objet du présent travail qui comprendra trois parties.
Le phénomène qu'il s'agit d'expliquer ne peut être dû qu'à des causes extra-sociales d'une grande généralité ou à des causes proprement sociales. Nous nous demanderons d'abord quelle est l'influence des premières et nous verrons qu'elle est nulle ou très restreinte.
Nous déterminerons ensuite la nature des causes sociales, la manière dont elles produisent leurs effets, et leurs relations avec les états individuels qui accompagnent les différentes sortes de suicides.
Cela fait, nous serons mieux en état de préciser en quoi consiste l'élément social du suicide, c'est-à-dire cette tendance collective dont nous venons de parler, quels sont ses rapports avec les autres faits sociaux et par quels moyens il est possible d'agir sur elle[10].
LIVRE PREMIER
LES FACTEURS EXTRA-SOCIAUX
CHAPITRE I
Le suicide et les états psychopathiques[11].
Il y a deux sortes de causes extra-sociales auxquelles on peut a priori attribuer une influence sur le taux des suicides: ce sont les dispositions organico-psychiques et la nature du milieu physique. Il pourrait se faire que, dans la constitution individuelle ou, tout au moins, dans la constitution d'une classe importante d'individus, il y eût un penchant, d'intensité variable selon les pays, et qui entraînât directement l'homme au suicide; d'un autre côté, le climat, la température, etc., pourraient, par la manière dont ils agissent sur l'organisme, avoir indirectement les mêmes effets. L'hypothèse, en tout cas, ne peut pas être écartée sans discussion. Nous allons donc examiner successivement ces deux ordres de facteurs et chercher s'ils ont, en effet, une part dans le phénomène que nous étudions et quelle elle est.
I.
Il est des maladies dont le taux annuel est relativement constant pour une société donnée, en même temps qu'il varie assez sensiblement suivant les peuples. Telle est la folie. Si donc on avait quelque raison de voir dans toute mort volontaire une manifestation vésanique, le problème que nous nous sommes posé serait résolu; le suicide ne serait qu'une affection individuelle[12].
C'est la thèse soutenue par d'assez nombreux aliénistes. Suivant Esquirol: «Le suicide offre tous les caractères des aliénations mentales[13]».—«L'homme n'attente à ses jours que lorsqu'il est dans le délire et les suicidés sont aliénés[14]». Partant de ce principe, il concluait que le suicide, étant involontaire, ne devait pas être puni par la loi. Falret[15] et Moreau de Tours s'expriment dans des termes presque identiques. Il est vrai que ce dernier, dans le passage même où il énonce la doctrine à laquelle il adhère, fait une remarque qui suffit à la rendre suspecte: «Le suicide, dit-il, doit-il être regardé dans tous les cas comme le résultat d'une aliénation mentale? Sans vouloir ici trancher cette difficile question, disons en thèse générale qu'instinctivement on penche d'autant plus vers l'affirmative que l'on a fait de la folie une étude plus approfondie, que l'on a acquis plus d'expérience et qu'enfin on a vu plus d'aliénés[16]». En 1845, le docteur Bourdin, dans une brochure qui, lors de son apparition, fit quelque bruit dans le monde médical, avait, avec moins de mesure encore, soutenu la même opinion.
Cette théorie peut être et a été défendue de deux manières différentes. Ou bien on dit que, par lui-même, le suicide constitue une entité morbide sui generis, une folie spéciale; ou bien, sans en faire une espèce distincte, on y voit simplement un épisode d'une ou de plusieurs sortes de folies, mais qui ne se rencontre pas chez les sujets sains d'esprit. La première thèse est celle de Bourdin; Esquirol, au contraire, est le représentant le plus autorisé de l'autre conception. «D'après ce qui précède, dit-il, on entrevoit déjà que le suicide n'est pour nous qu'un phénomène consécutif à un grand nombre de causes diverses, qu'il se montre avec des caractères très différents; que ce phénomène ne peut caractériser une maladie. C'est pour avoir fait du suicide une maladie sui generis qu'on a établi des propositions générales démenties par l'expérience[17]».
De ces deux façons de démontrer le caractère vésanique du suicide, la seconde est la moins rigoureuse et la moins probante en vertu de ce principe qu'il ne peut y avoir d'expériences négatives. Il est impossible, en effet, de procéder à un inventaire complet de tous les cas de suicides et de faire voir dans chacun d'eux l'influence de l'aliénation mentale. On ne peut que citer des exemples particuliers qui, si nombreux qu'ils soient, ne peuvent servir de base à une généralisation scientifique; quand même des exemples contraires ne seraient pas allégués, il y en aurait toujours de possibles. Mais l'autre preuve, si elle peut être administrée, serait concluante. Si l'on parvient à établir que le suicide est une folie qui a ses caractères propres et son évolution distincte, la question est tranchée; tout suicidé est un fou.
Mais existe-t-il une folie-suicide?
II.
La tendance au suicide étant, par nature, spéciale et définie, si elle constitue une variété de la folie, ce ne peut être qu'une folie partielle et limitée à un seul acte. Pour qu'elle puisse caractériser un délire, il faut qu'il porte uniquement sur ce seul objet; car s'il en avait de multiples, il n'y aurait pas de raison pour le définir par l'un d'eux plutôt que par les autres. Dans la terminologie traditionnelle de la pathologie mentale, on appelle monomanies ces délires restreints. Le monomane est un malade dont la conscience est parfaitement saine, sauf en un point; il ne présente qu'une tare et nettement localisée. Par exemple, il a par moments une envie irraisonnée et absurde de boire ou de voler ou d'injurier; mais tous ses autres actes comme toutes ses autres pensées sont d'une rigoureuse correction. Si donc il y a une folie-suicide, elle ne peut être qu'une monomanie et c'est bien ainsi qu'on l'a le plus souvent qualifiée[18].
Inversement, on s'explique que, si l'on admet ce genre particulier de maladies appelées monomanies, on ait été facilement induit à y faire rentrer le suicide. Ce qui caractérise, en effet, ces sortes d'affections, d'après la définition même que nous venons de rappeler, c'est qu'elles n'impliquent pas de troubles essentiels dans le fonctionnement intellectuel. Le fond de la vie mentale est le même chez le monomane et chez l'homme sain d'esprit; seulement, chez le premier, un état psychique déterminé se détache de ce fond commun par un relief exceptionnel. La monomanie, en effet, c'est simplement, dans l'ordre des tendances, une passion exagérée et, dans l'ordre des représentations, une idée fausse, mais d'une telle intensité qu'elle obsède l'esprit et lui enlève toute liberté. Par exemple, de normale, l'ambition devient maladive et se change en monomanie des grandeurs quand elle prend des proportions telles que toutes les autres fonctions cérébrales en sont comme paralysées. Il suffit donc qu'un mouvement un peu violent de la sensibilité vienne troubler l'équilibre mental pour que la monomanie apparaisse. Or, il semble bien que les suicides sont généralement placés sous l'influence de quelque passion anormale, que celle-ci épuise son énergie d'un seul coup ou ne la développe qu'à la longue; on peut même croire avec une apparence de raison qu'il faut toujours quelque force de ce genre pour neutraliser l'instinct, si fondamental, de conservation. D'autre part, beaucoup de suicidés, en dehors de l'acte spécial par lequel ils mettent fin à leurs jours, ne se singularisent aucunement des autres hommes; il n'y a, par conséquent, pas de raison pour leur imputer un délire général. Voilà comment, sous le couvert de la monomanie, le suicide a été mis au rang des vésanies.
Seulement, y a-t-il des monomanies? Pendant longtemps, leur existence n'a pas été mise en doute; l'unanimité des aliénistes admettait, sans discussion, la théorie des délires partiels. Non seulement on la croyait démontrée par l'observation clinique, mais on la présentait comme un corollaire des enseignements de la psychologie. On professait alors que l'esprit humain est formé de facultés distinctes et de forces séparées qui coopèrent d'ordinaire, mais sont susceptibles d'agir isolément; il semblait donc naturel qu'elles pussent être séparément touchées par la maladie. Puisque l'homme peut manifester de l'intelligence sans volonté et de la sensibilité sans intelligence, pourquoi ne pourrait-il pas y avoir des maladies de l'intelligence ou de la volonté sans troubles de la sensibilité et vice versa? En appliquant le même principe aux formes plus spéciales de ces facultés, on en arrivait à admettre que la lésion pouvait porter exclusivement sur une tendance, sur une action ou sur une idée isolée.
Mais, aujourd'hui, cette opinion est universellement abandonnée. Assurément, on ne peut pas directement démontrer par l'observation qu'il n'y a pas de monomanies; mais il est établi qu'on n'en peut pas citer un seul exemple incontesté. Jamais l'expérience clinique n'a pu atteindre une tendance maladive de l'esprit dans un état de véritable isolement; toutes les fois qu'une faculté est lésée, les autres le sont en même temps et, si les partisans de la monomanie n'ont pas aperçu ces lésions concomitantes, c'est qu'ils ont mal dirigé leurs observations. «Prenons pour exemple, dit Falret, un aliéné préoccupé d'idées religieuses et que l'on classerait parmi les monomanes religieux. Il se dit inspiré de Dieu; chargé d'une mission divine, il apporte au monde une nouvelle religion… Cette idée, direz-vous, est tout à fait folle, mais, en dehors de cette série d'idées religieuses, il raisonne comme les autres hommes. Eh bien! interrogez-le avec plus de soin et vous ne tarderez pas à découvrir chez lui d'autres idées maladives; vous trouverez, par exemple, parallèlement aux idées religieuses, une tendance orgueilleuse. Il ne se croira pas seulement appelé à réformer la religion, mais à réformer la société; peut-être aussi s'imaginera-t-il être réservé à la plus haute destinée… Admettons qu'après avoir recherché chez ce malade des tendances orgueilleuses, vous ne les ayez pas découvertes, alors vous constaterez des idées d'humilité ou des tendances craintives. Le malade, préoccupé d'idées religieuses, se croira perdu, destiné à périr, etc.[19]». Sans doute, tous ces délires ne se rencontrent pas habituellement réunis chez un même sujet, mais ce sont ceux que l'on trouve le plus souvent ensemble; ou bien, s'ils ne coexistent pas à un seul et même moment de la maladie, on les voit se succéder à des phases plus ou moins rapprochées.
Enfin, indépendamment de ces manifestations particulières, il y a toujours chez les prétendus monomanes un état général de toute la vie mentale qui est le fond même de la maladie et dont ces idées délirantes ne sont que l'expression superficielle et temporaire. Ce qui le constitue, c'est une exaltation excessive ou une dépression extrême, ou une perversion générale. Il y a surtout absence d'équilibre et de coordination dans la pensée comme dans l'action. Le malade raisonne, et cependant ses idées ne s'enchaînent pas sans lacunes; il ne se conduit pas d'une manière absurde, mais sa conduite manque de suite. Il n'est donc pas exact de dire que la folie puisse se faire sa part, et une part restreinte; dès qu'elle pénètre l'entendement, elle l'envahit tout entier.
D'ailleurs, le principe sur lequel on appuyait l'hypothèse des monomanies est en contradiction avec les données actuelles de la science. L'ancienne théorie des facultés ne compte plus guère de défenseurs. On ne voit plus dans les différents modes de l'activité consciente des forces séparées qui ne se rejoignent et ne retrouvent leur unité qu'au sein d'une substance métaphysique, mais des fonctions solidaires; il est donc impossible que l'une soit lésée sans que cette lésion retentisse sur les autres. Cette pénétration est même plus intime dans la vie cérébrale que dans le reste de l'organisme: car les fonctions psychiques n'ont pas des organes assez distincts les uns des autres pour que l'un puisse être atteint sans que les autres le soient. Leur répartition entre les différentes régions de l'encéphale n'a rien de bien défini, comme le prouve la facilité avec laquelle les différentes parties du cerveau se remplacent mutuellement, si l'une d'elles se trouve empêchée de remplir sa tâche. Leur enchevêtrement est donc trop complet pour que la folie puisse frapper les unes en laissant les autres intactes. À plus forte raison, est-il tout à fait impossible qu'elle puisse altérer une idée ou un sentiment particulier sans que la vie psychique soit altérée dans sa racine. Car les représentations et les tendances n'ont pas d'existence propre; elles ne sont pas autant de petites substances, d'atomes spirituels qui, en s'agrégeant, forment l'esprit. Mais elles ne font que manifester extérieurement l'état général des centres conscients; elles en dérivent et elles l'expriment. Par conséquent, elles ne peuvent avoir de caractère morbide sans que cet état soit lui-même vicié.
Mais si les tares mentales ne sont pas susceptibles de se localiser, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de monomanies proprement dites. Les troubles, en apparence locaux, que l'on a appelés de ce nom résultent toujours d'une perturbation plus étendue; ils sont, non des maladies, mais des accidents particuliers et secondaires de maladies plus générales. Si donc il n'y a pas de monomanies, il ne saurait y avoir une monomanie-suicide et, par conséquent, le suicide n'est pas une folie distincte.
III.
Mais il reste possible qu'il n'ait lieu qu'à l'état de folie. Si, par lui-même, il n'est pas une vésanie spéciale, il n'est pas de forme de la vésanie où il ne puisse apparaître. Ce n'en est qu'un syndrome épisodique, mais qui est fréquent. Peut-on conclure de cette fréquence qu'il ne se produit jamais à l'état de santé et qu'il est un indice certain d'aliénation mentale?
La conclusion serait précipitée. Car si, parmi les actes des aliénés, il en est qui leur sont propres, et qui peuvent servir à caractériser la folie, d'autres, au contraire, leur sont communs avec les hommes sains, tout en revêtant chez les fous une forme spéciale. A priori, il n'y a pas de raison pour classer le suicide dans la première de ces deux catégories. Sans doute, les aliénistes affirment que la plupart des suicidés qu'ils ont connus présentaient tous les signes de l'aliénation mentale, mais ce témoignage ne saurait suffire à résoudre la question; car de pareilles revues sont beaucoup trop sommaires. D'ailleurs, d'une expérience aussi étroitement spéciale, on ne saurait induire aucune loi générale. Des suicidés qu'ils ont connus et qui, naturellement, étaient des aliénés, on ne peut conclure à ceux qu'ils n'ont pas observés et qui, pourtant, sont les plus nombreux.
La seule manière de procéder méthodiquement consiste à classer, d'après leurs propriétés essentielles, les suicides commis par les fous, de constituer ainsi les types principaux de suicides vésaniques et de chercher si tous les cas de morts volontaires rentrent dans ces cadres nosologiques. En d'autres termes, pour savoir si le suicide est un acte spécial aux aliénés, il faut déterminer les formes qu'il prend dans l'aliénation mentale et voir ensuite si ce sont les seules qu'il affecte.
Les spécialistes se sont peu attachés, en général, à classer les suicides d'aliénés. On peut cependant considérer que les quatre types suivants renferment les espèces les plus importantes. Les traits essentiels de cette classification sont empruntés à Jousset et à Moreau de Tours[20].
I. Suicide maniaque.—Il est dû soit à des hallucinations, soit à des conceptions délirantes. Le malade se tue pour échapper à un danger ou à une honte imaginaires, ou pour obéir à un ordre mystérieux qu'il a reçu d'en haut, etc.[21]. Mais les motifs de ce suicide et son mode d'évolution reflètent les caractères généraux de la maladie dont il dérive, à savoir la manie. Ce qui distingue cette affection, c'est son extrême mobilité. Les idées, les sentiments les plus divers et même les plus contradictoires se succèdent avec une extraordinaire vitesse dans l'esprit des maniaques. C'est un perpétuel tourbillon. À peine un état de conscience est-il né qu'il est remplacé par un autre. Il en est de même des mobiles qui déterminent le suicide maniaque: ils naissent, disparaissent ou se transforment avec une étonnante rapidité. Tout à coup, l'hallucination ou le délire qui décident le sujet à se détruire apparaissent; la tentative de suicide en résulte; puis, en un instant, la scène change et, si l'essai avorte, il n'est pas repris, du moins pour le moment. S'il se reproduit plus tard, ce sera pour un autre motif. L'incident le plus insignifiant peut amener de ces brusques transformations. Un malade de ce genre, voulant mettre fin à ses jours, s'était jeté dans une rivière généralement peu profonde. Il était à chercher un endroit où la submersion fût possible, lorsqu'un douanier, soupçonnant son dessein, le couche en joue et menace de faire feu de son fusil s'il ne sort pas de l'eau. Aussitôt, notre homme s'en retourne paisiblement chez lui, ne songeant plus à se tuer[22].
II. Suicide mélancolique.—Il est lié à un état général d'extrême dépression, de tristesse exagérée qui fait que le malade n'apprécie plus sainement les rapports qu'ont avec lui les personnes et les choses qui l'entourent. Les plaisirs n'ont pour lui aucun attrait; il voit tout en noir. La vie lui semble ennuyeuse ou douloureuse. Comme ces dispositions sont constantes, il en est de même des idées de suicide; elles sont douées d'une grande fixité et les motifs généraux qui les déterminent sont toujours sensiblement les mêmes. Une jeune fille, née de parents sains, après avoir passé son enfance à la campagne, est obligée de s'en éloigner vers l'âge de quatorze ans pour compléter son éducation. Dès ce moment, elle conçoit un ennui inexprimable, un goût prononcé pour la solitude, bientôt un désir de mourir que rien ne peut dissiper. «Elle reste, pendant des heures entières, immobile, les yeux fixés sur la terre, la poitrine oppressée et dans l'état d'une personne qui redoute un événement sinistre. Dans la ferme résolution de se précipiter dans la rivière, elle recherche les lieux les plus écartés afin que personne ne puisse venir à son secours[23]». Cependant, comprenant mieux que l'acte qu'elle médite est un crime, elle y renonce pour un temps. Mais, au bout d'un an, le penchant au suicide revient avec plus de force et les tentatives se répètent à peu de distance l'une de l'autre.
Souvent, sur ce désespoir général, viennent se greffer des hallucinations et des idées délirantes qui mènent directement au suicide. Seulement, elles ne sont pas mobiles comme celles que nous observions tout à l'heure chez les maniaques. Elles sont fixes, au contraire, comme l'état général dont elles dérivent. Les craintes qui hantent le sujet, les reproches qu'il se fait, les chagrins qu'il ressent sont toujours les mêmes. Si donc ce suicide est déterminé par des raisons imaginaires tout comme le précédent, il s'en distingue par son caractère chronique. Aussi est-il très tenace. Les malades de cette catégorie préparent avec calme leurs moyens d'exécution; ils déploient même dans la poursuite de leur but une persévérance et, parfois, une astuce incroyables. Rien ne ressemble moins à cet esprit de suite que la perpétuelle instabilité du maniaque. Chez l'un, il n'y a que des bouffées passagères, sans causes durables, tandis que, chez l'autre, il y a un état constant qui est lié au caractère général du sujet.
III. Suicide obsessif.—Dans ce cas, le suicide n'est causé par aucun motif, ni réel ni imaginaire, mais seulement par l'idée fixe de la mort qui, sans raison représentable, s'est emparée souverainement de l'esprit du malade. Celui-ci est obsédé par le désir de se tuer, quoiqu'il sache parfaitement qu'il n'a aucun motif raisonnable de le faire. C'est un besoin instinctif sur lequel la réflexion et le raisonnement n'ont pas d'empire, analogue à ces besoins de voler, de tuer, d'incendier dont on a voulu faire autant de monomanies. Comme le sujet se rend compte du caractère absurde de son envie, il essaie d'abord de lutter. Mais tout le temps que dure cette résistance, il est triste, oppressé et ressent au creux épigastrique une anxiété qui augmente chaque jour. Pour cette raison, on a quelquefois donné à ce genre de suicide le nom de suicide anxieux. Voici la confession qu'un malade vint faire un jour à Brierre de Boismont et où cet état est parfaitement décrit: «Employé dans une maison de commerce, je m'acquitte convenablement des devoirs de ma profession, mais j'agis comme un automate et, lorsqu'on m'adresse la parole, elle me semble résonner dans le vide. Mon plus grand tourment provient de la pensée du suicide dont il m'est impossible de m'affranchir un instant. Il y a un an que je suis en butte à cette impulsion; elle était d'abord peu prononcée; depuis deux mois environ, elle, me poursuit en tous lieux, je n'ai cependant aucun motif de me donner la mort… Ma santé est bonne; personne dans ma famille n'a eu d'affection semblable; je n'ai pas fait de pertes, mes appointements me suffisent et me permettent les plaisirs de mon âge[24]». Mais dès que le malade a pris le parti de renoncer à la lutte, dès qu'il est résolu à se tuer, cette anxiété cesse et le calme revient. Si la tentative avorte, elle suffit parfois, quoique manquée, à apaiser pour un temps ce désir maladif. On dirait que le sujet a passé son envie.
IV. Suicide impulsif ou automatique.—Il n'est pas plus motivé que le précédent; il n'a aucune raison d'être ni dans la réalité ni dans l'imagination du malade. Seulement, au lieu d'être produit par une idée fixe qui poursuit l'esprit pendant un temps plus ou moins long et qui ne s'empare que progressivement de la volonté, il résulte d'une impulsion brusque et immédiatement irrésistible. En un clin d'œil, elle surgit toute développée et suscite l'acte ou, tout au moins, un commencement d'exécution. Cette soudaineté rappelle ce que nous avons observé plus haut dans la manie; seulement le suicide maniaque a toujours quelque raison, quoique déraisonnable. Il tient aux conceptions délirantes du sujet. Ici, au contraire, le penchant au suicide éclate et produit ses effets avec un véritable automatisme sans être précédé par aucun antécédent intellectuel. La vue d'un couteau, la promenade sur le bord d'un précipice etc., font naître instantanément l'idée du suicide et l'acte suit avec une telle rapidité que, souvent, les malades n'ont pas conscience de ce qui s'est passé. «Un homme cause tranquillement avec ses amis; tout à coup, il s'élance, franchit un parapet et tombe dans l'eau. Retiré aussitôt, on lui demande les motifs de sa conduite; il n'en sait rien, il a cédé à une force qui l'a entraîné malgré lui[25]». «Ce qu'il y a de singulier, dit un autre, c'est qu'il m'est impossible de me rappeler la manière dont j'ai escaladé la croisée et quelle était l'idée qui me dominait alors; car je n'avais nullement l'idée de me donner la mort ou, du moins, je n'ai pas aujourd'hui le souvenir d'une telle pensée[26]». À un moindre degré, les malades sentent l'impulsion naître et ils réussissent à échapper à la fascination qu'exerce sur eux l'instrument de mort, en le fuyant immédiatement.
En résumé, tous les suicides vésaniques ou sont dénués de tout motif, ou sont déterminés par des motifs purement imaginaires. Or, un grand nombre de morts volontaires ne rentrent ni dans l'une ni dans l'autre catégorie; la plupart d'entre elles ont des motifs et qui ne sont pas sans fondement dans la réalité. On ne saurait donc, sans abuser des mots, voir un fou dans tout suicidé. De tous les suicides que nous venons de caractériser, celui qui peut sembler le plus difficilement discernable de ceux que l'on observe chez les hommes sains d'esprit, c'est le suicide mélancolique; car, très souvent, l'homme normal qui se tue se trouve lui aussi dans un état d'abattement et de dépression, tout comme l'aliéné. Mais il y a toujours entre eux cette différence essentielle que l'état du premier et l'acte qui en résulte ne sont pas sans cause objective, tandis que, chez le second, ils sont sans aucun rapport avec les circonstances extérieures. En somme, les suicides vésaniques se distinguent des autres comme les illusions et les hallucinations des perceptions normales et comme les impulsions automatiques des actes délibérés. Il reste vrai qu'on passe des uns aux autres sans solution de continuité; mais si c'était une raison pour les identifier, il faudrait également confondre, d'une manière générale, la santé avec la maladie, puisque celle-ci n'est qu'une variété de celle-là. Quand même on aurait établi que les sujets moyens ne se tuent jamais et que ceux-là seuls se détruisent qui présentent quelques anomalies, on n'aurait pas encore le droit de considérer la folie comme une condition nécessaire du suicide; car un aliéné n'est pas simplement un homme qui pense ou qui agit un peu autrement que la moyenne.
Aussi n'a-t-on pu rattacher aussi étroitement le suicide à la folie qu'en restreignant arbitrairement le sens des mots. «Il n'est point homicide de lui-même, s'écrie Esquirol, celui qui, n'écoutant que des sentiments nobles et généreux, se jette dans un péril certain, s'expose à une mort inévitable et sacrifie volontiers sa vie pour obéir aux lois, pour garder la foi jurée, pour le salut de son pays[27]». Et il cite l'exemple de Décius, de d'Assas, etc. Falret, de même, refuse de considérer Curtius, Codrus, Aristodème comme des suicidés[28]. Bourdin étend la même exception à toutes les morts volontaires qui sont inspirées, non seulement par la foi religieuse ou par les croyances politiques, mais même par des sentiments de tendresse exaltée. Mais nous savons que la nature des mobiles qui déterminent immédiatement le suicide, ne peuvent servir à le définir ni, par conséquent, à le distinguer de ce qui n'est pas lui. Tous les cas de mort qui résultent d'un acte accompli par le patient lui-même avec la pleine connaissance des effets qui en devaient résulter, présentent, quel qu'en ait été le but, des ressemblances trop essentielles pour pouvoir être répartis en des genres séparés. Ils ne peuvent, en tout état de cause, constituer que des espèces d'un même genre; et encore, pour procéder à ces distinctions, faudrait-il d'autre critère que la fin, plus ou moins problématique, poursuivie par la victime. Voilà donc au moins un groupe de suicides d'où la folie est absente. Or, une fois qu'on a ouvert la porte aux exceptions, il est bien difficile de la fermer. Car entre ces morts inspirées par des passions particulièrement généreuses et celles que déterminent des mobiles moins relevés il n'y a pas de solution de continuité. On passe des unes aux autres par une dégradation insensible. Si donc les premières sont des suicides, on n'a aucune raison de ne pas donner aux secondes la même qualification.
Ainsi, il y a des suicides, et en grand nombre, qui ne sont pas vésaniques. On les reconnaît à ce double signe qu'ils sont délibérés et que les représentations qui entrent dans cette délibération ne sont pas purement hallucinatoires. On voit que cette question, tant de fois agitée, est soluble sans qu'il soit nécessaire de soulever le problème de la liberté. Pour savoir si tous les suicidés sont des fous, nous ne nous sommes pas demandé s'ils agissent librement ou non; nous nous sommes uniquement fondé sur les caractères empiriques que présentent à l'observation les différentes sortes de morts volontaires.
IV.
Puisque les suicides d'aliénés ne sont pas tout le genre, mais n'en représentent qu'une variété, les états psychopathiques qui constituent l'aliénation mentale ne peuvent rendre compte du penchant collectif au suicide, dans sa généralité. Mais, entre l'aliénation mentale proprement dite et le parfait équilibre de l'intelligence, il existe toute une série d'intermédiaires: ce sont les anomalies diverses que l'on réunit d'ordinaire sous le nom commun de neurasthénie. Il y a donc lieu de rechercher si, à défaut de la folie, elles ne jouent pas un rôle important dans la genèse du phénomène qui nous occupe.
C'est l'existence même du suicide vésanique qui pose la question. En effet, si une perversion profonde du système nerveux suffit à créer de toutes pièces le suicide, une perversion moindre doit, à un moindre degré, exercer la même influence. La neurasthénie est une sorte de folie rudimentaire; elle doit donc avoir, en partie, les mêmes effets. Or elle est un état beaucoup plus répandu que la vésanie; elle va même de plus en plus en se généralisant. Il peut donc se faire que l'ensemble d'anomalies qu'on appelle ainsi soit l'un des facteurs en fonction desquels varie le taux des suicides.
On comprend, d'ailleurs, que la neurasthénie puisse prédisposer au suicide; car les neurasthéniques sont, par leur tempérament, comme prédestinés à la souffrance. On sait, en effet, que la douleur, en général, résulte d'un ébranlement trop fort du système nerveux; une onde nerveuse trop intense est le plus souvent douloureuse. Mais cette intensité maxima au delà de laquelle commence la douleur varie suivant les individus; elle est plus élevée chez ceux dont les nerfs sont plus résistants, moindre chez les autres. Par conséquent, chez ces derniers, la zone de la douleur commence plus tôt. Pour le névropathe, toute impression est une cause de malaise, tout mouvement est une fatigue; ses nerfs, comme à fleur de peau, sont froissés au moindre contact; l'accomplissement des fonctions physiologiques, qui sont d'ordinaire le plus silencieuses, est pour lui une source de sensations généralement pénibles. Il est vrai que, en revanche, la zone des plaisirs commence, elle aussi, plus bas; car cette pénétrabilité excessive d'un système nerveux affaibli le rend accessible à des excitations qui ne parviendraient pas à ébranler un organisme normal. C'est ainsi que des événements insignifiants peuvent être pour un pareil sujet l'occasion de plaisirs démesurés. Il semble donc qu'il doive regagner d'un côté ce qu'il perd de l'autre et que, grâce à cette compensation, il ne soit pas plus mal armé que d'autres pour soutenir la lutte. Il n'en est rien cependant et son infériorité est réelle; car les impressions courantes, les sensations dont les conditions de l'existence moyenne amènent le plus fréquemment le retour sont toujours d'une certaine force. Pour lui, par conséquent, la vie risque de n'être pas assez tempérée. Sans doute, quand il peut s'en retirer, se créer un milieu spécial où le bruit du dehors ne lui arrive qu'assourdi, il parvient à vivre sans trop souffrir; c'est pourquoi nous le voyons quelquefois fuir le monde qui lui fait mal et rechercher la solitude. Mais s'il est obligé de descendre dans la mêlée, s'il ne peut pas abriter soigneusement contre les chocs extérieurs sa délicatesse maladive, il a bien des chances d'éprouver plus de douleurs que de plaisirs. De tels organismes sont donc pour l'idée du suicide un terrain de prédilection.
Cette raison n'est même pas la seule qui rende l'existence difficile au névropathe. Par suite de cette extrême sensibilité de son système nerveux, ses idées et ses sentiments sont toujours en équilibre instable. Parce que les impressions les plus légères ont chez lui un retentissement anormal, son organisation mentale est, à chaque instant, bouleversée de fond en comble et, sous le coup de ces secousses ininterrompues, elle ne peut pas se fixer sous une forme déterminée. Elle est toujours en voie de devenir. Pour qu'elle pût se consolider, il faudrait que les expériences passées eussent des effets durables, alors qu'ils sont sans cesse détruits et emportés par les brusques révolutions qui surviennent. Or la vie, dans un milieu fixe et constant, n'est possible que si les fonctions du vivant ont un égal degré de constance et de fixité. Car vivre, c'est répondre aux excitations extérieures d'une manière appropriée et cette correspondance harmonique ne peut s'établir qu'à l'aide du temps et de l'habitude. Elle est un produit de tâtonnements, répétés parfois pendant des générations, dont les résultats sont en partie devenus héréditaires et qui ne peuvent être recommencés à nouveaux frais toutes les fois qu'il faut agir. Si, au contraire, tout est à refaire, pour ainsi dire, au moment de l'action, il est impossible qu'elle soit tout ce qu'elle doit être. Cette stabilité ne nous est pas seulement nécessaire dans nos rapports avec le milieu physique, mais encore avec le milieu social. Dans une société, dont l'organisation est définie, l'individu ne peut se maintenir qu'à condition d'avoir une constitution mentale et morale également définie. Or, c'est ce qui manque au névropathe. L'état d'ébranlement où il se trouve fait que les circonstances le prennent sans cesse à l'improviste. Comme il n'est pas préparé pour y répondre, il est obligé d'inventer des formes originales de conduite; de là vient son goût bien connu pour les nouveautés. Mais quand il s'agit de s'adapter à des situations traditionnelles, des combinaisons improvisées ne sauraient prévaloir contre celles qu'a consacrées l'expérience; elles échouent donc le plus souvent. C'est ainsi que, plus le système social a de fixité, plus un sujet aussi mobile a de mal à y vivre.
Il est donc très vraisemblable que ce type psychologique est celui qui se rencontre le plus généralement chez les suicidés. Reste à savoir quelle part cette condition tout individuelle a dans la production des morts volontaires. Suffit-elle à les susciter pour peu qu'elle y soit aidée par les circonstances, ou bien n'a-t-elle d'autre effet que de rendre les individus plus accessibles à l'action de forces qui leur sont extérieures et qui seules constituent les causes déterminantes du phénomène?
Pour pouvoir résoudre directement la question, il faudrait pouvoir comparer les variations du suicide à celles de la neurasthénie. Malheureusement, celle-ci n'est pas atteinte par la statistique. Mais un biais va nous fournir les moyens de tourner la difficulté. Puisque la folie n'est que la forme amplifiée de la dégénérescence nerveuse, on peut admettre, sans sérieux risques d'erreur, que le nombre des dégénérés varie comme celui des fous et substituer, par conséquent, la considération des seconds à celle des premiers. Ce procédé aura, de plus, cet avantage qu'il nous permettra d'établir d'une manière générale le rapport que soutient le taux des suicides avec l'ensemble des anomalies mentales de toute sorte.
Un premier fait pourrait leur faire attribuer une influence qu'elles n'ont pas; c'est que le suicide, comme la folie, est plus répandu dans les villes que dans les campagnes. Il semble donc croître et décroître comme elle; ce qui pourrait faire croire qu'il en dépend. Mais ce parallélisme n'exprime pas nécessairement un rapport de cause à effet; il peut très bien être le produit d'une simple rencontre. L'hypothèse est d'autant plus permise que les causes sociales dont dépend le suicide sont elles-mêmes, comme nous le verrons, étroitement liées à la civilisation urbaine et que c'est dans les grands centres qu'elles sont le plus intenses. Pour mesurer l'action que les états psychopathiques peuvent avoir sur le suicide, il faut donc éliminer les cas où ils varient comme les conditions sociales du même phénomène; car quand ces deux facteurs agissent dans le même sens, il est impossible de dissocier, dans le résultat total, la part qui revient à chacun. Il faut les considérer exclusivement là où ils sont en raison inverse l'un de l'autre; c'est seulement quand il s'établit entre eux une sorte de conflit, qu'on peut arriver à savoir lequel est déterminant. Si les désordres mentaux jouent le rôle essentiel qu'on leur a parfois prêté, ils doivent révéler leur présence par des effets caractéristiques, alors même que les conditions sociales tendent à les neutraliser; et inversement, celles-ci doivent être empêchées de se manifester quand les conditions individuelles agissent en sens inverse. Or les faits suivants démontrent que c'est le contraire qui est la règle:
1° Toutes les statistiques établissent que, dans les asiles d'aliénés, la population féminine est légèrement supérieure à la population masculine. Le rapport varie selon les pays, mais, comme le montre le tableau suivant, il est, en général, de 54 ou 55 femmes pour 46 ou 43 hommes:
/* +——————————————————————————————————+ | |Années| SUR 100 | |Années| SUR 100 | | | | ALIÉNÉS | | | ALIÉNÉS | | | | combien d' | | | combien d' | | | | | | | | | | |Hommes|Femmes| | |Hommes|Femmes| +——————————————————————————————————+ | Silésie | 1858 | 49 | 51 | New-York | 1855 | 44 | 56 | +—————-+———+———+———+———————+———+———+———+ | Saxe | 1861 | 48 | 52 | Massachussets| 1854 | 46 | 54 | +—————-+———+———+———+———————+———+———+———+ | Wurtemberg| 1853 | 45 | 55 | Maryland | 1850 | 46 | 54 | +—————-+———+———+———+———————+———+———+———+ | Danemark | 1847 | 45 | 55 | France | 1890 | 47 | 53 | +—————-+———+———+———+———————+———+———+———+ | Norwège | 1855 | 45 | 56 | " | 1891 | 48 | 52 | +——————————————————————————————————+ */
Koch a réuni les résultats du recensement effectué dans onze États différents sur l'ensemble de la population aliénée. Sur 166.675 fous des deux sexes, il a trouvé 78.584 hommes et 88.091 femmes, soit 1,18 aliénés pour 1.000 habitants du sexe masculin et 1,30 pour 1.000 habitants de l'autre sexe[29]. Mayr de son côté a trouvé des chiffres analogues.
Tableau IV[30]
Part de chaque sexe dans le chiffre total des suicides.
/* +———————————————-+————————-+—————————+ | | NOMBRES ABSOLUS | SUR 100 SUICIDES | +———————————————-+————————-+—————————+ | | des suicides. | combien d' | | | | | | | Hommes.| Femmes.| Hommes.| Femmes. | +———————————————-+————+————+————+————-+ |Autriche (1873-77). | 11.429 | 2.478 | 82,1 | 17,9 | +———————————————-+————+————+————+————-+ |Prusse (1831-40). | 11.435 | 2.534 | 81,9 | 18,1 | +———————————————-+————+————+————+————-+ | " (1871-76). | 16.425 | 3.724 | 81,5 | 18,5 | +———————————————-+————+————+————+————-+ |Italie (1872-77). | 4.770 | 1.195 | 80 | 20 | +———————————————-+————+————+————+————-+ |Saxe (1851-60). | 4.004 | 1.055 | 79,1 | 20,9 | +———————————————-+————+————+————+————-+ | " (1871-76). | 3.625 | 870 | 80,7 | 19,3 | +———————————————-+————+————+————+————-+ |France (1836-40). | 9.561 | 3.307 | 74,3 | 25,7 | +———————————————-+————+————+————+————-+ | " (1851-55). | 13.596 | 4.601 | 74,8 | 25,2 | +———————————————-+————+————+————+————-+ | " (1871-76). | 25.341 | 6.839 | 78,7 | 21,3 | +———————————————-+————+————+————+————-+ |Danemark (1845-56). | 3.324 | 1.106 | 75,0 | 25,0 | +———————————————-+————+————+————+————-+ | " (1870-76). | 2.485 | 748 | 76,9 | 23,1 | +———————————————-+————+————+————+————-+ |Angleterre (1863-67). | 4.905 | 1.791 | 73,3 | 26,7 | +——————————————————————————————————+ */
On s'est, demandé, il est vrai, si cet excédent de femmes ne venait pas simplement de ce que la mortalité des fous est supérieure à celle des folles. En fait, il est certain que, en France, sur 100 aliénés qui meurent dans les asiles, il y a environ 55 hommes. Le nombre plus considérable de sujets féminins recensés à un moment donné ne prouverait donc pas que la femme a une plus forte tendance à la folie, mais seulement que, dans cette condition comme d'ailleurs dans toutes les autres, elle survit mieux que l'homme. Mais il n'en reste pas moins acquis que la population existante d'aliénés compte plus de femmes que d'hommes; si donc, comme il semble légitime, on conclut des fous aux nerveux, on doit admettre qu'il existe à chaque moment plus de neurasthéniques dans le sexe féminin que dans l'autre. Par conséquent, s'il y avait entre le taux des suicides et la neurasthénie un rapport de cause à effet, les femmes devraient se tuer plus que les hommes. Tout au moins devraient-elles se tuer autant. Car même en tenant compte de leur moindre mortalité et en corrigeant en conséquence les indications des recensements, tout ce qu'on en pourrait conclure, c'est qu'elles ont pour la folie une prédisposition sensiblement égale à celle de l'homme; leur plus faible dîme mortuaire et la supériorité numérique qu'elles accusent dans tous les dénombrements d'aliénés se compensent, en effet, à peu près exactement. Or, bien loin que leur aptitude à la mort volontaire soit ou supérieure on équivalente à celle de l'homme, il se trouve que le suicide est une manifestation essentiellement masculine. Pour une femme qui se tue, il y a, en moyenne, 4 hommes qui se donnent la mort (V. Tableau IV, ci-dessus). Chaque sexe a donc pour le suicide un penchant défini, qui est même constant pour chaque milieu social. Mais l'intensité de cette tendance ne varie aucunement comme le facteur psychopathique, qu'on évalue ce dernier d'après le nombre des cas nouveaux enregistrés chaque année ou d'après celui des sujets recensés au même moment.
2° Le tableau V permet de comparer l'intensité de la tendance à la folie dans les différents cultes.
Tableau V[31]
Tendance à la folie dans les différentes confessions religieuses.
/* +——————————————-+———————————————————+ | | NOMBRE DE FOUS SUR 1.000 HABITANTS | | | de chaque culte | | +———————+———————+————+ | | Protestants. | Catholiques. | Juifs. | +——————————————-+———————+———————+————+ | Silésie (1858). | 0,74 | 0,79 | 1,55 | +——————————————-+———————+———————+————+ | Mecklembourg (1862). | 1,36 | 2,0 | 5,33 | +——————————————-+———————+———————+————+ | Duché de Bade (1863). | 1,34 | 1,41 | 2,24 | +——————————————-+———————+———————+————+ | " (1873). | 0,95 | 1,19 | 1,44 | +——————————————-+———————+———————+————+ | Bavière (1871). | 0,92 | 0,96 | 2,86 | +——————————————-+———————+———————+————+ | Prusse (1871). | 0,80 | 0,87 | 1,42 | +——————————————-+———————+———————+————+ | Wurtemberg (1832). | 0,65 | 0,68 | 1,77 | +——————————————-+———————+———————+————+ | " (1853). | 1,06 | 1,06 | 1,49 | +——————————————-+———————+———————+————+ | " (1875). | 2,18 | 1,86 | 3,96 | +——————————————-+———————+———————+————+ | Grand-Duché de Hesse (1864).| 0,63 | 0,59 | 1,42 | +——————————————-+———————+———————+————+ | Oldenbourg (1871). | 2,12 | 1,76 | 3,37 | +——————————————-+———————+———————+————+ | Canton de Berne (1871). | 2,64 | 1,82 | | +——————————————————————————————————+ */
On voit que la folie est beaucoup plus fréquente chez les juifs que dans les autres confessions religieuses; il y a donc tout lieu de croire que les autres affections du système nerveux y sont également dans les mêmes proportions. Or, tout au contraire, le penchant au suicide y est très faible. Nous montrerons même plus loin que c'est la religion où il a le moins de force[32]. Par conséquent, dans ce cas, le suicide varie en raison inverse des états psychopathiques, bien loin d'en être le prolongement. Sans doute, il ne faudrait pas conclure de ce fait que les tares nerveuses et cérébrales pussent jamais servir de préservatifs contre le suicide; mais il faut qu'elles aient bien peu d'efficacité pour le déterminer, puisqu'il peut s'abaisser à ce point au moment même où elles atteignent leur plus grand développement.
Si l'on compare seulement les catholiques aux protestants, l'inversion n'est pas aussi générale; cependant elle est très fréquente. La tendance des catholiques à la folie n'est inférieure à celle des protestants que 4 fois sur 12 et encore l'écart entre eux est-il très faible. Nous verrons, au contraire, au tableau XVIII[33] que, partout, sans aucune exception, les premiers se tuent beaucoup moins que les seconds.
3° Il sera établi plus loin[34] que, dans tous les pays, la tendance au suicide croît régulièrement depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse la plus avancée. Si, parfois, elle régresse après 70 ou 80 ans, le recul est très léger; elle reste toujours à cette période de la vie deux et trois fois plus forte qu'à l'époque de la maturité. Inversement, c'est pendant la maturité que la folie éclate avec le plus de fréquence. C'est vers la trentaine que le danger est le plus grand; au delà il diminue, et c'est pendant la vieillesse qu'il est, et de beaucoup, le plus faible[35]. Un tel antagonisme serait inexplicable si les causes qui font varier le suicide et celles qui déterminent les troubles mentaux n'étaient pas de nature différente.
Si l'on compare létaux des suicides à chaque âge, non plus avec la fréquence relative des cas nouveaux de folie qui se produisent à la même période, mais avec l'effectif proportionnel de la population aliénée, l'absence de tout parallélisme n'est pas moins évidente. C'est vers 35 ans que les fous sont le plus nombreux relativement à l'ensemble de la population. La proportion reste à peu près la même jusque vers 60 ans; au delà elle diminue rapidement. Elle est donc minima quand le taux des suicides est maximum et, auparavant, il est impossible d'apercevoir aucune relation régulière entre les variations qui se produisent de part et d'autre[36].
4° Si l'on compare les différentes sociétés au double point de vue du suicide et de la folie, on ne trouve pas davantage de rapport entre les variations de ces deux phénomènes. Il est vrai que la statistique de l'aliénation mentale n'est pas faite avec assez de précision pour que ces comparaisons internationales puissent être d'une exactitude très rigoureuse. Il est cependant remarquable que les deux tableaux suivants, que nous empruntons à deux auteurs différents, donnent des résultats sensiblement concordants.
Tableau VI
Rapports du suicide et de la folie dans les différents pays d'Europe.
/* +——————————————————————————————————+ | | | A. | | | +——————————————————————————————————+ | | NOMBRE DE FOUS |NOMBRE DE SUICIDES|NUMÉRO D'ORDRE | | | par 100.000 | par million | des pays pour | | | habitants | d'habitants | | | | | | | La | Le | | | | |folie.|suicide.| +———————-+————————-+—————————+———+————+ | Norwège | 180 (1855) | 107 (1851-55) | 1 | 4 | +———————-+————————-+—————————+———+————+ | Écosse | 164 (1855) | 34 (1856-60) | 2 | 8 | +———————-+————————-+—————————+———+————+ | Danemark | 125 (1847) | 258 (1846-50) | 3 | 1 | +———————-+————————-+—————————+———+————+ | Hanovre | 103 (1856) | 13 (1856-60) | 4 | 9 | +———————-+————————-+—————————+———+————+ | France | 99 (1856) | 100 (1851-55) | 5 | 5 | +———————-+————————-+—————————+———+————+ | Belgique | 92 (1858) | 50 (1855-60) | 6 | 7 | +———————-+————————-+—————————+———+————+ | Wurtemberg | 92 (1853) | 108 (1846-56) | 7 | 3 | +———————-+————————-+—————————+———+————+ | Saxe | 67 (1861) | 245 (1856-60) | 8 | 2 | +———————-+————————-+—————————+———+————+ | Bavière | 57 (1858) | 73 (1846-56) | 9 | 6 | +——————————————————————————————————+ | | | B.[37] | | | +——————————————————————————————————+ | | NOMBRE DE FOUS |NOMBRE DE SUICIDES| Moyenne des| | | par 100.000 | par million | suicides | | | habitants | d'habitants | | +———————-+——————————+—————————+——————+ | Wurtemberg. | 215 (1875) | 180 (1875) | | +———————-+——————————+—————————+ 107 | | Écosse. | 202 (1871) | 35 | | +———————-+——————————+—————————+——————+ | Norwège. | 185 (1865) | 85 (1866-70) | | +———————-+——————————+—————————+ | | Irlande. | 180 (1871) | 14 | | +———————-+——————————+—————————+ 63 | | Suède. | 177 (1870) | 85 (1866-70) | | +———————-+——————————+—————————+ | | Angleterre | | | | | et Galles. | 175 (1871) | 70 (1870) | | +———————-+——————————+—————————+——————+ | France. | 146 (1872) | 150 (1871-75) | | +———————-+——————————+—————————+ | | Danemark. | 137 (1870) | 277 (1866-70) | 164 | +———————-+——————————+—————————+ | | Belgique. | 134 (1868) | 66 (1866-70) | | +———————-+——————————+—————————+——————+ | Bavière. | 98 (1871) | 86 (1871) | | +———————-+——————————+—————————+ | | Autriche Cisl.| 95 (1873) | 122 (1873-77) | | +———————-+——————————+—————————+ | | Prusse. | 86 (1871) | 133 (1871-75) | 153 | +———————-+——————————+—————————+ | | Saxe. | 84 (1875) | 272 (1875) | | +——————————————————————————————————+ */
Ainsi les pays où il y a le moins de fous sont ceux où il y a le plus de suicides; le cas de la Saxe est particulièrement frappant. Déjà, dans sa très bonne étude sur le suicide en Seine-et-Marne, le docteur Leroy avait fait une observation analogue. «Le plus souvent, dit-il, les localités où l'on rencontre une proportion notable de maladies mentales en ont également une de suicides. Cependant les deux maxima peuvent être complètement séparés. Je serais même disposé à croire qu'à côté de pays assez heureux… pour n'avoir ni maladies mentales ni suicides… il en est où les maladies mentales ont seules fait leur apparition». Dans d'autres localités c'est l'inverse qui se produit[38].
Morselli, il est vrai, est arrivé à des résultats un peu différents[39]. Mais c'est d'abord qu'il a confondu sous le titre commun d'aliénés les fous proprement dits et les idiots[40]. Or, ces deux affections sont très différentes, surtout au point de vue de l'action qu'elles peuvent être soupçonnées d'avoir sur le suicide. Loin d'y prédisposer, l'idiotie paraît plutôt en être un préservatif; car les idiots sont, dans les campagnes, beaucoup plus nombreux que dans les villes, tandis que les suicides y sont beaucoup plus rares. Il importe donc de distinguer deux états aussi contraires quand on cherche à déterminer la part des différents troubles névropathiques dans le taux des morts volontaires. Mais, même en les confondant, on n'arrive pas à établir un parallélisme régulier entre le développement de l'aliénation mentale et celui du suicide. Si, en effet, prenant comme incontestés les chiffres de Morselli, on classe les principaux pays d'Europe en cinq groupes d'après l'importance de leur population aliénée (idiots et fous étant réunis sous la même rubrique), et si l'on cherche ensuite quelle est dans chacun de ces groupes la moyenne des suicides, on obtient le tableau suivant:
/* +—————————————+—————————+———————————+ | | Aliénés | Suicides | | | par | par | | |100.000 habitants.|millions d'habitants. | +—————————————+—————————+———————————+ |1er Groupe (3 pays) | De 340 à 280 | 157 | +—————————————+—————————+———————————+ |2e — — | — 261 à 245 | 195 | +—————————————+—————————+———————————+ |3e — — | — 185 à 164 | 65 | +—————————————+—————————+———————————+ |4e — — | — 150 à 116 | 61 | +—————————————+—————————+———————————+ |5e — — | — 110 à 100 | 68 | +——————————————————————————————————+ */
On peut bien dire qu'en gros, là où il y a beaucoup de fous et d'idiots, il y a aussi beaucoup de suicides et inversement. Mais il n'y a pas entre les deux échelles une correspondance suivie qui manifeste l'existence d'un lien causal déterminé entre les deux ordres de phénomènes. Le second groupe qui devrait compter moins de suicides que le premier en a davantage; le cinquième qui, au même point de vue, devrait être inférieur à tous les autres est, au contraire, supérieur au quatrième et même au troisième. Si enfin, à la statistique de l'aliénation mentale que rapporte Morselli, on substitue celle de Koch qui est beaucoup plus complète et, à ce qu'il semble, plus rigoureuse, l'absence de parallélisme est encore beaucoup plus accusée. Voici, en effet, ce que l'on trouve[41].
/* +—————————————-+—————————+——————————-+ | | Fous et idiots | Moyenne de suicides | | | par | par | | |100.000 habitants.|millions d'habitants.| +—————————————-+—————————+——————————-+ | 1er Groupe (3 pays) | De 422 à 305 | 76 | +—————————————-+—————————+——————————-+ | 2e — — | — 305 à 291 | 123 | +—————————————-+—————————+——————————-+ | 3e — — | — 268 à 244 | 130 | +—————————————-+—————————+——————————-+ | 4e — — | — 223 à 218 | 227 | +—————————————-+—————————+——————————-+ | 5e — (4 pays) | — 216 à 146 | 77 | +—————————————-+—————————+——————————-+ */
Une autre comparaison faite par Morselli entre les différentes provinces d'Italie est, de son propre aveu, peu démonstrative[42].
5° Enfin, comme la folie passe pour croître régulièrement depuis un siècle[43] et qu'il en est de même du suicide, on pourrait être tenté de voir dans ce fait une preuve de leur solidarité. Mais ce qui lui ôte toute valeur démonstrative, c'est que, dans les sociétés inférieures, où la folie est très rare, le suicide, au contraire, est parfois très fréquent, comme nous l'établirons plus loin[44].
Le taux social des suicides ne soutient donc aucune relation définie avec la tendance à la folie, ni, par voie d'induction, avec la tendance aux différentes formes de la neurasthénie.
Et en effet, si, comme nous l'avons montré, la neurasthénie peut prédisposer au suicide, elle n'a pas nécessairement cette conséquence. Sans doute, le neurasthénique est presque inévitablement voué à la souffrance s'il est mêlé de trop près à la vie active; mais il ne lui est pas impossible de s'en retirer pour mener une existence plus spécialement contemplative. Or, si les conflits d'intérêts et de passions sont trop tumultueux et trop violents pour un organisme aussi délicat, en revanche, il est fait pour goûter dans leur plénitude les joies plus douces de la pensée. Sa débilité musculaire, sa sensibilité excessive, qui le rendent impropre à l'action, le désignent, au contraire, pour les fonctions intellectuelles qui, elles aussi, réclament des organes appropriés. De même, si un milieu social trop immuable ne peut que froisser ses instincts naturels, dans la mesure où la société elle-même est mobile et ne peut se maintenir qu'à condition de progresser, il a un rôle utile à jouer; car il est, par excellence, l'instrument du progrès. Précisément parce qu'il est réfractaire à la tradition et au joug de l'habitude, il est une source éminemment féconde de nouveautés. Et comme les sociétés les plus cultivées sont aussi celles où les fonctions représentatives sont le plus nécessaires et le plus développées, et qu'en même temps, à cause de leur très grande complexité, un changement presque incessant est une condition de leur existence, c'est au moment précis où les neurasthéniques sont le plus nombreux, qu'ils ont aussi le plus de raisons d'être. Ce ne sont donc pas des êtres essentiellement insociaux, qui s'éliminent d'eux-mêmes parce qu'ils ne sont pas nés pour vivre dans le milieu où ils sont placés. Mais il faut que d'autres causes viennent se surajouter à l'état organique qui leur est propre pour lui imprimer cette tournure et le développer dans ce sens. Par elle-même, la neurasthénie est une prédisposition très générale qui n'entraîne nécessairement à aucun acte déterminé, mais peut, suivant les circonstances, prendre les formes les plus variées. C'est un terrain sur lequel des tendances très différentes peuvent prendre naissance selon la manière dont il est fécondé par les causes sociales. Chez un peuple vieilli et désorienté, le dégoût de la vie, une mélancolie inerte, avec les funestes conséquences qu'elle implique, y germeront facilement; au contraire, dans une société jeune, c'est un idéalisme ardent, un prosélytisme généreux, un dévouement actif qui s'y développeront de préférence. Si l'on voit les dégénérés se multiplier aux époques de décadence, c'est par eux aussi que les États se fondent; c'est parmi eux que se recrutent tous les grands rénovateurs. Une puissance aussi ambiguë[45] ne saurait donc suffire à rendre compte d'un fait social aussi défini que le taux des suicides.
V.
Mais il est un état psychopathique particulier, auquel on a, depuis quelque temps, l'habitude d'imputer à peu près tous les maux de notre civilisation. C'est l'alcoolisme. Déjà on lui attribue, à tort ou à raison, les progrès de la folie, du paupérisme, de la criminalité. Aurait-il quelque influence sur la marche du suicide? A priori, l'hypothèse paraît peu vraisemblable. Car c'est dans les classes les plus cultivées et les plus aisées que le suicide fait le plus de victimes et ce n'est pas dans ces milieux que l'alcoolisme a ses clients les plus nombreux. Mais rien ne saurait prévaloir contre les faits. Examinons-les.
Si l'on compare la carte française des suicides avec celle des poursuites pour abus de boissons[46], on n'aperçoit entre elles presque aucun rapport. Ce qui caractérise la première, c'est l'existence de deux grands foyers de contamination dont l'un est situé dans l'Île-de-France et s'étend de là vers l'Est, tandis que l'autre occupe la côte méditerranéenne, de Marseille à Nice. Tout autre est la distribution des taches claires et des taches sombres sur la carte de l'alcoolisme. Ici, l'on trouve trois centres principaux, l'un en Normandie et plus particulièrement dans la Seine-Inférieure, l'autre dans le Finistère et les départements bretons en général, le troisième enfin dans le Rhône et la région voisine. Au contraire, au point de vue du suicide, le Rhône n'est pas au-dessus de la moyenne, la plupart des départements normands sont au-dessous, la Bretagne est presque indemne. La géographie des deux phénomènes est donc trop différente pour qu'on puisse imputer à l'un une part importante dans la production de l'autre.
On arrive au même résultat, si l'on compare le suicide non plus aux délits d'ivresse, mais aux maladies nerveuses ou mentales causées par l'alcoolisme. Après avoir groupé les départements français en huit classes d'après l'importance de leur contingent en suicides, nous avons cherché quel était, dans chacune, le nombre moyen des cas de folie de cause alcoolique, d'après les chiffres que donne le docteur Lunier[47]; nous avons obtenu le résultat suivant:
/* +——————————————-+————————-+——————————+ | | Suicides par | Folies de cause | | |100.000 habitants| alcoolique sur 100 | | | (1872-76). | admissions | | | |(1867-69 et 1874-76)| +——————+————————+————————-+——————————+ | 1er Groupe (5 départements) |Au-dessous de 50 | 11,45 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 2e —— (18 —— ) | De 51 à 75 | 12,07 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 3e —— (15 —— ) | — 76 à 100 | 11,92 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 4e —— (20 —— ) | — 101 à 150 | 13,42 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 5e —— (10 —— ) | — 151 à 200 | 14,57 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 6e —— (9 —— ) | — 201 à 250 | 13,26 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 7e —— (4 —— ) | — 251 à 300 | 16,32 | +——————+————————+————————-+——————————+ | 8e —— (5 —— ) | Au delà | 13,47 | +——————————————————————————————————+ */
Les deux colonnes ne correspondent pas entre elles. Tandis que les suicides passent du simple au sextuple et au delà, la proportion des folies alcooliques augmente à peine de quelques unités et l'accroissement n'est pas régulier; la deuxième classe l'emporte sur la troisième, la cinquième sur la sixième, la septième sur la huitième. Pourtant, si l'alcoolisme agit sur le suicide en tant qu'état psychopathique, ce ne peut être que par les troubles mentaux qu'il détermine. La comparaison des deux cartes confirme celle des moyennes[48].
[Illustration:
Planche I. SUICIDES ET ALCOOLISME.
Suicides (1878-1887)
Délits d'ivresse (1875-1887) ]
[Illustration:
Planche I. SUICIDES ET ALCOOLISME.
Folies alcooliques (1867-1876)
Consommation de l'alcool (1873) ]
Au premier abord, un rapport plus étroit paraît exister entre la quantité d'alcool consommé et la tendance au suicide, au moins pour ce qui regarde notre pays. En effet, c'est dans les départements septentrionaux qu'on boit le plus d'alcool et c'est aussi sur cette même région que le suicide sévit avec le plus de violence. Mais d'abord, les deux taches n'ont pas du tout, sur les deux cartes, la même configuration. L'une a son maximum de relief en Normandie et dans le Nord et elle se dégrade à mesure qu'elle descend vers Paris; c'est celle de la consommation alcoolique. L'autre, au contraire, a sa plus grande intensité dans la Seine et les départements voisins; elle est déjà moins sombre en Normandie et n'atteint pas le Nord. La première se développe vers l'Ouest et va jusqu'au littoral de l'Océan; la seconde a une orientation inverse. Elle est très vite arrêtée dans la direction de l'Ouest par une limite qu'elle ne franchit pas; elle ne dépasse pas l'Eure et l'Eure-et-Loir tandis qu'elle tend fortement vers l'Est. De plus, la masse sombre formée au Midi par le Var et les Bouches-du-Rhône sur la carte des suicides ne se retrouve plus du tout sur celle de l'alcoolisme[49].
Enfin, même dans la mesure où il y a coïncidence, elle n'a rien de démonstratif, car elle est fortuite. En effet, si l'on sort de France en s'élevant toujours vers le Nord, la consommation de l'alcool va presque régulièrement en croissant sans que le suicide se développe. Tandis qu'en France, en 1873, il n'était consommé en moyenne que 2 litres 84 d'alcool par tête d'habitant, en Belgique, ce chiffre s'élevait à 8 litres 56 pour 1870, en Angleterre à 9 litres 07 (1870-71), en Hollande à 4 litres (1870), en Suède à 10 litres 34 (1870), en Russie à 10 litres 69 (1866) et même à Saint-Pétersbourg jusqu'à 20 litres (1855). Et cependant, tandis que, aux époques correspondantes, la France comptait 150 suicides par million d'habitants, la Belgique n'en avait que 68, la Grande-Bretagne 70, la Suède 85, la Russie très peu. Même à Saint-Pétersbourg, de 1864 à 1868, le taux moyen annuel n'a été que de 68,8. Le Danemark est le seul pays du Nord où il y ait à la fois beaucoup de suicides et une grande consommation d'alcool (16 litres 51 en 1845)[50]. Si donc nos départements septentrionaux se font remarquer à la fois par leur penchant au suicide et leur goût pour les boissons spiritueuses, ce n'est pas que le premier dérive du second et y trouve son explication. La rencontre est accidentelle. Dans le Nord, en général, on boit beaucoup d'alcool parce que le vin y est rare et cher[51], que, peut-être, une alimentation spéciale, de nature à maintenir élevée la température de l'organisme, y est plus nécessaire qu'ailleurs; et, d'un autre côté, il se trouve que les causes génératrices du suicide sont spécialement accumulées dans cette même région de notre pays.
La comparaison des différents pays d'Allemagne confirme cette conclusion. Si, en effet, on les classe au double point de vue du suicide et de la consommation alcoolique[52] (Voir tableau suivant), on constate que le groupe où l'on se suicide le plus (le 3e) est un de ceux où l'on consomme le moins d'alcool. Dans le détail on trouve même de véritables contrastes: la province de Posen est presque de tout l'Empire le pays le moins éprouvé par le suicide (96,4 cas pour un million d'habitants), c'est celui où l'on s'alcoolise le plus (13 litres par tête); en Saxe où l'on se tue presque quatre fois plus (348 pour un million), on boit deux fois moins. Enfin, on remarquera que le quatrième groupe, où la consommation de l'alcool est le plus faible, est composé presque uniquement des États méridionaux. D'un autre côté, si l'on s'y tue moins que dans le reste de l'Allemagne, c'est que la population y est catholique ou contient de fortes minorités catholiques[53].
Alcoolisme et suicide en Allemagne.
/* +—————+———————+———————-+—————————————+ | |Consommation | Moyenne des | Pays | | |de l'alcool | suicides dans | | | | (1884-86). | le groupe. | | +—————+———————+———————-+—————————————+ | |13 lit. à | 206,1 p. | Posnanie, Silésie, | |1er Groupe|10,8 par tête.| million d'hab.| Brandebourg, Poméranie. | +—————+———————+———————-+—————————————+ | | | | Prusse orientale et | | 2e ——- |9,2 lit. à 7,2| 208,4 —- | occidentale, Hanovre, | | | | | province de Saxe, | | | | | Thuringe, Westphalie. | +—————+———————+———————-+—————————————+ | | | | Mecklembourg, | | | | | royaume de Saxe, | | 3e ——- |6,4 lit. à 4,5| 208,4 —- | Schleswig-Holstein, | | | | | Alsace, province et | | | | | grand-duché de Hesse. | +—————+———————+———————-+—————————————+ | 4e ——- | 4 lit. et | | Provinces du Rhin, Bade, | | | au-dessous. | 147,9 —- | Bavière, Wurtemberg. | +——————————————————————————————————+ */
Ainsi, il n'est aucun état psychopathique qui soutienne avec le suicide une relation régulière et incontestable. Ce n'est pas parce qu'une société contient plus ou moins de névropathes ou d'alcooliques, qu'elle a plus ou moins de suicidés. Quoique la dégénérescence, sous ses différentes formes, constitue un terrain psychologique éminemment propre à l'action des causes qui peuvent déterminer l'homme à se tuer, elle n'est pas elle-même une de ces causes. On peut admettre que, dans des circonstances identiques, le dégénéré se tue plus facilement que le sujet sain; mais il ne se tue pas nécessairement en vertu de son état. La virtualité qui est en lui ne peut entrer en acte que sous l'action d'autres facteurs qu'il nous faut rechercher.
CHAPITRE II
Le suicide et les états psychologiques normaux. La race. L'hérédité.
Mais il pourrait se faire que le penchant au suicide fût fondé dans la constitution de l'individu, sans dépendre spécialement des états anormaux que nous venons de passer en revue. Il pourrait consister en phénomènes purement psychiques, sans être nécessairement lié à quelque perversion du système nerveux. Pourquoi n'y aurait-il pas chez les hommes une tendance à se défaire de l'existence qui ne serait ni une monomanie, ni une forme de l'aliénation mentale ou de la neurasthénie? La proposition pourrait même être regardée comme établie, si, comme l'ont admis plusieurs suicidographes[54], chaque race avait un taux de suicides qui lui fût propre. Car une race ne se définit et ne se différencie des autres que par des caractères organico-psychiques. Si donc le suicide variait réellement avec les races, il faudrait reconnaître qu'il y a quelque disposition organique dont il est étroitement solidaire.
Mais ce rapport existe-t-il?
I.
Et d'abord, qu'est-ce qu'une race? Il est d'autant plus nécessaire d'en donner une définition que, non seulement le vulgaire, mais les anthropologistes eux-mêmes emploient le mot dans des sens assez divergents. Cependant, dans les différentes formules qui en ont été proposées, on retrouve généralement deux notions fondamentales: celle de ressemblance et celle de filiation. Mais, suivant les écoles, c'est l'une ou l'autre de ces idées qui tient la première place.
Tantôt, on a entendu par race un agrégat d'individus qui, sans doute, présentent des traits communs, mais qui, de plus, doivent cette communauté de caractères à ce fait qu'ils sont tous dérivés d'une même souche. Quand, sans l'influence d'une cause quelconque, il se produit chez un ou plusieurs sujets d'une même génération sexuelle une variation qui les distingue du reste de l'espèce et que cette variation, au lieu de disparaître à la génération suivante, se fixe progressivement dans l'organisme par l'effet de l'hérédité, elle donne naissance à une race. C'est dans cet esprit que M. de Quatrefages a pu définir la race «l'ensemble des individus semblables appartenant à une même espèce et transmettant par voie de génération sexuelle les caractères d'une variété primitive[55]». Ainsi entendue, elle se distinguerait de l'espèce en ce que les couples initiaux d'où seraient sorties les différentes races d'une même espèce seraient, à leur tour, tous issus d'un couple unique. Le concept en serait donc nettement circonscrit et c'est par le procédé spécial de filiation qui lui a donné naissance qu'elle se définirait.
Malheureusement, si l'on s'en tient à cette formule, l'existence et le domaine d'une race ne peuvent être établis qu'à l'aide de recherches, historiques et ethnographiques, dont les résultats sont toujours douteux; car, sur ces questions d'origine, on ne peut jamais arriver qu'à des vraisemblances très incertaines. De plus, il n'est pas sûr qu'il y ait aujourd'hui des races humaines qui répondent à cette définition; car, par suite des croisements qui ont eu lieu dans tous les sens, chacune des variétés existantes de notre espèce dérive d'origines très diverses. Si donc on ne nous donne pas d'autre critère, il sera bien difficile de savoir quels rapports les différentes races soutiennent avec le suicide, car on ne saurait dire avec précision où elles commencent et où elles finissent. D'ailleurs, la conception de M. de Quatrefages a le tort de préjuger la solution d'un problème que la science est loin d'avoir résolu. Elle suppose; en effet, que les qualités caractéristiques de la race se sont formées au cours de l'évolution, qu'elles ne se sont fixées dans l'organisme que sous l'influence de l'hérédité. Or c'est ce que conteste toute une école d'anthropologistes qui ont pris le nom de polygénistes. Suivant eux, l'humanité, au lieu de descendre tout entière d'un seul et même couple, comme le veut la tradition biblique, serait apparue, soit simultanément soit successivement, sur des points distincts du globe. Comme ces souches primitives se seraient formées indépendamment les unes des autres et dans des milieux différents, elles se seraient différenciées dès le début; par conséquent, chacune d'elles aurait été une race. Les principales races ne se seraient donc pas constituées grâce à la fixation progressive de variations acquises, mais dès le principe et d'emblée.
Puisque ce grand débat est toujours ouvert, il n'est pas méthodique de faire entrer l'idée de filiation ou de parenté dans la notion de la race. Il vaut mieux la définir par ses attributs immédiats, tels que l'observateur peut directement les atteindre, et ajourner toute question d'origine. Il ne reste alors que deux caractères qui la singularisent. En premier lieu, c'est un groupe d'individus qui présentent des ressemblances; mais il en est ainsi des membres d'une même confession ou d'une même profession. Ce qui achève de la caractériser, c'est que ces ressemblances sont héréditaires. C'est un type qui, de quelque manière qu'il se soit formé à l'origine, est actuellement transmissible par l'hérédité. C'est dans ce sens que Prichard disait: «Sous le nom de race, on comprend toute collection d'individus présentant plus ou moins de caractères communs transmissibles par hérédité, l'origine de ces caractères étant mise de côté et réservée». M. Broca s'exprime à peu près dans les mêmes termes: «Quant aux variétés du genre humain, dit-il, elles ont reçu le nom de races, qui fait naître l'idée d'une filiation plus ou moins directe entre les individus de la même variété, mais ne résout ni affirmativement, ni négativement, la question de parenté entre individus de variétés différentes[56]».
Ainsi posé, le problème de la constitution des races devient soluble; seulement, le mot est pris alors dans une acception tellement étendue, qu'il en devient indéterminé. Il ne désigne plus seulement les embranchements les plus généraux de l'espèce, les divisions naturelles et relativement immuables de l'humanité, mais des types de toute sorte. De ce point, de vue, en effet, chaque groupe de nations dont les membres, par suite des relations intimes qui les ont unis pendant des siècles, présentent des similitudes en partie héréditaires, constituerait une race. C'est ainsi qu'on parle parfois d'une race latine, d'une race anglo-saxonne, etc. Même, c'est seulement sous cette forme que les races peuvent être encore regardées comme des facteurs concrets et vivants du développement historique. Dans la mêlée des peuples, dans le creuset de l'histoire, les grandes races, primitives et fondamentales, ont fini par se confondre tellement les unes dans les autres qu'elles ont à peu près perdu toute individualité. Si elles ne se sont pas totalement évanouies, du moins, on n'en retrouve plus que de vagues linéaments, des traits épars qui ne se rejoignent qu'imparfaitement les uns les autres et ne forment pas de physionomies caractérisées. Un type humain que l'on constitue uniquement à l'aide de quelques renseignements, souvent indécis, sur la grandeur de la taille et sur la forme du crâne, n'a pas assez de consistance ni de détermination pour qu'on puisse lui attribuer une grande influence sur la marche des phénomènes sociaux. Les types plus spéciaux et de moindre étendue qu'on appelle des races au sens large du mot ont un relief plus marqué, et ils ont nécessairement un rôle historique, puisqu'ils sont des produits de l'histoire beaucoup plus que de la nature. Mais il s'en faut qu'ils soient objectivement définis. Nous savons bien mal, par exemple, à quels signes exacts la race latine se distingue de la race saxonne. Chacun en parle un peu à sa manière sans grande rigueur scientifique.
Ces observations préliminaires nous avertissent que le sociologue ne saurait être trop circonspect quand il entreprend de chercher l'influence des races sur un phénomène social quel qu'il soit. Car, pour pouvoir résoudre de tels problèmes, encore faudrait-il savoir quelles sont les différentes races et comment elles se reconnaissent les unes des autres. Cette réserve est d'autant plus nécessaire que cette incertitude de l'anthropologie pourrait bien être due à ce fait que le mot de race ne correspond plus actuellement à rien de défini. D'une part, en effet, les races originelles n'ont plus guère qu'un intérêt paléontologique et, de l'autre, ces groupements plus restreints que l'on qualifie aujourd'hui de ce nom, semblent n'être que des peuples ou des sociétés de peuples, frères par la civilisation plus que par le sang. La race ainsi conçue finit presque par se confondre avec la nationalité.
II.
Accordons, cependant, qu'il existe en Europe quelques grands types dont on aperçoit en gros les caractères les plus généraux et entre lesquels se répartissent les peuples et convenons de leur donner le nom de races. Morselli en distingue quatre: le type germanique, qui comprend, comme variétés, l'allemand, le scandinave, l'anglo-saxon, le flamand; le type celto-romain (belges, français, italiens, espagnols); le type slave et le type ouralo-altaïque. Nous ne mentionnons ce dernier que pour mémoire, car il compte trop peu de représentants en Europe pour qu'on puisse déterminer quels rapports il a avec le suicide. Il n'y a, en effet, que les Hongrois, les Finlandais et quelques provinces russes qui y puissent être rattachés. Les trois autres races se classeraient de la manière suivante selon l'ordre décroissant de leur aptitude au suicide: d'abord les peuples germaniques, puis les celto-romains, enfin les slaves[57].
Mais ces différences peuvent-elles être réellement imputées à l'action de la race?
L'hypothèse serait plausible si chaque groupe de peuples réunis ainsi sous un même vocable avait pour le suicide une tendance d'intensité à peu près égale. Mais il existe entre nations de même race les plus extrêmes divergences. Tandis que les Slaves, en général, sont peu enclins à se tuer, la Bohême et la Moravie font exception. La première compte 158 suicides par million d'habitants et la seconde 136, alors que la Carniole n'en a que 46, la Croatie 30, la Dalmatie 14. De même, de tous les peuples celto-romains, la France se distingue par l'importance de son apport, 150 suicides par million, tandis que l'Italie, à la même époque, n'en donnait qu'une trentaine et l'Espagne moins encore. Il est bien difficile d'admettre, comme le veut Morselli, qu'un écart aussi considérable puisse s'expliquer par ce fait que les éléments germaniques sont plus nombreux en France que dans les autres pays latins. Étant donné surtout que les peuples qui se séparent ainsi de leurs congénères sont aussi les plus civilisés, on est en droit de se demander si ce qui différencie les sociétés et les groupes soi-disant ethniques, ce n'est pas plutôt l'inégal développement de leur civilisation.
Entre les peuples germaniques, la diversité est encore plus grande. Des quatre groupes qu'on rattache à cette souche, il en est trois qui sont beaucoup moins enclins au suicide que les Slaves et que les Latins. Ce sont les Flamands qui ne comptent que 50 suicides (par million), les Anglo-saxons qui n'en ont que 70[58]; quant aux Scandinaves, le Danemark, il est vrai, présente Le chiffre élevé de 268 suicides, mais la Norwège n'en a que 74,5 et la Suède que 84. Il est donc impossible d'attribuer le taux des suicides danois à la race, puisque, dans les deux pays où cette race est le plus pure, elle produit des effets contraires. En somme, de tous les peuples germaniques, il n'y a que les Allemands qui soient, d'une manière générale, fortement portés au suicide. Si donc nous prenions les termes dans un sens rigoureux, il ne pourrait plus être ici question de race, mais de nationalité. Cependant, comme il n'est pas démontré qu'il n'y ait pas un type allemand qui soit, en partie, héréditaire, on peut convenir d'étendre jusqu'à cette extrême limite le sens du mot et dire que, chez les peuples de race allemande, le suicide est plus développé que dans la plupart des sociétés celto-romaines, slaves ou même anglo-saxonnes et scandinaves. Mais c'est tout ce qu'on peut conclure des chiffres qui précèdent. En tout état de cause, ce cas est le seul où une certaine influence des caractères ethniques pourrait être, à la rigueur, soupçonnée. Encore allons-nous voir que, en réalité, la race n'y est pour rien.
En effet, pour pouvoir attribuer à cette cause le penchant des Allemands pour le suicide, il ne suffit pas de constater qu'il est général en Allemagne; car cette généralité pourrait être due à la nature propre de la civilisation allemande. Mais il faudrait avoir démontré que ce penchant est lié à un état héréditaire de l'organisme allemand, que c'est un trait permanent du type, qui subsiste alors même que le milieu social est changé. C'est à cette seule condition que nous pourrons y voir un produit de la race. Cherchons donc si, en dehors de l'Allemagne, alors qu'il est associé à la vie d'autres peuples et acclimaté à des civilisations différentes, l'Allemand garde sa triste primauté.
L'Autriche nous offre, pour répondre à la question, une expérience toute faite. Les Allemands y sont mêlés, dans des proportions très différentes selon les provinces, à une population dont les origines ethniques sont tout autres. Voyons donc si leur présence a pour effet de faire hausser le chiffre des suicides. Le tableau VII (V. ci-dessous) indique pour chaque province, en même temps que le taux moyen des suicides pendant la période quinquennale 1872-77, l'importance numérique des éléments allemands. C'est d'après la nature des idiomes employés qu'on a fait la part des différentes races; quoique ce critère ne soit pas d'une exactitude absolue, c'est pourtant le plus sûr dont on puisse se servir.
Tableau VII
Comparaison des provinces autrichiennes au point de vue du suicide et de la race.
/* +————————————————+——————+———————————+ | | SUR 100 | TAUX DES SUICIDES | | | habitants | par million. | | | combien | | | |d'Allemands.| | +—————-+——————————+——————+—-+—————————+ | |Autriche inférieure.| 95,90 |254| | | Provinces +——————————+——————+—-+ | | |Autriche supérieure.| 100 |110| Moyenne | | purement +——————————+——————+—-+ | | | Salzbourg | 100 |120| 106. | |allemandes.+——————————+——————+—-+ | | | Tyrol transalpin | 100 |88 | | +—————-+——————————+——————+—-+—————————+ | | Carinthie | 71,40 |92 | | |En majorité+——————————+——————+—-+ Moyenne | | | Styrie | 62,45 |94 | | |allemandes.+——————————+——————+—-+ 125. | | | Silésie | 53,37 |190| | +—————-+——————————+——————+—-+————+————-+ |À minorité | Bohême | 37,64 |158| | | | +——————————+——————+—-+ Moyenne| | | allemande | Moravie | 26,33 |136| | | | +——————————+——————+—-+ 140. | | |importante.| Bukovine | 9,06 |128| |Moyennes | +—————-+——————————+——————+—-+————+ | | | Galicie | 2,72 |82 | | des | | +——————————+——————+—-+ | | |À minorité | Tyrol cisalpin | 190 |88 | |2 groupes| | +——————————+——————+—-+ | | | allemande | Littoral | 1,62 |38 | | 86. | | +——————————+——————+—-+ | | | faible. | Carniole | 6,20 |46 | | | | +——————————+——————+—-+ | | | | Dalmatie | ——- |14 | | | +——————————————————————————————————+ */
Il nous est impossible d'apercevoir dans ce tableau, que nous empruntons à Morselli lui-même, la moindre trace de l'influence allemande. La Bohême, la Moravie et la Bukovine qui comprennent seulement de 37 à 9 % d'Allemands ont une moyenne de suicides (140) supérieure à celle de la Styrie, de la Carinthie et de la Silésie (125) où les Allemands sont pourtant en grande majorité. De même, ces derniers pays, où se trouve pourtant une importante minorité de Slaves, dépassent, pour ce qui regarde le suicide, les trois seules provinces où la population est tout entière allemande, la Haute-Autriche, le Salzbourg et le Tyrol transalpin. Il est vrai que l'Autriche inférieure donne beaucoup plus de suicides que les autres régions; mais l'avance qu'elle a sur ce point ne saurait être attribuée à la présence d'éléments allemands, puisque ceux-ci sont plus nombreux dans la Haute-Autriche, le Salzbourg et le Tyrol transalpin où l'on se tue deux ou trois fois moins. La vraie cause de ce chiffre élevé, c'est que l'Autriche inférieure a pour chef-lieu Vienne qui, comme toutes les capitales, compte tous les ans un nombre énorme de suicides; en 1876, il s'en commettait 320 par million d'habitants. Il faut donc se garder d'attribuer à la race ce qui provient de la grande ville. Inversement, si le Littoral, la Carniole et la Dalmatie ont si peu de suicides, ce n'est pas l'absence d'Allemands qui en est cause; car, dans le Tyrol cisalpin, en Galicie, où pourtant il n'y a pas plus d'Allemands, il y a de deux à cinq fois plus de morts volontaires. Si même on calcule le taux moyen des suicides pour l'ensemble des huit provinces à minorité allemande, on arrive au chiffre de 86, c'est-à-dire autant que dans le Tyrol transalpin, où il n'y a que des Allemands, et plus que dans la Carinthie et dans la Styrie où ils sont en très grand nombre. Ainsi, quand l'Allemand et le Slave vivent dans le même milieu social, leur tendance au suicide est sensiblement la même. Par conséquent, la différence qu'on observe entre eux quand les circonstances sont autres, ne tient pas à la race.
Il en est de même de celle que nous avons signalée entre l'Allemand et le Latin. En Suisse, nous trouvons ces deux races en présence. Quinze cantons sont allemands soit en totalité, soit en partie. La moyenne des suicides y est de 186 (année 1876). Cinq sont en majorité français (Valais, Fribourg, Neufchâtel, Genève, Vaud). La moyenne des suicides y est de 255. Celui de ces cantons où il s'en commet le moins, le Valais (10 pour 1 million) se trouve être justement celui où il y a le plus d'Allemands (319 sur 1,000 habitants); au contraire, Neufchâtel, Genève et Vaud, où la population est presque tout entière latine, ont respectivement 486, 321, 371 suicides.
Pour permettre au facteur ethnique de mieux manifester son influence si elle existe, nous avons cherché à éliminer le facteur religieux qui pourrait la masquer. Pour cela, nous avons comparé les cantons allemands aux cantons français de même confession. Les résultats de ce calcul n'ont fait que confirmer les précédents:
Cantons suisses.
/* +——————————-+—————-+——————————-+——————+ |Catholiques allemands|87 suicides|Protestants allemands|293 suicides| +——————————-+—————-+——————————-+——————+ | —— français |83 —— | —— français |456 ——— | +——————————-+—————-+——————————-+——————+ */
D'un côté, il n'y a pas d'écart sensible entre les deux races; de l'autre, ce sont les Français qui ont la supériorité.
Les faits concordent donc à démontrer que, si les Allemands se tuent plus, que les autres peuples, la cause n'en, est pas au sang qui coule dans leurs veines, mais à la civilisation au sein de laquelle ils sont élevés. Cependant, parmi les preuves qu'a données Morselli pour établir l'influence de la race, il en est une qui, au premier abord, pourrait passer pour plus concluante. Le peuple français résulte du mélange de deux races principales, les Celtes et les Kymris, qui, dès l'origine, se distinguaient l'une de l'autre par la taille. Dès l'époque de Jules César, les Kymris étaient connus pour leur haute stature. Aussi est-ce d'après la taille des habitants que Broca a pu déterminer de quelle manière ces deux races sont actuellement distribuées sur la surface de notre territoire, et il a trouvé que les populations d'origine celtique sont prépondérantes au sud de la Loire, celles d'origine kymrique au nord. Cette carte ethnographique offre donc une certaine ressemblance avec celle des suicides; car nous savons que ceux-ci sont cantonnés dans la partie septentrionale du pays et sont, au contraire, à leur minimum dans le Centre et dans le Midi. Mais Morselli est allé plus loin. Il a cru pouvoir établir que les suicides français variaient régulièrement selon le mode de distribution des éléments ethniques. Pour procéder à cette démonstration, il constitua six groupes de départements, calcula pour chacun d'eux la moyenne des suicides et aussi celle des conscrits exemptés pour défaut de taille; ce qui est une manière indirecte, de mesurer la taille moyenne de la population correspondante, car elle s'élève dans la mesure où le nombre des exemptés diminue. Or il se trouve que ces deux séries de moyennes varient en raison inverse l'une de l'autre; il y a d'autant plus de suicides qu'il y a moins d'exemptés pour taille insuffisante, c'est-à-dire que la taille moyenne est plus haute[59].
Une correspondance aussi exacte, si elle était établie, ne pourrait guère être expliquée que par l'action de la race. Mais la manière dont Morselli est arrivé à ce résultat ne permet pas de le considérer comme acquis. Il a pris, en effet, comme base de sa comparaison, les six groupes ethniques distingués par Broca[60] suivant le degré supposé de pureté des deux races celtiques ou kymriques. Or, quelle que soit l'autorité de ce savant, ces questions ethnographiques sont beaucoup trop complexes et laissent encore trop de place à la diversité des interprétations et des hypothèses contradictoires pour qu'on puisse regarder comme certaine la classification qu'il a proposée. Il n'y a qu'à voir de combien de conjectures historiques, plus ou moins invérifiables, il a dû l'appuyer, et, s'il ressort avec évidence de ces recherches qu'il y a en France deux types anthropologiques nettement distincts, la réalité des types intermédiaires et diversement nuancés qu'il a cru reconnaître est bien plus douteuse[61]. Si donc, laissant de côté ce tableau systématique, mais peut-être trop ingénieux, on se contente de classer les départements d'après la taille moyenne qui est propre à chacun d'eux (c'est-à-dire d'après le nombre moyen des conscrits exemptés pour défaut de taille) et si, en regard de chacune de ces moyennes, on met celle des suicides, on trouve les résultats suivants qui diffèrent sensiblement de ceux qu'a obtenus Morselli:
Tableau VIII
/* +—————————————————+————————————————-+ | DÉPARTEMENTS À HAUTE TAILLE. | DÉPARTEMENTS À PETITE TAILLE. | +———————+—————+————+——————-+—————+————+ | | Nombre | Taux | | Nombre | Taux | | | des | moyen | | des | moyen | | | exemptés | des | | exemptés | des | | | |suicides| | |suicides| +———————+—————+————+——————-+—————+————+ | |Au-dessous| | |De 60 à | 115 | | 1er groupe (9|de 40 pour| 180 |1er groupe |80 pour |(sans la| | départ.) |mille | |(22 départ.).|mille |Seine | | |examinés. | | |examinés | 101). | +———————+—————+————+——————-+—————+————+ | 2e groupe (8 | | |2e groupe (12|De 80 | | | départ.) |De 40 à 50| 249 | départ.)… |à 100. | 88 | +———————+—————+————+——————-+—————+————+ | 3e groupe (17| | |3e groupe (14| | | | départ.) |De 50 à 60| 170 | départ.). |Au-dessus | 90 | +———————+—————+————+——————-+—————+————+ | |Au-dessous| | |Au-dessus | 103 | |Moyenne |de 60 pour| 191 |Moyenne |de 60 |(avec la| |générale |mille | |générale. |pour mille|Seine). | | |examinés. | | |examinés. |93 (sans| | | | | | |la | | | | | | |Seine). | +———————+—————+————+——————-+—————+————+ */
Le taux des suicides ne croît pas, d'une manière régulière, proportionnellement à l'importance relative des éléments kymriques ou supposés tels; car le premier groupe, où les tailles sont le plus hautes, compte moins de suicides que le second, et pas sensiblement plus que le troisième; de même, les trois derniers sont à peu près au même niveau[62], quelqu'inégaux qu'ils soient sous le rapport de la taille. Tout ce qui ressort de ces chiffres, c'est que, au point de vue des suicides comme à celui de la taille, la France est partagée en deux moitiés, l'une septentrionale où les suicides sont nombreux et les tailles élevées, l'autre centrale où les tailles sont moindres et où l'on se tue moins, sans que, pourtant, ces deux progressions soient exactement parallèles. En d'autres termes, les deux grandes masses régionales que nous avons aperçues sur la carte ethnographique se retrouvent sur celle des suicides; mais la coïncidence n'est vraie qu'en gros et d'une manière générale. Elle ne se retrouve pas dans le détail des variations que présentent les deux phénomènes comparés.
Une fois qu'on l'a ainsi ramenée à ses proportions véritables, elle ne constitue plus une preuve décisive en faveur des éléments ethniques; car elle n'est plus qu'un fait curieux, qui ne suffit pas à démontrer une loi. Elle peut très bien n'être due qu'à la simple rencontre de facteurs indépendants. Tout au moins, pour qu'on pût l'attribuer à l'action des races, il faudrait que cette hypothèse fût confirmée et même réclamée, par d'autres faits. Or, tout au contraire, elle est contredite par ceux qui suivent:
1° Il serait étrange qu'un type collectif comme celui des Allemands, dont la réalité est incontestable et qui a pour le suicide une si puissante affinité, cessât de la manifester dès que les circonstances sociales se modifient, et qu'un type à demi problématique comme celui des Celtes ou des anciens Belges, dont il ne reste que de rares vestiges, eût encore aujourd'hui sur cette même tendance une action efficace. Il y a trop d'écart entre l'extrême généralité des caractères qui en perpétuent le souvenir et la spécialité complexe d'un tel penchant.
2° Nous verrons plus loin que le suicide était fréquent chez les anciens Celtes[63]. Si donc, aujourd'hui, il est rare dans les populations qu'on suppose être d'origine celtique, ce ne peut être en vertu d'une propriété congénitale de la race, mais de circonstances extérieures qui ont changé.
3° Celtes et Kymris ne constituent pas des races primitives et pures; ils étaient affiliés «par le sang, comme par le langage et les croyances[64]». Les uns et les autres ne sont que des variétés de cette race d'hommes blonds et à haute stature qui, soit par invasions en masse, soit par essaims successifs, se sont peu à peu répandus dans toute l'Europe. Toute la différence qu'il y a entre eux au point de vue ethnographique, c'est que les Celtes, en se croisant avec les races brunes et petites du Midi, se sont écartés davantage du type commun. Par conséquent, si la plus grande aptitude des Kymris pour le suicide a des causes ethniques, elle viendrait de ce que, chez eux, la race primitive, s'est moins altérée. Mais alors, on devrait voir, même en dehors de la France, le suicide croître d'autant plus que les caractères distinctifs de cette race sont plus accusés. Or il n'en est rien. C'est en Norwège que se trouvent les plus hautes tailles de l'Europe (1 m. 72) et, d'ailleurs, c'est vraisemblablement du Nord, en particulier des bords de la Baltique, que ce type est originaire; c'est aussi là qu'il passe pour s'être le mieux maintenu. Pourtant, dans la presqu'île Scandinave, le taux des suicides n'est pas élevé. La même race, dit-on, a mieux conservé sa pureté en Hollande, en Belgique et en Angleterre qu'en France[65], et cependant ce dernier pays est beaucoup plus fécond en suicides que les trois autres.
Du reste, cette distribution géographique des suicides français peut s'expliquer sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir les puissances obscures de la race. On sait que notre pays est divisé, moralement aussi bien qu'ethnologiquement, en deux parties qui ne se sont pas encore complètement pénétrées. Les populations du Centre et du Midi ont gardé leur humeur, un genre de vie qui leur est propre et, pour cette raison, résistent aux idées et aux mœurs du Nord. Or, c'est au Nord que se trouve le foyer de la civilisation française; elle est donc restée chose essentiellement septentrionale. D'autre part, comme elle contient, ainsi qu'on le verra plus loin, les principales causes qui poussent les Français à se tuer, les limites géographiques de sa sphère d'action sont aussi celles de la zone la plus fertile en suicides. Si donc les gens du Nord se tuent plus que ceux du Midi, ce n'est pas qu'ils y soient plus prédisposés en vertu de leur tempérament ethnique; c'est simplement que les causes sociales du suicide sont plus particulièrement accumulées au nord de la Loire qu'au sud.
Quant à savoir comment cette dualité morale de notre pays s'est produite et maintenue, c'est une question d'histoire que des considérations ethnographiques ne sauraient suffire à résoudre. Ce n'est pas ou, en tout cas, ce n'est pas seulement la différence des races qui a pu eu être cause; car des races très diverses sont susceptibles de se mêler et de se perdre les unes dans les autres. Il n'y a pas entre le type septentrional et le type méridional un tel antagonisme que des siècles de vie commune n'aient pu en triompher. Le Lorrain ne différait pas moins du Normand que le Provençal de l'habitant de l'Ile-de-France. Mais c'est que, pour des raisons historiques, l'esprit provincial, le traditionnalisme local sont restés beaucoup plus forts dans le Midi, tandis qu'au Nord la nécessité de faire face à des ennemis communs, une plus étroite solidarité d'intérêts, des contacts plus fréquents ont rapproché plus tôt les peuples et confondu leur histoire. Et c'est précisément ce nivellement moral qui, en rendant plus active la circulation des hommes, des idées et des choses, a fait de cette dernière région le lieu d'origine d'une civilisation intense[66].
III.
La théorie qui fait de la race un facteur important du penchant au suicide admet, d'ailleurs, implicitement qu'il est héréditaire: car il ne peut constituer un caractère ethnique qu'à cette condition. Mais l'hérédité du suicide est-elle démontrée? La question mérite d'autant plus d'être examinée que, en dehors des rapports qu'elle soutient avec la précédente, elle a par elle-même son intérêt propre. Si, en effet, il était établi que la tendance au suicide se transmet par la génération, il faudrait reconnaître qu'elle dépend étroitement d'un état organique déterminé.
Mais il importe d'abord de préciser le sens des mots. Quand on dit du suicide qu'il est héréditaire, entend-on simplement que les enfants des suicidés, ayant hérité de l'humeur de leurs parents, sont enclins à se conduire comme eux dans les mêmes circonstances? Dans ces termes, la proposition est incontestable, mais sans portée, car ce n'est pas alors le suicide qui est héréditaire; ce qui se transmet, c'est simplement un certain tempérament général qui peut, le cas échéant, y prédisposer les sujets, mais sans les nécessiter, et qui, par conséquent, n'est pas une explication suffisante de leur détermination. Nous avons vu, en effet, comment la constitution individuelle qui en favorise le plus l'éclosion, à savoir la neurasthénie sous ses différentes formes, ne rend aucunement compte des variations que présente le taux des suicides. Mais c'est dans un tout autre sens que les psychologues ont très souvent parlé d'hérédité. Ce serait la tendance à se tuer qui passerait directement et intégralement des parents aux enfants et qui, une fois transmise, donnerait naissance au suicide avec un véritable automatisme. Elle consisterait alors en une sorte de mécanisme psychologique, doué d'une certaine autonomie, qui ne serait pas très différent d'une monomanie et auquel, selon toute vraisemblance, correspondrait un mécanisme physiologique non moins défini. Par suite, elle dépendrait essentiellement de causes individuelles.
L'observation démontre-t-elle l'existence d'une telle hérédité? Assurément, on voit parfois le suicide se reproduire dans une même famille avec une déplorable régularité. Un des exemples les plus frappants est celui que cite Gall: «Un sieur G…, propriétaire, laisse sept enfants avec une fortune de deux millions, six enfants restent à Paris ou dans les environs, conservent leur portion de la fortune paternelle; quelques-uns même l'augmentent. Aucun n'éprouve de malheurs; tous jouissent d'une bonne santé… Tous les sept frères, dans l'espace de quarante ans, se sont suicidés[67]». Esquirol a connu un négociant, père de six enfants, sur lesquels il y en eut quatre qui se tuèrent; un cinquième fit des tentatives répétées[68]. Ailleurs, on voit successivement les parents, les enfants et les petits-enfants succomber à la même impulsion. Mais l'exemple des physiologistes doit nous apprendre à ne pas conclure prématurément en ces questions d'hérédité qui demandent à être traitées avec beaucoup de circonspection. Ainsi, les cas sont certainement nombreux où la phtisie frappe des générations successives, et cependant, les savants hésitent encore à admettre qu'elle est héréditaire. La solution contraire semble même prévaloir. Cette répétition de la maladie au sein d'une même famille peut être due, en effet, non à l'hérédité de la phtisie elle-même, mais à celle d'un tempérament général, propre à recevoir et à féconder, à l'occasion, le bacille générateur du mal. Dans ce cas, ce qui se transmettrait, ce ne serait pas l'affection elle-même, mais seulement un terrain de nature à en favoriser le développement. Pour avoir le droit de rejeter catégoriquement cette dernière explication, il faudrait avoir au moins établi que le bacille de Koch se rencontre souvent dans le fœtus; tant que cette démonstration n'est pas faite, le doute s'impose. La même réserve est de rigueur dans le problème qui nous occupe. Il ne suffit donc pas, pour le résoudre, de citer certains faits favorables à la thèse de l'hérédité. Mais il faudrait encore que ces faits fussent en nombre suffisant pour ne pas pouvoir être attribués à des rencontres accidentelles—qu'ils ne comportassent pas d'autre explication—qu'ils ne fussent contredits par aucun autre fait. Satisfont-ils à cette triple condition?
Ils passent, il est vrai, pour n'être pas rares. Mais pour qu'on puisse en conclure qu'il est dans la nature du suicide d'être héréditaire, ce n'est pas assez qu'ils soient plus ou moins fréquents. Il faudrait, de plus, pouvoir déterminer quelle en est la proportion par rapport à l'ensemble des morts volontaires. Si, pour une fraction relativement élevée du chiffre total des suicides, l'existence d'antécédents héréditaires était démontrée, on serait fondé à admettre qu'il y a entre ces deux faits un rapport de causalité, que le suicide a une tendance à se transmettre héréditairement. Mais tant que cette preuve manque, on peut toujours se demander si les cas que l'on cite ne sont pas dus à des combinaisons fortuites de causes différentes. Or, les observations et les comparaisons qui, seules, permettraient de trancher cette question n'ont jamais été faites d'une manière étendue. On se contente presque toujours de rapporter un certain nombre d'anecdotes intéressantes. Les quelques renseignements que nous avons sur ce point particulier n'ont rien de démonstratif dans aucun sens; ils sont même un peu contradictoires. Sur 39 aliénés avec penchant plus ou moins prononcé au suicide que le docteur Luys a eu l'occasion d'observer dans son établissement et sur lesquels il a pu réunir des informations assez complètes, il n'a trouvé qu'un seul cas où la même tendance se fût déjà rencontrée dans la famille du malade[69]. Sur 265 aliénés, Brierre de Boismont en a rencontré seulement 11, soit 4 %, dont les parents s'étaient suicidés[70]. La proportion que donne Cazauvieilh est beaucoup plus élevée; chez 13 sujets sur 60, il aurait constaté des antécédents héréditaires; ce qui ferait 28 %[71]. D'après la statistique bavaroise, la seule qui enregistre l'influence de l'hérédité, celle-ci, pendant les années 1857-66, se serait fait sentir environ 13 fois sur 100[72].
Quelque peu décisifs que fussent ces faits, si l'on ne pouvait en rendre compte qu'en admettant une hérédité spéciale du suicide, cette hypothèse recevrait une certaine autorité de l'impossibilité même où l'on serait de trouver une autre explication. Mais il y a au moins deux autres causes qui peuvent produire le même effet, surtout par leur concours.
En premier lieu, presque toutes ces observations ont été faites par des aliénistes et, par conséquent, sur des aliénés. Or l'aliénation mentale est, peut-être, de toutes les maladies celle qui se transmet le plus fréquemment. On peut donc se demander si c'est le penchant au suicide qui est héréditaire, ou si ce n'est pas plutôt l'aliénation mentale dont il est un symptôme fréquent, mais pourtant accidentel. Le doute est d'autant plus fondé que, de l'aveu de tous les observateurs, c'est surtout, sinon exclusivement, chez les aliénés suicidés que se rencontrent les cas favorables à l'hypothèse de l'hérédité[73]. Sans doute, même dans ces conditions, celle-ci joue un rôle important; mais ce n'est plus l'hérédité du suicide. Ce qui est transmis, c'est l'affection mentale dans sa généralité, c'est la tare nerveuse dont le meurtre de soi-même est une conséquence contingente, quoique toujours à redouter. Dans ce cas, l'hérédité ne porte pas plus sur le penchant au suicide, qu'elle ne porte sur l'hémoptysie dans les cas de phtisie héréditaire. Si le malheureux, qui compte à la fois dans sa famille des fous et des suicidés se tue, ce n'est pas parce que ses parents s'étaient tués, c'est parce qu'ils étaient fous. Aussi, comme les désordres mentaux se transforment en se transmettant, comme, par exemple, la mélancolie des ascendants devient le délire chronique ou la folie instinctive chez les descendants, il peut se faire que plusieurs membres d'une même famille se donnent la mort et que tous ces suicides, ressortissant à des folies différentes, appartiennent, par conséquent, à des types différents.
Cependant, cette première cause ne suffit pas à expliquer tous les faits. Car, d'une part, il n'est pas prouvé que le suicide ne se répète jamais que dans les familles d'aliénés; de l'autre, il reste toujours cette particularité remarquable que, dans certaines de ces familles, le suicide paraît être à l'état endémique, quoique l'aliénation mentale n'implique pas nécessairement une telle conséquence. Tout fou n'est pas porté à se tuer. D'où vient donc qu'il y ait des souches de fous qui semblent prédestinées à se détruire? Ce concours de cas semblables suppose évidemment un facteur autre que le précédent. Mais on peut en rendre compte sans l'attribuera l'hérédité. La puissance contagieuse de l'exemple suffit à le produire.
Nous verrons, en effet, dans un prochain chapitre que le suicide est éminemment contagieux. Cette contagiosité se fait surtout sentir chez les individus que leur constitution rend plus facilement accessibles à toutes les suggestions en général et aux idées de suicide en particulier; car non seulement ils sont portés à reproduire tout ce qui les frappe, mais ils sont surtout enclins à répéter un acte pour lequel ils ont déjà quelque penchant. Or, cette double condition est réalisée chez les sujets aliénés ou simplement neurasthéniques, dont les parents se sont suicidés. Car leur faiblesse nerveuse les rend hypnotisables, en même temps qu'elle les prédispose à accueillir facilement l'idée de se donner la mort. Il n'est donc pas étonnant que le souvenir ou le spectacle de la fin tragique de leurs proches devienne pour eux la source d'une obsession ou d'une impulsion irrésistible.
Non seulement cette explication est tout aussi satisfaisante que celle qui fait appel à l'hérédité, mais il y a des faits qu'elle seule fait comprendre. Il arrive souvent que, dans les familles où s'observent des faits répétés de suicide, ceux-ci se reproduisent presque identiquement les uns les autres. Non seulement ils ont lieu au même âge, mais encore ils s'exécutent de la même manière. Ici, c'est la pendaison qui est en honneur, ailleurs c'est l'asphyxie ou la chute d'un lieu élevé. Dans un cas souvent cité, la ressemblance est encore poussée plus loin; c'est une même arme qui a servi à toute une famille, et cela à plusieurs années de distance[74]. On a voulu voir dans ces similitudes une preuve de plus en faveur de l'hérédité. Cependant, s'il y a de bonnes raisons pour ne pas faire du suicide une entité psychologique distincte, combien il est plus difficile d'admettre qu'il existe une tendance au suicide par la pendaison ou par le pistolet! Ces faits ne démontrent-ils pas plutôt combien grande est l'influence contagieuse qu'exercent sur l'esprit des survivants les suicides qui ont ensanglanté déjà l'histoire de leur famille? Car il faut que ces souvenirs les obsèdent et les persécutent pour les déterminer à reproduire, avec une aussi exacte fidélité, l'acte de leurs devanciers.
Ce qui donne à cette explication encore plus de vraisemblance, c'est que de nombreux cas où il ne peut être question d'hérédité et où la contagion est l'unique cause du mal, présentent le même caractère. Dans les épidémies dont il sera reparlé plus loin, il arrive presque toujours que les différents suicides se ressemblent avec la plus étonnante uniformité. On dirait qu'ils sont la copie les uns des autres. Tout le monde connaît l'histoire de ces quinze invalides qui, en 1772, se pendirent successivement et en peu de temps à un même crochet, sous un passage obscur de l'hôtel. Le crochet enlevé, l'épidémie prit fin. De même au camp de Boulogne, un soldat se fait sauter la cervelle dans une guérite; en peu de jours, il a des imitateurs dans la même guérite; mais, dès que celle-ci fut brûlée, la contagion s'arrêta. Dans tous ces faits, l'influence prépondérante de l'obsession est évidente puisqu'ils cessent aussitôt qu'a disparu l'objet matériel qui en évoquait l'idée. Quand donc des suicides, manifestement issus les uns des autres, semblent tous reproduire un même modèle, il est légitime de les attribuer à cette même cause, d'autant plus qu'elle doit avoir son maximum d'action dans ces familles où tout concourt à en accroître la puissance.
Bien des sujets ont, d'ailleurs, le sentiment qu'en faisant comme leurs parents, ils cèdent au prestige de l'exemple. C'est le cas d'une famille observée par Esquirol: «Le plus jeune (frère) âgé de 26 à 27 ans devient mélancolique et se précipite du toit de sa maison; un second frère, qui lui donnait des soins, se reproche sa mort, fait plusieurs tentatives de suicide et meurt un an après des suites d'une abstinence prolongée et répétée… Un quatrième frère, médecin, qui, deux ans avant, m'avait répété avec un désespoir effrayant qu'il n'échapperait pas à son sort, se tue[75]». Moreau cite le fait suivant. Un aliéné, dont le frère et l'oncle paternel s'étaient tués, était affecté de penchant au suicide. Un frère qui venait lui rendre visite à Charenton était désespéré des idées horribles qu'il en rapportait et ne pouvait se défendre de la conviction que lui aussi finirait par succomber[76]. Un malade vient faire à Brierre de Boismont la confession suivante: «Jusqu'à 53 ans, je me suis bien porté; je n'avais aucun chagrin, mon caractère était assez gai lorsque, il y a trois ans, j'ai commencé à avoir des idées noires… Depuis trois mois, elles ne me laissent plus de repos et, à chaque instant, je suis poussé à me donner la mort. Je ne vous cacherai pas que mon frère s'est tué à 60 ans; jamais je ne m'en étais préoccupé d'une manière sérieuse, mais en atteignant ma cinquante-sixième année, ce souvenir s'est présenté avec plus de vivacité à mon esprit et, maintenant, il est toujours présent.» Mais un des faits les plus probants est celui que rapporte Falret. Une jeune fille de 19 ans apprend «qu'un oncle du côté paternel s'était volontairement donné la mort. Cette nouvelle l'affligea beaucoup: elle avait ouï-dire que la folie était héréditaire, l'idée qu'elle pourrait un jour tomber dans ce triste état usurpa bientôt son attention… Elle était dans cette triste position lorsque son père mit volontairement un terme à son existence. Dès lors, (elle) se croit tout à fait vouée à une mort violente. Elle ne s'occupe plus que de sa fin prochaine et mille fois elle répète: «Je dois périr comme mon père et comme mon oncle! mon sang est donc corrompu!» Et elle commet une tentative. Or, l'homme qu'elle croyait être son père ne l'était réellement pas. Pour la débarrasser de ses craintes, sa mère lui avoue la vérité et lui ménage une entrevue avec son père véritable. La ressemblance physique était si grande que la malade vit tous ses doutes se dissiper à l'instant même. Dès lors, elle renonce à toute idée de suicide; sa gaieté revient progressivement et sa santé se rétablit[77].»
Ainsi, d'une part, les cas les plus favorables à l'hérédité du suicide ne suffisent pas à en démontrer l'existence, de l'autre, ils se prêtent sans peine à une autre explication. Mais il y a plus. Certains faits de statistique, dont l'importance semble avoir échappé aux psychologues, sont inconciliables avec l'hypothèse d'une transmission héréditaire proprement dite. Ce sont les suivants:
1° S'il existe un déterminisme organico-psychique, d'origine héréditaire, qui prédestine les hommes à se tuer, il doit sévir à peu près également sur les deux sexes. Car, comme le suicide n'a, par soi-même, rien de sexuel, il n'y a pas de raison pour que la génération grève les garçons plutôt que les filles. Or, en fait, nous savons que les suicides féminins sont en très petit nombre et ne représentent qu'une faible fraction des suicides masculins. Il n'en serait pas ainsi si l'hérédité avait la puissance qu'on lui attribue.
Dira-t-on que les femmes héritent, tout comme les hommes, du penchant au suicide, mais qu'il est neutralisé, la plupart du temps, par les conditions sociales qui sont propres au sexe féminin? Mais que faut-il penser d'une hérédité qui, dans la majeure partie des cas, reste latente, sinon qu'elle consiste en une bien vague virtualité dont rien n'établit l'existence?
2° Parlant de l'hérédité de la phtisie, M. Grancher s'exprime en ces termes: «Que l'on admette l'hérédité dans un cas de ce genre (il s'agit d'une phtisie déclarée chez un enfant de trois mois), tout nous y autorise… Il est déjà moins certain que la tuberculose date de la vie intra-utérine, quand elle éclate quinze ou vingt mois après la naissance, alors que rien ne pouvait faire soupçonner l'existence d'une tuberculose latente… Que dirons-nous maintenant des tuberculoses qui apparaissent quinze, vingt ou trente ans après la naissance? En supposant même qu'une lésion aurait existé au commencement de la vie, cette lésion au bout d'un temps si long, n'aurait-elle pas perdu sa virulence? Est-il naturel d'accuser de tout le mal ces microbes fossiles plutôt que les bacilles bien vivants… que le sujet est exposé à rencontrer sur son chemin[78]». En effet, pour avoir le droit de soutenir qu'une affection est héréditaire, à défaut de la preuve péremptoire qui consiste à en faire voir le germe dans le fœtus ou dans le nouveau-né, à tout le moins faudrait-il établir qu'elle se produit fréquemment chez les jeunes enfants. Voilà pourquoi on a fait de l'hérédité la cause fondamentale de cette folie spéciale qui se manifeste dès la première enfance et que l'on a appelée, pour cette raison, folie héréditaire. Koch a même montré que, dans les cas où la folie, sans être créée de toutes pièces par l'hérédité, ne laisse pas d'en subir l'influence, elle a une tendance beaucoup plus marquée à la précocité que là où il n'y a pas d'antécédents connus[79].
On cite, il est vrai, des caractères qui sont regardés comme héréditaires et qui, pourtant, ne se montrent qu'à un âge plus ou moins avancé: tels la barbe, les cornes, etc. Mais ce retard n'est explicable dans l'hypothèse de l'hérédité que s'ils dépendent d'un état organique qui ne peut lui-même se constituer qu'au cours de l'évolution individuelle; par exemple, pour tout ce qui concerne les fonctions sexuelles, l'hérédité ne peut évidemment produire d'effets ostensibles qu'à la puberté. Mais si la propriété transmise est possible à tout âge, elle devrait se manifester d'emblée. Par conséquent, plus elle met de temps à apparaître, plus aussi on doit admettre qu'elle ne tient de l'hérédité qu'une faible incitation à être. Or, on ne voit pas pourquoi la tendance au suicide serait solidaire de telle phase du développement organique plutôt que de telle autre. Si elle constitue un mécanisme défini, qui peut se transmettre tout organisé, il devrait donc entrer en jeu dès les premières années.
Mais, en fait, c'est le contraire qui se passe. Le suicide est extrêmement rare chez les enfants. En France, d'après Legoyt, sur 1 million d'enfants au-dessous de 16 ans, il y avait, pendant la période 1861-75, 4,3 suicides de garçons, 1,8 suicides de filles. En Italie, d'après Morselli, les chiffres sont encore plus faibles: ils ne s'élèvent pas au-dessus de 1,25 pour un sexe et de 0,33 pour l'autre (période 1866-75), et la proportion est sensiblement la même dans tous les pays. Les suicides les plus jeunes se commettent à cinq ans et ils sont tout à fait exceptionnels. Encore n'est-il pas prouvé que ces faits extraordinaires doivent être attribués à l'hérédité. Il ne faut pas oublier, en effet, que l'enfant, lui aussi, est placé sous l'action des causes sociales et qu'elles peuvent suffire à le déterminer au suicide. Ce qui démontre leur influence même dans ce cas, c'est que les suicides d'enfants varient selon le milieu social. Ils ne sont nulle part aussi nombreux que dans les grandes villes[80]. C'est que, nulle part aussi, la vie sociale ne commence aussitôt pour l'enfant, comme le prouve la précocité qui distingue le petit citadin. Initié plus tôt et plus complètement au mouvement de la civilisation, il en subit plus tôt et plus complètement les effets. C'est aussi ce qui fait que, dans les pays cultivés, le nombre des suicides infantiles s'accroît avec une déplorable régularité[81].
Il y a plus. Non seulement le suicide est très rare pendant l'enfance, mais c'est seulement avec la vieillesse qu'il arrive à son apogée et, dans l'intervalle, il croît régulièrement d'âge en âge.
TABLEAU IX[82]
Suicides aux différents âges (pour un million de sujets de chaque âge).
/* +——————-+—————+—————-+————-+—————+—————+ | | FRANCE | PRUSSE | SAXE | ITALIE | DANEMARK | | | (1835-44)| (1873-75) |(1847-58)| (1872-76)| (1845-56)| | +—————+—————-+————-+—————+—————+ | | H. | F. | H. | F. | H. | F. | H. | F. | H. & F. | +——————-+——-+——+——-+——-+——+——+——-+——+—————+ |Au-dessous de| | | | | | | | | | |16 ans | 2,2| 1,2| 10,5| 3,2| 9,6| 2,4| 3,2 | 1,0| 113 | +——————-+——-+——+——-+——-+——+——+——-+——+—————+ |De 16 à 20 | 56,5|31,7|122,0| 50,3| 210| 85 | 32,3|12,2| 272 | +——————-+——-+——+——-+——-+——+——+——-+——+—————+ |De 20 à 30 |130,5|44,5|231,1| 60,8| 396| 108| 77,0|18,9| 307 | +——————-+——-+——+——-+——-+——+——+——-+——+—————+ |De 30 à 40 |155,6|44,0|235,1| 55,6| | | 72,3|19,6| 426 | +——————-+——-+——+——-+——-+ 551| 126+——-+——+—————+ |De 40 à 50 |204,7|64,7|347,0| 61,6| | |102,3|26,0| 576 | +——————-+——-+——+——-+——-+——+——+——-+——+—————+ |De 50 à 60 |217,9|74,8| | | | |140,0|32,0| 702 | +——————-+——-+——+ | | 906| 207+——-+——+—————+ |De 60 à 70 |317,3|83,7| | | | |147,8|34,5| | +——————-+——-+——+529,0|113,9+——+——+——-+——+ 783 | |De 70 à 80 |317,3|91,8| | | | |124,3|29,1| | +——————-+——-+——+ | | 917| 297+——-+——+—————+ |Au-dessus |345,1|81,4| | | | |103,8|33,8| 642 | +——————-+——-+——+——-+——-+——+——+——-+——+—————+ */
Avec quelques nuances, ces rapports sont les mêmes dans tous les pays. La Suède est la seule société où le maximum tombe entre 40 et 50 ans. Partout ailleurs, il ne se produit qu'à la dernière ou à l'avant-dernière période de la vie et, partout également, à de très légères exceptions près qui sont peut-être dues à des erreurs de recensement[83], l'accroissement jusqu'à cette limite extrême est continu. La décroissance que l'on observe au delà de 80 ans n'est pas absolument générale et, en tout cas, elle est très faible. Le contingent de cet âge est un peu au-dessous de celui que fournissent les septuagénaires, mais il reste supérieur aux autres ou, tout au moins, à la plupart des autres. Comment, dès lors, attribuer à l'hérédité une tendance qui n'apparaît que chez l'adulte et qui, à partir de ce moment, prend toujours plus de force à mesure que l'homme avance dans l'existence? Comment qualifier de congénitale une affection qui, nulle ou très faible pendant l'enfance, va de plus en plus en se développant et n'atteint son maximum d'intensité que chez les vieillards?
La loi de l'hérédité homochrone ne saurait être invoquée en l'espèce. Elle énonce, en effet, que, dans certaines circonstances, le caractère hérité apparaît chez les descendants à peu près au même âge que chez les parents. Mais ce n'est pas le cas du suicide qui, au delà de 10 ou de 15 ans, est de tous les âges sans distinction. Ce qu'il a de caractéristique, ce n'est pas qu'il se manifeste à un moment déterminé de la vie, c'est qu'il progresse sans interruption d'âge en âge. Cette progression ininterrompue démontre que la cause dont il dépend se développe elle-même à mesure que l'homme vieillit. Or l'hérédité ne remplit pas cette condition; car elle est, par définition, tout ce qu'elle doit et peut être dès que la fécondation est accomplie. Dira-t-on que le penchant au suicide existe à l'état latent dès la naissance, mais qu'il ne devient apparent que sous l'action d'autres forces dont l'apparition est tardive et le développement progressif? Mais c'est reconnaître que l'influence héréditaire se réduit tout au plus à une prédisposition très générale et indéterminée; car, si le concours d'un autre facteur lui est tellement indispensable qu'elle fait seulement sentir son action quand il est donné et dans la mesure où il est donné, c'est lui qui doit être regardé comme la cause véritable.
Enfin, la façon dont le suicide varie selon les âges prouve que, de toute manière, un état organico-psychique n'en saurait être la cause déterminante. Car tout ce qui tient à l'organisme, étant soumis au rythme de la vie, passe successivement par une phase de croissance, puis de stationnement et, enfin, de régression. Il n'y a pas de caractère biologique ou psychologique qui progresse sans terme; mais tous, après être arrivés à un moment d'apogée, entrent en décadence. Au contraire, le suicide ne parvient à son point culminant qu'aux dernières limites de la carrière humaine. Même le recul que l'on constate assez souvent vers 80 ans, outre qu'il est léger et n'est pas absolument général, n'est que relatif, puisque les nonagénaires se tuent encore autant ou plus que les sexagénaires, plus surtout que les hommes en pleine maturité. Ne reconnaît-on pas à ce signe que la cause qui fait varier le suicide ne saurait consister en une impulsion congénitale et immuable, mais dans l'action progressive de la vie sociale? De même qu'il apparaît plus ou moins tôt, selon l'âge auquel les hommes débutent dans la société, il croît à mesure qu'ils y sont plus complètement engagés.
Nous voici donc ramenés à la conclusion du chapitre précédent. Sans doute, le suicide n'est possible que si la constitution des individus ne s'y refuse pas. Mais l'état individuel qui lui est le plus favorable consiste, non en une tendance définie et automatique (sauf le cas des aliénés), mais en une aptitude générale et vague, susceptible de prendre des formes diverses selon les circonstances, qui permet le suicide, mais ne l'implique pas nécessairement et, par conséquent, n'en donne pas l'explication.
CHAPITRE III
Le suicide et les facteurs cosmiques[84].
Mais si, à elles seules, les prédispositions individuelles ne sont pas des causes déterminantes du suicide, elles ont peut-être plus d'action quand elles se combinent avec certains facteurs cosmiques. De même que le milieu matériel fait parfois éclore des maladies qui, sans lui, resteraient à l'état de germe, il pourrait se faire qu'il eût le pouvoir de faire passer à l'acte les aptitudes générales et purement virtuelles dont certains individus seraient naturellement doués pour le suicide. Dans ce cas, il n'y aurait pas lieu de voir dans le taux des suicides un phénomène social; dû au concours de certaines causes physiques et d'un état organico-psychique, il relèverait tout entier ou principalement de la psychologie morbide. Peut-être, il est vrai, aurait-on du mal à expliquer comment, dans ces conditions, il peut être si étroitement personnel à chaque groupe social: car, d'un pays à l'autre, le milieu cosmique ne diffère pas très sensiblement. Pourtant, un fait important ne laisserait pas d'être acquis: c'est qu'on pourrait rendre compte de certaines, tout au moins, des variations que présente ce phénomène, sans faire intervenir de causes sociales.
Parmi les facteurs de cette espèce, il en est deux seulement auxquels on a attribué une influence suicidogène; c'est le climat et la température saisonnière.
I.
Voici comment les suicides se distribuent sur la carte d'Europe, selon les différents degrés de latitude:
/* +———————————————-+——————————————————+ |Du 36e au 43e degré de latitude| 21,1 suicides par million d'hab. | +———————————————-+——————————————————+ |Du 43e au 50e —- —- | 93,3 —- —- | +———————————————-+——————————————————+ |Du 50e au 55e —- —- |172,5 —- —- | +———————————————-+——————————————————+ |Au delà. | 88,1 —- —- | +———————————————-+——————————————————+ */
C'est donc dans le sud et au nord de l'Europe que le suicide est minimum; c'est au centre qu'il est le plus développé: avec plus de précision, Morselli a pu dire que l'espace compris entre le 47e et le 57e degré de latitude, d'une part, et le 20e et le 40e degré de longitude, de l'autre, était le lieu de prédilection du suicide. Cette zone coïncide assez bien avec la région la plus tempérée de l'Europe. Faut-il voir dans cette coïncidence un effet des influences climatériques?
C'est la thèse qu'a soutenue Morselli, non toutefois sans quelque hésitation. On ne voit pas bien, en effet, quel rapport il peut y avoir entre le climat tempéré et la tendance au suicide; il faudrait donc que les faits fussent singulièrement concordants pour imposer une telle hypothèse. Or, bien loin qu'il y ait un rapport entre le suicide et tel ou tel climat, il est constant qu'il a fleuri sous tous les climats. Aujourd'hui, l'Italie en est relativement exempte; mais il y fut très fréquent au temps de l'Empire, alors que Rome était la capitale de l'Europe civilisée. De même, sous le ciel brûlant de l'Inde, il a été, à certaines époques, très développé[85].
La configuration même de cette zone montre bien que le climat n'est pas la cause des nombreux suicides qui s'y commettent. La tache qu'elle forme sur la carte n'est pas constituée par une seule bande, à peu près égale et homogène, qui comprendrait tous les pays soumis au même climat, mais par deux taches distinctes: l'une qui a pour centre l'Île-de-France et les départements circonvoisins, l'autre la Saxe et la Prusse. Elles coïncident donc, non avec une région climatérique nettement définie, mais avec les deux principaux foyers de la civilisation européenne. C'est, par conséquent dans la nature de cette civilisation, dans la manière dont elle se distribue entre les différents pays, et non dans les vertus mystérieuses du climat, qu'il faut aller chercher la cause qui fait l'inégal penchant des peuples pour le suicide.
On peut expliquer de même un autre fait que Guerry avait déjà signalé, que Morselli confirme par des observations nouvelles et qui, s'il n'est pas sans exceptions, est pourtant assez général. Dans les pays qui ne font pas partie de la zone centrale, les régions qui en sont le plus rapprochées, soit au Nord soit au Sud, sont aussi les plus éprouvées par le suicide. C'est ainsi qu'en Italie il est surtout développé au Nord, tandis qu'en Angleterre et en Belgique il l'est davantage au Midi. Mais on n'a aucune raison d'imputer ces faits à la proximité du climat tempéré. N'est-il pas plus naturel d'admettre que les idées, les sentiments, en un mot, les courants sociaux qui poussent avec tant de force au suicide les habitants de la France septentrionale et de l'Allemagne du Nord, se retrouvent dans les pays voisins qui vivent un peu de la même vie, mais avec une moindre intensité? Voici, d'ailleurs, qui montre combien est grande l'influence des causes sociales sur cette répartition du suicide. En Italie, jusqu'en 1870, ce sont les provinces du Nord qui comptaient le plus de suicides, le Centre venait ensuite et le Sud en troisième lieu. Mais peu à peu, la distance entre le Nord et le Centre a diminué et les rangs respectifs ont fini par être intervertis (Voir tableau X, ci-dessus). Le climat des différentes régions est cependant resté le même. Ce qu'il y a eu de changé, c'est que, par suite de la conquête de Rome en 1870, la capitale de l'Italie a été transportée au centre du pays. Le mouvement scientifique, artistique, économique s'est déplacé dans le même sens. Les suicides ont suivi.
Tableau X
Distribution régionale du suicide en Italie.
/* +———————+————————————-+—————————————-+ | | SUICIDES PAR MILLION |LE TAUX DE CHAQUE RÉGION | | | | | | | d'habitants. | exprimé en fonction | | | | | | | |de celui du Nord représenté| | | | | | | | par 100. | +———————+————+————+———-+————-+————+————+ | |PÉRIODE | | | | | | | |1866-67.|1864-76.|1884-86|1866-67. |1864-76.|1884-86.| +———————+————+————+———-+————-+————+————+ |Nord | 33,8 | 43,6 | 63 | 100 | 100 | 100 | +———————+————+————+———-+————-+————+————+ |Centre | 25,6 | 40,8 | 88 | 75 | 93 | 139 | +———————+————+————+———-+————-+————+————+ |Sud | 8,3 | 16,5 | 21 | 24 | 37 | 33 | +———————+————+————+———-+————-+————+————+ */
Il n'y a donc pas lieu d'insister davantage sur une hypothèse que rien ne prouve et que tant de faits infirment.
II.
L'influence de la température saisonnière paraît mieux établie. Les faits peuvent être diversement interprétés, mais ils sont constants.
Si, au lieu de les observer, on essayait de prévoir par le raisonnement quelle doit être la saison la plus favorable au suicide, on croirait volontiers que c'est celle où le ciel est le plus sombre, où la température est la plus basse ou la plus humide. L'aspect désolé que prend alors la nature n'a-t-il pas pour effet de disposer à la rêverie, d'éveiller les passions tristes, de provoquer à la mélancolie? D'ailleurs, c'est aussi l'époque où la vie est le plus rude, parce qu'il nous faut une alimentation plus riche pour suppléer à l'insuffisance de la chaleur naturelle et qu'il est plus difficile de se la procurer. C'est déjà pour cette raison que Montesquieu considérait les pays brumeux et froids comme particulièrement favorables au développement du suicide et, pendant longtemps, cette opinion fit loi. En l'appliquant aux saisons, on en arriva à croire que c'est à l'automne que devait se trouver l'apogée du suicide. Quoique Esquirol eût déjà émis des doutes sur l'exactitude de cette théorie, Falret en acceptait encore le principe[86]. La statistique l'a aujourd'hui définitivement réfutée. Ce n'est ni en hiver, ni en automne que le suicide atteint son maximum;, mais pendant la belle saison, alors que la nature est le plus riante et la température le plus douce. L'homme quitte de préférence la vie au moment où elle est le plus facile. Si, en effet, on divise l'année en deux semestres, l'un qui comprend les six mois les plus chauds (de mars à août inclusivement), l'autre les six mois les plus froids, c'est toujours le premier qui compte le plus de suicides. Il n'est pas un pays qui fasse exception à cette loi. La proportion, à quelques unités près, est la même partout. Sur 1.000 suicides annuels, il y en a de 590 à 600 qui sont commis pendant la belle saison et 400 seulement pendant le reste de l'année.
Le rapport entre le suicide et les variations de la température peut même être déterminé avec plus de précision.
Si l'on convient d'appeler hiver le trimestre qui va de décembre à février inclus, printemps celui qui s'étend de mars à mai, été celui qui commence en juin pour finir en août, et automne les trois mois suivants, et si l'on classe ces quatre saisons suivant l'importance de leur mortalité-suicide, on trouve que presque partout l'été tient la première place. Morselli a pu comparer à ce point de vue 34 périodes différentes appartenant à 18 États européens, et il a constaté que dans 30 cas, c'est-à-dire 88 fois sur cent, le maximum des suicides tombait pendant la période estivale, trois fois seulement au printemps, une seule fois en automne. Cette dernière irrégularité que l'on a observée dans le seul grand-duché de Bade et à un seul moment de son histoire est sans valeur, car elle résulte d'un calcul qui porte sur une période de temps trop courte; d'ailleurs, elle ne s'est pas reproduite aux périodes ultérieures. Les trois autres exceptions ne sont guère plus significatives. Elles se rapportent à la Hollande, à l'Irlande, à la Suède. Pour ce qui est des deux premiers pays, les chiffres effectifs qui ont servi de base à l'établissement des moyennes saisonnières sont trop faibles pour qu'on en puisse rien conclure avec certitude; il n'y a que 387 cas pour la Hollande et 755 pour l'Irlande. Du reste, la statistique de ces deux peuples n'a pas toute l'autorité désirable. Enfin, pour la Suède, c'est seulement pendant la période 1835-51 que le fait a été constaté. Si donc on s'en tient aux États sur lesquels nous sommes authentiquement renseignés, on peut dire que la loi est absolue et universelle.
L'époque où a lieu le minimum n'est pas moins régulière: 30 fois sur 34, c'est-à-dire 88 fois sur cent, il arrive en hiver; les quatre autres fois en automne. Les quatre pays qui s'écartent de la règle sont l'Irlande et la Hollande (comme dans le cas précédent) le canton de Berne et la Norwège. Nous savons quelle est la portée des deux premières anomalies; la troisième en a moins encore, car elle n'a été observée que sur un ensemble de 97 suicides. En résumé 26 fois sur 34, soit 76 fois sur cent, les saisons se rangent dans l'ordre suivant: été, printemps, automne, hiver. Ce rapport est vrai sans aucune exception du Danemark, de la Belgique, de la France, de la Prusse, de la Saxe, de la Bavière, du Wurtemberg, de l'Autriche, de la Suisse, de l'Italie et de l'Espagne.
Non seulement les saisons se classent de la même manière, mais la part proportionnelle de chacune diffère à peine d'un pays à l'autre. Pour rendre cette invariabilité plus sensible, nous avons, dans le tableau XI (V. ci-dessous), exprimé le contingent de chaque saison dans les principaux États européens en fonction du total annuel ramené à mille. On voit que les mêmes séries de nombres reviennent presque identiquement dans chaque colonne.
Tableau XI
Part proportionnelle de chaque saison dans le total annuel des suicides de chaque pays.
/* +————-+————+————+———-+———-+———-+————+———-+ | |DANEMARK|BELGIQUE| FRANCE| SAXE |BAVIÈRE|AUTRICHE|PRUSSE | | |1858-65 |1841-49 |1835-43|1847-58|1858-65|1858-59 |1869-72| +————-+————+————+———-+———-+———-+————+———-+ | Été | 312 | 301 | 306 | 307 | 308 | 315 | 290 | +————-+————+————+———-+———-+———-+————+———-+ |Printemps| 284 | 275 | 283 | 281 | 282 | 281 | 284 | +————-+————+————+———-+———-+———-+————+———-+ | Automne | 227 | 229 | 210 | 217 | 218 | 219 | 227 | +————-+————+————+———-+———-+———-+————+———-+ | Hiver | 177 | 195 | 201 | 195 | 192 | 185 | 199 | +————-+————+————+———-+———-+———-+————+———-+ | | 1.000 | 1.000 | 1.000 | 1.000 | 1.000 | 1.000 | 1.000 | +————-+————+————+———-+———-+———-+————+———-+ */
De ces faits incontestables Ferri et Morselli ont conclu que la température avait sur la tendance au suicide une influence directe; que la chaleur, par l'action mécanique qu'elle exerce sur les fonctions cérébrales, entraînait l'homme à se tuer. Ferri a même essayé d'expliquer de quelle manière elle produisait cet effet. D'une part, dit-il, la chaleur augmente l'excitabilité du système nerveux; de l'autre, comme, avec la saison chaude, l'organisme n'a pas besoin de consommer autant de matériaux pour entretenir sa propre température au degré voulu, il en résulte une accumulation de forces disponibles qui tendent naturellement à trouver leur emploi. Pour cette double raison, il y a, pendant l'été, un surcroît d'activité, une pléthore de vie qui demande à se dépenser et ne peut guère se manifester que sous forme d'actes violents. Le suicide est une de ces manifestations, l'homicide en est une autre, et voilà pourquoi les morts volontaires se multiplient pendant cette saison en même temps que les crimes de sang. D'ailleurs, l'aliénation mentale, sous toutes ses formes, passe pour se développer à cette époque; il est donc naturel, a-t-on dit, que le suicide, par suite des rapports qu'il soutient avec la folie, évolue de la même manière.
Cette théorie, séduisante par sa simplicité, paraît, au premier abord, concorder avec les faits. Il semble même qu'elle n'en soit que l'expression immédiate. En réalité, elle est loin d'en rendre compte.