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Le temple enseveli

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LE TEMPLE ENSEVELI

LA JUSTICE

I

Je parle pour ceux qui ne croient pas à l’existence d’un Juge unique, tout-puissant et infaillible, qui, penché jour et nuit sur nos pensées, nos sentiments et nos actions, maintient la justice en ce monde et la complète ailleurs. S’il n’y a pas de juge, y a-t-il une justice autre que celle organisée par les hommes, non point seulement par leurs lois et leurs tribunaux, mais encore dans toutes les relations sociales non soumises aux jugements positifs, et qui n’a d’ordinaire pour sanction que l’opinion, la confiance ou la méfiance, l’approbation et l’improbation de ceux qui nous entourent ? N’y a-t-il rien au-dessus de celle-ci ? Ce qui dans la morale de l’univers paraît souvent si inexplicable que les hommes se croient pour ainsi dire forcés de croire à l’existence d’un juge intelligent, peut-on le ramener à la justice sociale, et l’expliquer par elle ? Quand nous avons trompé ou vaincu notre prochain, avons-nous trompé ou vaincu toutes les forces de la justice ? Tout est-il définitivement réglé et n’avons-nous plus rien à craindre, ou bien existe-t-il une justice plus grave et moins sujette à l’erreur ? moins visible mais plus profonde ? plus universelle et plus puissante ?

Qui niera qu’il y en ait une, et qui ne sent qu’elle est irrésistible, qu’elle enveloppe toute la vie humaine, et que règne en son centre une intelligence qui ne se trompe pas, et qu’on ne trompe pas davantage ? Mais où la mettons-nous depuis que nous l’avons ôtée des cieux ? Où se trouve-t-elle ? où puise-t-elle le bien et le mal, le bonheur et le malheur ? Ce sont là des questions que nous ne nous posons pas souvent. Pourtant, elles sont importantes, car du lieu où se trouve et d’où sort la justice pour nous punir et nous récompenser, dépendent sa nature et toute notre morale. C’est pourquoi il n’est pas inutile d’examiner quel est aujourd’hui, dans le cœur et dans l’esprit des hommes, l’état véritable de cette grande idée de justice souveraine et mystique qui s’est transformée plus d’une fois depuis l’origine de l’histoire. Aussi bien, n’est-ce pas le mystère le plus haut et le plus passionnant qui nous reste, ne touche-t-il pas à la plupart des autres, et n’est-ce pas celui dont les vacillations nous ébranlent le plus profondément ? Il se peut que le grand nombre n’ait point conscience de ces vacillations, de ces transformations. La conscience bien claire n’est pas indispensable à tous dans les évolutions de la pensée humaine. D’ailleurs, il suffit que quelques-uns se rendent compte qu’une transformation a eu lieu, pour que la morale générale en éprouve peu à peu les effets.

II

Nous toucherons naturellement à la justice sociale, c’est-à-dire à la justice que nous nous rendons mutuellement dans la vie, mais nous ne parlerons pas de la justice légale ou positive, qui n’est que l’organisation d’une partie de la justice sociale. Nous nous occuperons surtout de cette justice imprécise mais efficace, insaisissable mais inévitable, qui accompagne et imprègne, approuve ou désapprouve, récompense ou punit toutes les actions de notre vie. Vient-elle du dehors ? Existe-t-il, indépendant de l’homme, dans l’univers et dans les choses, un principe moral infrangible et indécevable ? Y a-t-il, en un mot, une justice qu’on pourrait appeler la justice physique ? Ou bien cette justice sort-elle tout entière de l’homme, est-elle tout intérieure alors même qu’elle agit au dehors ? et, pour tout résumer en un autre mot, n’existe-t-il qu’une justice psychologique ? Je pense que ces deux termes, justice physique, justice psychologique, embrassent les diverses formes de justice qui nous semblent encore exister aujourd’hui au-dessus de la justice sociale.

III

Dès qu’il sort des sentiers faciles mais artificiellement éclairés de toute religion positive, je ne crois pas que l’homme le plus avide d’illusions et de mystères, s’il interroge sincèrement et attentivement son expérience personnelle, s’il regarde les maux extérieurs qui frappent aveuglément autour de lui les bons et les méchants, je ne crois pas que cet homme puisse longtemps douter de cette vérité que, dans le monde où nous vivons, il n’y a pas de justice physique provenant de causes morales, que cette justice se présente sous forme d’hérédité, de maladie, de phénomènes atmosphériques ou géologiques, ou sous toute autre imaginable. Ni la terre, ni le ciel, ni la nature, ni la matière, ni l’éther, ni aucune des forces que nous connaissons, hors celles qui sont en nous, ne se préoccupe de justice, n’a le moindre rapport avec notre morale, avec nos pensées et nos intentions. Il n’y a, entre le monde extérieur et nos actes, que de simples relations de cause à effet, essentiellement amorales. Si je commets telle imprudence ou tel excès, je cours tel danger et je paie telle dette à la nature. Et comme l’excès ou l’imprudence ont le plus souvent une cause que nous nommons immorale, parce que nous avons dû accommoder notre vie aux petites exigences de notre santé et de notre sécurité, nous ne pouvons nous empêcher d’établir un rapport entre la cause immorale et le danger couru ou la dette à payer, et nous reprenons cette confiance à la justice de l’univers qui est le préjugé le mieux enraciné dans notre cœur. Mais en reprenant cette confiance nous perdons de vue qu’il en eût été exactement de même si l’excès ou l’imprudence avaient eu une cause innocente ou héroïque, pour parler selon notre vocabulaire enfantin. Que je me jette à l’eau par un froid rigoureux, afin de sauver mon semblable, ou que j’y tombe en essayant de l’y jeter, les conséquences du refroidissement seront absolument pareilles, et rien sur la terre ni sous les cieux, hormis moi-même et l’homme s’il le peut, n’ajoutera une souffrance à mes souffrances parce que j’ai commis un crime, n’enlèvera une douleur à mes douleurs parce que j’ai fait un acte de vertu.

IV

Prenons une autre forme de cette justice physique : l’hérédité. Nous y retrouvons la même ignorance des causes morales, la même indifférence. Ce serait, il faut en convenir, une justice étrange qui ferait retomber sur le fils et sur l’arrière-petit-fils le poids d’une faute commise par le père ou le bisaïeul. Mais elle ne serait pas contraire à la morale humaine, l’homme l’admettrait sans peine ; elle paraîtrait même naturelle, grandiose, passionnante. Elle prolongerait indéfiniment notre individualité, notre conscience et notre existence, et, à ce point de vue, elle s’accorderait avec un grand nombre de faits qu’on ne peut guère contester, et qui prouvent que nous ne sommes pas des êtres exclusivement bornés à nous-mêmes, mais que nous avons plus d’un rapport subtil et encore incomplètement connu avec tout ce qui nous entoure, tout ce qui nous précède et nous suit dans la vie.

Mais si cela est vrai à certains égards, cela ne l’est point en ce qui concerne la justice de l’hérédité physique. L’hérédité physique ne tient aucun compte des causes morales de l’acte dont les descendants paient les conséquences. Il y a, entre ce qu’a fait le père qui a compromis sa santé, et ce que souffre le fils, un lien physique, mais les intentions, les mobiles du père, mobiles peut-être coupables, peut-être héroïques, n’auront aucune influence sur les souffrances que le fils doit subir. Ajoutons que le champ de la prétendue justice de l’hérédité physique est apparemment très restreint. Un père peut avoir commis mille fautes abominables, avoir assassiné, trahi bassement, persécuté l’innocent, dépouillé les malheureux, sans que ces crimes laissent la moindre trace dans l’organisme de ses enfants. Il suffit qu’il ait eu soin de ne rien faire qui pût altérer sa santé.

En somme, la justice de l’hérédité punirait presque exclusivement deux espèces de fautes : l’alcoolisme et la débauche. Mais si l’alcoolisme est un vice assez répugnant et souvent très coupable, il est souvent aussi une faiblesse plutôt qu’un crime, et, dans quelques cas, il serait difficile d’imaginer une faute qui supposât moins de mauvaise volonté, moins de perversité. On ne s’explique donc pas pourquoi la morale de l’univers punirait d’une manière si spéciale, si terrible, et pour ainsi dire éternelle, une faute relativement innocente, alors qu’elle n’a nul souci du parricide, par exemple, de l’empoisonneur ou du tortionnaire.

Quant à la débauche, il est vrai que parmi d’autres maux, un mal redoutable, et le plus funeste à la descendance, la châtie fréquemment. Mais ici encore, c’est, de la part de la justice des choses, la même ignorance des causes morales, le même aveuglement. L’acte de débauche peut être monstrueux au point de vue moral, il peut avoir été préparé par des machinations affreuses, être tout souillé d’abus de pouvoir, de désespoirs et de larmes. D’autre part, il est possible qu’il soit indifférent, innocent même. Peu importe à la justice des choses, elle frappe à raison des précautions prises ou négligées, à raison de la fréquence de l’aventure, et souvent au hasard, mais jamais elle ne tient compte de l’état d’âme de sa victime. Au reste, on pourrait faire au sujet de la débauche la même remarque qu’au sujet de l’alcoolisme : pourquoi ce châtiment tout spécial et presque illimité d’une faute souvent inoffensive ? Il y a des débauches qui, aux yeux de la raison froide et haute que devrait posséder une justice souveraine, sont incomparablement moins coupables que bien des pensées basses, que bien des sentiments mauvais, qui passent inaperçus dans notre cœur. Enfin, pour conclure ce chapitre, il ne serait pas difficile d’imaginer ou de trouver tel cas, où les enfants et les petits-enfants d’un très honnête homme seraient irrémissiblement punis dans leur intelligence et dans leur chair, parce que leur père aurait contracté un mal inguérissable dans l’accomplissement d’un acte qu’il considérait, à tort ou à raison, comme un acte de réparation, d’abnégation, de sacrifice ou de loyauté.

V

Voilà la Justice de la nature quant à l’hérédité physique. En ce qui concerne l’hérédité morale, il ne semble pas qu’elle ait des principes différents, mais, comme il s’agit ici de modifications de l’esprit et du caractère, infiniment plus complexes et plus insaisissables, les phénomènes sont moins frappants et moins sûrs. L’hérédité morale, du moins dans le domaine pathologique, qui est le seul assez caractéristique pour qu’on y puisse faire des observations décisives, l’hérédité morale n’est que la forme spirituelle de l’hérédité physique ; celle-ci est le principe de celle-là, celle-là le prolongement de celle-ci ; et à l’origine de la première, au point de vue de la justice, on trouve, par conséquent, la même indifférence, le même aveuglement. Les descendants de l’alcoolique ou du débauché, quelle que soit la perversité ou l’innocence de la cause morale de l’alcoolisme ou de la débauche, pourront être frappés du même coup, dans leur esprit et dans leur chair. Ils auront presque inévitablement une tare intellectuelle s’ils ont une tare matérielle. Et qu’ils soient fous, idiots, épileptiques, qu’ils aient des instincts criminels irrésistibles ou ne doivent redouter qu’un très léger déséquilibre des facultés mentales, peu importe ; voilà l’âme atteinte en même temps que le corps, et la plus effroyable peine morale que puisse inventer une justice suprême, — s’il était un instant question de justice, — appliquée à des actes qui font d’ordinaire moins de mal, et sont presque toujours moins pervers, que des centaines d’autres que la nature ne songe pas à punir. Et de plus, elle est appliquée aveuglément, cette peine, et sans tenir le moindre compte des mobiles peut-être excusables, peut-être indifférents, peut-être excellents de ces actes.

Est-ce à dire que l’alcoolisme et la débauche comptent seuls dans l’hérédité morale ? En aucune façon, et ce serait absurde. Mille facteurs plus ou moins inconnus interviennent. Certaines qualités morales semblent se transmettre, comme certaines qualités physiques. Dans telle race on retrouve à peu près constamment telles vertus probablement acquises. Mais quelle est la part de l’exemple, du milieu, de l’hérédité ? Le problème se complique tellement, les faits sont si souvent contradictoires, qu’il n’est plus possible, dans la houle des causes innombrables, de suivre le sillage d’une cause déterminée. Il suffit de constater que dans les seuls cas nets, frappants et décisifs où une justice intentionnelle puisse se manifester dans l’hérédité physique ou morale, nous n’en trouvons pas trace. Et si nous n’en trouvons point là, il nous est plus difficile encore d’en trouver ailleurs.

VI

Ainsi, nous ne pouvons dire qu’il y ait trace, ni au-dessus, ni autour, ni au-dessous de nous, ni dans cette vie, ni dans notre autre vie qui est celle de nos enfants, d’une justice intentionnelle. Mais, en nous adaptant à l’existence, nous avons été naturellement amenés à imprégner de notre morale les principes de causalité que nous rencontrions le plus souvent, en sorte qu’il existe une très suffisante apparence de justice effective, récompensant ou punissant la plupart de nos gestes selon qu’ils se rapprochent ou s’écartent de certaines lois nécessaires à la conservation des êtres. Il est évident que si j’ensemence mon champ, j’aurai cent fois plus de chances de récolter l’été prochain, que n’en aura mon voisin qui n’ensemence pas le sien parce qu’il préfère vivre dans la paresse ou la dissipation. Voilà le travail récompensé avec une certitude satisfaisante, et nous avons fait du travail l’acte moral par excellence et le premier des devoirs, parce qu’il est indispensable au maintien de notre existence. On pourrait multiplier à l’infini les exemples de ce genre. Si j’élève bien mes enfants, si je suis bon et juste envers ceux qui m’entourent, si je suis honnête, actif, sincère, prudent et sage en toutes circonstances, j’aurai plus de chance de trouver de la piété filiale, de l’affection, du respect et des moments heureux que celui qui aura été ou aura fait tout le contraire. Néanmoins ne perdons pas de vue que mon voisin ne récolterait pas davantage si, diligent et sobre à son ordinaire, une cause respectable et peut-être admirable, — par exemple une maladie contractée au chevet de sa femme ou de son voisin — l’avait empêché de semer son blé en temps voulu. Il en irait de même, mutatis mutandis, dans les autres cas que je viens d’énumérer. Mais ces cas où une cause respectable ou excellente met obstacle à l’accomplissement d’un devoir sont exceptionnels, et, en général, entre la cause et l’effet, entre l’exigence de la loi nécessaire et le résultat de l’effort qui y obéit, il y a, grâce à notre souplesse, une concordance suffisante pour maintenir en nous l’idée de la justice des choses.

VII

Cette idée, qui dort au fond des moins mystiques et des moins crédules, est-elle salutaire ? Cette partie de notre morale n’est-elle pas posée comme un insecte sur un rocher qui tombe, et qui, durant la chute, s’imagine que le rocher ne se déplace que pour le soutenir ? Existe-t-il des erreurs et des mensonges qu’il faille encourager ? Peut-être y en eut-il qui furent un moment bienfaisants ; mais, leurs bienfaits passés, ne s’est-on pas retrouvé en face de la vérité, et n’a-t-on pas dû lui faire le sacrifice qu’on avait différé ? Était-il nécessaire d’attendre que l’illusion ou le mensonge qui paraissaient nous faire du bien commençassent à nous faire du mal, ou retardassent tout au moins l’accord indispensable entre la réalité bien sentie et la manière de l’interpréter, d’en profiter ou de l’accepter ? Qu’était-ce que le droit divin des rois, l’infaillibilité de l’Église et les récompenses d’outre-tombe, sinon des illusions qui attendirent longtemps que la raison les sacrifiât ? Qu’a-t-on gagné en ne les sacrifiant pas tout de suite ? Un peu de paix trompeuse, quelques consolations parfois funestes, quelques espérances inactives. Mais on a perdu bien des jours ; et l’humanité, qui veut connaître enfin la vérité, et qui a trouvé dans cette recherche une raison d’être qui remplace toutes les autres, a-t-elle beaucoup de temps à perdre ? Il est certain que rien ne lui en fait perdre davantage, car rien n’est plus vivace, plus habile à changer de forme, qu’une illusion déjà déracinée.

Mais qu’importe, dira-t-on, que l’homme fasse telle chose qui est juste, parce qu’il est persuadé que Dieu le regarde, ou parce qu’il s’imagine qu’il y a une sorte de justice dans l’univers, ou simplement, enfin, parce que cette chose lui paraît juste dans sa conscience ? Au contraire, cela importe par-dessus tout. Il y a là trois hommes différents. Le premier, que Dieu regarde, fera plus d’une chose injuste, car il n’y eut pas de Dieu qui n’ait voulu beaucoup de choses injustes. Le deuxième n’agira pas toujours comme le troisième, et le troisième est l’homme véritable que le moraliste doit interroger, car il survivra seul aux deux autres. Il est plus intéressant pour le moraliste d’essayer de prévoir de quelle manière l’homme se conduira dans la vérité, c’est-à-dire dans son élément naturel, que d’examiner de quelle façon il se comporte dans l’erreur.

VIII

J’imagine qu’il paraîtra inutile à ceux qui ne croient pas à l’existence d’un Juge souverain d’examiner aussi gravement cette idée inadmissible de la justice des choses. Oui, présentée de la sorte, telle qu’elle est dans la réalité et mise pour ainsi dire « au pied du mur », elle devient, en effet, inadmissible. Mais dans notre vie de tous les jours nous n’avons pas coutume de nous la représenter de cette façon. En voyant le crime malheureux, la prospérité mal acquise qui finit dans la ruine, la débauche misérable, la méchanceté punie, l’agression inique, un moment triomphante et bientôt désastreuse, nous confondons sans cesse l’effet physique avec la cause morale ; et bien que nous ne croyions point à l’existence d’un Juge, nous en arrivons presque tous à vivre, avec plus ou moins d’abandon, sur je ne sais quelle foi informe à la justice des choses. Et lors même qu’à l’état de raison et d’observation froides nous aurions éprouvé que cette justice n’existe pas, il suffit qu’un événement nous touche de plus près, il suffit parfois de deux ou trois coïncidences plus sensibles, pour que cette conviction croule dans notre cœur, sinon dans notre esprit. Malgré notre raison, malgré notre expérience, un rien réveille en nous l’ancêtre qui était persuadé que les étoiles ne brillaient à leur place éternelle que pour prédire et approuver une blessure qu’il ferait à son ennemi sur le champ de bataille, une parole qu’il prononcerait dans l’assemblée des chefs, une intrigue heureuse qu’il nouerait autour du gynécée. Nous aussi, nous divinisons nos sentiments selon notre intérêt, mais, comme les dieux n’ont plus de nom, nous les divinisons d’une manière moins précise et moins sincère, et c’est la seule différence. Quand les Grecs, impuissants devant Troie, ont besoin d’un secours et d’un signe frappants, ils vont arracher à Philoctète l’arc et les flèches d’Hercule, et l’abandonnent ensuite, nu, malade et sans armes, dans une île déserte ; et c’est la Justice mystérieuse plus haute que la justice humaine, et c’est l’ordre des dieux. Et nous, quand une iniquité nous semble utile, c’est au nom de la race future, au nom de l’humanité, au nom de la patrie que nous la réclamons. Et, d’un autre côté, lorsqu’un grand malheur nous atteint, il n’y a plus de justice, il n’y a plus de dieux ; mais s’il frappe notre ennemi, l’univers se repeuple à l’instant de juges invisibles ; et si c’est un bonheur inespéré et disproportionné à nos mérites qui nous advient, nous nous imaginons sans peine qu’il y avait en nous des vertus si cachées que nous les ignorions nous-mêmes, et nous sommes plus heureux qu’on les ait découvertes que du bonheur même qu’elles nous ont attiré.

IX

« Tout se paie », disons-nous. Oui, au fond de notre cœur et dans le domaine humain tout se paie selon la justice en monnaie de bonheur ou de malheur intime. Hors de nous, dans l’univers qui nous enveloppe, tout se paie également, mais le bonheur ou le malheur ne passe plus par les mains de la même intendante. Il est distribué d’autre façon et pour d’autres motifs, en vertu d’autres lois. Ce n’est plus la justice de la conscience qui préside ; c’est la logique de la nature ignorante de notre morale. Il y a en nous un esprit qui ne pèse que les intentions ; il y a hors de nous une puissance qui ne pèse que les faits. Nous nous persuadons qu’ils agissent de concert. Mais, en réalité, si l’esprit jette souvent un regard du côté de la puissance, la puissance ignore l’esprit aussi totalement qu’un homme qui pèse de la houille dans l’Europe du nord ignore l’existence d’un autre homme qui pèse des diamants dans l’Afrique australe. Nous mêlons constamment notre sentiment de justice à cette logique amorale ; et c’est la source de la plupart de nos erreurs.

X

Au reste, nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre de l’indifférence de l’univers et à la déclarer monstrueuse et incompréhensible. Nous n’avons pas le droit de nous étonner d’une injustice à laquelle nous prenons une part très active. Il n’y a, il est vrai, nulle trace de justice dans les accidents, dans les maladies, ni dans la plupart des hasards de la vie extérieure qui frappent aveuglément le bon et le méchant, le traître et le héros, la sœur de charité et l’empoisonneuse. Mais nous rangeons volontiers sous la rubrique : « Injustice de l’Univers » un grand nombre d’injustices exclusivement humaines et infiniment plus fréquentes et plus meurtrières que la tempête, la maladie et l’incendie. Je ne parle pas de la guerre ; on pourrait m’objecter qu’on l’attribue moins à la nature qu’à la volonté des peuples ou des rois. Mais la pauvreté, par exemple, que nous mettons encore au nombre des maux irresponsables, au même titre que la peste ou le naufrage, la pauvreté avec ses douleurs écrasantes et ses déchéances héréditaires, combien de fois n’est-elle pas imputable à l’injustice de notre état social qui n’est que le total des injustices de l’homme ? Pourquoi, au spectacle d’une misère imméritée, cherchons-nous dans le ciel un juge ou une cause impénétrable, comme s’il s’agissait d’un coup de foudre ? Oublions-nous qu’ici nous nous trouvons dans la partie la mieux connue et la plus sûre de notre domaine et que c’est nous qui organisons la misère et la distribuons aussi arbitrairement, au point de vue moral, que le feu distribue ses ravages et la maladie ses souffrances ? Est-il raisonnable de nous étonner que l’océan ne tienne pas compte de l’état d’âme de sa victime, alors que nous, qui avons une âme, c’est-à-dire l’organe par excellence de la justice, nous ne tenons pas compte de l’innocence de milliers de misérables qui sont nos victimes ? Est-ce une excuse suffisante que d’éloigner de nos soucis quotidiens, pour en faire une force fatale, une force qui est tout entière dans nos mains ? En vérité, nous sommes d’étranges juges et d’étranges amants d’une justice idéale ! Nous frémissons d’un bout du monde à l’autre, devant une erreur judiciaire, mais l’erreur qui condamne à la misère les trois quarts de nos frères, et qui est aussi purement humaine que l’erreur d’un tribunal, nous l’attribuons à je ne sais quelle puissance inaccessible et implacable. Que l’enfant d’un brave homme de notre voisinage naisse aveugle, idiot ou contrefait, nous irons chercher n’importe où, jusque dans les ténèbres d’une religion que nous ne pratiquons plus, un dieu quelconque pour interroger sa pensée ; mais si l’enfant naît pauvre, ce qui d’habitude, non moins que l’infirmité la plus grave, rabaisse de plusieurs degrés la destinée d’un être, nous ne songerons pas à poser une seule question au Dieu qui est partout où nous sommes, puisqu’il n’est fait que de nos volontés. Avant de désirer un juge idéal il serait nécessaire d’épurer nos idées, car ce juge participera des tares de ces idées. Avant de nous plaindre de l’indifférence de la nature et d’y chercher une équité qui n’y est point, il serait sage d’attaquer, dans nos régions humaines, une iniquité qui s’y trouve, et quand elle ne s’y trouvera plus, la part réservée aux injustices du hasard paraîtra probablement réduite de deux tiers. Elle sera, en tout cas, plus diminuée que si nous avions rendu l’orage raisonnable, le volcan perspicace, l’avalanche avisée, le froid et le chaud circonspects, la maladie judicieuse, la mer intelligente et attentive à nos vertus et à nos intentions secrètes. Il y a, en effet, beaucoup plus de pauvres que de naufragés ou de victimes d’accidents matériels, et beaucoup plus de maladies dues à la misère qu’aux caprices de notre organisme, ou à l’hostilité des éléments.

XI

Pourtant, nous aimons la justice. Nous vivons, il est vrai, au sein d’une grande injustice, mais il faut ajouter qu’il n’y a pas longtemps que nous en avons acquis la certitude et nous cherchons encore le moyen de la faire disparaître. Elle était si ancienne, l’idée de Dieu, du destin et des volontés mystérieuses de la nature s’y mêlait si intimement, elle est encore si étroitement liée à la plupart des puissances injustes de l’univers, que c’est d’hier seulement que nous essayons d’isoler les forces purement humaines qui s’y trouvent. Et si nous parvenons à les isoler, à les reconnaître et à les séparer définitivement de celles sur lesquelles nous n’avons aucune influence, cela sera plus important à la justice que tout ce que l’humanité a trouvé jusqu’ici dans sa recherche de la justice.

Car dans l’injustice sociale, ce n’est pas la part humaine qui est capable d’arrêter notre désir passionné d’équité, mais celle qu’un grand nombre attribue encore à Dieu, à une sorte de fatalité, à d’imaginaires lois de la nature.

XII

Cette dernière part, cette part inactive diminue chaque jour. Non pas que le mystère de la justice disparaisse. Il est bien rare qu’un mystère disparaisse ; d’ordinaire il ne fait que changer de place. Mais il est souvent très important, très désirable qu’on parvienne à le changer de place. D’un certain point de vue, tout le progrès de la pensée humaine se réduit à deux ou trois changements de ce genre ; à avoir délogé deux ou trois mystères d’un lieu où ils faisaient du mal, pour les transporter dans un autre où ils deviennent inoffensifs, où ils peuvent faire du bien. Parfois même, sans que le mystère change de place, il suffit qu’on réussisse à lui donner un autre nom. Ce qui s’appelait « les dieux », aujourd’hui on l’appelle « la vie ». Et si la vie est aussi inexplicable que les dieux, nous y avons du moins gagné que personne n’a le droit de parler ou de nuire en son nom. Le but de la pensée humaine n’est probablement pas de détruire le mystère ou de l’amoindrir. Cela ne semble pas possible. On peut croire qu’il y aura toujours la même quantité de mystère autour de ce monde, attendu que le propre de ce monde, en même temps que le propre du mystère, est d’être infini. Mais la pensée honnêtement humaine veut déterminer avant tout la situation des mystères véritables et irréductibles. Elle veut arracher à ces mystères tout ce qui ne leur appartient pas, tout ce qui n’en fait pas partie, tout ce que nos erreurs, nos terreurs et nos mensonges y ont ajouté. Et à mesure que tombent les mystères artificiels, elle voit s’élargir l’océan du mystère réel, qui est le mystère de la vie, de son but et de son origine, le mystère de sa propre existence, le mystère qu’on a appelé « l’accident primitif » ou « l’essence peut-être inconnaissable de la réalité ».

XIII

Où était situé le mystère de la justice ? Il remplissait le monde. Tantôt il se trouvait dans les mains des dieux, tantôt il enveloppait et dominait les dieux même. On l’avait mis partout excepté dans l’homme. Il occupait les cieux, animait les rochers, l’atmosphère et les mers, peuplait un univers inaccessible. On interroge enfin ses retraites imaginaires, on ébranle son trône de nuages, on le presse, on l’examine ; il s’évanouit, et, au moment où nous croyons qu’il n’est plus, voici qu’il reparaît et se redresse au fond de notre cœur. Et c’est encore un mystère qui se rapproche de l’homme et se résorbe en lui. Car nous devenons presque toujours le dernier refuge et la véritable demeure des mystères que nous voulions anéantir. C’est en nous qu’ils retrouvent enfin le foyer qu’ils avaient abandonné pour parcourir l’espace dans le premier délire de leur jeunesse ; et c’est en nous aussi que nous devons prendre l’habitude de les rejoindre, et de les interroger. Il est en effet aussi admirable, aussi inexplicable que l’homme ait dans son cœur un immuable instinct de justice, qu’il était admirable et inexplicable que les dieux ou les forces de l’univers fussent justes. Il est aussi difficile de rendre compte de l’essence de notre mémoire, de notre volonté, de notre intelligence, qu’il était difficile de rendre compte de la mémoire, de la volonté et de l’intelligence des puissances invisibles ou des lois de la nature ; et si c’est l’inconnu ou l’inconnaissable qu’il nous faut pour ennoblir notre curiosité, si nous avons besoin de l’infini et du mystère pour entretenir notre ardeur, nous ne perdrons pas un seul des affluents de l’inconnu ou de l’inconnaissable en ramenant enfin le grand fleuve dans son lit primitif ; nous ne fermerons pas une seule des routes de l’infini, nous n’amoindrirons pas d’une ligne le plus contesté des mystères véritables. Ce qu’on enlève aux cieux se retrouve dans le cœur de l’homme. Mais mystère pour mystère, préférons celui qui est certain à celui qui est douteux, celui qui est proche à celui qui est loin, celui qui est en nous et qui nous appartient à celui qui était hors de nous et qui avait sur nous une influence très funeste. Mystère pour mystère, n’interrogeons plus les messagers, mais le souverain qui les envoyait ; n’interrogeons plus ceux qui fuyaient en silence aux premières questions, mais notre propre cœur, qui renferme en même temps la question et la réponse, et qui peut-être un jour se souviendra de celle-ci.

XIV

Dès lors, il nous sera possible de répondre à plus d’une question inquiétante sur la répartition souvent très équitable des peines et des récompenses parmi les hommes. Et il ne s’agit pas seulement des peines et des récompenses intérieures et morales, mais encore de celles qui sont visibles et parfaitement matérielles. Ce n’est pas absolument sans raison que l’humanité croit depuis son origine que la justice imprègne et anime pour ainsi dire tous les objets du monde où nous vivons. Pour expliquer cette croyance, il ne suffit pas de constater que nos grandes lois morales ont été forcément adaptées aux grandes lois de la vie de la matière. Il y a autre chose. Tout ne se borne pas, dans toutes les circonstances, à un simple rapport de cause à effet entre la transgression et le châtiment. Souvent aussi on y découvre un élément moral, et, bien que les choses ne l’y aient pas mis, bien qu’il n’ait été créé que par nous, il n’en est pas moins réel et puissant. S’il n’y a pas de justice physique proprement dite, s’il y a une justice psychologique tout intérieure et dont nous parlerons bientôt, il y a aussi une justice psychologique qui est en relation constante avec le monde physique ; et c’est cette justice que nous attribuons à l’on ne sait quel principe invisible et universel. Nous avons tort de prêter à la nature des intentions morales, et d’agir sous l’empire de la crainte du châtiment ou de l’espoir de la récompense qu’elle nous réserve. Mais cela ne veut pas dire que même matériellement il n’y ait pas de récompense pour le bien, ni de châtiment pour le mal. Il y en a incontestablement, mais ils ne viennent pas d’où nous croyons ; et en croyant qu’ils viennent d’un lieu inabordable, qu’ils nous dominent, nous jugent et nous dispensent par conséquent de nous juger nous-mêmes, nous commettons l’erreur la plus dangereuse, car aucune n’influe davantage sur notre manière de nous défendre contre le malheur et d’aller à la conquête légitime du bonheur.

XV

La somme de justice que nous trouvons malgré tout dans la nature, ce n’est pas de la nature qu’elle provient, mais de nous seuls, qui la mettons à notre insu dans la nature, en nous mêlant aux choses, en les animant et en nous en servant. Dans notre vie, il n’y a pas seulement le coup de foudre, l’accident ou la maladie, qui, quelles que soient nos pensées, nous frappe à l’improviste, de droite ou de gauche, sans raison apparente. Il y a d’autres cas, et bien plus nombreux, où nous agissons directement sur les objets et sur les êtres qui nous entourent, où nous les pénétrons de notre personnalité, où les forces de la nature deviennent les instruments de nos pensées ; et quand nos pensées sont injustes, elles abusent de ces forces, provoquent nécessairement des représailles et appellent le châtiment et le malheur. Mais la réaction morale n’est pas dans la nature ; elle sort de nos propres pensées ou des pensées des autres hommes. Ce n’est pas dans les choses, c’est en nous que se trouve la justice des choses. C’est notre état moral qui modifie notre conduite envers le monde extérieur, et nous met en guerre avec lui, parce que nous sommes en guerre avec nous-mêmes, avec les lois essentielles de notre esprit et de notre cœur. La justice ou l’injustice de notre intention n’a aucune influence sur l’attitude de la nature à notre égard ; mais elle en a une presque toujours décisive sur notre attitude à l’égard de la nature. Ici, comme lorsqu’il était question de la justice sociale, nous attribuons à l’univers ou à un principe inintelligible et fatal un rôle que nous jouons nous-mêmes ; et quand nous disons que la justice, la nature, le ciel ou les choses nous punissent, se révoltent et se vengent, c’est en réalité l’homme qui punit l’homme à travers les choses, la nature humaine qui se révolte, et la justice humaine qui se venge.

XVI

Je citais un jour l’exemple de Napoléon et de ses trois injustices les plus criantes et les plus célèbres qui furent aussi les trois injustices les plus funestes à sa fortune. Ce fut d’abord l’assassinat du duc d’Enghien, condamné par ordre, sans jugement et sans preuves, et exécuté dans les fossés de Vincennes. Assassinat qui sema autour du dictateur inique des haines désormais implacables et un désir de vengeance qui ne désarma plus. Ce fut ensuite l’odieux guet-apens de Bayonne, où il attira par de basses intrigues, pour les dépouiller de leur couronne héréditaire, les débonnaires et trop confiants Bourbons d’Espagne, l’horrible guerre qui s’ensuivit, où s’engloutirent trois cent mille hommes, toute l’énergie, toute la moralité, la plus grande partie du prestige, presque toutes les certitudes, presque tous les dévouements et toutes les destinées heureuses de l’Empire. Ce fut enfin l’effroyable et inexcusable campagne de Russie, qui aboutit au désastre définitif de sa fortune dans les glaces de la Bérézina et les neiges de la Pologne.

Il y a, disais-je à ce propos, de très nombreuses causes à ces catastrophes prodigieuses, mais en remontant lentement à travers toutes les circonstances, à travers tous les accidents plus ou moins imprévus, jusqu’à l’altération d’un caractère, jusqu’aux imprudences, aux violences, aux folies et à l’enivrement d’un génie, jusqu’à la trahison d’une fortune heureuse, n’est-ce pas l’ombre silencieuse de la justice humaine méconnue que l’on croit voir debout près de la source du malheur ? Justice humaine qui n’a rien de bien surnaturel, rien de bien mystérieux après tout, faite de revendications très explicables, de mille petits faits très réels, d’innombrables abus, d’innombrables mensonges, et nullement sortie, en un moment tragique, inopinée et tout armée, comme la Minerve antique, du front formidable et décisif du Destin. Il n’y a qu’une chose mystérieuse en tout ceci : c’est la présence éternelle de la justice humaine ; mais nous savons que la nature de l’homme est très mystérieuse. Que ce mystère nous retienne en attendant. Il est le plus certain, le plus profond, le plus salutaire. C’est le seul qui ne paralysera jamais notre énergie bienfaisante. Et si dans toute vie nous ne trouvons pas, comme dans celle de Napoléon, cette ombre patiente et vigilante, si la justice n’est pas toujours aussi active, aussi irrécusable, il n’en est pas moins utile de la signaler dès qu’on l’aperçoit quelque part. En tout cas, elle fait naître un doute et une interrogation qui donnent de meilleurs conseils qu’une négation ou une affirmation gratuite, paresseuse et aveugle, telle que nous nous en permettons si souvent, car, dans toutes les questions de ce genre, il s’agit bien moins de prouver que de rendre attentif et d’inspirer un certain respect courageux et grave pour tout ce qui demeure encore inexplicable dans les actions des hommes, dans leur enchaînement à des lois qui semblent générales, et dans leurs conséquences.

XVII

Appliquons-nous à découvrir en nous l’action vraiment fatale du grand mystère de la justice. Dans le cœur de celui qui commet une injustice se joue un drame ineffaçable, qui est le drame par excellence de la nature humaine, et ce drame est d’autant plus dangereux, d’autant plus funeste, que l’homme est plus grand et qu’il sait plus de choses.

Un Napoléon a beau se dire, en ces minutes agitées, que la morale d’une grande vie ne saurait être aussi simple que celle d’une vie ordinaire ; qu’une volonté active et forte a des prérogatives que ne possède pas une volonté stagnante et faible ; qu’on peut d’autant plus légitimement négliger certains scrupules de conscience que ce n’est pas par ignorance ou par faiblesse qu’on les néglige, mais parce qu’on les regarde de plus haut que le commun des hommes, qu’on a un but grandiose et glorieux, et que cette négligence passagère et volontaire est une victoire de l’intelligence et de la force ; qu’il n’y a aucun danger à faire le mal, quand on sait qu’on le fait, et pourquoi. Tout cela ne trompe guère le fond de notre nature. Un acte d’injustice ébranle toujours la confiance qu’un être avait en soi et dans sa destinée. Il a renoncé à un moment donné, et généralement des plus graves, à ne compter que sur soi, cela ne s’oublie point, et désormais il ne se retrouvera plus tout entier. Il a rendu confuse et probablement corrompu sa fortune en y introduisant des puissances étrangères. Il a perdu le sentiment exact de sa personnalité et de sa force. Il ne distingue plus nettement ce qu’il doit à lui-même de ce qu’il emprunte sans cesse aux collaborateurs pernicieux que sa défaillance appela. Il n’est plus le général qui ne compte que des soldats disciplinés dans l’armée de ses pensées ; il est le chef illégitime qui n’a que des complices. Il a abandonné cette dignité de l’homme qui ne veut d’autre gloire que celle à laquelle il ne faut pas sourire tristement dans son cœur, comme on sourirait à une femme infidèle, dans un amour ardent et malheureux.

L’homme réellement fort examine avec soin les louanges et les avantages que ses actions lui ont acquis, et rejette en silence tout ce qui dépasse une certaine ligne qu’il a tracée dans sa conscience. Il est d’autant plus fort que cette ligne serre de plus près celle que la vérité secrète qui vit au fond de toute chose y a tracée aussi. Un acte d’injustice est presque toujours un aveu d’impuissance que l’on se fait à soi-même, et il ne faut pas beaucoup d’aveux de ce genre pour révéler à l’ennemi l’endroit le plus vulnérable d’une âme. Commettre une injustice pour obtenir un peu de gloire ou pour sauver celle qu’on a, c’est s’avouer qu’il n’est pas possible que l’on mérite ce qu’on désire ou ce que l’on possède ; c’est confesser que l’on ne peut loyalement remplir le rôle qu’on a choisi. Malgré tout, on s’y veut maintenir, et ce sont les erreurs, les fantômes et les mensonges qui entrent dans la vie.

Enfin, après deux ou trois perfidies, deux ou trois trahisons, quelques infidélités, un certain nombre de mensonges, d’abandons et de faiblesses coupables, notre passé ne nous offre plus qu’un spectacle décourageant ; or, nous avons besoin que notre passé nous soutienne. C’est en lui que nous nous connaissons réellement, c’est lui qui, dans nos doutes, vient nous dire : « Puisque vous avez fait ceci, vous pourrez faire cela. Dans ce danger, dans ce moment d’angoisse, vous n’avez pas désespéré, vous avez eu foi en vous-même, et vous avez vaincu. Les circonstances sont pareilles, gardez intacte votre foi, l’étoile sera fidèle. » Mais que répondrons-nous lorsque notre passé n’ose plus nous parler qu’à voix basse : « Vous n’avez réussi que grâce à l’injustice et au mensonge ; par conséquent, il vous faudra mentir, il vous faudra tromper encore » ? Nul homme n’aime à reporter ses regards sur une déloyauté, sur un abus de confiance, sur une bassesse, sur une cruauté ; et tout ce que nous ne pouvons considérer d’un regard ferme, clair, paisible et satisfait, dans nos jours qui ne sont plus, trouble et limite l’horizon que forment au loin les jours qui ne sont pas encore. C’est en contemplant longuement notre passé que notre œil acquiert la force indispensable pour sonder l’avenir.

XVIII

Non, ce n’est point parce que les choses sont justes que Napoléon fut puni de ses trois grandes injustices, et que nous serons punis des nôtres d’une manière moins retentissante, mais non moins douloureuse. Ce n’est point parce qu’il y a, « s’étendant aussi loin que la voûte des cieux », une justice irrésistible et qu’il est impossible de séduire ou d’égarer. C’est parce que l’esprit et le caractère de l’homme, tout son être moral, en un mot, ne peut vivre et agir que dans la justice. Dès qu’il en sort, il sort de son élément naturel, il est pour ainsi dire transporté dans une planète qu’il ne connaît point, où le sol se dérobe sous ses pas, où tout le déconcerte ; car si l’intelligence la plus humble se sent « chez elle » dans la justice et peut prédire sans peine toutes les suites d’un acte juste, l’intelligence la plus profonde et la plus perspicace est dépaysée dans l’injustice même qu’elle a créée, et ne parvient jamais à prévoir la dixième partie de ses conséquences. Il suffit que le génie tente de s’écarter du sentiment d’équité qui est au cœur du simple paysan, pour qu’il ne sache plus où il se trouve ; que sera-ce quand il outrepassera les bornes de sa propre justice ? Car la justice qui s’élève à la suite de l’intelligence met des bornes nouvelles autour de tout ce qu’elle découvre, en même temps qu’elle raffermit les anciennes que l’instinct avait posées et les rend de plus en plus infranchissables. Tout nous manque à la fois sitôt que nous transgressons la ligne primitive de l’équité, un mensonge engendre cent mensonges, et une trahison nous revient par mille trahisons. Tant que nous sommes dans la justice, nous marchons dans la confiance, car il y a des choses que les plus fourbes mêmes ne peuvent pas trahir ; mais du moment que nous entrons dans l’injustice, nous devons nous défier de nos plus loyaux serviteurs, car il y a des choses auxquelles ils ne peuvent point rester fidèles. Tout notre organisme moral est fait pour vivre dans la justice, comme notre organisme physique est fait pour vivre dans l’atmosphère de notre globe. Toutes nos facultés comptent sur elle bien plus intimement que sur les lois de la gravitation, de la chaleur ou de la lumière, et quand on les plonge dans l’injustice, on les plonge réellement dans l’inconnu et dans l’hostilité. Tout en nous est fait en vue de la justice, tout y va, tout nous y porte et tout s’y précipite, au lieu qu’au fond de l’injustice nous luttons constamment contre nos propres forces ; et lorsqu’à l’heure du châtiment inévitable les choses, le ciel, l’univers ou l’invisible révoltés nous semblent justes enfin, en prenant parti contre nous qui pleurons et qui nous repentons, ce n’est pas qu’ils le soient ou l’aient jamais été, mais c’est nous, malgré nous, qui sommes demeurés justes dans l’injustice même.

XIX

Nous disons que la nature ignore complètement notre morale. Si celle-ci nous commandait de tuer notre prochain et de lui faire le plus de mal possible, elle nous y aiderait comme elle nous aide à le soulager et à le rendre aussi heureux que nous pouvons. Elle semblerait souvent nous récompenser de l’avoir fait souffrir, comme elle semble souvent nous récompenser de l’avoir sauvé. Est-il permis d’en conclure que la nature n’ait point de morale, en donnant ici au mot morale le sens le plus restreint qu’il puisse avoir, c’est-à-dire la subordination logique et inflexible des moyens, à l’accomplissement d’une mission générale ? Voilà une question à laquelle il ne faut pas trop se hâter de répondre. Nous ignorons totalement le but de la nature, et si elle en a un ; nous ignorons sa conscience et si elle en a une. Tout ce que nous pouvons constater, c’est non pas ce qu’elle pense ni si elle pense, mais ce qu’elle fait, et comment elle le fait. Et nous voyons alors qu’il y a entre notre morale et sa manière d’agir, la même contradiction qu’entre notre instinct que nous tenons d’elle, et notre conscience qu’en dernière analyse nous tenons d’elle aussi, mais que nous avons formée nous-mêmes et que nous opposons de plus en plus fermement, en vertu de la morale humaine la plus haute, aux désirs de notre instinct. Si nous n’écoutions que ceux-ci, nous agirions en tout comme la nature, qui, à travers les guerres les plus inexcusables, les barbaries et les injustices les plus flagrantes, paraît donner raison aux plus forts, et ne vouloir que le triomphe des moins scrupuleux et des mieux armés. Nous ne poursuivrions que notre propre triomphe, sans avoir égard aux droits, aux souffrances, à l’innocence, à la beauté, à la supériorité morale ou intellectuelle de nos victimes. Mais alors pourquoi a-t-elle mis en nous une conscience qui nous défend de le faire et un sentiment de justice qui empêche de vouloir exactement ce qu’elle veut ? Est-ce nous seuls qui l’y avons mis ? Pouvons-nous tirer de nous-mêmes quelque chose qui ne se trouve pas dans la nature, ou développer anormalement une force qui s’élève contre sa force ? et si nous le pouvons, est-ce sans raison que la nature permet que nous le puissions ? Pourquoi en nous, et nulle autre part, ces deux tendances irréconciliables qui l’emportent tour à tour, mais ne cessent jamais de lutter en aucun homme ? L’une eût-elle été trop dangereuse sans l’autre ? Eût-elle peut-être dépassé le but ; et le besoin de vaincre, sans le sentiment de justice, aurait-il amené l’anéantissement, de même que le sentiment de justice, sans le besoin de vaincre, aurait pu engendrer l’immobilité ? Mais laquelle de ces deux tendances est la plus naturelle et la plus nécessaire ? laquelle la plus étroite et laquelle la plus vaste ? laquelle est provisoire et laquelle éternelle ? Qui nous indiquera celle qu’il faut combattre et celle qu’il faut encourager ? Devons-nous nous conformer à une loi incontestablement plus générale ou affermir dans notre cœur une loi évidemment exceptionnelle ? Existe-t-il des circonstances où nous ayons le droit d’aller à l’encontre de l’idéal apparent de la vie ? Notre devoir est-il de suivre la morale de l’espèce ou de la race, qui semble irrésistible et qui est une des portions visibles des intentions obscures et inconnues de la nature ; ou bien est-il indispensable que l’individu maintienne ou développe en lui une morale entièrement différente de celle de l’espèce ou de la race dont il fait partie ?

XX

En somme, nous retrouvons ici, sous une autre forme, la question peut-être scientifiquement insoluble qui est à la base de la morale évolutionniste. La morale évolutionniste se fonde, sans oser prononcer le mot, sur la justice de la nature, qui impose à chaque individu les conséquences bonnes ou mauvaises de sa propre nature et de ses propres actions. Et d’un autre côté, il lui faut invoquer, ce qu’elle appelle à contre-cœur, l’indifférence ou l’injustice de la nature quand elle veut justifier certains actes, injustes en eux-mêmes, mais nécessaires à la prospérité de l’espèce. Il y a là deux buts inconnus — celui de l’humanité et celui de la nature — et qui ne paraissent pas conciliables en notre esprit, dans le mystère peut-être provisoire où ils se trouvent. Au fond, toutes ces questions n’en forment qu’une ; et c’est pour nous la plus grave de la morale contemporaine. Il semble qu’en ce moment l’espèce prenne une conscience peut-être prématurée et funeste, je ne dirai pas de ses droits, car le problème est encore en suspens, mais de certaines habitudes amorales de l’histoire.

On dirait que cette conscience inquiétante envahit peu à peu notre vie individuelle. Trois fois, au cours d’une même année ou peu s’en faut, nous avons vu surgir et grandir la question : A propos de l’écrasement de l’Espagne par l’Amérique (mais ici elle n’était pas bien nette, car depuis trop longtemps l’Espagne accumulait les fautes et les crimes et le problème changeait de nature) ; à propos d’un innocent sacrifié aux intérêts prépondérants de la patrie ; à propos de la guerre inique du Transvaal. Il est vrai que le phénomène n’est pas absolument nouveau. L’homme a toujours essayé de justifier son injustice ; et quand il ne trouvait ni prétexte ni excuse dans la justice humaine, il invoquait dans la volonté des dieux une loi supérieure à sa propre justice. Mais aujourd’hui l’excuse ou le prétexte menacent plus dangereusement notre morale, attendu qu’ils invoquent une loi ou du moins une coutume de la nature plus réelle, plus incontestable et plus universelle que la volonté d’un dieu éphémère et local.

Est-ce la force ou la justice qui doit l’emporter, ou bien la force contient-elle une justice inconnue dans laquelle vient se perdre notre justice humaine, ou bien notre sentiment de justice qui semble résister à la force aveugle n’est-il, en dernière analyse, qu’une émanation détournée de cette force, va-t-il au même but, et n’est-ce que le détour qui nous échappe ? Il faudrait pour pouvoir répondre n’être pas soi-même une partie du mystère qu’il s’agit d’éclaircir ; il faudrait le contempler du haut d’un autre monde, connaître le but de l’univers et les destinées de l’humanité. En attendant, si nous donnons raison à la nature, nous donnons tort à cet instinct de justice qu’elle a mis en nous, et qui par conséquent est la nature aussi ; et si nous approuvons cet instinct, nous ne pouvons guère le faire qu’en tirant cette approbation de l’objet même qui se trouve en question.

XXI

Cela est vrai ; mais il est vrai aussi que c’est une des plus vieilles et des plus vaines habitudes de l’homme que de vouloir enfermer le monde dans un syllogisme. Il est bien périlleux de faire de la logique dans l’inconnu et dans l’inconnaissable ; et il semble qu’ici, presque tous nos doutes proviennent d’un autre syllogisme hasardeux. Nous sommes, nous disons-nous, — à haute voix par moments, plus souvent à voix basse, — nous sommes les enfants de la nature, nous devons donc nous conformer à ses lois et imiter son exemple en toute chose. Or, la nature n’a nul souci de justice ; elle a un autre but, qui est le maintien, le renouvellement incessant et l’accroissement de la vie, par conséquent… Nous ne formulons pas encore la conséquence, ou du moins, elle n’ose pas encore se montrer ouvertement dans notre morale ; mais si, jusqu’à ce jour, elle n’a exercé que de discrets ravages dans la sphère familière qui va de nos parents à nos amis et à notre prochain immédiat, elle pénètre peu à peu dans l’immense région désolée où nous reléguons notre prochain inconnu, invisible, anonyme. Elle est déjà au fond de bien des actes ; elle envahit notre politique, notre industrie, notre commerce, presque tout ce que nous faisons dès que nous franchissons le cercle étroit du foyer domestique, le seul endroit pour la plupart des hommes où règne encore un peu de justice véritable, un peu de bienveillance, un peu d’amour. Loi sociale, lois économiques, évolution, sélection, lutte pour la vie, concurrence, elle prend mille noms pour faire le même mal. Pourtant rien n’est moins légitime que cette conséquence ; car sans avoir besoin de retourner le syllogisme, ce qui serait très raisonnable aussi, et de lui faire dire qu’il doit y avoir une certaine justice dans la nature, parce que nous qui sommes ses enfants nous sommes justes, il suffit de le prendre tel quel, et de faire observer que rien n’est plus mystérieux ni plus contestable que l’une au moins des deux prémisses. Nous avons vu dans les chapitres précédents que la nature ne semble pas juste par rapport à nous, mais nous ignorons complètement si elle n’est pas juste par rapport à elle-même. De ce qu’elle ne s’occupe pas de la moralité de nos actions, il ne suit pas qu’elle n’ait aucune morale, ni que notre morale soit la seule possible. Affirmons que la nature ne tient pas compte de nos intentions bonnes ou mauvaises, mais n’en concluons pas qu’elle est dénuée de toute moralité et de toute équité ; ce serait implicitement affirmer qu’il n’y a plus de secrets, plus de mystères, et que nous connaissons les lois, l’origine et la fin de l’univers. Elle n’agit pas comme nous, mais, je le répète, nous ignorons absolument pourquoi elle agit d’autre façon ; et nous n’avons pas le droit d’imiter quelqu’un qui nous paraît faire une chose inique ou cruelle, tant que nous ne connaissons pas exactement les raisons peut-être profondes et salutaires pourquoi il la fait. Où veut en venir la Nature ? Où tendent les mondes à travers l’éternité ? Où commence la conscience ? Ne peut-elle avoir d’autre forme que celle qu’elle a en nous ? A partir de quel point les lois physiques sont-elles des lois morales ? La vie est-elle intelligente ? Avons-nous pénétré toutes les propriétés de la matière, et est-ce uniquement dans notre système cérébro-spinal qu’elle devient esprit ? Enfin, qu’est-ce que la justice vue d’une autre hauteur ? Le centre de son domaine est-il nécessairement l’intention, et n’existe-t-il point de régions où l’intention ne compte plus ? Il nous faudrait répondre à toutes ces questions et à une foule d’autres, avant de décider si la nature est juste ou injuste par rapport à des masses qui répondent à sa taille. Elle dispose d’un avenir et d’un espace dont nous n’avons aucune idée, dans lesquels il y a peut-être une justice proportionnée à sa durée, à son étendue et à son but, tout comme notre instinct de justice est proportionné à la durée et au cercle étroit de notre vie. Elle peut faire pendant des siècles un mal qu’elle a des siècles pour réparer ; mais nous qui ne vivons que quelques jours, nous n’avons pas qualité pour imiter ce que nous ne pouvons embrasser du regard, ni suivre, ni comprendre. Tous les éléments nous manquent, qui nous permettraient de la juger, dès que nous regardons par delà l’heure actuelle. Par exemple, sans chercher dans l’immensité étrangère, et en nous en tenant au point imperceptible que nous sommes dans les mondes, nous ignorons tout ce qui concerne notre vie possible d’outre-tombe, et nous oublions que dans l’état présent de nos connaissances rien ne nous autorise à affirmer qu’il n’y ait pas une sorte de survie plus ou moins consciente, plus ou moins responsable ; sans qu’il faille pour cela que cette survie soit soumise aux décisions d’une volonté extérieure. Très téméraire serait celui qui soutiendrait que rien ne subsiste, soit en nous, soit en d’autres, des acquisitions de notre cerveau, des efforts de notre bonne volonté. Il se peut, et des expériences sérieuses semblent sinon prouver le phénomène, du moins permettre qu’on le classe parmi les possibilités scientifiques, il se peut qu’une partie de notre personnalité ou de notre force nerveuse ne se dissolve pas. N’est-ce pas là un avenir très vaste ouvert aux lois qui unissent la cause à l’effet, et qui toujours finissent par créer de la justice quand elles rencontrent l’âme humaine et qu’elles ont des siècles devant elles ? Ne perdons pas de vue que la nature, si nous disons qu’elle n’est pas juste, est néanmoins logique, et, lors même que nous aurions résolu de devenir injuste, il nous serait fort difficile de l’être, car nous devrions demeurer logique ; et la logique, dès qu’elle entre en contact avec nos pensées, nos sentiments, nos passions, nos intentions, qu’est-ce qui la distingue de la justice ?

XXII

Ne nous hâtons pas de conclure ; trop de points sont encore incertains. En voulant imiter ce que nous appelons l’injustice de la nature, nous risquons de n’imiter et de ne favoriser que notre propre injustice. Quand nous disons que la nature n’est pas juste, cela revient en somme à déplorer qu’elle ne s’occupe pas davantage de nos petites vertus, de nos petites intentions et de nos petits héroïsmes, et c’est moins notre désir d’équité que notre vanité qui est blessée. Mais de ce que notre morale n’est pas proportionnée à l’énormité de l’univers et à ses destinées infinies, il ne suit pas que nous devions l’abandonner, car elle est proportionnée à notre stature et à nos destinées restreintes.

Au surplus, l’injustice de la nature fût-elle incontestable, il faudrait examiner l’autre question qui reste entière, à savoir, s’il est ordonné à l’homme de suivre la nature dans son injustice. Ici, écoutons-nous nous-mêmes, plutôt que d’écouter une voix si formidable que nous ne saisissons aucune des paroles qu’elle profère. Notre raison et notre instinct nous disent qu’il est légitime de suivre le conseil de la nature, mais ils disent aussi qu’il ne faut point le suivre lorsqu’il heurte en nous un autre instinct également profond qui est l’instinct du juste et de l’injuste. Et si les instincts se rapprochent de la vérité et doivent être respectés à proportion de leur force, celui-ci est peut-être le plus puissant, puisqu’il a lutté seul jusqu’à ce jour contre tous les autres et n’est pas encore ébranlé. L’heure n’est pas venue de le renier. Hommes, il nous faut, en attendant d’autres certitudes, demeurer justes dans la sphère humaine. Nous ne voyons ni assez loin ni assez clair pour être justes dans une autre. Ne nous hasardons pas dans une sorte d’abîme, dont les races et les peuples trouvent sans doute l’issue, mais où l’homme en tant qu’homme ne doit pas pénétrer. L’injustice de la nature finit par devenir de la justice pour l’espèce, elle a le temps d’attendre et cette injustice est à sa taille. Mais nous, tout cela nous écrase, et nous comptons trop peu de jours. Laissons la force régner dans l’univers et l’équité dans notre cœur. Si la race est irrésistiblement et, je pense, justement injuste, si la foule même paraît avoir des droits que n’a pas l’homme isolé, et commet parfois de grands crimes inévitables et salutaires, le devoir de chaque individu dans la race, le devoir de tout homme dans la foule, est de demeurer juste au centre de toute la conscience qu’il parvient à réunir et à maintenir en lui-même. Nous n’aurons qualité pour abandonner ce devoir que lorsque nous saurons toutes les raisons de la grande injustice apparente ; et celles qu’on nous donne : la conservation de l’espèce, la reproduction et la sélection des plus forts, des plus habiles et des « mieux adaptés », ne sont pas suffisantes à déterminer un changement si effroyable. Certes, chacun de nous doit tâcher d’être le plus fort, le plus habile, et de s’adapter le mieux possible aux nécessités de la vie qu’il ne peut transformer ; mais à considérer les qualités qui le font vaincre, manifestent sa puissance morale et son intelligence, et le rendent réellement heureux, le plus habile, le plus fort, et le « mieux adapté », c’est jusqu’ici le plus humain, le plus honnête et le plus juste.

XXIII

« Plus est en moi », dit une belle devise inscrite sur les poutres et au fronton des cheminées d’une vieille demeure patricienne que visitent à Bruges les voyageurs, et qui est située à l’angle de l’un de ces quais mélancoliques et tendres, abandonnés, inanimés, et cependant riants, comme dans une peinture. Plus est en moi, toutes les lois morales, tous les mystères intelligents s’y trouvent, peut dire l’humanité. Il est possible qu’il y en ait bien d’autres au-dessus et au-dessous de nous ; mais si nous devons les ignorer toujours, ils sont pour nous comme s’ils n’étaient point, et si un jour nous apprenions qu’ils existent, nous ne l’apprendrions que parce que, à notre insu, ils étaient en nous-mêmes et nous appartenaient déjà. « Plus est en moi », et peut-être avons-nous le droit d’ajouter : « Et je n’ai rien à craindre de ce qui est en moi ».

En tout cas, c’est en nous que se trouve toute la région active et habitée du grand mystère de la justice.

Quant aux autres régions, elles sont inconsistantes, probablement imaginaires et bien certainement désertes et stériles. Sans doute l’humanité y a trouvé des illusions utiles, encore qu’elles ne fussent pas toujours inoffensives, et, s’il est hasardeux de soutenir que toutes les illusions doivent être détruites, il faut néanmoins qu’il n’y ait pas un désaccord trop manifeste entre elles et notre conception de l’univers. Aujourd’hui, nous voulons, en toutes choses, l’illusion de la vérité. Elle n’est peut-être ni la dernière, ni la meilleure, ni la seule possible, mais c’est celle qui pour le moment nous paraît la plus honnête, et la plus nécessaire. Bornons-nous donc à constater l’admirable amour de justice et de vérité qui est au cœur de l’homme. En restreignant ainsi notre admiration à la région incontestée, peut-être arriverons-nous à savoir ce qu’est cette passion qui est le signe humain par excellence, mais nous apprendrons sans nul doute, — et c’est le plus important, — de quelle manière il est possible de l’agrandir et de la purifier. En voyant la justice fonctionner sans relâche dans le seul temple où elle fonctionne réellement, c’est-à-dire en nous-mêmes, en la voyant se mêler à toutes nos pensées, à toutes nos actions, nous n’aurons pas de peine à découvrir ce qui l’éclaire et ce qui l’obscurcit, ce qui la guide et ce qui la trompe, ce qui la nourrit et ce qui l’affaiblit, ce qui l’attaque et ce qui la défend.

XXIV

Est-elle l’instinct de défense et de conservation de l’humanité ? Est-elle le produit le plus pur de notre raison, ou bien y retrouve-t-on un grand nombre de ces forces sentimentales qui ont si fréquemment raison contre la raison même, et qui ne sont au fond qu’une sorte de raison inconsciente et plus vaste, à laquelle la raison consciente apporte presque toujours une approbation étonnée quand elle arrive aux lieux d’où ces bons sentiments voyaient depuis longtemps ce qu’elle ne voyait pas encore ? De quoi dépend-elle davantage, de notre caractère ou de notre intelligence ? Questions qui ne sont peut-être pas oiseuses si l’on se demande ce qu’il convient de faire pour donner toute sa force et tout son éclat à cet amour de la justice qui est le joyau central de l’âme humaine. Tous les hommes aiment la justice, mais tous ne l’aiment pas du même amour, farouche et exclusif. Tous n’ont pas les mêmes scrupules, la même sensibilité, ni la même certitude. Nous rencontrons des êtres d’une intelligence très développée, dont le sentiment du juste et de l’injuste est infiniment moins délicat et moins sûr que chez d’autres d’une intelligence apparemment très médiocre ; et cette portion de nous-mêmes, mal connue et mal définie, qu’on nomme le caractère a ici une grande influence. Mais il est difficile d’évaluer ce qu’un caractère simplement honnête suppose d’intelligence plus ou moins inconsciente. Au surplus, il importe avant tout d’apprendre de quelle manière il est possible d’éclairer et d’augmenter en nous l’amour de la justice ; et à ce point de vue une chose est certaine, à savoir que notre caractère commence par échapper à l’action directe de notre bonne volonté, au lieu que le développement de notre intelligence y est en grande partie soumis ; on devient meilleur en devenant plus intelligent ; et il est loisible à tout homme de cultiver et d’étendre son intelligence. C’est donc en passant par notre intelligence que nous améliorerons cette portion de l’amour de la justice qui ressortit à notre caractère, car, à mesure que l’intelligence s’élève et s’éclaire, elle parvient à dominer, à éclairer, à transformer nos sentiments et nos instincts.

Mais n’allons plus placer ni interroger cet amour dans une sorte d’infini surhumain et souvent inhumain. Il ne participerait ni de la grandeur ni de la beauté que cet infini peut avoir, il serait incohérent et inactif comme lui. Tandis qu’en apprenant à le trouver et à l’écouter en nous-mêmes, où il est réellement, en voyant de quelle manière il profite de toutes les acquisitions de notre esprit, de toutes les joies et de toutes les souffrances de notre cœur, nous saurons bientôt ce qu’il faut faire pour l’augmenter et l’épurer.

XXV

Notre tâche ainsi réduite, sera suffisamment longue et laborieuse. Augmenter, épurer en nous l’idée de justice, savons-nous comment l’entreprendre ? Nous voyons à peu près de quel idéal il faut nous rapprocher, mais que cet idéal est encore altérable et trompeur ! Il est diminué de tout ce que nous n’apercevons pas, de tout ce que nous regardons incomplètement, de tout ce que nous n’interrogeons pas assez profondément. Il n’en est guère qui soit menacé de dangers plus sournois, victime d’oublis plus extraordinaires ou d’erreurs aussi peu vraisemblables. Il n’en est point que nous devions entourer de plus de craintes, de plus de curiosité pieuse et passionnée, de plus de sollicitude. Ce qui nous paraît irréprochablement juste à cette heure n’est probablement qu’une très petite portion de ce qui nous paraîtrait juste si nous changions de place. Il suffit de comparer ce que nous faisions hier à ce que nous faisons aujourd’hui, et ce que nous faisons aujourd’hui paraîtra plein de fautes contre l’équité, s’il nous est donné de nous élever davantage et de le comparer à ce que nous ferons demain. Un événement a lieu ; une pensée s’éclaire, un devoir envers nous même se précise, une relation inattendue se manifeste, et toute l’organisation de notre justice intérieure chancelle et se transforme. Si peu que nous avancions, il nous serait impossible de recommencer à vivre au milieu de bien des tristesses dont nous avons été la cause involontaire, parmi certains découragements que nous avons semés sans le savoir, et pourtant, lorsqu’ils naissaient autour de nous, il nous semblait que nous avions raison, et nous ne croyions pas être injustes. Et de même aujourd’hui, nous sommes satisfaits de notre bonne volonté ; nous nous disons que personne ne souffre par notre faute ; nous sommes persuadés que nous n’arrêtons pas un sourire, que nous n’interrompons pas un murmure de bonheur, que nous n’abrégeons pas une minute de paix et d’amour ; et peut-être n’apercevons-nous point, à notre droite ou à notre gauche, une injustice sans limite qui couvre les trois quarts de notre vie.

XXVI

Je lisais ce matin le troisième volume de la merveilleuse traduction que le Dr J. C. Mardrus vient de nous donner des Mille et une Nuits. J’aurais relu l’Odyssée, la Bible, Xénophon ou Plutarque, que l’enseignement des grandes civilisations disparues eût été pareil. Je voyais donc, au cours d’un des plus beaux récits de la sultane Schahrazade, se dérouler la vie la plus admirable, la plus claire, la plus spontanée, la plus indépendante, la plus abondante, la plus raffinée, la plus fleurie, la plus intelligente, la plus pleine de beauté, de bonheur et d’amour, et, à certains égards, la plus proche de la vérité la plus probable, que l’humanité ait peut-être connue. La civilisation morale y est, à bien des points de vue, aussi parfaite que la civilisation matérielle. Des idées de justice si délicates, des préceptes de sagesse si pénétrants, que notre société plus grossière, moins heureuse et moins attentive ne trouve plus guère l’occasion de les formuler ou de les découvrir, soutiennent çà et là cet incomparable édifice de félicité, comme des colonnes de lumière qui soutiendraient de la lumière. Pourtant, ce palais de béatitude où la vie morale est si saine, si gracieusement grave, si noble et si active, où la sagesse la plus pure et la plus religieuse préside à tous les délassements d’une humanité bienheureuse, est bâti tout entier sur une injustice telle, est environné d’une iniquité si vaste, si profonde et si effroyable, que le plus malheureux des hommes d’aujourd’hui hésiterait à la franchir pour atteindre le seuil étincelant de pierreries qui en émerge. Mais pas un des habitants de la demeure miraculeuse ne la soupçonne. On dirait qu’ils ne s’approchent jamais des fenêtres, ou, s’ils les ouvrent par hasard, et s’ils voient et déplorent, entre deux festins, la misère qui les entoure, ils n’aperçoivent point une iniquité incomparablement plus monstrueuse et plus révoltante que la misère, je veux dire l’esclavage, et surtout l’asservissement de la femme qui, si haute qu’elle soit, et dans le moment même où elle parle aux hommes de bonté et de justice, et leur ouvre les yeux sur leurs devoirs les plus touchants et les plus généreux, ne voit pas l’abîme où elle se trouve et ne se dit pas qu’elle n’est qu’un simple instrument de plaisir, qu’on achète, qu’on revend, ou qu’on donne à n’importe quel maître répugnant et barbare, dans un moment d’ivresse, d’ostentation ou de reconnaissance.

XXVII

« On raconte, dit Nozhatou, la belle esclave, qui, cachée derrière un rideau de soie et de perles, parle au prince Scharkan et aux sages du royaume, on raconte aussi que le Khalifat Omar sortit une fois se promener la nuit accompagné du vénérable Aslam Abou-Zeid. Et il vit au loin un feu qui flambait, et il s’en approcha, croyant sa présence utile, et il vit une pauvre femme qui allumait un feu de bois sous une marmite ; et elle avait à ses côtés deux petits enfants chétifs qui gémissaient lamentablement. Et Omar dit : « La paix sur toi, ô femme ! Que fais-tu donc là, seule dans la nuit et le froid ? » Elle répondit : « Seigneur, je fais chauffer un peu d’eau pour la donner à boire à mes enfants qui meurent de faim et de froid ; mais un jour Allah demandera compte au Khalifat Omar de la misère où nous sommes réduits ». Et le Khalifat qui était déguisé fut ému extrêmement et lui dit : « Mais crois-tu, ô femme, qu’Omar connaisse ta misère, s’il ne la soulage pas ? » Elle répondit : « Pourquoi donc Omar est-il le Khalifat s’il ignore ainsi la misère de son peuple et de chacun de ses sujets ? » Alors le Khalifat se tut et dit à Aslam Abou-Zeid : « Vite, allons-nous-en. » Et il marcha très vite, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’Intendance de sa maison, et il entra dans le magasin de l’Intendance et il tira un sac de farine d’entre les sacs de farine et aussi une jarre remplie de graisse de mouton, et il dit à Abou-Zeid : « Aide-moi à les charger sur mon dos, ô Abou-Zeid. » Mais Abou-Zeid se récria et dit : « Laisse-moi les porter moi-même sur mon dos, ô émir des Croyants. » Il répondit avec calme : « Mais serait-ce donc toi aussi, Abou-Zeid, qui porterait le fardeau de mes péchés au jour de la Résurrection ? » Et il obligea Abou-Zeid à lui mettre sur le dos le sac de farine et le vase de graisse de mouton. Et le Khalifat marcha vite, ainsi chargé, jusqu’à ce qu’il fût parvenu auprès de la pauvre femme, et il prit de la farine, et il prit de la graisse et les mit dans la marmite sur le feu, et de ses propres mains il prépara cette nourriture, et il se pencha lui-même sur le feu pour souffler dessus, et, comme il avait une très grande barbe, la fumée du bois se frayait chemin par les interstices de la barbe. Et lorsque cette nourriture fut prête, Omar l’offrit à la femme et aux petits enfants, qui en mangèrent jusqu’à satiété au fur et à mesure qu’Omar la leur refroidissait de son souffle. Alors Omar leur laissa le sac de farine et la jarre de graisse, et s’en alla en disant à Abou-Zeid : « O Abou-Zeid, maintenant que j’ai vu ce feu, sa lumière m’a éclairé. »

« Mais, ô Roi, dit un peu plus loin, à un roi très sage, une des cinq adolescentes pensives qu’on désire lui vendre ; mais, ô Roi, sache aussi que l’action la plus belle est celle qui est désintéressée. On raconte, en effet, que dans Israël il y avait deux frères, et l’un de ces frères dit un jour à l’autre : « Quelle est l’action la plus effroyable que tu aies jamais faite ? » Il répondit : « C’est celle-ci : comme je passais un jour près d’un poulailler, je tendis le bras et saisis une poule, et l’ayant étranglée je la rejetai dans le poulailler. C’est là la plus effroyable chose de ma vie. Mais toi, ô mon frère, qu’as-tu fait de plus effroyable ? » Il répondit : « C’est d’avoir fait ma prière à Allah pour lui demander une faveur. Car la prière n’est belle que lorsqu’elle est la simple élévation de l’âme vers les hauteurs. »

« Apprends à te connaître ! reprend une de ses compagnes, captive et esclave comme elle. Apprends à te connaître ! Et alors seulement agis ! agis selon tous tes désirs, mais en prenant garde de ne pas léser ton voisin. »

Notre morale d’aujourd’hui ne saurait rien ajouter à cette dernière formule, et n’a pas de précepte plus complet. Tout au plus pourrait-elle étendre le sens du mot : « voisin », élever, alléger, et rendre plus subtil et plus impressionnable celui du mot : « léser ». Or, le livre où se trouvent ces paroles, est, sous toutes ces fleurs et sous toute cette sagesse, un monument d’horreur, de sang, de larmes, de despotisme et de servitude. Et celles qui les prononcent sont des esclaves. Un marchand les achète, je ne sais où, et les revend à une vieille femme qui leur enseigne ou leur fait enseigner la poésie, la philosophie, toutes les sciences de l’Orient, afin qu’elles soient un jour des présents dignes d’un roi. Et quand l’éducation est achevée, et que la beauté et la sagesse des victimes excitent l’admiration de tous ceux qui les approchent, l’industrieuse et prévoyante vieille les offre, en effet, à un roi très juste et très sage. Et quand le roi très juste et très sage leur aura pris leur virginité et voudra d’autres amours, il les donnera probablement (car je ne me rappelle plus exactement la suite de l’histoire, mais c’est la destinée invariable de toutes les femmes de ces merveilleuses légendes) à ses vizirs. Et les vizirs les échangeront contre un vase de parfum ou une ceinture de pierreries, à moins qu’ils ne les envoient au loin faire les délices d’un protecteur puissant ou d’un rival hideux, mais redouté. Et elles qui interrogent leur conscience et lisent dans celle des autres, elles qui méditent les plus beaux et les plus grands problèmes de la justice et de la morale des peuples et des hommes, elles ne jettent pas un regard sur leur sort et ne se doutent pas un instant de l’abominable injustice qu’elles subissent. Et tous ceux qui les écoutent, les aiment, les admirent et les comprennent, ne s’en doutent pas davantage. Et nous qui nous étonnons et qui réfléchissons aussi sur la justice, la bonté, la pitié et l’amour, rien ne nous prouve que notre état social n’offrira pas quelque jour, à ceux qui viendront après nous, un spectacle aussi déconcertant.

XXVIII

Il nous est difficile d’imaginer ce que sera la justice idéale, puisque toutes nos pensées qui s’élèvent vers elle sont contrariées par l’injustice dans laquelle nous vivons encore. Nous ignorons les lois, les relations nouvelles qui se révéleront quand il n’y aura plus d’inégalités ni de malheurs imputables aux hommes, et que chacun, selon le principe de la morale évolutionniste, « recueillera les résultats bons ou mauvais de sa propre nature et des conséquences qui découlent de celle-ci ». A l’heure actuelle, il n’en est pas ainsi, et l’on peut dire que pour la totalité des hommes, dans le domaine matériel, « la connexité entre la conduite et ses conséquences », selon la formule de Spencer, n’existe que d’une manière dérisoire, arbitraire et inique. N’est-il pas téméraire d’espérer que nos pensées soient justes quand le corps de chacun de nous trempe complètement dans l’injustice ? Et il n’est personne qui n’y trempe pour en souffrir ou pour en profiter, personne dont les efforts n’obtiennent trop ou trop peu, personne qui ne soit privilégié ou frustré. Nous pouvons essayer de dégager notre pensée de cette injustice invétérée, vestige trop durable de la « morale sous-humaine » nécessaire à l’espèce primitive. Mais il est vain de croire qu’elle aura la même force, la même indépendance, la même clairvoyance, et qu’elle arrivera aux mêmes résultats que si cette injustice n’était pas. Ce n’est jamais qu’une très timide et très incertaine partie de la pensée humaine, qui parvient à se dresser au-dessus de la réalité. La pensée humaine peut beaucoup de choses ; et elle a amené, à la longue, des améliorations étonnantes dans ce qui paraissait immuable dans l’espèce ou la race. Mais au moment où elle médite sur une transformation qu’elle entrevoit ou qu’elle espère, elle n’en subit pas moins le joug, la manière de voir, de sentir et d’imaginer de ce qu’elle voudrait changer. Elle n’en est pas moins et presque tout entière, cela même qu’elle prétend transformer. Elle est plutôt faite pour expliquer, juger, coordonner ce qui était, pour aider, nourrir et faire connaître ce qui est déjà né mais encore invisible ; et il est rare qu’elle prévoie l’avenir ou qu’elle produise rien de bien salutaire et de durable, quand elle se risque dans ce qui n’est pas encore. Aussi porte-t-elle la peine de l’état social dans lequel nous vivons. Il y a trop d’injustice autour de nous pour que nous puissions nous faire une idée satisfaisante de la justice, pour que nous puissions y penser avec la bonne foi et la paix nécessaires. Il faudrait pour l’étudier et en parler avec fruit qu’elle fût ce qu’elle pourrait être : une puissance sociale, irréprochable et réelle. Mais nous devons nous borner à invoquer ses effets inconscients, secrets, et pour ainsi dire insensibles. C’est vraiment du rivage de l’injustice humaine que nous contemplons la justice, et nous ignorons encore le spectacle de la haute mer sous la voûte illimitée et inviolable d’une conscience sans reproche. Il faudrait, tout au moins, que les hommes eussent fait leur possible, dans leur propre domaine ; ils auraient alors le droit d’aller plus loin et d’interroger autre chose, et leurs pensées seraient probablement plus claires si leur conscience était plus tranquille.

XXIX

Un grand reproche paralyse notre ardeur quand nous entreprenons de devenir meilleurs, de pardonner, d’aimer et de comprendre davantage. Nous avons beau purifier notre conscience, ennoblir nos pensées et nous efforcer de rendre la vie plus douce et plus légère à ceux qui nous entourent ; tout cela ne produit presque rien au dehors, tout cela ne passe point notre porte ; et dès que nous sortons de la demeure de notre intimité, nous sentons que nous n’avons rien fait, qu’il n’y a rien à faire et que nous prenons part malgré nous à la grande injustice anonyme. N’est-il pas dérisoire de résoudre chez soi les problèmes de conscience les plus touchants et les plus délicats, de chasser avec crainte l’ombre d’une pensée amère, de se vouloir, à toute heure du jour, noble, simple, fidèle, loyal, compatissant, moralement intact, entre les quatre murs de son appartement, pour oublier à l’instant même, et sans qu’il soit possible de ne pas le faire, toute pitié, toute équité et tout amour sitôt que nous descendons dans la rue, ou que nous rencontrons d’autres êtres que ceux dont le visage nous est devenu familier ? Quelle est la dignité, la loyauté, de cette double vie, sage, humaine, élevée, réfléchie de ce côté de notre seuil, et de l’autre, indifférente, instinctive, impitoyable ? Il suffit que nous ayons moins froid, que nous soyons mieux vêtus et mieux nourris que l’ouvrier qui passe, que nous achetions n’importe quel objet qui n’est pas strictement indispensable ; et c’est, en dernière analyse, après mille circuits, un retour inconscient à l’acte primitif du plus fort dépouillant sans scrupule le plus faible. Nous ne jouissons pas d’un avantage qui ne soit, à le regarder d’assez près, le résultat d’un abus de pouvoir peut-être très ancien, d’une violence inconnue, d’une ruse antérieure, que nous remettons en mouvement en nous asseyant à notre table, en nous promenant oisivement par la ville, en nous couchant le soir dans un lit que nos mains n’ont point fait. Et le loisir même d’être meilleur, plus compatissant, et plus doux, et de penser plus fraternellement à l’injustice que subissent les autres, qu’est-ce, en somme, que le fruit le plus mûr de la grande injustice ?

XXX

Je sais bien, il ne faut pas pousser trop loin ces scrupules, on irait à des révoltes fort inutiles et peut-être funestes à l’espèce dont il convient de respecter la puissante et clémente lenteur. Ou bien l’on retournerait aux renoncements inactifs et mystiques, hostiles aux volontés les plus évidentes et les plus invariables de la vie. Il y a là des lois qu’on dit inévitables ; mais déjà on le dit avec moins d’assurance. C’est en quoi la situation du juste et du sage est changée. Marc-Aurèle, l’âme la plus noblement sensible, la plus sagement impressionnable, la plus purement anxieuse, la plus inquiète de justice qui fût jamais peut-être, ne se demande pas ce qui se passe hors de l’admirable petit cercle de lumière où sa vertu, sa conscience, sa pitié, sa mansuétude divine enveloppe ses proches, ses amis et ses serviteurs. Tout autour, il ne l’ignore point, c’est l’iniquité infinie. Mais cette iniquité ne le regarde pas. Elle est l’océan nécessaire, mystérieux et sacré ; l’immense part des dieux, de la fatalité et des lois supérieures, inconnues, irresponsables, irrésistibles, immuables. Elle n’accable point son courage ; au contraire, elle le rassure, le concentre et l’élève, comme une flamme est plus haute qui ne se répand pas sur une grande surface, qui jaillit toute seule dans la nuit, et que les ténèbres activent. Il ne lui appartient pas de toucher au régime du destin qui veut la servitude du plus grand nombre. Il se soumet avec tristesse, mais avec confiance, aux décrets irrévocables, et c’est encore un acte de piété et de vertu. Il s’enferme en lui-même et devient plus humain et plus juste, dans une sorte de vide immobile et sans rayonnement. Et de siècle en siècle les sages et les bons auront la même ardeur concentrée et recluse. Plus d’une loi immuable aura changé de nom ; mais la part de l’iniquité demeurera pareille ; et ils la regarderont avec la même mélancolie résignée et rassurée. Mais nous, qu’allons-nous faire ? Nous savons qu’il n’y a plus d’iniquité nécessaire. Nous avons envahi le domaine des dieux, du destin et des lois inconnues. Peut-être leur reste-t-il la maladie, l’accident, la tempête, la foudre et la plupart des mystères de la mort ; nous n’avons pas pénétré jusque-là ; mais il est certain qu’ils n’ont plus la pauvreté, le travail sans espoir, la misère, la famine et la servitude. C’est nous qui les organisons, les maintenons et les distribuons. Ce sont nos fléaux personnels, affreux mais familiers, et ils sont de plus en plus rares ceux qui croient de bonne foi qu’une puissance surhumaine y préside. Il n’existe plus que dans nos souvenirs, l’océan religieux et infranchissable qui protégeait et excusait la retraite du penseur et du juste replié sur lui-même. Aujourd’hui, Marc-Aurèle ne dirait plus avec la même sérénité : « Ils se cherchent des refuges, chaumières rustiques, rivages des mers, montagnes : toi aussi, tu te livres d’habitude à un vif désir de pareils biens. Or, c’est là le fait d’un homme ignorant et inhabile, puisqu’il t’est permis à l’heure que tu veux de te retirer en toi-même. Nulle part l’homme n’a de retraite plus tranquille, moins troublée par les affaires, que celle qu’il trouve en son âme, particulièrement si l’on a en soi-même de ces choses dont la contemplation suffit pour nous faire jouir à l’instant du calme parfait, lequel n’est pas autre, à mon sens, qu’une parfaite ordonnance de notre âme ».

Il y a autre chose à cette heure que l’ordonnance de l’âme ; ou plutôt il s’agit d’y ordonner toutes les choses qui ne s’y trouvaient point du temps de Marc-Aurèle, — c’est-à-dire les trois quarts des malheurs des hommes, — et qui, d’intangibles, d’inintelligibles, d’immobiles, de fatales qu’elles étaient, sont devenues réelles, explicables, pressantes et humaines.

XXXI

Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner ce désir « d’ordonnance » des vieux sages. Nous n’avons plus à attendre « l’ordonnance » absolue qu’ils trouvaient dans leur égoïsme excusable ; mais nous pouvons espérer une sorte d’ordonnance conditionnelle et provisoire. Cette « ordonnance » n’est plus le dernier mot de la morale, mais il n’en est pas moins indispensable de commencer par être aussi juste que possible en soi-même et envers ses proches, ses amis, ses voisins et ses serviteurs. C’est à l’heure où nous sommes tout à fait juste envers ceux-ci et dans notre conscience, que nous nous apercevons que nous sommes très injuste envers tous les autres. Quant au moyen d’être pratiquement plus juste envers ces derniers, nous l’ignorons encore, à moins de recourir aux grands renoncements héroïques qui, ne pouvant être unanimes, produiraient peu de chose, et iraient probablement contre les lois les plus profondes de la nature, laquelle rejette le renoncement sous toutes ses formes, hormis celle de l’amour maternel.

Cette justice pratique est donc le secret de l’espèce. L’espèce a ainsi maints secrets qu’elle révèle un à un, aux moments véritablement dangereux de l’histoire ; et les solutions qu’elle impose aux difficultés trop mortelles, sont presque toujours inattendues, et d’une simplicité assez étrange. Il est possible que l’heure approche où elle parlera de nouveau. Espérons, sans outrer notre espoir, car nous ne devons pas perdre de vue que l’humanité est loin d’être sortie de la période des « générations sacrifiées ». L’histoire n’en a point connu d’autres, et il est possible que jusqu’à la fin des temps toutes les générations se disent sacrifiées. Néanmoins, on ne saurait nier que les sacrifices, pour injustes et inutiles qu’ils soient encore, deviennent de moins en moins inhumains et inéluctables, qu’ils ont lieu en vertu de lois de mieux en mieux connues, et qui paraissent de plus en plus se rapprocher de celles qu’une raison élevée peut accepter sans être impitoyable.

XXXII

Mais, il faut l’avouer, les « idées » de l’espèce sont d’une lenteur majestueuse et redoutable. Il a fallu des siècles pour que les hommes primitifs renonçassent à se fuir ou à s’attaquer, quand ils se rencontraient à l’entrée des cavernes, et reconnussent qu’ils avaient intérêt à se rapprocher, et à se défendre en commun contre les énormes ennemis du dehors. En outre, les « idées » de l’espèce sont souvent très différentes de celles que pourrait avoir l’homme le plus sage. Elles paraissent indépendantes, spontanées, s’appuient fréquemment sur des données dont on ne trouve pas trace dans la raison humaine de l’époque où elles naissent ; et c’est une des questions les plus graves et les plus inquiétantes qu’ait à se poser le moraliste ou le sociologue, que de savoir si tous ses efforts peuvent hâter d’une heure ou faire dévier d’une ligne les décisions de la grande masse anonyme qui poursuit pas à pas son but indiscernable.

XXXIII

Il y a longtemps, si longtemps que c’est une des premières affirmations de la science, au moment où elle sort des entrailles de la terre, des glaciers et des grottes, et cesse de s’appeler géologie ou paléontologie pour devenir l’histoire de l’homme, il y a donc bien longtemps, l’humanité passa par une crise qui n’est pas sans analogie avec celle dont elle approche, ou dans laquelle elle se débat actuellement ; à cette différence près qu’elle paraissait tout autrement tragique et insoluble. On peut même affirmer que l’espèce humaine n’a pas connu jusqu’ici une heure plus critique ni plus décisive, une période où elle fut plus près de sa ruine ; et si nous vivons aujourd’hui, nous le devons apparemment à l’expédient inespéré qui sauva la race dans l’instant que le fléau, nourri par la raison même de l’homme et par tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus irrésistible en son instinct du juste et de l’injuste, allait enfin détruire l’équilibre héroïque entre le désir et la possibilité de vivre.

Je veux parler des violences, des rapts et des meurtres qui surgirent naturellement parmi les premiers groupes humains. Ils furent probablement effroyables et durent très sérieusement menacer l’existence de la race, car la vengeance est la forme terrible, et pour ainsi dire épidémique, que prend d’abord le besoin de justice. Il est évident que, livrée à elle-même, et se multipliant à chaque pas, la vengeance, suivie de la vengeance de la vengeance, n’eût pas tardé à dévorer, sinon l’humanité entière, du moins tout ce qui était énergique et fier parmi les premiers hommes. Or, chez presque tous les peuples barbares, aussi bien que dans la plupart des tribus sauvages qu’on peut encore observer aujourd’hui, on voit, à un moment donné, — et c’est généralement le moment où les armes de la tribu deviennent réellement meurtrières, — on voit la vengeance s’arrêter brusquement devant une coutume singulière qu’on a appelée « le prix du sang » ou « la composition pour l’homicide » et qui permet au coupable d’échapper aux représailles des amis ou des parents de la victime, en payant à ceux-ci une indemnité, arbitraire au début, mais bientôt strictement graduée.

A la bien examiner, dans l’histoire toute héroïque, toute de premier mouvement des peuples enfants, rien n’est plus étrange, plus inattendu que l’ingéniosité un peu mercantile, un peu trop patiente, de cet usage presque général. Faut-il l’attribuer à la prévoyance des chefs ? Mais on la retrouve là où il n’y a, pour ainsi dire, aucune autorité. En est-on redevable aux vieillards, aux penseurs, aux sages des groupes primitifs ? Cela n’est guère plus probable. Il y a là une pensée qui est en même temps plus basse et plus haute que ne pourrait l’être la pensée d’un génie isolé, d’un prophète des périodes barbares. Le sage, le prophète, le génie, surtout le génie inculte, est plutôt porté à outrer les penchants généreux et héroïques du clan et de l’époque auxquels il appartient. Cette hésitation craintive et presque sournoise d’une vengeance naturelle et sacrée, ce marché assez odieux de l’amitié, de la fidélité et de l’amour devaient lui répugner. Et, d’un autre côté, est-il vraisemblable qu’il ait pu s’élever assez haut pour entrevoir par delà les devoirs immédiats les plus nobles et les plus incontestés, cet intérêt supérieur de la tribu et de la race, cette volonté mystérieuse de la vie, que les plus sages d’entre les sages d’aujourd’hui n’aperçoivent d’ordinaire et ne justifient qu’après une grave et douloureuse victoire sur leur raison solitaire et sur leur cœur ?

Non, ce ne fut pas la pensée de l’homme qui trouva cette solution. Ce fut l’inconscience de la masse obligée de se défendre contre des pensées trop individuellement, trop purement humaines pour qu’elles pussent s’adapter aux irréductibles exigences de la vie sur cette terre. L’espèce est extrêmement docile, extrêmement endurante. Elle porte le plus longtemps et le plus loin possible le fardeau que la raison, le désir du mieux, l’imagination, les passions, les vices, les vertus et les sentiments qui sont propres à l’homme, lui imposent. Mais au moment où le fardeau devient réellement écrasant et funeste, elle s’en débarrasse avec indifférence. Elle n’a nul souci du moyen ; elle prend le plus proche, et le plus simple, étant sûre, dirait-on, que son idée est la plus juste et la meilleure. Or, elle n’a qu’une idée : c’est de vivre ; et cette idée surpasse en somme tous les héroïsmes et les rêves les plus admirables que renfermait peut-être le fardeau qu’elle rejette.

Reconnaissons-le, dans l’histoire de la raison humaine, ce ne sont pas toujours les pensées qui s’élèvent le plus haut qui sont les plus justes et les plus grandes. Il en est un peu des pensées de l’homme comme des jets d’eau qui ne montent si haut que parce qu’ils ont été emprisonnés et qu’ils s’échappent par un orifice très étroit. A sa sortie de l’orifice on peut imaginer que l’eau qui s’élance vers le ciel méprise le grand lac immobile et sans bornes qui s’étend sous elle. Pourtant, on a beau dire, c’est le grand lac qui a raison. Il accomplit tranquillement, dans son immobilité apparente et dans son silence passif, l’œuvre immense et normale du plus important élément de notre globe, et le jet d’eau n’est qu’un incident curieux qui retombe bientôt dans l’œuvre universelle. Pour nous, l’espèce est le grand lac qui a toujours raison, même au point de vue de la raison de l’homme supérieur qu’elle semble parfois outrager. Elle a l’idée la plus vaste, celle qui contient toutes les autres et qui embrasse le temps et l’espace le plus illimités. Et ne voyons-nous pas mieux, de jour en jour, que l’idée la plus vaste, dans quelque domaine que ce soit, est, en fin de compte, la plus raisonnable, la plus sage, la plus juste et la plus belle aussi ?

XXXIV

On se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux que les destinées de l’humanité fussent dirigées par les hommes supérieurs, par les grands sages, plutôt que par l’instinct de l’espèce, toujours si lent et souvent si cruel.

Je ne crois pas qu’on puisse répondre à la question de la même façon qu’on y eût autrefois répondu. Certes, il eût été bien dangereux de confier les destinées de l’espèce à Platon, à Aristote, à Marc-Aurèle, à Shakespeare ou à Montesquieu. Aux pires moments de la Révolution française, le sort d’un peuple était en somme entre les mains d’assez bons philosophes.

Mais il est certain qu’aujourd’hui, les habitudes du penseur se sont profondément modifiées. Il n’est plus spéculatif, utopiste, ou exclusivement intuitif. En politique, comme en littérature, comme en philosophie et dans toutes les sciences, il est de plus en plus observateur et de moins en moins imaginatif. Il suit, il regarde, il étudie, il tâche d’organiser ce qui est, plutôt qu’il ne précède, qu’il ne tente de créer ce qui n’est pas encore ou ce qui ne sera jamais. Dès lors, il a peut-être qualité pour parler plus impérieusement et y aurait-il moins de danger à ce qu’il intervînt plus directement. Il est vrai qu’on ne le lui permettra guère plus qu’auparavant. Moins peut-être, car, étant plus circonspect et moins aveuglé par ses certitudes bornées, il sera moins hardi et moins exclusif. Il est pourtant probable que, se trouvant naturellement d’accord avec le génie de l’espèce qu’il se contente d’observer, son influence gagnera peu à peu, de sorte qu’ici encore, en dernière analyse, ce sera l’espèce qui aura raison et qui décidera ; puisqu’elle guide celui qui l’observe, et qu’en suivant celui qu’elle guide, elle ne fera que suivre ses propres volontés inconscientes et informes, qu’il aura éclairées et exprimées.

XXXV

En attendant que l’espèce trouve le nouvel expédient nécessaire (Et elle le trouvera sans peine quand le danger sera plus grave, il est même probable qu’elle l’a déjà trouvé et qu’il transforme, à l’heure qu’il est, une partie de nos destinées sans que nous soupçonnions son existence), en attendant, tout en travaillant au dehors comme si le salut de nos frères dépendait entièrement de notre travail, il nous est permis, aussi bien qu’aux vieux sages, de rentrer par moments en nous-mêmes. Nous y trouverons peut-être à notre tour, une de ces choses dont la contemplation suffit pour nous faire jouir à l’instant, sinon d’un calme parfait, du moins d’une espérance indestructible. Si la nature ne nous semble pas juste, si rien ne nous permet d’affirmer qu’une puissance supérieure ou l’intelligence de l’univers récompense ou châtie, ici-bas ou ailleurs, selon les lois de notre conscience ou selon d’autres lois que nous admettrons quelque jour, si enfin, d’homme à homme, c’est-à-dire dans nos relations avec nos semblables, il y a un admirable désir d’équité, mais une justice effective toujours incomplète, sujette à toutes les erreurs de la raison, à toutes les embûches de l’intérêt personnel, et soumise à toutes les mauvaises habitudes d’un état social encore « sous-humain », il est néanmoins certain qu’au fond de la vie morale de chacun de nous se trouve une image de cette justice invisible et incorruptible que nous avons vainement cherchée dans le ciel, dans l’univers et dans l’humanité. Elle agit, il est vrai, d’une manière qui échappe aux regards des autres hommes et souvent à notre propre conscience, mais pour être caché et intangible, ce qu’elle fait n’en est pas moins profondément humain, profondément réel. Il semble qu’elle écoute et examine tout ce que nous pensons, tout ce que nous disons, tout ce que nous tentons dans la vie du dehors, et s’il y a, au fond de tout cela, un peu de bonne volonté et de sincérité, elle le transforme en forces morales qui étendent et éclairent notre vie intérieure et nous aident à penser, à dire, à tenter mieux encore dans l’avenir. Elle n’accroît ni ne diminue nos richesses, elle ne détourne ni la maladie ni la foudre, elle ne prolonge point la vie d’un être que nous adorons ; mais si nous avons appris à réfléchir et à aimer, si, en d’autres termes, nous avons fait notre devoir selon l’esprit en même temps que notre devoir selon le cœur, elle entretient au fond de notre esprit et de notre cœur, une intelligence, une satisfaction peut-être désenchantée, mais noble et inépuisable, une dignité d’existence, qui suffisent à nourrir notre vie, après que les richesses sont perdues, après que la foudre ou la maladie ont frappé, après que l’être adoré a quitté nos bras pour toujours. Une bonne pensée, une bonne action apporte en notre cœur la récompense que l’absence d’un juge universel de la nature ne lui permet pas de répandre autour de nous sur les choses. Le bonheur qu’il lui est impossible de produire au dehors, elle s’efforce de le produire au-dedans de nous-mêmes. Elle remplit l’âme d’autant plus qu’elle est privée d’épanchements extérieurs. Elle prépare l’espace nécessaire à une intelligence, à une paix, à un amour qui vont grandir. Elle ne peut rien sur les lois de la nature. Elle peut tout sur les lois qui président à l’heureux équilibre d’une conscience humaine. Et cela est vrai à tous les degrés de la pensée, comme à tous les degrés de l’action. L’ouvrier qui vit honnêtement son humble vie de père de famille en faisant honnêtement son devoir d’ouvrier et l’homme qui persévère dans l’héroïsme moral, sont peut-être à une grande distance l’un de l’autre, mais ils existent et agissent sur le même plan, et sont transportés dans la même région loyale et consolatrice. Certes, ce que nous disons et ce que nous faisons influe beaucoup sur notre bonheur matériel. Mais c’est, en dernière analyse, par ses organes spirituels que l’homme jouit durablement et complètement du bonheur matériel même. Voilà pourquoi ce que nous pensons a plus d’importance encore. Mais ce qui importe par-dessus tout, au point de vue de l’accueil que nous saurons faire aux joies et aux peines de la vie, c’est le caractère, l’état d’esprit, l’habitude morale qu’aura créés en nous ce que nous avons dit, fait et pensé. Ici se manifeste une justice incontestable, et il y a un accord d’autant plus nécessaire et d’autant plus parfait entre la bonne volonté habituelle de l’esprit et du cœur et le bonheur intime de notre être moral, que ce bonheur n’est autre chose que la face de la bonne pensée et du bon sentiment qui rayonne vers le dedans de nous-mêmes. Ici se trouve réellement, entre la cause et l’effet, ce lien intelligent et moral que nous avons inutilement recherché dans le monde du dehors, et il y a en vérité dans les choses morales, et régnant sur le bien et le mal qui s’agitent au fond de notre conscience, une justice exactement semblable à celle que nous souhaiterions qu’il y eût dans les choses physiques. N’est-ce d’ailleurs pas d’elle que naît notre souhait, et n’est-ce pas parce que cette justice est si vivante et si puissante en notre cœur qu’il est si difficile de nous persuader qu’elle n’existe pas dans l’univers ?

XXXVI

Nous avons parlé bien longuement de la Justice, mais n’est-elle pas le grand mystère moral de l’homme, et ne tend-elle pas à se substituer à la plupart des mystères spirituels qui dominaient sa destinée ? Elle a pris la place de plus d’un dieu, de plus d’une puissance anonyme. Elle est l’étoile qui se forme dans la nébuleuse de nos instincts et de notre vie incompréhensible. Elle n’est pas le mot de l’énigme, et quand nous saurons mieux ce qu’elle est, et qu’elle régnera véritablement sur la terre, nous ne saurons pas davantage ce que nous sommes, ni pourquoi nous sommes, ni d’où nous venons, ni où nous allons ; mais elle est le premier ordre de l’énigme, et quand il sera obéi nous pourrons aller, d’un esprit plus libre et d’un cœur plus tranquille, à la recherche du secret de celle-ci.

Enfin, elle comprend toutes les vertus humaines, et seul, son sourire accueillant les purifie, les ennoblit et leur donne le droit de pénétrer dans notre vie morale. Car toute vertu qui ne peut soutenir le regard clair et fixe de la justice est pleine de ruses, et malfaisante. On la retrouve ainsi au centre de tout idéal. Elle est au milieu de l’amour de la vérité, comme elle est au milieu de l’amour de la beauté. Elle est également la bonté, la pitié, la générosité et l’héroïsme, car ils sont les actes de justice de celui qui s’est élevé assez haut pour ne plus voir uniquement le juste et l’injuste à ses pieds et dans le cercle étroit des obligations que le hasard lui impose, mais par delà les années et les destinées voisines, par delà ce qu’il doit, par delà ce qu’il aime, par delà ce qu’il rencontre, par delà ce qu’il cherche, par delà ce qu’il approuve ou ce qu’il désapprouve, par delà ce qu’il espère et ce qu’il redoute, par delà les torts et les crimes mêmes de ses frères les hommes.

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