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Le Suicide: Etude de Sociologie

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III.

En premier lieu, elle implique une conception très contestable du suicide. Elle suppose, en effet, qu'il a toujours pour antécédent psychologique un état de surexcitation, qu'il consiste en un acte violent et n'est possible que par un grand déploiement de force. Or, au contraire, il résulte très souvent d'une extrême dépression. Si le suicide exalté ou exaspéré se rencontre, le suicide morne n'est pas moins fréquent; nous aurons l'occasion de l'établir. Mais il est impossible que la chaleur agisse de la même manière sur l'un et sur l'autre; si elle stimule le premier, elle doit rendre le second plus rare. L'influence aggravante qu'elle pourrait avoir sur certains sujets serait neutralisée et comme annulée par l'action modératrice qu'elle exercerait sur les autres; par conséquent, elle ne pourrait pas se manifester, surtout d'une façon aussi sensible, à travers les données de la statistique. Les variations qu'elles présentent selon les saisons doivent donc avoir une autre cause. Quant à y voir un simple contre-coup des variations similaires que subirait, au même moment, l'aliénation mentale, il faudrait, pour pouvoir accepter cette explication, admettre entre le suicide et la folie une relation plus immédiate et plus étroite que celle qui existe. D'ailleurs, il n'est même pas prouvé que les saisons agissent de la même manière sur ces deux phénomènes[87], et, quand même ce parallélisme serait incontestable, il resterait encore à savoir si ce sont les changements de la température saisonnière qui font monter et descendre la courbe de l'aliénation mentale. Il n'est pas sûr que des causes d'une tout autre nature ne puissent produire ou contribuer à produire ce résultat.

Mais, de quelque manière qu'on explique cette influence attribuée à la chaleur, voyons si elle est réelle.

Il semble bien résulter de quelques observations que les chaleurs trop violentes excitent l'homme à se tuer. Pendant l'expédition d'Égypte, le nombre des suicides augmenta, paraît-il, dans l'armée française et on imputa cet accroissement à l'élévation de la température. Sous les tropiques, il n'est pas rare de voir des hommes se précipiter brusquement à la mer quand le soleil darde verticalement ses rayons. Le docteur Dietrich raconte que, dans un voyage autour du monde accompli de 1844 à 1847 par le comte Charles de Gortz, il remarqua une impulsion irrésistible, qu'il nomme the horrors, chez les marins de l'équipage et qu'il décrit ainsi: «Le mal, dit-il, se manifeste généralement dans la saison d'hiver lorsque, après une longue traversée, les marins ayant mis pied à terre, se placent sans précautions autour d'un poële ardent et se livrent, suivant l'usage, aux excès de tout genre. C'est en rentrant à bord que se déclarent les symptômes du terrible horrors. Ceux que l'affection atteint sont poussés par une puissance irrésistible à se jeter dans la mer, soit que le vertige les saisisse au milieu de leurs travaux, au sommet des mâts, soit qu'il survienne durant le sommeil dont les malades sortent violemment en poussant des hurlements affreux». On a également observé que le sirocco, qui ne peut souffler sans rendre la chaleur étouffante, a sur le suicide une influence analogue[88].

Mais elle n'est pas spéciale à la chaleur; le froid violent agit de même. C'est ainsi que, pendant la retraite de Moscou, notre armée, dit-on, fut éprouvée par de nombreux suicides. On ne saurait donc invoquer ces faits pour expliquer comment il se fait que, régulièrement, les morts volontaires sont plus nombreuses en été qu'en automne, et en automne qu'en hiver; car tout ce qu'on en peut conclure, c'est que les températures extrêmes, quelles qu'elles soient, favorisent le développement du suicide. On comprend, du reste, que les excès de tout genre, les changements brusques et violents survenus dans le milieu physique, troublent l'organisme, déconcertent le jeu normal des fonctions et déterminent ainsi des sortes de délires au cours desquels l'idée du suicide peut surgir et se réaliser, si rien ne la contient. Mais il n'y a aucune analogie entre ces perturbations exceptionnelles et anormales et les variations graduées par lesquelles passe la température dans le cours de chaque année. La question reste donc entière. C'est à l'analyse des données statistiques qu'il faut en demander la solution.

Si la température était la cause fondamentale des oscillations que nous avons constatées, le suicide devrait régulièrement varier comme elle. Or il n'en est rien. On se tue beaucoup plus au printemps qu'en automne, quoiqu'il fasse alors un peu plus froid:

/* +————-+——————————————-+——————————————+ | | FRANCE | ITALIE | +————-+————————+——————+————————+—————-+ | | Sur 1.000 | | Sur 1.000 | | | | suicides | Température| suicides |Température| | | annuels combien| moyenne | annuels combien| moyenne | | | à chaque saison| des saisons| à chaque saison|des saisons| +————-+————————+——————+————————+—————-+ |Printemps| 284 | 10°,2 | 297 | 12°,9 | +————-+————————+——————+————————+—————-+ |Automne | 227 | 11°,1 | 196 | 13°,1 | +————-+————————+——————+————————+—————-+ */

Ainsi, tandis que le thermomètre monte de 0°,9 en France, et de 0°,2 en Italie, le chiffre des suicides diminue de 21 % dans le premier de ces pays et de 35 % dans l'autre. De même, la température de l'hiver est, en Italie, beaucoup plus basse que celle de l'automne (2°,3 au lieu de 13°, 1), et pourtant, la mortalité-suicide est à peu près la même dans les deux saisons (196 cas d'un côté, 194 de l'autre). Partout, la différence entre le printemps et l'été est très faible pour les suicides, tandis qu'elle est très élevée pour la température. En France, l'écart est de 78 % pour l'une et seulement de 8 % pour l'autre; en Prusse, il est respectivement de 121 % et de 4 %.

Cette indépendance par rapport à la température est encore plus sensible si l'on observe le mouvement des suicides, non plus par saisons, mais par mois. Ces variations mensuelles sont, en effet, soumises à la loi suivante qui s'applique à tous les pays d'Europe: À partir du mois de janvier inclus la marche du suicide est régulièrement ascendante de mois en mois jusque vers juin et régulièrement régressive à partir de ce moment jusqu'à la fin de l'année. Le plus généralement, 62 fois sur cent, le maximum tombe en juin, 25 fois en mai et 12 fois en juillet. Le minimum a eu lieu 60 fois sur cent en décembre, 22 fois en janvier, 15 fois en novembre et 3 fois en octobre. D'ailleurs, les irrégularités les plus marquées sont données, pour la plupart, par des séries trop petites pour avoir une grande signification. Là où l'on peut suivre le développement du suicide sur un long espace de temps, comme en France, on le voit croître jusqu'en juin, décroître ensuite jusqu'en janvier et la distance entre les extrêmes n'est pas inférieure à 90 ou 100 % en moyenne. Le suicide n'arrive donc pas à son apogée aux mois les plus chauds qui sont août ou juillet; au contraire, à partir d'août, il commence à baisser et très sensiblement. De même dans la majeure partie des cas, il ne descend pas à son point le plus bas en janvier qui est le mois le plus froid, mais en décembre. Le tableau XII (V. ci-dessous) montre pour chaque mois que la correspondance entre les mouvements du thermomètre et ceux du suicide n'a rien de régulier ni de constant.

Tableau XII[89]

/* +————-+————————-+———————————+————————-+ | |FRANCE (1866-70) | ITALIE (1883-88) |PRUSSE (1876-78, | | | | | 80-82, 85-89) | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ | | | Combien | | Combien | | Combien | | | | de | | de | | de | | | Temp. |suicides | Temp. | suicides| Temp. | suicides| | |moyenne| chaque | moyenne | chaque |moyenne| chaque | | | |mois sur | | mois sur|(1848 | mois sur| | | | 1.000 |Rome |Naples| 1.000 |- 1877)| 1.000 | | | |suicides | | suicides| | suicides| | | |annuels. | | annuels.| | annuels.| +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Janvier | 2°,4 | 68 | 6°,8| 8°,4 | 69 | 0°,28 | 61 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Février | 4° | 80 | 8°,2| 9°,3 | 80 | 0°,73 | 67 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Mars | 6°,4 | 86 |10°,4|10°,7 | 81 | 2°,74 | 78 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Avril | 10°,1 | 102 |13°,5|14°, | 98 | 6°,79 | 99 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Mai | 14°,2 | 105 |18°,0|17°,9 | 103 |10°,47 | 104 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Juin | 17°,2 | 107 |21°,9|21°,5 | 105 |14°,05 | 105 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Juillet | 18°,9 | 100 |24°,9|24°,3 | 102 |15°,22 | 99 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Août | 18°,5 | 82 |24°,3|24°,2 | 93 |14°,60 | 90 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Septembre| 15°,7 | 74 |21°,2|21°,05| 73 |11°,60 | 83 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Octobre | 11°,3 | 70 |16°,3|17°,1 | 65 | 7°,79 | 78 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Novembre | 6°,5 | 66 |10°,9|12°,2 | 63 | 2°,93 | 70 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ |Décembre | 3°,7 | 61 | 7°,9| 9°,5 | 61 | 0°,60 | 61 | +————-+———-+————-+——————+————-+———-+————-+ */

Dans un même pays, des mois dont la température est sensiblement la même produisent un nombre proportionnel de suicides très différent (par exemple, mai et septembre, avril et octobre en France, juin et septembre, en Italie, etc.). L'inverse n'est pas moins fréquent; janvier et octobre, février et août, en France, comptent autant de suicides malgré des différences énormes de température, et il en est de même d'avril et de juillet en Italie et en Prusse. De plus, les chiffres proportionnels sont presque rigoureusement les mêmes pour chaque mois dans ces différents pays, quoique la température mensuelle soit très inégale d'un pays à l'autre. Ainsi, mai dont la température est de 10°,47 en Prusse, de 14°,2 en France et de 18° en Italie, donne dans la première 104 suicides, 105 dans la seconde et 103 dans la troisième[90]. On peut faire la même remarque pour presque tous les autres mois. Le cas de décembre est particulièrement significatif. Sa part dans le total annuel des suicides est rigoureusement la même pour les trois sociétés comparées (61 suicides pour mille); et pourtant le thermomètre à cette époque de l'année, marque en moyenne 7°,9 à Rome, 9°,5 à Naples, tandis qu'en Prusse il ne s'élève pas au-dessus de 0°,67. Non seulement les températures mensuelles ne sont pas les mêmes, mais elles évoluent suivant des lois différentes dans les différentes contrées; ainsi, en France, le thermomètre monte plus de janvier à avril que d'avril à juin, tandis que c'est l'inverse en Italie. Les variations thermométriques et celles du suicide sont donc sans aucun rapport.

Si, d'ailleurs, la température avait l'influence qu'on suppose, celle-ci devrait se faire sentir également dans la distribution géographique des suicides. Les pays les plus chauds devraient être les plus éprouvés. La déduction s'impose avec une telle évidence que l'école italienne y recourt elle-même, quand elle entreprend de démontrer que la tendance homicide, elle aussi, s'accroît avec la chaleur. Lombroso, Ferri, se sont attachés à établir que, comme les meurtres sont plus fréquents en été qu'en hiver, ils sont aussi plus nombreux au Sud qu'au Nord. Malheureusement, quand il s'agit du suicide, la preuve se retourne contre les criminologistes italiens: car c'est dans les pays méridionaux de l'Europe qu'il est le moins développé. L'Italie en compte cinq fois moins que la France; l'Espagne et le Portugal sont presque indemnes. Sur la carte française des suicides, la seule tache blanche qui ait quelque étendue est formée par les départements situés au sud de la Loire. Sans doute, nous n'entendons pas dire que cette situation soit réellement un effet de la température; mais, quelle qu'en soit la raison, elle constitue un fait inconciliable avec la théorie qui fait de la chaleur un stimulant du suicide[91].

Le sentiment de ces difficultés et de ces contradictions a amené Lombroso et Ferri à modifier légèrement la doctrine de l'école, mais sans en abandonner le principe. Suivant Lombroso, dont Morselli reproduit l'opinion, ce ne serait pas tant l'intensité de la chaleur qui provoquerait au suicide que l'arrivée des premières chaleurs, que le contraste entre le froid qui s'en va et la saison chaude qui commence. Celle-ci surprendrait l'organisme au moment où il n'est pas encore habitué à cette température nouvelle. Mais il suffit de jeter un coup d'œil sur le tableau XII pour s'assurer que cette explication est dénuée de tout fondement. Si elle était exacte, on devrait voir la courbe qui figure les mouvements mensuels du suicide rester horizontale pendant l'automne et l'hiver, puis monter tout à coup à l'instant précis où arrivent ces premières chaleurs, source de tout le mal, pour redescendre non moins brusquement une fois que l'organisme a eu le temps de s'y acclimater. Or, tout au contraire, la marche en est parfaitement régulière: la montée, tant qu'elle dure, est à peu près la même d'un mois à l'autre. Elle s'élève de décembre à janvier, de janvier à février, de février à mars, c'est-à-dire pendant les mois où les premières chaleurs sont encore loin et elle redescend progressivement de septembre à décembre, alors qu'elles sont depuis si longtemps terminées qu'on ne saurait attribuer cette décroissance à leur disparition. D'ailleurs à quel moment se montrent-elles? On s'entend généralement pour les faire commencer en avril. En effet, de mars à avril, le thermomètre monte de 6°,4 à 10°,1; l'augmentation est donc de 57 %, tandis qu'elle n'est plus que de 40 % d'avril à mai, de 21 % de mai à juin. On devrait donc constater en avril une poussée exceptionnelle de suicides. En réalité, l'accroissement qui se produit alors n'est pas supérieur à celui qu'on observe de janvier à février (18 %). Enfin, comme cet accroissement non seulement se maintient, mais encore se poursuit, quoiqu'avec plus de lenteur, jusqu'en juin et même jusqu'en juillet, il paraît bien difficile de l'imputer à l'action du printemps, à moins de prolonger cette saison jusqu'à la fin de l'été et de n'en exclure que le seul mois d'août.

D'ailleurs, si les premières chaleurs étaient à ce point funestes, les premiers froids devraient avoir la même action. Eux aussi surprennent l'organisme qui en a perdu l'habitude et troublent les fonctions vitales jusqu'à ce que la réadaptation soit un fait accompli. Cependant, il ne se produit en automne aucune ascension qui ressemble même de loin à celle que l'on observe au printemps. Aussi ne comprenons-nous pas comment Morselli, après avoir reconnu que, d'après sa théorie, le passage du chaud au froid doit avoir les mêmes effets que la transition inverse, a pu ajouter: «Cette action des premiers froids peut se vérifier soit dans nos tableaux statistiques, soit, mieux encore, dans la seconde élévation que présentent toutes nos courbes en automne, aux mois d'octobre et de novembre, c'est-à-dire quand le passage de la saison chaude à la saison froide est le plus vivement ressenti par l'organisme humain et spécialement par le système nerveux[92]». On n'a qu'à se reporter au tableau XII pour voir que cette assertion est absolument contraire aux faits. Des chiffres mêmes donnés par Morselli, il résulte que, d'octobre à novembre, le nombre des suicides n'augmente presque dans aucun pays, mais, au contraire, diminue. Il n'y a d'exceptions que pour le Danemark, l'Irlande, une période de l'Autriche (1851-54) et l'augmentation est minime dans les trois cas[93]. En Danemark, ils passent de 68 pour mille à 71, en Irlande de 62 à 66, en Autriche de 65 à 68. De même, en octobre, il ne se produit d'accroissement que dans huit cas sur trente et une observations, à savoir pendant une période de la Norwège, une de la Suède, une de la Saxe, une de la Bavière, de l'Autriche, du duché de Bade et deux du Wurtemberg. Toutes les autres fois il y a baisse ou état stationnaire. En résumé, vingt et une fois sur trente et une, ou 67 fois sur cent, il y a diminution régulière de septembre à décembre.

La continuité parfaite de la courbe, tant dans sa phase progressive que dans la phase inverse, prouve donc que les variations mensuelles du suicide ne peuvent résulter d'une crise passagère de l'organisme, se produisant une fois ou deux dans l'année, à la suite d'une rupture d'équilibre brusque et temporaire. Mais elles ne peuvent dépendre que de causes qui varient, elles aussi, avec la même continuité.

IV.

Il n'est pas impossible d'apercevoir dès maintenant de quelle nature sont ces causes.

Si l'on compare la part proportionnelle de chaque mois dans le total des suicides annuels à la longueur moyenne de la journée au même moment de l'année, les deux séries de nombres que l'on obtient ainsi varient exactement de la même manière (V. Tableau XIII).

Tableau XIII

Comparaison des variations mensuelles des suicides avec la longueur moyenne des journées en France.

/* +————-+——————-+———————+———————————————-+ | | | | COMBIEN | | | | LONGUEUR |ACCROISSEMENT | de suicides | ACCROISSEMENT | | |des jours[94]| et | par mois | et | | | | diminution | sur 1.000 | diminution | | | | | suicides | | | | | | annuels | | | | |———————+——————-+————————-+ | | |Accroissement.| | Accroissement. | +————-+——————-+———————+——————-+————————-+ |Janvier | 9 h. 19' | | 68 | | +————-+——————-+ +——————-+ + |Février | 10 h. 56' |De janvier à | 80 | De janvier à | +————-+——————-+ +——————-+ | |Mars | 12 h. 47' | avril 55 %. | 86 | avril 50 %. | +————-+——————-+ +——————-+ | |Avril | 14 h. 29' | | 102 | | +————-+——————-+———————+——————-+————————-+ |Mai | 15 h. 48' |D'avril à juin| 105 | D'avril à juin | +————-+——————-+ +——————-+ | |Juin | 16 h. 3' | 10 %. | 107 | 5 %. | +————-+——————-+———————+——————-+————————-+ | | | Diminution. | | Diminution. | +————-+——————-+———————+——————-+————————-+ |Juillet | 15 h. 4' |De juin à août| 100 | De juin à août | +————-+——————-+ +——————-+ | |Août | 13 h. 25' | 17 %. | 82 | 24 %. | +————-+——————-+———————+——————-+————————-+ |Septembre| 11 h. 39' | D'août à | 74 | D'août à octobre| +————-+——————-+ octobre +——————-+ | |Octobre | 9 h. 51' | 27 %. | 70 | 27 %. | +————-+——————-+———————+——————-+————————-+ |Novembre | 8 h. 31' | D'octobre à | 66 | D'octobre à | +————-+——————-+ décembre +——————-+ décembre | |Décembre | 8 h. 11' | 17 %. | 61 | 13 %. | +————-+——————-+———————+——————-+————————-+ */

Le parallélisme est parfait. Le maximum est, de part et d'autre, atteint au même moment et le minimum de même; dans l'intervalle, les deux ordres de faits marchent pari passu. Quand les jours s'allongent vite, les suicides augmentent beaucoup (janvier à avril); quand l'accroissement des uns se ralentit, celui des autres fait de même (avril à juin). La même correspondance se retrouve dans la période de décroissance. Même les mois différents où le jour est à peu près de même durée ont à peu près le même nombre de suicides (juillet et mai, août et avril).

Une correspondance aussi régulière et aussi précise ne peut être fortuite. Il doit donc y avoir une relation entre la marche du jour et celle du suicide. Outre que cette hypothèse résulte immédiatement du tableau XIII, elle permet d'expliquer un fait que nous avons signalé précédemment. Nous avons vu que, dans les principales sociétés européennes, les suicides se répartissent rigoureusement de la même manière entre les différentes parties de l'année, saisons ou mois[95]. Les théories de Ferri et de Lombroso ne pouvaient rendre aucunement compte de cette curieuse uniformité, car la température est très différente dans les différentes contrées de l'Europe et elle y évolue diversement. Au contraire, la longueur de la journée est sensiblement la même pour tous les pays européens que nous avons comparés.

Mais ce qui achève de démontrer la réalité de ce rapport, c'est ce fait que, en toute saison, la majeure partie des suicides a lieu de jour. Brierre de Boismont a pu dépouiller les dossiers de 4.595 suicides accomplis à Paris de 1834 à 1843. Sur 3.518 cas dont le moment a pu être déterminé, 2.094 avaient été commis le jour, 766 le soir et 658 la nuit. Les suicides du jour et du soir représentent donc les quatre cinquièmes de la somme totale et les premiers, à eux seuls, en sont déjà les trois cinquièmes.

La statistique prussienne a recueilli sur ce point des documents plus nombreux. Ils se rapportent à 11.822 cas qui se sont produits pendant les années 1869-72. Ils ne font que confirmer les conclusions de Brierre de Boismont. Comme les rapports sont sensiblement les mêmes chaque année, nous ne donnons pour abréger que ceux de 1871 et 1872:

Tableau XIV

/* +——————————————+———————————————————-+ | | COMBIEN DE SUICIDES | | |à chaque moment de la journée sur 1.000| | | suicides journaliers. | | +—————————+——————————+ | | 1871. | 1872. | +——————————————+—————-+———+————-+—————+ |Première matinée[96] | 35,9 | | 35,9 | | +——————————————+—————-+ +————-+ | |Deuxième —- | 158,3 | | 159,7 | | +——————————————+—————-+ 375 +————-+ 391,9 | |Milieu du jour | 73,1 | | 71,5 | | +——————————————+—————-+ +————-+ | |Après-midi | 143,6 | | 160,7 | | +——————————————+—————-+———+————-+—————+ |Le soir | 53,5 | 61,0 | +——————————————+—————————+——————————+ |La nuit | 212,6 | 219,3 | +——————————————+—————————+——————————+ |Heure inconnue | 322 | 291,9 | +——————————————+—————————+——————————+ | | 1.000 | 1.000 | +——————————————+—————————+——————————+ */

La prépondérance des suicides diurnes est évidente. Si donc le jour est plus fécond en suicides que la nuit, il est naturel que ceux-ci deviennent plus nombreux à mesure qu'il devient plus long.

Mais d'où vient cette influence du jour?

Certainement, on ne saurait invoquer, pour en rendre compte, l'action du soleil et de la température. En effet, les suicides commis au milieu de la journée, c'est-à-dire au moment de la plus grande chaleur, sont beaucoup moins nombreux que ceux du soir ou de la seconde matinée. On verra même plus bas qu'en plein midi il se produit un abaissement sensible. Cette explication écartée, il n'en reste plus qu'une de possible, c'est que le jour favorise le suicide parce que c'est le moment où les affaires sont le plus actives, où les relations humaines se croisent et s'entrecroisent, où la vie sociale est le plus intense.

Les quelques renseignements que nous avons sur la manière dont le suicide se répartit entre les différentes heures de la journée ou entre les différents jours de la semaine confirment cette interprétation. Voici d'après 1.993 cas observés par Brierre de Boismont à Paris et 548 cas, relatifs à l'ensemble de la France et réunis par Guerry, quelles seraient les principales oscillations du suicide dans les 24 heures:

/* +—————————————————+————————————————-+ | PARIS. | FRANCE. | +———————————-+—————+———————————+—————+ | |Nombre des| |Nombre des| | | suicides | | suicides | | |par heure | |par heure | +———————————-+—————+———————————+—————+ |De minuit à 6 heures | 55 |De minuit à 6 heures | 30 | +———————————-+—————+———————————+—————+ |De 6 heures à 11 heures| 108 |De 6 heures à midi | 61 | +———————————-+—————+———————————+—————+ |De 11 heures à midi | 81 |De midi à 2 heures | 32 | +———————————-+—————+———————————+—————+ |De midi à 4 heures | 105 |De 2 heures à 6 heures| 47 | +———————————-+—————+———————————+—————+ |De 4 heures à 8 heures | 81 |De 6 heures à minuit | 38 | +———————————-+—————+———————————+—————+ |De 8 heures à minuit | 61 | | | +———————————-+—————+———————————+—————+ */

On voit qu'il y a deux moments où le suicide bat son plein; ce sont ceux où le mouvement des affaires est le plus rapide, le matin et l'après-midi. Entre ces deux périodes, il en est une de repos où l'activité générale est momentanément suspendue; le suicide s'arrête un instant. C'est vers onze heures à Paris et vers midi en province que se produit cette accalmie. Elle est plus prononcée et plus prolongée dans les départements que dans la capitale, par cela seul que c'est l'heure où les provinciaux prennent leur principal repas; aussi le stationnement du suicide y est-il plus marqué et de plus de durée. Les données de la statistique prussienne, que nous avons rapportées un peu plus haut, pourraient fournir l'occasion de remarques analogues[97].

D'autre part, Guerry, ayant déterminé pour 6.587 cas le jour de la semaine où ils avaient été commis, a obtenu l'échelle que nous reproduisons au Tableau XV (V. ci-dessous). Il en ressort que le suicide diminue à la fin de la semaine à partir du vendredi. Or, on sait que les préjugés relatifs au vendredi ont pour effet de ralentir la vie publique. La circulation sur les chemins

TABLEAU XV

/* +——————————-+—————————+—————————————-+ | | PART | PART PROPORTIONNELLE | | |de chaque jour sur| de chaque sexe. | | | 1.000 suicides | | | | | hebdomadaires. | Hommes. | Femmes. | +——————————-+—————————+———————-+—————-+ |Lundi | 15,20 | 69 % | 31 % | +——————————-+—————————+———————-+—————-+ |Mardi | 15,71 | 68 | 32 | +——————————-+—————————+———————-+—————-+ |Mercredi | 14,90 | 68 | 32 | +——————————-+—————————+———————-+—————-+ |Jeudi | 15,68 | 67 | 33 | +——————————-+—————————+———————-+—————-+ |Vendredi | 13,74 | 67 | 33 | +——————————-+—————————+———————-+—————-+ |Samedi | 11,19 | 69 | 31 | +——————————-+—————————+———————-+—————-+ |Dimanche | 13,57 | 64 | 36 | +——————————-+—————————+———————-+—————-+ */

de fer est, ce jour, beaucoup moins active que les autres. On hésite à nouer des relations et à entreprendre des affaires en cette journée de mauvais augure. Le samedi, dès l'après-midi, un commencement de détente commence à se produire; dans certains pays, le chômage est assez étendu; peut-être aussi la perspective du lendemain exerce-t-elle par avance une influence calmante sur les esprits. Enfin, le dimanche, l'activité économique cesse complètement. Si des manifestations d'un autre genre ne remplaçaient alors celles qui disparaissent, si les lieux de plaisir ne se remplissaient au moment où les ateliers, les bureaux et les magasins se vident, on peut penser que l'abaissement du suicide, le dimanche, serait encore plus accentué. On remarquera que ce même jour est celui où la part relative de la femme est le plus élevée; or c'est aussi en ce jour qu'elle sort le plus de cet intérieur où elle est comme retirée le reste de la semaine et qu'elle vient se mêler un peu à la vie commune[98].

Tout concourt donc à prouver que si le jour est le moment de la journée qui favorise le plus le suicide, c'est que c'est aussi celui où la vie sociale est dans toute son effervescence. Mais alors nous tenons une raison qui nous explique comment le nombre des suicides s'élève à mesure que le soleil reste plus longtemps au-dessus de l'horizon. C'est que le seul allongement des jours ouvre, en quelque sorte, une carrière plus vaste à la vie collective. Le temps du repos commence pour elle plus tard et finit plus tôt. Elle a plus d'espace pour se développer. Il est donc nécessaire que les effets qu'elle implique se développent au même moment et, puisque le suicide est l'un d'eux, qu'il s'accroisse.

Mais cette première cause n'est pas la seule. Si l'activité publique est plus intense en été qu'au printemps et au printemps qu'en automne et qu'en hiver, ce n'est pas seulement parce que le cadre extérieur, dans lequel elle se déroule, s'élargit à mesure qu'on avance dans l'année; c'est qu'elle est directement excitée pour d'autres raisons.

L'hiver est pour la campagne une époque de repos qui va jusqu'à la stagnation. Toute la vie est comme arrêtée; les relations sont rares et à cause de l'état de l'atmosphère et parce que le ralentissement des affaires leur enlève leur raison d'être. Les habitants sont plongés dans un véritable sommeil. Mais, dès le printemps, tout commence à se réveiller: les occupations reprennent, les rapports se nouent, les échanges se multiplient, il se produit de véritables mouvements de population pour satisfaire aux besoins du travail agricole. Or, ces conditions particulières de la vie rurale ne peuvent manquer d'avoir une grande influence sur la distribution mensuelle des suicides, puisque la campagne fournit plus de la moitié du chiffre total des morts volontaires; en France, de 1873 à 1878, elle avait à son compte 18.470 cas sur un ensemble de 36.365. Il est donc naturel qu'ils deviennent plus nombreux à mesure qu'on s'éloigne de la mauvaise saison. Ils atteignent leur maximum en juin ou en juillet, c'est-à-dire à l'époque où la campagne est en pleine activité. En août, tout commence à s'apaiser, les suicides diminuent. La diminution n'est rapide qu'à partir d'octobre et surtout de novembre; c'est peut-être parce que plusieurs récoltes n'ont lieu qu'en automne.

Les mêmes causes agissent, d'ailleurs, quoiqu'à un moindre degré, sur l'ensemble du territoire. La vie urbaine est, elle aussi, plus active pendant la belle saison. Parce-que les communications sont alors plus faciles, on se déplace plus volontiers et les rapports intersociaux deviennent plus nombreux. Voici, en effet, comment se répartissent par saisons les recettes de nos grandes lignes, pour la grande vitesse seulement (année 1887)[99]:

/* +———————————————————+——————————————-+ | Hiver | 71,9 millions de francs | +———————————————————+——————————————-+ | Printemps | 86,7 —- —- | +———————————————————+——————————————-+ | Été | 105,1 —- —- | +———————————————————+——————————————-+ | Automne | 98,1 —- —- | +———————————————————+——————————————-+ */

Le mouvement intérieur de chaque ville passe par les mêmes phases. Pendant cette même année 1887, le nombre des voyageurs transportés d'un point de Paris à l'autre a crû régulièrement de janvier (655.791 voyageurs) à juin (848.831) pour décroître à partir de cette époque jusqu'en décembre (659.960) avec la même continuité[100].

Une dernière expérience va confirmer cette interprétation des faits. Si, pour les raisons qui viennent d'être indiquées, la vie urbaine doit être plus intense en été et au printemps que dans le reste de l'année, cependant, l'écart entre les différentes saisons y doit être moins marqué que dans les campagnes. Car les affaires commerciales et industrielles, les travaux artistiques et scientifiques, les rapports mondains ne sont pas suspendus en hiver au même degré que l'exploitation agricole. Les occupations des citadins peuvent se poursuivre à peu près également toute l'année. La plus ou moins longue durée des jours doit avoir surtout peu d'influence dans les grands centres, parce que l'éclairage artificiel y restreint plus qu'ailleurs la période d'obscurité. Si donc les variations mensuelles ou saisonnières du suicide dépendent de l'inégale intensité de la vie collective, elles doivent être moins prononcées dans les grandes villes que dans l'ensemble du pays. Or les faits sont rigoureusement conformes à notre déduction. Le tableau XVI (V. ci-dessous) montre, en effet, que si en France, en Prusse, en Autriche, en Danemark il y a entre le minimum et le maximum un accroissement de 52, 45, et même 68 %, à Paris, à Berlin, à Hambourg, etc., cet écart est en moyenne de 20 à 25 % et descend même jusqu'à 12 % (Francfort).

On voit de plus que, dans les grandes villes, contrairement à ce qui se passe dans le reste de la société, c'est généralement au printemps qu'a lieu le maximum. Alors même que le printemps est dépassé par l'été (Paris et Francfort), l'avance de cette dernière saison est légère. C'est que, dans les centres importants, il se produit pendant la belle saison un véritable exode des principaux agents de la vie publique qui, par suite, manifeste une légère tendance au ralentissement[101].

Tableau XVI

Variations saisonnières du suicide dans quelques grandes villes comparées à celles du pays tout entier.

/* +——————————————————————————————————+ | CHIFFRES PROPORTIONNELS POUR 1.000 SUICIDES ANNUELS. | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ | |PARIS|BERLIN|HAM- |VIENNE|FRANC|GENÈVE|FRAN-|PRUSSE|AUTRICHE| | | | |BOURG| |FORT | |CE | | | | |(1888|(1882-|(1887|(1871 |(1867|(1838 |(1835|(1869 |(1858 | | |-92).|85-87 |-91).|-72). |-75).|-47, |-43).|-72). |-59). | | | |89-90)| | | |52-54)| | | | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ |Hiver | 218 | 231 | 239 | 234 | 239 | 232 | 201 | 199 | 185 | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ |Print. | 262 | 287 | 289 | 302 | 245 | 288 | 283 | 284 | 281 | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ |Été | 277 | 248 | 232 | 211 | 278 | 253 | 306 | 290 | 315 | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ |Automne| 241 | 232 | 258 | 253 | 238 | 227 | 210 | 227 | 219 | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ | CHIFFRES PROPORTIONNELS DE CHAQUE SAISON EXPRIMÉS EN FONCTION | | DE CELUI DE L'HIVER RAMENÉ À 100. | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ | |PARIS|BERLIN|HAM- |VIENNE|FRANC|GENÈVE|FRAN-|PRUSSE|AUTRICHE| | | | |BOURG| |FORT | |CE | | | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ |Hiver | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ |Print. | 120 | 124 | 120 | 129 | 102 | 124 | 140 | 142 | 151 | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ |Été | 127 | 107 | 107 | 90 | 112 | 109 | 152 | 145 | 168 | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ |Automne| 100 | 100,3| 103 | 108 | 99 | 97 | 104 | 114 | 118 | +———-+——-+———+——-+———+——-+———+——-+———+————+ */

En résumé, nous avons commencé par établir que l'action directe des facteurs cosmiques ne pouvait expliquer les variations mensuelles ou saisonnières du suicide. Nous voyons maintenant de quelle nature en sont les causes véritables, dans quelle direction elles doivent être cherchées et ce résultat positif confirme les conclusions de notre examen critique. Si les morts volontaires deviennent plus nombreuses de janvier à juillet, ce n'est pas parce que la chaleur exerce une influence perturbatrice sur les organismes, c'est parce que la vie sociale est plus intense. Sans doute, si elle acquiert cette intensité, c'est que la position du soleil sur l'écliptique, l'état de l'atmosphère, etc., lui permettent de se développer plus à l'aise que pendant l'hiver. Mais ce n'est pas le milieu physique qui la stimule directement; surtout ce n'est pas lui qui affecte la marche des suicides. Celle-ci dépend de conditions sociales.

Il est vrai que nous ignorons encore comment la vie collective peut avoir cette action. Mais on comprend dès à présent que, si elle renferme les causes qui font varier le taux des suicides, celui-ci doit croître ou décroître selon qu'elle est plus ou moins active. Quant à déterminer plus précisément quelles sont ces causes, ce sera l'objet du livre prochain.

CHAPITRE IV

L'imitation[102].

Mais, avant de rechercher les causes sociales du suicide, il est un dernier facteur psychologique dont il nous faut déterminer l'influence à cause de l'extrême importance qui lui a été attribuée dans la genèse des faits sociaux en général et du suicide en particulier. C'est l'imitation.

Que l'imitation soit un phénomène purement psychologique, c'est ce qui ressort avec évidence de ce fait qu'elle peut avoir lieu entre individus que n'unit aucun lien social. Un homme peut en imiter un autre sans qu'ils soient solidaires l'un de l'autre ou d'un même groupe dont ils dépendent également, et la propagation imitative n'a pas, à elle seule, le pouvoir de les solidariser. Un éternuement, un mouvement choréiforme, une impulsion homicide peuvent se transférer d'un sujet à un autre sans qu'il y ait entre eux autre chose qu'un rapprochement fortuit et passager. Il n'est nécessaire ni qu'il y ait entre eux aucune communauté intellectuelle ou morale, ni qu'ils échangent des services, ni même qu'ils parlent une même langue, et ils ne se trouvent pas plus liés après le transfert qu'avant. En somme, le procédé par lequel nous imitons nos semblables est aussi celui qui nous sert à reproduire les bruits de la nature, les formes des choses, les mouvements des êtres. Puisqu'il n'a rien de social dans le second cas, il en est de même du premier. Il a son origine dans certaines propriétés de notre vie représentative, qui ne résultent d'aucune influence collective. Si donc il était établi qu'il contribue à déterminer le taux des suicides, il en résulterait que ce dernier dépend directement, soit en totalité soit en partie, de causes individuelles.

I.

Mais, avant d'examiner les faits, il convient de fixer le sens du mot. Les sociologues sont tellement habitués à employer les termes sans les définir, c'est-à-dire à ne pas déterminer ni circonscrire méthodiquement l'ordre de choses dont ils entendent parler, qu'il leur arrive sans cesse de laisser une même expression s'étendre, à leur insu, du concept qu'elle visait primitivement ou paraissait viser, à d'autres notions plus ou moins voisines. Dans ces conditions, l'idée finit par devenir d'une ambiguïté qui défie la discussion. Car, n'ayant pas de contours définis, elle peut se transformer presque à volonté selon les besoins de la cause et sans qu'il soit possible à la critique de prévoir par avance tous les aspects divers qu'elle est susceptible de prendre. C'est notamment le cas de ce qu'on a appelé l'instinct d'imitation.

Ce mot est couramment employé pour désigner à la fois les trois groupes de faits qui suivent:

1° Il arrive que, au sein d'un même groupe social dont tous les éléments sont soumis à l'action d'une même cause ou d'un faisceau de causes semblables, il se produit entre les différentes consciences une sorte de nivellement, en vertu duquel tout le monde pense ou sent à l'unisson. Or, on a très souvent donné le nom d'imitation à l'ensemble d'opérations d'où résulte cet accord. Le mot désigne alors la propriété qu'ont les états de conscience, éprouvés simultanément par un certain nombre de sujets différents, d'agir les uns sur les autres et de se combiner entre eux de manière à donner naissance à un état nouveau. En employant le mot dans ce sens, on entend dire que cette combinaison est due à une imitation réciproque de chacun par tous et de tous par chacun[103]. C'est, a-t-on dit, «dans les assemblées tumultueuses de nos villes, dans les grandes scènes de nos révolutions[104]» que l'imitation ainsi conçue manifesterait le mieux sa nature. C'est là qu'on verrait le mieux comment des hommes réunis peuvent, par l'action qu'ils exercent les uns sur les autres, se transformer mutuellement.

2° On a donné le même nom au besoin qui nous pousse à nous mettre en harmonie avec la société dont nous faisons partie et, dans ce but, à adopter les manières de penser ou de faire qui sont générales autour de nous. C'est ainsi que nous suivons les modes, les usages, et, comme les pratiques juridiques et morales ne sont que des usages précisés et particulièrement invétérés, c'est ainsi que nous agissons le plus souvent quand nous agissons moralement. Toutes les fois que nous ne voyons pas les raisons de la maxime morale à laquelle nous obéissons, nous nous y conformons uniquement parce qu'elle a pour elle l'autorité sociale. Dans ce sens, on a distingué l'imitation des modes de celle des coutumes, selon que nous prenons pour modèles nos ancêtres ou nos contemporains.

3° Enfin, il peut se faire que nous reproduisions un acte qui s'est passé devant nous ou à notre connaissance, uniquement parce qu'il s'est passé devant nous ou que nous en avons entendu parler. En lui-même, il n'a pas de caractère intrinsèque qui soit pour nous une raison de le rééditer. Nous ne le copions ni parce que nous le jugeons utile, ni pour nous mettre d'accord avec notre modèle, mais simplement pour le copier. La représentation que nous nous en faisons détermine automatiquement les mouvements qui le réalisent à nouveau. C'est ainsi que nous bâillons, que nous rions, que nous pleurons, parce que nous voyons quelqu'un bâiller, rire, pleurer. C'est ainsi encore que l'idée homicide passe d'une conscience dans l'autre. C'est la singerie pour elle-même.

Or, ces trois sortes de faits sont très différentes les unes des autres.

Et d'abord, la première ne saurait être confondue avec les suivantes, car elle ne comprend aucun fait de reproduction proprement dite, mais des synthèses sui generis d'états différents ou, tout au moins, d'origines différentes. Le mot d'imitation ne saurait donc servir à la désignera moins de perdre toute acception distincte.

Analysons, en effet, le phénomène. Un certain nombre d'hommes assemblés sont affectés de la même manière par une même circonstance et ils s'aperçoivent de cette unanimité, au moins partielle, à l'identité des signes par lesquels se manifeste chaque sentiment particulier. Qu'arrive-t-il alors? Chacun se représente confusément l'état dans lequel on se trouve autour de lui. Des images qui expriment les différentes manifestations émanées des divers points de la foule avec leurs nuances diverses se forment dans les esprits. Jusqu'ici, il ne s'est encore rien produit qui puisse être appelé du nom d'imitation; il y a eu simplement impressions sensibles, puis sensations, identiques de tous points à celles que déterminent en nous les corps extérieurs[105]. Que se passe-t-il ensuite? Une fois éveillées dans ma conscience, ces représentations variées viennent s'y combiner les unes avec les autres et avec celle qui constitue mon sentiment propre. Ainsi se forme un état nouveau qui n'est plus mien au même degré que le précédent, qui est moins entaché de particularisme et qu'une série d'élaborations répétées, mais analogues à la précédente, va de plus en plus débarrasser de ce qu'il peut encore avoir de trop particulier. De telles combinaisons ne sauraient être davantage qualifiées faits d'imitation, à moins qu'on ne convienne d'appeler ainsi toute opération intellectuelle par laquelle deux ou plusieurs états de conscience similaires s'appellent les uns les autres par suite de leurs ressemblances, puis fusionnent et se confondent en une résultante qui les absorbe et qui en diffère. Sans doute, toutes les définitions de mots sont permises. Mais il faut reconnaître que celle-là serait particulièrement arbitraire et, par suite, ne pourrait être qu'une source de confusion, car elle ne laisse au mot rien de son acception usuelle. Au lieu d'imitation, c'est bien plutôt création qu'il faudrait dire, puisque de cette composition de forces résulte quelque chose de nouveau. Ce procédé est même le seul par lequel l'esprit ait le pouvoir de créer.

On dira peut-être que cette création se réduit à accroître l'intensité de l'état initial. Mais d'abord, un changement quantitatif ne laisse pas d'être une nouveauté. De plus, la quantité des choses ne peut changer sans que la qualité en soit altérée; un sentiment, en devenant deux ou trois fois plus violent, change complètement de nature. En fait, il est constant que la manière dont les hommes assemblés s'affectent mutuellement peut transformer une réunion de bourgeois inoffensifs en un monstre redoutable. Singulière imitation que celle qui produit de semblables métamorphoses! Si l'on a pu se servir d'un terme aussi impropre pour désigner ce phénomène, c'est, sans doute, qu'on a vaguement imaginé chaque sentiment individuel comme se modelant sur ceux d'autrui. Mais, en réalité, il n'y a là ni modèles ni copies. Il y a pénétration, fusion d'un certain nombre d'états au sein d'un autre qui s'en distingue: c'est l'état collectif.

Il n'y aurait, il est vrai, aucune impropriété à appeler imitation la cause d'où cet état résulte, si l'on admettait que, toujours, il a été inspiré à la foule par un meneur. Mais, outre que cette assertion n'a jamais reçu même un commencement de preuve et se trouve contredite par une multitude de faits où le chef est manifestement le produit de la foule au lieu d'en être la cause informatrice, en tout cas, dans la mesure où cette action directrice est réelle, elle n'a aucun rapport avec ce qu'on a appelé l'imitation réciproque, puisqu'elle est unilatérale; par conséquent, nous n'avons pas à en parler pour l'instant. Il faut, avant tout, nous garder avec soin des confusions qui ont tant obscurci la question. De même, si l'on disait qu'il y a toujours dans une assemblée des individus qui adhèrent à l'opinion commune, non d'un mouvement spontané, mais parce qu'elle s'impose à eux, on énoncerait une incontestable vérité. Nous croyons même qu'il n'y a jamais, en pareil cas, de conscience individuelle qui ne subisse plus ou moins cette contrainte. Mais, puisque celle-ci a pour origine la force sui generis dont sont investies les pratiques ou les croyances communes quand elles sont constituées, elle ressortit à la seconde des catégories de faits que nous avons distinguées. Examinons donc cette dernière et voyons dans quel sens elle mérite d'être appelée du nom d'imitation.

Elle diffère tout au moins de la précédente en ce qu'elle implique une reproduction. Quand on suit une mode ou qu'on observe une coutume, on fait ce que d'autres ont fait et font tous les jours. Seulement, il suit de la définition même que cette répétition n'est pas due à ce qu'on a appelé l'instinct d'imitation, mais, d'une part, à la sympathie qui nous pousse à ne pas froisser le sentiment de nos compagnons pour pouvoir mieux jouir de leur commerce, de l'autre, au respect que nous inspirent les manières d'agir ou de penser collectives et à la pression directe ou indirecte que la collectivité exerce sur nous pour prévenir les dissidences et entretenir en nous ce sentiment de respect. L'acte n'est pas reproduit parce qu'il a eu lieu en notre présence ou à notre connaissance et que nous aimons la reproduction en elle-même et pour elle-même, mais parce qu'il nous apparaît comme obligatoire et, dans une certaine mesure, comme utile. Nous l'accomplissons, non parce qu'il a été accompli purement et simplement, mais parce qu'il porte l'estampille sociale et que nous avons pour celle-ci une déférence à laquelle, d'ailleurs, nous ne pouvons manquer sans de sérieux inconvénients. En un mot, agir par respect ou par crainte de l'opinion, ce n'est pas agir par imitation. De tels actes ne se distinguent pas essentiellement de ceux que nous concertons toutes les fois que nous innovons. Ils ont lieu, en effet, en vertu d'un caractère qui leur est inhérent et qui nous les fait considérer comme devant être faits. Mais quand nous nous insurgeons contre les usages au lieu de les suivre, nous ne sommes pas déterminés d'une autre manière; si nous adoptons une idée neuve, une pratique originale, c'est qu'elle a des qualités intrinsèques qui nous la font apparaître comme devant être adoptée. Assurément, les motifs qui nous déterminent ne sont pas de même nature dans les deux cas; mais le mécanisme psychologique est identiquement le même. De part et d'autre, entre la représentation de l'acte et l'exécution s'intercale une opération intellectuelle qui consiste dans une appréhension, claire ou confuse, rapide ou lente, du caractère déterminant, quel qu'il soit. La manière dont nous nous conformons aux mœurs ou aux modes de notre pays n'a donc rien de commun[106] avec la singerie machinale qui nous fait reproduire les mouvements dont nous sommes les témoins. Il y a entre ces deux façons d'agir toute la distance qui sépare la conduite raisonnable et délibérée du réflexe automatique. La première a ses raisons alors même qu'elles ne sont pas exprimées sous forme de jugements explicites. La seconde n'en a pas; elle résulte immédiatement de la seule vue de l'acte, sans aucun autre intermédiaire mental.

On conçoit dès lors à quelles erreurs on s'expose quand on réunit sous un seul et même nom deux ordres de faits aussi différents. Qu'on y prenne garde, en effet; quand on parle d'imitation, on sous-entend phénomène de contagion et l'on passe, non sans raison d'ailleurs, de la première de ces idées à la seconde avec la plus extrême facilité. Mais qu'y a-t-il de contagieux dans le fait d'accomplir un précepte de morale, de déférer à l'autorité de la tradition ou de l'opinion publique? Il se trouve ainsi que, au moment où l'on croit avoir réduit deux réalités l'une à l'autre, on n'a fait que confondre des notions très distinctes. On dit en pathologie biologique qu'une maladie est contagieuse, quand elle est due tout entière ou à peu près au développement d'un germe qui s'est, du dehors, introduit dans l'organisme. Mais inversement, dans la mesure où ce germe n'a pu se développer que grâce au concours actif du terrain sur lequel il s'est fixé, le mot de contagion devient impropre. De même, pour qu'un acte puisse être attribué à une contagion morale, il ne suffit pas que l'idée nous en ait été inspirée par un acte similaire. Il faut, de plus, qu'une fois entrée dans l'esprit elle, se soit d'elle-même et automatiquement transformée en mouvement. Alors il y a réellement contagion, puisque c'est l'acte extérieur qui, pénétrant en nous sous forme de représentation, se reproduit de lui-même. Il y a également imitation, puisque l'acte nouveau est tout ce qu'il est par la vertu du modèle dont il est la copie. Mais si l'impression que ce dernier suscite en nous ne peut produire ses effets que grâce à notre consentement et avec notre participation, il ne peut plus être question de contagion que par figure, et la figure est inexacte. Car ce sont les raisons qui nous ont fait consentir qui sont les causes déterminantes de notre action, non l'exemple que nous avons eu sous les yeux. C'est nous qui en sommes les auteurs, alors même que nous ne l'avons pas inventée[107]. Par suite, toutes ces expressions, tant de fois répétées, de propagation imitative, d'expansion contagieuse ne sont pas de mise et doivent être rejetées. Elles dénaturent les faits au lieu d'en rendre compte; elles voilent la question au lieu de l'élucider.

En résumé, si l'on tient à s'entendre soi-même, on ne peut pas désigner par un même nom le processus en vertu duquel, au sein d'une réunion d'hommes, un sentiment collectif s'élabore, celui d'où résulte notre adhésion aux règles communes ou traditionnelles de la conduite, enfin celui qui détermine les moutons de Panurge à se jeter à l'eau parce que l'un d'eux a commencé. Autre chose est sentir en commun, autre chose s'incliner devant l'autorité de l'opinion, autre chose, enfin, répéter automatiquement ce que d'autres ont fait. Du premier ordre de faits, toute reproduction est absente; dans le second, elle n'est que la conséquence d'opérations logiques[108], de jugements et de raisonnements, implicites ou formels, qui sont l'élément essentiel du phénomène; elle ne peut donc servir à le définir. Elle n'en devient le tout que dans le troisième cas. Là, elle tient toute la place: l'acte nouveau n'est que l'écho de l'acte initial. Non seulement il le réédite, mais cette réédition n'a pas de raison d'être en dehors d'elle-même, ni d'autre cause que l'ensemble de propriétés qui fait de nous, dans certaines circonstances, des êtres imitatifs. C'est donc aux faits de cette catégorie qu'il faut exclusivement réserver le nom d'imitation, si l'on veut qu'il ait une signification définie, et nous dirons: Il y a imitation quand un acte a pour antécédent immédiat la représentation d'un acte semblable, antérieurement accompli par autrui, sans que, entre cette représentation et l'exécution, n'intercale aucune opération intellectuelle, explicite ou implicite, portant sur les caractères intrinsèques de l'acte reproduit.

Quand donc on se demande quelle est l'influence de l'imitation sur le taux des suicides, c'est dans cette acception qu'il faut employer le mot[109]. Si l'on n'en détermine pas ainsi le sens, on s'expose à prendre une expression purement verbale pour une explication. En effet, quand on dit d'une manière d'agir ou de penser qu'elle est un fait d'imitation, on entend que l'imitation en rend compte, et c'est pourquoi l'on croit avoir tout dit quand on a prononcé ce mot prestigieux. Or, il n'a cette propriété que dans les cas de reproduction automatique. Là, il peut constituer par lui-même une explication satisfaisante[110], car tout ce qui s'y passe est un produit de la contagion imitative. Mais quand nous suivons une coutume, quand nous nous conformons à une pratique morale, c'est dans la nature de cette pratique, dans les caractères propres de cette coutume, dans les sentiments qu'elles nous inspirent que se trouvent les raisons de notre docilité. Quand donc, à propos de cette sorte d'actes, on parle d'imitation, on ne nous fait, en réalité, rien comprendre; on nous apprend seulement que le fait reproduit par nous n'est pas nouveau, c'est-à-dire qu'il est reproduit, mais sans nous expliquer aucunement pourquoi il s'est produit ni pourquoi nous le reproduisons. Encore bien moins ce mot peut-il remplacer l'analyse du processus si complexe d'où résultent les sentiments collectifs et dont nous n'avons pu donner plus haut qu'une description conjecturale et approximative[111]. Voilà comment l'emploi impropre de ce terme peut faire croire qu'on a résolu ou avancé les questions, alors qu'on a seulement réussi à se les dissimuler à soi-même.

C'est aussi à condition de définir ainsi l'imitation qu'on aura éventuellement le droit de la considérer comme un facteur psychologique du suicide. En effet, ce qu'on a appelé l'imitation réciproque est un phénomène éminemment social: car c'est l'élaboration en commun d'un sentiment commun. De même, la reproduction des usages, des traditions, est un effet de causes sociales, car elle est due au caractère obligatoire, au prestige spécial dont sont investies les croyances et les pratiques collectives par cela seul qu'elles sont collectives. Par conséquent, dans la mesure où l'on pourrait admettre que le suicide se répand par l'une ou l'autre de ces voies, c'est de causes sociales et non de conditions individuelles qu'il se trouverait dépendre.

Les termes du problème étant ainsi définis, examinons les faits.

II.

Il n'est pas douteux que l'idée du suicide ne se communique contagieusement. Nous avons déjà parlé de ce couloir où quinze invalides vinrent successivement se pendre et de cette fameuse guérite du camp de Boulogne qui fut, en peu de temps, le théâtre de plusieurs suicides. Des faits de ce genre ont été très fréquemment observés dans l'armée: dans le 4e chasseurs à Provins en 1862, dans le 15e de ligne en 1864, au 41e d'abord à Montpellier, puis à Nîmes, en 1868, etc. En 1813, dans le petit village de Saint-Pierre-Monjau, une femme se pend à un arbre, plusieurs autres viennent s'y pendre à courte distance. Pinel raconte qu'un prêtre se pendit dans le voisinage d'Etampes; quelques jours après, deux autres se tuaient et plusieurs laïques les imitaient[112]. Quand Lord Castlereagh se jeta dans le Vésuve, plusieurs de ses compagnons suivirent son exemple. L'arbre de Timon le Misanthrope est resté historique. La fréquence de ces cas de contagion dans les établissements de détention est également affirmée par de nombreux observateurs[113].

Toutefois, il est d'usage de rapporter à ce sujet et d'attribuer à l'imitation un certain nombre de faits qui nous paraissent avoir une autre origine. C'est le cas notamment de ce qu'on a parfois appelé les suicides obsidionaux. Dans son Histoire de la guerre des Juifs contre les Romains[114], Josèphe raconte que, pendant l'assaut de Jérusalem, un certain nombre d'assiégés se tuèrent de leurs propres mains. En particulier, quarante Juifs, réfugiés dans un souterrain, décidèrent de se donner la mort et ils s'entretuèrent. Les Xanthiens, rapporte Montaigne, assiégés par Brutus «se précipitèrent pêle-mêle, hommes, femmes et enfants à un si furieux appétit de mourir, qu'on ne faict rien pour fuir la mort que ceuls-ci ne fassent pour fuir la vie: de manière qu'à peine Brutus peut en sauver un bien petit nombre[115]». Il ne semble pas que ces suicides en masse aient pour origine un ou deux cas individuels dont ils ne seraient que la répétition. Ils paraissent résulter d'une résolution collective, d'un véritable consensus social plutôt que d'une simple propagation contagieuse. L'idée ne naît pas chez un sujet en particulier pour se répandre de là chez les autres; mais elle est élaborée par l'ensemble du groupe qui, placé tout entier dans une situation désespérée, se dévoue collectivement à la mort. Les choses ne se passent pas autrement toutes les fois qu'un corps social, quel qu'il soit, réagit en commun sous l'action d'une même circonstance. L'entente ne change pas de nature parce qu'elle s'établit dans un élan de passion: elle ne serait pas essentiellement autre, si elle était plus méthodique et plus réfléchie. Il y a donc impropriété à parler d'imitation.

Nous pourrions en dire autant de plusieurs autres faits du même genre. Tel celui que rapporte Esquirol: «Les historiens, dit-il, assurent que les Péruviens et les Mexicains, désespérés de la, destruction de leur culte…, se tuèrent en si grand nombre qu'il en périt plus de leurs propres mains que par le fer et le feu de leurs barbares conquérants». Plus généralement, pour pouvoir incriminer l'imitation, il ne suffit pas de constater que des suicides assez nombreux se produisent au même moment dans un même lieu. Car ils peuvent être dus à un état général du milieu social, d'où résulte une disposition collective du groupe qui se traduit sous forme de suicides multiples. En définitive, il y aurait peut-être intérêt, pour préciser la terminologie, à distinguer les épidémies morales des contagions morales; ces deux mots qui sont indifféremment employés l'un pour l'autre désignent en réalité deux sortes de choses très différentes. L'épidémie est un fait social, produit de causes sociales; la contagion ne consiste jamais qu'en ricochets, plus ou moins répétés, de faits individuels[116].

Cette distinction, une fois admise, aurait certainement pour effet de diminuer la liste des suicides imputables à l'imitation; néanmoins, il est incontestable qu'ils sont très nombreux. Il n'y a peut-être pas de phénomène qui soit plus facilement contagieux. L'impulsion homicide elle-même n'a pas autant d'aptitude à se répandre. Les cas où elle se propage automatiquement sont moins fréquents et, surtout, le rôle de l'imitation y est, en général, moins prépondérant; on dirait que, contrairement à l'opinion commune, l'instinct de conservation est moins fortement enraciné dans les consciences que les sentiments fondamentaux de la moralité, puisqu'il résiste moins bien à l'action des mêmes causes. Mais, ces faits reconnus, la question que nous nous sommes posée au début de ce chapitre reste entière. De ce que le suicide peut se communiquer d'individu à individu, il ne suit pas a priori que cette contagiosité produise des effets sociaux, c'est-à-dire affecte le taux social des suicides, seul phénomène que nous étudions. Si incontestable qu'elle soit, il peut très bien se faire qu'elle n'ait que des conséquences individuelles et sporadiques. Les observations qui précèdent ne résolvent donc pas le problème; mais elles en montrent mieux la portée. Si, en effet, l'imitation est, comme on l'a dit, une source originale et particulièrement féconde de phénomènes sociaux, c'est surtout à propos du suicide qu'elle doit témoigner de son pouvoir, puisqu'il n'est pas de fait sur lequel elle ait plus d'empire. Ainsi, le suicide va nous offrir un moyen de vérifier par une expérience décisive la réalité de cette vertu merveilleuse que l'on prête à l'imitation.

III.

Si cette influence existe, c'est surtout dans la répartition géographique des suicides qu'elle doit être sensible. On doit voir, dans certains cas, le taux caractéristique d'un pays ou d'une localité se communiquer pour ainsi dire aux localités voisines. C'est donc la carte qu'il faut consulter. Mais il faut l'interroger avec méthode.

Certains auteurs ont cru pouvoir faire intervenir l'imitation toutes les fois que deux ou plusieurs départements limitrophes manifestent pour le suicide un penchant de même intensité. Cependant, cette diffusion à l'intérieur d'une même région peut très bien tenir à ce que certaines causes, favorables au développement du suicide, y sont, elles aussi, également répandues, à ce que le milieu social y est partout le même. Pour pouvoir être assuré qu'une tendance ou une idée se répand par imitation, il faut qu'on la voie sortir des milieux où elle est née pour en envahir d'autres qui, par eux-mêmes, n'étaient pas de nature à la susciter. Car, ainsi que nous l'avons montré, il n'y a propagation imitative que dans la mesure où le fait imité et lui seul, sans le concours d'autres facteurs, détermine automatiquement les faits qui le reproduisent. Il faut donc, pour déterminer la part de l'imitation dans le phénomène qui nous occupe, un critère moins simple que celui dont on s'est si souvent contenté.

Avant tout, il ne saurait y avoir imitation s'il n'existe un modèle à imiter; il n'y a pas de contagion sans un foyer d'où elle émane et où elle a, par suite, son maximum d'intensité. De même, on ne sera fondé à admettre que le penchant au suicide se communique d'une partie à l'autre de la société que si l'observation révèle l'existence de certains centres de rayonnement. Mais à quels signes les reconnaîtra-t-on?

D'abord, ils doivent se distinguer de tous les points environnants par une plus grande aptitude au suicide; on doit les voir se détacher sur la carte par une teinte plus prononcée que les contrées ambiantes. En effet, comme, naturellement, l'imitation y agit aussi, en même temps que les causes vraiment productrices du suicide, les cas ne peuvent manquer d'y être plus nombreux. En second lieu, pour que ces centres puissent jouer le rôle qu'on leur prête et, par conséquent, pour qu'on soit en droit de rapporter à leur influence les faits qui se produisent autour d'eux, il faut que chacun d'eux soit en quelque sorte le point de mire des pays voisins. Il est clair qu'il ne peut être imité s'il n'est en vue. Si les regards sont ailleurs, les suicides auront beau y être nombreux, ils seront comme s'ils n'étaient pas parce qu'ils seront ignorés; par suite, ils ne se reproduiront pas. Or, les populations ne peuvent avoir les yeux ainsi fixés que sur un point qui occupe dans la vie régionale une place importante. Autrement dit, c'est autour des capitales et des grandes villes que les phénomènes de contagion doivent être le plus marqués. On peut même d'autant mieux s'attendre à les y observer que, dans ce cas, l'action propagatrice de l'imitation est aidée et renforcée par d'autres facteurs, à savoir par l'autorité morale des grands centres qui communique parfois à leurs manières de faire une si grande puissance d'expansion. C'est donc là que l'imitation doit avoir des effets sociaux; si elle en produit quelque part. Enfin, comme, de l'aveu de tout le monde, l'influence de l'exemple, toutes choses égales, s'affaiblit avec la distance, les régions limitrophes devront être d'autant plus épargnées qu'elles seront plus distantes du foyer principal, et inversement. Telles sont les trois conditions auxquelles doit au moins satisfaire la carte des suicides pour qu'on puisse attribuer, même partiellement, la forme qu'elle affecte, à l'imitation. Encore y aura-t-il toujours lieu de rechercher si cette disposition géographique n'est pas due à la disposition parallèle des conditions d'existence dont dépend le suicide.

Ces règles posées, faisons-en l'application.

Les cartes usuelles où, pour ce qui concerne la France, le taux des suicides n'est exprimé que par départements, ne sauraient suffire pour cette recherche. En effet, elles ne permettent pas d'observer les effets possibles de l'imitation là où ils doivent être le plus sensibles, à savoir entre les différentes parties d'un même département. De plus, la présence d'un arrondissement très ou très peu productif de suicides peut élever ou abaisser artificiellement la moyenne départementale et créer ainsi une discontinuité apparente entre les autres arrondissements et ceux des départements voisins, ou bien, au contraire, masquer une discontinuité réelle. Enfin, l'action des grandes villes est ainsi trop noyée pour pouvoir être facilement aperçue. Nous avons donc construit, spécialement pour l'étude de cette question, une carte par arrondissements; elle se rapporte à la période quinquennale 1887-1891. La lecture nous en a donné les résultats les plus inattendus[117].

Ce qui y frappe tout d'abord, c'est, vers le Nord, l'existence d'une grande tache dont la partie principale occupe l'emplacement de l'ancienne Ile-de-France, mais qui entame assez profondément la Champagne et s'étend jusqu'en Lorraine. Si elle était due à l'imitation, le foyer en devrait être à Paris qui est le seul centre en vue de toute cette contrée. En fait, c'est à l'influence de Paris qu'on l'impute d'ordinaire; Guerry disait même que, si l'on part d'un point quelconque de la périphérie du pays (Marseille excepté) en se dirigeant vers la capitale, on voit les suicides se multiplier de plus en plus à mesure qu'on s'en rapproche. Mais si la carte par départements pouvait donner une apparence de raison à cette interprétation, la carte par arrondissements lui ôte tout fondement. Il se trouve, en effet, que la Seine a un taux de suicides moindre que tous les arrondissements circonvoisins. Elle en compte seulement 471 par million d'habitants, tandis que Coulommiers en a 500, Versailles 514, Melun 518, Meaux 525, Corbeil, 559, Pontoise 561, Provins 562. Même les arrondissements champenois dépassent de beaucoup ceux qui touchent le plus à la Seine: Reims a 501 suicides, Epernay 537, Arcis-sur-Aube 548, Château-Thierry 623. Déjà dans son étude sur Le suicide en Seine-et-Marne, le docteur Leroy signalait avec étonnement ce fait que l'arrondissement de Meaux comptait relativement plus de suicides que la Seine[118]. Voici les chiffres qu'il nous donne:

/* +————————-+————————————-+————————————+ | | Période 1851-63. | Période 1865-66. | +————————-+————————————-+————————————+ |Arrond. de Meaux.| 1 suicide sur 2.418 hab.|1 suicide sur 2.547 hab.| +————————-+————————————-+————————————+ |Seine. | " —— sur 2.750 —- |" —— sur 2.822 —- | +————————-+————————————-+————————————+ */

[Illustration:

Planche II

SUICIDES EN FRANCE, PAR ARRONDISSEMENTS (1887-91). ]

Et l'arrondissement de Meaux n'était pas seul dans ce cas. Le même auteur nous fait connaître les noms de 166 communes du même département où l'on se tuait à cette époque plus qu'à Paris. Singulier foyer qui serait à ce point inférieur aux foyers secondaires qu'il est censé alimenter! Pourtant, la Seine mise de côté, il est impossible d'apercevoir un autre centre de rayonnement. Car il est encore plus difficile de faire graviter Paris autour de Corbeil ou de Pontoise.

Un peu plus au Nord, on aperçoit une autre tache, moins égale, mais d'une nuance encore très foncée; elle correspond à la Normandie. Si donc elle était due à un mouvement d'expansion contagieuse, c'est de Rouen, capitale de la province et ville particulièrement importante, qu'elle devrait partir. Or les deux points de cette région où le suicide sévit le plus sont l'arrondissement de Neufchâtel (509 suicides) et celui de Pont-Audemer (537 par million d'habitants); et ils ne sont même pas contigus. Pourtant, ce n'est certainement pas à leur influence que peut être due la constitution morale de la province.

Tout à fait au Sud-Est, le long des côtes de la Méditerranée, nous trouvons une bande de territoire qui va des limites extrêmes des Bouches-du-Rhône jusqu'à la frontière italienne et où les suicides sont également très nombreux. Il s'y trouve une véritable métropole, Marseille et, à l'autre extrémité, un grand centre de vie mondaine, Nice. Or les arrondissements les plus éprouvés sont ceux de Toulon et de Forcalquier. Personne ne dira pourtant que Marseille soit à leur remorque. De même, sur la côte ouest, Rochefort est seul à se détacher par une couleur assez sombre de la masse continue que forment les deux Charentes et où se trouve cependant une ville beaucoup plus considérable, Angoulême. Plus généralement, il y a un très grand nombre de départements où ce n'est pas l'arrondissement chef-lieu qui tient la tête. Dans les Vosges, c'est Remiremont et non Épinal; dans la Haute-Saône c'est Gray, ville morte ou en train de mourir, et non Vesoul; dans Je Doubs, c'est Dôle et Poligny, non Besançon; dans la Gironde, ce n'est pas Bordeaux, mais La Réole et Bazas; dans le Maine-et-Loire, c'est Saumur au lieu d'Angers; dans la Sarthe, Saint-Calais au lieu de Le Mans; dans le Nord, Avesnes, au lieu de Lille, etc. Pourtant, dans aucun de ces cas, l'arrondissement qui prend ainsi le pas sur le chef-lieu, ne renferme la ville la plus importante du département.

On voudrait pouvoir poursuivre cette comparaison, non seulement d'arrondissement à arrondissement, mais de commune à commune. Malheureusement, une carte communale des suicides est impossible à construire pour toute l'étendue du pays. Mais, dans son intéressante monographie, le Dr Leroy a fait ce travail pour le département de Seine-et-Marne. Or, après avoir classé toutes les communes de ce département d'après leur taux de suicides, en commençant par celles où il est le plus élevé, il a trouvé les résultats suivants: «La Ferté-sous-Jouarre (4.482 h.), la première ville importante de la liste, est au n° 124; Meaux (10.762 h.), vient au n° 130; Provins (7.547 h.), au n° 135; Coulommiers (4.628 h.), au n° 438. Le rapprochement des numéros d'ordre de ces villes est même curieux en ce qu'il laisse supposer une influence régnant la même sur toutes[119]. Lagny (3.468 h.) et si près de Paris ne vient qu'au n° 219; Montereau-Faut-Yonne (6.247 h.), au n° 245; Fontainebleau (11.939 h.), au n° 247… Enfin Melun (11.170 h.), chef-lieu du département ne vient qu'au 279e rang. Par contre, si l'on examine les 25 communes qui occupent la tête de la liste, on verra qu'à l'exception de 2, ce sont des communes ayant une population peu considérable[120]».

Si nous sortons de France, nous pourrons faire des constatations identiques. La partie de l'Europe où l'on se tue le plus est celle qui comprend le Danemark et l'Allemagne centrale. Or, dans cette vaste zone, le pays qui, de beaucoup, l'emporte sur tous les autres, c'est la Saxe-Royale; elle a 311 suicides par million d'habitants. Le duché de Saxe-Altenbourg vient immédiatement après (303 suicides) tandis que le Brandebourg n'en a que 204. Il s'en faut pourtant que l'Allemagne ait les yeux fixés sur ces deux petits États. Ce n'est ni Dresde ni Altenbourg qui donnent le ton à Hambourg et à Berlin. De même, de toutes les provinces italiennes, c'est Bologne et Livourne qui ont proportionnellement le plus de suicides (88 et 84); Milan, Gênes, Turin et Rome, d'après les moyennes établies par Morselli pour les années 1864-1876, ne viennent que beaucoup plus loin.

En définitive, ce que nous montrent toutes les cartes, c'est que le suicide, loin de se disposer plus ou moins concentriquement autour de certains foyers à partir desquels il irait en se dégradant progressivement, se présente, au contraire, par grandes masses à peu près homogènes (mais à peu près seulement) et dépourvues de tout noyau central. Une telle configuration n'a donc rien qui décèle l'influence de l'imitation. Elle indique seulement que le suicide ne tient pas à des circonstances locales, variables d'une ville à l'autre, mais que les conditions qui le déterminent sont toujours d'une certaine généralité. Il n'y a ici ni imitateurs ni imités, mais identité relative dans les effets due à une identité relative dans les causes. Et on s'explique aisément qu'il en soit ainsi si, comme tout ce qui précède le fait déjà prévoir, le suicide dépend essentiellement de certains états du milieu social. Car ce dernier garde généralement la même constitution sur d'assez larges étendues de territoire. Il est donc naturel que, partout où il est le même, il ait les mêmes conséquences sans que la contagion y soit pour rien. C'est pourquoi il arrive le plus souvent que, dans une même région, le taux des suicides se soutient à peu près au même niveau. Mais d'un autre côté, comme jamais les causes qui le produisent n'y peuvent être réparties avec une parfaite homogénéité, il est inévitable que, d'un point à l'autre, d'un arrondissement à l'arrondissement voisin, il présente parfois des variations plus ou moins importantes, comme celles que nous avons constatées.

Ce qui prouve que cette explication est fondée, c'est qu'on le voit se modifier brusquement et du tout au tout chaque fois que le milieu social change brusquement. Jamais celui-ci n'étend son action au delà de ses limites naturelles. Jamais un pays que des conditions particulières prédisposent spécialement au suicide n'impose, par le seul prestige de l'exemple, son penchant aux pays voisins, si ces mêmes conditions ou d'autres semblables ne s'y trouvent pas au même degré. Ainsi, le suicide est à l'état endémique en Allemagne et l'on a pu voir déjà avec quelle violence il y sévit; nous montrerons plus loin que le protestantisme est la cause principale de cette aptitude exceptionnelle. Cependant, trois régions font exception à la règle générale; ce sont les provinces rhénanes avec la Westphalie, la Bavière et surtout la Souabe bavaroise, enfin la Posnanie. Ce sont les seules de toute l'Allemagne qui comptent moins de 100 suicides par million d'habitants. Sur la carte[121], elles apparaissent comme trois îlots perdus et les taches claires qui les représentent contrastent avec les teintes foncées qui les environnent. C'est qu'elles sont toutes trois catholiques. Ainsi, le courant suicidogène si intense qui circule autour d'elles ne parvient pas à les entamer; il s'arrête à leurs frontières par cela seul qu'il ne trouve pas au delà les conditions favorables à son développement. De même, en Suisse, le Sud est tout entier catholique; tous les éléments protestants sont au Nord. Or, à voir comme ces deux pays s'opposent l'un à l'autre sur la carte des suicides[122], on pourrait croire qu'ils assortissent à des sociétés différentes. Quoiqu'ils se touchent de tous les côtés, qu'ils soient en relations constantes, chacun conserve au point de vue du suicide son individualité. La moyenne est aussi basse d'un côté qu'élevée de l'autre. De même, à l'intérieur de la Suisse septentrionale, Lucerne, Uri, Unterwald, Schwyz et Zug, cantons catholiques, comptent au plus 100 suicides par million, quoiqu'ils soient entourés de cantons protestants qui en ont bien davantage.

[Illustration:

Planche III.

SUICIDES DANS L'EUROPE CENTRALE

(d'après Morselli). ]

Une autre expérience pourrait être tentée qui confirmerait, pensons-nous, les preuves qui précèdent. Un phénomène de contagion morale ne peut guère se produire que de deux manières: ou le fait qui sert de modèle se répand de bouche en bouche par l'intermédiaire de ce qu'on appelle la voix publique, ou ce sont les journaux qui le propagent. Généralement, on s'en prend surtout à ces derniers; il n'est pas douteux, en effet, qu'ils ne constituent un puissant instrument de diffusion. Si donc l'imitation est pour quelque chose dans le développement des suicides, on doit les voir varier suivant la place que les journaux occupent dans l'attention publique.

Malheureusement, cette place est assez difficile à déterminer. Ce n'est pas le nombre des périodiques, mais celui de leurs lecteurs, qui seul peut permettre de mesurer l'étendue de leur action. Or, dans un pays peu centralisé, comme la Suisse, les journaux peuvent être nombreux parce que chaque localité a le sien, et pourtant, comme chacun d'eux est peu lu, leur puissance de propagation est médiocre. Au contraire, un seul journal comme le Times, le New-York Herald, le Petit Journal, etc., agit sur un immense public. Même, il semble que la presse ne puisse guère avoir l'influence dont on l'accuse sans une certaine centralisation. Car, là où chaque région a sa vie propre, on s'intéresse moins à ce qui se passe au delà du petit horizon où l'on borne sa vue; les faits lointains passent davantage inaperçus et, pour cette raison même, sont recueillis avec moins de soin. Il y a ainsi moins d'exemples qui sollicitent l'imitation. Il en est tout autrement là où le nivellement des milieux locaux ouvre à la sympathie et à la curiosité un champ d'action plus étendu, et où, répondant à ces besoins, de grands organes concentrent chaque jour tous les événements importants du pays ou des pays voisins pour en renvoyer ensuite la nouvelle dans toutes les directions. Alors les exemples, s'accumulant, se renforcent mutuellement. Mais on comprend qu'il est à peu près impossible de comparer la clientèle des différents journaux d'Europe et surtout d'apprécier le caractère plus ou moins local de leurs informations. Cependant, sans que nous puissions donner de notre affirmation une preuve régulière, il nous paraît difficile que, sur ces deux points, la France et l'Angleterre soient inférieures au Danemark, à la Saxe et même aux différents pays d'Allemagne. Pourtant, on s'y tue beaucoup moins. De même, sans sortir de France, rien n'autorise à supposer qu'on lise sensiblement moins de journaux au sud de la Loire qu'au nord; or on sait quel contraste il y a entre ces deux régions sous le rapport du suicide. Sans vouloir attacher plus d'importance qu'il ne convient à un argument que nous ne pouvons établir sur des faits bien définis, nous croyons cependant qu'il repose sur d'assez fortes vraisemblances pour mériter quelque attention.

IV.

En résumé, s'il est certain que le suicide est contagieux d'individu à individu, jamais on ne voit l'imitation le propager de manière à affecter le taux social des suicides. Elle peut bien donner naissance à des cas individuels plus ou moins nombreux, mais elle ne contribue pas à déterminer le penchant inégal qui entraîne les différentes sociétés, et à l'intérieur de chaque société les groupes sociaux plus particuliers, au meurtre de soi-même. Le rayonnement qui en résulte est toujours très limité; il est, de plus, intermittent. Quand il atteint un certain degré d'intensité, ce n'est jamais que pour un temps très court.

Mais il y a une raison plus générale qui explique comment les effets de l'imitation ne sont pas appréciables à travers les chiffres de la statistique. C'est que, réduite à ses seules forces, l'imitation ne peut rien sur le suicide. Chez l'adulte, sauf dans les cas très rares de monoïdéisme plus ou moins absolu, l'idée d'un acte ne suffit pas à engendrer un acte similaire, à moins qu'elle ne tombe sur un sujet qui, de lui-même, y est particulièrement enclin. «J'ai toujours remarqué, écrit Morel, que l'imitation, si puissante que soit son influence, et que l'impression causée par le récit ou la lecture d'un crime exceptionnel ne suffisaient pas pour provoquer des actes similaires chez des individus qui auraient été parfaitement sains d'esprit[123]». De même, le Dr Paul Moreau de Tours a cru pouvoir établir, d'après ses observations personnelles, que le suicide contagieux ne se rencontre jamais que chez des individus fortement prédisposés[124].

Il est vrai que, comme cette prédisposition lui paraissait dépendre essentiellement de causes organiques, il lui était assez difficile d'expliquer certains cas qu'on ne peut rapporter à cette origine, à moins d'admettre des combinaisons de causes tout à fait improbables et vraiment miraculeuses. Comment croire que les 15 invalides dont nous avons parlé se soient justement trouvés tous atteints de dégénérescence nerveuse? Et l'on en peut dire autant des faits de contagion si fréquemment observés dans l'armée ou dans les prisons. Mais ces faits sont facilement explicables une fois qu'on a reconnu que le penchant au suicide pouvait être créé par le milieu social. Car, alors, on est en droit de les attribuer, non à un hasard inintelligible qui, des points les plus divers de l'horizon, aurait assemblé dans une même caserne ou dans un même établissement pénitentiaire un nombre relativement considérable d'individus atteints tous d'une même tare mentale, mais à l'action du milieu commun au sein duquel ils vivent. Nous verrons, en effet, que, dans les prisons et dans les régiments, il existe un état collectif qui incline au suicide les soldats et les détenus aussi directement que peut le faire la plus violente des névroses. L'exemple est la cause occasionnelle qui fait éclater l'impulsion; mais ce n'est pas lui qui la crée et, si elle n'existait pas, il serait inoffensif.

On peut donc dire que, sauf dans de très rares exceptions, l'imitation n'est pas un facteur original du suicide. Elle ne fait que rendre apparent un état qui est la vraie cause génératrice de l'acte et qui, vraisemblablement, eût toujours trouvé moyen de produire son effet naturel, alors même qu'elle ne serait pas intervenue; car il faut que la prédisposition soit particulièrement forte pour qu'il suffise de si peu de chose pour la faire passer à l'acte. Il n'est donc pas étonnant que les faits ne portent pas la marque de l'imitation, puisqu'elle n'a pas d'action en propre et que celle même qu'elle exerce est très restreinte.

Une remarque d'un intérêt pratique peut servir de corollaire à cette conclusion.

Certains auteurs, attribuant à l'imitation un pouvoir qu'elle n'a pas, ont demandé que la reproduction des suicides et des crimes fût interdite aux journaux[125]. Il est possible que cette prohibition réussisse à alléger de quelques unités le montant annuel de ces différents actes. Mais il est très douteux qu'elle puisse en modifier le taux social. L'intensité du penchant collectif resterait la même, car l'état moral des groupes ne serait pas changé pour cela. Si donc on met en regard des problématiques et très faibles avantages que pourrait avoir cette mesure, les graves inconvénients qu'entraînerait la suppression de toute publicité judiciaire, on conçoit que le législateur mette quelque hésitation à suivre le conseil des spécialistes. En réalité, ce qui peut contribuer au développement du suicide ou du meurtre, ce n'est pas le fait d'en parler, c'est la manière dont on en parle. Là où ces pratiques sont abhorrées, les sentiments qu'elles soulèvent se traduisent à travers les récits qui en sont faits et, par suite, neutralisent plus qu'elles n'excitent les prédispositions individuelles. Mais inversement, quand la société est moralement désemparée, l'état d'incertitude où elle est lui inspire pour les actes immoraux une sorte d'indulgence qui s'exprime involontairement toutes les fois qu'on en parle et qui en rend moins sensible l'immoralité. Alors l'exemple devient vraiment redoutable, non parce qu'il est l'exemple, mais parce que la tolérance ou l'indifférence sociale diminuent l'éloignement qu'il devrait inspirer.

Mais ce que montre surtout ce chapitre, c'est combien est peu fondée la théorie qui fait de l'imitation la source éminente de toute vie collective. Il n'est pas de fait aussi facilement transmissible par voie de contagion que le suicide, et pourtant nous venons de voir que cette contagiosité ne produit pas d'effets sociaux. Si, dans ce cas, l'imitation est à ce point dépourvue d'influence sociale, elle n'en saurait avoir davantage dans les autres; les vertus qu'on lui attribue sont donc imaginaires. Elle peut bien, dans un cercle restreint, déterminer quelques rééditions d'une même pensée ou d'une même action, mais jamais elle n'a de répercussions assez étendues ni assez profondes pour atteindre et modifier l'âme de la société. Les états collectifs, grâce à l'adhésion à peu près unanime et généralement séculaire dont ils sont l'objet, sont beaucoup trop résistants pour qu'une innovation privée puisse en venir à bout. Comment un individu, qui n'est rien de plus qu'un individu[126], pourrait-il avoir la force suffisante pour façonner la société à son image? Si nous n'en étions encore à nous représenter le monde social presque aussi grossièrement que le primitif fait pour le monde physique, si, contrairement à toutes les inductions de la science, nous n'en étions encore à admettre, au moins tacitement et sans nous en rendre compte, que les phénomènes sociaux ne sont pas proportionnels à leurs causes, nous ne nous arrêterions même pas à une conception qui, si elle est d'une simplicité biblique, est en même temps en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux de la pensée. On ne croit plus aujourd'hui que les espèces zoologiques ne soient que des variations individuelles propagées par l'hérédité[127]; il n'est pas plus admissible que le fait social ne soit qu'un fait individuel qui s'est généralisé. Mais ce qui est surtout insoutenable, c'est que cette généralisation puisse être due à je ne sais quelle aveugle contagion. On est même en droit de s'étonner qu'il soit encore nécessaire de discuter une hypothèse qui, outre les graves objections qu'elle soulève, n'a jamais reçu même un commencement de démonstration expérimentale. Car on n'a jamais montré à propos d'un ordre défini de faits sociaux que l'imitation pouvait en rendre compte, et moins encore, qu'elle seule pouvait en rendre compte. On s'est contenté d'énoncer la proposition sous forme d'aphorisme, en l'appuyant sur des considérations vaguement métaphysiques. Pourtant, la sociologie ne pourra prétendre à être considérée comme une science que quand il ne sera plus permis à ceux qui la cultivent de dogmatiser ainsi, en se dérobant aussi manifestement aux obligations régulières de la preuve.

LIVRE II

CAUSES SOCIALES ET TYPES SOCIAUX

CHAPITRE PREMIER

Méthode pour les déterminer.

Les résultats du livre précédent ne sont pas purement négatifs. Nous y avons établi, en effet, qu'il existe pour chaque groupe social une tendance spécifique au suicide que n'expliquent ni la constitution organico-psychique des individus ni la nature du milieu physique. Il en résulte, par élimination, qu'elle doit nécessairement dépendre de causes sociales et constituer par elle-même un phénomène collectif; même certains des faits que nous avons examinés, notamment les variations géographiques et saisonnières du suicide, nous avaient expressément amené à cette conclusion. C'est cette tendance qu'il nous faut maintenant étudier de plus près.

I.

Pour y parvenir, le mieux serait, à ce qu'il semble, de rechercher d'abord si elle est simple et indécomposable, ou si elle ne consisterait pas plutôt en une pluralité de tendances différentes que l'analyse peut isoler et qu'il conviendrait d'étudier séparément. Dans ce cas, voici comment on devrait procéder. Comme, unique ou non, elle n'est observable qu'à travers les suicides individuels qui la manifestent, c'est de ces derniers qu'il faudrait partir. On en observerait donc le plus grand nombre possible, en dehors, bien entendu, de ceux qui relèvent de l'aliénation mentale, et on les décrirait. S'ils se trouvaient tous avoir les mêmes caractères essentiels, on les confondrait en une seule et même classe; dans l'hypothèse contraire, qui est de beaucoup la plus vraisemblable—car ils sont trop divers pour ne pas comprendre, plusieurs variétés—on constituerait un certain nombre d'espèces d'après leurs ressemblances et leurs différences. Autant on aurait reconnu de types distincts, autant on admettrait de courants suicidogènes dont on chercherait ensuite à déterminer les causes et l'importance respective. C'est à peu près la méthode que nous avons suivie dans notre examen sommaire du suicide vésanique.

Malheureusement, une classification des suicides raisonnables d'après leurs formes ou caractères morphologiques est impraticable, parce que les documents nécessaires font presque totalement défaut. En effet, pour pouvoir la tenter, il faudrait avoir de bonnes descriptions d'un grand nombre de cas particuliers. Il faudrait savoir dans quel état psychique se trouvait le suicidé au moment où il a pris sa résolution, comment il en a préparé l'accomplissement, comment il l'a finalement exécutée, s'il était agité ou déprimé, calme ou enthousiaste, anxieux ou irrité, etc. Or, nous n'avons guère de renseignements de ce genre que pour quelques cas de suicides vésaniques, et c'est justement grâce aux observations et aux descriptions ainsi recueillies par les aliénistes qu'il a été possible de constituer les principaux types de suicide dont la folie est la cause déterminante. Pour les autres, nous sommes à peu près privés de toute information. Seul, Brierre de Boismont a essayé de faire ce travail descriptif pour 1328 cas où le suicidé avait laissé des lettres ou des écrits que l'auteur a résumés dans son livre. Mais d'abord, ce résumé est beaucoup trop bref. Puis, les confidences que le sujet lui-même nous fait sur son état sont le plus souvent insuffisantes, quand elles ne sont pas suspectes. Il n'est que trop porté à se tromper sur lui-même et sur la nature de ses dispositions; par exemple, il s'imagine agir avec sang-froid, alors qu'il est au comble de la surexcitation. Enfin, outre qu'elles ne sont pas assez objectives, ces observations portent sur un trop petit nombre de faits pour qu'on en puisse tirer des conclusions précises. On entrevoit bien quelques lignes très vagues de démarcation et nous saurons mettre à profit les indications qui s'en dégagent; mais elles sont trop peu définies pour servir de base à une classification régulière. Au reste, étant donnée la manière dont s'accomplissent la plupart des suicides, des observations comme il faudrait en avoir sont à peu près impossibles.

Mais nous pouvons arriver à notre but par une autre voie. Il suffira de renverser l'ordre de nos recherches. En effet, il ne peut y avoir des types différents de suicides qu'autant que les causes dont ils dépendent sont elles-mêmes différentes. Pour que chacun d'eux ait une nature qui lui soit propre, il faut qu'il ait aussi des conditions d'existence qui lui soient spéciales. Un même antécédent ou un même groupe d'antécédents ne peut produire tantôt une conséquence et tantôt une autre, car, alors, la différence qui distingue le second du premier serait elle-même sans cause; ce qui serait la négation du principe de causalité. Toute distinction spécifique constatée entre les causes implique donc une distinction semblable entre les effets. Dès lors, nous pouvons constituer les types sociaux du suicide, non en les classant directement d'après leurs caractères préalablement décrits, mais en classant les causes qui les produisent. Sans nous préoccuper de savoir pourquoi ils se différencient les uns des autres, nous chercherons tout de suite quelles sont les conditions sociales dont ils dépendent; puis nous grouperons ces conditions suivant leurs ressemblances et leurs différences en un certain nombre de classes séparées, et nous pourrons être certains qu'à chacune de ces classes correspondra un type déterminé de suicide. En un mot, notre classification, au lieu d'être morphologique, sera, d'emblée, étiologique. Ce n'est pas, d'ailleurs, une infériorité, car on pénètre beaucoup mieux la nature d'un phénomène quand on en sait la cause que quand on en connaît seulement les caractères, même essentiels.

Cette méthode, il est vrai, a le défaut de postuler la diversité des types sans les atteindre directement. Elle peut en établir l'existence, le nombre, non les caractères distinctifs. Mais il est possible d'obvier à cet inconvénient, au moins dans une certaine mesure. Une fois que la nature des causes sera connue, nous pourrons essayer d'en déduire la nature des effets, qui se trouveront ainsi caractérisés et classés du même coup par cela seul qu'ils seront rattachés à leurs souches respectives. Il est vrai que, si cette déduction n'était aucunement guidée par les faits, elle risquerait de se perdre en combinaisons de pure fantaisie. Mais nous pourrons l'éclairer à l'aide des quelques renseignements dont nous disposons sur la morphologie des suicides. Ces informations, à elles seules, sont trop incomplètes et trop incertaines pour pouvoir nous donner un principe de classification; mais elles pourront être utilisées, une fois que les cadres de cette classification seront établis. Elles nous montreront dans quel sens la déduction devra être dirigée et, par les exemples qu'elles nous fourniront, nous serons assurés que les espèces ainsi constituées déductivement ne sont pas imaginaires. Ainsi, des causes nous redescendrons aux effets et notre classification étiologique se complétera par une classification morphologique qui pourra servir à vérifier la première, et réciproquement.

À tous égards, cette méthode renversée est la seule qui convienne au problème spécial que nous nous sommes posé. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que ce que nous étudions c'est le taux social des suicides. Les seuls types qui doivent nous intéresser sont donc ceux qui contribuent à le former et en fonction desquels il varie. Or, il n'est pas prouvé que toutes les modalités individuelles de la mort volontaire aient cette propriété. Il en est qui, tout en ayant un certain degré de généralité, ne sont pas ou ne sont pas assez liées au tempérament moral de la société pour entrer, en qualité d'élément caractéristique, dans la physionomie spéciale que chaque peuple présente sous le rapport du suicide. Ainsi, nous avons vu que l'alcoolisme n'est pas un facteur dont dépende l'aptitude personnelle de chaque société; et cependant, il y a évidemment des suicides alcooliques et en assez grand nombre. Ce n'est donc pas une description, même bien faite, des cas particuliers qui pourra jamais nous apprendre quels sont ceux qui ont un caractère sociologique. Si l'on veut savoir de quels confluents divers résulte le suicide considéré comme phénomène collectif, c'est sous sa forme collective, c'est-à-dire à travers les données statistiques, qu'il faut, dès l'abord, l'envisager. C'est le taux social qu'il faut directement prendre pour objet d'analyse; il faut aller du tout aux parties. Mais il est clair qu'il ne peut être analysé que par rapport aux causes différentes dont il dépend; car, en elles-mêmes, les unités par l'addition desquelles il est formé sont homogènes et ne se distinguent pas qualitativement. C'est donc à la détermination des causes qu'il faut nous attacher sans retard, quitte à chercher ensuite comment elles se répercutent chez les individus.

II.

Mais ces causes, comment les atteindre?

Dans les constatations judiciaires qui ont lieu toutes les fois qu'un suicide est commis, on note le mobile (chagrin de famille, douleur physique ou autre, remords ou ivrognerie, etc.), qui paraît en avoir été la cause déterminante et, dans les comptes rendus statistiques de presque tous les pays, on trouve un tableau spécial où les résultats de ces enquêtes sont consignés sous ce titre: Motifs présumés des suicides. Il semble donc naturel de mettre à profit ce travail tout fait et de commencer notre recherche par la comparaison de ces documents. Ils nous indiquent, en effet, à ce qu'il semble, les antécédents immédiats des différents suicides; or n'est-il pas de bonne méthode, pour comprendre le phénomène que nous étudions, de remonter d'abord à ses causes les plus prochaines, sauf à s'élever ensuite plus haut dans la série des phénomènes, si la nécessité s'en fait sentir.

Mais, comme le disait déjà Wagner il y a longtemps, ce qu'on appelle statistique des motifs de suicides, c'est, en réalité, une statistique des opinions que se font de ces motifs les agents, souvent subalternes, chargés de ce service d'informations. On sait, malheureusement, que les constatations officielles sont trop souvent défectueuses, alors même qu'elles portent sur des faits matériels et ostensibles que tout observateur consciencieux peut saisir et qui ne laissent aucune place à l'appréciation. Mais combien elles doivent être tenues en suspicion quand elles ont pour objet, non d'enregistrer simplement un événement accompli, mais de l'interpréter et de l'expliquer! C'est toujours un problème difficile que de préciser la cause d'un phénomène. Il faut au savant toute sorte d'observations et d'expériences pour résoudre une seule de ces questions. Or, de tous les phénomènes, les volitions humaines sont les plus complexes. On conçoit, dès lors, ce que peuvent valoir ces jugements improvisés qui, d'après quelques renseignements hâtivement recueillis, prétendent assigner une origine définie à chaque cas particulier. Aussitôt qu'on croit avoir découvert parmi les antécédents de la victime quelques-uns de ces faits qui passent communément pour mener au désespoir, on juge inutile de chercher davantage et, suivant que le sujet est réputé avoir récemment subi des pertes d'argent ou éprouvé des chagrins de famille ou avoir quelque goût pour la boisson, on incrimine ou son ivrognerie ou ses douleurs domestiques ou ses déceptions économiques. On ne saurait donner comme base à une explication des suicides des informations aussi suspectes.

Il y a plus, alors même qu'elles seraient plus dignes de foi, elles ne pourraient pas nous rendre de grands services, car les mobiles qui sont ainsi, à tort ou à raison, attribués aux suicides, n'en sont pas les causes véritables. Ce qui le prouve, c'est que les nombres proportionnels de cas, imputés par les statistiques à chacune de ces causes présumées, restent presque identiquement les mêmes, alors que les nombres absolus présentent, au contraire, les variations les plus considérables. En France, de 1856 à 1878, le suicide augmente de 40 % environ, et de plus de 100 % en Saxe pendant la période 1854-1880 (1.171 cas au lieu de 547). Or, dans les deux pays, chaque catégorie de motifs conserve d'une époque à l'autre la même importance respective. C'est ce que montre le tableau XVII (Voir ci-dessous).

Si l'on considère que les chiffres qui y sont rapportés ne sont et ne peuvent être que de grossières approximations, et si, par conséquent, on n'attache pas trop d'importance à de légères différences, on reconnaîtra qu'ils restent sensiblement constants. Mais pour que la part contributive de chaque raison présumée reste proportionnellement la même alors que le suicide est deux fois plus développé, il faut admettre que chacune d'elles a acquis une efficacité double. Or ce ne peut être par suite d'une rencontre fortuite qu'elles deviennent toutes en même temps, deux fois plus meurtrières. On en vient donc forcément à conclure qu'elles sont toutes placées sous la dépendance d'un état plus général, dont elles sont tout au plus des reflets plus ou moins fidèles. C'est lui qui fait qu'elles sont plus ou moins productives de suicides et qui, par conséquent, est la vraie cause déterminante de ces derniers. C'est donc cet état qu'il nous faut atteindre, sans nous attarder aux contre-coups éloignés qu'il peut avoir dans les consciences particulières.

Tableau XVII

France[128].

Part de chaque catégorie de motifs sur 100 suicides annuels de chaque sexe.

/* +————————————————+————————-+————————-+ | | HOMMES. | FEMMES. | | +————————-+————————-+ | |1856-60.|1874-78.|1856-60.|1874-78.| +————————————————+————————-+————————-+ |Misère et revers de | | | | | |fortune. | 13,30 | 11,79 | 5,38 | 5,77 | +————————————————+————————-+————————-+ |Chagrin de famille. | 11,68 | 12,53 | 12,79 | 16,00 | +————————————————+————————-+————————-+ |Amour, jalousie, débauche, | | | | | |inconduite. | 15,48 | 16,98 | 13,16 | 12,20 | +————————————————+————————-+————————-+ |Chagrins divers. | 11,68 | 12,53 | 12,79 | 16,00 | +————————————————+————————-+————————-+ |Maladies mentales. | 25,67 | 27,09 | 45,75 | 41,81 | +————————————————+————————-+————————-+ |Remords, crainte de | | | | | |condamnation à la | | | | | |suite de crime. | 0,84 | —- | 0,19 | —- | +————————————————+————————-+————————-+ |Autres causes et causes | | | | | |inconnues. | 9,33 | 8,18 | 5,51 | 4 | +————————————————+————————-+————————-+ |TOTAL | 100,00 | 100,00 | 100,00 | 100,00 | +————————————————+————————-+————————-+ | | SAXE[129]. | | +————————-+————————-+ | | HOMMES. | FEMMES. | | +————————-+————————-+ | |1854-78.| 1880. |1854-78.| 1880. | +————————————————+————————-+————————-+ |Douleurs physiques. | 5,64 | 5,86 | 7,43 | 7,98 | +————————————————+————————-+————————-+ |Chagrins domestiques. | 2,39 | 3,30 | 3,18 | 1,72 | +————————————————+————————-+————————-+ |Revers de fortune et | | | | | |misère. | 9,52 | 11,28 | 2,80 | 4,42 | +————————————————+————————-+————————-+ |Débauche, jeu. | 11,15 | 10,74 | 1,59 | 0,44 | +————————————————+————————-+————————-+ |Remords, crainte de | | | | | |poursuites, etc. | 10,41 | 8,51 | 10,44 | 6,21 | +————————————————+————————-+————————-+ |Amour malheureux. | 1,79 | 1,50 | 3,74 | 6,20 | +————————————————+————————-+————————-+ |Troubles mentaux, folie | | | | | |religieuse. | 27,94 | 30,27 | 50,64 | 54,43 | +————————————————+————————-+————————-+ |Colère. | 2,00 | 3,29 | 3,04 | 3,09 | +————————————————+————————-+————————-+ |Dégoût de la vie. | 9,58 | 6,67 | 5,37 | 5,76 | +————————————————+————————-+————————-+ |Causes inconnues. | 19,58 | 18,58 | 11,77 | 9,75 | +————————————————+————————-+————————-+ |TOTAL | 100,00 | 100,00 | 100,00 | 100,00 | +————————————————+————————-+————————-+ */

Un autre fait, que nous empruntons à Legoyt[130], montre mieux encore à quoi se réduit l'action causale de ces différents mobiles. Il n'est pas de professions plus différentes l'une de l'autre que l'agriculture et les fonctions libérales. La vie d'un artiste, d'un savant, d'un avocat, d'un officier, d'un magistrat ne ressemble en rien à celle d'un agriculteur. On peut donc regarder comme certain que les causes sociales du suicide ne sont pas les mêmes pour les uns et pour les autres. Or, non seulement c'est aux mêmes raisons que sont attribués les suicides de ces deux catégories de sujets, mais encore l'importance respective de ces différentes raisons serait presque rigoureusement la même dans l'une et dans l'autre. Voici, en effet, quels ont été en France, pendant les années 1874-78, les rapports centésimaux des principaux mobiles de suicide dans ces deux professions:

/* +—————————————————————-+——————+—————-+ | |AGRICULTURE.|PROFESSIONS| | | |libérales. | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Perte d'emploi, revers de fortune, misère.| 8,15 | 8,87 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Chagrins de famille. | 14,45 | 13,14 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Amour contrarié et jalousie. | 1,48 | 2,01 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Ivresse et ivrognerie. | 13,23 | 6,41 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Suicides d'auteurs de crimes ou délits. | 4,09 | 4,73 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Souffrances physiques. | 15,91 | 19,89 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Maladies mentales. | 35,80 | 34,04 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Dégoût de la vie, contrariétés diverses. | 2,93 | 4,94 | +—————————————————————-+——————+—————-+ |Causes inconnues. | 3,96 | 597 | +—————————————————————-+——————+—————-+ | | 100,00 | 100,00 | +—————————————————————-+——————+—————-+ */

Sauf pour l'ivresse et l'ivrognerie, les chiffres, surtout ceux qui ont le plus d'importance numérique, diffèrent bien peu d'une colonne à l'autre. Ainsi, à s'en tenir à la seule considération des mobiles, on pourrait croire que les causes suicidogènes sont, non sans doute de même intensité, mais de même nature dans les deux cas. Et pourtant, en réalité, ce sont des forces très différentes qui poussent au suicide le laboureur et le raffiné des villes. C'est donc que ces raisons que l'on donne au suicide ou que le suicidé se donne à lui-même pour s'expliquer son acte, n'en sont, le plus généralement, que les causes apparentes. Non seulement elles ne sont que les répercussions individuelles d'un état général, mais elles l'expriment très infidèlement, puisqu'elles sont les mêmes alors qu'il est tout autre. Elles marquent, peut-on dire, les points faibles de l'individu, ceux par où le courant, qui vient du dehors l'inciter à se détruire, s'insinue le plus facilement en lui. Mais elles ne font pas partie de ce courant lui-même et ne peuvent, par conséquent, nous aider à le comprendre.

Nous voyons donc sans regret certains pays comme l'Angleterre et l'Autriche renoncer à recueillir ces prétendues causes de suicide. C'est d'un tout autre côté que doivent se porter les efforts de la statistique. Au lieu de chercher à résoudre ces insolubles problèmes de casuistique morale, qu'elle s'attache à noter avec plus de soin les concomitants sociaux du suicide. En tout cas, pour nous, nous nous faisons une règle de ne pas faire intervenir dans nos recherches des renseignements aussi douteux que faiblement instructifs; en fait, les suicidographes n'ont jamais réussi à en tirer aucune loi intéressante. Nous n'y recourrons donc qu'accidentellement, quand ils nous paraîtront avoir une signification spéciale et présenter des garanties particulières. Sans nous préoccuper de savoir sous quelles formes peuvent se traduire chez les sujets particuliers les causes productrices du suicide, nous allons directement, tâcher de déterminer ces dernières. Pour cela, laissant de côté, pour ainsi dire, l'individu en tant qu'individu, ses mobiles et ses idées, nous nous demanderons immédiatement quels sont les états des différents milieux sociaux (confessions religieuses, famille, société politique, groupes professionnels, etc.), en fonction desquels varie le suicide. C'est seulement ensuite que, revenant aux individus, nous chercherons comment ces causes générales s'individualisent pour produire les effets homicides qu'elles impliquent.

CHAPITRE II

Le suicide égoïste.

Observons d'abord la manière dont les différentes confessions religieuses agissent sur le suicide.

I.

Si l'on jette un coup d'œil sur la carte des suicides européens, on reconnaît à première vue que dans les pays purement catholiques, comme l'Espagne, le Portugal, l'Italie, le suicide est très peu développé, tandis qu'il est à son maximum dans les pays protestants, en Prusse, en Saxe, en Danemark. Les moyennes suivantes, calculées par Morselli, confirment ce premier résultat:

/* +————————————————————+—————————————-+ | | Moyenne des suicides | | |pour 1 million d'habitants.| +————————————————————+—————————————-+ | États protestants | 190 | +————————————————————+—————————————-+ | —- mixtes (protestants et catholiques)| 96 | +————————————————————+—————————————-+ | —- catholiques | 96 | +————————————————————+—————————————-+ | —- catholiques grecs | 40 | +————————————————————+—————————————-+ */

Toutefois, l'infériorité des catholiques grecs ne peut être sûrement attribuée à la religion; car, comme leur civilisation est très différente de celle des autres nations européennes, cette inégalité de culture peut être la cause de cette moindre aptitude. Mais il n'en est pas de même de la plupart des sociétés catholiques et protestantes. Sans doute, elles ne sont pas toutes au même niveau intellectuel et moral; pourtant, les ressemblances sont assez essentielles pour qu'on ait quelque droit d'attribuer à la différence des cultes le contraste si marqué qu'elles présentent au point de vue du suicide.

Néanmoins, cette première comparaison est encore trop sommaire. Malgré d'incontestables similitudes, les milieux sociaux dans lesquels vivent les habitants de ces différents pays ne sont pas identiquement les mêmes. La civilisation de l'Espagne et celle du Portugal sont bien au-dessous de celle de l'Allemagne; il peut donc se faire que cette infériorité soit la raison de celle que nous venons de constater dans le développement du suicide. Si l'on veut échapper à cette cause d'erreur et déterminer avec plus de précision l'influence du catholicisme et celle du protestantisme sur la tendance au suicide, il faut comparer les deux religions au sein d'une même société.

Provinces bavaroises (1867-75)[131].

/* +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |PROVINCES |SUICIDES |PROVINCES |SUICIDES |PROVINCES |SUICIDES | |à minorité|par million|à majorité|par million|où il y a |par million| |catholique|d'habitants|catholique|d'habitants|+ de 90% |d'habitants| |(- de 50%)| |(50 à 90%)| |de cathol.| | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Palatinat | 167 |Basse | 157 |Haut- | 64 | |du Rhin. | |Franconie.| |Palatinat.| | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Franconie | 207 |Souabe. | 118 |Haute- | 114 | |centrale. | | | |Bavière. | | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Haute | 204 | | |Basse- | 49 | |Franconie.| | | |Bavière. | | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ |Moyenne. | 192 |Moyenne. | 135 |Moyenne. | 75 | +—————+—————-+—————+—————-+—————+—————-+ */

De tous les grands États de l'Allemagne, c'est la Bavière qui compte, et de beaucoup, le moins de suicides. Il n'y en a guère, annuellement que 90 par million d'habitants depuis 1874, tandis que la Prusse en a 133 (1871-75), le duché de Bade 156, le Wurtemberg 162, la Saxe 300. Or, c'est aussi là que les catholiques sont le plus nombreux; il y en a 713,2 sur 1000 habitants. Si, d'autre part, on compare les différentes provinces de ce royaume, on trouve que les suicides y sont en raison directe du nombre des protestants, en raison inverse de celui des catholiques (V. Tableau précédent, ci-dessus). Ce ne sont pas seulement les rapports des moyennes qui confirment la loi; mais tous les nombres de la première colonne sont supérieurs à ceux de la seconde et ceux de la seconde à ceux de la troisième sans qu'il y ait aucune irrégularité.

Il en est de même en Prusse:

Provinces de Prusse (1883-90).

/* +—————————+———————-+————————-+———————-+ | PROVINCES | SUICIDES | PROVINCES | SUICIDES | | où il y a plus | par million | où il y a de | par million | | de 90% de | d'habitants | 89 à 68 % de | d'habitants | | protestants | | protestants | | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Saxe. | 309,4 | Hanovre. | 212,3 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Schleswig. | 312,9 | Hesse. | 200,3 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Poméranie. | 171,5 | Brandebourg et | 296,3 | | | | Berlin. | | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Moyenne. | 264,6 | Moyenne. | 220,0 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | PROVINCES | SUICIDES | PROVINCES | SUICIDES | | où il y a plus | par million | où il y a de | par million | | de 40% à 50% de | d'habitants | de 32 à 28 % de | d'habitants | | protestants | | protestants | | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Prusse | 123,9 | Posen. | 96,4 | | occidentale. | | | | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Silésie. | 260,2 | Pays du Rhin. | 100,3 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Westphalie. | 107,5 | Hohenzollern. | 90,1 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ | Moyenne. | 163,6 | Moyenne. | 95,6 | +—————————+———————-+————————-+———————-+ */

Dans le détail, sur les 14 provinces ainsi comparées, il n'y a que deux légères irrégularités: la Silésie qui, par le nombre relativement important de ses suicides, devrait appartenir à la seconde catégorie, se trouve seulement dans la troisième, tandis qu'au contraire la Poméranie serait mieux à sa place dans la seconde colonne que dans la première.

La Suisse est intéressante à étudier à ce même point de vue. Car, comme on y rencontre des populations françaises et allemandes, on y peut observer séparément l'influence du culte sur chacune de ces deux races. Or elle est la même sur l'une et sur l'autre. Les cantons catholiques donnent quatre et cinq fois moins de suicides que les cantons protestants, quelle que soit leur nationalité.

/* +———————————-+———————————-+——————————+ | CANTONS FRANÇAIS | CANTONS ALLEMANDS |ENSEMBLE DES CANTONS| | | |de toutes | | | |nationalités | +—————-+—————-+—————-+—————-+—————-+————+ |Catholiques|83 suicides|Catholiques|87 suicides|Catholiques|86,7 | | |par million| |suicide | |suicides| | |d'habitants| | | | | +—————-+—————-+—————-+—————-+—————-+————+ |Protestants|453 |Protestants|293 |Mixtes |212,0 | | |suicides | |suicides | |suicides| | |par million| | | | | | |d'habitants| | | | | +—————-+—————-+—————-+—————-+—————-+————+ | | | | |Protestants|326,3 | | | | | | |suicides| +—————-+—————-+—————-+—————-+—————-+————+ */

L'action du culte est donc si puissante qu'elle domine toutes les autres.

D'ailleurs, on a pu, dans un assez grand nombre de cas, déterminer directement le nombre des suicides par million d'habitants de chaque population confessionnelle. Voici les chiffres trouvés par différents observateurs:

Tableau XVIII.

Suicides, dans les différents pays, pour un million de sujets de chaque confession.

/* +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ | |PROTESTANTS|CATHOLIQUES|JUIFS| NOMS | | | | | |des observateurs.| +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Autriche (1852-59). | 79,5 | 51,3 | 20,7| Wagner. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Prusse (1849-55). | 159,9 | 49,6 | 46,4| Id. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |—— (1869-72). | 187 | 69 | 96 | Morselli. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |—— (1860). | 240 | 100 |180 | Prinzing. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Bade (1852-62). | 139 | 117 | 87 | Legoyt. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |—- (1870-74). | 171 | 136,7 |124 | Morselli. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |—- (1878-88). | 242 | 170 |210 | Prinzing. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Bavière (1844-56). | 135,4 | 49,1 |105,9| Morselli. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ | —- (1884-91). | 224 | 94 |193 | Prinzing | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ |Würtemberg (1846-60)| 113,5 | 77,9 | 65,6| Wagner. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ | —— (1873-76)| 190 | 120 | 60 | Nous-même. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ | —— (1881-90)| 170 | 119 |142 | Id. | +——————————+—————-+—————-+——-+————————-+ */

Ainsi, partout, sans aucune exception[132], les protestants fournissent beaucoup de suicides que les fidèles des autres cultes. L'écart oscille entre un minimum de 20 à 30 % et un maximum de 300 %. Contre une pareille unanimité de faits concordants, il est vain d'invoquer, comme le fait Mayr[133], le cas unique de la Norwège et de la Suède qui, quoique protestantes, n'ont qu'un chiffre moyen de suicides. D'abord, ainsi que nous en faisions la remarque au début de ce chapitre, ces comparaisons internationales ne sont pas démonstratives, à moins qu'elles ne portent sur un assez grand nombre de pays, et, même dans ce cas, elles ne sont pas concluantes. Il y a d'assez grandes différences entre les populations de la presqu'île scandinave et celles de l'Europe centrale pour qu'on puisse comprendre que le protestantisme ne produise pas exactement les mêmes effets sur les unes et sur les autres. Mais de plus, si, pris en lui-même, le taux des suicides n'est pas très considérable dans ces deux pays, il apparaît relativement élevé si l'on tient compte du rang modeste qu'ils occupent parmi les peuples civilisés d'Europe. Il n'y a pas de raison de croire qu'ils soient parvenus à un niveau intellectuel supérieur à celui de l'Italie, il s'en faut, et pourtant on s'y tue de deux à trois fois plus (90 à 100 suicides par million d'habitants au lieu de 40). Le protestantisme ne serait-il pas la cause de cette aggravation relative? Ainsi, non seulement le fait n'infirme pas la loi qui vient d'être établie sur un si grand nombre d'observations, mais il tend plutôt à la confirmer[134].

Pour ce qui est des juifs, leur aptitude au suicide est toujours moindre que celle des protestants; très généralement, elle est aussi inférieure, quoique dans une moindre proportion, à celle des catholiques. Cependant, il arrive que ce dernier rapport est renversé; c'est surtout dans les temps récents que ces cas d'inversion se rencontrent. Jusqu'au milieu du siècle, les juifs se tuent moins que les catholiques dans tous les pays, sauf en Bavière[135]; c'est seulement vers 1870 qu'ils commencent à perdre de leur ancien privilège. Encore est-il très rare qu'ils dépassent de beaucoup le taux des catholiques. D'ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les juifs vivent, plus exclusivement que les autres groupes confessionnels, dans les villes et de professions intellectuelles. À ce titre, ils sont plus fortement enclins au suicide que les membres des autres cultes, et cela pour des raisons étrangères à la religion qu'ils pratiquent. Si donc, malgré cette influence aggravante, le taux du judaïsme est si faible, on peut croire que, à situation égale, c'est de toutes les religions celle où l'on se tue le moins.

Les faits ainsi établis, comment les expliquer?

II.

Si l'on songe que, partout, les juifs sont en nombre infime et que, dans la plupart des sociétés où ont été faites les observations précédentes, les catholiques sont en minorité, on sera tenté de voir dans ce fait la cause qui explique la rareté relative des morts volontaires dans ces deux cultes[136]. On conçoit, en effet, que les confessions les moins nombreuses, ayant à lutter contre l'hostilité des populations ambiantes, soient obligées, pour se maintenir, d'exercer sur elles-mêmes un contrôle sévère et de s'astreindre à une discipline particulièrement rigoureuse. Pour justifier la tolérance, toujours précaire, qui leur est accordée, elles sont tenues à plus de moralité. En dehors de ces considérations, certains faits semblent réellement impliquer que ce facteur spécial n'est pas sans quelque influence. En Prusse, l'état de minorité où se trouvent les catholiques est très accusé; car ils ne représentent que le tiers de la population totale. Aussi se tuent-ils trois fois moins que les protestants. L'écart diminue en Bavière où les deux tiers des habitants sont catholiques; les morts volontaires de ces derniers ne sont plus à celles des protestants que comme 100 est à 275 ou même comme 100 est à 238, selon les périodes. Enfin, dans l'empire d'Autriche, qui est presque tout entier catholique, il n'y a plus que 155 suicides protestants pour 100 catholiques. Il semblerait donc que, quand le protestantisme devient minorité, sa tendance au suicide diminue.

Mais d'abord, le suicide est l'objet d'une trop grande indulgence pour que la crainte du blâme, si léger, qui le frappe, puisse agir avec une telle puissance, même sur des minorités que leur situation oblige à se préoccuper particulièrement du sentiment public. Comme c'est un acte qui ne lèse personne, on n'en fait pas un grand grief aux groupes qui y sont plus enclins que d'autres et il ne risque pas d'accroître beaucoup l'éloignement qu'ils inspirent, comme ferait certainement une fréquence plus grande des crimes et des délits. D'ailleurs, l'intolérance religieuse, quand elle est très forte, produit souvent un effet opposé. Au lieu d'exciter les dissidents à respecter davantage l'opinion, elle les habitue à s'en désintéresser. Quand on se sent en butte à une hostilité irrémédiable, on renonce à la désarmer et on ne s'obstine que plus opiniâtrement dans les mœurs les plus réprouvées. C'est ce qui est arrivé fréquemment aux juifs et, par conséquent, il est douteux que leur exceptionnelle immunité n'ait pas d'autre cause.

Mais, en tout cas, cette explication ne saurait suffire à rendre compte de la situation respective des protestants et des catholiques. Car si, en Autriche et en Bavière, où le catholicisme a la majorité, l'influence préservatrice qu'il exerce est moindre, elle est encore très considérable. Ce n'est donc pas seulement à son état de minorité qu'il la doit. Plus généralement, quelle que soit la part proportionnelle de ces deux cultes dans l'ensemble de la population, partout où l'on a pu les comparer au point de vue du suicide, on a constaté que les protestants se tuent beaucoup plus que les catholiques. Il y a même des pays comme le Haut-Palatinat, la Haute-Bavière, où la population est presque tout entière catholique (92 et 96 %) et où, cependant, il y a 300 et 423 suicides protestants pour 100 catholiques. Le rapport même s'élève jusqu'à 528 % dans la Basse-Bavière où la religion réformée ne compte pas tout à fait un fidèle sur 100 habitants. Donc, quand même la prudence obligatoire des minorités serait pour quelque chose dans l'écart si considérable que présentent ces deux religions, la plus grande part en est certainement due à d'autres causes.

C'est dans la nature de ces deux systèmes religieux que nous les trouverons. Cependant, ils prohibent tous les deux le suicide avec la même netteté; non seulement ils le frappent de peines morales d'une extrême sévérité, mais l'un et l'autre enseignent également qu'au delà du tombeau commence une vie nouvelle où les hommes seront punis de leurs mauvaises actions, et le protestantisme met le suicide au nombre de ces dernières, tout aussi bien que le catholicisme. Enfin, dans l'un et dans l'autre culte, ces prohibitions ont un caractère divin; elles ne sont pas présentées comme la conclusion logique d'un raisonnement bien fait, mais leur autorité est celle de Dieu lui-même. Si donc le protestantisme favorise le développement du suicide, ce n'est pas qu'il le traite autrement que ne fait le catholicisme. Mais alors, si, sur ce point particulier, les deux religions ont les mêmes préceptes, leur inégale action sur le suicide doit avoir pour cause quelqu'un des caractères plus généraux par lesquels elles se différencient.

Or, la seule différence essentielle qu'il y ait entre le catholicisme et le protestantisme, c'est que le second admet le libre examen dans une bien plus large proportion que le premier. Sans doute, le catholicisme, par cela seul qu'il est une religion idéaliste, fait déjà à la pensée et à la réflexion une bien plus grande place que le polythéisme gréco-latin ou que le monothéisme juif. Il ne se contente plus de manœuvres machinales, mais c'est sur les consciences qu'il aspire à régner. C'est donc à elles qu'il s'adresse et, alors même qu'il demande à la raison une aveugle soumission, c'est en lui parlant le langage de la raison. Il n'en est pas moins vrai que le catholique reçoit sa foi toute faite, sans examen. Il ne peut même pas la soumettre à un contrôle historique, puisque les textes originaux sur lesquels on l'appuie lui sont interdits. Tout un système hiérarchique d'autorités est organisé, et avec un art merveilleux, pour rendre la tradition invariable. Tout ce qui est variation est en horreur à la pensée catholique. Le protestant est davantage l'auteur de sa croyance. La Bible est mise entre ses mains et nulle interprétation ne lui en est imposée. La structure même du culte réformé rend sensible cet état d'individualisme religieux. Nulle part, sauf en Angleterre, le clergé protestant n'est hiérarchisé; le prêtre ne relève que de lui-même et de sa conscience, comme le fidèle. C'est un guide plus instruit que le commun des croyants, mais sans autorité spéciale pour fixer le dogme. Mais ce qui atteste le mieux que cette liberté d'examen, proclamée par les fondateurs de la réforme, n'est pas restée à l'état d'affirmation platonique, c'est cette multiplicité croissante de sectes de toute sorte qui contraste si énergiquement avec l'unité indivisible de l'Église catholique.

Nous arrivons donc à ce premier résultat que le penchant du protestantisme pour le suicide doit être en rapport avec l'esprit de libre examen dont est animée cette religion. Attachons-nous à bien comprendre ce rapport. Le libre examen n'est lui-même que l'effet d'une autre cause. Quand il fait son apparition, quand les hommes, après avoir, pendant longtemps, reçu leur foi toute faite de la tradition, réclament le droit de se la faire eux-mêmes, ce n'est pas à cause des attraits intrinsèques de la libre recherche, car elle apporte avec elle autant de douleurs que de joies. Mais c'est qu'ils ont désormais besoin de cette liberté. Or, ce besoin lui-même ne peut avoir qu'une seule cause: c'est l'ébranlement des croyances traditionnelles. Si elles s'imposaient toujours avec la même énergie, on ne penserait même pas à en faire la critique. Si elles avaient toujours la même autorité, on ne demanderait pas à vérifier la source de cette autorité. La réflexion ne se développe que si elle est nécessitée à se développer, c'est-à-dire si un certain nombre d'idées et de sentiments irréfléchis qui, jusque-là, suffisaient à diriger la conduite, se trouvent avoir perdu leur efficacité. Alors, elle intervient pour combler le vide qui s'est fait, mais qu'elle n'a pas fait. De même qu'elle s'éteint à mesure que la pensée et l'action se prennent sous forme d'habitudes automatiques, elle ne se réveille qu'à mesure que les habitudes toutes faites se désorganisent. Elle ne revendique ses droits contre l'opinion commune que si celle-ci n'a plus la même force, c'est-à-dire si elle n'est plus au même degré commune. Si donc ces revendications ne se produisent pas seulement pendant un temps et sous forme de crise passagère, si elles deviennent chroniques, si les consciences individuelles affirment d'une manière constante leur autonomie, c'est qu'elles continuent à être tiraillées dans des sens divergents, c'est qu'une nouvelle opinion ne s'est pas reformée pour remplacer celle qui n'est plus. Si un nouveau système de croyances s'était reconstitué, qui parût à tout le monde aussi indiscutable que l'ancien, on ne songerait pas davantage à le discuter. Il ne serait même pas permis de le mettre en discussion; car des idées que partage toute une société tirent de cet assentiment une autorité qui les rend sacro-saintes et les met au-dessus de toute contestation. Pour qu'elles soient plus tolérantes, il faut qu'elles soient déjà devenues l'objet d'une adhésion moins générale et moins complète, qu'elles aient été affaiblies par des controverses préalables.

Ainsi, s'il est vrai de dire que le libre examen, une fois qu'il est proclamé, multiplie les schismes, il faut ajouter qu'il les suppose et qu'il en dérive, car il n'est réclamé et institué comme un principe que pour permettre à des schismes latents ou à demi déclarés de se développer plus librement. Par conséquent, si le protestantisme fait à la pensée individuelle une plus grande part que le catholicisme, c'est qu'il compte moins de croyances et de pratiques communes. Or, une société religieuse n'existe pas sans un credo collectif et elle est d'autant plus une et d'autant plus forte que ce credo est plus étendu. Car elle n'unit pas les hommes par l'échange et la réciprocité des services, lien temporel qui comporte et suppose même des différences, mais qu'elle est impuissante à nouer. Elle ne les socialise qu'en les attachant tous à un même corps de doctrines et elle les socialise d'autant mieux que ce corps de doctrines est plus vaste et plus solidement constitué. Plus il y a de manières d'agir et de penser, marquées d'un caractère religieux, soustraites, par conséquent, au libre examen, plus aussi l'idée de Dieu est présente à tous les détails de l'existence et fait converger vers un seul et même but les volontés individuelles. Inversement, plus un groupe confessionnel abandonne au jugement des particuliers, plus il est absent de leur vie, moins il a de cohésion et de vitalité. Nous arrivons donc à cette conclusion, que la supériorité du protestantisme au point de vue du suicide vient de ce qu'il est une Église moins fortement intégrée que l'Église catholique.

Du même coup, la situation du judaïsme se trouve expliquée. En effet, la réprobation dont le christianisme les a pendant longtemps poursuivis, a créé entre les juifs des sentiments de solidarité d'une particulière énergie. La nécessité de lutter contre une animosité générale, l'impossibilité même de communiquer librement avec le reste de la population les a obligés à se tenir étroitement serrés les uns contre les autres. Par suite, chaque communauté devint une petite société, compacte et cohérente, qui avait d'elle-même et de son unité un très vif sentiment. Tout le monde y pensait et y vivait de la même manière; les divergences individuelles y étaient rendues à peu près impossibles à cause de la communauté de l'existence et de l'étroite et incessante surveillance exercée par tous sur chacun. L'Église juive s'est ainsi trouvée être plus fortement concentrée qu'aucune autre, rejetée qu'elle était sur elle-même par l'intolérance dont elle était l'objet. Par conséquent, par analogie avec ce que nous venons d'observer à propos du protestantisme, c'est à cette même cause que doit s'attribuer le faible penchant des juifs pour le suicide, en dépit des circonstances de toute sorte qui devraient, au contraire, les y incliner. Sans doute, en un sens, c'est à l'hostilité qui les entoure qu'ils doivent ce privilège. Mais si elle a cette influence, ce n'est pas qu'elle leur impose une moralité plus haute; c'est qu'elle les oblige à vivre étroitement unis. C'est parce que la société religieuse à laquelle ils appartiennent est solidement cimentée qu'ils sont à ce point préservés. D'ailleurs, l'ostracisme qui les frappe n'est que l'une des causes qui produisent ce résultat; la nature même des croyances juives y doit contribuer pour une large part. Le judaïsme, en effet, comme toutes les religions inférieures, consiste essentiellement en un corps de pratiques qui réglementent minutieusement tous les détails de l'existence et ne laissent que peu de place au jugement individuel.

III.

Plusieurs faits viennent confirmer cette explication.

En premier lieu, de tous les grands pays protestants, l'Angleterre est celui où le suicide est le plus faiblement développé. On n'y compte, en effet, que 80 suicides environ par million d'habitants, alors que les sociétés réformées d'Allemagne en ont de 140 à 400; et cependant, le mouvement général des idées et des affaires ne paraît pas y être moins intense qu'ailleurs[137]. Or il se trouve que, en même temps, l'Église anglicane est bien plus fortement intégrée que les autres églises protestantes. On a pris, il est vrai, l'habitude de voir dans l'Angleterre la terre classique de la liberté individuelle; mais, en réalité, bien des faits montrent que le nombre des croyances ou des pratiques communes et obligatoires, soustraites, par suite, au libre examen des individus, y est plus considérable qu'en Allemagne. D'abord, la loi y sanctionne encore beaucoup de prescriptions religieuses: telles sont la loi sur l'observation du dimanche, celle qui défend de mettre en scène des personnages quelconques des Saintes-Écritures, celle qui, récemment encore, exigeait de tout député une sorte d'acte de foi religieux, etc. Ensuite, on sait combien le respect des traditions est général et fort en Angleterre: il est impossible qu'il ne se soit pas étendu aux choses de la religion comme aux autres. Or le traditionnalisme très développé exclut toujours plus ou moins les mouvements propres de l'individu. Enfin, de tous les clergés protestants, le clergé anglican est le seul qui soit hiérarchisé. Cette organisation extérieure traduit évidemment une unité interne qui n'est pas compatible avec un individualisme religieux très prononcé.

D'ailleurs, l'Angleterre est aussi le pays protestant où les cadres du clergé sont le plus riches. On y comptait, en 1876, 908 fidèles en moyenne pour chaque ministre du culte, au lieu de 932 en Hongrie, 1.100 en Hollande, 1.300 en Danemark, 1.440 en Suisse et 1.600 en Allemagne[138]. Or, le nombre des prêtres n'est pas un détail insignifiant et un caractère superficiel sans rapport avec la nature intrinsèque des religions. La preuve, c'est que, partout, le clergé catholique est beaucoup plus considérable que le clergé réformé. En Italie, il y a un prêtre pour 267 catholiques, pour 419 en Espagne, pour 536 en Portugal, pour 540 en Suisse, pour 823 en France, pour 1.050 en Belgique. C'est que le prêtre est l'organe naturel de la foi et de la tradition et que, ici comme ailleurs, l'organe se développe nécessairement dans la même mesure que la fonction. Plus la vie religieuse est intense, plus il faut d'hommes pour la diriger. Plus il y a de dogmes et de préceptes dont l'interprétation n'est pas abandonnée aux consciences particulières, plus il faut d'autorités compétentes pour en dire le sens; d'un autre côté, plus ces autorités sont nombreuses, plus elles encadrent de près l'individu et mieux elles le contiennent. Ainsi le cas de l'Angleterre, loin d'infirmer notre théorie, en est une vérification. Si le protestantisme n'y produit pas les mêmes effets que sur le continent, c'est que la société religieuse y est bien plus fortement constituée et, par là, se rapproche de l'Église catholique.

Mais voici une preuve confirmative d'une plus grande généralité.

Le goût du libre examen ne peut pas s'éveiller sans être accompagné du goût de l'instruction. La science, en effet, est le seul moyen dont la libre réflexion dispose pour arriver à ses fins. Quand les croyances ou les pratiques irraisonnées ont perdu leur autorité, il faut bien, pour en trouver d'autres, faire appel à la conscience éclairée dont la science n'est que la forme la plus haute. Au fond, ces deux penchants n'en font qu'un et ils résultent de la même cause. En général, les hommes n'aspirent à s'instruire que dans la mesure où ils sont affranchis du joug de la tradition; car tant que celle-ci est maîtresse des intelligences, elle suffit à tout et ne tolère pas facilement de puissance rivale. Mais inversement, on recherche la lumière dès que la coutume obscure ne répond plus aux nécessités nouvelles. Voilà pourquoi la philosophie, cette forme première et synthétique de la science, apparaît dès que la religion a perdu de son empire, mais à ce moment-là seulement; et on la voit ensuite donner progressivement naissance à la multitude des sciences particulières, à mesure que le besoin qui l'a suscitée va lui-même en se développant. Si donc nous ne nous sommes pas mépris, si l'affaiblissement progressif des préjugés collectifs et coutumiers incline au suicide et si c'est de là que vient la prédisposition spéciale du protestantisme, on doit pouvoir constater les deux faits suivants: 1° le goût de l'instruction doit être plus vif chez les protestants que chez les catholiques; 2° en tant qu'il dénote un ébranlement des croyances communes, il doit, d'une manière générale, varier comme le suicide. Les faits confirment-ils cette double hypothèse?

Si l'on rapproche la France catholique de la protestante Allemagne par les sommets seulement, c'est-à-dire, si l'on compare uniquement les classes les plus élevées des deux nations, il semble que nous soyons en état de soutenir la comparaison. Dans les grands centres de notre pays, la science n'est ni moins en honneur ni moins répandue que chez nos voisins; il est même certain que, à ce point de vue, nous l'emportons sur plusieurs pays protestants. Mais si, dans les parties éminentes des deux sociétés, le besoin de s'instruire est également ressenti, il n'en est pas de même dans les couches profondes et, s'il atteint à peu près dans les deux pays la même intensité maxima, l'intensité moyenne est moindre chez nous. On en peut dire autant de l'ensemble des nations catholiques comparées aux nations protestantes. À supposer que, pour la très haute culture, les premières ne le cèdent pas aux secondes, il en est tout autrement pour ce qui regarde l'instruction populaire. Tandis que, chez les peuples protestants (Saxe, Norwège, Suède, Bade, Danemark et Prusse), sur 1.000 enfants en âge scolaire, c'est-à-dire de 6 à 12 ans, il y en avait, en moyenne, 957 qui fréquentaient l'école pendant les années 1877-1878, les peuples catholiques (France, Autriche-Hongrie, Espagne et Italie), n'en comptaient que 667 soit 31 % en moins. Les rapports sont les mêmes pour les périodes 1874-75 et 1860-61[139]. Le pays protestant où ce chiffre est le moins élevé, la Prusse, est encore bien au-dessus de la France qui tient la tête des pays catholiques; la première compte 897 élèves sur 1.000 enfants, la seconde 766 seulement[140]. De toute l'Allemagne, c'est la Bavière qui comprend le plus de catholiques; c'est elle aussi qui comprend le plus d'illettrés. De toutes les provinces de Bavière, la Haut-Palatinat est une des plus foncièrement catholiques, c'est aussi celle où l'on rencontre le plus de conscrits qui ne savent ni lire ni écrire (15 % en 1871). Même coïncidence en Prusse pour le duché de Posen et la province de Prusse[141]. Enfin, dans l'ensemble du royaume, en 1871, on comptait 66 illettrés sur 1.000 protestants et 152 sur 1.000 catholiques. Le rapport est le même pour les femmes des deux cultes[142].

On objectera peut-être que l'instruction primaire ne peut servir à mesurer l'état de l'instruction générale. Ce n'est pas, a-t-on dit souvent, parce qu'un peuple compte plus ou moins d'illettrés qu'il est plus ou moins instruit. Acceptons cette réserve, quoique, à vrai dire, les divers degrés de l'instruction soient peut-être plus solidaires qu'il ne semble et qu'il soit difficile à l'un d'eux de se développer sans que les autres se développent en même temps[143]. En tout cas, si le niveau de la culture primaire ne reflète qu'imparfaitement celui de la culture scientifique, il indique avec une certaine exactitude dans quelle mesure un peuple, pris dans son ensemble, éprouve le besoin du savoir. Il faut qu'il en sente au plus haut point la nécessité pour s'efforcer d'en répandre les éléments jusque dans les dernières classes. Pour mettre ainsi à la portée de tout le monde les moyens de s'instruire, pour aller même jusqu'à proscrire légalement l'ignorance, il faut qu'il trouve indispensable à sa propre existence d'étendre et d'éclairer les consciences. En fait, si les nations protestantes ont attaché tant d'importance à l'instruction élémentaire, c'est qu'elles ont jugé nécessaire que chaque individu fût capable d'interpréter la Bible. Or ce que nous voulons atteindre en ce moment, c'est l'intensité moyenne de ce besoin, c'est le prix que chaque peuple reconnaît à la science, non la valeur de ses savants et de leurs découvertes. À ce point de vue spécial, l'état du haut enseignement et de la production proprement scientifique serait un mauvais critère; car il nous révélerait seulement ce qui se passe dans une portion restreinte de la société. L'enseignement populaire et général est un indice plus sûr.

Notre première proposition ainsi démontrée, reste à prouver la seconde. Est-il vrai que le besoin de l'instruction, dans la mesure où il correspond à un affaiblissement de la foi commune, se développe comme le suicide? Déjà le fait que les protestants sont plus instruits que les catholiques et se tuent davantage est une première présomption. Mais la loi ne se vérifie pas seulement quand on compare un de ces cultes à l'autre. Elle s'observe également à l'intérieur de chaque confession religieuse.

L'Italie est tout entière catholique. Or, l'instruction populaire et le suicide y sont distribués exactement de la même manière (V. tableau XIX).

TABLEAU XIX[144].

Provinces italiennes comparées sous le rapport du suicide et de l'instruction.

/* +——————-+———————————————+———————————-+ |1er GROUPE | NOMBRE | SUICIDES | |de | de contrats % | par | |provinces. | où les 2 époux sont lettrés.| million d'habitants. | +——————-+———————————————+———————————-+ |Piémont. | 53,09 | 35,6 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Lombardie. | 44,29 | 40,4 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Ligurie. | 41,15 | 47,3 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Rome. | 32,61 | 41,7 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Toscane. | 24,33 | 40,6 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Moyennes. | 39,09 | 41,1 | +——————-+———————————————+———————————-+ |2e GROUPE | NOMBRE | SUICIDES | |de | de contrats % | par | |provinces. | où les 2 époux sont lettrés.| million d'habitants. | +——————-+———————————————+———————————-+ |Venise. | 19,56 | 32,0 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Émilie. | 19,31 | 62,9 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Ombrie. | 15,46 | 30,7 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Marche. | 14,46 | 34,6 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Campanie. | 12,45 | 21,6 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Sardaigne. | 10,14 | 13,3 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Moyennes. | 15,23 | 32,5 | +——————-+———————————————+———————————-+ |3e GROUPE | NOMBRE | SUICIDES | |de | de contrats % | par | |provinces. | où les 2 époux sont lettrés.| million d'habitants. | +——————-+———————————————+———————————-+ |Sicile. | 8,98 | 18,5 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Abbruzes. | 6,35 | 15,7 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Pouille. | 6,81 | 16,3 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Calabre. | 4,67 | 8,1 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Basilicate. | 4,35 | 15,0 | +——————-+———————————————+———————————-+ |Moyennes. | 6,23 | 14,7 | +——————-+———————————————+———————————-+ */

Non seulement les moyennes correspondent exactement, mais la concordance se retrouve dans le détail. Il n'y a qu'une exception; c'est l'Émilie où, sous l'influence de causes locales, les suicides sont sans rapport avec le degré de l'instruction. On peut faire les mêmes observations en France. Les départements où il y a le plus d'époux illettrés (au-dessus de 20 %) sont la Corrèze, la Corse, les Côtes-du-Nord, la Dordogne, le Finistère, les Landes, le Morbihan, la Haute-Vienne; tous sont relativement indemnes de suicides. Plus généralement, parmi les départements où il y a plus de 10 % d'époux ne sachant ni lire ni écrire, il n'en est pas un seul qui appartienne à cette région du Nord-Est qui est la terre classique des suicides français[145].

Si l'on compare les pays protestants entre eux, on retrouve le même parallélisme. On se tue plus en Saxe qu'en Prusse; la Prusse a plus d'illettrés que la Saxe (5,52 % au lieu de 1,3 en 1865). La Saxe présente même cette particularité que la population des écoles y est supérieure au chiffre légalement obligatoire. Pour 1.000 enfants en âge scolaire, on en comptait, en 1877-78, 1.031 qui fréquentaient les classes: c'est-à-dire que beaucoup continuaient leurs études après le temps prescrit. Le fait ne se rencontre dans aucun autre pays[146]. Enfin, de tous les pays protestants, l'Angleterre est, nous le savons, celui où l'on se tue le moins; c'est aussi celui qui, pour l'instruction, se rapproche le plus des pays catholiques. En 1865, il y avait encore 23 % des soldats de l'armée de mer qui ne savaient pas lire et 27 % qui ne savaient pas écrire.

D'autres faits peuvent encore être rapprochés des précédents et servir à les confirmer.

Les professions libérales et, plus généralement les classes aisées sont certainement celles où le goût de la science est le plus vivement ressenti et où l'on vit le plus d'une vie intellectuelle. Or, quoique la statistique du suicide par professions et par classes ne puisse pas être toujours établie avec une suffisante précision, il est incontestable qu'il est exceptionnellement fréquent dans les classes les plus élevées de la société. En France, de 1826 à 1880, ce sont les professions libérales qui tiennent la tête; elles fournissent 550 suicides par million de sujets du même groupe professionnel, tandis que les domestiques, qui viennent immédiatement après, n'en ont que 290[147]. En Italie, Morselli a pu isoler les carrières qui sont exclusivement vouées à l'étude et il a trouvé qu'elles dépassaient de beaucoup toutes les autres par l'importance de leur apport. Il l'estime, en effet, pour la période 1868-76, à 482,6 par million d'habitants de la même profession; l'armée ne vient qu'ensuite avec 404,1 et la moyenne générale du pays n'est que de 32. En Prusse (années 1883-90), le corps des fonctionnaires publics, qui est recruté avec grand soin et qui constitue une élite intellectuelle, l'emporte sur toutes les autres professions avec 832 suicides; les services sanitaires et l'enseignement, tout en venant beaucoup plus bas, ont encore des chiffres fort élevés (439 et 301). Il en est de même en Bavière. Si on laisse de côté l'armée dont la situation au point de vue du suicide est exceptionnelle pour des raisons qui seront exposées plus loin, les fonctionnaires publics sont au second rang, avec 454 suicides, et touchent presque au premier; car ils ne sont dépassés que de bien peu par le commerce dont le taux est de 465; les arts, la littérature et la presse suivent de près avec 416[148]. Il est vrai qu'en Belgique et en Wurtemberg les classes instruites paraissent moins spécialement éprouvées; mais la nomenclature professionnelle y est trop peu précise pour qu'on puisse attribuer beaucoup d'importance à ces deux irrégularités.

En second lieu, nous avons vu que, dans tous les pays du monde, la femme se suicide beaucoup moins que l'homme. Or elle est aussi beaucoup moins instruite. Essentiellement traditionnaliste, elle règle sa conduite d'après les croyances établies et n'a pas de grands besoins intellectuels. En Italie, pendant les années 1878-79, sur 10.000 époux, il y en avait 4.808 qui ne pouvaient pas signer leur contrat de mariage; sur 10,000 épouses, il y en avait 7,029[149]. En France, le rapport était en 1879 de 199 époux et de 310 épouses pour 1.000 mariages. En Prusse, on retrouve le même écart entre les deux sexes, tant chez les protestants que chez les catholiques[150]. En Angleterre, il est bien moindre que dans les autres pays d'Europe. En 1879, on comptait 138 époux illettrés pour mille contre 185 épouses et, depuis 1851, la proportion est sensiblement la même[151]. Mais l'Angleterre est aussi le pays où la femme se rapproche le plus de l'homme pour le suicide. Pour 1.000 suicides féminins, on comptait 2.546 suicides masculins en 1858-60, 2.745 en 1863-67, 2.861 en 1872-76, alors que, partout ailleurs[152], la femme se tue quatre, cinq ou six fois moins que l'homme. Enfin, aux États-Unis, les conditions de l'expérience sont presque renversées; ce qui la rend particulièrement instructive. Les femmes nègres ont, paraît-il, une instruction égale et même supérieure à celle de leurs maris. Or, plusieurs observateurs rapportent[153] qu'elles ont aussi une très forte prédisposition au suicide qui irait même parfois jusqu'à dépasser celle des femmes blanches. La proportion serait, dans certains endroits, de 350 %.

Il y a cependant un cas où il pourrait sembler que notre loi ne se vérifie pas.

De toutes les confessions religieuses, le judaïsme est celle où l'on se tue le moins; et pourtant, il n'en est pas où l'instruction soit plus répandue. Déjà sous le rapport des connaissances élémentaires, les juifs sont pour le moins au même niveau que les protestants. En effet, en Prusse (1871), sur 1.000 juifs de chaque sexe, il y avait 66 hommes illettrés et 125 femmes; du côté des protestants, les nombres étaient presque identiquement les mêmes, 66 d'une part et 114 de l'autre. Mais c'est surtout à l'enseignement secondaire et supérieur que les juifs participent proportionnellement plus que les membres des autres cultes; c'est ce que prouvent les chiffres suivants que nous empruntons à la statistique prussienne (années 1875-76)[154].

/* +—————————————————-+——————+——————+———+ | |CATHOLIQUES.|PROTESTANTS.|JUIFS.| +—————————————————-+——————+——————+———+ |Part de chaque culte sur 100 | 33,8 | 64,9 | 1,3 | |habitants en général. | | | | +—————————————————-+——————+——————+———+ |Part de chaque culte sur 100 élèves| 17,3 | 73,1 | 9,6 | |de l'enseignement secondaire. | | | | +—————————————————-+——————+——————+———+ */

En tenant compte des différences de population, les juifs fréquentent les Gymnases, Realschulen, etc., environ 44 fois plus que les catholiques et 7 fois plus que les protestants. Il en est de même dans l'enseignement supérieur. Sur 1.000 jeunes catholiques qui fréquentent les établissements scolaires de tout degré, il y en a seulement 1,3 à l'Université; sur 1.000 protestants, il y en a 2,5; pour les juifs, la proportion s'élève à 16[155].

Mais si le juif trouve le moyen d'être à la fois très instruit et très faiblement enclin au suicide, c'est que la curiosité dont il fait preuve a une origine toute spéciale. C'est une loi générale que les minorités religieuses, pour pouvoir se maintenir plus sûrement contre les haines dont elles sont l'objet ou simplement par suite d'une sorte d'émulation, s'efforcent d'être supérieures en savoir aux populations qui les entourent. C'est ainsi que les protestants eux-mêmes montrent d'autant plus dégoût pour la science qu'ils sont une moindre partie de la population générale[156]. Le juif cherche donc à s'instruire, non pour remplacer par des notions réfléchies ses préjugés collectifs, mais simplement pour être mieux armé dans la lutte. C'est pour lui un moyen de compenser la situation désavantageuse que lui fait l'opinion et, quelquefois, la loi. Et comme, par elle-même, la science ne peut rien sur la tradition qui a gardé toute sa vigueur, il superpose cette vie intellectuelle à son activité coutumière sans que la première entame la seconde. Voilà d'où vient la complexité de sa physionomie. Primitif par certains côtés, c'est, par d'autres, un cérébral et un raffiné. Il joint ainsi les avantages de la forte discipline qui caractérise les petits groupements d'autrefois aux bienfaits de la culture intense dont nos grandes sociétés actuelles ont le privilège. Il a toute l'intelligence des modernes sans partager leur désespérance.

Si donc, dans ce cas, le développement intellectuel n'est pas en rapport avec le nombre des morts volontaires, c'est qu'il n'a pas la même origine ni la même signification que d'ordinaire. Ainsi, l'exception n'est qu'apparente; elle ne fait même que confirmer la loi. Elle prouve, en effet, que si, dans les milieux instruits, le penchant au suicide est aggravé, cette aggravation est bien due, comme nous l'avons dit, à l'affaiblissement des croyances traditionnelles et à l'état d'individualisme moral qui en résulte; car elle disparaît quand l'instruction a une autre cause et réponde d'autres besoins.

IV.

De ce chapitre se dégagent deux conclusions importantes.

En premier lieu, nous y voyons pourquoi, en général, le suicide progresse avec la science. Ce n'est pas elle qui détermine ce progrès. Elle est innocente et rien n'est plus injuste que de l'accuser; l'exemple du juif est sur ce point démonstratif. Mais ces deux faits sont des produits simultanés d'un même état général qu'ils traduisent sous des formes différentes. L'homme cherche à s'instruire et il se tue parce que la société religieuse dont il fait partie a perdu de sa cohésion; mais il ne se tue pas parce qu'il s'instruit. Ce n'est même pas l'instruction qu'il acquiert qui désorganise la religion; mais c'est parce que la religion se désorganise que le besoin de l'instruction s'éveille. Celle-ci n'est pas recherchée comme un moyen pour détruire les opinions reçues, mais parce que la destruction en est commencée. Sans doute, une fois que la science existe, elle peut combattre en son nom et pour son compte et se poser en antagoniste des sentiments traditionnels. Mais ses attaques seraient sans effet si ces sentiments étaient encore vivaces; ou plutôt, elles ne pourraient même pas se produire. Ce n'est pas avec des démonstrations dialectiques qu'on déracine la foi; il faut qu'elle soit déjà profondément ébranlée par d'autres causes pour ne pouvoir résister au choc des arguments.

Bien loin que la science soit la source du mal, elle est le remède et le seul dont nous disposions. Une fois que les croyances établies ont été emportées par le cours des choses, on ne peut pas les rétablir artificiellement; mais il n'y a plus que la réflexion qui puisse nous aider à nous conduire dans la vie. Une fois que l'instinct social est émoussé, l'intelligence est le seul guide qui nous reste et c'est par elle qu'il faut nous refaire une conscience. Si périlleuse que soit l'entreprise, l'hésitation n'est pas permise, car nous n'avons pas le choix. Que ceux-là donc qui n'assistent pas sans inquiétude et sans tristesse à la ruine des vieilles croyances, qui sentent toutes les difficultés de ces périodes critiques, ne s'en prennent pas à la science d'un mal dont elle n'est pas la cause, mais qu'elle cherche, au contraire, à guérir! Qu'ils se gardent de la traiter en ennemie! Elle n'a pas l'influence dissolvante qu'on lui prête, mais elle est la seule arme qui nous permette de lutter contre la dissolution dont elle résulte elle-même. La proscrire n'est pas une solution. Ce n'est pas en lui imposant silence qu'on rendra jamais leur autorité aux traditions disparues; on ne fera que nous rendre plus impuissants à les remplacer. Il est vrai qu'il faut se défendre avec le même soin de voir dans l'instruction un but qui se suffit à soi-même, alors qu'elle n'est qu'un moyen. Si ce n'est pas en enchaînant artificiellement les esprits qu'on pourra leur faire désapprendre le goût de l'indépendance, ce n'est pas assez de les libérer pour leur rendre l'équilibre. Encore faut-il qu'ils emploient cette liberté comme il convient.

En second lieu, nous voyons pourquoi, d'une manière générale, la religion a sur le suicide une action prophylactique. Ce n'est pas, comme on l'a dit parfois, parce qu'elle le condamne avec moins d'hésitation que la morale laïque, ni parce que l'idée de Dieu communique à ses préceptes une autorité exceptionnelle et qui fait plier les volontés, ni parce que la perspective d'une vie future et des peines terribles qui y attendent les coupables donnent à ses prohibitions une sanction plus efficace que celles dont disposent les législations humaines. Le protestant ne croit pas moins en Dieu et en l'immortalité de l'âme que le catholique. Il y a plus, la religion qui a le moindre penchant pour le suicide, à savoir le judaïsme, est précisément la seule qui ne le proscrive pas formellement, et c'est aussi celle où l'idée d'immortalité joue le moindre rôle. La Bible, en effet, ne contient aucune disposition qui défende à l'homme de se tuer[157] et, d'un autre côté, les croyances relatives à une autre vie y sont très indécises. Sans doute, sur l'un et sur l'autre point, l'enseignement rabbinique a peu à peu comblé les lacunes du livre sacré; mais il n'en a pas l'autorité. Ce n'est donc pas à la nature spéciale des conceptions religieuses qu'est due l'influence bienfaisante de la religion. Si elle protège l'homme contre le désir de se détruire, ce n'est pas parce qu'elle lui prêche, avec des arguments sui generis, le respect de sa personne; c'est parce qu'elle est une société. Ce qui constitue cette société, c'est l'existence d'un certain nombre de croyances et de pratiques communes à tous les fidèles, traditionnelles et, par suite, obligatoires. Plus ces états collectifs sont nombreux et forts, plus la communauté religieuse est fortement intégrée; plus aussi elle a de vertu préservatrice. Le détail des dogmes et des rites est secondaire. L'essentiel, c'est qu'ils soient de nature à alimenter une vie collective d'une suffisante intensité. Et c'est parce que l'Église protestante n'a pas le même degré de consistance que les autres, qu'elle n'a pas sur le suicide la même action modératrice.

CHAPITRE III

Le suicide égoïste (Suite).

Mais si la religion ne préserve du suicide que parce qu'elle est et dans la mesure où elle est une société, il est probable que d'autres sociétés produisent le même effet. Observons donc à ce point de vue la famille et la société politique.

I.

Si l'on ne consulte que les chiffres absolus, les célibataires paraissent se tuer moins que les gens mariés. Ainsi, en France, pendant la période 1873-78, il y a eu 16.264 suicides de gens mariés, tandis que les célibataires n'en ont donné que 14.709. Le premier de ces nombres est au second comme 100 est à 132. Comme la même proportion s'observe aux autres périodes et dans d'autres pays, certains auteurs avaient autrefois enseigné que le mariage et la vie de famille multiplient les chances de suicide. Il est certain que si, suivant la conception courante, on voit avant tout dans le suicide un acte de désespoir déterminé par les difficultés de l'existence, cette opinion a pour elle toutes les vraisemblances. Le célibataire, en effet, a la vie plus facile que l'homme marié. Le mariage n'apporte-t-il pas avec lui toute sorte de charges et de responsabilités? Ne faut-il pas, pour assurer le présent et l'avenir d'une famille, s'imposer plus de privations et de peines que pour subvenir aux besoins d'un homme isolé[158]? Cependant, si évident qu'il paraisse, ce raisonnement a priori est entièrement faux et les faits ne lui donnent une apparence de raison que pour avoir été mal analysés. C'est ce que Bertillon père a été le premier à établir par un ingénieux calcul que nous allons reproduire[159].

En effet, pour bien apprécier les chiffres précédemment cités, il faut tenir compte de ce qu'un très grand nombre de célibataires ont moins de 16 ans, tandis que tous les gens mariés sont plus âgés. Or, jusqu'à 16 ans, la tendance au suicide est très faible par le seul fait de l'âge. En France, on ne compte à cette période de la vie qu'un ou deux suicides par million d'habitants; à la période qui suit, il y en a déjà vingt fois plus. La présence d'un très grand nombre d'enfants au-dessous de 16 ans parmi les célibataires abaisse donc indûment l'aptitude moyenne de ces derniers, car cette atténuation est due à l'âge et non au célibat. S'ils fournissent, en apparence, un moindre contingent au suicide, ce n'est pas parce qu'ils ne sont pas mariés, mais parce que beaucoup d'entre eux ne sont pas encore sortis de l'enfance. Si donc on veut comparer ces deux populations de manière à dégager quelle est l'influence de l'état civil et celle-là seulement, il faut se débarrasser de cet élément perturbateur et ne rapprocher des gens mariés que les célibataires au-dessus de 16 ans en éliminant les autres. Cette soustraction faite, on trouve que, pendant les années 1863-68, il y a eu, en moyenne, pour un million de célibataires au-dessus de 16 ans, 173 suicides, et pour un million de mariés 154,5. Le premier de ces nombres est au second comme 112 est à 100.

Il y a donc une aggravation qui tient au célibat. Mais elle est beaucoup plus considérable que ne l'indiquent les chiffres précédents. En effet, nous avons raisonné comme si tous les célibataires au-dessus de 16 ans et tous les époux avaient le même âge moyen. Or, il n'en est rien. En France, la majorité des garçons, exactement les 58 centièmes, est comprise entre 15 et 20 ans, la majorité des filles, exactement les 57 centièmes, a moins de 25 ans. L'âge moyen des premiers est de 26,8, des secondes, de 28,4. Au contraire, l'âge moyen des époux se trouve entre 40 et 45 ans. D'un autre côté, voici comment le suicide progresse suivant l'âge pour les deux sexes réunis:

/* +—————————————+————————————————————-+ | De 16 à 21 ans. | 45,9 suicides par million d'habitants. | +—————————————+————————————————————-+ | De 21 à 30 ans. | 97,9 - - | +—————————————+————————————————————-+ | De 31 à 40 ans. | 114,5 - - | +—————————————+————————————————————-+ | De 41 à 50 ans. | 164,4 - - | +—————————————+————————————————————-+ */

Ces chiffres se rapportent aux années 1848-57. Si donc l'âge agissait seul, l'aptitude des célibataires au suicide ne pourrait être supérieure à 97,9 et celle des gens mariés serait comprise entre 114,5 et 164,4, c'est-à-dire d'environ 140. Les suicides des époux seraient à ceux des célibataires comme 100 est à 69. Les seconds ne représenteraient que les deux tiers des premiers; or, nous savons que, en fait, ils leur sont supérieurs. La vie de famille a ainsi pour résultat de renverser le rapport. Tandis que, si l'association familiale ne faisait pas sentir son influence, les gens mariés devraient, en vertu de leur âge, se tuer moitié plus que les célibataires, ils se tuent sensiblement moins. On peut dire, par conséquent, que l'état de mariage diminue de moitié environ le danger du suicide; ou, pour parler avec plus de précision, il résulte du célibat une aggravation qui est exprimée par le rapport 112/69 = 1,6. Si donc, l'on convient de représenter par l'unité la tendance des époux pour le suicide, il faudra figurer par 1,6 celle des célibataires du même âge moyen.

Les rapports sont sensiblement les mêmes en Italie. Par suite de leur âge, les époux (années 1873-77) devraient donner 102 suicides pour 1 million et les célibataires au-dessus de 16 ans, 77 seulement; le premier de ces nombres est au second comme 100 est à 75[160]. Mais, en fait, ce sont les gens mariés qui se tuent le moins; ils ne produisent que 71 cas pour 86 que fournissent les célibataires, soit 100 pour 121. L'aptitude des célibataires est donc à celle des époux dans le rapport de 121 à 75, soit 1,6, comme en France. On pourrait faire des constatations analogues dans les différents pays. Partout, le taux des gens mariés est plus ou moins inférieur à celui des célibataires[161], alors que, en vertu de l'âge, il devrait être plus élevé. En Wurtemberg, de 1846 à 1860, ces deux nombres étaient entre eux comme 100 est à 143, en Prusse de 1873 à 1875 comme 100 est à 111.

Mais si, dans l'état actuel des informations, cette méthode de calcul est, dans presque tous les cas, la seule qui soit applicable, si, par conséquent, il est nécessaire de l'employer pour établir la généralité du fait, les résultats qu'elle donne ne peuvent être qu'assez grossièrement approximatifs. Elle suffit, sans doute, à montrer que le célibat aggrave la tendance au suicide; mais elle ne donne de l'importance de cette aggravation qu'une idée imparfaitement exacte. En effet, pour séparer l'influence de l'âge et celle de l'état civil, nous avons pris pour point de repère le rapport entre le taux des suicides de 30 ans et celui de 45 ans. Malheureusement, l'influence de l'état civil a déjà marqué ce rapport lui-même de son empreinte; car le contingent propre à chacun de ces deux âges a été calculé pour les célibataires et les mariés pris ensemble. Sans doute, si la proportion des époux et des garçons était la même aux deux périodes, ainsi que celle des filles et des femmes, il y aurait compensation et l'action de l'âge ressortirait seule. Mais il en va tout autrement. Tandis que, à 30 ans, les garçons sont un peu plus nombreux que les époux (746.111 d'un côté, 714.278 de l'autre, d'après le dénombrement de 1891), à 45 ans, au contraire, ils ne sont plus qu'une petite minorité (333.033 contre 1.864.401 mariés); il en est de même dans l'autre sexe. Par suite de cette inégale distribution, leur grande aptitude au suicide ne produit pas les mêmes effets dans les deux cas. Elle élève beaucoup plus le premier taux que le second. Celui-ci est donc relativement trop faible et la quantité dont il devrait dépasser l'autre, si l'âge agissait seul, est artificiellement diminuée. Autrement dit, l'écart qu'il y a, sous le rapport du suicide, et par le fait seul de l'âge, entre la population de 25 à 30 ans et celle de 40 à 45 est certainement plus grand que ne le montre cette manière de le calculer. Or, c'est cet écart dont l'économie constitue presque toute l'immunité dont bénéficient les gens mariés. Celle-ci apparaît donc moindre qu'elle n'est en réalité.

Cette méthode a même donné lieu à de plus graves erreurs. Ainsi, pour déterminer l'influence du veuvage sur le suicide, on s'est quelquefois contenté de comparer le taux propre aux veufs à celui des gens de tout état civil qui ont le même âge moyen, soit 65 ans environ. Or, un million de veufs, en 1863-68, produisait 628 suicides; un million d'hommes de 65 ans (tout état civil réuni) environ 461. On pouvait donc conclure de ces chiffres que, même à âge égal, les veufs se tuent sensiblement plus qu'aucune autre classe de la population. C'est ainsi que s'est accrédité le préjugé qui fait du veuvage la plus disgraciée de toutes les conditions au point de vue du suicide[162]. En réalité, si la population de 65 ans ne donne pas plus de suicides, c'est qu'elle est presque tout entière composée de mariés (997.198 contre 134.238 célibataires). Si donc ce rapprochement suffit à prouver que les veufs se tuent plus que les mariés du même âge, on n'en peut rien inférer en ce qui concerne leur tendance au suicide comparée à celle des célibataires.

Enfin, quand on ne compare que des moyennes, on ne peut apercevoir qu'en gros les faits et leurs rapports. Ainsi, il peut très bien arriver que, en général, les mariés se tuent moins que les célibataires et que, pourtant, à certains âges, ce rapport soit exceptionnellement renversé; nous verrons qu'en effet le cas se rencontre. Or ces exceptions, qui peuvent être instructives pour l'explication du phénomène, ne sauraient être manifestées par la méthode précédente. Il peut y avoir aussi, d'un âge à l'autre, des changements qui, sans aller jusqu'à l'inversion complète ont, cependant leur importance et qu'il est, par conséquent, utile de faire apparaître.

Le seul moyen d'échapper à ces inconvénients est de déterminer le taux de chaque groupe, pris à part, pour chaque âge de la vie. Dans ces conditions, on pourra comparer, par exemple, les célibataires de 25 à 30 ans aux époux et aux veufs du même âge, et de même pour les autres périodes; l'influence de l'état civil sera ainsi dégagée de toute autre et les variations de toute sorte par lesquelles elle peut passer seront rendues apparentes. C'est, d'ailleurs, la méthode que Bertillon a, le premier, appliquée à la mortalité et à la nuptialité. Malheureusement, les publications officielles ne nous fournissent pas les éléments nécessaires pour cette comparaison[163]. Elles nous font connaître, en effet, l'âge des suicidés indépendamment de leur état civil. La seule qui, à notre connaissance, ait suivi une autre pratique est celle du grand-duché d'Oldenbourg (y compris les principautés de Lubeck et de Birkenfeld)[164]. Pour les années 1871-85, elle nous donne la distribution des suicides par âge, pour chaque catégorie d'état civil considérée isolément. Mais ce petit État n'a compté pendant ces quinze années que 1.369 suicides. Comme d'un aussi petit nombre de cas on ne peut rien conclure avec certitude, nous avons entrepris de faire nous-même ce travail pour notre pays à l'aide de documents inédits que possède le Ministère de la Justice. Notre recherche a porté sur les années 1889, 1890 et 1891. Nous avons classé ainsi environ 25.000 suicides. Outre que, par lui-même, un tel chiffre est assez important pour servir de base à une induction, nous nous sommes assuré qu'il n'était pas nécessaire d'étendre nos observations à une plus longue période. En effet, d'une année à l'autre, le contingent de chaque âge reste, dans chaque groupe, très sensiblement le même. Il n'y a donc pas lieu d'établir les moyennes d'après un plus grand nombre d'années.

Les tableaux XX et XXI (V. pp. 182 et 183) contiennent ces différents résultats. Pour en rendre la signification plus sensible, nous avons mis pour chaque âge, à côté du chiffre qui exprime le taux des veufs et celui des époux, ce que nous appelons le coefficient de préservation soit des seconds par rapport aux premiers soit des uns et des autres par rapport aux célibataires. Par ce mot, nous désignons le nombre qui indique combien, dans un groupe, on se tue de fois moins que dans un autre considéré au même âge. Quand donc nous dirons que le coefficient de préservation des époux de 25 ans par rapport aux garçons est 3, il faudra entendre que, si l'on représente par 1 la tendance au suicide des époux à ce moment de la vie, il faudra représenter par 3 celle des célibataires à la même période. Naturellement, quand le coefficient de préservation descend au-dessous de l'unité, il se transforme, en réalité, en un coefficient d'aggravation.

TABLEAU XX

GRAND-DUCHÉ d'OLDENBOURG.

Suicides commis dans chaque sexe par 10.000 habitants de chaque groupe d'âge et d'état civil pendant l'ensemble de la période 1871-85[165].

/* +————-+——————+——-+——-+————————————————-+ |AGES. |CÉLIBATAIRES|ÉPOUX|VEUFS| COEFFICIENTS DE PRÉSERVATION DES| | | | | |——————————+——————+ | | | | | ÉPOUX | VEUFS | | | | | |——————+———-+——————+ | | | | |par rapport |par |par rapport | | | | | |aux |rapport|aux | | | | | |célibataires|aux |célibataires| | | | | | |veufs | | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | HOMMES. | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ |DE 0 à 20| 7,2 |769,2| " | 0,09 | " | " | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 20 à 30| 70,6 | 49,0|285,7| 1,40 | 5,8 | 0,24 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 30 à 40| 130,4 | 73,6| 76,9| 1,77 | 1,04 | 1,69 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 40 à 50| 188,8 | 95,0|285,7| 1,97 | 3,01 | 0,66 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 50 à 60| 263,6 |137,8|271,4| 1,90 | 1,90 | 0,97 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 60 à 70| 242,8 |148,3|304,7| 1,63 | 2,05 | 0,79 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ |Au delà. | 266,6 |114,2|259,0| 2,30 | 2,26 | 1,02 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | FEMMES. | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 0 à 20| 3,9 | 95,2| " | 0,04 | " | " | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 20 à 30| 39,0 | 17,4| " | 2,24 | " | " | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 30 à 40| 32,3 | 16,8| 30,0| 1,92 | 1,78 | 1,07 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 40 à 50| 52,9 | 18,6| 68,1| 2,85 | 3,66 | 0,77 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 50 à 60| 66,6 | 31,1| 50,0| 2,14 | 1,60 | 1,33 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ | 60 à 70| 62,5 | 37,2| 55,8| 1,68 | 1,50 | 1,12 | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ |Au delà | " |120 | 91,4| " | 1,31 | " | +————-+——————+——-+——-+——————+———-+——————+ */

Les lois qui se dégagent de ces tableaux peuvent se formuler ainsi:

Les mariages trop précoces ont une influence aggravante sur le suicide, surtout en ce qui concerne les hommes. Il est vrai que ce résultat, étant calculé d'après un très petit nombre de cas, aurait besoin d'être confirmé; en France, de 15 à 20 ans, il ne se commet guère, année moyenne, qu'un suicide d'époux, exactement 1,33. Cependant, comme le fait s'observe également dans le grand-duché d'Oldenbourg, et même pour les femmes, il est peu vraisemblable qu'il soit fortuit. Même la statistique suédoise, que nous avons rapportée plus haut[166], manifeste la même aggravation, du moins pour le sexe masculin.

TABLEAU XXI

France (1889-1891).

Suicides commis par 1.000.000 d'habitants de chaque groupe d'âge et d'état civil, année moyenne.

/* +———-+——————-+———+——-+————————————————-+ |AGES. |CÉLIBATAIRES.|ÉPOUX.|VEUFS| COEFFICIENTS DE PRÉSERVATION DES| | | | | | ÉPOUX | VEUFS | | | | | | par | par | par | | | | | | rapport |rapport| rapport | | | | | | aux | aux | aux | | | | | |célibataires|veufs |célibataires| +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ | HOMMES. | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |15-20. | 113 | 500 | " | 0,22 | " | " | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |20-25. | 237 | 97 | 142 | 2,40 | 1,45 | 1,66 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |25-30. | 394 | 122 | 412 | 3,20 | 3,37 | 0,95 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |30-40 | 627 | 226 | 560 | 2,77 | 2,47 | 1,12 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |40-50 | 975 | 340 | 721 | 2,86 | 2,12 | 1,35 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |50-60 | 1434 | 520 | 979 | 2,75 | 1,88 | 1,46 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |60-70 | 1768 | 635 | 1166| 2,78 | 1,83 | 1,51 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |70-80. | 1983 | 704 | 1288| 2,81 | 1,82 | 1,54 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |Au delà| 1571 | 770 | 1154| 2,04 | 1,49 | 1,36 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ | FEMMES. | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |15-20. | 79,4 | 33 | 333 | 2,39 | 10 | 0,23 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |20-25. | 106 | 53 | 66 | 2,00 | 1,05 | 1,60 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |25-30. | 151 | 68 | 178 | 2,22 | 2,61 | 0,84 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |30-40. | 126 | 82 | 205 | 1,53 | 2,50 | 0,61 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |40-50. | 171 | 106 | 168 | 1,61 | 1,58 | 1,01 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |50-60 | 204 | 151 | 199 | 1,35 | 1,31 | 1,02 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |70-80. | 206 | 209 | 248 | 0,98 | 1,18 | 0,83 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ |Au delà| 176 | 110 | 240 | 1,60 | 2,18 | 0,79 | +———-+——————-+———+——-+——————+———-+——————+ */

Or, si, pour les raisons que nous avons exposées, nous croyons cette statistique inexacte pour les âges avancés, nous n'avons aucun motif de la révoquer en doute pour les premières périodes de l'existence, alors qu'il n'y a pas encore de veufs. On sait, d'ailleurs, que la mortalité des époux et des épouses trop jeunes dépasse très sensiblement celle des garçons et des filles du même âge. Mille célibataires hommes entre 15 et 20 ans donnent chaque année 8,9 décès, mille hommes mariés du même âge 51, soit 473 % en plus. L'écart est moindre pour l'autre sexe, 9,9 pour les épouses, 8,3 pour les filles; le premier de ces nombres est seulement au second comme 119 est à 100[167]. Cette plus grande mortalité des jeunes ménages, est évidemment due à des raisons sociales; car si elle avait principalement pour cause l'insuffisante maturité de l'organisme, c'est dans le sexe féminin qu'elle serait le plus marquée, par suite des dangers propres à la parturition. Tout tend donc à prouver que les mariages prématurés déterminent un état moral dont l'action est nocive, surtout sur les hommes.

À partir de 20 ans, les mariés des deux sexes bénéficient d'un coefficient de préservation par rapport aux célibataires. Il est supérieur à celui qu'avait calculé Bertillon. Le chiffre de 1,6, indiqué par cet observateur, est plutôt un minimum qu'une moyenne[168].

Ce coefficient évolue suivant l'âge. Il arrive rapidement à un maximum qui a lieu entre 25 et 30 ans en France, entre 30 et 40 à Oldenbourg; à partir de ce moment, il décroît jusqu'à la dernière période de la vie où se produit parfois un léger relèvement.

Le coefficient de préservation des mariés par rapport aux célibataires varie avec les sexes. En France, ce sont les hommes qui sont favorisés et l'écart entre les deux sexes est considérable; pour les époux, la moyenne est de 2,73, tandis que, pour les épouses, elle n'est que de 1,56, soit 43 % en moins. Mais à Oldenbourg, c'est l'inverse qui a lieu; la moyenne est pour les femmes de 2,16 et pour les hommes de 1,83 seulement. Il est à noter que, en même temps, la disproportion est moindre; le second de ces nombres n'est inférieur au premier que de 16 %. Nous dirons donc que le sexe le plus favorisé à l'état de mariage varie suivant les sociétés et que la grandeur de l'écart entre le taux des deux sexes varie elle-même selon la nature du sexe le plus favorisé. Nous rencontrerons, chemin faisant, des faits qui confirmeront cette loi.

Le veuvage diminue le coefficient des époux des deux sexes, mais, le plus souvent, il ne le supprime pas complètement. Les veufs se tuent plus que les gens mariés, mais, en général, moins que les célibataires. Leur coefficient s'élève même dans certains cas jusqu'à 1,60 et 1,66. Comme celui des époux, il change avec l'âge, mais suivant une évolution irrégulière et dont il est impossible d'apercevoir la loi.

Tout comme pour les époux, le coefficient de préservation des veufs par rapport aux célibataires varie avec les sexes. En France, ce sont les hommes qui sont favorisés; leur coefficient moyen est de 1,32 tandis que, pour les veuves, il descend au-dessous de l'unité, 0,84, soit 37 % en moins. Mais à Oldenbourg, ce sont les femmes qui ont l'avantage comme pour le mariage; elles ont un coefficient moyen de 1,07, tandis que celui des veufs est au-dessous de l'unité 0,89, soit 17 % en moins. Comme à l'état de mariage, quand c'est la femme qui est le plus préservée, l'écart entre les sexes est moindre que là où l'homme a l'avantage. Nous pouvons donc dire dans les mêmes termes que le sexe le plus favorisé à l'état de veuvage varie selon les sociétés et que la grandeur de l'écart entre le taux des deux sexes varie elle-même selon la nature du sexe le plus favorisé.

Les faits étant ainsi établis, il nous faut chercher à les expliquer.

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